La psychanalyse ou le sens singulier du langage…

« Voilà donc la gloire pour toi.
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, dit Alice.
Humpty Dumpty sourit dédaigneusement.
– Évidemment que tu ne comprends pas – pour cela il faut que je te l’explique. Je veux dire : Voilà un argument décisif pour toi !
– Mais ‘‘gloire’’ ne veut pas dire ‘‘argument décisif’’, objecta Alice.
– Lorsque j’utilise un mot, dit Humpty Dumpty avec mépris, il signifie exactement ce que je choisis qu’il signifie – ni plus, ni moins.
– La question est de savoir si vous pouvez faire signifier aux mots autant de choses différentes, répondit Alice[1]. »

« Moi, je me fais fort de faire dire dans une phrase, à n’importe quel mot, n’importe quel sens[2] » aurait pu lui répondre Lacan. Le langage, peut-il ne pas être subversif ? Chaque mot prononcé n’est-il pas fondé sur le malentendu ? Sans l’avoir conceptualisé ainsi, Lewis Carroll l’illustre pourtant de manière délicieuse. En voici encore un exemple :

« Oh ! Je te demande pardon ! s’écria de nouveau Alice, car cette fois-ci, la Souris était tout hérissée, et la petite fille était sûre de l’avoir offensée gravement. Nous ne parlerons plus de ma chatte, puisque cela te déplaît.
– Nous n’en parlerons plus ! s’écria la Souris qui tremblait jusqu’au bout de la queue. Comme si, moi, j’allais parler d’une chose pareille ! Dans notre famille, nous avons toujours exécré les chats : ce sont des créatures vulgaires, viles, répugnantes ! Ne t’avise plus de prononcer le mot chat ![3] »

« Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » selon le célèbre aphorisme de Lacan. Les signifiants renvoient donc à un sens subjectif, singulier, et non à la définition qu’en donne un dictionnaire. Sujet et signifiant se co-définissent. Difficile donc de démentir Humpty Dumpty… Le signifiant repose sur la différence, il n’a pas d’identité propre, parce que faisant partie d’une chaîne, il est relié à d’autres signifiants et se prête à la métaphore. L’important réside dans ce qui se passe entre les signifiants, c’est là que se déploie un sens nouveau, un effet sujet, impossible à deviner a priori, même pour le sujet lui-même.

Comment ce sens subjectif advient-il ? Notre rapport au langage a comme point de départ le grand Autre lieu des signifiants, du symbolique, du langage comme chargé d’équivoque. Il représente le bain de signifiants dans lequel nous sommes plongés déjà bien avant notre naissance. À l’unité qui se constitue d’abord par l’image et le corps vient s’ajouter celle du signifiant maître qui permettra au sujet de s’inscrire dans une chaîne signifiante. Pour Lacan, le stade du miroir correspond au moment formateur de la fonction du sujet. Il est représenté par l’intersection des deux axes sur le schéma L, quand le symbolique atteint et soutient l’imaginaire :

« Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image […][4] »

C’est à ce rapport singulier au langage que s’intéresse la psychanalyse et c’est la raison pour laquelle elle ne peut fonctionner à partir d’un savoir, ou alors uniquement celui de ne pas savoir. La psychanalyse propose à un sujet de repérer par la parole quelque chose d’un savoir inconscient qui le concerne, en lien avec son désir. Pour cela, elle l’invite à parler en suivant la règle fondamentale. Et parce que, en parlant, il en dira beaucoup plus qu’il ne croit, de malentendus en équivoques signifiantes, le sens singulier du langage se fera entendre, porteur d’une certaine logique. Cette proposition de parole « libre » ouvrira la possibilité d’interprétation. Le sujet se découvre porteur de significations qu’il ignore. Dans quel but ?

Ce qui anime ce sujet, c’est la question désir. Or celui-ci se trouve sur l’autre scène. Les manifestations de l’inconscient en disent quelque chose à condition que nous ne reculions pas devant leur non-sens apparent. S’arrêter au contenu manifeste d’un symptôme ou d’un rêve, du langage, équivoque par nature, serait s’arrêter à l’arbre qui cache la forêt, donc s’en tenir au registre imaginaire en évinçant le symbolique.

Comme le pointe Lacan, le sujet « non pas use du langage, mais en surgit[5]. » Là où le cogito cartésien présente l’existence d’un sujet transparent, si sûr de lui, Lacan avance, s’appuyant sur la découverte de l’inconscient : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas [6]. » Ainsi, le sujet ne sait pas ce qu’il dit, ni même qu’il le dit, mais au fur et à mesure du travail analytique, il entendra « que ce n’est pas seulement l’homme qui parle, mais que, dans l’homme et par l’homme, ça parle[7] … » Nous croyons parler une langue, or c’est elle qui nous parle. Nous ne disons donc pas ce que nous pensons, mais les mots que nous utilisons le révèlent :

« La fonction du langage n’est pas d’informer mais d’évoquer. La parole n’est pas réductible à sa fonction dénotative, c’est-à-dire à la signification des énoncés qu’elle véhicule. Elle porte en elle une dimension de sens qui excède ses énoncés : c’est sa fonction connotative. Dans cette mesure elle peut évoquer ou faire entendre ce qu’elle ne dit pas[8]. »

La psychanalyse invite à faire confiance à la langue en acceptant le malentendu, l’équivocité dans laquelle se glisse, en s’y logeant, l’inconscient. Quand nous risquerions de croire à la maîtrise, au contrôle, le lapsus, pour ne citer que lui, permet à qui veut bien l’entendre, qu’il ne s’agissait que d’un château… de cartes. Il paraît donc évident que

« Le langage n’est pas un code, précisément parce que, dans son moindre énoncé, il véhicule avec lui le sujet présent dans l’énonciation. Tout langage… et plus encore celui qui nous intéresse : celui de notre patient – c’est bien évident – dans une épaisseur qui dépasse de beaucoup celle, linéaire, codifiée, de l’information[9]. »

La règle du je en psychanalyse se nourrit de l’imprévisible, des surprises qu’offre la langue, de la possibilité de toujours pouvoir entendre quelque chose de l’autre scène resté jusque-là inaudible. La découverte de l’inconscient entraîne un déplacement dont personne ne sait en amont, où il le mènera. Ce voyage implique donc une prise de risques :

« Parler, parler  »vraiment » (c’est-à-dire sans se contenter de lire un mode d’emploi mais en acceptant de s’exprimer depuis sa propre subjectivité, comme c’est l’invitation au cours d’une psychanalyse) c’est consentir à faire un pas de côté quant à la notion de profits et de pertes ; ces dernières pouvant s’avérer autrement profitables puisqu’elles peuvent constituer des ouvertures pour aller à la rencontre du désir[10]. »

  1. L. Carroll, De l’autre côté du miroir. ?
  2. J. Lacan, conférence : La troisième, prononcée à Rome le 1er novembre 1974. ?
  3. L. Carroll, Les aventures d’Alice au pays des merveilles. ?
  4. J. Lacan, « Le stade du miroir », dans Écrits 1, éditions du Seuil, Paris, 1966, p.90. ?
  5. J. Lacan, Le Séminaire livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, https://staferla.free.fr, séance du10 mars 1965. ?
  6. J. Lacan, Le Séminaire livre IX, L’identification, https://staferla.free.fr, séance du 15 novembre 1961. ?
  7. J. Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits 2, éditions du Seuil, Paris, 1971, p.107. ?
  8. N. Guérin, Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique. Essai sur le sens blanc, érès, Toulouse, 2019, p.173. ?
  9. J. Lacan, Le Séminaire livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, https://staferla.free.fr, séance du 10 mars 1965. ?
  10. M. Forné, Les Saumons ne rêvent pas de remontées mécaniques…, Paris, Le lys bleu, 2020, p.30. ?

Le nœud de la névrose

La difficulté du travail avec le névrosé est qu’il est sans cesse dans le monde de la représentation. Il faut qu’il donne consistance aux choses, qu’il ait des idées, donne du sens, l’Autre est subjectivé. Ce que Freud avait relevé lorsqu’il conclut à l’irréductibilité de l’œdipe. Est-ce une fatalité ? Essayer de sortir du monde de la représentation, rompre avec le sens, c’est ce que Lacan tente avec l’introduction de la catégorie du Réel dont nous n’avons qu’une idée très approximative, l’invention de l’objet a à partir d’une déduction logique, et l’écriture du nœud borroméen.
La question est de savoir comment aller au-delà de l’œdipe, d’interroger la clinique non pas à partir de nos fantasmes, mais à partir de la structure figurée par le nœud, le nouage de ces trois dimensions que sont le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. Le nœud est le réel de la structure du sujet, centrée par le trou central où se loge l’objet a. Le phallus n’est donc plus en position centrale comme dans l’œdipe, mais c’est l’objet a. Il est à cette place du plus-de-jouir, sur laquelle se branche toute jouissance, toute promesse de jouissance à laquelle on aspire mais qui rencontre sa limite par le réel du nœud lui-même. Anticipons ; on peut envisager le chemin d’une psychanalyse comme la conduite du sujet à son propre désir, au-delà de la jouissance par la réduction de la jouissance et de l’angoisse.

RSI, Leçon du 21 janvier 1975

Donnons une première illustration de la pratique du nœud et de la fonction de l’objet avec la perversion. Le discours du pervers est un discours plein, qui ne connaît pas le manque. On y observe la substantification de l’objet a, l’imaginarisation de l’objet a, l’objet doit être là, l’objet de la jouissance ne doit pas faire défaut. Il peut s’agir du regard, d’un morceau du corps de l’autre. Le pervers a besoin d’un contrôle sur lui. S’il vient à faire défaut, on peut assister à des moments d’angoisse ou de dépersonnalisation, voire des moments psychotiques. Ce qui permet d’avancer que les trois ronds ne sont pas noués dans la perversion comme c’est le cas dans la névrose.

À la limite de la névrose

Il n’est pas inintéressant ici de s’appuyer sur un cas clinique à la limite de la névrose pour illustrer la façon dont on peut recourir au nœud dans la pratique. Mais aussi discuter de l’influence que peut jouer notre monde actuel sur la constitution du sujet.
Il s’agit donc d’une jeune femme, âgée de 23 ans[1], rencontrée à la consultation où elle a été adressée pour troubles de la marche. Elle est en fauteuil roulant lorsque nous la voyons pour la première fois, mais ce n’est pas sa première rencontre avec un psychiatre. Elle avait déjà consulté à Lyon deux ans auparavant pour des troubles des conduites alimentaires, des crises de boulimie suivies de vomissements, pour lesquelles elle avait été mise sous antidépresseur sans résultat probant. Lorsqu’elle a déménagé en Alsace, un nouveau suivi est mis en place auprès d’un « psychologue » qui pratique l’EMDR, des enveloppements, « des exercices ». Elle voit également un psychiatre spécialisé dans les TCA qu’elle voit toutes les trois semaines, avec prescription d’antidépresseur à doses progressivement croissantes et d’anxiolytiques.
Lors de cette première rencontre, Tania n’apparaît pas particulièrement déprimée. Elle reconnaît certes présenter par moment des idées de suicide, répéter des scarifications sur les bras ou les jambes, se faire vomir parfois, mais ses plaintes aujourd’hui sont sa paralysie des membres inférieurs ; « ça ne bouge plus », « plus j’essaie de bouger plus ça se contracte », « on dirait une statue ».
Il s’agit d’une jeune femme qui a pratiqué le tennis très tôt, dès l’âge de 3 ans. Ses potentialités l’ont menée, avec l’accord de ses parents, à la compétition dès l’âge 7 ans. Manifestant d’indéniables qualités, elle s’est retrouvée en famille d’accueil la semaine afin de pouvoir suivre ses entraînements de l’âge de 9 ans jusqu’à ses 13 ans avant de vivre en colocation. Elle évoque des relations que l’on n’hésitera pas à qualifier de tyrannique avec son entraîneur, avec des violences physiques et morales, des propos dégradants. Son histoire rappelle certains éléments rapportés par Cathy Tanvier dans son autobiographie[2] ; une aliénation de son âme enfantine par des entraîneurs peu scrupuleux prêt à faire subir aux jeunes athlètes un embrigadement digne des marines américains au profit d’un sport spectacle et mercantile. Le résultat en est un tennis d’aujourd’hui navrant, avec des joueurs robotisés, à la masse musculaire imposante, tenant des échanges de fond de court dont la seule fin est la performance au détriment de l’inventivité et de l’élégance. L’ennui et le sommeil gagnent le spectateur, avec peut-être l’espoir de s’éveiller de ce drôle de rêve. Le point d’orgue de l’histoire de Tania a été la poursuite de la compétition à 16 ans alors qu’elle présente une douleur du pied depuis quelques mois jusqu’au jour où il ne lui a plus été possible de marcher. Les radios ont objectivé une fracture de fatigue, une fissure avait déjà été relevée à l’âge de 11 ans.
On est marqué par l’impossibilité pour Tania de tenir un discours qui soit le sien. Elle suit toutes les recommandations qui lui sont faites ; celles de son entraîneur et de ses parents du temps où elle était compétitrice, celles des divers intervenants médicaux et de ses proches aujourd’hui. À la suite du premier entretien que nous avons eu avec elle, la « paralysie » s’est déplacée ; elle a pu marcher, mais ne pouvait plus parler ; « la parole, c’est comme si le souffle écrasait le son ». Histoire de souffle qu’elle évoque à propos de ses scarifications ; « voir sortir le sang, ça fait une mini bulle d’oxygène dans la poitrine comme un souffle ». Et d’associer ; « à la naissance, j’ai fait un arrêt cardiaque in utéro… J’étais coincée dix-huit heures dans le bassin ».
De façon plutôt surprenante, Tania n’est pas triste, ni très angoissée, c’est une jeune femme vive, qui parle volontiers aux séances, dont la curiosité est manifestement éveillée par le déroulement de séances qui tranchent avec ce qu’elle a connu jusque-là. Rien ne se déroule jamais comme elle avait pu le prévoir, elle supporte la surprise de certaines de mes interventions. En témoigne entre autres la poursuite assidue des entretiens alors même qu’il y aurait une suspicion des autres thérapeutes qui considèrent que je ne suis pas spécialisé dans les TCA.
Ce qui me pose question, c’est le moment où quelque chose du discours latent pourra surgir et être entendu, ce passage du signifiant dans le corps, de son inscription, de pouvoir créer du symptôme.

La réduction des jouissances

Revenons maintenant au nœud borroméen en l’abordant à partir de ce qui peut être le point de départ du cheminement du sujet vers son désir. On peut y repérer l’angoisse, caractérisée par l’empiètement du cercle du réel sur celui de l’imaginaire, qui couvre la jouissance de l’Autre. L’angoisse est ce qui déborde de la jouissance de l’Autre à entendre comme jouissance de ce que le sujet a été pour l’Autre, comme corps, corps tout entier. On y retrouve l’apologue de la mante religieuse où la dimension symbolique s’évanouit au profit de quelque chose de réel du corps offert à la jouissance sexuelle fantasmée de l’Autre. Autre de jouissance, là est la Chose, qui peut jouir de lui, qui veut faire Un, qui est prêt à tout résorber, conformément à la pulsion de mort. On peut y voir « la mère inassouvie, insatisfaite… c’est quelqu’un de réel, elle est là… Elle cherche ce qu’elle va dévorer[3] ». Marcel Ritter rapproche la Chose du réel pulsionnel. La Chose, c’est aussi ce qui du corps échappe au sujet, comme le pénis chez Hans qui le dévore, ou le réveil de sensations sexuelles chez un enfant exposé trop tôt à la sexualité.
L’angoisse se donne comme signal annonçant la cession de l’objet a, dont le sujet est requis pour se séparer de l’Autre, il n’y a que l’objet qui soit à même de remplir la jouissance de l’Autre. Cession qui signe la chute de jouissance et surgissement du sujet de désir. Il n’y a de sujet qu’après cession, séparation.
Cette jouissance de l’Autre, qui serait de faire Un, chacun sait qu’elle est impossible, c’est un mythe, y parvenir serait la mort.
Cette jouissance de l’Autre, hors langage, hors symbolique, comment la réduire si ce n’est en distinguant les registres de l’imaginaire et du réel. Saisir le réel, se fait par le jeu des petites lettres, comme la science le fait ; il n’y a pas d’invention, pas de création de pont, de fusée, etc. sans le recours à des écritures mathématiques. Le travail de l’analyste porte sur l’interprétation de l’inconscient soutenu ici par la lettre. Repérer certaines sonorités, pour les souligner, peut avoir un effet interprétatif pour découvrir que le support de l’inconscient est fait de petites lettres.
La jouissance phallique, hors corps, est la zone de recouvrement des registres réel et symbolique, est dite aussi jouissance du bla bla bla qui ne fait que masquer un lieu d’angoisse qu’est la confrontation à la dimension du manque, qui n’apparaît pas dans l’image.
La jouissance du sens, hors réel, dans la zone de recouvrement de l’imaginaire et du symbolique. C’est la jouissance du fantasme.
La pratique analytique est de faire en sorte que quelque chose de l’ordre de ce symbolique se resserre, de façon à ce que se distinguent symbolique et réel dans la jouissance phallique, symbolique et imaginaire dans la jouissance du sens. C’est donc par le jeu de mots, par l’équivoque, lequel comporte l’abolition du sens que se resserrent la jouissance phallique et du sens[4]. « L’intelligence » dit Lacan, c’est lire entre les lignes, c’est-à-dire justement rompre à la fois le sens et l’image dont le sens se supporte[5]. C’est donc en tant que l’interprétation porte sur le signifiant que peut reculer le champ du symptôme qu’est cette irruption de la jouissance phallique. C’est donc sur le signifiant que porte l’intervention analytique, il est bien repéré qu’à nourrir le symptôme de sens ne mène qu’à son insistance et à sa persistance. C’est aussi délivrer l’objet a du carcan signifiant phallique avec ses effets imaginaires, que chute la partie imaginaire de l’objet, pour ne lui reconnaître que sa dimension de réel qui donne corps à la jouissance.
La fixation à un discours qui réfute toute coupure signifiante, à un discours de bon sens, nécessite un temps de préparation, de repérer le bon moment, pour que soit accepté le tranchant de la parole.
Ces trois ronds sont noués dans la névrose. Ce que vise l’analyse, c’est la réduction des jouissances pour que s’équilibrent les trois registres.

« Cette évaporation des jouissances accompagnée de la singularisation des trois registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire est la condition sine qua non de l’émergence du désir du sujet. C’est ce qui lève l’angoisse[6]. »

La pratique du nœud dans la clinique contemporaine

Revenons à notre jeune patiente. Nous avons dit qu’elle manifestait peu d’angoisse, ou en tout cas de façon furtive. En lieu et place de l’angoisse, vient l’acte de coupure qui apporte « une bulle d’oxygène », coupure d’avec un Autre jouissant de son corps là où il ne peut y avoir cession d’un objet qui comblerait cet Autre et permettrait un détachement du sujet.
Ce qui pose la question de ce qui permet cette cession pour pouvoir émerger comme sujet. Je proposerais ici une hypothèse ; si l’objet est ce qui se perd, ce qui chute dans l’intervalle entre deux signifiants, le sujet étant un sujet divisé en ce qu’il est représenté par un signifiant pour un autre signifiant, notre patiente n’exprime-t-elle pas à travers son acte qu’elle est aux prises depuis sa petite enfance avec un discours plein, de commandement, qui ne laisse aucune place au vide ? Aucune place pour un Autre barré, à la symbolisation d’un manque, que sa seule façon de répondre ne peut se faire que dans le réel de la coupure, ou la conduite anorexique ?
Se pose ici la question de l’évolution de la clinique dans le monde actuel. S’agit-il pour cette patiente d’une personnalité en soi que l’on qualifie de border-line, caractérisé par une grande dépendance à l’objet et à un Autre non barré, ou bien s’agit-il de nouveaux modes d’expression de la névrose liés aux discours de l’époque marqués par une défaillance de la fonction du Nom-du-Père confrontant à un Autre plein ? Mais aussi discours promesse de jouissance, soutenus par la production d’objets de consommation, substituts d’objets a sans cesse renouvelables, prompts à boucher les trous du corps ? Lacan concluait déjà en 1974 dans La Troisième sur une question cruciale aujourd’hui concernant l’avenir de la psychanalyse :

« L’avenir de la psychanalyse est quelque chose qui dépend de ce qu’il adviendra de ce Réel, à savoir si les gadgets par exemple gagneront vraiment à la masse, si nous arriverons à devenir nous-mêmes animés vraiment par les gadgets[7]. »

La vivacité plutôt que la dépression, la curiosité vis-à-vis du lien transférentiel qui n’est pas tout oblitéré par l’objet postiche ou gadget, la présence de symptômes de conversion, l’histoire personnelle, tendent à me faire privilégier dans le cas présent la deuxième hypothèse.

Une définition générale de la névrose

Ce développement nous permet d’avancer une définition générale de la névrose différente de celle que Lacan avançait notamment dans Les formations de l’inconscient. Dans ce séminaire, « la bonne définition de la névrose » est « qu’elle est construite pour maintenir quelque chose d’articulé qui s’appelle le désir[8] ». Il s’appuie sur l’écart entre la demande et le désir, désir comme au-delà de la demande, qui résiste, et permet le transfert analysable. Il est au niveau du tout signifiant, le signifiant est partout et substituable au manque.
Une autre définition semble se dessiner avec le séminaire L’angoisse, qui met l’accent sur l’angoisse comme voie d’accès au réel, à ce qui échappe au signifiant, et la jouissance. Le névrosé est un être qui agit à tous les niveaux de son être par la peur d’un danger sans image, plutôt pressenti que défini, qui serait de vivre la satisfaction d’une jouissance maximale, inconsciente et dangereuse, de cette jouissance Autre hors langage donc indicible, bien qu’en tant que telle impossible puisqu’elle conduirait à ne faire qu’un, donc à se dissoudre et disparaître.
Pour écarter cette jouissance sans limite, le névrosé invente un scénario fantasmatique qui va lui prouver, et par lequel il prouve au monde, qu’il n’y a de jouissance qu’insatisfaite. Son monde est habité de cauchemars, d’obstacles et de conflits, qui deviennent les supports protecteurs face au péril d’une jouissance absolue. Les autres de sa réalité quotidienne sont pris dans le moule de son fantasme. Prisonnier de ses mirages, il ne s’engage pas réellement dans la relation, se maintient à l’écart, il est dans la non-réalisation de l’acte, il reste un être insatisfait, occupe régulièrement une position d’exclu à laquelle répondent des affects de tristesse, il est entièrement tendu autour du refus tenace de jouir.
Il tombe « malade » lorsqu’il n’a d’autre recours que de transformer cette jouissance douloureuse en symptômes ; déplacement de cette jouissance inconsciente dans un dérèglement de la pensée (rumination, obsession, érotisation de la pensée) sur un mode obsessionnel, projection au dehors dans la phobie, conversion en souffrance corporelle sur le mode hystérique.
On peut cerner ici ce qui spécifie le trauma. L’absence de signal de danger du moi qu’est l’angoisse lorsqu’émerge un trop-plein d’affect (irruption intempestive d’un émoi sexuel, effraction de réel) qui ne permet pas d’amortir et de supporter un excès de tension excessive. L’angoisse a manqué, installant dans le moi un excès de tensions devenues inassimilable.

La sortie de l’angoisse

Trouver un autre chemin que le fantasme ou la création de symptôme pour déjouer l’angoisse suscitée par ce danger d’excès de jouissance, de souffrance. Le traitement analytique des névroses vise à une réactualisation au moyen du transfert des fantasmes dit de castration. Fantasme de castration de cet Autre châtré marqué par un manque qui m’effraie en même temps qu’il me rassure car il me conforte dans la position d’enfant phallique, qui comble l’Autre tout en me protégeant d’une jouissance sans limite. Fantasme d’un père terrible, qui interdit et punit sévèrement les désirs potentiellement incestueux sur le mode obsessionnel. Fantasme d’un Autre pervers, qui jouit de ma souffrance, visage du fantasme phobique de castration.
Dans tous les cas, le névrosé tient à son angoisse ; il préfère vivre l’horreur et ses « faibles » angoisses que d’assumer ses limites d’être parlant et sexué, soit l’autre face de l’angoisse, l’angoisse face au réel. Il préfère rester dans le fantasme, garder cette position d’enfant phallique, cet objet imaginaire qui manque à l’Autre, l’angoisse qui l’accompagne le fait souffrir mais paradoxalement le rassure aussi. Mais de devenir cet objet, il est cet enfant figé, immobile, qui ne pense plus, qui conjugue dans son angoisse une jouissance qui est autant douleur que plaisir et refuge narcissique.
La traversée de l’angoisse est celle du fantasme, c’est le deuil de tous ces liens de détails, de représentations de l’objet, la perte du soutien imaginaire que représente l’autre, i(a) et qui permet de l’aimer. C’est la perte de ma propre image renvoyée par l’autre :

« Le problème du deuil est celui du maintien, au niveau scopique, des liens par où le désir est suspendu, non pas à l’objet a, mais à i(a), par quoi est structuré tout amour, en tant que ce terme implique la dimension idéalisée que j’ai dite[9]. »

Autrement dit, dans le travail de deuil, il faut que j’aime sans l’autre, sans moi idéal, c’est-à-dire sans l’image de l’autre, ni ma propre image. Nous sommes en deuil de ce que nous avons été, à notre insu, à la place du manque dans l’Autre.
La question du deuil est essentielle à la fonction du désir. C’est bien pourquoi Lacan souligne l’audace de Kierkegaard, et le suit contre Hegel, lorsqu’il affirme que « la prise véritable sur le réel, c’est celle que nous donne l’angoisse », et non pas la fonction du concept, du symbolique, des mots.
Pour le dire autrement, ce qui soutient le sujet, ce n’est plus le phallus, c’est l’objet a ! Cet objet, méconnu dans le narcissisme, masqué derrière l’image, c’est ce lien qu’il y a à restaurer, car il a cette fonction enracinante pour le sujet, bien que méconnue par lui, il est cet objet cause du désir.

« Le cycle idéal de la référence au deuil et au désir, nous ne pouvons le saisir qu’à accentuer la fonction du rapport de i(a) au a dans le deuil[10]. »

À l’issue de cette épreuve, il y a perte d’une fiction, perte d’une partie de soi-même. Ce qu’il reste ? Rien, rien de la totalité fictive, du danger fantasmatique source de peur. Je retrouve ce que j’étais à mon insu, le sujet de l’inconscient. J’ai cessé d’adresser à l’Autre, à l’analyste, ma demande d’amour, d’être dans l’attente d’amour.

« Quand l’œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige, ce qui vient autant de l’œil que de l’abîme, car on aurait pu ne pas y regarder »[11]. Kierkegaard nous montre qu’il y a toujours cet espoir de rencontrer le réel, cet innommable, qui donne le vertige face à la liberté des possibles. Pour cela il faut s’affranchir de la face de l’angoisse « faible » pour trouver accès à la jouissance, ne plus se contenter de ses petits plaisirs sous contrôle, une autre voie pour l’amour.

  1. Note du comité de rédaction de la Lettre : des éléments autobiographiques ont été modifiés et des éléments cliniques ont été décalés afin de garantir l’anonymat. ?
  2. Cathy Tanvier, Déclassée, de Roland-Garros au RMI, Editions du Panama, 2007 et Je lâche mes coups : comment le tennis a perdu son âme, Editions Solar, 2017. ?
  3. J. Lacan, Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p.195. ?
  4. J. Lacan, La troisième. ?
  5. J. Lacan, Le Séminaire Livre XXII, RSI, Paris, le Seuil, 2010. ?
  6. J. M. Jadin, La structure inconsciente de l’angoisse, Arcanes-érès, 2017, p.138. ?
  7. J. Lacan, La Troisième le 1.11.1974, site de l’E.L.P. ?
  8. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Le Seuil, Paris, 1998, p.431. ?
  9. Ibid. p. 387. ?
  10. Ibid. p. 388. ?
  11. S. Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse, Tel Gallimard, Paris, 2020, p. 224. ?

Corps et brumes !..

Qu’est-ce que j’ai envie de dire, comment je peux le faire entendre ? Sous quelle forme pour atteindre l’autre, vraiment ?

Corps et brumes.
Je n’en reviens pas, je ne finis pas de ne pas en revenir, probablement je passerai ma vie à n’en pas revenir ? – en êtes-vous revenu-e ? –. Ce qu’est un être humain : corps et brumes.

« Le sens n’est nulle part. Nous le traçons avec de la fumée et le vent n’est jamais très loin. »  Salah Stétié[1]

Je préfère les brumes – l’idée est la même ? –, je préfère la texture du mot, je préfère la texture de la « matière ».
Parfois nous traçons, Salah Stétié, parfois nous dessinons dans les brumes ; souvent elles se forment sans que nous n’y contrôlions rien, elles se soulèvent lorsque nous touchons – bousculons ou nous cognons dans – un bout de réel ou un autre, le touchons du regard, de la pensée, du bout du doigt, d’un bout de corps.

Les symptômes et souffrances psychiques sont des affaires de corps et brumes, des démêlés de corps et brumes.
Corps et brumes s’articulent d’une certaine manière – singulière pour chacun, et « nécessaire », histoire de pouvoir se prendre pour soi-même, les autres pour des autres, le chaos extérieur pour un monde, et de pouvoir y prendre place et s’y mouvoir, dans ce monde, parmi les autres. – c’est toujours la même histoire que je raconte, mes excuses, ou pas, c’est toujours la même affaire que nous vivons… – Alors nous souffrons de nos aliénations par ces articulations qui nous constituent, nous déterminent : dans les brumes se dessinent, encore et encore, les mêmes angoisses, les mêmes contraintes, les mêmes scénarios, les mêmes freins, les mêmes barrières.
Ou encore… les brumes prennent une consistance folle, on se cogne dans les hallucinations et les murs labyrinthiques d’un délire.
Ou encore… les brumes se dissipent, quelle inconsistance, quel jeu de dupes, quels leurres, comment faire tenir quoi que ce soit ? Les brumes se dissipent sur un désert qui n’est pas même un désert, il n’y a pas de sol, il n’y a pas d’étendue de sable ni de cendre, il n’y a… pas.

Le plus intrigant, au fond : comment faisons-nous pour arriver, le plus souvent, à construire dans les brumes des édifices qui tiennent à peu près, tout en pouvant être remodelés si besoin ? Comment faisons-nous pour supporter – à peu près – d’être corps et brumes ?
Comment arrivons-nous à parler, et parler tant, avoir tant de choses à dire – des brumes –, comment faisons-nous pour supporter de parler, de souffler dans les brumes, de cracher et souffler des volutes de brumes ?
C’est dans les brumes que nous construisons des merveilles – l’invention, la création, la joie, la beauté du chant et de tout ce que l’humain sait faire chanter et danser. Dans les brumes, et le corps.
C’est à travers des entrelacements de brumes que nous « rencontrons » un autre. Entrelacements de brumes, et de corps.

À quoi cela peut-il bien servir, d’essayer de formuler ces histoires-là ?
Peut-être, probablement, une tentative de « rappel » d’un point essentiel qui a une propension incroyable à se dissiper, lui aussi : à trop se duper, à oublier que les brumes sont des brumes, à prendre les vessies pour des lanternes et les brumes pour des cathédrales de pierre, ni les merveilles humaines ni la rencontre de l’autre ne sont possibles. Les vessies pour des lanternes, ou les « stories facebook » pour des histoires de vie, ou les photos pour des réalités et des corps, ou un « profil » pour une identité…
Même au XXIème siècle, ne pas méconnaître complètement sa condition et l’assumer, la supporter, la porter – en partie au moins… –, est essentiel à ce que l’humain soit humain – « assumer la castration », disait l’autre…

Une nuance à préciser, d’ailleurs.
En notre début de XXIème siècle, au milieu d’une cacophonie de discours d’épanouissement personnel et de meilleure version de soi-même, se fait entendre l’idée d’une tolérance de toutes les différences : « Ah, tu as cette différence-là, voire cette extravagance-là, no problem, c’est OK! »
Il y a beaucoup d’ouverture dans cet élan de tolérance, et à la fois on peut entendre dans certains discours – pas tous, loin de là –, des risques de dérive : les différences ne font plus différences, au fond tout est pareil, semblable. Acceptation des différences, ou gommage de l’idée même de différence ?
Deuxième dérive : les points de différence acceptés relèvent de l’apparence, de l’identité en tant qu’image, accumulation de traits identitaires. Le risque serait de n’entendre la différence que sur ce plan de l’identité (imaginaire), de réduire la singularité de chacun à ce plan-là, et d’accorder une importance démesurée et envahissante à ce plan-là. Les questions identitaires fleurissent, n’est-ce pas, en notre printemps du XXIème siècle ?
Piste de réflexions : l’omniprésence des images et de leur fascination ne décalerait-elle pas le centre de gravité de la psychopathologie actuelle, des questions d’objet du désir ou « objet a » et de sujet divisé, aux questions identitaires-imaginaires ?..

Assumer sa condition d’humain – corps et brumes !.. – se joue sur le plan de l’identité, mais aussi et surtout sur le plan d’une subjectivité : le sujet, celui qui parle à travers les brumes, celui qui, à ne pas méconnaître sa condition, boiteuse et brumeuse, à ne pas être écrasé sous une identité imaginaire sacralisée, fait entendre et résonner les échos bouleversants de son chant singulier.

PS : définition du métier de psychanalyste, telle qu’elle se formulerait aujourd’hui, ici et maintenant – me parlera-t-elle encore, demain ? – : auxiliaire dans une certaine quête par le sujet d’il ne sait trop quoi, une espèce de Graal, et qui serait peut-être la possibilité d’amorcer et de faire entendre son chant singulier ?

  1. Merci à vous, Jean-Louis Doucet-Carrière, de m’avoir fait découvrir cette citation et son auteur, en les plaçant en exergue de votre texte paraissant dans la Lettre ce mois-ci, « Un chemin vers le compagnonnage » ?

Un chemin vers le compagnonnage

Dans la rubrique « Par-chemins de l’Ecole », vous trouverez des échos des travaux de l’Ecole Psychanalytique de Strasbourg, et de ses modes de transmission, en particulier compagnonnage et témoignage.

 

« Le sens n’est nulle part. Nous le traçons avec de la fumée et le vent n’est jamais très loin. » Salah Stétié

Drôle d’aventure que ce deuxième témoignage qui amène à prétendre être analyste compagnon.

Étymologiquement, le compagnon est celui avec qui on partage le pain, comment partager le pain qu’a pétri l’expérience analytique ? Est-ce qu’être analyste compagnon c’est in fine, devenir co-pin ou co-pain avec l’analyste accompagné ? Certainement non.

Pour rester dans cette image, je dirais que la tâche de l’analyste compagnon est plutôt de prélever le levain de sa propre analyse pour permettre à celui qu’il accompagne de fabriquer son propre pâton. Certes, l’analyse nous met souvent dans le pétrin si vous me permettez le mot… Pourtant, ce levain qu’il s’agit de préserver, c’est, pour le dire avec Walter Benjamin, un « levain de l’inachevé ». Inachevé car le trajet de cette si exceptionnelle expérience se trouve toujours confronté, à un moment ou à un autre, à la butée du réel, à la rencontre avec un refoulé inatteignable. Il s’agirait donc de prélever sur le corps de notre propre expérience, un je-ne-sais-quoi qui permette à l’autre de trouver par lui-même jusqu’où il peut aller trop loin.

Je crois que dans le Talmud, il y a cette sentence que je cite de mémoire : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, tu risquerais de ne pas te perdre. »
Accepter de se perdre sur le chemin emprunté avec le compagnon, c’est, pour l’accompagné, renoncer à une demande de garantie. Nul analyste, aucune école ou institution, n’est, par essence, à même de garantir le travail d’un analyste. Pour autant, j’avancerais que c’est dans la façon de se soumettre à la contrainte d’un réel, en tant que le réel est ce qui reste impossible à symboliser, c’est dans la façon de se soumettre à cette contrainte que pourra se dessiner un chemin singulier. Je crois que le compagnonnage peut aider à préciser cet itinéraire, itinéraire qui est tout à inventer, et surtout, peut-être, à permettre à l’accompagné de saisir le moment de s’y précipiter.

Vaste programme !!!

Si l’on suit Lacan dans sa topique où se distinguent les trois instances du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, la question qui se pose est dès lors de savoir comment s’appuyer sur les deux dernières pour approcher la première.
Victor Hugo soutenait : « L’âme a ses illusions comme l’oiseau, ses ailes : c’est ça qui la soutient. »
Il faut bien un minimum d’imaginaire pour symboliser le réel, c’est-à-dire qu’il faut bien partir de l’instance imaginaire qu’est le moi pour « l’éplucher » de ses identifications imaginaires, ces couches de moi-Idéal qui masquent, en le soutenant malgré tout, l’idéal du moi surgi de l’identification au trait unaire.
L’idéal du moi est le fruit de l’identification signifiante. « Suivez la rampe du signifiant » soutenait Lacan, et je m’autoriserais à rajouter : « Suivez la rampe du signifiant, suivez-la jusqu’à dénuder le moi et faire apparaître son cache-sexe. Mais là, restez très prudent, précautionneux, agissez (au sens d’interpréter) avec tact et délicatesse ».

C’est, pour moi une immense question technique, beaucoup plus que théorique. Je crois que là se pose la question de la rigueur avec laquelle est maniée la dimension transférentielle. Je dirais que c’est la perception de la consistance du transfert qui permet de savoir jusqu’où aller trop loin.
C’est là où notre position d’analyste nous enjoint de maintenir une distance vitale par rapport à notre propre fantasme fondamental. Une position d’éroménos – de celui qui est aimé – est intenable, l’analyste doit, plus que jamais dans ces moments de bascule du travail analytique, rester à sa place d’érastès, de désirant, pour permettre à l’analysant de se précipiter vers ce chemin évoqué plus haut.

J’avancerais que, en psychanalyse, son propre fantasme fondamental doit avoir, pour l’analyste, la place d’un secrétaire. On sait que Lacan disait que « le psychanalyste doit se faire le secrétaire de l’aliéné ». Eh bien je pense que ce fantasme fondamental est toujours là dans la pratique de l’analyste, toujours présent, car même traversé, il nous attire à nouveau dans ses filets, sauf que, à l’écoute de la mélodie signifiante, tout à coup une résonance surgit qui fait du secrétaire un secret à faire taire, un secret fondamental à mettre à terre. Dans le temps synchronique de la résonance, il faut le secret-taire et que le secret soit mis à terre. Mon propre fantasme n’est, bien sûr, pas sans lien avec cette redondance de jeux de mots.

Les mots, les mots et les images, voilà les deux outils dont dispose le vivant humain pour se représenter le monde et aller à la rencontre de l’autre.
Le génie freudien nous a montré que pour que cela soit possible, il était une condition primordiale, c’est que l’infans accepte de participer à ce monde de la parole et du langage qui lui est présenté. C’est par la grâce de cette Bejahung, ce oui originaire au langage, ce premier jugement, jugement d’attribution, que le petit d’homme pourra extraire de lui une once de jouissance, une jouissance « mauvaise » pour lui, pourrait-on dire. Ce rejet, cet Ausstossung, va faire accéder le parlêtre au principe de réalité qui est témoin d’un jugement d’existence.

La mythologie freudienne ne pouvait s’élaborer qu’en se référant à un autre mythe que Freud va trouver dans le mythe œdipien. C’est grâce au mythe d’Œdipe et à la loi symbolique articulée au langage qu’il introduit, que Freud pourra élaborer sa théorie de l’inconscient soutenue par les avatars pulsionnels, notamment le refoulement et la sublimation.
Lacan, en fouillant de manière exhaustive, le déchiffrage freudien, va nous pousser plus loin que ce que Freud a nommé le complexe d’œdipe. Il va faire du mythe œdipien, un symptôme et même le symptôme de Freud ! Il théorise la métaphore du signifiant du nom-du-père et avec elle, il nous révèle un au-delà du complexe d’œdipe, un au-delà des deux dimensions du symbolique et de l’imaginaire, il nous révèle un réel relevant de l’impossible.

Dans son ouvrage, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Alain Didier-Weill nous montre d’une manière éblouissante, la fécondité qui existe à s’adresser au mythe de Dionysos pour aborder ces questions du réel, de l’impossible et de la résonance évoquée plus haut.
Dionysos est le dieu de l’excès, de l’outrance, de la fête. Il meurt et ressuscite périodiquement, rythmiquement selon Alain Didier-Weill. C’est le dieu de l’apparition et de la disparition qui se répètent indéfiniment. Il nous renvoie à la dimension de la jouissance, une jouissance qui rythme notre existence, qui la structure en la rythmant.
C’est cette attente et la perspective d’une nouvelle apparition/disparition qui habite le parlêtre (on ne peut qu’évoquer à ce propos le jeu du fort-da du petit-fils de Freud) et peut donner au psychanalyste cet enthousiasme à propos duquel Lacan écrit à ses collègues italiens : « S’il n’en est pas porté à l’enthousiasme, il peut bien y avoir eu analyse, mais d’analyste aucune chance. » Enthousiasme, nous rappelle A D-W, cela veut dire « endieusement », l’enthousiasme de l’analyste serait l’endieusement par Dionysos.

Je crois que nous touchons là à une dimension capitale du compagnonnage qui est cette transmission d’un enthousiasme à s’engager dans un chemin qui n’est pas tracé. Excusez-moi de rappeler ces vers bien connus d’Antonio Machado : « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar. » « Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. »
Mais se reconnaître dans cet enthousiasme proposé, cela demande une grande exigence. Les différentes écoles et institutions analytiques travaillent à interroger en permanence la théorie et la pratique analytiques, certaines d’entre elles cèdent, à mon sens, à une « lacanolâtrie » qui peut virer parfois au dogmatisme. Cela me paraît inconvenant du moins par rapport à ma modeste culture psychanalytique et à ma pratique déjà ancienne. J’ai travaillé depuis fort longtemps les textes de Lucien Israël et j’ai trouvé que l’EPS et l’enthousiasme de Jean-Richard Freymann évitaient cet écueil redoutable.
Il n’empêche que les travaux de ces écoles constituent des bases théoriques de référence, indispensables, très fécondes, mais qui, pour un analyste, peuvent se poser comme des lois écrites dont il ne faudrait pas s’écarter. Mais, de même que le chemin n’est pas tracé, ce qui se joue dans une séance n’est jamais écrit, et la fécondité de l’acte analytique n’est le fruit que d’une seule chose : le désir de l’analyste, le maintien de cette position d’érastès que j’ai évoquée il y a un instant. Ce désir de l’analyste, j’avancerais qu’il est le fruit de la certitude d’une ignorance. Certitude dynamisante, motrice, dont le manque-à-être est le témoin. Certitude que tout sujet « recherche indéfiniment ce qui n’existe pas » (Valéry). Certitude que son réel le plus intime est pour toujours inaccessible. Le désir de l’analyste c’est ce qui, sans cesse, « porte la soif plus loin que l’oasis » (François Cheng).

L’interprétation relèvera toujours d’une urgence, pressée par le désir de l’analyste.
J’avancerais qu’il y a aussi un temps logique dans le travail analytique. Il y a l’instant du regard, qui serait la saisie d’un S1, d’un signifiant-maître, puis un temps pour comprendre où toutes les connaissances théoriques et les données de l’expérience propre de l’analyste sont mobilisées, et le moment de conclure qui se fait toujours dans l’urgence, dans la hâte d’une énonciation qui n’est que le témoin de la rencontre de deux « manque-à-être ». Il y a là urgence à quitter la loi écrite de la théorie pour la loi non écrite qu’impose à chaque Un le réel du manque-à-être. C’est une perte de jouissance qui s’actualise.

La littérature peut, peut-être, nous aider à imager cela.
Les ouvrages de Philip Roth nous plongent dans des monuments de jouissance décrits de la façon la plus crue. Cette jouissance est celle de l’auteur lui-même, mais tout au long des livres que j’ai pu lire de cet auteur, même si le caractère autobiographique reste évident, le style de la narration maintient une distance salutaire par rapport à cette jouissance. Sont ainsi amenées, je crois, à la fois une jouissance débridée et une distance, un défaut de jouissance imposée par une narration qui inclut le manque-à-être. Je trouverais cela également dans l’œuvre de Samuel Beckett avec la même précision narrative et la même distance par rapport à la narration.
Ces deux immenses écrivains sont, pour moi, des témoins géniaux de ce procès permanent que constitue la dynamique aliénation/séparation dans la genèse du sujet de l’inconscient. Je dirais, de manière trop laconique, que l’aliénation à la jouissance de l’Autre doit se délivrer d’un éclat de jouissance qui permet que, de la séparation qui en résulte, surgisse une part d’âme sans… illusion…

Cela nous ramène à la problématique de toute rupture. Lorsque survient une rupture, elle ne peut se faire que dans la hâte. Elle n’est en fait que la solution qu’a trouvée un sujet dans le temps pour comprendre, mais c’est au moment où elle devient certitude, certitude anticipée de la liberté ainsi dévoilée, qu’elle impose ce caractère d’urgence. Le lion ne bondit qu’une fois nous rappelle Freud. Il faut savoir mettre le pied dans la porte pour l’empêcher de se refermer…

 

Je voudrais, pour conclure, interroger la question du compagnonnage dans ce que l’on pourrait appeler sa dimension sociale.
Lacan disait de la psychanalyse qu’elle est une pratique sociale. Ceci nous amène à questionner ce qu’est le lien social, quelle en est sa texture et en quoi la psychanalyse peut-elle y participer. C’est bien évidemment une question sur laquelle on ne peut répondre en quelques lignes. Toutefois je pense que l’on peut amener quelques idées, quelques pistes de réflexion.
Il est paradoxal, même si cela devient un truisme de le rappeler, que notre époque qui a, comme cela n’a jamais été le cas dans l’histoire, des possibilités stupéfiantes de transport de l’information, soit désormais confrontée à tant de souffrances liées à l’isolement des individus.
Je ne vais pas reprendre la problématique des quatre discours magistralement élaborée par Lacan. C’est bien sûr le permanent mélange de ces quatre discours qui rend compte du lien social.
Je vais un instant, pour y revenir ensuite, quitter la psychanalyse, pour reprendre une distinction fondamentale à mon sens, et je me réfère là aux travaux du philosophe Régis Debray, distinction entre communication et transmission. Pour cet auteur, communiquer c’est « transporter une information dans l’espace », à la différence de transmettre qui se définit comme « transporter une information dans le temps ». Je crois que cette distinction nous permet une approche de ce qu’est le lien social actuel. Communiquer, c’est comme cela se dit souvent : « transporter une information en temps réel ! », même si ce qualificatif est bien obscur, cela nous montre que dans le monde de la com. c’est la loi du tout et tout de suite qui s’impose. À rebours s’il s’agit de transmettre une information, se pose consubstantiellement la question du temps, du délai, de la « differance » pour parler comme Derrida.
Bien sûr, la question du tout de suite ne se pose plus dans ce cas, mais ce qui est capital à mes yeux, c’est que la notion du tout de l’information est aussi invalidée.
Pour moi, la transmission impose une perte, il y a une part manquante dans l’information qui est transmise. J’avancerais que c’est cette perte qui peut permettre le maintien d’un lien social solide. Cela parce que cette part manquante (titre d’un très beau livre de Christian Bobin récemment disparu) traduit la singularité, la différence absolue qui existe entre le transmetteur et celui qui reçoit le message. On dit qu’en prescrivant, le médecin se prescrit lui-même, eh bien je crois qu’en transmettant, le transmetteur est lui-même dans ce reste qui ne se transmet pas !!!

Ce reste, cette perte, j’avancerais qu’ils sont le fait de la dimension poétique du langage, de l’équivocité signifiante et de l’incapacité définitive du langage à recouvrir la totalité du réel. Cette part manquante dans la transmission nous renvoie bien entendu à la dimension de l’inconscient et à une jouissance refoulée. Le monde de la communication c’est le monde où règne la jouissance, le temps de la transmission c’est le temps du désir. L’animal humain a cette particularité dans le champ du vivant de pouvoir transmettre autre chose que des gènes ou des comportements. Très souvent, ce qu’il transmet, il le transmet sans le savoir, et c’est sûrement ce qui le rend profondément humain et par là, à même de faire du lien.

Cette digression sur le lien social n’est bien sûr pas sans rapport avec le compagnonnage que propose l’EPS. C’est cette dimension capitale du manque-à-être, d’une jouissance impossible de la totalité de l’être, qui doit à mon sens, accompagner l’analyste en gésine.

 

Bibliographie

Alain Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Aubier, 2010.

 

On sacrifie une génération !? Laquelle ?

Praxis

Mystère ? Comment peut-on se gaver de tout, « d’automatisme de répétition ». Nous pouvons penser à la répétition symptomatique, mais aussi à l’insistance fantasmatique, ou mieux l’insistance d’un style.
Je me suis souvent demandé si, au courant d’une psychanalyse, quand le volet douloureux du symptôme a disparu, quand le fantasme inconscient est un peu débrouillé, est-ce que l’on peut se permettre, pour l’analyste, de pointer le style de l’analysant.
Quoi donc ?
– Sa manière de nous donner la main (gare au confort),
– l’inflexion de sa voix,
– son style de mouvoir son corps,
– la répétition de ses onomatopées,
– son tic de toucher ses cheveux, etc. etc.
Et pourtant nous n’en abusons pas, alors qu’il s’agit de définir la fonction du trait unaire, peut-être de la lettre, qui se meut sur ou avec le corps. Vous me direz, c’est certainement trop intime ou intimiste pour le dévoiler. Rassurez-vous, la plupart des psychanalystes ne vont pas jusque-là.
Par ailleurs, autre remarque, depuis l’ère lacanienne avec les interventions et interprétations sur les signifiants, on fait part des interprétations de synthèse. Du genre : dans tout ce que vous dites, vous vous prenez pour « le père du père », ce qui reviendrait à intervenir sur le contenu répétitif du fantasme inconscient. Encore faudrait-il l’entendre.
3e cas de figure, rare dans les supervisions : les ruptures de style ; du genre : après une longue période de « roucoulade » de séduction, où l’on se caresse dans le sens de la douceur des propos, vous vous voyez intervenir brutalement avec votre interlocutrice et lui demander brutalement : « alors quand est-ce que l’on fait l’amour ? ».
Dans les ères générationnelles actuelles, nous vous déconseillons de faire de l’humour à la Portnoy[1]. De toute manière, on préfère les ruptures plutôt que les ruptures de style…
De plus, on connaît les effets secondaires des périodes « soixantes-huitardes »… du style, comme disait Lacan : « Vous cherchez un Maître, vous l’aurez. »

Rassurez-vous, nous avons changé d’époque, « l’ère poutinienne » n’est pas un discours du Maître, c’est un langage persécutif et de barbarie. On remplit la case du Maître par la déshumanisation et l’arbitraire.

Plus de Maître !?

Je maintiens le pari de reprendre les différentes articulations dans les théories analytiques et de les confronter aux langages actuels.
À un moment où le climat de guerre est bien présent, avec le sacrifice plus ou moins programmé de toute une génération de jeunes.
Et au niveau individuel, les nouvelles générations préfèrent reprocher à leurs aînés leurs insuffisances et leurs manquements plutôt que de travailler leurs dettes sous les registres réels, symboliques ou imaginaires.
Les Miracles d’internet et les capacités offertes, fournissent beaucoup de superficialité, quels que soient les domaines.
En me référant à Philip Roth, et à James Joyce[2], j’espère repenser les théorisations psychanalytiques en poussant un petit peu vers « le temps pour comprendre ».
Comme le savent mes collaborateurs, je pense que la dialectique Maître-Élève en a pris un coup structural dans la particularité et dans le collectif.

  1. P. Roth (1969), Portnoy et son complexe, Paris, Gallimard, 1973. ?
  2. J. Joyce (1916), Portrait de l’artiste en jeune homme, Paris, Gallimard, 2022. ?

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