Lecture et présentation du livre « Psychodrame analytique lacanien », de Liliane GOLDSZTAUB

Ognuno sta solo sul cuor

della terra

traffitto da un raggio di sole

ed è subito sera

Chacun est seul sur le cœur

de la terre

transpercé par un rayon de soleil :

et soudain, le soir

Salvatore Quasimodo, La terre incomparable, cité par Jacques Lecoq, Le Corps Poétique, Actes Sud, Papiers, 1997

Au fur et à mesure de ma lecture du texte[1] de Liliane Goldsztaub, le souvenir d’une lecture a pris forme. En quoi la formation du comédien touche à l’expérience du psychodrame ? L’un parle de donner forme à un texte en l’interprétant, l’autre, de donner forme à un texte qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. « Ed è subito sera » est cette surprise qui surgit dans un donné. Ah oui, je n’avais pas vu cela, et pourtant c’était là !

Notre époque vante l’individualisme, chacun pour soi revendique tous les rayons du soleil rien que pour lui tout seul. Le groupe n’a d’intérêt que s’il met en valeur l’intérêt de l’individu. Les groupes se créent selon l’opportunité. Quand ils se défont, il n’est pas rare que la violence se déchaîne. Chacun avait oublié que ce qui fait lien c’est l’altérité et pas l’essentialisation de la petite différence.

Le livre de Liliane Goldsztaub nous parle de l’effort qu’elle et ses collègues déploient dans le dispositif du psychodrame pour permettre à l’individu de sortir de son solipsisme grâce à l’appui des autres qui partagent le même cheminement vers la découverte de la subjectivité. Dans une co-construction, les participants à cette expérience donnent forme scénique à la question. Question surgie d’une réflexion en commun, question amenée à tour de rôle par chacun des participants. L’idée conductrice est de donner un lieu à l’expression subjective par l’intermédiaire d’un cadre sécurisant et des règles qui permettent la libre parole qui ouvrent la possibilité du surgissement de la surprise. Liliane Goldsztaub souligne, à quel point il est nécessaire de créer les conditions d’un déchiffrement de l’imaginaire qui révèle les entraves des identifications inconscientes.

La question est récurrente : pourquoi le psychodrame ? Quel rapport à la psychanalyse ?

La psychanalyse n’est pas en odeur de sainteté. Pour certaines formes psychopathologiques, même les Autorités Publiques se sont prononcées contre son utilisation thérapeutique. Le recours à des traitements médicamenteux, chirurgicaux, comportementalistes, est tellement plus facile. Le public lui-même plébiscite ces formes d’intervention réputées plus efficaces et si inoffensives. L’augmentation actuelle de l’expression du malaise montre qu’il n’en est rien. Pour autant, le public ne s’adresse pas facilement au psychanalyste. Le recours aux « autres » sur les réseaux sociaux est prépondérant et expose ceux qui y cherchent aide à une véritable colonisation de l’imaginaire qui les éloigne encore plus de leur propre vérité.

Le psychodrame propose une forme d’intervention qui semble pour certains faire moins peur qu’une démarche individuelle. Il fait découvrir un dispositif de groupe qui permet de déceler progressivement les enjeux identificatoires liés à l’histoire personnelle et de les élaborer dans un cadre dont Liliane Goldsztaub nous trace les délinéaments. Elle nous parle de cette possibilité du retournement dialectique du discours dans la mise en scène qui ouvre un espace parfois hermétiquement verrouillé par des symptômes invalidants. Elle souligne la centralité de la question pulsionnelle à l’époque actuelle qui confond passage à l’acte avec acte de parole. Elle invite à un déplacement du mouvement pulsionnel vers l’élaboration d’une mise en scène, à même de faciliter le surgissement d’une forme de reconnaissance de ce qui a été là déjà, sans pouvoir être reconnu par le sujet. Cette « autre scène », cette « scène intérieure » peut être découverte grâce au transfert qui se déploie dans le groupe et qui peut être mis en mots dans une réflexion partagée entre les participants.

Liliane Goldsztaub insiste sur le fait que les effets d’un tel travail ne sont pas les mêmes que ceux d’une psychanalyse à proprement parler, mais permettent parfois seulement d’envisager ce travail sur le divan, tant redouté auparavant.

C’est un livre riche de situations, de rappels de l’histoire de cette trouvaille de Moreno, riche aussi d’apports théoriques. C’est à cet endroit que je voudrais inviter Liliane Goldsztaub à poursuivre son travail et, comme le fait Jacques Lecoq dans son domaine, de déplier chaque point théorique à l’aide d’exemples cliniques pour continuer à initier les jeunes praticiens du psychodrame à nouer infatigablement leur expérience à la théorie de Freud et de Lacan. Ce livre est une mine qu’il faut continuer à creuser !

  1. Liliane Goldsztaub, Psychodrame analytique lacanien, Éditions Arcanes-érès, 2024. ?

Qu’est-ce qu’une pulsion freudienne ?

Genèse du discours psychanalytique (Quelle histoire !) par le retour à la clinique

Voici la transcription de la séance du 16 avril 2024 du séminaire de Jean-Richard Freymann : elle rassemble et approfondit les élaborations essentielles apportées sur la thématique de l’année.

 

Nous allons aborder aujourd’hui la question du rapport très délicat entre la question des pulsions et la question du fantasme, ou des fantasmes. C’est une question que j’ai pas mal travaillée et cette année c’est un peu le point sur lequel je veux qu’on aboutisse. Pour vous montrer qu’il y a une espèce de confusion, que Freud interroge d’ailleurs, que Lacan confond aussi par moments, entre ce que seraient les scénarios pulsionnels et le scénario fantasmatique. C’est un point qui est important parce que ça reprend un peu toute la pathologie psychanalytique. Et Lacan s’est arrêté à cet endroit-là, Freud aussi.

Je vais commencer par quelque chose qui va un peu vous étonner : je vais reprendre un texte que vous connaissez peut-être de Raymond Devos qui s’appelle « Qui tuer ? ». Il nous parle là de la question du scénario pulsionnel, en ce sens que c’est ce qui qualifie cette espèce de constance pulsionnelle… pour Freud il y a quelque chose d’une constante dans la dynamique pulsionnelle qu’on a du mal à ressentir. Bien sûr, quand vous êtes pris dans votre génitalité de tous les jours, vous vous demandez comment on peut trouver du pulsionnel qui serait constant… ce serait magnifique ! Mais ce n’est pas exactement comme ça que ça se passe. Alors je vais vous lire ce texte qui est quand même extraordinaire et qui montre la capacité, avec la question justement pulsionnelle, du retournement qui peut s’opérer, qui n’est pas tout à fait la même chose que les questions qui vont être posées sur l’aliénation, la séparation, les histoires de métaphores, de métonymies. Ça a un statut un peu à part. C’est d’ailleurs quelque chose qui se retourne dans la figure assez facilement dans la vie de tous les jours : vous êtes pris dans un certain scénario et brutalement vous vous rendez compte que ce qui est en train de se passer est le contraire de ce que vous attendiez.

Voici le texte de Raymond Devos : « Qui tuer ? »

Un jour,
en pleine nuit…
mon médecin me téléphone :
– Je vous réveille pas ?
Comme je dormais, je lui dis :
– Non.
Il me dit :
– Je viens de recevoir du laboratoire
le résultat de nos deux analyses.
J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
En ce qui me concerne, tout est normal.
Par contre, pour vous… c’est alarmant.
Je lui dis :
– Quoi ? Qu’est-ce que j’ai ?
Il me dit :
– Vous avez un chromosome en plus…
Je lui dis :
– C’est-à-dire ?
Il me dit :
–Que vous avez une case en moins !
Je lui dis :
– Ce qui signifie ?
– Que vous êtes un tueur-né !
Vous avez le virus du tueur.
Je lui dis :
– Le virus du tueur ?
Il me dit :
– Je vous rassure tout de suite.
Ce n’est pas dangereux pour vous,
mais pour ceux qui vous entourent…
ils doivent se sentir visés.
Je lui dis :
– Pourtant, je n’ai jamais tué personne !
Il me dit :
– Ne vous inquiétez pas… cela va venir !
Vous avez une arme ?
Je lui dis :
– Oui ! un fusil à air comprimé.
Il me dit :
– Alors, pas plus de deux airs comprimés par jour !
Et il raccroche !
Toute la nuit… j’ai cru entendre
le chromosome en plus qui tournait en rond
dans ma case en moins.
Le lendemain, je me réveille avec une envie de tuer…
irrésistible !
Il fallait que je tue quelqu’un. Tout de suite !
Mais qui ?
Qui tuer ? qui tuer ?
Attention ! je ne me posais pas la question :
« qui tu es ? »
dans le sens : « qui es-tu, toi qui cherches qui tuer ?
ou : « Dis-moi qui tu es et je te dirai qui tuer. »
Non !… Qui j’étais, je le savais !
J’étais un tueur… et un tueur sans cible !
Enfin…sans cible, pas dans le sens du mot sensible !
Je n’avais personne à ma portée.
Ma femme était sortie…
Je dis :
–Tant pis, je vais tuer le premier venu !
Je prends mon fusil sur l’épaule… et je sors.
Et sur qui je tombe ?
le hasard , tout de même !
Sur le premier venu !
Il avait aussi un fusil sur l’épaule,
(Il avait un chromosome en plus, comme moi !).
Il me dit :
– Salut, toi, le premier venu !
Je lui dis :
– Non, pour moi, le premier venu, c’est vous !
Il me dit :
– Ah non ! Je t’ai vu venir avant toi,
et de plus loin que toi !
Il me dit :
– Tu permets que je te tutoie ?
– Je te tutoie et toi, tu me dis tu !
Je me dis : « Si je dis tu à ce tueur, il va me tuer ! »
Je lui dis :
– Et si on s’épaulait mutuellement ? (…)
Il me dit :
– D’accord !
On se met en joue…
Il me crie :
– Stop ! Nous allions commettre tous deux
une regrettable bavure !
On ne peut considérer deux hommes qui ont le courage
De s’entre-tuer comme des premiers venus !
Il faut en chercher un autre !
J’en suis tombé d’accord !
Là-dessus, j’entends claquer deux coups de feu
et je vois courir un type avec un fusil sur l’épaule…
Je lui crie :
– Alors, vous aussi, vous cherchez à tuer
le premier venu ?
Il me dit :
– Non, le troisième ! J’en ai déjà raté deux !
Et tout à coup, je sens le canon d’une arme
s’enfoncer dans mon dos.
Je me retourne.
C’était mon médecin…
qui me dit :
– Je viens vous empêcher de commettre un meurtre
à ma place…
Je lui dis :
– Comment, à votre place ?
Il me dit :
– Oui, le laboratoire a fait une erreur.
Il a interverti nos deux analyses.
Le chromosome en plus, le virus du tueur,
c’est moi qui l’ai !
Je lui dis :
– Docteur, vous n’allez pas supprimer froidement
un de vos patients ?
Il me dit :
– Si ! La patience a des limites.
J’en ai assez de vous dire :
« Ne vous laissez pas abattre ! »
Je lui dis :
– Vous avez déjà tué quelqu’un, vous ?
Il me dit :
– Sans ordonnance… jamais !
Mais, je vais vous en faire une !

Je trouve que c’est très intéressant parce qu’on retombe aussi sur quelque chose que Freud a travaillé dans les histoires de retournement dialectique concernant Dora. Dora qui est la première psychanalyse de Freud. À cette pauvre Dora qui se plaint de tous les maux, à un moment donné, Freud dit : « Quelle est ta place dans les troubles dont tu te plains. » La première intervention analytique, pourrait-on dire, de Freud dans la question de la psychanalyse, et que Lacan va reprendre plus tard, c’est la question du retournement dialectique. Entre nous, c’est quelque chose qui marche parfois pas mal ; quand vous vous sentez un peu agressé, c’est utilisable.

On est là dans un mécanisme qui n’est pas un mécanisme à proprement parler fantasmatique, qui est justement un mécanisme pulsionnel, qui fait partie de la question pulsionnelle… cette constance retournée où du côté du sens c’est complètement déstabilisé. Ce qu’en dit Lacan, c’est que la pulsion, ce n’est pas le fantasme, c’est un montage du même registre que faisaient les surréalistes, un montage pulsionnel qui est sans finalité.

Vous allez retrouver cette capacité à rendre compte de cette affaire pulsionnelle chez Kafka. Et ce n’est pas dans n’importe quel texte de Kafka, c’est dans les textes qu’il a autorisé à publier, puisqu’il a demandé que la plupart des textes soient enlevés, qu’on les supprime (ce qui n’a d’ailleurs pas été fait… pour notre plus grand plaisir).

Je vais me référer à un des textes de Kafka – où on retrouve un peu du Raymond Devos, Un artiste de la faim à la colonie pénitentiaire.

C’est l’histoire d’un anorexique dont la jouissance est de se montrer comme un anorexique dans une cage, et sa jouissance s’est de se donner à voir dans son amaigrissement assez régulier. Et la mort approche à partir du moment où la capacité de se donner à voir comme anorexique ne fonctionne plus. Quand il n’y a plus le regard de l’autre, l’histoire de l’artiste de la faim, cela se termine par la mort. Ce texte ne commence pas l’histoire de l’artiste de la faim, il commence par une histoire de trapéziste qui reste suspendu toute la journée dans son trapèze et dont la jouissance est de se retrouver dans le trapèze toute la journée, il restait jour et nuit sur son trapèze. Pour le descendre, il fallait prendre un filet à bagages. L’impresario de ce spectacle hésite : « si je vous proposais deux trapèzes au lieu d’un, vous seriez d’accord ? parce que deux trapèzes vaudraient mieux qu’un ». Alors le trapéziste, pris dans son être uni-trapézienne, fond en larmes. L’impresario regarde le trapéziste et en effet il se rend compte que le trapéziste est en train de pleurer. Et qu’est-ce qui apparaît sur le visage du trapéziste ? les premières rides sur le front ! Elles apparaissent dès lors qu’il arrête le trapèze…les mêmes rides qu’on trouve sur le front d’un enfant. Au moment où le mouvement pulsionnel s’arrête, il va retourner en position infantile.

C’est impressionnant, mais ça nous montre le tout ou rien du côté pulsionnel, qu’on ne peut pas arrêter. Vous vous rappelez le « Qui tuer » de Devos, à aucun moment on ne va dire qu’on va arrêter de tuer. La constance freudienne est présente, il y en a un qui va se faire tuer dans l’affaire.

Il y a un autre exemple concernant le côté pulsionnel : dans la « colonie pénitentiaire », vous avez en même temps non seulement la question pulsionnelle, mais vous avez aussi la question du délire, et en arrière-fond se situe l’hommage au commandant. Le commandant est mort mais on a gardé la machine qu’il avait mis en place. Pour que cette scène de la colonie pénitentiaire fonctionne, il faut qu’il y ait naturellement la place du commandant (ce n’est plus le commandant puisqu’il est mort, donc il a un remplaçant), l’observateur qui est invité à regarder, il y a celui qui est train de se faire torturer. On le montre aux visiteurs mais le problème de sa torture et de sa douleur n’est absolument pas en question. Alors cette machine, c’est une espèce de lit, vous avez une herse avec des pointes, et le prisonnier est attaché à l’envers ; on va écrire sur son corps ce qu’on lui reproche, les raisons de sa faute, en se servant de la herse. Ce qui va se passer dans la colonie pénitentiaire, c’est que celui qui s’occupe de la machine est d’une obsessionnalité magnifique, il vérifie que tout soit parfait. Ensuite on le montre aux visiteurs, là on est dans la question pulsionnelle. La machine se met en route et soudain la machine se détraque… catastrophe ! C’est une catastrophe parce que grâce à cette machine il devait y avoir une rédemption promise, et pourtant cela avait pas mal marché puisque la pointe de l’aiguille avait quand même au passage transpercé le front du prisonnier. Le commandant de la machine était mort, on l’a enterré, et voilà que la machine se détraque complètement.

C’est quelque chose d’intéressant du côté du délire, c’est justement ce qui se passe dans un délire, le délire a toujours sa composante de compulsion de répétition, il est aussi toujours pris dans l’essai de répétition, il y a une obsessionnalité délirante importante. De plus dans cette histoire se joue l’aspect religieux, puisqu’il s’agit d’une rédemption, il s’agit de punir. Quelque chose qui nous intéresse pour la pulsion et nos histoires de zones érogènes, c’est qu’on va inscrire la faute sur le corps. Le but c’est d’inscrire les fautes sur le corps. Mais alors, pourquoi ça va se détraquer ? Justement parce que la place du commandant n’est plus là. Comme on pourrait dire, Le Nom du Père qui tenait la machine ne tient plus. Donc tout se détraque. Mais vous voyez, il y a toujours la présence d’un commandant. Mais le problème c’est que le commandant est mort. Il n’y a plus que celui qui fait visiter la place du commandant.

Il y a un autre exemple, quand vous prenez l’histoire du Sein de Philippe Roth. J’avais pris comme exemple de zone érogène, le sein… cette histoire de se prendre pour un sein. Mais là aussi il y a quelque chose qui se passe dans ces zones érogènes… Être le sein c’est une chose mais il y a une dynamique dans la question du sein, il n’est pas simplement le sein. Philippe Roth dit dans son livre : « si je suis un sein, où est mon lait ? » Le scénario de tout ce qui tourne autour des pulsions va tourner essentiellement, contrairement à la question du fantasme, autour de la question des objets, même si ce sont des objets petit a. Je ne parle pas d’objets en général, ce sont des objets petit a qui vont se mettre ensemble et qui vont circuler, comme chez les surréalistes.

Si on lit le livre de Philippe Roth, Le Sein : « Si je suis un sein, où est mon lait ? quand Claire me suce où est le lait ? Si je ne suis qu’un sein, il me faut le lait ». Donc il y a quelque chose qui se joue sur la vérité de l’existence de l’objet, c’est-à-dire l’objet à la limite lui-même, le sein… donc je suis un sein, il faut un autre objet qui serait le lait. Ça touche à quelque chose que Lacan arrive à pointer et qui a à voir avec la question de la zone érogène. Cette zone érogène, elle se situe toujours dans les interstices (au niveau de la bouche, au niveau de l’œil, au niveau de l’anus… il y a quelque chose du bord. Et toute cette histoire du bord, c’est la question topologique. Lacan ne répond pas à la question : comment se fait-il que les zones érogènes ne se situent pas n’importe où ? On tombe sur le dessin qui met d’un côté un point où il y a l’objet et de l’autre il dessine la zone érogène.

Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire d’objet a ? Il ne faut pas tout confondre : cet objet a n’est pas l’objet a du désir. Ces objets a qu’on met en scène dans la question pulsionnelle, ce n’est pas la zone du désir. Alors quel est le schéma de départ qui permet de s’en sortir ? Ce qui permet de se sortir de cette histoire de l’objet a, on le trouve dans le séminaire D’un autre à l’autre. Lacan dit que pour que vous puissiez passer (alors lui à l’époque pose la question du signifiant, qu’est-ce que c’est un signifiant, quels sont les mécanismes du signifiant, etc.) d’un signifiant à l’autre à chaque fois il y a quelque chose de l’ordre d’une perte de l’objet, le signifiant n’a pas tendance à bouger ; vous allez passer d’un signifiant à l’autre parce qu’il va y avoir une perte d’objet, c’est cette perte d’objet qui peut permettre ce glissement. Quel est le statut de cet objet-là ? On passe de la question de la jouissance (je vous rappelle que jouir c’est le propre des pulsions) au « plus-de-jouir », c’est une zone intermédiaire, un espace mobile, et à partir de cet espace mobile ça va produire l’objet a. Lacan, dans tous ses séminaires, va revenir sur le « plus de jouir », dans Les Quatre Discours par exemple. Qu’est-ce qui se passe entre l’objet a des pulsions et l’objet a du désir ?

La vraie formule lacanienne c’est : « Il n’y a pas d’objet dont le désir se satisfasse, il n’y a qu’un objet qui cause le désir. » Le désir n’a pas d’objet, sinon ce n’est pas du désir. Le seul élément de support, c’est le fantasme. Et il y a encore de l’objet a car vous vous souvenez que l’histoire, ô combien lacanienne du fantasme, c’est autre chose. Là on n’a pas seulement de l’objet, on a le sujet S barré losange de A, S <> a. Ce sur quoi va s’appuyer la question du désir inconscient, ce n’est pas la même chose que ce qui va s’appuyer sur le fantasme. Or, le fantasme met en scène la question de l’objet, c’est l’objet du fantasme. Pour Freud, les objets du fantasme, sont : pénis, seins, fèces et ? On a parlé jusqu’à présent de déchaînement des pulsions, là on est en train de glisser. Ça va poser une question, c’est ce démarquage entre le monde pulsionnel et le fantasme. Dans la pratique c’est très différent et en particulier dans la pratique de l’acte. Autant cette histoire de pulsions mène assez rapidement à la question de l’acte, autant l’histoire du fantasme devrait, si vous faites une analyse, vous mener au décryptage de la question du désir inconscient. L’analyse, ce n’est pas la recherche des pulsions. Freud commence par là : si on veut créer une science, il faut des éléments nouveaux. Les éléments nouveaux, pour l’analyse, ce sont les pulsions.

Nous essayons de démarquer un peu les choses : je crois que ce démarquage n’est pas vraiment fait par Freud. Le démarquage, c’est vraiment le séminaire XI de Lacan. C’est un problème difficile parce que Freud dans un premier temps (dans l’Abrégé de Psychanalyse, il y a trois pages sur l’histoire des pulsions) dit qu’il y a d’un côté le montage de la pulsion et de l’autre le cheminement de l’amour. Il suffit de lire un texte de Freud où on trouve tout : « Un enfant est battu ».

Dans « Un enfant est battu », vous avez toute la logique algorithmique de ce qui se passe du côté du fantasme. À partir de l’œdipe, il vous montre comment le fantasme se constitue. Et Lacan, quand il va travailler la logique du fantasme, s’appuie bel et bien sur Freud pour montrer que c’est une dynamique. On est dans le mouvement de la question œdipienne, et c’est là où Lacan va introduire de son côté le S barré losange de petit a, S <> a. Le S c’est quand même ce qui se passe entre deux signifiants. Le signifiant, à cet endroit, représente le sujet pour un autre signifiant. Il n’y a pas de sujet chez Freud. Ichspaltung, c’est le clivage du Je et pas le clivage du sujet. La question du sujet est introduite par Lacan. S <> a, ça veut dire qu’il y a du sujet. Le sujet est clivé, le sujet est pris entre deux signifiants ; Pendant votre analyse, il est où votre sujet ? S’il y a une Durcharbeitung, c’est que l’on attend le prochain signifiant ? Sinon, si ça s’arrête, ça va donner du symptôme. Le symptôme, c’est un signifiant qui s’est arrêté. Le symptôme lui-même va prendre soit un signifiant soit une séquence signifiante. Quel est le rapport avec le fantasme ? Le symptôme lui-même va utiliser le fantasme pour constituer une espèce de structure qui va vous ennuyer pendant longtemps, qui va créer le symptôme. Lacan dit qu’il n’y a de pulsions que partielles, il n’y a pas de pulsions globales. Ce qui est un autre problème que la question des pulsions de mort, de l’Éros et Thanatos. Les pulsions elles-mêmes sont partielles. Autrement dit, notre histoire de stade du miroir, c’est déjà une reconstitution sympathique, ça met déjà en place des quantités de pulsions qui se promènent. Quand vous voyez des gens bien, qui sont bourgeoisement installés, avec un petit chien, une jolie maison, et que vous apprenez que le soir ils vont dans des pissotières par exemple… ils vont bien… mais à côté de cela il y a des pulsions… ça veut dire que l’histoire du fantasme et des pulsions ça ne marche pas si bien ensemble.

Lacan propose une formulation dans le graphe : la pulsion partielle c’est S <> D, c’est là où le sujet s’évanouit dans la demande, D. Donc il faut qu’il y ait une demande de l’autre. On n’a encore rien dit de la demande de l’Autre. Il y a quand même la question du sujet. Alors, dit Lacan : vous allez dire qu’il n’y a pas de sujet ? Si, il y a du sujet, mais alors qu’est-ce que c’est le sujet ? Est-ce que c’est le même sujet que le sujet du désir ? Non, ce n’est pas le même sujet, c’est le sujet acéphale, sans tête. La question se posera alors de savoir comment s’articule le fantasme inconscient avec les pulsions ? Et là on n’a pas de réponse. À quel moment, dans le fantasme inconscient, allez-vous mobiliser un scénario qui serait pulsionnel ? C’est-à-dire que dans votre fonctionnement, à un certain moment, il y a quelque chose qui vous échappe. Alors bien sûr, il faudra traiter toute la question de la violence. Dans cette articulation il y a certainement quelque chose qui touche à la violence et à la mort, et à la déshumanisation elle-même. Comment des gens arrivent-ils à se démarquer complètement de l’humanité de l’autre ? Comment cette déshumanisation est possible ?

Les objets de la pulsion, c’est important pour Freud. Autant on a des problèmes du côté de l’articulation ente fantasme et pulsion, autant les objets de pulsions sont des constantes. Il y a là toute la question du sein, des seins… le sein revient souvent quand même. Il y a aussi toute l’histoire de la psychanalyse avec Fliess… lui il adorait le nez ! Le pénis évidemment… mais il faut tenir compte aussi de la place du regard.

Donc, la structure de la pulsion, c’est un montage. Je suis d’accord pour suivre Lacan dans ce sens. Et pourquoi pas un montage surréaliste ? il y aurait un lien avec le livre qui va paraître sur les fins d’analyse, Fin de cure(s) et fin d’analyse(s). Je pense que les fins d’analyse vont provoquer un nouveau rapport aux pulsions.

Lacan rajoute que cela passe par des références grammaticales, la mise en place du collage surréaliste. Voici l’image que donne Lacan de cette histoire de montage, c’est « la marche d’une dynamo branchée dans la prise de gaz, une plume de paon en sort et vient chatouiller la vérité d’une jolie femme qui est là à demeure pour la beauté de la chose ». Il y a quelque chose dans la pulsion, et c’est l’essentiel, c’est le dessin topologique de l’histoire de la pulsion. Et cette histoire d’objet a c’est quoi ? C’est la pulsion elle-même qui tourne autour de l’objet, elle ne happe pas l’objet, elle n’arrête pas l’objet, elle tourne autour. même Freud a dessiné cela, mais il ne parle pas d’objet a. Pour le fantasme c’est différent, c’est l’aliénation et la séparation.

Quand Freud va reprendre l’histoire de la théorie des pulsions, il va dire une phrase que je trouve tout à fait énigmatique qui, elle, se situe du côté des pulsions de vie et des pulsions de mort : « Le Ça néglige la conservation de la vie comme la protection contre les dangers. Quant au Surmoi, bien qu’il représente d’autres besoins encore, sa tâche essentielle consiste toujours à réfréner les satisfactions ». Donc il y a une espèce de combat fondamental chez l’être parlant entre le Ça – on là retombe sur la deuxième topique, sur la question d’« Au-delà du principe de plaisir » – il y a une lutte entre le Ça et le Surmoi.

Quand Freud parle de pervers polymorphe, il parle déjà de plusieurs pulsions qui sont ensemble, on n’a pas une seule pulsion, c’est la première chose.

Quand Freud va aborder la question de l’amour, c’est avant tout pour dire que ce dont l’humain a à se débarrasser, pour faire une analyse, c’est de l’auto-érotisme. C’est au fond ce qui nous cramponne, c’est ce qui nous arrête. Mais là où je trouve une réponse partielle, c’est ce que dit Lacan à la fin de La logique du fantasme, séminaire extrêmement compliqué ; en dernière page, il dit que la question du fantasme, c’est simple : le scénario fantasmatique c’est une axiomatique ! Ce n’est pas quelque chose qui bouge, c’est le point dont vous partez et le point sur lequel vous allez tomber. Et là c’est intéressant, parce que qu’est-ce qui différencie alors cette axiomatique fantasmatique de ce scénario pulsionnel dont on dit en plus qu’il n’y a que des pulsions partielles. Là-dessus va se jouer toute la question du voile. Comment tout cela est voilé ? Il n’y a pas seulement l’articulation entre le fantasme et les pulsions, il y a aussi comment tout cela est voilé, comment tout cela est couvert, ce qui pose une autre question que Freud a lancée (et que je n’ai pas compris), qui est le principe de constance.

Faire dérailler le train

À chercher l’essentiel, on s’y perd… enfin.
Après 45 ans, ou 50 ans de pratique, je crois que l’on pourrait en tirer quelques fils.
Hier, j’ai vu, à Metz, l’exposition sur Lacan et je n’en ai pas été déçu ?
On pourrait faire bien des commentaires, mais il suffirait de dire : quelle créativité !
Ce n’est pas tellement la question, de la manière dont on va « enfiler les perles », mais quelle créativité.
Lacan fait partie de ceux qui ont fait dérailler les trains du conformisme, et il n’y en a pas beaucoup.
Faire dérailler le train, n’est-ce pas l’image de la résistance ?
Le problème qui se pose, c’est qu’il n’y a plus beaucoup de gares.
Pour repérer une nouveauté, il faut un cadre, et dans notre champ, un cadre théorique.
Puis-je vous parler de manque, du vide, de la perte… de l’absence, sans parler de : fonction paternelle, de métaphore, du sinthome et j’en passe et des meilleurs.
Pourrais-je parler du vélo, sans sous-entendre le guidon. Alors, comment crée-t-on des guidons ?

J’ai une idée : il faut suivre son idée ?
À condition d’en payer le prix.
Le prix est celui d’une certaine forme de solitude. Mais cette solitude n’est pas rien. C’est une certaine perception à l’éternité du rien. J’ai eu envie l’autre jour de réintroduire les pratiques de l’anorexie.
Le fameux RIEN, qui constitue l’ultime recours de la structure.
Ultime manière de s’en sortir, créer de l’anorexie. Qu’est-ce à dire ? Comment quitter ce trop-plein ? Comment me dégager ? Comment l’Autre va-t-il enfin être troué ?
Créer une perte chronique.
Je crois que la maladie est un plein…
Alors pourquoi pas le dire : l’anorexie dite mentale est une fort bonne lutte contre la psychose. « Dépsychotons » !!!

Alors une idée en plus, le psychanalyste se dépsychote, quand il travaille sa matière.
Mais je vais vous le dire tout net !
Autant je trouve que nos groupes de travail sont pertinents, et souvent fort agréables, autant je trouve que les psychanalystes en singulier ne bossent pas assez, justement ne débordent pas leurs propres idées.
Actuellement, beaucoup de jeunes me suivent… ou je n’en sais rien.
Autant j’ai perdu beaucoup d’amis, et pas seulement dans les cimetières.
Trop de mes collègues se contentent de leur savoir synchronique et ne poussent pas leurs possibilités.
Ne pas perdre courage sur ses propres capacités « métaphoriques » malgré les « guerres » et nos quotidiens « merdiques ».
Paradoxe : autant j’éprouve des facultés à « tout reprendre ou repenser », la marche reste un effort, je l’ai vu à l’exposition de Lacan, mais au fur et à mesure je m’en détache.

Alors que chercher :
– un nouveau rapport à la culture ;
– des leçons de respect de l’autre ;
– repenser la question de la jalousie et de la frérocité.

Jean-Richard Freymann – Fins de cure et fins d’analyse

Psychodrame analytique lacanien – Une ouverture sur les enjeux sociaux et sociétaux

Arcanes-érès, collection « Hypothèses », février 2024

Préface de Edith LECOURT
Prélude de Cyrielle WEISGERBER
Postface de Dominique TOURRES-LANDMAN

L’autrice transmet sa longue expérience des groupes aux jeunes générations de professionnels. En la resituant dans l’histoire du psychodrame, de Moreno à nos jours, elle rend compte d’une pratique originale qui est aussi une réponse aux problématiques sociales et sociétales actuelles.

À l’histoire et à l’expérience de l’inventeur du psychodrame, répondent les reprises et les variations des psychodrames psychanalytiques contemporains. En miroir, l’auteure décrit le psychodrame analytique lacanien qu’elle pratique, ses variations et ses trouvailles, tout en faisant dialoguer clinique et théories. Elle part de faits sociaux et sociétaux (violence, déshumanisation, isolement, pathologies, problèmes de formation professionnelle…) et montre comment le psychodrame dirigé par des psychodramatistes et psychanalystes formés peut traiter ces problématiques. La construction du livre éclaire les dynamiques psychiques à l’œuvre.

Nos associations de lecture

Freud avait mis en lumière une question déterminante dans son cheminement qu’est-ce qu’un père ? De Neuter offre un parcours non dénoué d’intérêt et d’une foisonnante culture. Freud avait tenté de répondre à une question qui jalonne son cheminement avec une forte insistance : qu’est-ce qu’un père ? De Neuter propose des variations autour d’une autre question qui s’exprime peut-être à son insu, dans les multiples plis de son propos faisant fi de toute réflexion autour du genre, et même de toute forme de bisexualité psychique. Qu’est-ce qu’un homme ?

Le numéro 29 de la revue « La clinique lacanienne » nous permet ainsi de prolonger la réflexion vers d’autres sentiers.

« C’était un monstre mi taureau, mi-homme, rejeton de la femme de Minos, Pasiphaé, et d’un taureau d’une beauté merveilleuse. Poséidon avait un jour donné ce taureau à Minos afin que celui- ci le lui offrît en holocauste, mais Minois ne put se décider à la sacrifier et le garda pour lui. En guise de châtiment, Poséidon rendit Pasiphaé amoureuse de la bête. » (Hamilton, 1978, p. 182)

Autre texte, perspectives. « La passion de l’incertitude » (2020) de Dorian Astor nous offre également à penser hors de tout manichéisme ambiant. Ainsi il nous permet d’entendre une autre façon de penser les temporalités et nous plonge dans l’œuvre de Nietzsche en nous apportant une dialectique de l’incertitude et de la certitude au temps du foisonnement des experts en tout genre. Si De Neuter s’est intéressé à interroger le mythe de l’enlèvement d’Europe, d’autres situent le mythe au cœur de la question des origines dans une nécessité de reprendre le <il (d’Ariane ?) de sa propre histoire en situant toute interprétation comme une généalogie. « Si nous avons une telle obsession des origines, quitte à nous repaître d’élucubrations, c’est que, faute de jamais sortir du labyrinthe, nous préférons fantasmer la rencontre du Minotaure. L’origine est un monstre avide de notre avidité de signes. » (Astor, 2020, p. 43). Grand lecteur et traducteur de Freud, Astor nous plonge dans l’œuvre de Nietzsche pour nous apporter une dialectique de l’incertitude et de la certitude sous la forme d’un traité contemporain des passions et articule la mémoire du passé, la perception du présent et la visée de l’avenir (Ibid., p.41). Ainsi, il construit une articulation entre l’incertitude de l’avenir et les échecs des processus de certification du passé. Le mythe du Minotaure lui semble plus pertinent pour rendre compte de l’angoisse face à la l’incertitude de l’avenir et la figure du Père Minotaure est une variation de la thématique de la question des origines à rebours du complexe d’Œdipe où le Père mort assure une forme de protection structurante. « Cette orientation n’a pas la vocation de construire un nouvel universel au détriment de l’Œdipe, mais elle rend compte de ce qui peut se jouer dans les situations traumatiques (guerre, viol, inceste, etc.). Elles produisent d’importantes carences affectives et de lourdes fragmentations dans la subjectivation. Il met en lumière des figures de pères Minotaure (Ibid., p.44-45) qui viennent à détruire toute forme d’individuation de leurs enfants et empêchent les tentatives de certifications dans la volonté de mettre en place une certitude centrée sur leur toute-puissance monstrueuse. » (Muths, 2022).

La dialectique de l’incertitude du passé et l’incertitude de l’avenir nous invite à penser les modalités actuelles de l’expérience du temps. Comment ne pas penser la stase mélancolique développée par Maldiney ? « La stase mélancolique déconstruit, […], la chronogénèse, c’est-à-dire la genèse subjective de la temporalité. Le mélancolique est incapable de créer du nouveau, et de survivre à la crise de l’événement. Le modèle de la mélancolie donne ainsi à penser la crise contemporaine de la temporalité. Notre culture est en difficulté pour porter le temps. Dans le mouvement de l’ex-sistence et des événements de la vie, le narcissisme individuel s’expose sans cesse à la mort et à la renaissance. La perte de l’homogénéité et de la contenance culturelle commune, entraîne une surchauffe du travail de chronogénèse que chacun compose face à l’histoire. Quand le tissu commun de sens ne contient plus l’élaboration de la chronogénèse individuelle, l’événement devient trauma. » (Arènes, 2017, p.294).

Bibliographie

Arènes, J. (2017). Filiation et transhumanisme. Adolescence, 352, 288-302. Astor, D. (2014). Nietzsche : La détresse du présent. Paris : Gallimard.

Astor, D. (2020). La passion de l’incertitude. Paris : L’Observatoire.

Caillois R. (1991). Le démon de midi. Paris : Fata Morgana. Gazalé, O. (2017). Le mythe de la virilité. Paris : Robert Laffont

Freud S. (1918) « Le tabou de la virginité ». Paris : PUF. La vie sexuelle, 1969, p. 66-80. Goguel d’Allandons T. (2007), dans Marzana M., Dictionnaire du corps, Paris : PUF Hamilton E. (1978). La mythologie, ses dieux, ses héros, ses légendes. Paris : Marabout. Maldiney, H. (2007). Penser l’homme et la folie. Grenoble : J. Million.

Muths S. (2022). « Astor D. Aq propos du livre « La passion de l’incertitude ». In Analysis, Vol.6, n°1,

p. 109-113.

Présentation du feuillet autour du livre « Les hommes, leurs amours et leurs sexualités »

Ce feuillet est la possibilité que nous avons choisie de donner corps au cabinet de lecture de la FEDEPSY afin de permettre de décliner les échanges que nous avons eu au sein de notre groupe à partir de nos lectures. L’enjeu est ici de permettre un éclairage de la diversité de la psychanalyse et ses possibles dialogues qu’elle peut construire avec d’autres disciplines, d’autres discours sans pour autant éclipser l’incomplétude inédite à toute forme de savoir.

Nous avons eu ainsi l’occasion de lire et d’échanger autour du livre de Patrick De Neuter intitulé Les hommes, leurs amours et leurs sexualités. L’auteur tente d’interroger les travers du couple du côté des hommes à partir de son périple au cœur du mythe grec de l’enlèvement d’Europe. Il propose un nouage entre son expérience clinique et l’apport de la littérature. Nos échanges nous ont amenées à nous poser la question de la place du masculin au sein des théories psychanalytiques et de son articulation au complexe paternel, mais nous nous sommes retrouvés face à une énigme déguisée en une certitude : qu’est-ce qu’un homme ? La structure fantasmatique de la scène de l’homme à la chevelure grisonnante et de la jeune fille vierge est ainsi mis en perspective au risque d’une possible idéalisation. Le désir de l’homme se trouve placé en majuscule comme une unité stable et intemporel alors que les figures du masculin et du féminin se présentent davantage comme une mosaïque, comme des variations spatiotemporelles. Même si nous avons eu des divergences avec les conclusions de l’auteur, nous le retrouvons dans la nécessité d’une ouverture de la psychanalyse à d’autres champs pour permettre d’avoir une logique interprétative renouvelée et d’interroger un dire dans un jeu entre l’équivoque, le sonore et ses résonances et d’envisager « […] cette propriété de la parole de faire entendre ce qu’elle ne dit pas. » (Lacan, 1966, p.294-295).

« Les hommes, leurs amours et leurs sexualités » de Patrick DE NEUTER

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Patrick DE NEUTER
« Les hommes, leurs amours et leurs sexualités » (2021),
Coll. Point Hors ligne, Editions Erès 272 pages.

Cet ouvrage est un essai sur les désirs et les fantasmes chez les hommes que nous offre Patrick De Neuter à partir de l’étude du mythe de l’enlèvement d’Europe dans un style rigoureusement didactique. Un second tome, qui sortira prochainement, va s’attacher à déployer le versant féminin de la question. A partir d’une longue et riche pratique auprès des couples, il pose l’idée d’une forme d’archaïsme dans les comportements sexuels des hommes dans les liens hommes-femmes par la mise en place d’une forme de domination masculine faisant la part belle aux infidélités. Si la place du modèle patriarcal se trouve repérée et sa chute reconnue, le propos ne fait qu’effleurer la question. L’enjeu n’est pas pour nous de détailler l’ensemble des thématiques développées mais de reprendre les traits saillants et significatifs de son propos à savoir la richesse des mythes, la scène que propose le couple pour dire le désir des hommes et la dialectique des fantasmes de virginité et du démon de midi.

« Par contre, il serait aberrant d’isoler complètement notre champ et de nous refuser à voir ce qui, dans celui-ci, est non pas analogue mais directement en connexion, en prise, embrayé, avec une réalité qui nous est accessible par d’autres disciplines, d’autres sciences humaines. Etablir ces connexions me semblent indispensable pour bien situer notre domaine, et même simplement pour nous y retrouver. »
J. Lacan, Le séminaire : La relation d’objet, Paris : Seuil, p.252.

La force des mythes

Nous devons d’emblée signaler l’appui renouvelé des mythes pour comprendre la psyché humaine et les liens qui se tissent entre eux. Ainsi, l’auteur réintroduit l’importance majeure des mythes (p. 29-40) pour la psychanalyse dans son étude de l’inconscient dans une mise en re?cit des de?sirs et fantasmes qui traversent toute société humaine. Pouvoir distinguer un contenu latent d’un discours manifeste d’un texte permet de décrypter l’implicite d’une société donnée, le refoulé d’une culture. Pour cela, il reprend finement le mythe de l’enlèvement d’Europe qu’il arrime justement aux mythes du Minotaure et de Cadmé. Pour rappel, le premier nous renvoie à l’enlèvement d’Europe par Zeus, son arrière-arrière-grand-père, transformé en taureau dans un souci de séduire la jeune fille. Le second évoque la vengeance de Poséidon à l’encontre de Minos. Il envoie donc un taureau séduire la femme du roi de Crête, Pasiphaé qui donnerait la vie au Minotaure, créature mi-homme, mi-taureau, qui sera détenu à l’intérieur d’un labyrinthe élaboré par Dédale. Le dernier volet renvoie à l’histoire des frères d’Europe à sa recherche. Entrant plus en avant dans le mythe d’Europe, nous sommes invités à explorer les facettes de la figure de Zeus à la fois support de projection d’un homme tout-puissant, d’un époux, d’un amant et d’un père à partir du foisonnement de ses objets sexuels (une cinquantaine !) qu’il séduit aisément chez les déesses et les humains dans la crainte de son épouse, la déesse Héra.

Les hommes et l’autre scène du couple

La psychopathologie du couple se retrouve en filigrane tout au long de cet essai avec la mise en lumière des étapes décisives d’une dynamique familiale, des temporalités diverses que peuvent traverser le couple à savoir la promesse d’un enfant, les avatars de la vie sexuelle au gré des saisons de la vie, la différence d’âge et le démon de midi. Pour De Neuter et différentes études sociologiques à l’appui, les causes de l’infidélité masculine renvoient à une recherche de réassurance narcissique, une insatisfaction, une lutte contre le vieillissement et la mort. En somme, il y voit une tentative de lutte contre l’angoisse de castration. Cet ouvrage tend à vouloir aborder les sexualités et les amours chez les hommes à partir du prisme (bien étroit) du couple hétérosexuel n’étant pas pris dans des questionnements autour de la non-binarité, la transidentités et les modulations actuelles autour du choix d’objet, des objets de choix. De Neuter s’appuie sur le couple divin Zeus-Héra pour nous enjoindre à penser le couple à partir du paradoxe de la fidélité. Il nous vient tout de même une question : où situer la castration chez le souverain des dieux olympiens ? Dans son questionnement autour de la clinique du couple, l’apparition de la notion de séduction, même si elle nous laisse sur notre faim quant à l’absence de dialectique avec le versant féminin, trouve à notre sens un intérêt à souligner dans l’articulation qu’il produit du côté des modalités de réassurances narcissiques. Séduire et conquérir sont ainsi des possibilités déterminantes de l’hypervirilité afin de regonfler la baudruche narcissique d’hommes aux prises avec une angoisse de castration toujours insupportable dans une société d’hyperconsommation. L’angoisse de castration trouve d’ailleurs des modalités symptomatiques du côté de symptômes sexuels. De l’autre côté, le thérapeute de couple est-il nécessairement le garant, le gardien de la pérennité du couple en thérapie ?

Tempes grisonnants et démon de midi.

Si le mythe trouve sa pertinence dans l’étude de l’inconscient, l’auteur s’en saisit à partir d’indices qui lui permettent d’éclairer pour une part des fragments psychiques réprimés ou refoulés. Son hypothèse est la suivante : « le ravissement toujours actuel provoqué par le mythe de l’enlèvement d’Europe tient au fait qu’à la lecture de ses diverses versions et à la contemplation des mosaïques, peintures, sculptures et autres œuvres d’art, qu’il a inspirées, nous découvrons des désirs inconnus ou connus, mais réprimés parce qu’ils ne correspondent pas à nos idéaux ou parce qu’ils contreviennent à nos interdits individuels, familiaux ou sociaux. » (De Neuter, 2021, p.36).

La thématique des tempes grisonnantes nous invite à relire l’ouvrage « Les démons de midi » (1991) de Roger Caillois. C’est sa thèse publiée initialement dans la Revue d’histoire des religions en 1937 où il soutient l’idée que les dieux et les démons apparaissent à midi

et non à minuit. Cet ouvrage propose un examen érudit de la mythologie méditerranéenne. Avec toute sa verve et sa culture, Caillois nous entraîne vers un périple foisonnant où il explore les éléments constituant l’heure de midi, les liens entre midi et les démons en tout genre (des sirènes, des lotophages et des cigales, des nymphes, des incubes et des succubes), pour cheminer pas à pas sur les terres du démon de midi et de ses origines bibliques. Il y explore l’influence de l’heure de midi sur la sensibilité humaine. Le démon de midi renvoie au texte des Psaumes 91, verset 6 où la mention suivante est indiquée : « dévastation qui sévit à l’heure de midi » (Caillois, 1991, p.82). Pour Caillois, c’est l’influence du christianisme qui a conduit à la décadence de l’heure de midi à partir de la qualification morale de la lumière et des ténèbres dans une manichéisme exacerbé.

Pour De Neuter, la figure de Zeus permet à nouveau de déplier les différentes strates du complexe paternel mais elle semble également renvoyer à un profond désir des hommes d’âge mûr. Chemin faisant, le mythe de l’enlèvement d’Europe permet d’aborder des désirs inconscients qui peuvent trouver des échos avec la vie psychique et l’auteur croit pouvoir traiter d’une configuration de couple assez spécifique et délimitée à savoir l’homme d’âge mur et la jeune fille. Ce mythe semble faire l’écho des rêves et des idéaux des hommes de l’époque et l’auteur croit pouvoir y repérer une revendication masculine d’être désirant d’un objet cause de leur désir et non d’être situé à la place de l’objet de désir tout en se décalant de l’image maternelle toute-puissance générant une potentielle angoisse de castration destructrice pour l’assise narcissique. « L’inconscient étant insensible à l’érosion du temps qui passe, cet imago maternel archaïque garde en effet toujours un pouvoir angoissant, voire terrifiant, pour le petit garçon que tout homme est encore dans son inconscient, quel que soit son âge. » (De Neuter, 2021, p.65-66). Sous les termes d’infidélité, de tromperie et de séduction, vient à la rescousse la notion de fantasme qui rend compte de la part de répétition dans le désir supposément masculin à partir d’une écriture singulière que porte le sujet. Nous avons été pour un peu surpris de ne pas trouver des thématiques qui traversent notre clinique actuelle dont les homosexualités, les transidentités, la non-binarité. Le mythe de la virilité est un piège qui pose la domination de l’homme sur la femme et sur l’homme contestant ce modèle : certains ne se reconnaissent pas dans les battants, performants, décideurs et militants en tout genre (Gazalé, 2007). S’appuyant sur la figure de la jeune Europe, la thématique de virginité est également introduite par P. De Neuter pour présentifier les mouvements ambivalents d’attraction et de re?pulsion de la jeune fille vierge dans la sexualité d’hommes hétérosexuels jeunes et moins jeunes. L’acte de dépucelage est pour une part devenu un fantasme (Goguel d’Allandons, 2007, p. 971-947) voire un rite de passage dans les adolescences contemporaines. Le lien est justement tracé avec le « tabou de la virginité » (Freud, 1918, p.76) décrit dans plusieurs sociétés pour expliquer la peur chez l’homme de la défloration et des différents indices de féminité. Il nous semble important de donner une dimension contemporaine à la notion de névroses actuelles en prenant en compte ce fantasmes de virginité pouvant provoquer des symptômes sexuels que nous pouvons aisément retrouver dans la clinique adolescente. L’enjeu serait peut-être de spécifier ce lien entre la thématique de la virginité et la posture virile. Enlèvement, rapt et viol est un triptyque que déplie De Neuter pour essayer cerner les différentes traductions et interprétations sous-jacentes du mythe d’Europe et réussit finalement à construire une généalogie de l’enlèvement qui débute de l’Antiquité aux fictions les plus modernes et contemporaines de La belle et la bête et ses différentes versions à King Kong. Chaque une jeune fille sans défense se trouve enlevée par un individu dans toute son animalité ou sa pulsionnalité. L’auteur propose à la fin de son ouvrage l’utilisation d’une distinction dans les versions potentielles de l’enlèvement : l’enlèvement consenti, l’enlèvement par séduction et l’enlèvement par violence.

Un premier feuillet en pente douce

Le terme « cabinet » vient du mot cabine (1491), et désigne en premier lieu, une chambre retirée dépendant d’une plus grande.

Quelque chose comme une petite pièce à part, abri, refuge, lieu d’étude.

D’abord cela. Après quoi l’Histoire ira bon train, avec les cabinets de travail et d’études, le cabinet de lecture, le cabinet noir espion pour le gouvernement, mais au départ une pièce sans fenêtre et sans lumière, où l’on enfermait les enfants pour les punir, les cabinets d’aisances ou de toilettes, le cabinet médical, le cabinet de curiosités prélevant des objets incongrus et inclassables, produit par l’improbable fabrique de la nature et de la culture.

Cabinet particulier, réservé, intime, il y a là cette idée de retrait, préservé, de s’extraire du rythme, du regard public, des « lieux communs », aussi.

Nous ajouterons, cabinet de rire et de réjouissances, transdisciplinaire et transgénérationnel : force est de constater en effet, que le cabinet de lecture de la Fedepsy s’est tout de suite vu « transe », générationnel, disciplinaire, a tout de suite pris la tangente, pour une articulation libre entre travail et plaisir, entre des dits « actifs » et « retraités », entre spécialistes et amateurs de psychanalyse et autres. Que la subversion psychanalytique opére, donc, pour cette petite utopie, prompte à faire résonner la surprise poétique et la pensée littéraire, scientifique, théorique.

La question n’étant pas simplement de lire et d’écrire au sens fonctionnel, car on ne manque ni de lire, ni d’écrire, en ce moment, il suffit de grimper sur la toile, submergée par un débit de lire et d’écrire saturé…de vide.

Il ne s’agit pas du lire fonctionnel, hypnotique, automatique, sorte de processus primaire qui dit « ce qu’il y a » sans véritable sujet, fatras de l’Autre, où tout s’équivaut sans coupure si ce n’est des coups d’éclats, défilant dans les têtes.

Il s’agirait plutôt de relancer une pratique du lire, avec d’autres – là où lire est un déchiffrage, ou tout simplement une rencontre, une confrontation sensationnelle à une énonciation, une voix, à la lettre, à l’histoire, à l’ouverture d’un monde original et singulier.

Là où la lecture, la grande passeuse, dépasse la « petite affaire privée », qui se régurgite à haut débit sur la toile, pour produire l’expérience humaine, par-delà l’espace-temps, dialogue entre Freud et Œdipe, Freud et Shakespeare ou Aristote, et de poursuivre le dialogue avec Lacan, avec Safouan, désormais, avec celles et ceux qui nous quittent mais nous lèguent aussi.

La grande passeuse face à la grande Faucheuse.

Pour paraphraser Malraux, le lire et l’écrire sont peut-être l’avant-garde de « toutes ses forces qui résistent à la mort » et nous ouvre la profondeur de champ de l’histoire et l’ombilic vertigineux de la trace humaine.

Le Cabinet de lecture articule plusieurs modalités :

  • Le recueil des textes envoyés par ceux et celles qui voudront témoigner de l’effet d’une lecture, quelle qu’en soit la forme et la manière,
  • Le lieu de retrouver l’énonciation, en demandant aux auteurs-lecteurs, s’ils le souhaitent bien sûr, de choisir un ou quelques extraits qui pour eux pourraient être lus et initiant des soirées littéraires diverses, autour d’œuvres,
  • Une dimension de « livre associations » qui cheminera à partir d’un livre central, du moment, choisi à la croisée des thèmes qui traversent l’Ecole, le GEP, mais aussi l’actualité de la psychanalyse.

A partir de ces lignes préalables, et depuis, nous bifurquons assez joyeusement vers un cabinet qui se ré-invente à chaque séance, dans ses « démêlés »

Beaucoup de femmes et un dénivelé de générations, créent la pente glissante vers un désir associatif assez fort et plein d’humour, un franc – parler, s’étonner et se questionner, qui permet de s’emparer à plusieurs de l’effet d’un texte, un « retour au texte et à son énonciation » sur un mode sensible à ce qui se produit actuellement et dialectique.. Vu ce que l’on nous sert aujourd’hui comme pollution audiovisuelle à flux tendu et couvrant la pensée, on s’aperçoit que les bases de certaines pratiques « dialectiques », de la discussion et de la pensée, ne sont pas si évidentes qu’elles en avaient l’air non seulement à retrouver mais aussi à soutenir pour s’y tenir.

Les lectures de A. Pfauwadel – Lacan versus Foucault, la psychanalyse à l’envers des normes, Paris, Éditions du Cerf, 2022 – et de P. De Neuter – Les hommes, leurs amours et leur sexualité, Erès, Toulouse, 2021 – en ont été à l’honneur et en ont fait les frais aussi, sujet à débat pour ne pas perdre le cœur des problématiques entre conservatisme, dogmatisme, académisme, révisionnisme versus déconstruction, illusion de déconstruction à l’absurde et démagogie simpliste, comment ne pas céder sur l’ombilic réel et de fait constituant d’une pensée ou d’une orientation, d’une « lecture » des évènements.

Les fantasmes sont-ils masculins ou féminins si ce n’est comme constructions socio-culturelles ? Quelle est la part d’une écriture unique et singulière du fantasme, au contraire mythique, idéologique, là patriarcal ? Quelle est la part du « patriarcat » en distinguant dans tout ce qui se joue à partir de ce terme aujourd’hui, dans l’analyse des fantasmes ? Y a-t-il une part de fantasmes fondamentaux anhistoriques et atemporels ? Du fait d’un sexe mâle et d’un sexe femelle ? Quid de la bisexualité psychique en rapport à ce que le contemporain recherche avec le « flow » et le « fluide », le « trans » ou le « queer » ?

Quel « progrès » ? Puisque la notion elle-même a été déboutée de sa fonction de grand récit collectif – qui liait finalement – remarque au passage – de manière assez pratique mais sans doute confondante, science et religion, sous la forme d’une promesse.

Certes rendre à Lacan ce qui est à Lacan semble encore dépasser de si loin les actuelles apories et résister aux vagues de conneries racontées tous azimuts. Mais toute question actuelle ne peut être travaillée comme une re-légitimation de Lacan. Parfois il y a ce bord aussi à repérer. Ne pas céder sur Lacan, c’est aussi trouver les gestes à mettre en œuvre et devenirs de la référence lacanienne, là où il conditionne et éclaire l’actuel du lien social, de l’épistémologie, de la pratique psychanalytique mais dans un nouveau rapport historique et générationnel, génération qui produit et doit pouvoir reconnaître et légitimer le savoir faire avec le réel qu’elle se donne, découvre et invente pour opérer aujourd’hui.

Quelques questions qui ont traversé nos échanges. Où l’on retrouve le plaisir et l’efficace de réintroduire la dimension dialectique et dialogique, à plusieurs voix et plusieurs textes, pour constituer des références, des positionnements, des repérages. Où l’on a vu aussi combien la clinique psychanalytique, faisait point d’ancrage pour rester ouverts et ne pas se leurrer de « trop comprendre » ni opiner du chef, de la norme, ou s’effondrer d’épuisement et d’abrutissement sous le poids des énoncés au nom desquels tout semble possible, permis, inquestionnable.

À propos de l’atelier d’écriture

C’est lors du premier confinement que l’envie d’écrire a pointé le bout de son nez. Sur le site de la FEDEPSY, Éphéméride, un « journal du confinement », avait été ouvert.

Mettre des mots sur ce moment sidérant était tentant. M’essayer à en dire quelque chose ? À ce moment-là, est-ce l’inspiration ou le courage qui m’ont manqué ? L’effet de sidération ?

J’aurais tendance à pencher du côté du courage.

L’envie était là. Je n’ai à ce moment-là pas osé.

Je n’ai pas osé ni à ce moment-là, ni à un autre d’ailleurs.

Il m’aura fallu m’inscrire et participer à l’atelier d’écriture proposé par la FEDEPSY et animé par Marie-Noëlle Wucher pour avoir le courage. Oser envoyer un texte de témoignage concernant celui-ci.

J’interrogerai donc tout d’abord la question du courage et celle du risque. N’est-ce pas le risque qui permet le courage ? Et dans cet entre-deux je tâcherai de vous témoigner quelque chose de mon éprouvé lors de ma participation à cet atelier d’écriture.

Qu’est-ce que le courage ? Que permet-il ou empêche-t-il ? Où se trouve-t-il ?

Jean-Philippe Pleau dit du courage qu’il est insaisissable. Ça existe, ce n’est presque rien mais ce n’est pas rien. Il y a un petit je ne sais quoi que la raison ne peut pas expliquer.

Jankélévitch, dans Le traité des vertus, fait du courage la vertu cardinale par excellence, autrement dit celle qui rend possible les autres vertus.

Pour Jankélévitch le courage détient la clé du sujet. Sans lui il n’y a pas de sujet. Il y a le « on » qui n’est personne, qui n’assume rien.

« Pour que le sujet advienne, qu’il ne soit pas l’enveloppe superficielle d’un corps, il faut en passer par l’acte. Et dès lors, on pourra voir un bout de sujet surgir. »

Le courage qui permet d’entreprendre des choses difficiles en surmontant l’angoisse et en affrontant le danger, la souffrance. On reconnaît dans le courage une disposition à affronter son angoisse, à faire face au danger de manière résolue et volontaire, c’est l’élan qui pousse à s’engager dans l’action malgré l’angoisse.

Est-ce donc l’élan qui me pousse à écrire ce texte, à m’engager dans cette action malgré l’angoisse ? Mais le courage se prolonge aussi dans la persévérance, dans la capacité à maintenir l’audace initiale dans le temps et dans les épreuves, autrement dit, à ne pas se décourager.

Ce risque dont parle Anne Dufourmantelle dans Éloge du risque :

« On ne sait pas expliquer la création, il ne faut pas. Mais comment se crée une langue contre la langue, cela oui, peut-être peut-on l’approcher. Contre l’étrangeté du monde, l’écriture invente un langage pour traduire l’intraduisible ou l’indicible, pour faire entendre l’innommable et tenter d’y inscrire une forme nouvelle. Ainsi naît une langue à soi, pour paraphraser Virginia Woolf, une enceinte où le sujet à l’abri pour un temps à négocier son passage dans la tourmente du réel. Il expérimente le monde à partir d’un certain exil, imprimé en soi très tôt comme une modification intime, pour être libre. »

Je décidais de ce qui consistait en un premier risque voire même un risque premier pour moi, celui de m’inscrire à l’atelier d’écriture de Mme Wucher.

Ne m’étant jamais confrontée à un atelier d’écriture. Écrire une histoire tout simplement. Sans savoir pourquoi, j’avais imaginé jusque-là quelque chose de l’ordre du laborieux, voire même de l’impossible. Et je découvrais le plaisir de m’engouffrer dans ce monde intérieur. De me laisser saisir par lui afin de m’en saisir à mon tour. Sentir les mots tracer leurs sillons en moi.

Et je fus surprise de découvrir l’histoire que j’étais moi-même en train d’écrire. Ces mots qui me venaient de je ne sais où. Il n’y avait pas à les chercher, ils se présentaient, s’agençaient, s’organisaient, se pressaient pour former une histoire qui se dévoilait à mon insu. Tels des petits lutins farceurs ils m’emportaient dans un pays merveilleux, le lieu de l’imaginaire, de l’écriture, de la création.

D’où me venaient-ils ?

D’un ailleurs méconnu de moi-même et qui en même temps me révélait tout en se révélant ? Ouvrant un passage entre le lieu de l’oralité et celui de l’écriture. Se laisser prendre ou déprendre par les mots.

Ces mots, ces phrases différentes et en même temps semblables selon d’où et à l’occasion de quoi ils/elles surgissaient.

Lors de cet atelier les histoires me venaient à l’occasion du, des sujets proposés par son animatrice.

Ces mots qui s’alignaient formant une histoire dans ce temps donné pour l’écriture d’un court récit dont le thème était l’étrange, le merveilleux.

La plume était guidée par le sujet et le sujet permettait l’exploration de tant d’univers.

C’est ce que m’a révélé la lecture à voix haute permise par la bienveillance et l’écoute du groupe. Ce moment de lecture des différentes histoires que nous avions écrites pendant les 20 minutes que nous avions par sujet pour rédiger notre récit.

Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir dans ce temps consacré à la lecture de nos textes au cours de l’atelier la révélation de tant d’histoires différentes, de tant de champs visités. Nous partions pourtant toutes d’un même sujet et nous allions explorer nos propres mondes et représentations. Nos imaginaires étaient peuplés différemment.

Un même sujet avait fait naître tant de mots, tant de sens qui allaient propulser notre imagination dans tant de lieux différents. Assister à la naissance d’une histoire qui allait en générer d’autres en moi à partir de celle des autres. Ouvrir des contrées, le champ des possibles. L’imaginaire n’avait pas de limites sinon celles de son créateur. Et c’est peut-être ce hors limite qui se découvrait dans cet entre-nous chaleureux de l’accueil réservé à ces mots qui formaient des histoires. Le hors limite qui ouvrait le champ des possibles.

Ne passons-nous pas notre temps à nous raconter des histoires pour contrer la réalité ? Emprunter des chemins de traverses, pour Francis Bacon « l’art est un moyen de revenir à la réalité mais en faisant un grand détour ».

L’enrichissement de nos imaginaires touchés par la variété de la texture des mots, leurs différentes densités, leurs lourdeurs et leurs légèretés à la fois. Dans le retour qui était proposé ou dans un échange de nos ressentis.

Ressentir comment chaque histoire traverse, ce qu’elle modifie.

Les mondes intérieurs se disaient à mi-mots, mots couverts, mots dits. Que ce soient des mondes imaginaires ou réels. La réalité servant d’inspiration à l’imaginaire ; ce même imaginaire nourri par la réalité.

Ce temps consacré à la lecture de nos textes révélait le poids des mots dans la scansion que permettait cette lecture. Ce poids du silence qui habite les mots de celui qui se risque à les lire et que l’on ne peut dissocier de l’écoute et de l’entente.

Est-ce cet entendement qui me pousse à écrire ce témoignage ?

Est-ce que ces mots qui s’alignaient, cette histoire qui se construisait, évoluait, prenait une autre direction sortait de moi ou est-ce les mots qui se jouaient de moi ? Ou tout simplement jouer avec les mots afin de se jouer d’eux.

Il me semblait que les idées se proposaient, s’articulaient, s’agençaient facilement. Tel un jeu de piste que révélait ce passage vers d’autres lieux.

Dans la dernière Lettre de la FEDEPSY, je lis, « si l’envie vous prenait d’écrire… » Je réponds à cette invitation en envoyant ce témoignage de l’atelier d’écriture.

Un proverbe russe dit que le diable n’est pas aussi terrible qu’on le dépeint. Le risque est d’être tétanisé par la peur. Quand on dépasse l’angoisse, c’est l’instant du courage qui arrive. Être courageux c’est dissiper l’inquiétude. La grande joie que l’on éprouve à prendre des risques.

En conclusion, je citerai Kafka : « Ce sont des mots, il n’y a que ça, il faut continuer. »

Deleuze retient que l’acte d’écriture est toujours un effort pour vivre autrement, pour rendre l’existence supportable et porter la vie à ses limites, aux frontières de l’invivable.

Dans Kafka, Deleuze et Guattari répètent ainsi constamment qu’il s’agit « par l’acte d’écriture de trouver une issue ».

L’écriture réflexive qui permet de travailler le texte et de travailler la réflexion ? L’écriture ne fait-elle pas advenir la pensée ? Elle actualise un virtuel, elle est création. Elle est une fabrique de sens. Nous avons tous probablement fait cette expérience de partir avec une idée vague, que nous croyons ferme et qui se dérobe au moment de la fixer. Un effort d’écriture est alors nécessaire pour la former. Et durant ce travail voici qu’elle se transforme, rencontre d’autres pensées, se croise avec d’autres textes, s’écarte de l’intuition de départ, se fortifie et nous emmène vers ce que nous trouvons finalement plus satisfaisant. Mais ceci n’est pas l’aboutissement. Cette idée sera repensée plus tard, reterritorialisée dans un texte plus complet.

Emmanuelle Chatelat

Psychanalyste

2-11-2022

Bibliographie :

Jacques Lacan, Le séminaire livre X, L’angoisse

Jean-Philippe Pleau, sociologue, émission « c’est fou »

Vladimir Jankélévitch, Le traité des vertus

Anne Dufourmantelle, Éloge du risque

Virginia Woolf, Une chambre à soi

« Francis Bacon entretiens » avec Michel Archimbaud

Félix Guattari ; Gilles Deleuze, Kafka pour une littérature mineure

 

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