L’« a » cause du désir

De la dernière journée de formation APERTURA qui était sur le thème « violences explicites, violences implicites et intimes violences », je retiens qu’il n’y a pas la violence, mais les violences. Même si on aimerait faire de l’Un en repérant un mécanisme commun sous-jacent aux violences, on tombe plutôt sur une approche davantage « partielisée ».

Ainsi, le registre des violences ne se restreint pas à ce qui est « attentatoire au sujet » pour utiliser les termes de Thierry Vincent. Liliane Goldsztaub nous avait évoqué notamment quelques violences fondamentales qui participent à la constitution du sujet, comme le traumatisme de la naissance1, ou l’agressivité des pulsions qui est première comme nous le rappelait Jean-Richard Freymann à partir de Freud.

J’ouvre une parenthèse pour dire que si, à la question d’Einstein « comment éviter la guerre ? », Freud répondait par la culture, Richard Hellbrun a pointé du doigt la persistance d’un clivage entre certaines pulsions agressives et leur sublimation dans la culture. Outre la

« banalisation du mal2 » par les mécanismes de psychologie collective et de mise entre parenthèse du moi lors du mouvement d’identification à l’idéologie fanatique du leader3, cela permettrait de saisir les causes de la violence des nazis qui n’étaient pas un groupe sans culture comme on aimerait le croire.

Je ferme ma parenthèse pour continuer l’évocation de quelques violences fondamentales. La prise dans le langage ne peut-elle pas être entrevue aussi comme une violence ? Comme un véritable arrachement du réel par l’Autre auprès duquel on se constitue ?

  1. O. Rank, Le traumatisme de la naissance, 1928.
  2. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, 1963.
  3. « L’individu abandonne son idéal du moi et l’échange contre l’idéal de la masse incarné dans le meneur » (S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921).

De même pour la prise dans l’ordre de la castration où les noms du père écorchent notre jouissance. Citons encore les enjeux de férocités qui apportent une certaine conflictualité constructive non sans violence.

Comme dans l’expression « se faire violence pour quelque chose », il s’agit là de violences allant dans le sens constructif du devenir du sujet. Si le mot violence vient du latin

« vis », qui désigne l’emploi de la force sans égard à la légitimité de son usage, je propose maintenant de garder le qualificatif de violent pour tout ce qui viendrait faire obstacle à la constitution du sujet. Si, comme le dit Richard Hellbrun, la violence est dans la société la forme laïcisée du mal, par analogie, ce qui serait « attentatoire au sujet4 » serait la forme psychanalytique du mal, de la violence faite au sujet. Cette inclinaison s’inscrit dans une certaine approche idéalisée5 du désir au sein d’une éthique psychanalytique résumée par Lacan par la fameuse phrase « ne pas céder sur son désir6 ». C’est important car on tombe ici sur une éthique qui peut tendre vers l’idéologie de la cause psychanalytique, qui n’est pas à confondre avec le désir lui-même. Car cette confusion entre la cause psychanalytique et le désir lui-même risque justement de produire des violences subjectives sur les analysants eux-mêmes qui deviendraient des élèves de la cause et non plus des sujets en analyse. Notons au passage que ce terme de « cause » se retrouve dans nombre d’appellations d’écoles psychanalytiques. J’y reviendrai plus précisément.

Pour ce qui est de manière plus générale « attentatoire au sujet », cela peut consister en des violences physiques, mais aussi subjectives ou symboliques. Thierry Vincent nous avait parlé de l’inceste. Martin Roth nous avait explicité par des situations cliniques comment dans la transmission d’un parent à un enfant, une certaine violence subjective pouvait diffuser, venant souvent des générations déjà antérieures. Concernant la mise en place des limites pour l’enfant, j’avais soulevé la question d’une confusion qui s’opérait dans ces familles, entre la loi symbolique et la jouissance de ces parents. Normalement, les parents sont les représentants de la loi, mais loi à laquelle ils sont eux-mêmes soumis. Or, en « dépassant eux-mêmes les bornes » si on peut dire, ils présentaient leur jouissance comme une loi. Dans ce qui venait faire limite pour l’enfant, la jouissance des parents semblait confondue avec la loi, ce qui était problématique pour la constitution de sujet enfant.

Dans ce qui était « attentatoire au sujet », il y avait également au sein de la société l’appauvrissement du langage et l’apparition d’une certaine novlangue faite de slogans qui

  1. Termes de Thierry Vincent.
  2. Comme un idéal de l’analyste, qui sera à différencier du désir de l’analyste.
  3. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1966.

privait le sujet du jeu signifiant… Or, vous connaissez la fameuse phrase de Lacan : « Le signifiant est ce qui représente le sujet auprès d’un autre signifiant. » Même si le sujet ne se constitue pas dans les discours ambiants mais auprès de l’instance du grand-Autre, A, qui ne s’y confond pas, si dans l’adresse aux individus, on n’utilise plus une parole mais des slogans, on ébranle les assises du sujet. Ceci particulièrement dans le monde économique et le monde des entreprises où, à partir de ce qu’apporte l’économiste Jean-Paul Fitoussi7, on peut déduire que l’appauvrissement du vocabulaire réduit la dimension humaine des gens qui y travaillent. L’idéologie capitaliste écrase ici la dimension du « parlêtre ». Par ailleurs, dans un entretien radiophonique récent8, l’ancien président des États-Unis, Barack Obama, parlait à sa manière de cette dérive des mots et de ses impacts sur l’humain. Je le cite :

« Le pouvoir des mots a été compromis par les changements du paysage médiatique. Aujourd’hui, il y a Internet et un millier de plateformes, et il n’y a plus de règles convenues sur ce qui est vrai ou faux. C’est le plus grand danger actuel pour la démocratie. »

On ne sait plus ce qui est vrai ou ce qui est faux. Ici, les algorithmes de profiling des réseaux sociaux servent un capitalisme débridé en ne distribuant aux gens uniquement les informations qu’ils sont susceptibles de consommer, sans tenir compte de la véracité ou non de l’information. Si on peut repérer l’idéologie du capitalisme débridé qui est à la source de ce système, on peut aussi se demander si ce n’est pas l’absence d’idéologie des consommateurs, qui deviennent des consommés, qui vient faire violence sur leur qualité de sujet désirant. Comme s’ils manquaient d’idéologie pour répondre à l’idéologie capitaliste. La réponse paranoïaque du complotisme n’apparaît-elle pas alors comme un dernier retranchement possible par manque d’autre idéologie plus humaine ? La réponse fanatique en serait une autre encore plus radicale. On se doit donc de proposer une idéologie plus humaine.

Comme je l’ai déjà dit précédemment, Lacan nous proposait plutôt une éthique, celle du désir inconscient. Voilà ce qu’il formule au cours de son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, déclaration qu’il ne redira d’ailleurs jamais :

« Je pense avoir assez fait le tour de cette opposition entre le centre désirant et le service des biens pour proposer quelque chose au vif du sujet » et il ajoute « à titre expérimental formulons-

  1. J-P. Fitoussi, Comme on nous parle, l’emprise de la novlangue sur nos société, Étude (Broché), 2020.
  2. B. Obama, interview dans l’émission Boomerang, France inter, le 08-02-2021.

le en manière de paradoxe. Voyons ce que ça donne, au moins, pour des oreilles d’analystes : Ne pas céder sur son désir.9 »

Déjà dans son rapport de Royaumont écrit en juillet 1958 « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Lacan dénonce ce détournement de la cure vers un pouvoir « de faire le bien ». Lacan oppose donc clairement le pôle du désir au pôle du « souverain bien ». Il s’agit de deux pôles différents à ne pas confondre. Le pôle qu’on essaie de libérer en psychanalyse étant le pôle du désir inconscient. Le pôle inhérent au « souverain bien » est plutôt le pôle de l’idéal du moi.

La constitution du sujet et du désir

Je vous rappelle que le sujet se constitue dans l’Autre. Le grand Autre est une instance, souvent représentée par la mère auprès de laquelle l’enfant se construit. Mais cet Autre n’est pas plein. Comme on peut le voir sur l’écriture du schéma de la division subjective, cet Autre est barré, il s’écrit « grand A barré, A ». La barre correspond à la prise dans le registre du

manque soutenu par la castration symbolique qu’assure les noms du père. Les noms du père sont souvent représentés par le père qui vient interdire à l’enfant la jouissance avec la mère et qui ouvre ainsi vers le pôle du désir. Sur le schéma de la division subjective du séminaire X, L’angoisse10, on retrouve également qu’au cours du processus de division subjective, un reste de jouissance se détache de l’Autre plein (A) et du sujet mythique de la jouissance (S) : il s’agit de l’« objet a ». Sorte de perte irrécupérable consécutive à l’inscription de la barre de castration.

C’est cette perte qui causera le désir. Lacan qualifie ainsi l’« objet a » d’ « objet cause du désir ». Plus la question de la perte symbolique sera soutenue pour le sujet, plus la question du son désir sera soutenue. C’est l’enjeu de la cure. Lacan en déduit une éthique, celle de « ne pas céder sur son désir ».

L’engluement dans le spéculaire

Mais l’humain est aussi pris dans sa constitution dans le registre spéculaire. Le spéculaire renvoie aux questions du moi, qui fait normalement obstacle au sujet mais en même temps qui donne une structuration possible à l’ensemble. Le spéculaire, c’est l’axe imaginaire,

  1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, leçon du 6 juillet 1960, Paris, Le Seuil, 1986.
  2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.

puis symbolique pris dans le regard de l’Autre. Il y a une opération de miroir avec le regard de l’Autre pour la constitution du moi chez l’humain. L’humain est identifié spéculairement par l’Autre dans une image, en fonction du regard désirant de l’Autre. C’est ce qu’illustre le fameux stade du miroir et de manière plus précise le schéma optique de Lacan. On y retrouve différentes instances. Il y a le « moi idéal » et l’« idéal du moi ». Le « moi idéal » est une instance imaginaire. L’« idéal du moi » est une instance symbolique. Le « moi idéal » viendrait représenter l’instance imaginaire au sein de laquelle le « moi » satisferait imaginairement l’instance symbolique de l’« idéal du moi ».

L’« idéal du moi » étant donc l’instance symbolique héritière post-œdipienne de ce qui satisferait symboliquement le regard et l’attente de l’Autre. Il s’agit du lieu où l’on se voit être vu. En deçà du regard d’un semblable, cela concerne donc celui de l’Autre symbolique. Avec l’idéal du moi, on est donc dans un prolongement post-œdipien de la jouissance de l’Autre. Et il faut savoir qu’après le stade du miroir et le complexe d’Œdipe, l’« idéal du moi » est branché de manière spéculaire sur la loi et les codes moraux en vigueur. C’est là qu’on peut situer ce que Lacan appelle « le service des biens ». C’est là qu’on peut situer le souverain bien, le bien sous toutes ses formes : être un bon élève, bien agir, bien penser… C’est l’endroit de l’idéal, du support de l’idéologie.

Et on comprend qu’à cet endroit, via son narcissisme, le parlêtre se fait davantage bon objet de l’Autre, autrement dit objet de jouissance de l’Autre, que sujet désirant. Le pôle de l’idéal et le pôle du désir ne vont donc pas dans le même sens. Le décollement de l’« objet a » cause du désir du pôle de l’idéal du moi est une étape nécessaire à franchir pendant la cure. Il est nécessaire de permettre que le sujet s’affranchisse du pôle du souverain bien pour que la question de son désir inconscient puisse s’affirmer. Cela ne veut pas dire qu’il fera n’importe quoi, car le désir n’est pas sans loi. Mais cela veut dire que le sujet pourra être davantage lui- même face aux multiples demandes qu’il reçoit quotidiennement, de toute part.

Le paradoxe de la cause du désir

Il pourra par exemple éviter de tomber dans ce paradoxe : que la formule de Lacan, « ne pas céder sur son désir » fasse demande, qu’elle devienne un mot d’ordre, une cause qui irait dans le sens contraire de l’éthique du désir proposée par Lacan. Il en va de même avec d’autres formules. Par exemple, « là où était le ça, je dois advenir », ou « l’analyse vise l’assomption de la castration ». Ces formules condensent le piège qui menace tout analysant et tout analyste des écoles psychanalytiques. Ceux-ci doivent réussir à surfer en permanence sur une vague dont

l’autre versant est celui de la relation maîtres-élèves régit par le souverain bien. Autrement dit, le risque pour un analysant qui voudrait être un bon élève, ou un analyste qui voudrait être un bon maître, serait qu’il aille dans le sens inverse de ce qu’il vise : ils seraient « attentatoires au désir » pour reprendre la formule précédemment utilisée. L’analyste ne permettrait pas l’évolution de la cure en se prenant pour un maître sachant derrière le divan. L’analysant n’avancerait pas dans sa cure en s’enfermant dans la position du bon élève. Si je voulais jouer avec les mots, je pourrais dire qu’il ne saurait pas « s’aider sur son désir », mais cette fois-ci avec le verbe aider, c’est-à-dire qu’il ne saurait pas soutenir son désir, il céderait donc – du verbe céder sur son désir.

Cette équivoque signifiante présente dans la formulation de Lacan n’est à mon sens pas un hasard. Avant de la formuler et de la présenter comme un paradoxe, Lacan se demande justement « ce que ça donnera pour des oreilles d’analystes ». À mon sens, l’équivocité de sa formulation permet de retrouver en opposition le pôle du désir (« ne pas céder sur son désir ») et le pôle du souverain bien (« ne pas s’aider sur son désir »), sans réduire sa formulation dans une signification univoque qui ferait mot d’ordre. À chaque fois que vous citez la formulation, vous vous rendrez compte que vous devez préciser à votre auditeur qu’il s’agit du verbe céder, et non pas du verbe aider qui contredirait ce que vous essayez de dire. La formulation impose ainsi un travail immédiat de décollement du sens univoque qui avertit du piège du paradoxe dont j’ai parlé.

La difficulté des institutions analytiques

On comprend donc toute la difficulté des institutions psychanalytiques. Car d’un point de vue politique et social, n’est-il pas important de défendre la cause du désir au sein de la société ? La question du désir ne serait-elle pas à être représentée et soutenue dans la cité ? Ceci dans le but de permettre aux gens d’accéder à des lieux où la pratique dont l’éthique est celle du désir est possible ? Et de permettre à ceux qui veulent se former d’avoir des portes d’entrée ?

Sous peine d’infliger des violences subjectives, il apparaît donc nécessaire de savoir surfer sur la vague précédemment évoquée, celle qui porte les deux versants antinomiques : le versant du désir d’un côté et le versant du souverain bien ou de l’idéal de la cause, en l’occurence la cause du désir, de l’autre côté. Cette tâche incombe donc aux analystes qui ont pu décoller ces deux pôles pendant leur propre cure afin de pouvoir les manier dans la cité (psychanalyse en extension), comme au sein de leur pratique (psychanalyse en intention).

Commentaire du Chapitre V : il faut prendre le désir à la lettre » (Colloque de Royaumont, 1958)

Le premier rapport du colloque international de Royaumont sur « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » publié dans La psychanalyse (vol 6, p. 169) en 1961, puis dans les Ecrits en 1966, est donné en cinq chapitres :

  1. Qui analyse aujourd’hui ?
  2. Quelle est la place de l’interprétation ?
  3. Où en est-on avec le transfert ?
  4. Comment agir avec son être
  5. Il faut prendre le désir à la lettre

Jacques Lacan y dénonce les dérives et innovations malheureuses post-freudiennes et préconise un retour à Freud pour, de là, avancer selon ses propres innovations (notamment le rôle du signifiant) en confortant et en généralisant la découverte freudienne sans la dévoyer. Nous proposons ici une lecture du cinquième chapitre, sections une à six.

Le vœu et le désir

L’ouverture du chapitre sur le désir est un retour au Freud du début de la psychanalyse, celui qui rédige son premier ouvrage, Die Traumdeutung2 et qui confie son

1 Note de Lacan « Ce rapport est un morceau choisi de notre enseignement. Notre discours au Congrès et les réponses qu’il a reçues, l’ont replacé dans sa suite. »

2 Souvent traduit par « L’interprétation des rêves », le titre de l’ouvrage serait plus proche, selon Lacan, de « La signifiance des rêves » ou de « La mantique des rêves ».

insatisfaction à l’ami d’alors, le médecin Wilhelm Fliess : la fiancée ne lui convient pas3. Freud a rencontré la résistance du désir hors-sens : l’objet de son étude (le rêve et l’inconscient) ne cède pas devant l’approche qu’il veut scientifique et les cheminements tortueux auxquels il est contraint sont pour lui la marque d’une complexité non maîtrisée.

Il envisage à cette époque déjà une dualité dans l’appareil psychique qui n’est pas sans évoquer la duplicité que Lacan attribuera plus tard au signifiant, c’est-à-dire la possibilité de substitution, de déplacement ou de compromis entre éléments psychiques de statut différent. Par exemple :

  • Il rapporte que ce sont des vœux anodins (Wunsch) ou des pensées inabouties de la veille qui ouvrent la voie du rêve à une autre requête, plus forte et plus complexe, que Freud nomme également Wunsch ; mais ce mot – au bruit de pétard mouillé dit Lacan – est trompeur car cette requête a la puissance et la permanence du désir lacanien. Pour illustrer le rapport entre les deux, Freud compare le vœu diurne à un entrepreneur qui trouve les capitaux (l’énergie psychique nécessaire à la réalisation du vœu) chez un investisseur intéressé (le désir inconscient)4.
  • Il présente le symptôme comme une substitution résultant d’un compromis entre deux éléments, l’un anodin (par exemple les vêtements de la jeune femme empêchée d’aller seule dans les magasins) et l’autre devenu traumatique, l’attouchement par l’épicier de la fillette qu’elle a été5.
  • Il voit que la belle bouchère s’identifie dans le rêve à son amie, qui est pourtant sa rivale puisqu’elle la soupçonne d’intéresser son mari.

Mis au défi, Freud veut comprendre et, fin psychologue, trouve une solution sensée à l’énigme posée par la bouchère espiègle : son rêve ne dit pas l’échec d’un vœu qui aurait été d’organiser un dîner pour son amie mais, conformément à la thèse freudienne, la réalisation d’un souhait, celui de rester l’enjeu du désir de son mari : « Elle se met à la place de son amie dans le rêve, parce que celle-ci se met à sa place auprès de son mari, parce qu’elle voudrait

3 Lettre 118 du 11 septembre 1899 à W. Fließ : « Ce qui concerne le rêve me semble inattaquable, c’est le style qui me déplaît, car il m’a été impossible de trouver des expressions élégantes et simples et je me suis égaé dans des descriptions pittoresques en me servant de circonlocutions » et lettre 119 du 21 septembre 1899 : « Il y a, caché quelque part en moi, un certain sentiment de la forme, une appréciation de la beauté, c’est-à-dire une sorte de perfection, et les phrases entortillées qui, dans mon livre sur les rêves, s’étalent avec leurs circonlocutions mal ajustées à la pensée, ont gravement heurté l’un de mes idéaux. Je ne pense pas avoir tort en considérant ce défaut comme l’indice d’un manque de maîtrise du sujet. »

4 L’interprétation des rêves Ch. VII §3.

5 Sigmund Freud, Esquisse d’une psychologie.

prendre, dans l’estime de son mari, la place de son amie6. » C’est parce que le rêve s’oppose à la rencontre et par conséquent à l’arrondissement de sa rivale (Abrundung der Körperformen) dont la maigreur devrait la maintenir hors du champ d’intérêt du boucher.

Mais il ne se satisfait pas de cette explication car une pièce du puzzle n’a pas trouvé sa place. En insistant, une seconde interprétation plus fine (l’idée selon laquelle ce rêve exprime aussi le désir d’avoir un désir insatisfait) s’ajoute et se superpose à la précédente sans s’y opposer : une illustration de la fréquente double signification (Doppelsinnigkeit) des rêves et des autres formations psychopathologiques, dit-il. Le texte conserve effectivement les traces des contorsions auxquelles Freud a été contraint par l’objet de son étude (le rêve et l’inconscient) pour parvenir à une description ordonnée et objective de ses observations et déductions :

« Nous savons qu’à l’époque de son rêve du désir non comblé, notre malade s’efforçait dans la réalité de refuser un de ses désirs (le sandwich au caviar). L’amie avait aussi exprimé un vœu, celui d’engraisser, et il n’y aurait rien d’étonnant à ce que notre malade eût rêvé qu’un souhait de son amie ne s’accomplit pas. Elle souhaite bien en effet que le désir de son amie (le désir d’engraisser) ne soit pas accompli. Mais au lieu de cela, elle rêve qu’elle-même voit un de ses désirs non accompli. Le rêve acquiert un sens nouveau, s’il n’y est point question d’elle mais de son amie, si elle s’estime à la place de celle-ci, ou, en d’autres termes, si elle s’est identifiée avec elle7. »

Notons la distance entre les deux interprétations, la première étant celle de la méthode psychologique (un sujet qui raisonne et agit en conséquence) et la seconde montrant un sujet qui ne se rend pas compte de ce qu’il fait, qui est mû par quelque chose de plus radical que sa

« pensée » ; nous voyons poindre le désir lacanien en tant qu’effet de langage, effet du signifiant.

Dans l’approche structuraliste de Lacan, en 1958, c’est la logique du signifiant qui produit le désir de l’homme : « Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre. » Il vient de rappeler (Chapitre IV, §10) que la nécessité d’en passer par le signifiant pour obtenir la

6 « Sie setzt sich an die Stelle der Freundin im Traum, weil diese sich bei ihrem Mann an ihre Stelle setzt, weil sie deren Platz in der Wertschätzung ihres Mannes einnehmen möchte » (GW Bd II/III s 156).

7 « Wir haben gehört daß die Patientin gleichzeitig mit ihrem Traum von der Wunschverweigerung bemüht war, sich einen versagten Wunsch im Realen zu verschaffen (die Kaviarsemmel). Auch die Freundin hatte einen Wunsch geäußert, nämlich dicker zu werden, und es wurde uns nicht wundern, wenn unsere Dame geträumt hätte, der Freundin gehe der Wunsch nicht in Erfüllung. Es ist nämlich ihr eigener Wunsch, daß der Freundin ein Wunsch – nämlich der nach Körperzunahme- nicht in Erfüllung gehe. Anstatt dessen träumt sie aber, daß ihr selbst ein Wunsch nicht erfüllt wird. Der Traum erhält eine neue Deutung, wenn sie im Traum nicht sich, sondern die Freundin meint, wenn sie sich an die Stelle des Freundin gezetzt oder, wie wir sagen konnen, sich mit ihr identifiziert hat. » (TD s 154).

satisfaction des besoins vitaux implique que ces derniers soient coupés, morcelés, filtrés et modelés aux défilés de la structure du signifiant. Une fois fixés par des signifiants en leur registre synchronique d’oppositions entre éléments irréductibles, ces fragments (des besoins partiels en quelque sorte) peuvent être mobilisés, toujours par les signifiants, mais cette fois en leur registre diachronique fait de chaînes, de combinaisons et de substitutions. C’est pourquoi le désir qui en résulte doit être pris à la lettre, hors sens, car il est pure combinaison de signifiants gravée dans un corps. Il tire de là sa force et sa permanence que Freud avait constatées : pour lui aussi, le désir était indestructible.

La modélisation lacanienne par le signifiant permet de distinguer les deux interprétations freudiennes du rêve, d’abandonner la première (la méthode psychologique qui laisse une part trop grande à la compréhension et au raisonnement pour qu’elle puisse rapporter quelque chose de l’inconscient) et d’approfondir la seconde qui dit quelque chose de la structure hystérique : ce n’est pas un hasard si les deux femmes ont toutes deux construit un désir insatisfait dans le réel (ein versagter Wunsch im Reale). « Sa jouissance est d’empêcher le désir. C’est là une des fonctions fondamentales du sujet hystérique dans les situations qu’elle trame – empêcher le désir de venir à terme pour en rester elle-même l’enjeu. »

L’identification de la bouchère à son amie n’est donc pas fortuite ; c’est la structure de l’hystérique que de chercher le désir de l’Autre et ce par de multiples canaux, comme ici la bouchère qui entend que :

  • l’amie maigre veut dîner chez elle car on y mange bien et… on y voit le boucher ;
  • l’amie aime le saumon et veut s’arrondir ;
  • le mari aime les rondeurs mais complimente l’amie maigre et… veut maigrir.

Grâce à cet entrelacs de désirs qu’elle sait capter mieux que personne, elle peut avancer masquée à elle-même car son désir doit rester caché à elle-même et demeurer insatisfait pour qu’elle reste désirante (sa jouissance réside dans l’obstacle qu’elle place elle- même devant son désir). « L’hystérique introduit en effet une ombre qui est son double [une marionnette], sous les espèces d’une autre femme, par l’intermédiaire de laquelle son désir trouve précisément à s’insérer, mais de façon cachée, pour autant qu’il faut qu’elle ne le voie pas8. »

Ainsi le rêve de la belle bouchère satisfait ses deux vœux :

  • un vœu contingent non formulé la veille (ne pas offrir de dîner à son amie) ;

8 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 505.

  • et un désir structurel (celui d’avoir un désir insatisfait) qui est satisfait par déplacement (substitution du signifiant « désir insatisfait de saumon » au signifiant « désir insatisfait de caviar ») puisque c’est l’amie qui est privée de saumon fumé. C’est ainsi que la bouchère cache son désir derrière celui de son amie car pour chacune, leur désir (de caviar pour l’une, de saumon pour l’autre) est le signifiant même de leur désir d’avoir un désir insatisfait.

Le rêve comme métaphore du désir

La possibilité qu’un désir soit le signifiant d’un autre désir (et que ce dernier soit donc le signifié du premier), cette possibilité mise en évidence dans le rêve de la belle bouchère nous montre la puissance du concept de signifiant que Lacan a forgé pour nous parler de l’inconscient freudien9. Avec son outil il reformule l’affirmation présente dans toute la Traumdeutung selon laquelle tous les mécanismes de l’inconscient relèvent du désir qui est lui-même l’effet du langage, donc du signifiant. Ainsi nous pouvons voir :

    • dans l’opposition signifiant-signifié représentée par la barre horizontale ce qui conditionne l’émergence de l’ordre symbolique structuré par les lois du signifiant,
    • et dans la perméabilité de cette frontière ce qui conditionne la figure de la métaphore, cousine féconde de la métonymie.

Plus tard, avec un autre langage, celui de la topologie, il reformulera ce paradoxe rejeté par le bon sens, la possibilité de passer de l’autre côté sans avoir à traverser ; la bande de Moebius nous sera proposée comme un moyen d’opérer en nous le décentrement de notre conception du sujet. « Je pense que mes élèves apprécieront l’accès que je donne ici à l’opposition fondamentale du signifiant au signifié, où je leur démontre que commencent les pouvoirs du langage10… »

Freud avait repéré, sans pouvoir les nommer, les deux figures chères à Lacan que sont la métaphore et la métonymie : dans le rêve, le saumon s’est substitué au caviar (par identification de la bouchère à son amie, dit-il) indiquant par là que le rêve est la métaphore du désir de la bouchère, puisqu’il substitue un signifiant (de désir) à un autre. Mais ce désir de caviar a la particularité d’avoir été volontairement, consciemment barré (elle a persuadé

9 Il utilisera le terme de linguisterie pour s’affranchir de la linguistique dont il utilise des outils après les avoir modifiés.

10 J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits II, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1999, p. 99.

son mari qu’elle veut du caviar et lui demande de ne pas la satisfaire) ce qui fait du mot

« caviar » lui-même le signifiant d’un désir insatisfait :

« …le désir, s’il est signifié comme insatisfait, l’est par le signifiant : caviar, en tant que le signifiant le symbolise comme inaccessible, mais que, dès lors qu’il se glisse comme désir dans le caviar, le désir du caviar est sa métonymie : rendue nécessaire par le manque à être où il [le désir insatisfait] se tient11. »

La puissance du langage est illustrée par cette métonymie qui parvient à signifier l’impossible (comment dire un désir qui veut ne pas se réaliser, c’est-à-dire… ne pas être un désir ?). La richesse de la métonymie réside dans son « peu de sens » qui ouvre la possibilité pour un signifiant d’héberger des antonymes sans être disqualifié. La proximité avec la logique formelle vide de sens est probablement une des causes d’erreurs dans les interprétations qui suivent la piste de la signification (voir les errements d’Ernst Kriss avec le faux plagiaire), alors que « l’interprétation est du sens et va contre la signification12 ».

Le désir ne fait qu’assujettir ce que l’analyse subjective

Le rêve signifie quelque chose, telle est la thèse de la Traumdeutung dont l’auteur est plus proche d’un Champollion à la recherche d’un déchiffrage des rêves que d’un thérapeute dressant un tableau clinique des troubles psychologiques vus à travers les rêves. « Dire que la doctrine freudienne est une psychologie est une équivoque grossière13. »

Du décodage au langage il n’y a qu’un pas que Freud franchit quand il lui semble que ce flux signifiant émane d’ailleurs que de la personne du rêveur, car une fois réveillé ce dernier est non seulement incapable de décoder son rêve mais en plus se montre surpris d’apprendre quelque chose sur lui-même dans la traduction proposée par l’analyste. Cette découverte, Freud l’a faite « dans le flux signifiant dont le mystère consiste en ce que le sujet ne sait pas même où feindre d’en être l’organisateur14 ». Il y a donc un savoir qui se dit dans une forme que Freud assimile explicitement au rébus ; or juxtaposer des pictogrammes signifiants indépendants (les différentes scènes ou images d’un rêve) pour signifier quelque chose (un désir) est-ce très différent de juxtaposer des mots dans une phrase pour dire quelque chose ?

11 P. 99-n100.

12 J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres Ecrits, Paris, Le Seuil, 2001, p.480.

13 p.100.

14 p.100.

C’est son besoin de savoir qui favorise l’intuition géniale de Freud : et si cela provenait d’ailleurs que du moi psychologique ? Et si c’était, à défaut de la norme, la condition de l’humanité que le moi défini par la psychologie ne soit pas seul et maître en sa demeure ? Alors ce qui se dit là est dit sur une autre scène (ein anderer Schauplatz), comme dans un autre pays avec une autre langue, un lieu où le rêveur est, au mieux, un spectateur assisté d’un traducteur qui l’aide à dévoiler le désir auquel il est assigné par le langage, ou le plus souvent, un spectateur contraint et ennuyé par un théâtre qui se répète et qui, croit-il, ne le concerne pas vraiment. C’est la destitution du moi, dans les deux cas !

Le rêve ne vise pas la satisfaction du désir mais sa reconnaissance

Si le rêve est l’œuvre du désir, « repli narcissique de la libido et désinvestissement de la réalité » pour se faire re-connaître, ce n’est pas pour se réaliser et disparaître, mais au contraire pour prolonger le temps de parloir que lui permet le sommeil (la belle ne peut se faire entendre que quand les volets sont ouverts). De toutes façons, ce n’est pas en dormant qu’on peut satisfaire un désir, on pourrait tout au plus le voir satisfait… en rêve, mais alors vient immédiatement le temps de conclure par… le réveil, pour pouvoir continuer… à rêver, dit Lacan.

À cette difficulté s’ajoute celle du déchiffrage, car le désir ne peut se saisir que dans l’interprétation.

Un rêve après tout n’est qu’un rêve

Trop souvent la voie royale ouverte par Freud est délaissée au profit de l’analyse du transfert qui, sous couvert du renforcement du moi et de la reconduite à des

« désirs normaux », se permet tous les forçages par la voie de la suggestion. Lacan en dénonce l’impasse où se produit la répétition du symptôme, répétition présentée par ces psychanalystes comme le signe d’une guérison en cours « on ne guérit pas parce qu’on se remémore. On se remémore parce que l’on guérit15 » et son issue dramatique dans certains cas particuliers.

Tout va bien ainsi, les symptômes et les patients se reproduisent, subsiste juste un doute sur la reproduction (entendons : la formation) des psychanalystes !

15 p.101.

Le caviar, c’est elle aussi qui n’en veut pas

C’est donc dans la Traumdeutung que Freud livre les essentiels de sa doctrine. « Il n’est pas possible autrement [c’est-à dire sans la lire] ni de comprendre ce qu’il entend par le désir du névrosé, par refoulé, par inconscient, par l’interprétation, par l’analyse elle-même, ni d’approcher quoi que ce soit de sa technique ou de sa doctrine16. »

Mis au défi par la bouchère espiègle, il la démasque et admet l’incroyable : il existe un désir de désir insatisfait et c’est typiquement celui de l’hystérique. Elle est comblée par son mari, un bon vivant qui sait percevoir le désir de l’autre comme l’atteste sa réponse au peintre, et c’est pourquoi, croyant simplement jouer à le taquiner, elle lui interdit de satisfaire son désir de caviar. Elle ne sait pas que dans ce jeu anodin en apparence (se priver d’une petite satisfaction), le caviar est le signifiant métonymique de son désir inconscient d’un désir insatisfait, insatisfaction nécessaire cette fois car, en tant qu’hystérique, seul un désir insatisfait lui garantit la pérennité de son être. C’est l’embarquement du signifié désir dans le signifiant caviar qui confère à ce dernier son pouvoir métonymique : le caviar lui-même en vient à signifier le désir insatisfait (Que désire la bouchère ? du caviar, mais c’est elle aussi qui n’en veut pas !)

16 p.102. Ajoutons que les fondations sur lesquelles repose la Traumdeutung sont restées cachées, puisque le brouillon que son ami W. Fliess détenait a été retrouvé et publié en 1950 sous le titre Entwurf einer Psychologie – Esquisse d’une psychologie. Lacan y consacre plusieurs séances de son séminaire, notamment celle du 25 novembre 1959 dans L’éthique de la psychanalyse.

Das Kind ou Du jugement d’attribution et d’existence

Premier long métrage de Wim Wenders, l’angoisse du gardien de but au moment du pénalty.
Revoir ce film après quelques décennies avec un regard différent.
Comme il en sera dans ses créations ultérieures, le climat est particulier, ample vaste, descriptif, proche du nouveau roman ? Un des thèmes abordés qui le sera toujours sur un mode répétitif : la présence de l’enfant.
Nous sommes pris dans un road movie à l’autrichienne ; le co-scénariste Peter Handke y est-il pour quelque chose ? Dérive d’un homme gardien de but international qui de Vienne se retrouvera aux confins d’un pays sur une frontière fermée à tout échange, présence oppressante. Là se sont installés une aubergiste, ancienne maîtresse de notre homme, et son enfant.
L’enfant est là, joue, cherche le sommeil le soir venu, pleure, n’émet aucune demande.
Sa mère s’en occupe, prend même soin de lui, de l’enfant, Das Kind.
Le film est en allemand sous-titré. Mais comment savoir si l’enfant est un garçon ou est une fille, il est nommé « Das Kind » ou « es », terme dont le neutre me brûle les tympans.
À ce moment s’entend que le neutre s’énonce au masculin en français : l’enfant. Et vient la question : la manière de nommer l’autre aura des conséquences, oui et pourquoi pas sur le genre dont ce futur adulte se revendiquera, que ce soit sur le mode du doute, de la conviction, voire de la certitude ?

Cette question me permettra de questionner nouvellement l’œuvre de Wim Wenders. La thématique de l’enfant traverse son œuvre : das Kind, et il est évident qu’une douce neutralité descriptive signe ses plans, et caractérise nombre de ses personnages.
Cette question fait suite à une rencontre avec un citoyen britannique, ce dernier me fit une leçon introductive sur la « transgenrie ». En effet il y a des personnes de genre masculin qui se « genrent » en féminin et vice-versa ; mais il y aussi des individus qui se reconnaissent sous l’absence de genre, le neutre. Alors comment garder le… disons silence sur leur genre de naissance, comment les nommer ? le « it » est un peu malvenu pour les désigner, et comme Shakespeare se l’est permis, certes en anglais élisabéthain, le They est de mise. Vous rencontrez cet ami et vous lui demandez : how are They ? Ce qui est déjà étrange, mais la réponse correcte sera : They are doing fine, ou plus classiquement : They are doing well…

Il était de coutume de dire que le progrès venait de l’ouest !
Mais ne nous arrêtons pas en chemin. Reprenons la route après cette halte.
Freud dans son texte de 1925, Die Verneinung revient sur deux types de jugements, le jugement d’attribution et le jugement d’existence.
Chez les scénaristes, la mère en nommant son enfant das Kind, effectue simplement spontanément un jugement d’attribution vis-à-vis de son enfant lui signifiant une place dans son discours, place que l’enfant ne pourra que reconnaître comme celle du bien, la bonne place.

L’œuvre de Wim Wenders et de son co-scénariste Peter Handke est-elle une réalisation une présentation de ce réel ? Les questions amorcées par ce film ne s’arrêtent certainement pas ici car la problématique de la limite amorce de nouvelles questions, … en core.

Addictions et cliniques de l’effondrement

Intervention lors de la formation Apertura Arcanes Les différentes addictions aujourd’hui et les relations d’objet, 25 novembre 2020

La clinique des addictions est depuis toujours encombrée de savoirs erronés, de malentendus de dictats idéologiques, politiques et objectivants. Le malentendu le plus récurent est de considérer les « objets » de dépendance comme s’il s’agissait d’objets du désir et du manque et de penser qu’il suffirait de les éradiquer ou, en entrant en compétition avec eux, le sujet dépendant parviendrait à s’en séparer. Mais nous avons appris que la souffrance était ailleurs occulte, indicible dans une première intention et que les personnes dépendantes se servaient par exemple des drogues, de l’alcool… comme pharmakon qui est à la fois un remède et un poison pour la transformer, la déplacer. Nous savons également que les sevrages et que toutes les alternatives de se séparer des produits sont souvent marquées par des rechutes des patients, rechutes qui ne sont pas à considérer comme des échecs mais des paliers où se tient un symptôme majeur et souvent masqué avec la crainte de l’effondrement ou de l’effondrement lui-même.

Nous aurons à considérer à la fois les moments d’émergence de ce symptôme, les conditions qui créent cette menace, voire l’origine de cette menace et le sens qu’elle contient.

Cette crainte est à mon avis un risque conjuré dans la majorité des cas par le recours au mécanisme de l’incorporation de l’objet, annulant à la fois la crise qui s’annonce par le recours au registre de la sensation. Ces sensations vont de très grandes sensations somatiques, psychiques, à l’anesthésie. Parfois la douleur est recherchée par des automutilations, des scarifications, des conduites à risques. Parfois les abîmes des overdoses et des comas peuvent se concevoir comme des barrières pour ne plus penser.

Mais cette défense, cette protection est aussi une défiance vis-à-vis d’autrui, qu’une intrusion ou qu’une absence de secours pourraient activer. La parade incorporative de « l’objet de dépendance » tout comme la défiance éviteraient le risque d’effraction susceptible de réactiver une ancienne épreuve, et une hypothétique destitution qui serait dans mon hypothèse une affection liée à l’émergence du désir.

Nicolas Abraham et Maria Torok dans L’écorce et le noyau font l’hypothèse d’un risque qu’ils considèrent comme un équivalent métaphorique de rupture de crypte. Cette crypte scellée selon eux contiendrait un secret relié au désir et qui d’aventure devrait être protégé.

Poursuivant cette métaphore, ils vont comparer ces patients à un gardien de cimetière.

« C’est au moi, écrivent-ils, que revient la fonction de gardien de cimetière. Il se tient là, planté pour surveiller les allées et venues de la proche famille qui prétend à des titres divers avoir accès à la tombe. S’il consent à y introduire les curieux, les dommageables, les détectives, ce sera pour leur ménager de fausses pistes et des tombeaux factices. Les ayants droits à la visite feront l’objet de manœuvres et de manipulations variées. Eux aussi seront constamment tenus présents à l’intérieur du moi. On voit que la vie d’un gardien de tombeau, pour avoir à composer avec cette multitude diverse, doit être faite de malice, d’astuce et de diplomatie2. »

Cette métaphore est intéressante à plus d’un titre car elle rend compte des discours que ces personnalités tiennent et qui sont à tort considérés comme des mensonges alors qu’ils sont des manœuvres et des manipulations diverses mais également qu’ils sont autant de protection d’un secret « encrypté », difficile à avouer parce que surtout difficile à supporter.

C’est probablement pour cette raison que nous constatons leurs difficultés à s’engager dans un travail analytique ou psychothérapique quand ils sont absents ou en retard aux rendez-vous ou lorsqu’ils se confient plus facilement dans les structures de soins aux équipes d’entretien, aux moniteurs d’ateliers, quelquefois aux assistantes sociales et aux personnels des cuisines.

Le psychiatre, le psychologue, ou le psychanalyste, lorsqu’il se réfère à la psychanalyse, serait sollicité sur la durée que sous certaines conditions :

  1. Qu’il ne soit ni détective, ni inquisiteur, ni trop curieux ;
  2. Qu’il s’abstienne de prescrire l’abstinence des produits ;
  3. Que soit privilégiée une éthique de l’attente, de l’écoute, de la parole en sollicitant l’échange plutôt que le silence, en restant à la fois dans cette délicate intention d’être à la fois proche et lointain et en recherche d’une position psychanalytique nouvelle et adaptée, éloignée des cadres habituels de soutien aux analysants névrosés.

Deux brefs exemples cliniques emblématiques de la problématique de l’effondrement pourront, je l’espère, préciser encore mieux les hypothèses que nous poursuivons sur la souffrance du sujet dépendant et sur les passions que Jacques Hassoun3 qualifie d’intraitables, de tyranniques et de mélancoliques, pour les discours mélancolisés marqués par la dépréciation de soi, conjurés par les preuves et les répétitions qu’elles exigent.

M. a 17 ans, anorexique et dépendante de son Smartphone ; M. témoigne avoir souffert de ce qu’elle appelle une crise de l’effondrement vécue douloureusement lors de la confiscation de son téléphone et lors des séances de « gavage alimentaire » à l’hôpital mais également lorsque sa mère, très fusionnelle, fera des intrusions et des fouilles dans sa chambre. Elle prétendra à cette occasion que sa mère devinait ses propres pensées. Cette souffrance est évoquée par des sensations d’étouffement, de risque de mort imminente, accompagnées par un désarroi insupportable. Cette expérience trouvera toutefois son apaisement par des vomissements fréquents et des nuits à marcher dans sa chambre pour éliminer les calories incorporées.

Au cours d’une séance, une photo où apparaissait, selon elle, trois Barbies représentait en fait avec une grave ressemblance sa mère, sa grand-mère, et elle-même.

À cette occasion, elle m’avait demandé si je la reconnaissais.

Un certain nombre de problèmes. Avant d’aller plus loin, les discours et les plaintes dévoilent une impasse du stade du miroir lorsque M. me demande si je la reconnais. Cette impasse donne à entendre, comme d’autres plaintes concernant l’image du corps, un désordre évident de l’ordre symbolique en raison du maintien de la fusion primaire qui est souvent parlée comme intrusive, destructrice. Par ailleurs cette photographie est un symptôme adressé par dénonciation de l’absence de permutation des places au sens de Legendre. En évoquant cette lacune il indique que chaque génération doit céder sa place d’enfant, d’adolescent quand elle devient parent et ensuite céder celle de parent quand elle devient grand-parent4. Concernant l’effondrement, nous reprendrons ultérieurement cette question parce qu’elle est centrale et concerne une autre jeune femme, L., suivie en psychothérapie.

L. a 25 ans et souffre de boulimie mais surtout d’une difficulté à faire des choix notamment d’avoir à choisir entre deux passions, entre son mari et entre son amant.

Sa boulimie est fréquemment nécessaire, selon elle, pour apaiser une crainte récurrente de s’effondrer quand l’angoisse la submerge.

Lors d’un rendez-vous où j’avais pris 10 minutes de retard, cette attente avait déclenché l’incorporation de cinq mille-feuilles pour tenter de transformer l’effondrement vécu comme une hémorragie intérieure.

« Un désir comme du sang s’écoule hors de moi » écrit Bernard-Marie Koltès dans son livre Dans la solitude d’un champ de coton lorsqu’il évoque la rencontre entre le dealer et le toxicomane5.

À cette occasion, L. découvrira que l’attente et ses difficultés d’attendre avaient toujours traversées sa vie et surtout qu’elles étaient la conséquence de ses difficultés de faire des choix et, plus tard, de désirer.

Qu’apprenons-nous de ces deux expériences cliniques ?

  1. Que l’effondrement advient lorsqu’il y a des défaillances de l’environnement et que cette défaillance est interprétée comme un abandon, une indifférence, une absence de secours ou une intrusion dangereuse ;
  2. Que l’incorporation du Tout, par la Boulimie, et du Rien, par l’anorexie, voire avec les passions accompagnées nécessairement de leurs preuves et de leurs rituels permettent un contrôle sur le risque d’effondrement ;
  3. Que la crainte de l’effondrement et l’effondrement lui-même sont liés à la problématique de l’attente et que ce drame est à référer à une histoire primaire qui implique les interactions parentales avec l’enfant, quand cet environnement parental n’est pas secourable ;
  4. Que les addictions se fabriquent comme des défenses en urgence pour parer à l’attente lorsqu’elle est marquée du sceau de l’impossible alors qu’elle devrait favoriser et ouvrir au manque et au désir.

Pierre Fédida dans son article « L’addiction d’absence, l’attente de personne » considère que le sujet dépendant est en attente de personne6, faisant tout le nécessaire pour se protéger d’une altérité qu’il pressent toujours dangereuse et qui pourrait provoquer une effraction, un risque d’effondrement.

Winnicott dans son article « La crainte de l’effondrement7 » compare ce risque et l’effondrement notamment au retour de ce qu’il appelle des agonies primitives. Ces agonies feraient retour par des sensations douloureuses, des difficultés respiratoires, des équivalents d’hémorragies, de risques d’en mourir, de moments d’angoisses et de paniques que les discours décrivent.

Winnicott fait l’hypothèse qu’il s’agirait d’expériences somatiques précoces vécues mais qui n’auraient pas été éprouvées au plan psychique.

Éprouver ces agonies et les adresser à l’analyste pour la première fois seraient à considérer comme des remémorations exprimées dans les cures analytiques.

Par ailleurs il insiste, sur l’hypothèse que je partage, sur l’attente impossible qui serait une conséquence d’une attente primaire trahie. Une défaillance ou une indifférence maternelle, un holding raté, une attitude écrasante fusionnelle, auraient marqué l’enfant, non pas d’un traumatisme mais d’une attente qui aurait été empêchée, voire détruite.

L’attente concerne chez Lacan le désir de sevrage, de séparation et même, ajoute-t-il, le désir de castration. Dans le Séminaire sur L’angoisse8, il écrit que le dilemme de l’enfant au stade oral est à situer entre le besoin de dépendance et le désir de sevrage : il joue avec le sein, il le prend et l’abandonne et le reprend. Il faut saisir ce jeu comme le premier temps de l’ère transitionnelle et la première étape où il mesure ce que lui procure l’attente, l’intervalle entre le plein et le manque. La condition liée à la question de l’attente est que la mère doit se prêter au jeu et doit l’accompagner. Si cette dernière s’y oppose, si elle est, comme le signale Lacan, constamment sur son dos, cette expérience fondamentale ratée, compromise va se transformer en une attente trahie confirmant ainsi l’hypothèse d’un déplacement de la fabrique du désir dans un besoin protecteur du besoin de dépendance et dans sa parade défensive : l’incorporation.

Pour conclure provisoirement, l’augmentation des addictions ces dernières décennies et dans les périodes de Covid et de confinement doit nous questionner encore davantage.

Si elles sont, comme nous le pensons, des réponses, des réactions, à un milieu particulier qui se délite, qui manque de secours ; l’environnement actuel social, familial, amoureux, professionnel de nos sociétés néolibérales contiendraient tous les ingrédients d’un ravage des liens.

Des événements, des rencontres, des relations reproduiraient à l’identique l’ombre de ceux que certains êtres n’auraient pu métamorphoser, sublimer depuis leurs tragédies infantiles que nous avons reliées à un espace transitionnel marqué de jeux manqués parce que non partagés.

Dans cet espace, ce jeu de prendre et de laisser le sein, n’est pas qu’une épreuve de sevrage mais avant tout l’esquisse d’un jeu de deuil partagé entre la mère et l’enfant.

Il y d’autres pistes de recherche comme celle des suppléances que nous ne devons pas négliger. Elles serviraient à faire tenir une structure conformément à ce qu’affirme Sylvie Le Poulichet dans son livre Les narcoses du désir9.

La crise que nous traversons avec cette épidémie et les traumatismes qu’elle produit va inévitablement conduire vers des changements.

Selon l’endroit optimiste ou pessimiste d’où l’on se tient, ce nouveau paradigme peut devenir une espérance, ou une nouvelle illusion qui s’ajoutera à tous les « paradis » qui, pour certains, ont été perdus alors que pour d’autres, il ouvrira les chemins protecteurs et ravageants des paradis dits artificiels que nous connaissons.

4 Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie, éd. Fayard ; Dieu au miroir, éd Fayard ; « La drogue c’est l’institution du sujet », dans Autour du parricide, éd. Yves Gevaert.

5 Bernard Maria Koltés, Dans la solitude des champs de coton, éd. de Minuit.

6 Pierre Fédida, « L’addiction d’absence, l’attente de personne », Cliniques méditerranéennes n°47/48, érès.

7 R. W. Winnicott, « La crainte de l’effondrement », Figures du vide, Nouvelle revue de Psychanalyse n°11.

8 Jacques Lacan, Le Séminaire livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.

9 Sylvie Le Poulichet, Psychanalyse et toxicomanies Les narcoses du désir, Puf, 1987.

Le Fort-Da des idéaux – Le Surmoi n’est pas l’Idéal du Moi

Notes de travail de l’intervention lors de la journée de formation Apertura « Idéal – Idéalisation – Idéologies » le 16 avril 2021

Des allers-retours

La crise est une série d’allers-retours du côté des idéaux. Tout d’abord se pose la question de la création de l’idéal. Arrivent ensuite des moments idéalisants et l’on peut s’attendre à des formes de chute des idéaux.

J’ai travaillé longtemps la différence entre l’idéalisation et la sublimation. Pour résumer l’idéalisation concerne avant tout la question de l’objet et la sublimation concerne un devenir spécifique des pulsions.

J’aime bien le triptyque qui est proposé aujourd’hui :

  1. L’idéal : c’est une constitution du sujet, du Moi, de l’exigence.
  2. L’idéalisation concerne avant tout le dispositif amoureux. L’amour de l’autre c’est de donner du sens à l’univers et à l’existence. De plus il s’agit d’un des héritages fondamentaux du complexe d’Œdipe. C’est l’Untergang du complexe d’Œdipe ou la base des héritiers du complexe d’Œdipe :
    • Idéal du Moi
    • Surmoi
    • Prise dans le collectif
    • Fantasme
      L’idéalisation concerne avant tout une constitution et le paradoxe est qu’il ne s’agit pas directement de la question du désir.
  3. L’idéologie qui, elle, se noue dans le collectif.

Le désordre de la conflictualité

On peut dire que l’idéalisation est un comblement, un remplissage, l’effet de sublimation d’un manque.

La question du désir s’arrime autour de cette question du manque et vise justement à maintenir cette ouverture.

Alors comment l’enfant va-t-il se sortir de cette conflictualité ? Dans des battements. Peut-être en mettant en place des idéaux de culture et collectivement en créant des battements.

Freud a réglé le problème dans l’Introduction au narcissisme2

L’endroit sensible revient à la comparaison entre le Moi et l’idéal du Moi. J’ai ajouté en son temps que cela permet la chute de la honte et de la culpabilité. Cela a des répercussions sur les phénomènes collectifs :

  • Effets de la notion de groupe ;
  • Effets dans le collectif.

J’ajouterais les effets des complexes familiaux :

  • Tiers exclu ;
  • Rivalité ;
  • Fétichisation du leader.

La question idéologique repose avant tout sur la séparation des pouvoirs

Il s’agit de la base à la manière de Montesquieu3 de la démocratie avec le problème compliqué du leader.

Le problème qui se pose aujourd’hui c’est la dominance d’une idéologie.

    1. Le communisme a eu la fonction de la tentative d’une mise en commun.
    2. Le socialisme introduit aux sociétés pluridisciplinaires et à la conflictualité idéologique.
    3. Le capitalisme met en selle le leader et un milieu de pouvoirs.

Ainsi s’opère la mise en place de la « plus-value » à la place de la séparation du pouvoir. Le culte d’une bande.

L’Idéal du Moi est différent du Surmoi

Derrière idéal du Moi, idéalisation et idéologie, se situe la question de la place du Surmoi archaïque :

  • Héritage du complexe d’Œdipe ;
  • Le Surmoi kleinien ;
  • Héritage à côté de l’idéal du Moi.

La psychanalyse apparaît comme essai de désintrication de l’idéalisation. Comment se « désurmoïquer » ?

  • Chercher le désir
  • Comment se déprendre du surmoi collectif ?
  • Une certaine forme de groupe
  • Abandonner les incarnations du Surmoi
  • Surmoi et place de l’autre
  • Soutenir le désir par rapport aux désirs surmoïques
  • Réussir à faire surgir du manque
  • Comment trouver le désir ? et surtout le désir du désir ?

Additif :

Je consacrerai un chapitre entier au livre d’Hannah Arendt qui pose directement la question du « Surmoi monstrueux ».

Comment entendre le « J’ai obéi aux ordres » du procès d’Eichmann. Je retournerai vers ce texte où est posée la question des « griffes surmoïques » qui sont d’un autre support qu’un « surmoi œdipien » ou qu’un « surmoi kleinien ». Aux dires d’Hannah Arendt « un petit homme ordinaire, banal » peut obéir au pire des tyrans. C’est que le surmoi permet de faire abstraction d’un « soi-même ».

Bibliographie

H. Arendt (1963), Eichmann à Jérusalem, Folio Histoire, 2002.

S. Freud (1914), Introduction au narcissisme, Petite Bibliothèque Payot, 2012.

S. Freud (1920), « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de Psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993.

J.R. Freymann, L’inconscient, pour quoi faire ?, Toulouse, Arcanes-érès, 2018.

2. S. Freud, (1914) Introduction au narcissisme, Petite Bibliothèque Payot, 2012.

3 Montesquieu (1748), De l’esprit des lois.

J.R. Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient, Toulouse, Arcanes-érès, 2019.

J.R. Freymann, Amour et Transfert, Toulouse, Arcanes-érès, 2020.

J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013.

J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986.

J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,

Paris, Le Seuil, 1973.

K. Marx, Le capital, Tome I à III, 1867. Montesquieu (1748) De l’esprit des lois.

L’enfance témoigne

La troisième vague est incontestablement psychique. Elle est visible explicitement par une augmentation du nombre et de l’intensité des symptômes, des appels à l’aide et des souffrances de notre jeunesse. Elle est également insidieuse, elle croît comme un sous-courant, invisible et pourtant efficient. Cette transformation silencieuse va tôt ou tard rejoindre la superficie et alimenter le cortège des symptômes. Ces deux manifestations, visible et invisible, dialoguent constamment dans le champ pédopsychiatrique. Les troubles observables entraînent des modifications psychiques qui, à leur tour, influent sur les comportements.

La crise actuelle fait également effet loupe sur l’influence du social sur l’individu. « Une épidémie est un phénomène social avec quelques aspects médicaux » disait R. Virchow, grand médecin du XIXe siècle. Les « psys » pour enfants et adolescents sont témoins de cette souffrance sociale. Ce que le patient exprime chez le psy parle aussi de l’environnement dans lequel il baigne. La souffrance ambiante génère des souffrances individuelles.

Les facteurs du bouleversement social se retrouvent et se répètent à l’échelle de l’individu. Parfois directement, notamment chez les adolescents et les adultes, et parfois indirectement, par la médiation de la famille et de l’école, pour les plus jeunes.

La perte de repères est l’un de ces facteurs. À quoi s’accrocher quand le travail disparaît ou devient instable ? Comment se projeter dans un avenir rassurant lorsque le présent est incertain ? Que considère-t-on « essentiel » quand les repères sont bouleversés ? Ce bouleversement des repères habituels chambarde le sens du quotidien. Si le futur est vécu comme instable et incertain, voire bouché, comment donner du sens à ce que je fais ?

Proche de cette déroute du sens nous repérons la confusion des références. Celle-ci constitue un deuxième facteur. À qui ou à quoi se référer ? À qui ou à quoi se fier ? Les médias

nous inondent d’informations variées. Souvent les messages divergent, parfois ils sont contradictoires. Le débat et la disparité des idées et des positions sont essentiels. Mais il arrive que le débat manque et que les avis divergents, donnés à la cantonade, peuvent entraîner avec eux un égarement pour les individus déjà en mal de référence. Les notions deviennent souvent confuses dans le discours ambiant : la science, la recherche, l’avis personnel, la décision politique etc., se mélangent. Il devient difficile de séparer le bon grain de l’ivraie.

Ces ambivalences du discours ambiant se doublent d’ambivalence au niveau individuel : alternance de peur/déni, de solidarité/individualisme, ou encore de confiance/défiance.

De plus, nous rencontrons les limites de la connaissance (qui progressent évidemment au fur et à mesure), qui renvoie à un non-savoir, pas toujours facile à supporter. Cet inconfort peut amener de l’anxiété, des avis radicaux, des croyances multiples, etc.

Ainsi, l’incertitude, l’aléatoire et l’imprévu laissent place à une instabilité. La continuité routinière n’est plus de mise et elle est sans cesse menacée d’un nouveau revirement.

Ces notions sont bien connues dans le champ du soin psychique. Leurs importances sont reconnues quelle que soit la discipline de ce champ à laquelle on se réfère. La stabilité, la continuité, la régularité n’ont plus à démontrer leur importance pour le développement de l’enfant. Ces concepts peuvent se résumer dans celui de sécurité.

Oui, certes, avant tout la sécurité physique, le bien-être du corps. Mais aussi, la sécurité psychique. Voilà ce que nous rappelle avec force cette crise. Et c’est souvent lorsqu’une bribe d’insécurité montre le bout de son nez que l’appel à un plus de sécurité se fait sentir. La crise déstabilise. Et si la sécurité sanitaire, physique, est assurée au maximum, la sécurité psychique ne doit pas être reléguée au second plan. Une vague peut en cacher une autre.

Nos patients nous démontrent sans cesse l’importance de cette sécurité, stabilité et continuité psychique. Les plus petits d’entre eux nous en présentent même l’aspect vital pour leur développement. Les soins assurés proposent toujours un socle cohérent fait de sécurité, de stabilité et de continuité. Ne doit-elle pas encore être plus soutenue durant cette période ?

L’une des premières manifestations cliniques de ce désordre est l’angoisse. Elle peut émerger effectivement lorsque les repères sont bouleversés, quand les références sont perdues, les horizons bouchés, la stabilité déstabilisée. Elle a souvent rapport avec l’inconnu, l’imprévu, le menaçant. Ces derniers ne sont pas des causes d’angoisse mais des révélateurs, des amplificateurs, des catalyseurs. L’anxiété est un bon indicateur d’un mal-être. Elle est indice de

quelque chose qui ne va pas. Et cela s’exprime souvent par des manifestations corporelles avant même que l’esprit ne perçoive le danger. Rappelons-nous l’expérience de Milgram où le sujet de l’expérience commence à suer, à trembler, le rythme de son cœur s’accélère alors qu’il continue, sous l’ordre autoritaire, à appuyer sur le bouton sensé envoyer une décharge électrique à un autre homme. Cette manifestation corporelle montre combien l’anxiété indique le mal-être. Ce mal-être émane ici du désaccord entre un ressenti éthique et sa réprobation autoritaire. Dit autrement, l’anxiété témoigne d’un tiraillement entre un besoin du corps et son déni par l’autre. L’autre prend différents visages : la société, un parent, le gouvernement, la loi, la morale en moi, l’école, etc.

Parfois cette anxiété, d’abord protectrice, s’installe et devient pathologique. Face à un danger, l’anxiété est une ressource nécessaire pour se protéger, ou pour éviter d’être à nouveau confronté à ce danger. Elle est constitutionnelle dans un moment de déstabilisation aigu, lors d’une crise passagère, lors d’un stress intense, ou lors d’un bouleversement intime. Mais lorsque la crise dure, elle impose sa présence et devient alors pathogène.

Ce détour par une des cliniques de l’angoisse nous apprend combien la prise en charge de l’angoisse dès ses premières manifestions est importante. Les enfants sont pour cela nos alliés. Ils présentent une sensibilité accrue à l’angoisse. Et notamment à l’angoisse ambiante. L’exacerbation de nombreux symptômes que nous observons actuellement témoigne en partie de cette ambiance anxiogène s’installant depuis maintenant une année. Les symptômes sont variés et divers selon les âges. La dispersion psychique, l’agitation psycho-motrice, les troubles de l’attachement chez les petits sont plus fréquents et plus intenses qu’auparavant. Les troubles de la concentration et de l’attention, les troubles du sommeil, les troubles oppositionnels se manifestent également plus fortement. Nos adolescents connaissent une morosité accentuée, des passages à l’acte plus fréquents et plus sévères, des dépressions avérées. Nous observons également des « vagues » de TCA et de refus scolaires anxieux. Les enfants souffrant de troubles du spectre autistique ne sont pas épargnés.

L’anxiété ambiante diffuse. Elle est contagieuse. L’insécurité psychique connaît le même chemin. Et nos enfants, nos jeunes patients, sollicitent une réaction. Leurs symptômes parlent parfois de nos peurs, de nos angoisses, de la souffrance sociétale. Ils portent une part de cette souffrance collective. Ils nous l’apportent. Qu’en faisons-nous ? Ils nous la présentent délicatement sous forme de symptôme. Parfois ces symptômes sont bruyants, violents. Ces violences ne sont-elles pas proportionnelles à leur souffrance et à la violence qui les entoure ?

Ils attendent une réponse. Pourrons-nous les apaiser ? Leur assurer une certaine stabilité, une sécurité, une perspective de continuité ? Parfois ce n’est pas possible ou pas suffisant, et ils continuent à porter notre fardeau. Ce fardeau est tantôt individuel tantôt commun, le dosage varie d’une situation à l’autre. Nous nous devons alors d’aider au mieux ces familles. Mais parfois aussi, nous pouvons repérer l’indice que les enfants nous présentent et nous pouvons alors les soulager de cela en leur rendant leur place d’enfants, d’adolescents, de jeunes adultes. C’est pourquoi le dialogue est plus que jamais vital. Écoutons les enfants et les adolescents. Ils nous aideront à repérer une partie de ce qui ne va pas, les excès comme les insuffisances. Ils nous indiqueront également ce qui est important. Peut-être même nous donneront-ils des clés inventives pour faire face à cette crise ?

Il y a l’anxiété des enfants, l’anxiété des parents et l’anxiété sociétale. Les mécanismes de propagation de ces anxiétés devraient également faire l’objet d’études, tout autant que les actions qui les apaiseraient. Quels gestes feraient barrière à la diffusion de l’angoisse ? Il est certain que ce n’est pas en réduisant les contacts relationnels. Le paradoxe est posé : une trop grande proximité accentue la diffusion de l’angoisse, la favorise parfois même ; une trop grande distance entraîne une autre forme d’angoisse, celle liée à l’abandon, à la solitude, au manque ou au vide. Depuis le premier confinement, nous traversons une période qui réactualise les questions de liens et notamment du lien parents-enfants. Trop proche, l’enfant s’autonomise avec difficulté. Trop distant, il s’individualise avec instabilité. Une « toute présence » renvoie à une angoissante dépendance. Une « toute absence » renvoie à une angoissante indépendance. Certes nous caricaturons ici. Mais la crise joue encore une fois le rôle de révélateur quant à ce point sensible de la clinique de l’enfant. Du jour au lendemain certaines familles se sont vues contraintes à passer chaque minute collés les uns aux autres. Pour d’autres c’étaient encore plus d’absence que d’habitude des parents (travail, préoccupation etc.). Certaines familles ont tiré un gain relationnel de cette situation, d’autres se sont encore plus détruites. Il en est de même au niveau individuel. Mais notons qu’avec le temps l’instabilité permet de moins en moins de découverte subjective mais fragilise plutôt l’humeur et les relations.

Introduisons également la dimension temporelle. Car cette crise dure. Les rythmes sont perturbés : ralentis pour certains, accélérés pour d’autres. Les changements trop fréquents de directives, de directions, l’alternance d’espoir et de désespoir, mais aussi l’installation d’inertie, de désinvestissement par épuisement, de désintérêt, provoquent des dysrégulations des rythmes de chacun. Et notamment entre parents et enfants. Réintroduire du temps, en permettant un

temps de soins, régulier et fiable, permet souvent à l’enfant, à l’adolescent et à leur famille de retrouver, au moins lors de ce temps-là, leur rythme subjectif, accordé à leur vérité intérieure et au bien de la famille.

Ainsi, la pédopsychiatrie tient un rôle essentiel durant cette pandémie. Elle s’adapte aux changements sociétaux, aux contraintes imposées par la crise que nous traversons. Mais elle rappelle aussi que l’obéissance aux contraintes extérieures ne doit se faire au détriment de la vie. Comme à son habitude, la psychiatrie tente un compromis. Mission délicate, car soutenant cette tâche, elle ne doit pas se compromettre. Et encore moins compromettre ses patients. Voilà un défi, non seulement pour la pédopsychiatrie publique, mais pour l’ensemble de ceux qui peuvent en bénéficier, c’est-à-dire la population dans son ensemble et chacun individuellement. Or, les services publics traversent également une crise, ô combien tragiquement découverte par la pandémie. Les zones de fragilités sont bien antérieures au moment de l’éclosion symptomatique. Revenons à notre clinique. La pédopsychiatrie continue, sans relâche, à faire entendre les voix des douleurs silencieuses. Celles des enfants, celles des parents fragiles, celles des êtres vulnérables en général. La pédopsychiatrie est donc médiatrice : elle témoigne et traduit ce que la clinique des enfants dit du social et de la société qui nous entoure. Par exemple, alors que la première vague de la COVID imposa l’arrêt d’un nombre important de soins pour les enfants, ces derniers nous ont appris entre-temps que nous ne pouvons plus accepter cela, leur développement est en jeu. L’enseignement de nos patients nous a permis de faire entendre l’importance de la présence, de la continuité, de la stabilité pour les enfants. Il s’agit donc de faire entendre la voix, parfois muette, de nos jeunes patients. Car cette voix nous dit quelque chose du milieu dans lequel nous évoluons. Car il s’agit de les protéger des dangers qui les guettent. Mais aussi pour leur permettre de traverser cette crise au mieux. Le terme qui veut dire crise en chinois, weiji, a un double sens : il signifie à la fois danger mais aussi opportunité. Nous avons aussi ce rôle : permettre, malgré la crise, l’émergence d’opportunités. Le clinicien aide à la libération d’une créativité présente chez tout un chacun. Mais cette créativité a un prix : celui de l’angoisse dans un premier temps, puis celui de la solitude dans un second temps. Osons donc la solitude… ensemble.

Mises à mal de l’humain et points de fuite du désir

« Tout » est dans le titre.
Tout ce qui me pousse à écrire aujourd’hui, ce que j’aimerais vous faire entendre aujourd’hui, en partie au moins – que pouvons-nous faire entendre, que pouvons-nous entendre, entre malentendus, projections et faux semblants ?.. -, tout est dans le titre. Je vais essayer de déplier un peu.

Points de fuite du désir

Une discussion avec Jean-Richard Freymann m’a donné l’envie d’écrire ceci, aujourd’hui (18 décembre 2020).
Il a évoqué le rôle du point de fuite dans les tableaux, et le moment de révolution de l’art pictural qu’a été l’invention de la perspective. La perspective implique un point de fuite du regard, un point à travers le tableau, au-delà du tableau, qui fait passer du plat de deux dimensions à la profondeur et l’espace de trois dimensions.
Le désir est un point de fuite dans le tableau, a-t-il ajouté. Le mouvement désirant ouvre un point de fuite, ouvre la perspective. Et cela me parle, aujourd’hui, cela ouvre la perspective, en effet – je me rappelle avoir entendu déjà cette histoire de point de fuite et n’avoir pas saisi, n’avoir pas été saisie par la métaphore.
Une réalité réduite à deux dimensions est plate, fermée, enfermante, compacte, asphyxiante, écrasante – un monolithe. Le mouvement désirant y creuse une brèche, le monolithe se déplie – théâtre d’ombres et de lumières en toutes directions, de l’air, plus d’air, du souffle, des vents, soudain on respire !

Précision importante : de quel désir parlons-nous ? quel est ce désir qui a effet de point de fuite ?
Le désir en tant que mouvement désirant. À l’opposé ou presque des mouvements pulsionnels
« premiers », et pourtant intimement mêlés, constitués de la même matière. Prodige et magie des mécanismes psychiques humains : « transformer » les pulsions (« je veux te manger, je veux te frapper, je veux jouir de toi, etc… » : et ces formules sous forme de phrases sont trop construites déjà pour rendre compte des pulsions, les phrases induisent d’emblée un sujet et une articulation sous forme de fantasme : il faudrait dire plutôt : « vouloir manger, frapper, jouir… », « veux manger moi toi », « toi moi veux frapper »…) – prodige et magie des mécanismes psychiques humains : transformer les pulsions en désir, en mouvement qui au fond se fiche de l’objet, sait bien quelque part qu’il n’attrapera pas l’objet, qu’à vrai dire même il n’y a pas d’objet. L’objet n’est qu’un leurre, nécessaire pourtant.
L’objet cause du désir (objet a de Lacan) n’est qu’un leurre, un point de fuite dans le tableau. Quelque chose qui fait brèche dans ce qui sans la brèche serait du plein, du trop-plein, de l’étouffant, de l’écrasant.

Les lacaniens parlent de « trou », de « manque » – il leur est souvent reproché de n’avoir que ce mot à la bouche. Mais en effet il n’y a d’air (psychique), il n’y a d’espace, il n’y a de vide, il n’y a d’espace à trois dimensions où le mouvement est possible, que si quelque chose quelque part tient lieu de point de fuite. En passant de l’objet de la pulsion (ou même du besoin) à l’objet du désir, on passe de quelque chose qui se consommerait, qui serait censé satisfaire, combler, à quelque chose qui à n’être qu’un leurre permet surtout de maintenir un espace vide derrière le voile du leurre.
Brèche par laquelle s’engouffrent tous les souffles du mouvement désirant.

(…)1

1 Il y a eu une suspension d’écriture, liée en partie aux effets de “fermeture” décrits plus loin. Je reprends, nous sommes le 5 février 2021, la fermeture ne s’est levée en rien.
Un point de fermeture supplémentaire s’est ajouté, dans ma vie personnelle. J’essaie de me rappeler les paroles de ce jour lointain de discussion, en décembre, et de faire résonner les mots : « le point de fuite du mouvement désirant »…!
« Ne pas céder sur son désir », disait un autre (Lacan). Je propose une variante : « ne pas céder sur le point de fuite du mouvement désirant ». Allons-y, prenons des pinceaux et peignons-le dans le tableau chaotique du monde.

Mises à mal de l’humain

La formule « mises à mal de l’humain » m’est venue à propos d’une certaine « fermeture » induite par la trop fameuse situation sanitaire actuelle.
Mais nous en parlons trop, nous en parlons plus que nous ne le voulons, le sujet revient au coin de toutes les bouches, constamment. Alors je n’en rajouterai pas de ce côté-là, vais tâcher de me tenir. Je soulignerai deux points de fermeture, qui ont peut-être des effets surtout parce qu’ils viennent en écho à des mécanismes spontanés de « l’humain ». Mon idée serait : la situation actuelle provoque une mise à mal de l’humain, qui entre en écho avec le fait que « l’humain est sa propre mise à mal », rien ne met à mal l’humain autant que l’humain lui-même.
Rien ne menace la parole autant que la parole elle-même.
Et les points de fermeture évoqués ne font que venir toucher les verrous potentiels de chacun, déjà présents. Je m’explique…

Fermeture de l’espace : confinement, l’espace se réduit au « chez-soi », espace doté éventuellement d’un prolongement jusqu’au lieu du travail. Derrière mon masque, à distance de l’autre qu’il ne faut surtout pas toucher, je me sens comme une cosmonaute dans sa combinaison hermétique, reliée à l’intérieur de la capsule spatiale de mon chez-moi – un seul espace, clos.

(…)2

2 Deuxième suspension d’écriture – 28 février 2021.

Fermeture à l’autre : « distanciation sociale », masques, absence de contact physique. Il y a des choses qui ne peuvent se passer, et même qui ne peuvent se dire, que dans une certaine proximité physique de l’autre. Il y a des choses qui ne peuvent se passer, et même se dire, qu’à toucher et sentir la peau de l’autre.
En particulier ce « prodige » qu’est le dialogue. L’endroit où l’humain peut être le plus absolument mis à mal (nié, annihilé), et l’endroit où l’humain peut exister sont le même endroit, celui de la parole.

À travers les mots le sujet s’exprime, existe, entre en dialogue avec un autre, se fait poète. À travers les mots aussi, se jouent les aliénations par les discours : discours dominant, discours courant, discours de l’autre de la réalité, discours de l’Autre en soi (aliénation « interne »…). Je veux dire, la parole est une possible danse de mots, une possible étincelle, une potentielle incandescence. Mais c’est elle aussi qui se fige en monolithes écrasants, discours extérieurs (discours courant, dominant…) ou discours intérieur (structure des symptômes psychiques). Camisoles externes ou internes. Auxquelles le sujet n’échappe que par les brèches ouvertes par le point de fuite du désir…

À tel point qu’il devient étonnant, lorsque l’on y pense, que se produise le « prodige » du dialogue. Deux êtres humains (se) parlent. Chacun dans les mirages de ses propres aliénations, enfermé dans ses bulles à couches multiples, oignon de bulles. Les mots, dans une direction et dans l’autre, ont à traverser les couches multiples. Malentendus, de soi par soi et de soi par l’autre et de l’autre par soi, projections de morceaux de soi sur l’autre, semblants, faux semblants. Comment est-il possible, à la fin, que l’un entende quoi que ce soit de l’autre ?…

La parole n’est pas le véhicule limpide de la pensée ou de l’être du sujet.
Qu’est-ce que la parole, alors ? Lacan propose que la parole est un parasite, une forme de cancer (!), dans une citation qui « me parle » beaucoup :

« C’est bien en quoi ce que l’on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce que l’on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. »3
3 J. Lacan, Le séminaire LIvre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.95.

Le « malade » évoqué par Lacan est un patient hospitalisé qui présente des mécanismes psychotiques, en particulier un « automatisme mental » : il ressent, lui, que la parole le parasite, qu’elle parle sans lui, qu’on le fait parler, qu’il est parlé par la parole plus qu’il ne la parle.
Pourquoi un homme « dit normal » ne le ressent-il pas, ne s’en aperçoit-il pas ?
Ma réponse sera rapide, une proposition d’indice, d’indication à reprendre, réfléchir. L’humain « dit normal » mélange aux effets de parasitage et placage de la parole, les effets de dialogue de la parole.

Par « effets de dialogue » ou encore « effets de rencontre », je désigne ce truc incroyable, improbable, étrange et surprenant, qu’à travers les masques, voiles, baillons, boules Quies de nos aliénations, l’un entend un peu quelque chose de l’autre, tout de même, parfois. Les mots produisent des semblants, des faux semblants. Parfois dans le semblant lui-même quelque chose se fait entendre, parfois dans le redoublement de faux semblants passe tout de même quelque chose, de l’un à l’autre.
Comment ce « prodige » se produit-il ?

Je repense à une autre citation de Lacan, dans laquelle il parle de « produire des vagues » :
« L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise : elle est faite pour produire des vagues. »4
4 J. Lacan, Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines, in Scilicet 6/7, 1975.

Ce que nous appelons dialogue, ce que nous appelons « se comprendre », est-ce autre chose que le roulis des vagues ?
Est-il possible de produire des vagues, de ressentir le roulis des vagues, sans la présence physique, la proximité de l’autre ?
Je me pose la question en ce qui concerne le dialogue amical, en ce qui concerne aussi la pratique, les « téléséances ». Je proposerai que des « piqûres de rappel » – nous sommes en pleine campagne de vaccination anti-COVID – de présence physique sont nécessaires, de temps à autre, et que le dialogue à distance, amical ou dans la pratique, ne fonctionne que lorsque chacun connaît un peu, déjà, le mouvement des vagues de l’autre, pour pouvoir s’en laisser bercer et secouer, même par ondes télémagnétiques interposées…

Je reviens à la question de départ : la « distanciation sociale » provoque-t-elle une distance avec l’autre, une plus grande fermeture à l’autre, qui empêcheraient les effets de dialogue ?
Je n’en sais rien. Nous avons vu toutes les capacités de résistance de l’humain (il n’y a jamais eu autant d’échanges de paroles que lors du fameux « premier confinement » ? ; et ce sourire qui se lit si fort dans les yeux par-dessus le masque, etc… ; et ceux qui, quelles que soient les interdictions, se retrouvent tout de même…).
J’ai envie de rappeler, simplement, le prodige et la fragilité du dialogue, le prodige et la fragilité de « s’entendre » un peu. Quelque chose comme marcher sur une corde tendue au-dessus du vide.
Il ne faudrait pas trop de vent, tout de même.
Il ne faudrait pas, non plus, faire rompre trop de fils de la corde…
Ne tirons pas trop fort ? ou encore, tentons de retisser les fils ? N’oublions pas de quels fils est faite la corde sur laquelle nous marchons ?..

c19.info/fr/psy ou Le soutien psychologique 2.0 en temps de pandémie : une révolution en psychiatrie

Introduction

Le 17 mars à 12h le confinement de la population française est ordonné sur l’ensemble du territoire national, suite au discours du Président de la République, Emmanuel Macron, la veille. Il parle de « guerre sanitaire » contre la COVID-19. L’ennemi est un virus, apparu dans l’ombre d’un marché d’animaux vivants à Wuhan (Chine). Il dépasse les frontières, touche nos voisins italiens, s’échappe de la télé et déferle chez nous. Il est d’autant plus dangereux qu’invisible. L’espace Schengen se ferme, tout déplacement restreint au strict nécessaire. Les rassemblements sont interdits, les contacts humains deviennent fatals, le retranchement chez soi, le maître mot. Tous les ingrédients sont réunis pour édifier un climat de pandémie d’allure hypochondriaque. Chacun se demande s’il n’a pas attrapé le coronavirus, craint pour ses proches et ne comprend rien à cette maladie naissante.

Une initiative naît alors, développée par la société Nabla, dont l’équipe est majoritairement constituée d’ingénieurs et de médecins, engagés dans la transformation de la pratique médicale, grâce à l’intelligence artificielle (IA). Plus précisément, il s’agit d’un site : c19.info, sous la direction médicale du docteur Anne-Laure Rousseau, médecin vasculaire, avec l’aide du docteur Stanislas Harent, infectiologue. Sous forme d’un questionnaire guidé intelligent, il permet à ceux qui le consultent d’être conseillés en cas de symptôme suspect et ainsi de désengorger le 15 ou les services d’urgence. Le site s’étoffe et offre la possibilité de poser directement des questions à des professionnels de santé par SMS une fois le questionnaire rempli. J’ai de la fièvre que faire ? Mon mari est malade, puis-je aller travailler ? Comment s’embrasser en temps de covid ? Où se procurer un masque ? Faire un test ? L’équipe, composée de médecins généralistes, puis de spécialistes et d’infirmières, répond sous deux heures depuis chez eux (confinement oblige !) par un message unique.

Le nombre de visites augmente, il y a besoin de renfort ; je suis psychiatre et c’est en tant que médecin que je rejoins l’équipe. Très vite, je m’aperçois que les messages sont à la frontière entre mes deux casquettes. Les demandes pour symptômes respiratoires abondent mais est-ce le coronavirus – comme les visiteurs interrogent – ou bien signe d’anxiété, ou encore les deux ? D’autres ne veulent plus sortir du tout, se lavent les mains cent fois par jour et consultent le site c19.info après avoir effleuré quelqu’un par inadvertance dans la rue. Comment répondre par un message unique lorsque les visiteurs sont angoissés et semblent avoir besoin de parler ? Ma spécialité reprend le dessus, il y a demande sur la toile tandis que les structures hospitalières et ambulatoires sont désertées.

Le 25 mars, par le bouche à oreille, psychologues et psychiatres répondent en un temps record à mon appel : l’équipe de lancement du projet réunie, c19.info/fr/psy voit le jour, le soutien psychologique par chat (conversation écrite type WhatsApp) en temps de covid est né.

Je vais vous raconter cette histoire en 3 chapitres qui illustrent comment nous avons mis au point une nouvelle façon d’exercer :

  1. c19.info psy : C’est quoi ?
  2. c19.info psy: Retour d’experience
  3. c19.info psy: Une pratique revolutionnaire de la psychiatrie

c19.info psy – C’est quoi ?

Le projet de soutien psychologique en ligne est né pendant le confinement, période particulièrement anxiogène et limitant les soins psychiques. Le chat avec des psychologues,

qui existait déjà en temps « normal », proposé par quelques plateformes en ligne restait encore largement méconnu et peu pratiqué.

Avec c19.info il trouvait toute sa place en temps de Covid, d’autant plus que le site, référencé par le Ministère de la Santé avait alors une grande visibilité, soutenue également par les réseaux sociaux (Facebook) afin de bénéficier à un maximum de personnes. Un visiteur qui vivait difficilement le confinement et avait besoin d’en parler pouvait alors discuter avec notre équipe par chat (type WhatsApp) ou par téléphone.

Les messages et appels se faisaient directement depuis la plateforme pour garantir la confidentialité des échanges. Gratuité, sécurité et anonymat, tel était notre socle de départ. Les utilisateurs étaient évidemment informés que l’échange n’avait pas pour vocation à se substituer à une consultation médicale ni à remplacer le diagnostic d’un médecin.

Le service psy était au départ ouvert de 10h à 18h, 7j/7. Dix psychologues bénévoles se répartissaient les créneaux horaires pour répondre en moins de deux heures. En dehors des heures d’ouverture, les visiteurs étaient invités à écrire leurs messages qui seraient lus dès le retour de l’équipe, contacter les numéros d’urgence ou un hôpital de proximité si nécessaire.

c19.info psy – Retour d’expérience

Tous les français concernés

Les demandes affluaient du monde entier. Seule condition pour utiliser le service : être majeur et parler français. C’était le cas par exemple de R., expatrié au Mexique, qui face à l’actualité tournant en boucle sur sa télévision, n’osait plus sortir dans la rue.

Un climat de peur

Au début du projet, le climat de peur a engendré une fréquentation exponentielle sur le site. Un nouveau virus, des informations en continu inondant les esprits, une inactivité ou du moins un changement dans les habitudes – de quoi déséquilibrer de nombreuses personnes qui avaient besoin d’en parler, d’être rassurées. Pour beaucoup, ce fut leur premier contact avec la psy, facilité par le chat, simplifiant l’accès et garantissant l’anonymat, à distance des lieux de soins classiques.

Des malades et des soignants

Parmi ces visiteurs particulièrement angoissés, certains avaient un proche atteint de la Covid, hospitalisé ou décédé, ce qui renforçait concrètement les appréhensions et l’isolement s’ils en étaient séparés. De l’autre côté, les soignants étaient également concernés, à bout dans les services surchargés et notamment de réanimation, craignant de transmettre le virus à leurs proches. Que faire lorsque le mari a un cancer : continuer à aller à l’hôpital afin de participer à l’effort collectif ou bien s’arrêter afin de le protéger ? Pour répondre au mieux à ces demandes et proposer un soutien au plus grand nombre, nous avons étendu les horaires jusqu’à 21h, d’autant plus que l’angoisse se manifestait précisément en soirée.

L’isolement et l’ennui

Les personnes isolées, ou bien celles qui cherchaient à combler le vide du confinement ou rompre avec l’ennui formaient une bonne partie des visiteurs. Quelques-uns revenaient régulièrement sur le site, parfois tous les jours. Comme L. qui réitérait ses demandes quotidiennement : « y a quelqu’un ? ». Ses messages pouvaient être désespérants, nous renvoyant à notre impuissance. Le groupe WhatsApp entre thérapeutes et les réunions hebdomadaires à distance étaient l’occasion de discuter de ces inconnus qui s’adressaient à nous, nous permettant de diffracter notre contre-transfert pour mieux accueillir de nouveaux échanges.

Des patients déjà suivis

Les conversations à répétition étaient pour certaines celles d’internautes déjà suivis en psychiatrie, avec des antécédents, ou sortant tout juste d’hospitalisation. Des patients souffrant potentiellement de troubles psychiatriques graves donc. Ainsi, se posait la question de leur prise en charge sur notre site. Question retrouvée également dans le cadre de situations d’urgence : agressions sexuelles, violences conjugales, suspicion de maltraitance… Au fil du temps, les patients que nous connaissions de la psychiatrie générale furent plus nombreux et occupèrent une place plus grande dans notre travail, alors que l’angoisse de la maladie l’était de moins en moins. De ce fait, au déconfinement, les horaires ont été diminués jusqu’à ce que la plateforme soit mise en pause un mois après, le 12 juin 2020. En effet, le nombre de décès par jour diminuait, les Français sortaient à nouveau, reprenaient le travail, les structures de soins classiques rouvraient : les demandes se faisaient plus rares et n’étaient plus directement liées au coronavirus.

Le site c19.info a ainsi touché un grand échantillon de la population, de ceux qui n’auraient pas consulté, ayant peur de faire le premier pas, à ceux déjà suivis en psychiatrie ;

de ceux paralysés par l’angoisse, ne pouvant sortir, aux soignants à bout de souffle après leur journée de travail, qui avaient besoin d’un espace de parole. L’instantanéité du chat a également permis de proposer aux internautes en situation critique de leur apporter un réconfort immédiat.

À cette hétérogénéité de visiteurs, nous avons alors essayé d’offrir une aide des plus diversifiée et personnalisée.

Une aide multiple et individualisée

c19.info/psy a été créé pour accompagner la population durant la période de pandémie qui rompait avec tous les équilibres préétablis.

Des méthodes complémentaires

Face à l’angoisse de la Covid, les visiteurs demandaient des informations concrètes, parfois médicales, lorsqu’on ne sait plus qui croire sur internet. Nous préconisions d’ailleurs de réduire le temps passé à regarder les informations, particulièrement anxiogènes. Après quelques mots échangés, l’internaute éteignait son ordinateur rassuré, moins seul, d’autant que nous partagions ce qu’il vivait, comme tous. Il était aussi possible d’engager une conversation téléphonique via la plateforme. Le lien de voix à voix, d’oreille à oreille pouvant être plus apaisant. De l’autre côté, le chat conduisait plus à un travail de coaching et de conseil, adapté à l’individualité de chacun. Plusieurs méthodes comportementales étaient proposées pour gagner en sérénité. Nous faisions alors appel à des « suggestions de réponses », recommandées par un membre de l’équipe et auxquels tous avaient accès. Par exemple : des idées de méditation (proposition de télécharger l’application petit bambou, liens vers des sites de méditation dirigée) mais aussi de relaxation, d’auto-hypnose, des méthodes de respiration en cas de stress ou encore d’assouplissement musculaire. Pour se détendre en cette période si particulière, nous donnions parfois même des liens vers des livres audio ou des cours de zumba. S’occuper en temps de confinement, mais aussi faire réfléchir autrement, approfondir les questions qui viennent, rebondir, transformer ces jours en vue de les rendre supportables, qu’ils se remplissent de quelques échanges, quelques pensées et parfois même de poésie. Qu’il y ait du mouvement afin de pouvoir se décaler du quotidien si peu rempli ou inversement surchargé par une angoisse paralysante.

Un site ouvert la nuit

Nous avons aussi fait le choix de laisser le site ouvert la nuit, les visiteurs pouvaient y envoyer leurs premiers mots/maux. Une réponse automatique les informait que nous répondrions le lendemain à partir de 10h. Il s’agissait de permettre un soutien symbolique et d’ouvrir un lieu d’expression, même sans réponse, comme le début d’un lien. La personne pouvait déposer sa demande, son premier cri.

Soutenir sans trop s’engager

Les visiteurs qui venaient de manière itérative interrogeaient le sens de ce site pour eux. Peut-être celui d’un point d’appui, d’une continuité ou d’une musique de fond ? Ne nous rapprochions-nous pas du soutien tel qu’il peut être fait à « SOS amitié » ? Leur mettre une limite a été vite abandonné. En effet, leur venue ne remettait pas en question notre travail, c’est-à-dire celui d’un accueil pour tous, une permanence d’écoute, sans prendre la place des autres soins qui restaient toujours en toile de fond, et auxquels nous les (r)amenions souvent. Les (re)mobiliser pour qu’ils consultent, parler traitement en vue d’une consultation à venir, peut-être, et sans prendre cette place-là, suggérer un travail psychologique que certains disaient être prêts à entamer. La conversation chat ne se substituait pas à une consultation médicale. Lorsque l’internaute nécessitait l’avis d’un médecin, il était renvoyé vers son psychiatre ou adressé. Sur la plateforme, il n’y avait pas d’objectif de suivi, cependant les membres de l’équipe donnaient leurs jours de présence lorsqu’une continuité paraissait opportune. Tout en restant vigilant quant au risque de créer une relation qui mettrait trop en péril celles qui suivraient avec la psychiatrie conventionnelle. Soutenir sans trop s’engager.

Vers les urgences

En cas de dangerosité psychiatrique, un risque auto- ou hétéro-agressif, ou une situation de violence (agression, maltraitance, etc.), le visiteur était invité à aller aux urgences ou à appeler un numéro d’écoute plus spécifique, voire même le commissariat. Démunis face à l’urgence, à distance, la règle était d’orienter et d’inciter à en parler à l’entourage pour être accompagné. Quand une jeune femme révéla un viol, aller porter plainte fut notre premier conseil avant toute prise en charge. Un autre exemple est ce père de famille qui se connectait régulièrement sur le site et pour qui l’équipe a réfléchi à faire une information préoccupante, suspectant une maltraitance.

En réunion, a été évoquée la possibilité de faire appel à un(e) assistant(e) de service social, un(e) juriste pour ces questions si particulières et celles entraînées par le confinement (chômage partiel, droits, lois, etc.).

Une équipe aux compétences variées

Enfin, les différents horizons dont nous, psychologues et psychiatres, venions, avec des obédiences et des expériences diverses et variées, enrichissaient ce soutien offert. Les échanges au cours de nos réunions et sur le groupe WhatsApp permettaient d’affiner en temps réel ce que nous proposions mais aussi de se soutenir les uns les autres afin de garder l’équilibre indispensable à notre fonction de soignant en santé mentale.

C’est cette diversité des horizons enrichie par la pluridisciplinarité de notre équipe, avec l’intelligence artificielle mise au service de la médecine, qui est venue bouleverser notre pratique, menant à un changement de paradigme en psychiatrie.

c19.info psy – Une pratique révolutionnaire de la psychiatrie

La relation soignant-visiteur bouleversée

Visiteurs anonymes ou patients ?

En ligne, notre pratique a été bouleversée dans la relation même ou dans la façon dont elle s’établissait avec les visiteurs. Ces derniers devaient-ils être appelés comme tels, ce qui définissait concrètement leur statut sur le site, ou bien étaient-ils pour nous des patients, bien que la plateforme ne se substituait pas à un lieu de soins ?

Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la situation, nous finissions toujours par glisser dans notre dénomination et à les appeler des patients. Une manière de retrouver un semblant de « normalité », sans doute. Et il faut dire que le chat demandait un vrai effort de patience ! En effet, le visiteur envoyait un premier message, un soignant lui répondait. Il avait alors le choix entre continuer par écrit ou demander à être appelé, ce qui lui conférait une certaine marge de manœuvre.

Protéger l’espace intime

L’appel permettait un lien plus direct, plus proche de celui dont nous avions l’habitude. Néanmoins, beaucoup poursuivaient par chat, qui semblait faciliter les échanges, sous couvert d’anonymat, sans même la voix pour être distingué. D’autant plus qu’à la maison, en temps de confinement, les proches n’étaient jamais loin et pouvaient écouter. La conversation écrite protégeait ainsi l’espace intime. Elle banalisait l’échange grâce à la distance, entre deux tâches ou activités quotidiennes, s’éloignant donc de la consultation classique qui fait peur a priori. D’ailleurs, le visiteur choisissait un prénom ou un pseudo par

lequel nous l’appelions, sauf lorsqu’il sonnait trop familier. De la même manière, nous demandions son âge, son entourage, sa situation familiale et la région d’où il venait. Comme si un minimum d’éléments d’identité permettait de nouer un lien.

Des soignants anonymes

Du côté soignant, l’anonymat était de mise. Nom, prénom et fonction n’apparaissant nulle part sur le site. Néanmoins, il arrivait de donner nos prénom et fonction (psychologue ou psychiatre), et plus rarement si nous étions un homme ou une femme. Ainsi, l’internaute se représentait son interlocuteur et non pas un simple ordinateur. Notre fonction pouvait orienter l’échange qui allait suivre. En revanche, dévoiler notre nom aurait impliqué de sortir de l’anonymat, ce qui aurait trop engagé la relation.

Une nouvelle temporalité des échanges

Le chat a également changé la temporalité des échanges qui avançaient au gré des messages et de la disponibilité de ceux qui les rédigeaient. Parfois la cadence augmentait, les mots abondaient, la distance libérant manifestement la parole. À l’excès, un débit excessivement rapide pouvait être synonyme d’angoisse : la personne se déversait sur le site, créant ce qu’on appellerait un tachychat, équivalent de la tachyphémie. L’appel pouvait alors être plus apaisant et contenant face à une angoisse non retenue. Aussi, il permettait de délimiter notre présence, cadrant temporellement l’échange ou le relançant lorsque la discussion écrite tournait en rond.

Lorsqu’un visiteur prenait son temps pour répondre, pouvions-nous contacter celui qui était en attente et dont nous voyions les messages s’accumuler sur le fil ? Combien de personnes prendre à la fois ? Nous nous sommes vite aperçus que les conversations multiples entraînaient une confusion dans les échanges et questionnaient notre éthique de soins. Pour faire face à cette surcharge de demandes, du renfort était demandé via le groupe WhatsApp.

Une autre question qui s’est posée est celle de la durée d’une conversation. Il n’y avait aucune limite mentionnée et nous avons fait le choix de ne pas en définir une mais d’adapter en fonction de la situation et de l’attente, en espérant que le visiteur reparte avec quelque chose, ou du moins se sente mieux qu’à l’arrivée.

Lorsque X. nous écrivit à la fin d’un échange « Ah je n’ai pas pensé à ça » notre travail avait eu un sens, de la même manière que nous n’avions pas pensé à proposer du soutien psychologique en ligne, c19.info nous avait étonnés, revisitant notre pratique.

L’intelligence artificielle au service de la médecine

Un site qui rassemble

C19.info étant initialement un site d’information médicale au sujet de la Covid-19, la porte d’entrée somatique pouvait permettre d’ouvrir plus facilement le volet psychologique. Chaque visiteur se trouvait embarqué sur le même bateau, tous concernés, alors que la santé mentale met à part et stigmatise. De même, nous, soignants, c’est-à-dire médecins généralistes, spécialistes, infirmières, psychologues et psychiatres, nous retrouvions ensemble, rassemblés – alors que les spécialités et fonctions divisent –, voguant tous dans la même direction.

Une collaboration étroite entre médecine somatique et psychiatrie

Comme déjà évoqué, les questions posées sur le site pouvaient être à la frontière entre la médecine somatique et la psychiatrie. Pour reprendre l’exemple précédemment cité, en cas de symptômes respiratoires, les médecins généralistes nous adressaient les personnes qu’ils jugeaient relever de notre spécialité. Dans l’autre sens, en cas de doute persistant, nous invitions les médecins à rejoindre la conversation chat, l’angoisse devant rester un diagnostic d’élimination. Une fonctionnalité supplémentaire a donc été créée par les ingénieurs pour permettre cet ajout. Sur la plateforme, une fonction « note » permettait d’accéder à ce qu’un confrère jugeait pertinent de transmettre concernant un internaute en cas de nouvelle visite. Il était également possible d’avoir accès aux anciennes conversations.

La technologie a donc déjà permis grâce à ces deux fonctionnalités simples de faciliter la collaboration entre les soignants.

En poussant encore davantage la technologie, plusieurs fonctionnalités s’appuyant sur l’intelligence artificielle ont également vu le jour pour améliorer encore davantage l’accompagnement à grande échelle des visiteurs de c19.info.

Un système intelligent d’autocomplétion

La première, un système intelligent d’autocomplétion permettait aux soignants de gagner du temps dans la rédaction des messages en suggérant automatiquement un ou plusieurs mots dans une phrase donnée. Ce système s’est appuyé sur les progrès récents des modèles de langue informatiques, lesquels cherchent à prédire les mots les plus probables après une suite de mots donnée. Aussi, le système devenait de plus en pertinent dans le temps en apprenant à chaque nouvelle réponse de soignant, et ce sans jamais simplement répéter mot à mot des messages observés dans le passé.

Des suggestions de réponse

La deuxième fonctionnalité développée pour c19.info suggérait directement aux soignants des templates complets de réponse qu’il suffisait alors d’adapter à chaque situation. Le site faisait apparaître plusieurs thèmes récurrents dans le soutien aux visiteurs : réassurance (comme dit plus haut concernant les méthodes de relaxation ou de méditation), conseil médical, orientation médicale, etc. Plusieurs réponses type ont alors été rédigées par les soignants pour chaque thème de manière à être réutilisées. En fonction de la nature de l’échange entre le visiteur et le soignant, celui-ci n’avait plus qu’à sélectionner le message le plus adapté dans la sélection construite par l’algorithme.

Le risque majeur de cette fonctionnalité était de créer un accompagnement froid et impersonnel, avec comme seul prétexte de devoir servir un grand nombre de patients en même temps. Or, ces modèles de réponse nous ont permis de mettre en commun au fur et à mesure numéros utiles (numéros d’écoute, d’urgence…) mais également toute une panoplie de propositions comportementales. L’intelligence artificielle nous rendait toujours plus précis et pertinents dans nos propositions, tout en développant l’empathie nécessaire à tout accompagnement en santé mentale.

Une équipe pluridisciplinaire et flexible

De jour en jour, notre travail est devenu de plus en plus pluridisciplinaire, facilité par l’intelligence artificielle. En effet, cette étroite collaboration avec les ingénieurs, qui se sont adaptés à nos besoins, ainsi qu’avec le médecin coordonnateur qui disposait d’une solide expérience en e-médecine, a permis des évolutions en temps réel, efficaces et rapides, pour une aide en ligne toujours plus optimale. Du début du projet à sa mise en suspens, c19.info s’est métamorphosé, devenant aussi intuitif qu’ergonomique. Nos outils se développaient, créant de nouvelles fonctionnalités. Les ingénieurs amenaient aussi leur langage, ce qui entraînait quelques débats sur les termes employés. Par exemple, à la fin d’un échange, nous archivions la conversation, vocable particulièrement peu usité dans nos métiers. La flexibilité de notre organisation se retrouvait également sur les horaires d’ouverture qui – hors d’un lieu de soins, hors du temps, en période de confinement – ont évolué en fonction de la demande.

Il nous est arrivé de nous demander, dans certaines situations, pourquoi les internautes s’étaient tournés vers le site plutôt que vers leur thérapeute habituel ou les urgences. Peut-être son accessibilité, visible sur les réseaux sociaux, dans le monde entier francophone, gratuit et atteignable en un ou deux clics, facilitait leurs démarches. L’anonymat et la confidentialité

d’échanges virtuels, favorisés par le chat, ou même l’appel téléphonique qui évitait l’affrontement des regards, permettait également d’amorcer plus simplement la conversation.

Comme si l’ordinateur désincarnait la figure du psy, consultable à la maison et à la demande. Comme si cette fausse virtualité ouvrait une porte vers la banalisation du soutien psychologique, le rendant plus accessible pour tout un chacun.

Conclusion

La santé mentale a été durement éprouvée tout au long de cette période anxiogène provoquée par la crise sanitaire. Car comment consulter son thérapeute lorsque le compte à rebours quotidien des morts paralyse toute sortie ? Lorsque les forces de l’ordre contrôlent et sanctionnent ? Lorsque certains centres de consultation sont fermés ou que leurs soignants sont masqués, à l’autre bout du bureau, comme étrangers ?

Les moyens pour prendre en charge la souffrance psychique ont dû se déplacer en ces temps de pandémie. C’est ce que c19.info/fr/psy a réalisé, révolutionnant le paysage de la psychiatrie traditionnelle, à l’aide de l’intelligence artificielle, faisant travailler conjointement ingénieurs et médecins, somaticiens et psychologues/psychiatres. Du début du confinement à un mois après le déconfinement, nous avons ainsi pu accompagner la population française, dont nous faisions également partie, formant une chaîne de solidarité qui a permis de renouveler les moyens de soutien psychologique ou psychiatrique.

Les personnes se sont tournées plus facilement vers un site en ligne, à distance, anonymes, sans étiquette ni le regard des autres braqué sur eux. Finalement, de la même manière qu’il était difficile de nous positionner concernant la nomination « patient », « visiteur », « internaute », le distinguo l’était tout autant concernant la place de la plateforme entre soutien, accueil, conseil, orientation et téléconsultation. c19.info a été tout à la fois.

La souplesse de notre organisation, en ligne, adaptable et disponible immédiatement, pourrait être déployée systématiquement en cas d’événement générant une crise (pandémie, catastrophe naturelle, attentat, guerre…), réquisitionnant une pratique de la psychiatrie en urgence, à grande échelle. Mais aussi, en dehors de situations extrêmes où le besoin de parler est impérieux, c19.info rend plus accessible les soins psychiques, nécessaires en tout temps et en tout lieu, tout en démystifiant la notion de folie et l’idée de parler à un psy. Les frontières entre normal et pathologique s’estompent, et avec elles les limites géographiques entre les lieux de soins, c19.info proposant une aide au plus proche de la population, depuis son domicile.

Le rapport des 1000 jours de septembre 2020

Les 1000 premiers jours
Là où tout commence

Rapport de la commission des 1000 premiers jours SEPTEMBRE 2020

Introduction

Il y a peu de temps, un document gouvernemental est sorti concernant l’accompagnement des familles autour de la naissance et des trois premières années. Une bonne initiative, au demeurant, si ce n’est qu’une fois de plus c’est une commission ad hoc, avec des orientations très précises, et probablement un cahier des charges explicite, qui détermine et préconise des aménagements dont certains, d’ailleurs, ont déjà été adoptés. D’autres pourraient l’être à l’avenir et présagent une mainmise dangereuse sur la vie des familles, tant la volonté de prévenir d’éventuels dangers travesti une véritable surveillance et contrainte inacceptables. Ce n’est pas la première fois que cela se présente, mais on n’entend plus les mêmes protestations que lors du projet GAMIN dans les années 1970 et le rapport de l’INSEE dans les années 2000. Le Covid-19 a certainement détourné le regard sur autre chose de plus urgent. Pourtant, si toutes les préconisations de ce rapport sont appliquées, cela présagerait un contrôle qui n’a plus grand-chose à faire avec la vie dans un État démocratique. Le texte qui suit en fait une analyse.

En septembre 2020 le Ministère de la Santé publie un rapport ambitieux, afin de veiller à une politique soucieuse de diminuer les inégalités qui entravent le bon développement de certains enfants. L’ensemble du rapport est intéressant, exhaustif, riche en informations. L’art de la litote est manié avec habileté. Il fourmille à la fois de bonnes propositions, et de constats qui méritent attention. Il est aussi un exemple parfait du néodiscours plein de formules stylistiques tellement entrées dans le langage commun qu’on ne s’aperçoit même plus de la charge idéologique qu’elles véhiculent. C’est un rapport bien- pensant qui efface la différence entre égalité et identité. C’est dans l’air du temps, « société liquide », comme dirait Zygmunt Bauman, oblige. Oui ce rapport a sa raison d’être au niveau des préconisations, sans aucun doute, mais peut-être faut-il nuancer les choses et le lire avec attention.

C’est un document en trois temps : une première partie fait une sorte de constat de l’état des choses, une petite partie du milieu donne des indications sur l’organisation de démarches nécessaires pour une plus grande efficacité d’un programme à prévoir, et une troisième partie développe longuement les différents aspects à envisager pour une création de Maison des 1 000 jours. C’est de loin la partie la plus intéressante du point de vue des observations.

Car l’approche initiale est surprenante, puisqu’elle affirme qu’il y a trente ans encore on ne pensait pas le bébé capable de performances relationnelles et cognitives, comme le montre la science de nos jours. La période précédente semble être dépourvue de tout intérêt scientifique, et n’est, de ce fait, même pas mentionnée. La commission créée ad hoc comporte un groupe d’experts dans le domaine de la promotion de la santé émotionnelle et cognitive de l’enfant, avec, parmi eux, le poids lourd de membres éminents. C’est certes intéressant, et on comprend, à voir apparaître aussi souvent le terme de « cognitif », qu’on ne se serait jamais penché sérieusement sur cette question par le passé. Cela n’est peut-être pas tout à fait vrai, mais il est certain que cette manière-là de parler de l’enfant est récente. Compétence, performance, adaptation, autorégulation, gestion des émotions, tout ce vocabulaire neuro- managérial n’est effectivement pas vieux, mais aussi pas forcément du meilleur aloi. À suivre le rapport pas à pas, on note que tout ce qui ne relève pas de la neuro-cognition n’a pas de valeur « scientifique » et ne mérite donc pas d’être mentionné, mais passe par pertes et profits sous la dénomination d’« absence de recherches ». Oubliés les Mélanie Klein,

D.W. Winnicott, Danièle Rapoport, Françoise Dolto et tant d’autres pionniers qui, en leur temps déjà, avaient parlé de l’intelligence et de l’éveil de l’enfant.

Un rapport anhistorique

La psychanalyse n’est non seulement jamais mentionnée, mais soigneusement exclue des propositions de structures de recherches devant être validées par un comité ad hoc (p.126). N’oublions pas les préconisations de la HAS en 2012 contre la pratique de la psychanalyse dans le cas des TED qui a donné lieu à une véritable chasse aux sorcières et qui a entraîné l’éviction progressive de tout support psychanalytique des structures psychiatriques. Quelques-uns ont résisté et l’ont parfois payé très cher. C’est comme sur certaines photographies historiques, sur lesquelles certains visages ont disparu comme par magie, ça n’a simplement pas existé. Il est alors plus facile de dire que rien d’important n’a été dit sur le développement de l’enfant avant les recherches menées depuis une vingtaine d’année. « Nous avons privilégié une approche centrée sur les besoins des enfants, leurs compétences et les conditions de leur construction psychique, affective, cognitive et sociale » (p.13), disent les auteurs. La psychanalyse aurait parlé du rapport entre besoin et désir. L’enfant n’est définitivement pas présenté comme sujet en devenir, mais comme un cerveau à développer. Ce rapport est anhistorique. Tout vient d’être découvert, vierge de toute accumulation de connaissances dans le passé. On aurait pourtant aimé entendre parler des premiers écrits sur l’effort assez considérable de créer des asiles pour enfants, afin de leur éviter de glisser vers la délinquance, on aurait aimé entendre parler de Pauline Kergomard et la création des écoles maternelles. Même Montessori serait la bienvenue, malgré l’industrialisation en business lucratif de ses objets et directives pédagogiques. Ne parlons pas de La Maison Verte ! Rien, un terrain en friche. L’anosognosie règne.

Un discours, pas loin de la propagande, émaillé du néo-glossaire neuro-cognitivo- managérial, transforme l’enfant en cyborg, vante les avantages des dernières découvertes sur le cerveau. Les 1000 et leur Maison résonnent de manière sinistre avec les mille ans accolés à un autre signifiant.

Pourquoi favoriser l’expression des gènes (p.13) par un balisage précoce et une stimulation des compétences, afin de rendre l’enfant « efficace » à trois niveaux : social,

conceptuel, linguistique ? Ne suffirait-il pas d’encourager les parents à être présents à leur bébé, à parler avec l’enfant, à lui chanter des chansons, lui lire des histoires ? Cela est également dit dans ce rapport, mais il faut maîtriser le glossaire pour comprendre que ça parle de ce sujet : cela s’appelle dans ce rapport « avoir une attitude parentale multimodale », (p.21), importante dans le développement précoce de l’auto-contrôle du bébé. Comme il est difficile d’être très clair face aux GAFA, marché oblige, la commission d’experts suggère de créer des logiciels adaptés aux bébés, au lieu de conseiller tout simplement de supprimer les écrans pour des enfants si jeunes. Il est dit combien l’enfant souffre de l’inattention des parents pendus au téléphone, mais la suggestion d’en faire un peu moins se perd au milieu d’autres préconisations. Et puis, comment dire aux parents souffrant d’addiction au téléphone, qu’ils sont le meilleur exemple de ce qu’il ne faudrait pas faire, sans les irriter quand ils lisent ce réquisitoire ? Comment vendre un message sans caresser le public dans le sens du poil ? Les GAFA n’aimeraient pas.

Le rapport détaille donc ce que les enfants doivent pouvoir développer dans leur plus jeune âge, et comment les parents doivent être aidés à les y accompagner. Les villes sont encouragées à s’y mettre à leur tour. Elles doivent devenir ludiques (p.28), elles seront même labellisées « bébé plus », (p.44). On aime les hochets en France, les poireaux de la République. Oubliées ces descriptions d’enfants s’amusant d’un rien, d’une flaque, d’un caillou, d’une ficelle ! La ville entière doit être transformée en terrain de jeu pour les stimuler. L’enfant n’en a cure, qui joue avec peu, si seulement il n’est pas submergé d’objets, jetables tous autant qu’ils sont, remplaçables. L’enfant aime jouer, sans y être stimulé, il en a même une appétence naturelle. Un certain Winnicott a écrit des pages émouvantes à ce sujet. Dans sa consultation il laissait traîner une petite cuiller sur son bureau pour observer ce que le bébé en faisait sur les genoux de la maman. C’était son outil de diagnostic. Aujourd’hui il faut des tas de trucs, un écran, et une liste à cocher. Dommage. Dommage que ces Maisons des 1000 jours doivent servir à évaluer, dépister, prévenir. Cela part d’un bon sentiment, parfois même d’un besoin, mais trop de prévention tue la prévention. On se souvient des luttes de la Maison Verte contre l’immixtion de la DDASS exigeant que chaque enfant soit fiché et signalé en cas de soupçon de toute sorte. Les équipes ont tenu bon, l’enfant et la famille viennent anonymement, parce que ça répond à une grande demande de lieux où on ne vient pour rien, juste pour le plaisir de permettre à l’enfant d’être en contact avec d’autres,

« devenir citoyen », comme le souhaitait Dolto, qui elle aussi parlait du développement de l’enfant ; des lieux où les parents peuvent discuter entre eux et avec un personnel formé pour

les recevoir avec intelligence. Mais c’était du temps, où les enfants n’avaient pas seulement un cerveau, mais aussi un inconscient.

Un néolangage

L’évolution du discours mélangeant le parler managérial au langage neurocognitif et la psychologie s’est installé progressivement depuis quarante ans. Aujourd’hui on « gère » tout : son budget du ménage, les réserves dans le frigo, le couple, les enfants, les émotions. C’est très pratique, parce qu’on n’a plus à s’encombrer de l’apprentissage des 600 mots de base pour s’entendre avec son voisin, on fera avec moins. Ne parlons pas des dizaines de milliers de mots d’un langage cultivé. D’autres mots managériaux s’y sont glissés : « contrôle des émotions », « capacité de régulation des émotions », « compétences se complexifiant », en matière de langage, entre autres. On notera que ces notions se marient sans difficulté avec le langage neurocognitif, né environ dans la même période. Le pompon est détenu par « les attitudes multimodales » dont il a déjà été question, expression pour laquelle il est nécessaire de connaître l’anglais afin de comprendre la note de bas de page qui explique ce que cela veut dire : « Live maternal speech and singing have beneficial effects on hospitalized preterm infants », un article de 2013 (p.21).

Le discours s’adapte aux évolutions sociétales, comme en témoigne la notion de parentalité qui revient régulièrement dans ce texte. Ce mot est devenu une habitude depuis qu’on a supprimé la notion de père et de mère dans les textes de loi, en la remplaçant par parent 1 et 2. Cela évite des crispations. Alors pourquoi pas utiliser l’adjectif pour lui donner un peu de mouvement en y adjoignant un suffixe, comme pour « vitalité » ? Parent, parental, parentalité. Ce n’est plus une fonction, une place, mais un processus (p.13). Être parent, devenir parent, suppose l’occupation de places, l’assomption d’un rôle envers l’enfant. Enfin c’était ainsi avant l’avènement du discours neuro-cognitivo-managérial et l’effacement des différences de genre. « Parentalité » est un collage holophrastique de deux personnes en une seule entité indifférenciée qui s’exercerait dans le rapport à l’enfant. Une sorte d’ovni qui se forgerait au besoin par l’intervention de l’aide extérieure. N’oublions pas que la qualité du soin parental et de l’accueil de l’enfant agit sur le développement du… cerveau. (p.111).

Après cette première création de néologisme en est arrivé un autre : « parentage » (p.47). Comme le premier, « parentage » se loge dans la novlangue « tous pareils », le maternage exercé à parts égales par le parent un et le parent deux. « Être materné » devient

donc « être parenté ». Parions que ça mettra un peu de temps pour entrer dans le langage courant. « Ah ce petit a du mal à se séparer, il a été trop longtemps parenté ! » Au XIIe siècle le parentage désignait collectivement l’ensemble des parents et les liens de parenté. (Dictionnaire historique de la langue française, Robert). Aujourd’hui, cela désigne l’action exécutée de prise en charge de l’enfant, par évitement de désignation de genre. La société liquide, efface les limites jusque dans les soins donnés aux petits. Le rapport souligne donc l’importance de l’exercice de la « parentalité », son potentiel dynamique. Comme les parents doivent l’apprendre, les auteurs ont imaginé des lieux ad hoc, pour l’accompagnement des familles et pour promouvoir, grâce à la « recherche-action », des travaux sur les « processus de parentalité ». Il faut savoir que ce mot de « recherche-action » déclenche des budgets.

Cette particularité de discours autour du développement de l’enfant s’est emparée de tout le champ de la prise en charge de ce dernier. Non seulement les personnes qui l’entourent n’ont plus de singularité, mais même les manières de s’en occuper compactent les trois entités, marché, cerveau, émotions, en un seul langage. Oublié, l’espace intermédiaire de création, cher à Winnicott, articulé au travail de distanciation progressive par rapport au maternage par le biais de l’objet transitionnel. Oubliées les pages remarquables sur la zone prochaine de développement de Vygotski, qui expliquent comment l’enfant est littéralement précipité dans l’inconnu par tout nouvel élément encore ignoré, mais le tirant en avant dans une sorte de mouvement toujours instable et un peu angoissant, dans lequel il recherche son équilibre en assimilant la nouveauté à ce qu’il connaît déjà. On pourrait presque créer un néologisme en parlant de « style discursif holophrastique », en français : compactage de trois styles en un seul. Ce n’est évidemment pas sans intention, puisque ces petits doivent être au plus vite drainés vers la consommation et la performance professionnelle dans le cadre du marché… même si cela doit offusquer les bonnes âmes de le lire aussi crûment.

La présentation de ce rapport mélange ainsi des suggestions extrêmement justes et des affirmations paradoxales. D’un côté les auteurs insistent sur la nécessité de donner du temps à l’enfant, (p.15) et se donner du temps avec l’enfant, ils soulignent que le petit enfant ne peut être expressif que dans le rapport avec un autre à qui il s’adresse (p.20), qu’il est nécessaire de créer des boucles vertueuses dans l’échange avec l’enfant (p.22), que l’acquisition des mots se fait dans la répétition de ceux-ci dans des contextes toujours différents (p.23). D’un autre côté les mêmes auteurs demandent que l’enfant soit « exposé » aux livres (p.24), oubliant que l’enfant est pris dans une relation quand on lui lit un livre et

qu’il va ensuite vers d’autres livres avec intérêt, parce qu’il a fait l’expérience du plaisir de ce partage. Sans cela, le livre est un objet quelconque parmi d’autres, pas investi davantage. Non, l’enfant n’y est pas « exposé », comme il l’est aux écrans, mais il y est initié ! Utiliser le langage emprunté aux habitudes des écrans pour recommander une habitude vertueuse est un contre-sens périlleux.

Il ne s’agit pourtant pas d’un lapsus, il s’agit d’une perspective à partir de laquelle ce rapport est écrit, de la volonté de donner une direction à l’éducation des enfants vers la performance, la capacité d’adaptation soft à un contexte mondial du marché les plus impitoyables. N’oublions pas un autre document : « vers une école de la confiance » ! Il y a donc une volonté de ce gouvernement de donner une direction claire à l’action à l’égard des enfants. Le jeu avec les mots permet là encore de brouiller les pistes. « La Maison », forcément, cela résonne avec la « Maison Verte », mondialement connue. Cela permet de mélanger deux registres opposés : l’accompagnement bienveillant et l’entraînement au développement de la gestion de soi (p.21) ainsi que le développement de trois niveaux d’efficacité : social, conceptuel, linguistique, selon les scores exigés par les statistiques PISA (p.24). Mais, l’expression d’« exposer l’enfant aux livres » témoigne aussi de l’effet de contamination du discours ambiant même sur les experts.

Dire que l’enfant est exposé aux livres le considère comme passif, comme il l’est face aux écrans, et confond donc deux situations inconciliables. Bien que critiques à l’égard des écrans (p.25), les auteurs préconisent simplement une réflexion des industriels quant à la qualité des logiciels pour les petits enfants, mais non leur interdiction. On interdit l’alcool aux petits mais pas l’intoxication aux shoots de dopamine. Dans les années 1970 on pouvait encore rencontrer des familles qui mettaient une gorgée d’alcool dans le biberon pour endormir leur petit. C’était très vilain. Mais personne ne s’insurge aujourd’hui contre le fait qu’on mette le téléphone portable avec musiquette dans le berceau ou qu’on colle le jeune enfant devant un écran pour avoir la paix quand on prépare le repas du soir.

La lecture est autre chose. Des recherches ont d’ailleurs montré que ce ne sont pas les mêmes circuits de l’attention et de la mémoire qui sont concernés par les deux activités, selon qu’on est passif ou actif face à une image. L’effet n’est, du reste, pas le même non plus. Les auteurs du rapport soulignent le bienfait de la lecture à haute voix pour l’enfant et disent, combien il est différent pour un enfant d’entendre une chanson de la bouche des parents ou

d’un jouet mécanique. (p.29). Dommage que leur conclusion soit le constat que cela permet de réguler les émotions, voire d’apprendre à s’autoréguler. Si les berceuses et histoires ne servaient qu’à cela, ce serait bien triste.

L’homme-machine est partout dans les signifiants qui parsèment ce rapport des 1000

jours.

Par ailleurs, les auteurs insistent sur le fait que les parents doivent veiller à la qualité et la régularité du sommeil et insistent sur la qualité de l’attention qui doit être portée à l’enfant et à ses jeux. Le rapport contient une somme importante de suggestions utiles, quoique point nouvelles.

Ils notent aussi les injustices sociales auxquelles il faudrait trouver une réponse plus adéquate. On ne peut que saluer leur remarque à propos de la pauvreté. Ils notent la différence criante entre les familles aisées et les familles démunies face aux structures de prise en charge de leurs enfants durant le temps de travail des parents. Riches et pauvres ne sont pas logés à la même enseigne. Ceux qui ont le plus besoin d’une aide par la collectivité en sont les plus dépourvus. En effet, crèches et assistantes maternelles sont pour beaucoup de familles financièrement mal loties simplement inabordables. Oui, il y a effectivement des choses à inventer. Mais comment ?

Un système autoritaire

Ce rapport vise à justifier la création « Les Maisons des 1000 jours ». La présentation est séduisante et comporte un ensemble de propositions intéressantes. Même l’idée de regrouper les différents services autour de l’enfant en un même lieu est astucieuse, facilitant aux jeunes parents l’ensemble des démarches. L’encouragement des municipalités à inventer encore et encore des modalités d’accueil et d’accompagnement des familles, on ne peut que le saluer ; mais le mélange de discours entre la description de « l’homme machine » que vise l’éducation aux compétences et la prise en charge bienveillante et attentionnée d’un bébé crée un filtre de lecture qui brouille les pistes. Ce n’est probablement pas un hasard.

Car au beau milieu de ce rapport sont glissées des préconisations très particulières. Elles se nichent dans les pages 43, 52, 53 et 58. Cela évoque la savoureuse boulette de viande qui enrobe la pilule amère qu’on offre à son chien pour qu’il ne refuse pas d’avaler son médicament. Ces propositions préconisent de rendre obligatoires à la fois l’entretien prénatal précoce et ce qu’ils appellent des « rencontres multifamilles » dans La Maison des 1000 Jours, afin d’observer les enfants dans « des situations écologiques avec d’autres enfants ». Il s’agit donc ni plus ni moins d’observations préventives obligatoires. Tout cela relève tout de même d’une gestion étatique autoritaire. Il s’agit de repérer l’évolution « typique ou atypique », plaisant euphémisme pour l’introduction de la gestion médico-psycho-sociale, d’un fichage. L’enfant « typique » habiterait-il en appartement haussmannien et l’enfant

« atypique », en caravane ? L’un aurait-il des performances précoces remarquables, et l’autre, un « retard de langage » ? La bienveillance est le manteau pudique jeté sur la surveillance. Les familles doivent apprécier.

Entretemps l’entretien prénatal précoce est déjà devenu obligatoire, depuis la loi votée le 24/12/2019. Beau cadeau de Noël. On imagine le nombre de députés présents ce jour dans l’hémicycle. Le résultat ne s’est pas fait attendre : ceux des jeunes parents qui souhaitent parler à leur sage-femme, le font comme avant, spontanément. Les autres parents se soustraient à cette obligation qu’ils estiment intrusive, en prenant rendez-vous, puisqu’il le faut, mais ne viennent pas à l’entretien. Ils se protègent comme ils peuvent. En effet, c’est tout autre chose que de pousser les portes des différentes maisons créées à la suite de la Maison Verte qui ont comme position éthique de garder l’anonymat des personnes et se refusent de collaborer avec les structures officielles. Pour être libre, la parole doit être facultative.

Apparemment ce désir de contrôle fonctionne comme le monstre du Loch Ness. Car environ tous les vingt ou trente ans, le projet revient à la surface : dans les années 1970 il y a eu les préconisations des projets GAMIN, (« Gestion Automatisée de la Médecine Infantile »), puis l’expertise de l’INSERM sur les troubles de la conduite chez l’enfant et l’adolescent en octobre 2005 qui a donné lieu à la publication du manifeste « pas de 0 de conduite ». Donc il est temps d’y repenser ! Cette fois-ci, le contrôle commence dès avant la conception par un entretien préconceptionnel (p.48). On entre donc même dans le plus intime d’un couple, le désir d’enfant. Il est vrai que depuis la naissance des réseaux sociaux, intime et extime s’inversent. Préparation à l’accouchement et préparation à l’accueil d’un enfant,

projet vertueux s’il en est, peuvent ainsi être récupérés au bénéfice d’une surveillance qui risque davantage de braquer les familles que de les aider. Le « Plan Périnatalité et Enquêtes Périnatales Françaises » met définitivement le fichage en place. On peut le regretter.

Paris, le 6 décembre 2020

Ouvrir la parole ?..

Je tourne autour de l’idée – « ouvrir la parole ?.. » – depuis deux à trois semaines à présent.

Par quel bout l’attraper ? Comment en dire quelque chose, en faire entendre quelque chose ? J’ai tenté, d’une façon puis d’une autre, ratages successifs – les mots se font explicatifs, affirmatifs, péremptoires, rhétoriques – petits cailloux noirs et lisses, pleins, lourds, ils s’amoncellent et s’agglomèrent en pierres compactes, monolithes, pierres tombales – « ci-gît le mouvement désirant », « ci-gît le sujet ».
Et c’est bien l’idée, précisément. Si le discours, si les mots ne portent pas en eux une brèche, une vacuole, un petit espace où peut venir se loger l’autre, alors la parole n’est qu’enfermement.

Notre métier d’analyste est complexe à définir : quel acte analytique ? Ce pourrait en être une version, peut-être : ouvrir la parole. La rendre ouvrante, lui rendre ses potentialités ouvrantes, « œuvrantes »…
L’acte analytique opère avec la matière de la parole, sur la matière de la parole, articulée à la matière du corps. Rien ne peut bouger, s’il n’y a d’abord ouverture de la parole elle-même ?..

Puisque « ceci est un édito », ou censé l’être, en voici une illustration actuelle : tensions de la situation socio-politico-sanitaire, les discours courants (de structure spontanément fermée, fermante, mais aussi constituante) se raidissent encore. Affirmations, slogans, mots d’ordre. Ça ne se discute pas. « Réponse » : théories complotistes, discours en écho tout aussi fermés et enfermants.
Et sur les divans résonnent et s’entendent les suffocations.
Il est vital – mais quel effort ! – de percer des trouées dans l’horizon bouché.

Puisque « ceci est un édito », ou censé l’être, encore : les textes rassemblés ici témoignent, chacun dans son style personnel, de la nécessité du geste d’ouvrir la parole, de ne pas laisser les mots se refermer sur le leurre de leur complétude, et leur force d’inertie écrasante.
Textes en prise avec le discours courant le plus actuel (autour du « rapport des mille jours » par exemple, autour des effets de la pandémie…), textes en prise avec la pratique et la théorie (comment tordre quelque peu les concepts et les théories établies, afin de les rendre parlants ?..).

Alors bonne lecture, ou plutôt… belles ouvertures ?..

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