Parlez-moi d’amour – Dialogues avec le Professeur Lucien Israël – Extrait transcrit

PARLEZ-MOI D’AMOUR
Dialogues avec le Professeur Lucien Israël

Un film d’Isabelle Rèbre
editions Mira, 1992, pour Apertura-Arcanes Strasbourg
Transcription par Typhaine Krebs

Ce film est une rencontre, un dialogue, entre une jeune femme qui vit une histoire d’amour et Lucien Israël, psychiatre et psychanalyste.

«  Il est possible que l’amour se passe de paroles.
– À quoi elle sert la parole ?
– À faire entrer le silence. Le silence n’est pas une donnée.
Il faut parler beaucoup pour avoir le droit de se taire.
– C’est un droit ? Ce n’est pas du domaine de la sagesse ?
– À condition de ne pas confondre sagesse et prudence. »

Lucien Israël (1925 – 1996) médecin psychanalyste, était professeur de psychiatrie à la faculté de médecine de Strasbourg et chef de service au Centre Hospitalo-Universitaire de Strasbourg. Membre de l’École freudienne de Paris dès sa formation et jusqu’à sa dissolution en 1980, le professeur Israël s’était consacré dès 1954 à la psychanalyse, recherchant ses applications médicales, notamment en psychologie médicale, tout en restant fidèle à l’enseignement freudien et à celui du psychanalyste Jacques Lacan. Son œuvre (« La jouissance de l’hystérique », « Boiter n’est pas pêcher », « La parole et l’aliénation »…) a été éditée aux éditions Érès-Arcanes (collection « Hypothèses ») sous la direction de JR Freymann.

Nous remercions Typhaine Krebs pour la transcription qu’elle a réalisée. En voici un extrait ; la vidéo est disponible en DVD sur le site d’Apertura.

(…)

« Très souvent les amours commencent par une incompréhension mutuelle, par une difficulté. Presque par une hostilité ou un ressentiment. Et puis, il vaut mieux que ça commence comme ça. Parce que le coup de foudre, ça existe, mais on ne s’éprend que de soi-même. Comment ça se formule le coup de foudre ? Je prends du côté des hommes, je ne peux pas parler pour les femmes : « Tu es celle dont j’ai toujours rêvé, que j’ai toujours attendu ». Et bien là-dedans, il y a aucune chance pour l’autre de se retrouver. Elle va toujours se heurter à la place qu’on lui a réservée, depuis toujours, ou depuis longtemps.

Alors que, si la rencontre est une interpellation, l’autre va nous faire découvrir, justement cette chose neuve, nouvelle : Quoi de neuf ? Le dialogue serait peut-être surréaliste, mais je crois qu’il comporterait pas mal de vérités. Imaginez un scénario comme ça : «  Quoi de neuf ? – Je t’aime ».

Ce que je vous ai dit dès le départ, ça a été mes premiers mots, je souhaite que ce soit un jour mes derniers :
Que je vis de, par, pour l’amour.
S’il fallait chercher un « parce que » à l’amour ce serait, les insuffisances, les faiblesses, les manques, les trous de l’autre, dans lesquelles on peut trouver sa place pour vivre. L’histoire de l’amour, je préfère dire l’expérience amoureuse, c’est quelque chose de vivant, quelque chose qu’on construit, de jour en jour. C’est une histoire, comme toutes les histoires ou comme toute l’Histoire, elle commence, et puis s’arrête. »

(…)

« Les gens qu’on rencontre, s’ils constituent une rencontre pour nous – ça peut être une rencontre amoureuse comme ça peut être une rencontre sur un ring – cette rencontre n’est une rencontre que si l’autre rencontré, emporte les mêmes traces que nous. Pas forcément les traces du même évènement, mais que pour les deux il y ait une évolution : qu’aucun des deux ne sorte intact de la rencontre, et par rapport au niveau où chacun était au départ.
Nous sommes sous des arbres, celui-là est un peu petit, mais les gros arbres, portent sur leur tronc, les initiales que des générations d’amoureux ont gravées. Le tronc n’est plus intact, il devient symbole.
Nous devenons symbole des rencontres que nous avons faites. C’est infiniment plus important que de se dire le disciple ou l’adversaire de tel ou tel.
On a vécu une rencontre, un combat, un amour. »

Re – billet d’où ?

Certains l’auront peut-être remarqué, ma production de « Billets d’où ? », un temps assez régulière, s’est ensuite tarie, depuis longtemps à présent.
Que s’est-il passé ?
Des débuts de textes se sont écrits pourtant, abandonnés les uns après les autres, encore et encore. Je rédige les articles sur mon ordinateur, les conserve via une application ; une fenêtre (de l’application) est et est restée ouverte, à travers le temps qui passe, des onglets de plus en plus nombreux s’y alignent. Un titre, et quelques mots, parfois un titre seulement, et la page blanche.

Ce matin, à parcourir les onglets avec la pointe de la souris (les titres s’affichent alors), leur série me fait sourire :
Humain-e, ami-e humain-e
Polyphonies
être un humain, peut-être
Vacillements
Mise au point ou table rase ?
Fragilités du « sacré »
Comment parler… encore ?
Parole, parole, parole… et
Aller « au fond des choses », puis s’en ficher
Ivresse de l’analyste
Sortir de la répétition ?
Massacre banal et quotidien par déni de subjectivité
Le courage d’être humain ?
Pourquoi la psychanalyse, aujourd’hui
“Document sans titre”
Fragilités de la joie
Métier : rallumeuse

Vous ne me croirez peut-être pas, je ne triche pas, ils apparaissent ainsi, dans cet ordre-là. La série de mes « billets d’où ? » non écrits.
Je vous laisse les imaginer, les rêver, en faire – ou ne pas en faire – ce que vous voudrez.

La psychanalyse démonte quelque chose des mécanismes, des aliénations, dissipe quelques illusions. Y a-t-il le risque de démonter trop ? Probablement. Surtout lorsque vient s’y mêler l’un ou l’autre petit événement intercurrent.
Chacun n’y est pas exposé, peut-être. Les leurres et fantasmes sont des chats et ont neuf vies, ou plus.
À devenir analyste, y a-t-il nécessairement un moment de désabusement ? Est-ce un passage, et un passage incontournable ?

Les mécanismes une fois dépliés, démontés, se révèlent être au fond assez peu de chose – mais pas rien ! –, les édifices théoriques, qu’ils soient brillants, intéressants, ou obsessionnels et très ennuyeux, ou paranoïaques et effrayants de rigidité, apparaissent dans toute leur artificialité. Pourtant les constructions théoriques restent nécessaires, sont la matière nécessaire d’une pensée et d’un dialogue dans le champ analytique.
Qu’est-ce qui nous permet de composer avec cela ? Qu’est-ce qui nous permet de continuer à parler de psychanalyse ?

Probablement je ne suis pas la personne la mieux placée pour y répondre. Comment faites-vous, vous ? Comment y parvenez-vous ?
Un élément de réponse – il me semble, qu’en pensez-vous ? – s’esquisse avec la forme des deux questions immédiatement ci-dessus : quelque chose de l’adresse à l’autre, quelque chose du lien à l’autre, malgré ce que nous savons de la mécanique des liens – du cisaillement/écrasement de leurs rouages les plus serrés, à l’évanescence de leurs illusions.

N’y allons pas par quatre chemins.
La vie humaine est une aberration. Être un corps de chair et de sang, mortel, et penser est une aberration. Être mortel, penser la mortalité et imaginer l’immortalité, (R – S – I ?), écartèlement perpétuel.
Supporter cela, et trouver / créer jusqu’à la possibilité de la rencontre des autres, du partage, de la joie, est de l’ordre du prodige, à réinventer jour après jour.
Articuler l’inarticulable, afin que se réalise ce prodige, achoppe souvent : nous sommes pris dans la mécanique aliénante de l’échafaudage de notre monde, ou devant (ou dans) le gouffre laissé par l’effondrement du fragile échafaudage, ou parfois enseveli sous ses ruines.
La psychanalyse est un dispositif qui permet à l’analysant de cheminer, c’est-à-dire de poursuivre son mouvement malgré les différents écueils ; permet d’assouplir certaines entraves, de réarticuler des éléments disjoints, etc ; permet de continuer à recréer, réinventer, encore et encore, le prodige d’être humain, avec d’autres humains.

Alors cela mérite de s’ennuyer à se coltiner un peu de théorie. Mais le vif du discours analytique ne saurait se faire entendre dans le ronronnement théorique, qui au contraire le recouvre et l’asphyxie.
Le vif du discours analytique, dans la transmission ou dans la cure (l’acte analytique ?), aurait à voir avec le rapport de l’analyste au tranchant de l’énonciation ? L’acte analytique, ou un rapport à l’usage du tranchant de l’énonciation ?

Pourquoi est-ce que l’on ne viole pas ? Approche psychanalytique des violences sexuelles

La question des violences sexuelles est aujourd’hui d’actualité. Il était temps. Qu’est-ce que la psychanalyse peut dire sur ce sujet, en dehors de toute approche morale ? Au-delà de la nécessaire prise en compte des victimes, et de celle des auteurs, ne doit-on pas se poser la question : « pourquoi est-ce que l’on ne viole pas ? ». A partir du petit texte de Freud, « Les criminels par sentiment de culpabilité », et de ce que nous enseigne sa théorie des pulsions, est-il possible de mieux comprendre les raisons, entre honte et culpabilité, pour lesquelles on ne passe pas à l’acte ?

Vous trouverez ci-dessous le début du texte de Philippe Breton, « Pourquoi est-ce que l’on ne viole pas ? Approche psychanalytique des violences sexuelles » qui pose les jalons d’une réflexion sur ce sujet délicat. Il est issu de l’intervention qu’il a faite dans le séminaire de la Fedepsy « Freud à son époque et aujourd’hui – sur le ”féminin” et le ”masculin” », et du cours donné dans le cadre du DU « Bases conceptuelles des psychothérapies analytiques ».

Ce qui est intéressant dans la psychanalyse, c’est qu’elle nous apporte des éléments originaux, utiles et très stimulants intellectuellement, pour comprendre le réel sur au moins deux niveaux. Le premier niveau, c’est la souffrance psychique, évidemment. Sur un autre niveau, la psychanalyse nous apporte également des outils, à partir de la clinique, mais aussi à partir de sa théorie descriptive du psychisme humain, pour comprendre la culture, au sens de la civilisation, pour comprendre les cultures, et pour mieux appréhender un certain nombre de phénomènes, notamment pour ce qui nous intéresse ici, l’emprise, l’agression, la violence sexuelle, le viol, l’homicide, le génocide.

Une prochaine fois, je parlerai un peu de l’anthropophagie et beaucoup des questions liées à l’homicide et au génocide, mais aujourd’hui, je voudrais aborder la question des violences sexuelles et du viol. Sous un angle, vous le verrez, un peu particulier. On s’intéresse beaucoup, et on a raison, aux victimes. Moi, je voudrais parler des auteurs, parce qu’il me semble que la psychanalyse est peut-être le seul domaine qui peut apporter des éléments originaux de compréhension sur un plan clinique, mais aussi sur un plan plus général, plus sociétal.

Donc je ne vais pas parler des victimes, voilà. Enfin on peut en parler parce que, évidemment, ça fait partie du sujet et que c’est important, mais je vais me concentrer sur les auteurs, et plus original peut-être encore, je vais me concentrer, non pas sur les auteurs de viol, mais sur la question sur laquelle la psychanalyse, à mon avis, a quelque chose à dire : pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ?

Ça c’est la question, et je m’en expliquerai, à partir de Freud évidemment, qui me paraît la plus originale, la plus intéressante. Pourquoi est-ce que, dans la situation où chacun de ceux qui y sont placés pourraient le faire, cela ne débouche pas sur une contrainte, une violence, un viol ? Cela renvoie au fait qu’il n’y a, par rapport à la question des violences sexuelles et du viol, que trois positions : agresseurs, victimes, et non agresseurs, les derniers étant heureusement les plus nombreux.

Je règle tout de suite la question la plus difficile : les auteurs de viol et de violence sexuelle ne sont pas uniquement des hommes. La question des violences sexuelles exercées par les femmes, sur des femmes ou sur des hommes, est un continent inconnu. Je ne vais pas avancer beaucoup là, mais je pense que les éléments que j’apporterai, en ne me focalisant pas forcément sur les hommes, montrent que c’est une problématique psychique générale. Et il y a aussi la question des mineurs agresseurs, qu’ils soient filles ou garçons.

Bien sûr, les auteurs de viol sont essentiellement des hommes, mais vous savez ce que sont les statistiques, elles peinent à saisir les faits réels. Il y a toute une série de violences sexuelles qui sont, sur le plan pénal, comme sur le plan social, discrètes, sous déclarées, et peu présentes dans notre paysage. Ça ne veut pas dire qu’elles n’existent pas, et qu’elles ne doivent pas, évidemment, être prises en compte. Ces premières précautions étant prises, posons les choses.

Je vais dans un premier temps aller chercher, dans la théorie psychanalytique et dans la clinique, les éléments sur lesquels on peut s’appuyer pour aborder cette question des violences sexuelles en général, mais surtout cette question particulière : pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ? Donc nous allons faire un retour à Freud, et je donnerai les quelques éléments qui me semblent essentiels pour comprendre ça, des points d’appui en quelque sorte.

Dans un deuxième temps, je poserai trois conditions nécessaires sur le plan intellectuel pour aborder la question des violences sexuelles, notamment pour se démarquer de l’emprise de la morale sur cette question. Et ensuite, dans un troisième temps, j’en viendrai à cette question difficile, que je ne prétends pas épuiser évidemment, pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ? Question qu’on peut formuler de différentes façons, comme par exemple, qu’est-ce qui retient ?

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Pourquoi est-ce que l’on ne viole pas ?

Approche psychanalytique des violences sexuelles

 

Ce texte est la retranscription de mon intervention faite dans la séance du DU « BASES CONCEPTUELLES DES PSYCHOTHERAPIES ANALYTIQUES », du 28 mars 2025, à la Clinique psychiatrique de Strasbourg.
Les répétions et les formules liées au langage parlé ont été élaguées, mais le style oral propre à la dynamique pédagogique a été maintenu. Des intertitres ont été ajoutés pour la clarté du texte.

Ce qui est intéressant dans la psychanalyse, c’est qu’elle nous apporte des éléments originaux, utiles et très stimulants intellectuellement, pour comprendre le réel sur au moins deux niveaux. Le premier niveau, c’est la souffrance psychique, évidemment. Sur un autre niveau, la psychanalyse nous apporte également des outils, à partir de la clinique, mais aussi à partir de sa théorie descriptive du psychisme humain, pour comprendre la culture, au sens de la civilisation, pour comprendre les cultures, et pour mieux appréhender un certain nombre de phénomènes, notamment pour ce qui nous intéresse ici, l’emprise, l’agression, la violence sexuelle, le viol, l’homicide, le génocide.

Une prochaine fois, je parlerai un peu de l’anthropophagie et beaucoup des questions liées à l’homicide et au génocide, mais aujourd’hui, je voudrais aborder la question des violences sexuelles et du viol. Sous un angle, vous le verrez, un peu particulier. On s’intéresse beaucoup, et on a raison, aux victimes. Moi, je voudrais parler des auteurs, parce qu’il me semble que la psychanalyse est peut-être le seul domaine qui peut apporter des éléments originaux de compréhension sur un plan clinique, mais aussi sur un plan plus général, plus sociétal.

Donc je ne vais pas parler des victimes, voilà. Enfin on peut en parler parce que, évidemment, ça fait partie du sujet et que c’est important, mais je vais me concentrer sur les auteurs, et plus original peut-être encore, je vais me concentrer, non pas sur les auteurs de viol, mais sur la question sur laquelle la psychanalyse, à mon avis, a quelque chose à dire : pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ?

Ça c’est la question, et je m’en expliquerai, à partir de Freud évidemment, qui me paraît la plus originale, la plus intéressante. Pourquoi est-ce que, dans la situation où chacun de ceux qui y sont placés pourraient le faire, cela ne débouche pas sur une contrainte, une violence, un viol ? Cela renvoie au fait qu’il n’y a, par rapport à la question des violences sexuelles et du viol, que trois positions : agresseurs, victimes, et non agresseurs, les derniers étant heureusement les plus nombreux.

Je règle tout de suite la question la plus difficile : les auteurs de viol et de violence sexuelle ne sont pas uniquement des hommes. La question des violences sexuelles exercées par les femmes, sur des femmes ou sur des hommes, est un continent inconnu. Je ne vais pas avancer beaucoup là, mais je pense que les éléments que j’apporterai, en ne me focalisant pas forcément sur les hommes, montrent que c’est une problématique psychique générale. Et il y a aussi la question des mineurs agresseurs, qu’ils soient filles ou garçons.

Bien sûr, les auteurs de viol sont essentiellement des hommes, mais vous savez ce que sont les statistiques, elles peinent à saisir les faits réels. Il y a toute une série de violences sexuelles qui sont, sur le plan pénal, comme sur le plan social, discrètes, sous déclarées, et peu présentes dans notre paysage. Ça ne veut pas dire qu’elles n’existent pas, et qu’elles ne doivent pas, évidemment, être prises en compte. Ces premières précautions étant prises, posons les choses.

Je vais dans un premier temps aller chercher, dans la théorie psychanalytique et dans la clinique, les éléments sur lesquels on peut s’appuyer pour aborder cette question des violences sexuelles en général, mais surtout cette question particulière : pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ? Donc nous allons faire un retour à Freud, et je donnerai les quelques éléments qui me semblent essentiels pour comprendre ça, des points d’appui en quelque sorte.

Dans un deuxième temps, je poserai trois conditions nécessaires sur le plan intellectuel pour aborder la question des violences sexuelles, notamment pour se démarquer de l’emprise de la morale sur cette question. Et ensuite, dans un troisième temps, j’en viendrai à cette question difficile, que je ne prétends pas épuiser évidemment, pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ? Question qu’on peut formuler de différentes façons, comme par exemple, qu’est-ce qui retient ?

Freud : points d’appui

Alors, sur quoi peut-on s’appuyer chez Freud pour penser cette question ? Freud n’est pas un grand criminologue, il parle assez peu de cela. Il y a tout de même produit en 1915-1916, un petit écrit de deux pages, qui est le texte le plus éclairant de Freud sur cette question. « Quelques types de caractères dégagés par la psychanalyse – 3. Les criminels par sentiment de culpabilité » dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Éditions Gallimard, 1933 (Traduit de l’Allemand par Marie Bonaparte et Mme E. Marty, 1933). Réimpression, 1971. Collection Idées, nrf, pp. 105 à 136.

Mais d’une certaine façon, Freud a très peu de cliniques de la criminalité, que ce soit la criminalité en termes d’homicide, ou que ce soit la criminalité en termes de violences sexuelles. Mais je dirais, toute l’œuvre de Freud est un point d’appui pour ça. Je m’appuie ici sur le Freud d’après 1920, d’abord parce qu’il semble que c’est à partir de ce moment-là que Freud aboutit l’ensemble de son œuvre, mais aussi parce que c’est le moment où Freud s’intéresse à la culture et à l’anthropologie, c’est-à-dire où il s’intéresse à ce que la psychanalyse peut apporter à la compréhension d’un certain nombre de phénomènes sociaux.

La théorie des pulsions

Le premier point d’appui que l’on peut prendre pour aborder notre question des violences sexuelles, c’est la théorie des pulsions chez Freud. D’une part la théorie des pulsions et d’autre part, ce que Freud va nous dire du refoulement des pulsions, notamment de la pulsion d’agression. Dans cette perspective, je m’appuie sur deux textes qui sont les points d’appui pour mon intervention : Malaise dans la culture, (puf, 1995) et l’écrit qui constitue le dernier texte de Freud, le texte inachevé, qui se termine par trois petits points, parce qu’il s’arrête là : L’abrégé de psychanalyse, L’Herne, 2015, notamment le chapitre 2 : « Doctrine des pulsions ».

Une des contributions, peut-être même une des principales contributions, à part la question clinique, stricto sensu, de la psychanalyse, c’est la réponse, en tout cas des éléments de réponse, à cette interrogation qui nous traverse depuis très longtemps, qui traverse la philosophie depuis très longtemps, sur ce que c’est que la nature humaine, sur ce qui nous spécifie comme être humain.

Je ne rentre pas dans ce débat philosophique, c’est un débat qui est extrêmement tranché, avec des conséquences très importantes sur le plan des implications sociales (y compris chez ceux qui pensent curieusement qu’il n’y a pas de nature humaine). On retient souvent, sur un plan scolaire, l’opposition entre Rousseau et Hobbes : ou l’homme est bon par nature, de naissance, et c’est la société qui le pervertit, thématique qui sera beaucoup reprise par le marxisme, (la société de classe pervertit l’homme, et le communisme permet de revenir à cet état primitif où les hommes vivaient en harmonie). Ou, pour le philosophe anglais Hobbes (1588-1679), l’homme est par nature un loup pour l’homme (homo homini lupus).

Freud va prendre position, dans Malaise dans la culture, sur cette question de la nature humaine, une position très forte. Si on n’accepte pas cette position, il est difficile à mon sens, de se reconnaître dans la psychanalyse. La psychanalyse freudienne est posée sur cette idée selon laquelle l’homme est un être pulsionnel, que la société n’est possible que grâce au refoulement de l’agression et à l’acceptation de l’angoisse individuelle qui en découle. Pour moi, c’est fondamental, et d’autant plus dans la problématique qui est la nôtre ici, celle des violences.

La horde primitive

Cette vision de la nature humaine avait déjà été introduite par Freud dans son ouvrage de 1912-1913, Totem et tabou, quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Gallimard, 1993. À l’origine, il y a un clan animal particulièrement brutal, où la question d’ailleurs du viol, comme de l’homicide est déjà centrale, un clan dominé par un chef, qui se laisse aller totalement à ses instincts. Donc, concrètement, il prend les femelles quand il veut, toutes les femelles, et il tue, il castre, il exclut tous les mâles, qui sont un obstacle à son activité de prédation économique, de prédation sexuelle, de prédation dans tous les sens du terme.

Freud tenait énormément à cette histoire, qu’il a en partie empruntée à Darwin, qui essayait de raconter par-là la naissance de l’espèce humaine. L’espèce humaine, pour Freud, est donc née d’une sortie de la horde primitive. Ce qui se passe dans cette rupture, cette sortie, c’est ce qui va structurer à la fois l’appareil psychique humain et à la fois les sociétés humaines.

Comment s’opère cette sortie de l’animalité vers l’humanité ? Les frères et les sœurs, martyrisés par le chef de horde tyrannique, se réunissent et décident de le tuer parce que c’est l’obstacle, évidemment, à leur possibilité de vivre ensemble, à leur possibilité de déployer leur capacité à avoir du plaisir ensemble, à vivre tout simplement en société. Donc ils tuent le chef, c’est nécessaire, mais ce n’est pas l’essentiel. On se focalise souvent pour le « meurtre du père ». Non, c’est le meurtre du chef, c’est l’homicide du chef qui est essentiel dans cette affaire.

Car la véritable histoire commence après. Ne sachant plus comment s’organiser socialement, la horde décide de s’organiser autour de deux interdits, l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste. C’est-à-dire qu’ils inventent quelque chose de l’ordre de la culture. Et ils se rendent compte que ces deux interdits sont, je traduis en termes freudiens, sont un refoulement de leurs instincts, car ils sont, par nature, tous comme le chef. Ils ont envie de tuer, d’exercer la prédation, ils ont envie de violer, ils ont envie de prendre comme ils veulent. Mais ils se l’interdisent. Ainsi refoulés, leurs instincts deviennent des pulsions. D’animal, ils deviennent humains.

Donc Freud a posé cette idée que l’homme est un être pulsionnel, organisé et structuré autour de sa pulsion d’agression, qu’il s’en empêche par le refoulement, et qu’avec ça il s’acculture et qu’il arrive à vivre en société. Pulsion et refoulement sont indissociables pour nous définir en tant qu’être humain. C’est une vision de la nature humaine qu’il faut bien prendre en compte dans toutes ces conséquences cliniques. Ce n’est pas un point de vue simplement philosophique.

Cela veut dire très concrètement que chacun d’entre nous, par nature, sommes des meurtriers et des violeurs refoulés. C’est ça que cela veut dire. C’est une prise de position extrêmement forte, avec des conséquences dont on ne peut pas ne pas tenir compte dans la clinique, notamment dans la clinique des situations extrêmes, dans la clinique de la violence extrême. Dans cette séquence, la pulsion d’agression est première, c’est Freud qui le dit. Elle va être première dans l’histoire du développement de l’enfant, et nous verrons bien sûr le rôle du surmoi dans cette affaire.

La question de l’angoisse

Le cadre est posé, mais il y a un autre terme qu’il faut absolument prendre en compte, parce que c’est celui sur lequel on va s’appuyer pour poser la question : pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ou pourquoi est-ce qu’on ne tue pas, pourquoi est-ce qu’on ne mange pas les autres ? Freud nous dit, c’est très bien, la pulsion d’agression initiale, le refoulement, mais qu’est-ce qui se passe alors ? Le refoulement n’annule pas la pulsion. Le refoulement ce n’est pas une dissolution de la pulsion. Le surmoi n’est pas un dissolvant.

On interprète souvent mal cette question. On dit, ah mais c’est refoulé, donc on est tranquille. Et non, justement, c’est là qu’on commence à ne plus être tranquille. C’est ce que Freud nous dit en nous disant que le refoulement, ça devrait déboucher sur le bonheur de l’humanité, mais pas du tout, ça débouche sur le malheur de l’humanité, le fameux malaise. Le malheur de l’humanité c’est quoi pour Freud ? C’est l’angoisse que provoque, ou à laquelle est associé, le refoulement. Le refoulement s’accompagne toujours de cette angoisse.

Alors Freud dira « angoisse de culpabilité » mais on ne s’empêchera pas de réfléchir pour savoir si cette angoisse n’a pas d’autres formes. Par exemple du côté de la honte. La honte va peut-être nous aider aussi à comprendre les violences sexuelles. Donc on part de cette idée que si rien ne s’y oppose, chacun d’entre nous sommes dominés par nos pulsions fondamentales qui sont d’abord des pulsions d’agression mais qui s’articulent après, on verra, sur les pulsions sexuelles. Puisque Freud dans sa théorie des pulsions va nouer les deux.

C’est à ce stade qu’il faut convoquer ce petit texte de Freud, que j’ai évoqué plus haut, et qui s’appelle « Criminel par sentiment de culpabilité ». C’est un texte qui date de 1915-1916 et qui anticipe très curieusement le Freud d’après 1920. On voit le travail de recherche de Freud qui part d’une surprise clinique. Freud se laisse toujours surprendre et bousculer par la clinique. C’est pour ça que Freud se renouvelle tout le temps et qu’il nous appelle à nous renouveler tout le temps en nous laissant bousculer par la clinique.

Freud nous dit, dans ce petit texte, avoir parmi ses patients des criminels et il dit : c’est très curieux le rapport que ces patients-là ont à la culpabilité. Le bon sens nous ferait dire que lorsque le criminel commet un crime, il se sent coupable après, puisque son crime a été une rupture de l’ordre établi une rupture de tabou premier, etc. Sauf que c’est très rare chez les criminels de se sentir coupable d’avoir commis l’acte.

Les criminels ont tous de bonnes raisons, de leur point de vue, de le commettre et si l’on cherche un criminel fou, on ne trouvera que des exceptions rares. Sur le plan judiciaire, on cherche, on cherche, mais ils ne sont jamais vraiment fous. En tout cas au sens de l’article 121 du code pénal, qui s’articule autour de la capacité de discernement de l’auteur du crime, au moment précis de l’acte. C’est-à-dire qu’ils ont de bonnes raisons, rationnelles, de faire ce qu’ils font. Ce qu’ils nous disent, quand on les écoute, c’est que, avant de commettre l’acte, avant de commettre un acte criminel, et même sans savoir s’ils allaient le commettre ou pas d’ailleurs, ils étaient submergés par leur angoisse de culpabilité, et que ce que disent les criminels qui sont passés à l’acte, c’est « quel soulagement ! ».

Ce que Freud nous dit, c’est qu’il faut appeler ces criminels « criminels par sentiment de culpabilité ». Au fond les criminels sont comme tout le monde, c’est-à-dire, ils ont le meurtre en eux, ils le réfrènent, le contiennent, l’endiguent, mais ça les angoisse. Il faut accepter l’idée que nous sommes comme ça aussi, vous et moi. La différence, peut-être, est que le criminel, lui, ne va pas supporter son angoisse, et que, du coup, il va rompre les digues du refusement.

La question, pour nous, va être : qu’est-ce qu’on fait avec l’angoisse ? Qu’est-ce qui fait le départ entre le criminel qui passe à l’acte et celui qui ne le fait pas ? Ce que nous dit Freud, c’est que les gens qu’il a dans sa clinique sont des gens qui, du point de vue de l’angoisse qu’ils ont ressentie, en ont été submergés et sont donc passés à l’acte pour soulager leur angoisse, pour tenter de se débarrasser de l’angoisse en passant à l’acte. Ils sont « des criminels par sentiment de culpabilité ».

Ça c’est un point d’appui assez important pour nous, dans la question que je veux poser, partager avec vous aujourd’hui, qui est la question pourquoi on viole ? Et, en symétrie pourquoi on ne viole pas ? Ces deux questions sont en miroir mais je préfère les aborder du côté : pourquoi on ne viole pas ? En l’articulant sur la problématique de l’angoisse. Ce que l’on en fait va déterminer ce départ.

Le nouage pulsionnel

Il y a un autre point d’appui chez Freud, c’est ce qu’il nous dit sur le nouage pulsionnel. Je ne vous fais pas un cours sur la théorie des pulsions, mais souvenez-vous, il y a deux théories des pulsions, la théorie qui est déjà en germe en 1915, puis les remaniements qu’il va faire après 1920. Dans sa première théorie des pulsions, il n’y a que deux ordres de pulsions, les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation. Dans sa deuxième théorie des pulsions, celle sur laquelle je m’appuie aujourd’hui, il y a deux ensembles, d’un côté pulsions sexuelles et autoconservation, et, de l’autre, pulsions d’emprise, de destruction, d’agression, qui sont toutes des avatars de la pulsion de mort.

Mais ce que Freud nous dit, et ça aussi, c’est fondamental pour la clinique, une pulsion n’existe jamais toute seule, les pulsions sont toujours nouées au point qu’on peut se demander, mais alors là c’est de la métaphysique, s’il n’y a pas qu’une seule pulsion qui se subdivise en un entrelacs assez complexe, de nouage, d’opposition, de dénouage etc.

En tout cas, Freud a donné la primauté à l’agression, l’emprise, la destruction, la mort. Il nous dit : nous naissons avec, c’est la première pulsion, l’enfant naît avec, en premier, la pulsion de mort. Il s’en débrouille après, et les autres pulsions viennent se nouer dans un deuxième temps. Il nous dit donc que les pulsions d’agression et les pulsions sexuelles sont toujours nouées.

Alors là, on entre dans notre sujet. Je vous lis cette petite phrase très éclairante de Freud, c’est dans L’Abrégé de psychanalyse, L’Herne, 2015, page 24 : « Des modifications dans la proportion de mixtion des pulsions ont les conséquences les plus tangibles. Une adjonction plus forte d’agression sexuelle transforme l’amoureux en meurtrier lubrique, un fort abaissement du facteur agressif le rend timide ou impuissant ».

Il est assez délicat de rappeler que, pour Freud, il n’y a pas d’acte sexuel sans mise en œuvre de la pulsion d’agression – et on risque de mauvaises interprétations dans le climat très idéologisé sur ces questions d’aujourd’hui car il ne précise évidemment pas que la pulsion d’agression serait réservée aux hommes, et donc que les femmes en seraient dénuées dans l’acte sexuel.

Pour tout être humain, homme ou femme, il y a donc, si l’on peut dire, une question de réglage dans le nouage. Le déséquilibre dans ce réglage fait basculer les choses dans un sens ou dans un autre. Trop peu d’agression déséquilibre la capacité à s’engager pleinement dans l’acte sexuel. Cette proposition psychanalytique est difficile pour nous par rapport à une vision irénique et moralisante que l’on pourrait avoir de l’acte sexuel. Freud reste explicite sur ce point : l’acte sexuel est toujours une agression.

Pourquoi est-ce qu’on ne viole pas, c’est donc la question de savoir pourquoi on n’agresse pas sexuellement l’autre, question que l’on peut décliner au masculin ou au féminin, et qui se pose quand on est confronté à une situation à trois paramètres : un moment où la possibilité sexuelle existe, c’est-à-dire où des personnes sont en présence, le deuxième paramètre c’est quand un des partenaires de la situation éprouve, le terme n’est pas bon mais je ne trouve pas d’autre, une « attraction sexuelle », en termes freudiens on dirait plutôt qu’il est saisi par une pulsion sexuelle qui cherche un objet (que l’auteur le sache ou pas n’a pas d’importance ici) et le troisième paramètre c’est que cette attraction sexuelle n’est pas partagée par l’autre partenaire de la situation, et qu’il n’y donne donc pas son consentement.

La question est donc, pourquoi dans cette situation, qui est assez fréquente, on ne se jette pas sur l’autre. Ou, plus finement, pourquoi on ne déploie pas toutes les stratégies possibles pour obtenir de l’autre ce qu’il ne donnerait pas, puisqu’il n’y a pas de consentement ? Il y a donc différentes stratégies, il y a la brutale, et puis il y a la détournée, ou encore la sournoise. Encore une fois la question du genre se dispatche de différentes façons : séduit par une fille, il y a des garçons qui disent « mais moi j’ai couché avec cette fille sans vraiment le vouloir » et qui ressentent cela comme un forçage, une violence subie, très difficile, voire impossible, à avouer. On ne peut pas enfermer la situation dans le paradigme de la brutalité immédiate, comme l’agression au coin du bois, il y a une multiplicité de situations où les auteurs, principalement des hommes, peuvent être aussi des femmes.

Ce qui est constant ici, dans la situation, c’est que la pulsion sexuelle rencontre sa possibilité de débouché en s’appuyant, en s’étayant, sur la pulsion d’agression, qui peut régler la question de la non-réciprocité de l’attirance sexuelle. Il s’agit d’un jeu avec le nouage pulsionnel qui a associé très tôt les deux pulsions.

Ce qui est formidablement novateur dans la proposition Freudienne, c’est l’idée de cette tentation d’agression pulsionnelle première, dont nous sommes porteurs depuis l’origine, que chaque enfant porte à sa naissance, dont l’espèce humaine est porteuse en permanence, et qui est refoulée dans un arrière-plan muet, qui est rempli de ces refoulements et que Freud a appelé l’inconscient. Et que ce refoulement, je vous renvoie à la thèse centrale de Malaise dans la culture, est à l’origine de l’angoisse.

Trois précautions pour aborder le sujet

Pour avancer, je voudrais poser trois conditions, trois précautions intellectuelles générales, si on veut objectiver un peu la question. Et rappeler avant tout cette proposition très simple qui est au cœur de la pensée freudienne : la psychanalyse n’est pas une morale.

Nous n’abordons pas la question des violences sexuelles en termes moraux, et ce n’est pas de la tarte, comme on dit, parce que nous la pensons habituellement en termes moraux, parce que d’une certaine façon la culture nous oblige à la penser en termes moraux. La psychanalyse doit donc se dégager de la culture à un moment donné, pour déployer, non seulement une théorie, mais une écoute qui ne soit pas une écoute morale, alors que l’on est en présence de criminels, de violeurs, d’agresseurs d’enfants. La catégorie morale du monstre, pour qualifier l’agresseur, est quand même une belle catégorie. Elle nous sépare de lui, elle positionne le lien qu’on peut avoir avec lui. Elle nous rassure.

Ce n’est pas facile parce qu’on n’aime pas ça, ce sont des sujets difficiles et évidemment on a envie de s’en détacher et certainement pas envie de se dire « ce type, ou cette fille, n’est pas si différente de moi ». Alors que, oui, il ou elle est comme moi. C’est le destin de nos pulsions qui diffère. La difficulté est de se dire que moi, comme être humain tout simplement, que moi aussi je suis un violeur en puissance ou un agresseur en puissance, parce que c’est ma nature humaine.

Si je n’arrive pas à poser cette écoute sur ça, ça ne marchera pas, il y aura entre nous toute une épaisseur morale. L’autre difficulté est que la question du viol c’est le sujet préféré de la morale dans toutes les cultures, depuis toujours, car c’est une pratique ancestrale. La question du viol est une très très vieille question, elle est présente dans toutes les cultures, elle est dans tous les mythes, elle est dans tous les récits. Quand vous lisez un peu la littérature grecque ancienne, par exemple, la question du viol est absolument partout. C’est une question assez centrale, comme la question de l’homicide d’ailleurs.

L’approche morale

Et, dans toutes les cultures, elle a toujours été saisie par une approche, en fait, je dis morale, mais je devrais plutôt dire moralisante. Encore aujourd’hui, elle est absolument submergée par l’approche morale, ce qui va d’ailleurs poser un problème redoutable du point de vue de l’acceptabilité sociale de ce que peut dire le psychanalyste par rapport à ça, qui pourra se faire reprocher, très rapidement, de ne pas partager l’approche morale qu’il faudrait avoir vis-à-vis de « ces monstres ».

De plus l’approche morale obère la réflexion sur la question de la violence sexuelle en la déséquilibrant du côté de l’intérêt majeur porté aux victimes, ce qui est normal puisqu’il y a eu trop longtemps un déficit de ce point de vue-là, mais du coup en invisibilisant l’auteur, en le rangeant dans une catégorie extérieure à l’humanité. Il y a un risque, si vous approchez objectivement ces questions (c’est-à-dire en tenant compte de la subjectivité…), à dire : je ne vais pas parler des victimes mais des auteurs. Pourtant, s’il n’y avait pas d’auteur, il n’y aurait pas de victime… Il faut donc prendre le problème à sa source.

Alors, juste pour illustrer cette question de l’approche morale, on peut prendre l’exemple, entre autres, de la culture occidentale, depuis la sortie du Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui, en passant par l’ancien Régime. La question du viol a été longtemps présentée sur le plan des mœurs comme sur le plan pénal, sous l’angle concret de la souillure partagée, catégorie morale par excellence. L’origine de cette souillure n’est pas à rechercher dans l’intentionnalité individuelle mais dans l’irruption, l’effraction dans la vie quotidienne, du Mal, du Diable. Celui-ci s’est abattu sur les deux protagonistes, car la souillure vaut pour l’auteur et pour la victime.

La Justice, religieuse ou laïque, va dire : un malheur s’est abattu qui a souillé conjointement les deux protagonistes, et donc, il nous faut punir les deux, car les deux sont souillés à égalité. Il n’est pas rare que l’on emprisonne la victime, non pas parce qu’elle serait coupable de quoi que ce soit, mais parce qu’elle est contaminée, souillée, et qu’il faut la mettre à l’écart pour empêcher la contagion. C’est cela le cadre de l’approche morale.

Maupassant, dans une nouvelle intitulée  Madame Baptiste , publiée en 1882, raconte l’histoire d’une petite fille, dans une famille bourgeoise, qui a été « souillée par un valet » et qui, de ce fait, a grandi dans l’isolement le plus complet. Ses parents ne l’embrassent plus, plus personne ne la touche par peur de la contagion par le Mal. La famille se détache de la petite fille pour ne pas être souillée à son tour.

Mais la morale c’est aussi utile, elle nous sert aussi à nous protéger, à tenir la possibilité de l’acte à distance du moi. Nous ne pouvons pas vivre en permanence avec l’idée que nous sommes des agresseurs potentiels, donc nous avons besoin de pouvoir positionner le meurtrier ou le violeur, comme quelqu’un qui est dans une extraordinaire, une radicale différence par rapport à moi. Nous avons besoin de cette catégorie de l’auteur comme d’une catégorie extra humaine.

Mais, sur un autre versant, un regard non moral sur la situation nous permet de voir que l’auteur est responsable de son acte, et ça c’est important. Car si c’est le Diable qui s’est abattu dans cette grange où le valet a souillé la petite, la conséquence est sa déresponsabilisation : ce n’est pas lui l’auteur, c’est le Mal qui a parlé à travers lui. Et, du coup, l’auteur, fondamentalement, n’est pas responsable de son acte.

Dans l’histoire du viol, enfin l’histoire sociale du viol, il y a un tournant dont on a peu parlé, qui plonge dans des abîmes de réflexion. Au milieu du XIXe siècle, il y a un certain nombre de procès pour violence sexuelle et pour viol, dans lesquels la victime convoque au tribunal des médecins comme témoins, il n’y a pas encore de médecins experts, qui vont décrire au tribunal l’état dans lequel se trouve la victime depuis l’acte. Et qui disent, écoutez, elle n’est pas bien. Elle ne dort plus, elle ressasse tout le temps la même chose, elle a perdu l’appétit. La découverte, c’est que les victimes de viol voient leur équilibre psychique, personnel, social, transformé, dans le mauvais sens. C’est une découverte.

Vous allez dire, mais comment, mais on ne le savait pas avant ? Eh bien non. Et cette découverte-là, c’est celle qui permet de dé-moraliser la question, de sortir la question de la morale. C’est le point de bascule. Ce n’est pas normal, il s’est passé quelque chose qui n’est pas normal dans sa vie, dans sa vie psychique. Et à partir de là, les échelles de peine vont bouger. Le viol était d’abord délictualisé, puis après a été criminalisé légèrement, aujourd’hui c’est criminalisé au niveau de l’homicide.

Parler des auteurs

Alors, se dégager de la morale, ça permet de parler des auteurs. Je dirais un peu bêtement, s’il n’y avait pas d’auteurs, il n’y aurait pas de viol. C’est une évidence. Mais du coup, ça veut dire qu’il faut quand même qu’on s’intéresse aux auteurs. On cherche à comprendre ce qui se passe, pourquoi ils font ça. Et en miroir, pourquoi les autres, placés dans la même situation, ne le font pas ? Pourquoi on ne fait pas plus ? Qu’est-ce qui régule ça ?

D’autant plus qu’il y a des variations importantes. Il y a encore des sociétés, des cultures, où les violences sexuelles sont extrêmement répandues. Des pays, que je ne citerai pas pour ne stigmatiser personne, où 90% des femmes disent avoir été victimes de violences sexuelles. Par rapport à nos sociétés où, bien sûr, l’incidence du viol est très élevée, mais enfin, il y a quand même des différentiels de ce point de vue-là.

Il faut s’intéresser aux auteurs. Je n’insiste pas plus. Mais encore une fois, je l’ai dit tout à l’heure, la focalisation sur la victime, la re-moralisation de l’auteur, n’arrange rien. Je ne vais critiquer personne ici, chacun se débrouille comme il peut. Mais comment dire ? Il y a des concepts comme « masculinité toxique » qui nous empêchent, qui sont un blocage, voire une régression moralisante. Alors qu’on le pense sur un autre plan, très bien. Moi, je ne discute pas ça. Mais je veux dire, dans la prise en charge psychique des auteurs, c’est un blocage. Vous allez écouter quelqu’un en pensant que c’est une masculinité toxique que vous avez en face ? Mais non, ça ne marche pas. Vous écoutez quelqu’un, vous écoutez quelqu’un. Ce n’est pas le Diable qui est sur mon divan.

Vous me demandez : est-ce qu’on les voit en psychanalyse ? En tout cas, ceux qu’on voit en psychanalyse, c’est ceux qui ne violent pas. C’est pour ça que je pose la question. Pourquoi ne violent-ils pas ? Et si chacun, sur le divan, était un violeur en puissance ? En puissance. Et de toute façon, on peut toujours entendre un criminel, quel qu’il soit. Pas dans le cadre des écoutes judiciaires, qui ont leur propre finalité. Est-ce qu’un violeur en prison pour dix-huit ans qui a commis des actes atroces, et qui aimerait l’idée, qui a envie de faire un peu le ménage avec lui-même, et que vous puissiez lui faire la proposition d’une écoute de cette nature ? Pourquoi pas lui ? Qu’est-ce qu’il a de différent des autres ? C’est ça aussi la psychanalyse. Je veux dire, on ne demande pas aux gens s’ils ont fait ceci ou cela. Je le redis que la psychanalyse n’est pas une morale.

Vous savez que Freud attache beaucoup d’importance à se détacher de la religion, parce que justement, le point de vue moral de la religion vient contaminer d’une certaine façon la possibilité d’approche du psychisme. Mais je reviens sur l’idée. Je veux dire, oui, il a violé, oui, il est en prison, oui, il a fait des choses horribles, il souffre, il a envie, moi je peux lui proposer une écoute. Il n’y a pas de question. C’est peut-être plus difficile, c’est un peu différent, c’est… Non, même pas. Donc c’est pour ça que je dis, qu’il faut parler de l’auteur.

Une violence comme une autre ?

Il faut aussi, troisième condition, ne pas détacher la question de la violence sexuelle de la violence en général. Parce que la morale sépare les deux instances, parce que comme il y a du sexe, ce ne serait pas pareil. Ce n’est pas tout à fait pareil, puisqu’il y a du sexe, mais il y a toujours du sexe de toute façon. Il y a toujours du sexe dans l’agression. Comme il y a toujours de l’agression dans le sexe. On est toujours dans le nouage.

Donc dire, la violence sexuelle n’est pas une violence comme les autres, ça ne marche pas. C’est une nouvelle manière de mettre de la morale, et de dire, ah mais c’est un statut particulier, non, ça n’a pas un statut particulier. Ça n’a pas un statut particulier, même s’il y a une spécificité, évidemment, une spécificité de l’acte. Notamment une question, mais je ne veux pas la traiter ici, parce qu’il faudrait beaucoup trop de temps. On a assisté en Occident, et dans d’autres pays du monde, par exemple au Japon, à une réduction très forte des homicides ; sur plusieurs siècles, le taux d’homicide a été considérablement réduit, mais le taux de violence sexuelle n’a pas suivi la même pente. On arrive moins à restreindre les violences sexuelles que les violences homicides. Donc il y a bien, de ce point de vue-là une question spécifique aux violences sexuelles.

Pour vous donner juste une indication chiffrée, il y a 959 homicides en France par an, En 2023, environ 2 900 infractions criminelles pour atteinte sexuelle ont été sanctionnées en France, parmi lesquelles 62 % concernaient des viols, soit environ 1 798 condamnations pour viol cette année-là. Il est important de noter que le nombre de condamnations pour viol est significativement inférieur au nombre de plaintes déposées. Par exemple, en 2023, environ 42 600 plaintes pour viols ou tentatives de viol ont été enregistrées par les forces de l’ordre.

Pourquoi on ne viole pas ?

Alors, troisième partie, qu’est-ce qui retient ? J’arrive à la question. Qu’est-ce qui fait que certains violent et d’autres pas, alors que, dans la situation, nous serions tous en position pulsionnelle de le faire ? Alors, il faut faire un petit détour, mais vous connaissez je pense l’histoire, mais je vous la refais quand même très rapidement : le destin de la pulsion d’agression chez l’enfant. Il y a la « période océanique », et puis après, il y a l’enfant qui se déploie, enfin le petit qui déploie ses pulsions, et qui déploie en premier lieu ses pulsions d’agression au service du déploiement de toutes ses autres pulsions. Premier barrage, premier obstacle, il bute évidemment, pas forcément sur une autorité, mais enfin il bute sur son environnement, sur son entourage. L’enfant ne peut pas se déployer, on le borne, et c’est là que ça commence.

C’est-à-dire que l’enfant répond par une mobilisation sans précédent de sa pulsion d’agression, contre l’obstacle à son déploiement pulsionnel. C’est là que ça se joue. Dans ce moment tout à fait important qui renvoie à la capacité du bornage parental ou du bornage de l’autorité. Il y a deux temps, dans le premier temps, il se déploie, il tombe sur des obstacles, et le deuxième où il réagit de façon extrêmement vindicative. Il déploie une haine contre ses parents, ou ceux qui l’empêchent de se déployer. C’est normal.

La réponse qui va lui être faite dans ce deuxième temps est tout à fait essentielle, elle va être le noyau du rapport à la pulsion d’agression, avec notamment, mais là je vous renvoie à vos classiques, la capacité à se former un surmoi. C’est là que ça se joue. Et la première tâche du surmoi, c’est la répression de la pulsion d’agression. Freud dirait, il est là pour ça. Dans l’appareil psychique, il est là pour ça. C’est sa première tâche. Brider la pulsion d’agression.

En la renvoyant à son auteur, en l’introjectant, nous dit Freud. Il nous dit, pour que la pulsion d’agression ne s’extériorise pas, le surmoi la retourne et punit en permanence le moi, qui en souffre, sous l’affect de l’angoisse de culpabilité, de la culpabilité d’être quelqu’un en capacité de se déployer pulsionnellement. Ce concept de culpabilité, il faut le questionner. Enfin, on peut le prendre comme ça pour l’instant.

Le surmoi n’annule pas la pulsion

Je l’ai dit tout à l’heure, c’est tout à fait essentiel, le refoulement, le surmoi, n’annule pas la pulsion. Le surmoi n’est pas un dissolvant. C’est un relais. Un relais cruel, mais un relais. Et ce que nous dit Freud dans la théorie des pulsions, il nous dit un truc mystérieux, mais qui prend tout son sens, il nous dit, les pulsions ont une poussée constante. Il y a des moments, évidemment, mais ce qu’il nous dit, c’est que la poussée pulsionnelle ne s’arrête jamais. Ça veut dire que je l’ai refoulée, mais non. Ça continue à pousser. C’est un circuit sans fin. C’est ce circuit-là qui génère, évidemment, l’angoisse.

Alors moi, j’aime bien, Freud, à un moment donné, parle d’angoisse d’attente. J’aime bien ce terme. Une angoisse d’attente. Alors qu’est-ce qui se passe dans la situation que j’ai décrit tout à l’heure, possibilité sexuelle, attraction, non partagée ? D’abord, le nouage pulsionnel joue à plein. C’est-à-dire, la possibilité de trouver un débouché à la pulsion sexuelle se souvient que la pulsion d’agression permet de se faire. La pulsion d’agression permet.

Mais plus je me retiens, plus je refoule, dans la situation-là, on parle de la situation qui peut conduire aux viols ou qui peut ne pas conduire aux viols, plus la personne qui éprouve l’attraction se retient, plus elle s’angoisse. Tout de suite, la pulsion d’agression, elle est là, personnifions le théâtre, elle est là pour dire « mais attends, moi je peux te donner un sacré coup de main ». On y va. Et la personne dit « Ah non ». Et du coup, le mécanisme de refoulement s’intensifie, le surmoi est obligé d’être encore plus cruel, et donc il y a une souffrance accrue dans la situation.

Comme le dit Freud : « à mon avis, c’est seulement ainsi qu’on peut comprendre que de la répression pulsionnelle résulte – souvent ou de façon tout à fait générale – un sentiment de culpabilité et que la conscience morale devient d’autant plus sévère et sensible que la personne s’abstient d’agression contre d’autres », Le problème économique du masochisme, (1924), dans Névrose, psychose et perversion, puf, 1973, page 297.

L’angoisse comme pivot

Et c’est cette souffrance-là, de l’angoisse, qui va être le pivot de la symétrie entre « je fais, je fais pas ». Il fait, il ne fait pas. Mais il faut retenir l’idée que celui qui, dans la situation, sans même s’en rendre compte, à l’évocation en lui-même de la possibilité de la contrainte, et qu’il ne la déploie pas, va en tirer un surcroît de souffrance. Qui n’arrivera pas forcément d’ailleurs à affecter.

Dans le vocabulaire de la psychologie, vous pouvez trouver des termes qui décrivent ça, la frustration par exemple. C’est un terme qui permet de nous décrire ça. Mais ce terme de frustration est superficiel par rapport à la mécanique qui est en dessous. Par exemple, on parle souvent d’un mineur en disant c’est un grand « intolérant à la frustration ». Bien sûr, mais l’intolérance à la frustration, quand on redescend dans l’histoire psychique de la personne, on voit qu’elle s’est nouée au moment que j’ai identifié tout à l’heure. C’est-à-dire au moment où l’enfant est obligé de répondre à l’agression des parents qui l’empêche. Ce n’est pas un moment au sens où il y a un événement précis, encore que cela reste possible. Ça se passe sur une période longue, évidemment, qui est la période de sortie de l’œdipe, grosso modo. Mais c’est une période qui est décisive de ce point de vue-là, effectivement.

Faire quelque chose avec son angoisse

La description en termes d’intolérance à la frustration est intéressante, mais il faut savoir ce qu’il y a derrière. C’est là que la psychanalyse apporte quelque chose, peut-être à la compréhension du mécanisme. Ce qui veut dire que renoncer au déploiement pulsionnel, vous voyez comment je pose les choses, c’est-à-dire à une personne qui dit « moi, je ne suis pas un violeur » : « non, non, attends, potentiellement tu l’es dans la situation, mais tu vas renoncer à ton déploiement pulsionnel, et pour renoncer à ton déploiement pulsionnel, il faut que tu fasses quelque chose avec ton angoisse ».

Parce que si elle devient trop insupportable, on va tomber dans la situation clinique que décrit Freud, c’est-à-dire pour me libérer de l’angoisse, je vais passer à l’acte. Donc c’est la capacité à faire quelque chose avec une angoisse qu’on n’arrive pas à affecter, qu’on ne sait pas affecter, mais qui est extraordinairement envahissante, évidemment, du point de vue de l’économie pulsionnelle. Alors qu’est-ce qu’on peut avoir comme raison d’accepter de ne pas se libérer de l’angoisse ? C’est le point essentiel auquel je voulais arriver.

Vous me dites : la sublimation. Je veux bien, mais, curieusement, quand on butte sur une difficulté dans le domaine des pulsions, on va convoquer ce concept un peu passe-partout, flou, la sublimation. Oui mais là, on parle d’une situation concrète. Le gars il dit, j’ai flashé sur cette fille, pourquoi ? J’aurais bien. Ça marche pas, ça veut pas. Ça me travaille. Alors il peut toujours se dire, je vais faire de la peinture, mais c’est un peu loin, quoi. C’est un peu loin. La sublimation, oui, vous avez peut-être raison. Mais pas là, dans la situation.

Mais, je veux dire, là on est dans des situations extrêmes, de violence extrême. On n’est pas dans un plan de vie où on dit, je suis obsédé par ces fantasmes, etc. Je vais donc faire autre chose, faire de la peinture, puis ça calme tout de suite, là, non. Là, on est dans la situation où comment une personne fait, alors qu’elle devrait normalement se transformer en violeur, pour accepter l’angoisse dont elle est porteuse, pour ne pas l’être. Le nœud, il est là. La question, elle est là.

Pistes de réflexion

Moi, je vois 5-6 pistes de réflexion. La première, c’est adhérer fortement à l’opinion « moi, je ne fais pas ça. On ne fait pas ça ». Alors là, c’est le surmoi… C’est le surmoi culturel, dirait Freud. Qui nous fait adhérer profondément à cette idée que quelqu’un de bien, ça ne fait pas ça. Je ne sais pas si ça suffit, mais disons que ça permet de regarder son angoisse d’une autre façon. Oui, je suis très angoissé, mais au moins, moi, je suis quelqu’un de bien. Bon, oui. Ça renvoie en chaîne à l’opinion première, l’interdit initial de la sortie de la horde primitive : « tu ne violeras point ». Oui, ça s’appelle la conscience morale.

Elle peut s’étayer sur la peur de la punition sociale. C’est-à-dire, par anticipation, si je passe à l’acte, je vais être attrapé, donc je vais être condamné. Sauf que la criminologie nous dit que la peur de la punition n’a jamais arrêté un criminel. Pourquoi ? Parce qu’il est dans un espace pulsionnel où il n’y a pas de projection sur l’avenir. Non, non, c’est tout de suite là. Tout de suite que ça se passe. Bon, première piste.

Deuxième piste, comment dire… Quelque chose qui serait à mi-chemin entre la force d’âme, la volonté et le sentiment d’orgueil. La personne se dit, moi, je suis capable de me retenir. C’est un trait de personnalité. Je suis fier, parce que moi, je ne fais pas ça. Alors, vous creusez un peu et vous allez assez rapidement trouver quelque chose de l’ordre du masochisme. C’est-à-dire un retournement d’une pulsion d’agression contre soi. Vous ajoutez une pincée narcissique et vous arrivez sur la jouissance à souffrir de l’angoisse que je m’impose en ne passant pas à l’acte. C’est une piste clinique intéressante.

La troisième raison tiendrait à une disposition personnelle initiale qui ne contient pas une forte poussée sur le côté sexuel. Freud dit, nous naissons avec des dispositions pulsionnelles différentes les uns des autres. Certains ont une pulsion sexuelle très forte, d’autres moins forte. La personne qui est placée dans la situation de viol potentiel, mais dont la pulsion sexuelle est assez minimale, est en position d’avoir une angoisse de renoncement moins forte et donc plus facilement dominable.

Quatrième piste : l’état du surmoi, on a parlé du surmoi tout à l’heure. Mais le surmoi, il faut se méfier du surmoi. Freud nous dit, méfions-nous du surmoi. Il le dit sur le plan clinique. Il dit que le psychanalyste est souvent amené à rabaisser l’exigence du surmoi chez son patient parce que sinon ça ne va pas marcher. Parce que le surmoi s’emballe et quand il s’emballe, il crée des mécanismes vertueux qui conduisent toujours à la catastrophe. À force de forcer le renoncement, on va à l’explosion.

Il y a une cinquième raison, pragmatique, mais là, c’est très hypothétique. Je me risque : je crois que nous sommes structurés par notre angoisse, angoisse liée à la restriction pulsionnelle. Elle nous accompagne dans la vie, toute la vie. Elle est plus forte à certains moments, moins forte à d’autre, mais elle nappe en permanence l’ensemble de notre appareil psychique. Parce que nous sommes civilisés, nous sommes angoissés. Et que, se dire « je vais renoncer à mon angoisse, je vais passer à l’acte », c’est un saut dans le vide, dans l’inconnu. Parce que l’angoisse, ça structure le moi.

L’angoisse est un élément, un investissement qui structure l’unité du moi. Vous dites « je renonce à mon angoisse » Hop ! Mais c’est plus encore plus angoissant, paradoxalement. C’est le saut dans le vide. Donc c’est une raison extrêmement pragmatique. Je sais pourquoi je souffre, mais si je quitte ce terrain-là, où je vais ? Le passage à l’acte, oui, mais où je vais ? Alors, il y a des gens qui aiment l’aventure, il y a des gens qui n’aiment pas, cela dépend de chacun.

Accepter l’angoisse liée au renoncement, c’est comme ça que j’ai été élevé, élevé par mon espèce, élevé comme ça par ma tradition, élevé comme ça par mes parents. C’est ça notre vie. Si je quitte ça, je ne me reconnais plus. C’est d’ailleurs peut-être une des raisons pour lesquelles on ne viole pas. Pour continuer à se reconnaître.

Le dernier point que je ne développerai pas, parce qu’il est encore en travail pour moi, c’est la honte. Ah ! On l’avait oublié ? Ben oui, la honte, c’est extrêmement important, la honte, mais je n’ai pas le temps de la développer, donc je la reprendrai. Je veux juste dire que la honte a quelque chose à voir avec la dimension scopique, puisque la honte, c’est toujours la honte d’être vu, et qu’il y a quelque chose avec l’être vu dans le passage à l’acte, notamment du viol, ou du non-viol.

Et là, l’affaire Pénicaud nous remet encore sur les rails de cette vieille thématique japonaise de la belle endormie. Beaucoup de violeurs disent à leur victime, « ne me regarde pas ». Et l’affaire Pénicaud, c’est… je veux dire, c’est le procès du scopique. C’est la contrainte sans être vu. Mais être filmé, c’est là tout le paradoxe du déplacement du scopique, de la virtualisation du regard. C’est le succès du GHB. C’est-à-dire, le violeur qui n’est pas vu par sa victime.

Donc il y a quelque chose dans la crainte d’être vu, dans l’angoisse d’être vu, mais là, le nœud avec la culpabilité est un peu complexe. Y a-t-il une angoisse de honte ? Honte et culpabilité sont-elles les deux faces de la médaille de l’angoisse ? La culpabilité est-elle plus présente dans les sociétés portées sur l’intériorité, là où les sociétés de la communication, de l’interactivité, sont plus portées par la honte ?

À creuser… Mais, dans tous les cas, voilà quelques bonnes raisons de ne pas se laisser aller à l’agression, là où tout y conduirait, par nature.

Constitution du sujet – Désir des parents, Stade du miroir et Formation de l’inconscient

« Heureux les enfants qui naissent sans qu’on sache trop pourquoi ! »
Lucien Israël, Boiter n’est pas pécher.

Lucien Israël écrit cette phrase à la fin du chapitre « Pourquoi des enfants », dans lequel il évoque les raisons pour lesquelles les gens décident d’avoir des enfants et cet écart, ce manque qu’il existe toujours car si nous savions vraiment pourquoi nous voulions des enfants, ces enfants seraient enfermés dans cette raison.

Quand un enfant arrive au monde, il est entièrement dépendant de ses parents. Quand l’enfant pleure, les parents sont là pour répondre à ses besoins. Aussi bien l’enfant et les parents sont une sorte de même entité. Dans cet ensemble constitué, il y a dès le début un écart qui est source de frustration et même de colère chez l’enfant comme chez les parents. L’enfant ne pouvant s’exprimer par des mots est sous la coupe de l’interprétation souvent hasardeuse des parents. De plus, les parents parfois « se refilent le bébé », brisant au passage l’image idyllique d’un amour parental censé dégouliner à chaque heure du jour et de la nuit.

Dans cette affaire, l’enfant comprend très vite que s’il veut obtenir ce qu’il veut, il va devoir balbutier quelques mots à la mère en échange de soins, de lait et d’amour. Aussi, le langage devient pour lui une source de jouissance et il met toutes ses compétences innées à contribution.

J’observais il y a quelques jours ma nièce âgée de seulement deux mois, qui tentait d’imiter sa maman pour parler. Formant les lèvres, ouvrant la bouche en cœur, levant le menton et y mettant beaucoup d’intention. À tel point, que les mots comme des signaux de fumée, même s’ils ne faisaient pas vibrer l’air pour produire des sons, étaient entendables de nos yeux. Sa maman l’encourageant dans cet exercice, le jeu dura plusieurs minutes.

Ce qu’on désigne par stade du miroir n’est autre que la constitution du sujet dans une découverte progressive par l’enfant de l’unité de son corps et de l’écart entre l’intérieur et l’extérieur.

La découverte par l’enfant de l’écart entre son image corporelle et son image spéculaire. Écart entre ce que l’enfant ressent et ce qu’il donne à voir. Écart entre ce qu’il pense être et ce qu’on voit de lui.

Cet autre qu’il voit dans le miroir et dans les yeux de ses parents, est parfois confondu avec lui-même. Ce qui peut générer des tensions agressives tournées vers les autres et vers lui-même.

Par cette formation d’un Moi unifié dans une forme de jubilation narcissique et par le refoulement de l’image corporelle dans l’inconscient en formation, le sujet commence une nouvelle expérience avec le réel.

Le refoulement de ce que l’enfant souhaite véritablement et son ouverture au désir de l’autre dans la parole est un équilibre délicat entre formation et aliénation du sujet.

L’image du corps refoulée est marqué par des mots, des signifiants et des désirs. L’inconscient se structure comme tel. Comme un langage. Le langage du grand Autre.

L’inconscient n’est pas l’instinct de l’homme mais une division de l’homme de manière que l’ambivalence et des pensées contradictoires peuvent cohabiter dans un seul et même être. Lui offrant ainsi la possibilité d’un choix et de donner un sens propre à sa vie.

J’aurais pu faire mieux ?

Autant dire que le visionnage de la mini-série en 4 parties « Adolescence »[1] est éprouvant. Le spectateur du fait du procédé utilisé pour filmer chacune des parties de la série, n’est pas seulement installé dans la position classique et relativement confortable du voyeur distancié, mais aussi dans celle du témoin qui trace chacun des protagonistes. Il s’agit d’un parti pris de mise en scène (ici particulièrement efficace) dans lequel la caméra suit sans interruption ni plans de coupes, tous les interprètes de la série, sans répit, pourrait-on ajouter, au cours de chacun des épisodes. Le premier est consacré à l’arrestation brutale de Jamie, un adolescent de 13 ans au visage impubère, soupçonné de meurtre sur la personne d’une camarade de classe. Le second interroge l’environnement scolaire de Jamie, le troisième, son évaluation par une psychologue, et le dernier est consacré à ses parents plus d’un an après les faits.

Un malaise majeur se dégage de la série. Celui de devoir réfuter toutes les pseudo-compréhensions qui surgissent à foison dans les journaux dès qu’un fait divers de ce type est commis, et qui ont comme caractéristiques de pousser au manichéisme et à la simplification outrancière (surtout dès qu’il s’agit de leur éventuelle exploitation politique).

« Adolescence » n’est pas une série policière au sens classique du terme, mais une série sociale qu’il faut se garder de transformer trop vite en série politique. Elle interroge avant tout les modalités de liens sociaux qui prédominent dans les sociétés occidentales, en particulier à l’adolescence.

Qu’est en réalité l’adolescence de nos enfants, et jusqu’où sommes-nous responsables de celle-ci ?

D’un point de vue personnel, Jamie est loin d’être le petit ange innocent qu’il paraît être, et comme l’imagine sa famille. À cet égard, la scène de sa confrontation avec la psychologue est terrifiante. (Les enfants, contrairement à ce que l’on pense couramment, apprennent très tôt l’art de la manipulation d’autrui.)

Quant au second épisode qui nous plonge dans la réalité du collège, autant dire qu’il ne s’agit rien moins que d’une descente aux enfers, d’autant plus terrible évidemment qu’elle est pavée des meilleures intentions. Entre les élèves insolents, impulsifs ou cyniquement indifférents (même en uniforme !), les professeurs démissionnaires ou au contraire les pédagogues naïfs serviables et altruistes sans compter ceux qui veulent jouer les psychologues soucieux du bien-être de leurs collégiens, tout cela au milieu d’exercices d’alerte dont tout le monde semble se moquer : en un peu moins d’une heure, la vision chaotique d’une école qui peine à remplir l’essentiel de sa mission est accomplie ; une école dont toute autorité véritable paraît absente ou diluée. Il faut dire qu’il lui est lourdement demandé de nos jours à cette école, surtout dans cette tranche d’âge. Il faut aux professeurs tout à la fois assurer un minimum d’enseignement, jouer les éducateurs, voire les psychothérapeutes et les assistances sociales, autant dire une mission impossible que viennent alourdir encore le manque d’effectif et le manque de formations. Une des enquêtrices le répètera d’ailleurs par deux fois : l’école, ça sent mauvais…

Quant à l’épisode final centré sur la famille de Jamie, en particulier ses parents, sa force se trouve au sein de la banalité des propos échangés entre sa mère et son père à l’occasion de l’anniversaire de ce dernier. Une famille de classe moyenne « normale », aimante, attentive à leurs enfants, comme il en existe, par-delà les caricatures, des milliers dans chaque pays… Comment en sont-ils arrivés à engendrer un meurtrier et comment continuer à lui manifester leur amour malgré son geste et l’hostilité du voisinage ? Les voilà pris dans une quête sans réponses assurées ni satisfaisantes, si ce n’est d’avoir sans doute trop respecté l’isolement dans sa chambre de leur fils réfugié sur son ordinateur sans qu’ils sachent vraiment ce qu’il y fait.

Alors, s’il y avait une conclusion ou une moralité à tirer de cette histoire (fictive, mais interrogeant l’augmentation des agressions à l’arme blanche au Royaume-Uni commises par de très jeunes adolescents), ce serait d’abord de cesser de considérer les adolescents comme une tribu exotique à décrypter seulement par des ethnologues et des spécialistes. Les adultes doivent se mêler aux adolescents, une tâche ardue qui consiste à respecter leur intimité sans pour autant les autoriser à ne rendre compte de rien et à agir à leur guise. À ce sujet, la série montre clairement le rôle des réseaux sociaux, la puissance de ceux-ci chez les adolescents, et en quoi il importe d’en connaître les codes. Car ces réseaux sociaux placent les jeunes adolescents (et pas qu’eux) dans un monde où réalité et virtualité sont confondues, sans le moindre recul. Un monde sans surveillance, une bulle brute qui décuple la violence et les pulsions, dans lesquels l’emballement conduit au pire. Et c’est bien ce qui est arrivé à Jamie : que ne ferait-on pas pour être populaire, pour exister et riposter aux attaques et aux moqueries dont on se sent la victime ?

Presque jusqu’au bout, Jamie répète à satiété « qu’il n’a rien fait de mal » et dénie ce qu’il a commis, car il est incapable d’en mesurer les conséquences : la mort reste une virtualité parmi d’autres.

Dans ce contexte, le mot de la fin « j’aurais dû faire mieux ! » qui revient au père dévasté, débouche sur une aporie : il aurait dû faire mieux, pense-t-il, mais aurait-il seulement pu ?

  1. Adolescence, série créée par Jack Thorne et Stephen Graham, diffusée sur Netflix

Allô l’analyste ? Ici la société

L’acte psychanalytique est respiration. Il est subjectivement nécessaire d’introduire une coupure dans l’actualité précipitée. Précipitée et donc étouffée, précipitée et donc proche du précipice, précipitée et donc agitée. Une coupure et un autre temps. L’acte analytique ouvre un temps de retour sur soi, un temps pour comprendre. Un temps pour entendre autrement, un temps d’appropriation. L’appropriation n’est pas une action de contrôle, mais une symbolisation. La chose continue d’échapper. Mais elle échappe autrement. Vous n’avez pas tout compris au truc qui vous pousse à parler, au truc qui vous fait souffrir, au truc qui vous embarrasse dans une relation. Non, vous n’avez pas tout interprété du truc. Mais le truc n’est plus vécu de la même manière. Il y a un quelque chose de différent. Le truc vous colle moins à la peau. Le quelque chose ouvre vers une nouvelle énergie. Il y a changement de discours. Ce passage signe une rencontre de type analytique.

Allô, puis-je reprendre rdv ? Vous l’aviez déjà fait !

L’acte psychanalytique est engagement. Non pas tenir pour tenir mais tenir à ce passage d’un discours à un autre. Ici la méthode analytique se réinvente avec chaque sujet. Temps long, temps court, scansion initiale, scansion finale, question, interprétation, narration, etc. Le temps ici se déforme, c’est un autre temps dont il s’agit. Celui de l’élaboration inconsciente. Tenir, ou plus justement, soutenir ce travail subjectif et subjectivant. L’engagement sur ce chemin requiert d’avoir été averti par son expérience des résistances, de la pulsion de mort, des répétitions, de la force de la jouissance, que l’individu utilisera pour (se) mettre des bâtons dans les roues.

Allô, je veux plus revenir ? Alors revenez!

L’acte psychanalytique est décision. Ce parcours autorise une décision en méconnaissance de cause. Une parole nouvelle, un dire vrai qui surprend le sujet qui parle et celui qui écoute. Justement dans et par cette rencontre. La décision est acte de passage et pas passage à l’acte. L’analyse permet un acte de liberté. Quelle est votre liberté en acte ?

Allô ? Allô! Allô…

L’élection de Trump : événement ou reflet de société ?

Les élections américaines du 5 novembre nous ont confronté à la surprise de voir Donald Trump l’emporter avec un écart qui a démenti tous les sondages, lesquels pronostiquaient que les deux candidats étaient au coude à coude. Diverses explications ont été avancées, notamment conjoncturelles ; manque d’attention pour telle ou telle catégorie de la population, pour la dimension économique, la question de l’immigration. Cette démarche politique ou explicative qui fait crédit au juste sens pour en rendre compte nous semble insuffisante pour expliquer que plus de 50% des Américains aient voté pour Donald Trump. Cette démarche positiviste ne dissimule-t-elle pas une vérité, qui de ne rien en vouloir savoir, renforce la résistance aux changements, à l’inflation de mesures pédagogiques ou législatives ? Nous proposons ici de prendre de la hauteur, de sortir des discours communs, pour essayer d’appréhender autrement cette réalité, ce Malaise dans la civilisation. C’est-à-dire essayer de s’approcher de ce qui cause cette souffrance de l’homme, liée à sa condition elle-même, voire renforcée par le politique ?

Le discours de Kamala Harris après sa défaite n’a pas manqué de surprendre. Un discours défendant les valeurs républicaines, le respect d’autrui, les sentiments, l’honnêteté. Il était dans la continuité de son discours pour la présidentielle, dans la continuité de celle de son mentor Barak Obama, à savoir un « storytelling » où il est question, de son histoire familiale, de son parcours personnel aussi bien familial que professionnel, avec des références à ses origines et des hommages prononcés à ses parents. Le résultat des élections faisait apparaître au grand jour que cette forme d’expression faisait tache, en ce qu’il était totalement en décalage par rapport au discours de Trump. Peut-on d’ailleurs encore parler de discours concernant les propos de Donald Trump ? Il s’agit davantage d’un langage onomatopéique, avec une syntaxe élémentaire (sujet – verbe – complément), un lexique très pauvre. Propos assortis de blagues, de mensonges, d’insultes, sans aucune retenue. Il n’a pas hésité à dire de Kamala Harris : « elle est bête, elle est très bête, elle a un QI très faible, elle a le QI d’une pierre ». Le fait que Donald Trump ait rassemblé les suffrages de plus d’un électeur sur deux semble montrer que le storytelling n’est plus opérationnel. Il est tentant d’évoquer que le discours d’Obama n’ait pas tenu les promesses d’espérance qu’il a suscité, mais est-ce suffisant pour expliquer la perte de son efficacité ? Christian Salmon souligne à propos qu’à la construction et la continuité d’une histoire se substitue la « culture du clash » ; prévalence de bribes de phrases, complotisme, critique des autorités qu’elles soient politiques, scientifiques, épidémiologiques comme on a pu l’observer lors de la crise du COVID[1].

Comment rendre compte de l’efficacité de cette « culture du clash », et d’où peut-elle venir ? Plutôt que de chercher dans le contexte les raisons qui seraient autant de rationalisations qui masqueraient le fond de la problématique, ce que l’on observe dans l’essentiel des commentaires sur la « servitude volontaire » essayons de cerner quelle vérité se cache derrière ce paradoxe selon lequel si « la nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, il prend facilement un autre pli[2] ».

Notre hypothèse est que cette « culture du clash » est un aboutissement du « discours capitaliste[3] ». Ici le terme de discours n’est pas à entendre au sens ordinaire des propos tenus, mais comme « une sorte de structure » qui « du fait pur et simple du langage, se précipite un lien social. C’est même couramment ce que l’on appelle une idéologie[4] ».

« Du fait pur et simple du langage », c’est-à-dire ce que le langage impose à l’homme comme condition. Et comment il peut espérer y faire face. Si le langage est un présent pour l’humanisation, il est tel le cheval de Troie ; une fois que nous l’avons accepté, il nous colonise. Ce bain langagier dans lequel nous sommes plongés, avec ses règles, ses conventions, (certaines conscientes, d’autres que l’on ignore comme les interdits inconscients) s’infiltre en nous, en même temps qu’il nous échappe. Nous croyons maîtriser le langage, mais il nous traverse, il est comme un corps étranger qui nous demeure impénétrable, jusqu’à conduire à ce sentiment de ne plus savoir où nous en sommes, à nous sentir comme une marionnette. Car le langage n’est pas un simple codage ! Au-delà, il y a un message, un système de signifiants dont l’homme n’est pas le maître. C’est ainsi qu’il faut distinguer deux logiques lorsque l’homme parle. Une logique formelle, l’énoncé, définit par l’intention de signifier, de donner du sens, d’adresser une signification à l’interlocuteur, un savoir. À travers cet énoncé, le sujet se fige dans une représentation imaginaire de lui-même, dans une forme d’objectivation de soi, qui n’est pas sans procurer une jouissance, une assurance narcissique, qui fait croire à une certaine maîtrise de sa vie et de ses choix.

Sous le sujet de l’énoncé, avec sa logique formelle, il y a le sujet de l’énonciation, la logique inconsciente ; sous le récit rationnel, il y a un message, une logique de non-contradiction (une même chose est affirmée et niée dans le même temps) qui révèle une vérité cachée, une histoire à laquelle il manque un chapitre, qui interroge, qu’est-ce que cette histoire ? Telle personne se dit en « burn-out », se plaint de son supérieur qui lui confie toujours plus de tâches, il a répondu sans sourciller, a été envahi par l’angoisse jusqu’à se consumer, à n’être plus qu’un objet satisfaisant la jouissance de celui qui lui demande. Après une phase d’insomnie, il rêve de son travail, et considère dans un premier temps que ceux-ci ne sont que le fruit de ses conditions de travail. L’écoute du patient permettra de retrouver que les phrases de son « patron » répondent à des phrases plus anciennes, tenues par sa mère qu’il avait érigée en idéal, avec le souci permanent de lui rendre service. Ces événements passés jamais élaborés sont revenus avec une actualité immédiate. Si « l’inconscient est structuré comme un langage », c’est dans la mesure où l’inconscient obéit à certaines lois du langage (comme la métaphore pour exprimer une vérité) mais qu’il peut aussi violer cette dimension symbolique que permet le langage (le principe de non-contradiction) pour « s’installer dans le champ logique… qu’il y soit soumis[5] ». Ce qui veut dire ; il importe de ne pas comprendre trop vite, de rester attentif aux mots et ne pas les réduire à un sens qui ne permettrait pas d’entendre ce qu’a à dire un sujet. Il ne faut pas sauter le signifiant.

La logique du signifiant est donc ce qui organise la vie sociale, la manière dont les hommes se gouvernent, elle permet une pacification dans les relations. Mais elle est aussi la cause d’une souffrance du fait qu’elle cause l’homme comme sujet.

« Une sorte de structure », c’est-à-dire que le discours n’est pas la parole, mais l’agencement de quatre paramètres qui s’articulent. Il s’agit du sujet, du savoir et de la vérité. Le quatrième paramètre, c’est l’objet cause du désir.

Du fait d’être pris dans le langage, du fait de parler, s’engendre la perte de ce moment mythique de fusion de l’enfant avec sa mère, un « cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois actif et passif[6] ». Ce mythe lorsqu’il reste présent, relève du délire. Il reste actif chez certaines personnes qui ne peuvent concevoir l’amour autrement que fusionnel, passionnel. La Chose désigne le lieu de jouissance confuse qui satisfait « au désir de la larve », d’indistinction chaotique avec la mère. Ce qu’Otto Rank nomme « traumatisme de la naissance », c’est le déchirement et la perte de complète jouissance de la mère qu’il est, ou avec laquelle il se confond et qui forme la Chose.

Le sujet vient à l’existence, ex-siste (se tient hors de), du fait d’une déchirure interne, qui fait apparaître cet Autre qui devient la part manquante de son propre être. Le sujet n’advient que d’une relation à son être perdu, d’une perte d’être, d’un manque, c’est « du manque d’être par quoi l’être existe[7] ».

Il n’y a pas de sujet sans Autre. Mais cette dimension de grand Autre, non substantielle, a une dimension quasi virtuelle ; c’est pourquoi le sujet lui donne le statut d’une présupposition subjective, c’est à lui qu’il s’adresse comme lorsqu’il écrit une lettre qu’il n’envoie pas. Comme si l’idée qu’elle contient est trop précieuse pour être confiée au destinataire, à ce petit autre, qui ne pourra pas en comprendre l’importance, c’est donc à son équivalent fantasmatique qu’elle est adressée, le seul qui pourra en avoir une lecture intelligente, sur laquelle il peut compter. Dès lors le véritable Autre, c’est le langage, c’est le lieu auquel le sujet adresse ses questions, sur ce qui fait trou dans son savoir sur son existence, particulièrement sur le sexe et sur la mort. C’est ça, « l’inconscient c’est le discours de l’Autre » ; je ne sais pas quels sont les signifiants qui me déterminent, mon être s’éclipse sous les signifiants qui me représentent (prénom, nom, sexe, âge, profession), je suis assujetti au langage.

Cet espace symbolique me sert de repère, de référence. Mais cet espace est fragile, il peut perdre sa dimension symbolique pour être réifié, pour devenir consistant conduisant à une confusion de l’Autre et du petit autre, le semblable. Occulter ce caractère symbolique de l’Autre facilite l’identification de la personne à cet Autre, et conduire à soutenir une fonction politique. D’avoir échappé à la tentative d’attentat, « grâce à Dieu », Trump outrepasse la barrière du langage en se plaçant en position d’Autre vis-à-vis des autres. Une situation qui alimente l’idée qu’il a été désigné pour le représenter, pour se vouer à rendre l’Amérique à nouveau grande, MAGA. Croyance en elle-même volontiers partagée par de multiples autres, perdant tout esprit critique, tout esprit de dialectique dans les échanges.

Le sociopathe, celui qui ne respecte pas la loi, est celui qui n’a pas intégré cette dimension de l’Autre. Le langage est pour lui un simple moyen de communication. Son discours ne vise qu’à transmettre un sens, sa façon univoque et sans critique de voir le monde, il est insensible à la question de la honte ou de la culpabilité que pourrait susciter le regard de l’Autre sur ses actions. Actions qui ne visent que ses intérêts, dans une immédiateté. Sa morale est celle de l’utilité, du résultat immédiat sans prise en compte des conséquences possiblement néfastes pour lui-même ou pour autrui, il lui faut obtenir ce qu’il convoite pour son plaisir, sa jouissance.

Le respect de la dimension du langage, de l’Autre, c’est accepter la perte de cette jouissance mythique et devenir par-là sujet de désir. C’est lâcher ce réel fusionnel avec la mère, réel qui va devenir objet cause du désir, objet a. Tel est le sujet de la culture, où le désir s’élabore alors comme un dynamisme qui transforme le manque fondamental en créativité face à l’impossible retrouvaille avec l’objet perdu.

La théorie des discours c’est donc la prise du sujet dans le langage, qui produit un manque à être, un manque de jouissance, un trou qui soutient le désir. Puisqu’il est perdu, aucun objet ne sera satisfaisant, il n’y a pas d’objet du désir qui soit consistant, il est toujours à distance. Les discours, qui constituent une forme de lien social, donnent lieu à un ratage, une impuissance à procurer aux sujets une jouissance, par l’impossibilité à saisir l’objet perdu, cause du désir.

Or le discours capitaliste, parce qu’il vise à exclure la question du manque, n’est pas un vrai discours ! Ici, le sujet, c’est le consommateur. Il profite du savoir, ici savoir que sont les innovations technico-scientifiques disponibles sur le marché. Elon Musk est une représentation forte de ce savoir qui vise à repousser toujours plus loin les limites, où rien ne semble impossible. Ce savoir fait croire au sujet, le consommateur, qu’il est roi. Il pourra se procurer les objets qu’il convoite, encore faut-il qu’il en ait les moyens. De même, changer de sexe n’a pas à être discuté ! Mais ces objets ne sont que des leurres, ils laissent croire au sujet qu’il a renoué avec la jouissance, mais c’est une jouissance en toc. L’effet en est un court-circuit de la question du désir, une mise hors d’atteinte de la vérité du sujet et avec elle de la dimension de l’Autre, du langage. Ce discours entretient l’espoir d’une satisfaction définitive qu’apporterait le prochain objet. Le résultat en est la quête de la jouissance, équivalent de la pulsion de mort. La frustration permanente ne peut arrêter ce cycle de la consommation, de cette quête de jouissance, qui écrase la question du sujet, de la vérité de son désir, comme ne tient pas compte des conséquences néfastes de cette quête pour l’équilibre de la planète.

Dans cette course effrénée, le sujet s’épuise, se consume jusqu’au burn-out, jusqu’à être consommé, c’est-à-dire réduit au statut d’objet consommable. Lors de son arrivée tonitruante à la tête de Twitter, Elon Musk avait licencié par mail deux tiers de ses effectifs. D’une façon plus générale, il faut se vendre pour accéder à un emploi auprès du service des ressources humaines en montrant que l’on est prêt à participer au rendement de l’entreprise, à se soumettre aux protocoles. On est au temps où l’on peut jeter l’employé sans charité.

Les maîtres qui nous dirigent aujourd’hui n’ont rien du bourgeois austère ou de l’intellectuel mesuré. Trump animateur de téléréalité, Elon Musk ou d’autres milliardaires comme Jeff Bezos, Bill Gates, Boris Johnson sont « fun », souriants, affables, dynamiques. Ils sont la figure de la jouissance débridée, avec le goût pour l’outrance et la transgression, ils promettent une plus grande aisance aux citoyens, même si la réalité les contredits.

Michel Foucault, cité par Christian Salmon, parle du « pouvoir du grotesque » ; « le grotesque, c’est l’un des procédés essentiels à la souveraineté[8] ». Mais les bouffons d’aujourd’hui ne sont pas ceux du XXe siècle qui s’affublaient des insignes de l’impérialisme romain ou s’appuyaient sur une référence idéologique. Ici, point d’identification à un idéal tel un messianisme occidental ou une idéologie d’inspiration marxiste-léniniste qui pourrait constituer un point d’identification rassembleur. Leur bouffonnerie participe de cette casse du langage en le réduisant à des onomatopées, des insultes, des mensonges récurrents qui disqualifient toutes références. Ils ne proposent aucune Weltanschauung, aucune vision du monde, aucun absolu qui rendrait la pensée dynamique ou permettrait d’envisager un avenir. Les sciences, qu’il s’agisse du climat, de la biologie, des vaccins sont discréditées au bénéfice de la production. C’est un discours de l’indifférence, indifférence entre le sujet et les objets, les hommes et les choses, qui réduit l’homme au statut de serviteur apathique. Seule domine la question économique, ils sont le produit du discours capitaliste autant qu’ils en assurent la promotion.

Mais au-delà de l’apathie qu’elle suscite, comment cette « bouffonnerie » exerce-t-elle ce pouvoir sur les électeurs ?

Par la disqualification de la place de l’Autre, du symbolique, c’est le régime de l’imaginaire qui occupe toute la scène. Il s’agit de capter le regard, l’attention, tous les moyens étant permis au détriment de la légitimité du politique, du respect de la loi. Ce que l’on retrouve dans les discours sur la féminité. Une discussion autour de « qu’est-ce qu’une bimbo », n’apporte comme commentaires qu’une série de platitudes ; recherche de séduction, de perfection, provocation du désir de l’homme… Seule une de ces « bimbos » laissera entendre qu’une telle présentation pourrait viser une dénonciation de l’inanité des images ! Ce règne de l’image est soutenu par les réseaux sociaux et leurs algorithmes qui fragmentent l’information et rendent impossible l’ouverture à d’autres informations, contribuant à l’apathie de pans entiers de la population.

Le règne des images est à la mesure de l’absence d’Autre comme Idéal, comme point de référence. Les interviews des électeurs de Trump après son élection, révèlent qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, que pour eux il est celui qui pourra résoudre l’inflation, mettre fin à la guerre, bouter les migrants hors du territoire. N’est-ce pas en lien avec le fait qu’il s’expose sur la scène de l’actualité et de l’histoire comme un moi fort, viril, puissant, dont la plénitude unifiée tranche avec le désordre du monde auquel il participe ? Certains trouvent dans cette image d’unité et de force, un reflet qui les captive, qui les anime et sur lequel ils s’attardent dans ce monde de misère symbolique. Ces excès produisent pour certains un plaisir intense qui tient au fait de voir, comme dans un miroir, une forme de complétude de leur moi. On peut ajouter à cela qu’il s’est fait proche des citoyens, de leurs conditions de vie, lorsqu’il se met en scène en distributeur de frites au Mac Donald ou sur un camion benne. Une autre façon de favoriser les identifications spéculaires ; ces images auxquelles chacun peut s’identifier par quelques traits viennent définir leur sentiment d’identité, un moi dont la société nous intime qu’il soit fort, performant comme l’indique le slogan MAGA. Un moi qui méconnaît le sujet, et efface la question de son désir.

Cette machinerie de la bouffonnerie a cette « qualité » de s’auto-entretenir. Au nom du respect démocratique, Elon Musk s’est opposé à toute censure, toute régulation sur son réseau social. Tout un chacun est sommé de se faire entendre, à s’exprimer, à réagir, par toutes les voies possibles. Tel est aussi le spectacle que nous donnent nos politiques en France, où les individus sont poussés à parler, à jouir de parler pour ne rien dire. Ce qui est paradoxalement une dissolution du dialogue démocratique puisque tout le monde bavarde sans s’écouter.

Une conséquence de cette exclusion de l’Autre, de la culture, est qu’il n’y a plus de tiers entre les hommes ; la différence n’est plus tolérée. Guerre des clans, des sexes, exclusion de l’étranger, érection de murs aux frontières.

Alors, l’élection de Donald Trump est-elle un reflet du social ou un événement ? « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables[9] ». C’est à chacun d’entre nous qu’il appartient d’en faire un événement, de la considérer comme quelque chose qui a un impact sur notre vie et sur le monde, ne pas la banaliser. Les bouffons, ce sont tous ceux qui se font les serviteurs de la machine bureaucratique, des idéologies totalitaires à la mode, sans aucune modestie, mais en témoignant d’une arrogance qu’ils ne mesurent même pas. C’est pourquoi il faut « ne pas céder sur son désir[10] », en redonnant une place à l’Autre, par exemple en ménageant sa place à la culture. Elle n’a pas à être considérée comme élitiste, ni assimilée aux divertissements ordinaires par un souci d’égalité. Il importe de privilégier l’écriture aux mails ou aux SMS qui se résument le plus souvent à un code. C’est aussi redonner une place au corps. Ne pas le considérer simplement comme un objet qui serait convoité et consommé par l’autre, comme en témoigne l’inflation des plaintes pour agression sexuelle, mais que le corps, le sien comme celui de l’autre, soit un corps vivant, habité, dont on apprécie le poids, le goût, la substance. C’est assumer la question de l’amour au sens où l’on accepte que l’autre vienne nous bousculer, nous déranger, réveiller notre désir et notre conscience. Être responsable, c’est aussi soutenir le droit à la dissemblance revendiquée par les féministes, c’est-à-dire ne pas se refondre dans le nous du « me too ». Sans doute aussi redonner une place à la famille où il y a à prendre position, à la condition de s’être nettoyé des idéologies dans lesquelles nous sommes pris à notre insu, d’avoir repéré et traversé nos fantasmes.

La difficulté centrale actuelle de l’analyste lorsqu’il est consulté par une personne qui se plaint d’angoisse bien souvent floue, ou alors rapportée à un « malaise » face à la marche du monde, de sa place au travail, de la dégradation de la planète – qui fait parler « d’éco anxiété » – est de sortir des discours dans lequel le sujet est pris. Particulièrement du discours capitaliste qui promeut et promet une jouissance pleine. Ou le discours de l’université qui se donne pour vérité universelle bannissant la singularité de chacun en donnant tout son poids aux évaluations, aux statistiques, à la rationalisation des soins, aux experts en tous genres, aux protocoles qui se posent en détenteurs d’une vérité à laquelle il n’y aurait rien à objecter. Ces discours sont bien installés, ils durent, sont durs, ils ne sont pas de nature à se laisser ébranler ! C’est toute la question des entretiens préliminaires, ces premiers entretiens qui précèdent la possibilité d’une remise en jeu du sujet.

Celui à qui s’adresse la plainte n’a pas à se cantonner dans une position passive volontiers véhiculée par l’image d’Épinal du psychiatre pour le tourner en dérision. À moins qu’il ne choisisse de se faire médecin prescripteur pur, auquel cas il se ferait le collaborateur du système. Il a à travailler. Bien sûr il travaille son rapport à la théorie. Dans la séance son travail consiste à entrer dans le discours du patient. Il lui faut pour cela repérer la jouissance à l’œuvre, qu’il s’agisse de celle de l’objet, du symptôme ou du fantasme, des idéologies véhiculées pour introduire, surtout pas un sens, mais au contraire une incompréhension ! Surtout ne pas comprendre. Ce qui est une forme de désobéissance qui s’oppose à l’obéissance à ce qui est généralement admis, à ce qui est passé dans la conscience commune, dans le discours commun. Cette désobéissance n’est pas sans effet. Elle introduit l’idée d’un savoir autre, inconnu du sujet à lui-même. Ce savoir autre que le savoir conscient, l’analyste est supposé le savoir, il est envisagé comme le savoir de l’analyste, bien que sans certitude. Les premiers entretiens, à condition qu’ils soient bien menés, c’est là l’art du praticien, permettent de repérer ceux qui peuvent supporter cet écart par rapport aux discours communs, et s’engager plus avant dans la recherche de la vérité qui est la leur, vérité qu’ils poursuivent une fois qu’ils ont pu la toucher du doigt.

Il est temps de redonner toute sa place à cet écart, à un certain senti de vide, de manque, c’est-à-dire à la castration, qui donne à la vie son pathétique, soit ne pas persister à promettre au sujet de lui restituer sa jouissance qui le cantonne à la bêtise ou à la canaillerie s’il venait à voler la jouissance de l’autre sans en payer le prix.

  1. C. Salmon, L’empire du discrédit (les liens qui libèrent), octobre 2024.
  2. La Boétie, « Discours de la servitude volontaire », Mille et une nuits, Paris, 1995, p. 26.
  3. J. Lacan, Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Seuil, 1991.
  4. J. Lacan, Le savoir du psychanalyste, leçon du 4 mai 1972.
  5. J. Lacan, Le savoir du psychanalyste.
  6. J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu (1938) », dans Autres écrits, Seuil, Le champ freudien, 2001, p. 33.
  7. J. Lacan, Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique (1954-1955), Seuil, Paris, 1978, p. 261.
  8. C. Salmon, Donald Trump ou la théorie du bouffon, dans la revue AOC
  9. J. Lacan, « La science et la vérité », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.
  10. J. Lacan, Le séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986.

A propos de l’affaire dite « des viols de Mazan »

L’affaire dite « des viols de Mazan » à l’occasion de l’orage médiatique qu’elle déchaîne provoque tant de réponses rapides ou conventionnelles et de points de vue péremptoires face à l’incompréhension première qu’elle suscite, que cela finirait par en effacer toute sa complexité. Car devant la question « comment une telle histoire est possible ? », mieux vaut essayer d’abord de poursuivre le questionnement et d’accepter l’incompréhension qu’elle entraîne chez la plupart d’entre nous. Une incompréhension qui se déploie dans trois directions au moins.

La première, qui peut paraître choquante de prime abord en raison même de la figure centrale de la victime dans l’affaire, Gisèle Pelicot, consiste à poser cette question : comment cette femme a-t-elle pu être droguée, voire anesthésiée tant de fois, et ne s’être jamais rendu compte de rien ? C’est une question qui, pour scandaleuse qu’elle puisse paraître, agite cependant fortement les milieux médicaux et ceux de l’anesthésie en particulier. Arriver à placer quelqu’un dans un coma artificiel n’est pas si facile, nécessite une dose de drogues suffisantes et son action réitérée laisse des traces psychiques et provoque en général des interrogations : dormir même profondément la nuit ne donne pas les mêmes sensations au réveil que d’avoir été anesthésié. Si l’on devait démontrer que notre cerveau est un organe dont une des fonctions premières est d’éviter de penser et de préférer sans cesse mettre la poussière sous le tapis, on ne s’y prendrait pas autrement.

La seconde tient évidemment à la personnalité de l’instigateur principal de l’affaire : Dominique Pelicot. « Pervers ! » a-t-on crié de tout côté, un diagnostic que l’accusé lui-même a repris à son compte dans un triomphal « on ne naît pas pervers, on le devient » qui, j’espère, marquera durablement les annales de la psychopathologie. Pervers, un diagnostic bien commode qui dit tout en n’expliquant rien. Un diagnostic qui, au fil du temps, se dégonfle comme un vieux pneu, en perdant depuis les catégorisations de Krafft-Ebing à peu près tous ses composants, à commencer par celui qui a tenu une place de choix dans le catalogue : l’homosexualité. « Pervers » un mot qui, comme presque tous les diagnostics est passé du stade de la catégorisation diagnostique, à celui de l’injure banale et banalisée escamotant toute tentative de définir un peu précisément un mode relationnel, voire un rapport au monde. (Il va de soi que la famille contemporaine normale est constituée à présent d’un père pervers narcissique, d’une mère bipolaire et d’enfants HPI.) Mais si donc on partait de l’idée que Dominique Pelicot n’était pas un pervers justement, ou pas seulement ? Le père et mari aimant d’un côté, et de l’autre celui qui installe la folie sexuelle d’un théâtre où les spectateurs sont invités à devenir les acteurs d’une jouissance avec la mort. (Il y a en effet peu de différence dans cette histoire avec la nécrophilie). J’ai cru déceler, mais je me suis peut-être trompé, un soulagement chez Dominique Pelicot dans le fait d’avoir été démasqué, et même d’avoir été mis en accusation, ce qui ne cadre pas avec le diagnostic classique de perversion. Même sa demande de pardon en ajoutant que ce qu’il a commis est impardonnable, témoigne d’un curieux espoir dans l’Autre auquel le pervers classique ne croit pas. Aussi ses actes méritent-ils mieux que d’être recouverts du diagnostic de perversion qui élude finalement tout effort psychopathologique un peu soutenu pour en rendre compte.

Enfin, le troisième point concerne le déchaînement médiatique que l’affaire entraîne : une aubaine pour venir chanter les ritournelles militantes sur « les hommes tous coupables » afin d’escamoter l’inhumain au cœur de l’humain. Soit le pacte diabolique de chacun avec l’ignoble ou l’ignominie. Et ce ne seront pas les effets de manches et les bons mots des différentes parties au sein du tribunal et de son double médiatique qui jetteront quelques éclaircissements sur l’affaire.

À vouloir trop vite « comprendre », on dresse un tableau général des choses où surgissent l’innocente victime au centre et les hommes coupables autour, le bien sans cesse cerné par le mal (sans jeu de mots excessif sur ce dernier terme). Cela permet à chacun de rentrer chez soi rassuré : le mal a été circonscrit, identifié, isolé, on sait maintenant comment le combattre, et nous, les gens honnêtes et sans histoire, toujours du côté de la belle âme, ne sommes heureusement pas concernés par une abjection pareille. Il ne manquerait plus maintenant qu’on se retrouve avec des peintres assassins, des comédiens violeurs et des écrivains de génie mâtiné de canaillerie antisémite au sein de notre brave new world et qu’on se mette à découvrir qu’il y a un lien trouble avec les saloperies qu’ils commettent ou disent, et leur créativité ! Les humains sont essentiellement bons, ce sont les constructions sociales qui les pervertissent, cela va de soi et mieux en le répétant.

Osons une autre question scandaleuse : et si le dispositif mis en place avec sa femme par Dominique Pelicot était avant tout une « installation » comme les affectionne tant l’art contemporain ? Une installation en trois parties Dominique Pelicot, lui-même dans le rôle (à l’insu de son plein gré, bien entendu) de l’« artiste », Gisèle Pelicot dans le rôle du (faux) cadavre et enfin le rôle des spectateurs appelés à devenir des « performeurs » dont la jouissance sexuelle fait partie de la réjouissance générale, y compris médiatique déclenchée par la révélation du dispositif inventé par Dominique Pelicot.

Y a-t-il beaucoup de différences avec les dispositifs de certains performers contemporains. Je pense en particulier à Marina Abramovic qui met son corps nu à disposition de spectateurs, lesquels peuvent utiliser pour en jouir douze objets, dont des lames de rasoir et un revolver chargé. Selon Slate (https://www.slate.fr/culture/its-happening/rhythm-0-quand-marina-abramovic-risquait-peau-danger-peur-pistolet) certains des spectateurs-acteurs l’auraient tailladée, bu son sang, etc. À l’aune de ce type d’évènements, on est en droit de s’interroger…

On arguera avec justesse que dans le cas des « viols de Mazan », une des protagonistes du scénario, en l’occurrence Gisèle Pelicot, n’était pas présente en tant que sujet (ce qui est loin d’être un simple détail) puisqu’elle était chargée d’incarner la mort, une fausse mort puisqu’elle ne l’était pas, et que son innocence à jouer ce rôle devait certainement renforcer encore la jouissance du mari et celles des comparses sollicités pour venir compléter les rôles d’acteurs-spectateurs que requérait ladite « installation ». (Encore que devrait être pris au sérieux, le fait que certains des violeurs ont déclaré qu’ils pensaient que dans la scène à laquelle ils participaient, Gisèle était complice de son mari.) Mais cette absence « in presentia » de Gisèle Pelicot est évidemment ce qui justifie le procès. Pour le reste…

Pour le reste, cela donne à réfléchir sur les tours et détours d’un certain art contemporain qui, après le carré blanc sur fond blanc, n’a plus grand-chose à exposer, si ce n’est dévoiler son ressort ultime. Le montage pervers et quasi délirant de Dominique Pelicot l’indique de façon claire. Pour le dire (trop) vite : la part que recèle toute jouissance avec la mort et l’abjection. Tel semble le jeu anéantissant qu’il a voulu figurer.

À la fin (mais peut-il y en avoir une dans cette histoire ?) je ne ressens devant tout cela que chagrin et pitié. Chagrin pour Gisèle Pelicot, ses enfants et petits-enfants qui vont relire leur passé à la lumière des actes de leur mari, père et grand-père, en s’apercevant que ce passé, leur passé, est en grande partie une farce et un jeu de dupes, et pitié devant ces hommes misérables qui ne peuvent aller quémander leur part de jouissance que dans un commerce désespéré avec un sujet réduit à une entité réifiée incarnant la mort. Il faut y voir sans doute là une forme renouvelée de la banalité du mal.

Surprise… il arrive que ça parle.

Surprise… il arrive que ça parle. On était entouré de sang, de mort, d’essais techniques de toutes sortes.
Hypnose, médicaments, groupe d’échanges…
Peut-être craint-on la brutalité, et ce qui change. De nos jours les filiations se retrouvent dans la psychanalyse, sans que l’on s’en rende compte. Faire de la psychanalyse sans s’en rendre compte, peut-on encore parler de psychanalyse freudienne ?

À côté de cela, il y a ceux qui produisent de la psychanalyse sans le savoir. D’autres qui créent du nouveau, en pensant faire du nouveau. Et voilà aussi certains qui reviennent, ils avaient disparu et… les revoilà. Étonnant ! À la suite de disparitions, plus de nouvelles, et voilà que l’on voit réapparaître du nouveau.

Alors que l’on aimait tellement quelqu’un qui a disparu, on réalise qu’il n’est plus là et on a envie de lui parler. Des années de séparations. Un retour brutal et subitement on se retrouve. Surprise et effets de rencontre !.. Séparations, retrouvailles, on retrouve quelqu’un ou quelqu’une que l’on avait quitté(e) il y a quarante ans. La temporalité n’est pas toujours linéaire : l’effet de première rencontre peut se produire quarante ans plus tard.

Et pourtant je prends connaissance d’une nouvelle génération – toute fraîche ! Vive les nouvelles générations que je trouve dans le soleil. Je me sens bien avec les jeunes. Quelle surprise, les vieux vieillissent. J’aime les jeunes. Il suffit parfois d’une génération de plus pour que l’analyse gagne une génération.
Pourquoi la jeunesse gagne-t-elle ? Parce qu’elle ne donne pas à voir les répétitions. La création de la nouveauté permet une vivacité nouvelle et une mémoire vive.

Comment prendre mesure de l’inconscient freudien ? En n’étant pas renfermé par les élaborations secondaires. La primauté est plus riche que les élaborations secondaires. Le temps ne se découvre que tardivement. Souvent on se souvient de choses tellement anciennes : ce temps-là nous était si précieux. Certains nous ont abandonnés mais sont parfois tellement présents dans le souvenir.

On retrouve par moments la psychanalyse comme quelque chose de précieux. On se rappelle le passé comme s’il s’agissait d’un si précieux gâteau (ou cadeau ?). Parfois je me rappelle – et c’est une véritable victoire. Je me sens parfois entouré de grands-parents, de parents de la « vieille frégate ». Le passé est plein d’espoir. Pourquoi le passé si présent en moi ? Il laisse des traces.
Et pourtant je me souviens de beaucoup d’amours. Pourquoi les amours durent-elles ? Ai-je oublié ce qui m’a fait mal ? Que voudrais-je retrouver ? Les traces mnésiques…

Les temps passés… Quelle belle idée !

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