Les temps et leurs complexes

Melancolia

« Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard »
Je crois y reconnaître Georges Brassens chantant Louis Aragon.
Des héritages générationnels sont peut-être des petits restes, des « Kleinigkeiten[1] » qui ont traversé notre périple particulier. Étonnant pourtant que la cure psychanalytique lève certains oublis et à la fois en produise.
Quel beau sujet que l’oubli ! À la fois le souvenir de certains grands amours, l’expulsion psychique de scènes si attrayantes, et cette lourdeur considérable de traumas qui nous hantent la vie durant, et que souvent vous ne savez plus dater.
Dans une note plus romantique, on pourrait rajouter : « Que reste-t-il de nos amours ? » Et voici un terrain, peu scientifique, où l’on se disperse poétiquement. Alors quelle topologie pour l’amour ?
On s’y repère un peu mieux par la poésie (« poesis ») parce que l’usage de la métaphore poétique redistribue les temps et introduit une musicalité qui englobe un peu la douleur d’écrire. La vraie question serait de s’arrêter un moment, de crier un désespoir, en le rendant éternel.
La théorie traumatique de Freud (avec Breuer et Fliess) permet de cristalliser un concours d’événements, à donner un contour, au moins biphasique, des échos.
Pointer un trauma, c’est comme lancer un cochonnet dans une partie de pétanque, mais une fois la partie de boules terminée.

Encore faut-il un étrange mécanisme : celui de se pencher sur une « surjection originelle » ? (voir la théorie des ensembles). Mais cela ne dit pas pourquoi chaque être parlant présente sa propre cartographie d’événements singuliers, où souvent le sujet de l’inconscient se retrouve impliqué, mais on ne sait pas comment.

Quels artistes !

J’ai de tous temps été fasciné par la découverte de Freud, du « Roman familial[2] », quel miracle d’observation ! Ainsi pour survivre psychiquement, l’enfant va inventer un « complexe familial[3] » qui n’est pas le sien. Diantre ! L’infans ne serait donc pas autant aliéné à son environnement. Quoi ? Sa mère est pensée comme la reine d’Angleterre, et le père pourrait être un ecclésiastique connu (Benoît XVI). Ainsi, le monde de l’enfance décrit par Freud ne serait pas le monde engoncé de Portnoy.

« Comment en suis-je arrivé à devenir un tel ennemi, un tel viseur de moi-même ? Et si seul ! Oh ! Si seul ! Rien que moi-même ! Prisonnier de moi-même ![4] »

Mais ici ce « moi-même » est compliqué, il est fait d’une « identification désidentificatoire » sur le modèle des rencontres faites autour de lui. La difficulté de devenir du parlêtre est de pouvoir soutenir une opération constituante et non un portrait tout constitué.
Étrange ces mutations de transformation du corps. Rien que le titre de Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme. Chacun de ces mots questionne des temporalités différentes :
portrait : voici un aspect figé ;
artiste : voilà un jugement ;
en jeune homme : et un temps de la vie.
Avec les mots, il est un moment où l’on peut se lancer, et les surprises peuvent être décourageantes. Quant à Portnoy et son complexe : pourquoi 33 ans d’âge, avez-vous quelques souvenirs… du Nouveau Testament.

« Trente-trois ans et toujours mater et à se monter le bourrichon sur chaque fille qui croise les jambes en face de lui dans le métro[5]. »
J’aime la « lippe » de Philip Roth parce que, à l’endroit du drame humain, il corse d’humour, de description grotesque et du sexe dans tous ses états.
Philip Roth touche à la racine des mots, il va jusqu’à l’injure, l’argot, l’introduction du yiddish pour colorer son propos de surprises, et de « deus ex machina ». Flirtons avec les répétitions du discours familial et retournons les cartes de la sociologie de la ville « Network ».
La question métaphorique jaillit à sa manière. À force de répéter un contexte, un texte souvent « con », ne dessinons pas de nouvelles lignes rhétoriques de force. Une sorte de portrait-robot qui peut parler à la mode.

À chaque génération sa mythologie

Et à chaque guerre, le sacrifice de ses générations. À chaque guerre, ses traumatismes, ses horreurs, et ses génocides. Là où c’est toujours la première fois.
Oser disposer de la vie de chacun alors que rien ne garantit un au-delà de la mortalité.
Freud a beaucoup travaillé les raisons des bonnes causes. L’être humain est en instable équilibre entre Éros et Thanatos et leur nouage reste énigmatique. Sans compter avec le fait que la moindre étincelle peut déstabiliser les systèmes.
Il est pourtant étonnant de constater qu’en France en tout cas, on parle peu de la guerre, même s’il existe une ambiance bien particulière… À force de ne pas participer directement aux combats, cela crée une ambiance bien particulière. Au moins, une retenue angoissée avec somme toute une culture rétroactive de la guerre peut s’appuyer sur une culture historique.
Et une constante : à un moment donné, on perd l’importance de la vie humaine, sous couvert d’idéologie, de religion, de territoires, on massacre la vie elle-même. Alors quelques survivants peuvent parler de la petite Tuke, qui leur a permis de survivre.
Rappelez-vous, les questions qu’Einstein posait (entre autres à Freud) sur Pourquoi la guerre[6] ? Et la réponse de Freud, en débotté, à côté : ce sont les pulsions de mort qui sont premières ! – punkt !
Alors la question du psychanalyste pourrait être : jusqu’à quel point la guerre est-elle l’explication monstrueuse des pulsions de mort en « forclosant » l’Éros ? Et la porte est ouverte à tous les courants sadomasochistes et aux idéologies exclusives et barbares.

Les temps morts

Je reprends à présent la question des temporalités qui me semble cruciale dans les clivages entre les temps de la cure et de l’inconscient et les temps d’un vécu subjectif. (du genre « le temps d’apprendre à vivre, c’est déjà trop tard », Brassens/Aragon).
Est-ce que « avec le temps va, tout s’en va » ?… Léo Ferré.
Je pense que le temps est fondamentalement lié à la question du refoulement des « Vorstellungsrepräsentanz », autrement dit en termes lacaniens : du signifiant.
Pour être rapide, dans le discours analysant, cette temporalité est liée à la dynamique métaphorico-métonymique. Autrement dit, en passant d’un signifiant à l’autre, l’éclipse est au rendez-vous, avec « l’éclipse » de la question du sujet. « La naissance du JE se fait dans l’Autre », dans une rythmologie propre à chaque structure.
– L’hystérie fonctionne dans les échappées du désir… ;
– La névrose obsessionnelle temporalise, par ses obsessions, un « désir impossible » ;
– Le phobique s’angoisse brutalement et répétitivement face à l’un ou l’autre objet « connu ».
Mais cette version temporelle par la structure n’est pas exclusive, une autre approche proposée est celle de Lacan dans « le temps logique[7] » : ce n’est certainement pas un hasard si je confonds ledit texte avec l’article « L’intervention sur le transfert[8] ». Parce que le triptyque proposé renvoie aux différents retournements dialectiques opérés par Freud, par rapport au cas Dora.

Le temps du regard : c’est si l’on peut dire le temps hypnotique, celui qui de nos jours a pris des formes bien visuelles. Il n’est pas sûr que l’on retrouve dans les entretiens préliminaires d’aujourd’hui, ou dans le rapport aux SMS, et à Internet et aux jeux vidéo, le schéma de la psychologie collective de Freud[9]. Et en particulier, il n’est pas sûr que la place de l’Idéal du Moi ou du Moi-Idéal soit aussi bien définie. Par exemple, pour le « regard », l’objet a-regard est suffisant et donc l’on se situe plus du côté de l’imaginaire non spéculaire que du côté de la spécularité de l’image… (Philippe Julien[10])

Quant au temps pour comprendre : il représente tous les atermoiements de la cure elle-même. Ce temps d’infusion qui souvent n’est pas « respecté ». Il est le temps analysant, là où le participe présent du verbe est nécessaire. C’est ce temps qui permet la Durcharbeitung, la perlaboration, les formes possibles du discours analysant, les formes hystérisantes comme dirait Lucien Israël.

Quant au moment de conclure : c’est celui du point d’une phrase, de l’arrêt à la ligne.

Là où fonctionne le silence et la castration symbolique. De la mise en suspens.

Alors, avec le temps de la cure, tout s’en va ?
Dans le « pas-tout », ce sont des retours et des restes qui ne demandent qu’à réémerger.

  1. S. Freud (1910), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, coll. « Points essais », 2017. ?
  2. . S. Freud (1933), « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1997. ?
  3. . J. Lacan (1938), « Les complexes familiaux », dans Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 23-84. ?
  4. . Ph. Roth, Portnoy et son complexe, p. 338. ?
  5. . Ph. Roth, Portnoy et son complexe, 4e de couverture. ?
  6. . S. Freud, « Pourquoi la guerre ? », dans Résultats, Idées, Problèmes I, Paris, Puf, 1984. ?
  7. . J. Lacan (1945), « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits I, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1999. ?
  8. . J. Lacan (1951), « Intervention sur le transfert », dans Écrits, ibid. ?
  9. . S. Freud (1921), « Psychologie des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993. ?
  10. . Ph. Julien, Pour lire Jacques Lacan. Le retour à Freud, Points essais, 1995. ?

De nouveaux mythes pour la psychanalyse actuelle – Place de NAGUÈRE et de la Guerre

Il est étonnant d’avoir envie de résumer les apports du champ analytique, alors que la culture s’évanouit dans des savoirs éclatés. Comment se fait-il que le monde accepte « l’immonde » ?

Mythologies

Ce qui peut nous secourir, c’est bien de penser l’écart entre les générations par l’existence d’une « mythologie » spécifique suivant lesdites générations. C’est l’avenir de nos enseignements, et de notre congrès. Ce fameux écart entre le générationnel, entre les mots, et les modes de théorisations. Par moments, on pourrait s’adonner à quelque hilarité : en lisant des théories, même d’il y a dix années : incompréhension souvent !
Connaissez-vous la force du « discours ambiant » et d’une époque ? On parle facilement comme des « veaux » (voir Charles de Gaulle) en se conformant au langage à la mode (de chez nous).
Certainement, il y a une affaire de langue, voire de « lalangue » (Lacan), à savoir quelles jouissances à se conformer au discours des autres ?
Alors comment passe-t-on du discours… des autres, au discours de l’Autre ?
Quel est cet Autre que Lacan a importé de la philosophie ? Un but de cette « invention pompée », c’est d’en faire un lieu constituant.

Tranchant

L’avantage de l’âge, c’est de pouvoir un peu repérer qu’à chaque époque, il y a un génie ou autre, qui vient à trancher avec sa propre génération. Le génie, c’est celui ou celle qui bouleverse l’ordre des époques. Regarder les postures de Philip Roth, par rapport à son époque : ça coule… de soi. Portnoy est le reflet de son époque et, en même temps, il fait rire du contexte historique.
Autre exemple : quelle solitude, pour le père Freud, quand il s’est opposé au corps médical !…
J’ai connu (un peu) Jacques Lacan, dans ses dernières années de vie, où chaque mot dans son séminaire était un vrai accouchement. Quelle misère l’être humain : dans le passage de la misère géniale à la misère ordinaire du mortel (voir Anna O et le malheur ordinaire).
Contrairement à la banalité des propos négatifs et suicidaires, je pense que la psychanalyse nous permet « plusieurs vies ». On pourrait s’en justifier et il est bien dommage que le monde des pulsions soit aussi bien psychique qu’organique (somatique).
Alors plusieurs vies ? Comme dans les jeux électroniques ?

Discours analytique

C’est là notre grande ambivalence par rapport à l’invention du désir inconscient dans le discours analytique.
L’analysant n’y plonge pas facilement, et en sort bizarrement ; passons sur les méandres des acting in et des acting out.
On peut résumer la spécificité du champ analytique : « maintenir l’écart entre le  »Je » et le Moi », entre l’inconscient et l’inconscience. Créer un culte de l’écart. Qu’est-ce à dire ?
Comment penser aujourd’hui le « savoir inconscient » (S2) qui n’a rien à voir avec les savoirs ou avec les connaissances.
Pour les savoirs de tous les jours, adressez-vous à Google ou à quelque autre réceptacle. N’est-on pas conditionné par le fait d’appuyer sur un bouton pour « jouer le sachant », mais pour combien de temps ?
Le monde actuel dénie le temps et la temporalité. Preuve en est que, à l’endroit des fins de vie, on va mettre un dispositif religieux.

Déni du temps

Je n’avancerais que… inquiet dans ce dispositif, en essayant de différencier : Religio et le Religieux. Quelle banalité de se référer à la faux de la Mort ! Souvent repoussée, mais bien présente. Je n’ose pas évoquer les lectures dont je me nourris, où l’on attend les descendants du Roi David… il y a des débats où l’on ne se risquerait pas dans le contexte actuel. Et pourtant les jeunes générations vont devoir s’affronter à ces questions ancestrales : par exemple la Guerre.
La psychanalyse différencie la Réalité personnelle du Réel de Lacan. Et cela n’est pas une petite affaire.
Jusqu’à quel point la cure analytique permet-elle d’envisager autrement la fin de sa vie ?
Où en es-tu, dans ta capacité de respecter l’autre et l’Autre ? De plus l’environnement réactualise pleinement le « pourquoi la guerre ? ».
Alors quelle est la place aujourd’hui du « NAGUÈRE » ?
Le problème c’est que du silence face aux Morts. On a renoué avec le génocide de toute une génération (voir aussi 1914-1918 et 1939-1945, et les autres guerres) et là, il faut cultiver l’intolérable, même si l’on passe par le Un à Un. Cultivons l’individualisation, même si le collectif est devenu FOU.
L’heure est à créer de nouveaux Mythes ou d’écouter les nouvelles générations pour tenter de structurer l’Impossible.

Maître-élève

Rajout pour la nouvelle année :
Par exemple, il est un mythe qui en a pris un coup : c’est celui de la relation dialectique entre le « sujet » et le Maître.
Dans les institutions, quelle chute du sens de la hiérarchie des savoirs. On confond la prise de responsabilité avec l’envahissement du dictatorial.
Comme le disait Jean Clavreul : il faut retrouver du « courage ». Qu’est-ce à dire ?
« Wo es war… soll ich werden »

Textes en dialogues : « Le pas à dire phobique ? »

Nicolas Janel a proposé son article « Le pas à dire phobique ? » aux commentaires de Liliane Goldsztaub et Martin Roth.

Vous souhaitez suivre leur discussion ? La voici qui commence :

Le pas à dire phobique ?

Nicolas Janel

Je vais introduire notre journée sur « les phobies et les prises de parole » en élaborant à ma manière la question phobique à partir d’un texte assez difficile de Gérard Pommier intitulé « Du monstre phobique au totem, et du totem au Nom-du-père[1] » et à partir d’éléments piochés chez Charles Melman[2].
Gérard Pommier nous propose de passer par différents niveaux inhérents à l’architecture de la structure psychique. Différents niveaux qui vont intervenir au cours de la rotation de cette « plaque tournante[3] » qu’est la phobie. C’est en effet en ces termes que Lacan a pu qualifier la phobie : une « plaque tournante » entre le refoulement primordial et le refoulement secondaire nous précise Pommier.
On retrouverait pour cette raison les phénomènes phobiques, qualifiés alors de « normalités évolutives » au cours du développement de l’enfant. On considère alors que l’enfant exprime au cours de son évolution, entre 2 et 6 ans, des phobies ou terreurs nocturnes dites normales en regard de sa « maturation » psychique, maturation passant donc par différents niveaux dont je vais vous parler.
D’un point de vue structural, il s’agit d’étapes logiques dont les problématiques pourront se faire entendre chez l’adulte, en fonction de leurs achoppements et contradictions dans l’organisation de la structure.
Et on verra que l’atteinte d’un niveau pourra avoir comme effet de faire résonner les autres niveaux sous-jacents de la structure. Comme si l’atteinte d’un niveau réveillait par régression les niveaux sous-jacents par effet de cascade. D’où la complexité du symptôme phobique, pouvant être constitué à partir d’éléments renvoyant à différents niveaux problématiques de la structure.

Premier niveau : entre la jouissance maternelle (jouissance de l’Autre) et la castration maternelle

Il y aurait d’abord ce premier niveau, qui renverrait aux phobies primaires. Cela concernerait particulièrement les phobies de situation comme l’agoraphobie, la phobie de l’obscurité ou des grands espaces. Ce premier niveau serait le niveau situé entre la jouissance maternelle (jouissance de l’Autre) et la castration maternelle. Je m’explique. Se différenciant de la mère, le sujet serait face à un Autre tout-puissant, non barré. Il serait en proie à satisfaire cet Autre en devenant objet, l’objet phallique équivalent au phallus de la mère. Le phallus maternel serait à comprendre comme l’objet venant combler la mère de son manque. Cette étape serait nécessaire à l’humain, son absence pouvant être cause d’autisme nous dit Charles Melman, ceci dans les cas où la mère n’aurait pas érotisé son enfant. Mais s’arrêter à cette étape, rester dans l’identification au phallus maternel équivaudrait à une impossibilité d’existence en tant que sujet pour l’enfant.
Chez l’adulte, cette identification au phallus de la mère pourrait très bien ronronner fantasmatiquement sur le plan imaginaire. L’adulte pourrait très bien en être tout à fait satisfait sur le plan imaginaire jusqu’au moment où il en viendrait à être placé justement à cet endroit, au sein de son champ spéculaire. Ceci quand une scène de son quotidien en vient à réaliser spéculairement son fantasme phallique. L’angoisse ferait signal à ce moment-là, comme pour alerter d’un risque. Pour ceux qui connaissent, cela renvoie au comblement de la place du (-?) au niveau de l’image spéculaire du schéma optique. Cela comme si le trou nécessaire à la structure n’avait été ni inscrit ni fixé, dans le registre spéculaire. On retrouve tout cela dans le séminaire X de Lacan sur l’angoisse. La question du regard, en tant qu’objet regard, une des formes de l’objet a chez Lacan semble avoir particulièrement son importance dans ces moments-là. Comme si on s’y voyait vraiment être vu… à cet endroit du phallus de la mère. Le registre spéculaire, n’ayant plus d’assise, dégringole alors. Comme si la clé de voûte qui faisait tenir l’ensemble spéculaire s’enlevait, faisant s’effondrer le moi qui n’assure plus l’identité. Sentiment de dépersonnalisation. Sentiment de déréalisation et de vacillement aussi, le repérage dans l’espace n’étant plus assuré par le registre spéculaire. La disparition du sujet dans la jouissance de l’Autre menace. Le problème part ici de l’imaginaire qui risque de se défaire, de ne plus assurer le nouage avec le Réel. Idéalement, l’adulte aurait dû pouvoir compter sur le registre symbolique. Celui-ci aurait dû louablement rencontrer la castration. Cela aurait dû garantir une réorganisation de l’imaginaire avec amputation irrévocable de l’image phallique. L’image de la mère aurait dû perdre son pénis pour le dire facilement, l’enfant aurait dû ne plus pouvoir vraiment s’y identifier. La clé de voûte de l’imaginaire aurait dû être scellée pour de bon de cette manière. Ce qui ne semblerait en fait jamais parfait.
Cela ne serait justement pas le cas avec le premier niveau de notre plaque tournante, c’est-à-dire le niveau situé entre la jouissance de la mère et la castration maternelle. On est bel et bien ici dans le niveau de la menace de la jouissance de l’Autre.
Il se peut également que l’identification imaginaire au phallus maternel qui ronronnait jusque-là vienne à être contredite par un élément de la réalité. Charles Melman donne l’exemple du petit Hans : quand le petit Hans prend conscience de l’érectilité de son pénis, il se rendrait compte de l’insuffisance de son pénis de la réalité par rapport à l’identification imaginaire au phallus maternel. Une bascule s’opérerait en réaction, de l’identification au phallus à l’identification au vide (de phallus). Si le petit Hans n’est pas tout, alors il en déduirait qu’il n’est rien, s’équivalant au néant. Le vide s’ouvrirait alors sous ses pieds car il lui manquerait ici la possibilité d’être un sujet affranchi de cet enjeu d’identification au phallus maternel.
Le premier niveau de notre plaque tournante ne propose ainsi pas d’alternative tenable pour le sujet qui n’y a pas sa place. Voilà pourquoi un mécanisme phobique viendrait à son secours. Dans les phobies de l’obscurité ou des grands espaces par exemple. Comme si le noir de la pièce venait représenter ce « tout » de la mère qui menacerait de nous éteindre. De même avec ce « tout » des grands espaces, de la scène devant la foule, des grands boulevards ou des autoroutes… une forme d’infini sans limite menacerait de nous effacer. Une manière de remettre de la limite, d’assurer une forme de séparation nécessaire à l’existence serait alors l’évitement phobique : on laisse une lumière pendant la nuit, on ne va pas sur scène prendre la parole, on évite la grand-place ou le terrain de foot, on ne prend pas l’autoroute… La solution phobique consiste ici au « pas » de la négation, c’est-à-dire au « ne pas ». Comme si cela tentait de réinscrire les bornes qui manquaient à la structure directement dans la réalité. Il ne s’agirait donc pas ici du refoulement d’un élément symbolique, mais d’une réorganisation de l’espace comme si c’était un élément purement imaginaire qui se trouvait refoulé. Il s’agirait d’un mode de guérison du phobique permettant de retrouver à sa disposition aussi bien l’espace que l’image de soi, mais au prix d’une limitation, dans l’espace, au prix d’un interdit dans l’espace et au prix d’une approche vécue comme menaçante, angoissante.
Ce monde serait aussi celui de la nécessité du partenaire. L’individu pouvant difficilement se soutenir de lui-même dans sa relation au grand Autre, la relation à un petit autre, au semblable serait constamment indispensable dans un dispositif en miroir. La relation au semblable serait nécessaire pour venir suppléer la carence de la relation au grand Autre, à ce qui fait défaut d’identité.
Ceci dit, le niveau suivant de notre plaque tournante viendrait pallier ces problèmes. Il s’agit du niveau de la castration paternelle.

[…]

***

Les commentaires de Liliane Goldsztaub et Martin Roth partent principalement de ce début de l’article. La suite du texte est disponible en suivant ce lien :
https://fedepsy.org/wp-content/uploads/2021/11/7.-Bdl-2021-2022-N.-Janel.pdf

Liliane Goldsztaub :

Un écho (écot) au texte de Nicolas Janel « Le pas à dire »

C’est notamment le paragraphe entre jouissance maternelle (jouissance de l’Autre) et la castration maternelle qui m’a fait cogiter.
Quid des jouissances de la personne phobique ? L’objet phobique est-il la représentation d’une opposition entre deux jouissances, celle de l’autre et la jouissance de l’Autre ?
L’objet phobique serait une représentation de la jouissance de l’autre en opposition à une jouissance propre et en même temps l’opposition de la jouissance propre confrontée aux limites de la réalité « castrante ». Le premier mouvement se jouant totalement dans l’inconscient « pulsionnel », le second mouvement étant le compromis entre l’inconscient et le conscient.
Est-elle aux prises des processus primaires, où la pulsion cherche sa satisfaction et son abaissement d’énergie… mais aussi où l’objet cause de désir cherche sa jouissance et augmente la tension affective ?
Est-elle aux prises des processus secondaires, où la réalité est liée au spéculaire et à l’imaginaire ?
Ces deux processus étant pris dans le langage et donc dans les signifiants et les signifiés qui ouvrent ou pas à des significations.
Quelle est alors la fonction de l’objet phobique ? Objet externalisé et gélifié provoquant la fuite, ou objet internalisé et jouissance de l’Autre qui provoqueraient à la fois l’évitement et une certaine attraction voire fascination.
Dans les deux cas les signifiants et les signifiés « colleraient bien ensemble » afin d’éviter le déroulement d’une chaîne signifiante et l’émergence d’un signifiant primordial.
Nicolas Janel évoque la plaque tournante qu’est la phobie. J’y associe également comment la phobie pourrait être une défense contre la perversion. En effet l’objet phobique maintient les liens des signifiants avec les signifiés, ce qui n’est pas le cas dans l’objet fétiche. S’agit-il alors d’un fantasme « jouissant » proche d’un scénario pervers où, a contrario de la perversion, l’objet n’est pas attractif mais répulsif ?

Nicolas Janel :

Merci Liliane pour ton retour. Ce texte était déjà une élaboration réalisée en écho au texte de Gérard Pommier et à quelques éléments de réflexion de Charles Melman. Je trouve ces échanges de « ping-pong » dynamisants et fructifiants !
Suivant Pommier qui ne le précise pas, j’ai repris l’hypothèse peut-être trop psychologisante d’une genèse de la structure. Une structure qui serait comme en maturation au cours du temps chez l’enfant, en évolution selon les interactions qu’il aurait avec les autres auprès desquels il se constitue au cours de son histoire. Petit à petit, quelque chose de la réalité de l’enfant se métaboliserait psychiquement suivant un continuum qui renverrait à un continuum entre théorie traumatique (la fameuse « neurotica » de Freud) et théorie fantasmatique (étape théorique ultérieure développée par Freud). On constate en effet tout au long de mon texte des allers-retours entre la réalité traumatique de l’enfant (son histoire) et sa structuration psychique. Si bien qu’il est difficile de faire la part entre ce qui revient à l’enfant (ce qui est dans sa tête pour le dire grossièrement) et ce qui revient aux personnes de la réalité – d’ailleurs, la clinique de l’enfant ne pose-t-elle pas la même difficulté ?
Tu évoques mon paragraphe « entre jouissance maternelle (jouissance de l’Autre) et la castration maternelle ». Cela concerne le niveau de la menace de la jouissance de l’Autre. Et tu questionnes « les jouissances de la personnes phobique ».
Si je continue la logique du texte, on pourrait proposer ici l’idée d’un passage, d’un glissement qui serait en train de se faire entre la mère de la réalité et la constitution de l’instance maternelle dans la tête de l’enfant. Il pourrait d’ailleurs s’agir non pas de la mère mais d’une autre personne qui prend fonction maternelle. Serait-ce nécessaire que cette personne prenne fonction de facto dans la réalité de l’enfant ? Tout fantasme aurait-il un support concordant dans la réalité ? Freud nous a signalé que cela n’est pas du tout sûr, ou que cela ne se fait pas de manière directe (voir « Un enfant est battu » par exemple). Dans mon texte, les questions de la jouissance de la mère et de la castration maternelle que je pioche chez Pommier concernent-t-elles donc la personne de la mère de la réalité de l’enfant ou déjà une dimension psychique intégrée ou plutôt construite par l’enfant ? Autrement dit, s’agit-il de la jouissance de la mère de la réalité concernant l’enfant, ou la jouissance que l’enfant suppose à sa mère le concernant ? Dans ce dernier cas, la jouissance serait celle de l’enfant lui-même, bien qu’il la suppose fantasmatiquement à la mère. Pour reprendre tes termes, il s’agirait donc d’une des « jouissances de la personne phobique » qu’on appellerait ici « jouissance de l’Autre ».
Ensuite, chose que je n’avais pas pensée, en questionnant la nature de l’objet phobique comme représentation, tu mets en opposition la « jouissance de l’autre » à une « jouissance propre ». Puis-je traduire la « jouissance de l’autre » par la « jouissance de la mère de la réalité » (ou autre personne de la réalité ? Et puis-je traduire « jouissance propre » par « jouissance de l’Autre » précédemment définie ?… Et un autre niveau s’ouvrirait, les deux jouissances se retrouveraient en opposition inconsciente, pulsionnellement dis-tu, ce qui serait représenté par l’objet phobique (avec en même temps l’opposition de « la jouissance propre » aux « limites de la réalité castrante », compromis entre inconscient et conscient dis-tu).
Merci pour ton « écot » au transfert de travail qui relance mes interrogations.

Martin Roth :

Je perçois une certaine « maturation » entre ton premier texte et la réponse que tu fais à Liliane. En effet, à la première lecture, j’ai été déjà intéressé par le fait que tu oses revenir aux « stades » de développement chez l’enfant trop souvent bannis et honnis chez certains « lacaniens ». Nombreux sont les textes où il est admis, sans questionnement, qu’évoquer les stades de développement, la construction psychique progressive de l’enfant serait une hérésie. Or tu poses bien la problématique dans ta réponse faite à Liliane : « On constate en effet tout au long de mon texte des allers-retours entre la réalité traumatique de l’enfant (son histoire) et sa structuration psychique. Si bien qu’il est difficile de faire la part entre ce qui revient à l’enfant (ce qui est dans sa tête pour le dire grossièrement) et ce qui revient aux personnes de la réalité – d’ailleurs, la clinique de l’enfant ne pose-t-elle pas la même difficulté ? » La clinique avec l’enfant m’enseigne que ces allers-retours sont bien repérables. Allers-retours (« allant-devenant » disait joliment « la mère » Dolto) entre un environnement et un développement psycho-organique de l’enfant. La question n’est pas tant de distinguer ce qui relève de sa « réalité extérieure » de ce qui relève de sa « réalité psychique » que d’entendre comment le sujet en construction se débrouille avec ces deux lieux d’héritage. Certains enfants rencontrent un empêchement dans une dimension particulière de leur développement (langage, jeu, imagination, relation, etc.). L’analyste accueille cet empêchement comme un symptôme. L’acte analytique serait une libération-élaboration du sujet qui peut dès lors en retour se repositionner vis-à-vis de ce qui l’habite (c’est-à-dire ces allers-retours entre « son » psychisme et son environnement). Nous retrouvons chez l’adulte la question de l’environnement dans l’adresse du symptôme. D’ailleurs, le transfert dans une cure d’adulte ne serait-il pas une remise en acte de ce jeu entre ce qui vient de l’autre et ce qui vient du moi ? Et la traversée du transfert apparaît alors comme permettant au sujet de poser un acte se libérant de cette question…
Par ailleurs, dans ta réponse tu réintroduis plus explicitement la notion de traumatisme. Elle me semble éclairante pour une certaine clinique de la phobie. Je considère ici le traumatisme dans sa dimension réelle, c’est-à-dire le point non dicible, non saisissable par la représentation. Peut-être ce que Liliane repère comme pulsion ? L’approche par la pulsion est intéressante car ce point traumatique revient sans cesse, toujours à la même place. Il est insensé, incompréhensible. Il est lieu de jouissance. Ah comment dès lors se séparer de cette jouissance « qui va de la chatouille à la grillade » pour le dire à la Lacan ? Nous voilà proche de la notion de pulsion de mort. La panique phobique rejoue sans cesse cette rencontre insupportable avec cette Chose traumatisante. La conduite phobique tente de s’en protéger, de prévenir l’effondrement… qui a déjà eu lieu. Ainsi, un moi qui apparaît sans entrave majeure dans sa construction, peut porter également ce point inassimilable, venu de l’extérieur, laissant une marque qui n’a pas pu être symbolisée, c’est-à-dire insérée dans le réseau signifiant de l’individu. L’objet phobique le matérialise et tente de l’extérioriser, de l’exorciser. Il me semble que tu abordes cela dans le premier étage phobique, celui de la jouissance maternelle, d’un Autre non barré envahissant. Je ne m’empresserais pas de placer ici la jouissance maternelle. L’approche traumatique reste plus imprécise quant à la nature de l’envahisseur.
La clinique nous enseigne que la solution phobique face au traumatisme – et en effet, Liliane, dans d’autres situations le devenir du traumatisme se concentre dans une perversion – est un point qui, à mon sens, ne s’aborde pas de front. La compulsion de répétition qui excède le sujet ne rencontre pas de guérison. Mais une adresse au sujet, pour ne pas dire un désir s’adressant au sujet désirant, permet souvent à ce sujet un repositionnement où la jouissance est moins requise. À moins qu’on souffre d’une phobie du désir ?

Liliane Goldsztaub :

Nicolas, à ta question sur la jouissance de l’autre, il s’agit pour moi de tout autre de la réalité qui aurait objectalisé la personne phobique ou qui l’aurait érigé en phallus. Quant à la jouissance propre, oui je souscris à cette jouissance Autre mais chez une personne qui est aussi régulée par une jouissance phallique limitée. Ce qui me fait me demander s’il n’y a pas une possibilité de saisissement entre ces deux jouissances que pourrait cristalliser l’objet phobique.
La piste de la pulsion de mort qu’évoque Martin, me fait aussi associer que l’objet phobique pourrait être à la croisée des chemins entre pulsion de mort et pulsion de vie qui s’affronteraient dans un équilibre énergétique qui induit un « arrêt sur l’objet » non envisageable et une fuite de l’objet là où le refoulement ne pourrait être tout à fait opérant.

  1. G. Pommier, « Du monstre phobique au totem, et du totem au Nom-du-père », La clinique lacanienne, 2005/1 n°9, érès, pp. 21 à 46. ?
  2. C. Melman, La phobie, Publié sur EPHEP (https://ephep.com). C. Melman, « Les conditions déclenchantes de la phobie », Les phobies chez l’enfant : impasse ou passage ? 2013, pp. 45 à 51. ?
  3. Dans le séminaire du 7 mai 1969, Lacan affirmait que « la phobie n’est pas un phénomène clinique isolé », en précisant que, plutôt qu’une entité clinique, c’est « une plaque-tournante » (D’un autre a? l’Autre, séminaire 16). ?

Rébellion.

La psychanalyse peut être une forme de rébellion.
La psychanalyse telle que je la pense, telle que j’essaie de la pratiquer, est une forme de rébellion.
Il faut de la rébellion, elle est vitale. Il faut une force tendue, constante, pour permettre qu’une certaine part de l’humain s’exprime – la part de l’ouverture, de la rencontre, de la créativité, de la joie – et ne soit pas écrasée par une autre part de l’humain – les mécanismes dont les moteurs sont quête des pouvoirs, jouissances aveugles, peurs…

Peurs.
Le pessimisme est criminel. Les discours ambiants actuels sont criminels. La soupe servie est sombre, de la bile noire en boîte façon concentré de tomate. Rassurons-nous, il y a toujours moyen d’y échapper : l’hypnose béate et idiote est omniprésente, à portée de clic et de scroll : regardez, le chaton mignon entre les pattes de l’énorme chien – qui n’en ferait qu’une bouchée, mais il semblerait que pour lors il n’a pas faim –, regardez, ma dernière story avant/après mon rendez-vous chez le coiffeur !.. Merveilleux, non ?… Une nouvelle coupe et j’oublie guerre, pénurie d’essence, coupures d’électricité, rien ne m’inquiète plus !
Le clivage entre débilisation des humains et discours pessimiste est criminel. Il tue le sujet, il tue la possibilité de la pensée et du mouvement de la pensée, il tue le truc insaisissable et magique qui permet à l’humain de chanter – toute la gamme de l’incandescence de la vie, du désespoir le plus profond à la joie la plus aérienne.

Le pessimisme choisi est criminel. Je ne parle pas de mélancolie : face à la vie à la mort, une part de mélancolie (non psychiatrique) se cache en chacun de nous. Parce que la mélancolie nous guette, prête à nous assaillir, le pessimisme choisi est criminel.
En effet un certain nombre, voire un nombre certain, de nouvelles du monde sont sombres, nous affectent pour ceux qu’elles touchent, ou nous touchent nous-mêmes.
Chacune de ces nouvelles et des personnes touchées exige au contraire de nous – et de nos dirigeants ! – le refus du pessimisme, et le refus d’une forme de fatalité. Il paraît qu’il y a des diplomates dans tous les pays du monde – pourtant nous n’entendons pas parler d’efforts massifs de conciliation, mais d’envoi massif de bombes ?..
Les équipes des hôpitaux sont sous pression depuis des années, en sous-effectif, leur malaise profond n’est pas un mystère, les conditions de travail sont telles qu’elles dissolvent les plus belles vocations – et on nous parle de contraintes budgétaires ?
La « gestion managériale » des entreprises lamine un nombre exponentiel d’employés, broyés par des rythmes intenables et des objectifs de performance irréalistes, avec en musique de fond une ritournelle stupide si elle n’est perverse de « bien-être au travail » – et il faudrait croire les discours selon lesquels le monde ne pourrait tourner qu’ainsi ?..

Je serais ridicule de m’adresser aux « puissants et dirigeants » – qui sont-ils ? et ils ne me liront pas –, alors je m’adresse à vous qui me lisez.
Humains, quels discours tenons-nous ?
Les possibilités fleurissent multiples, dès lors que nous les pensons. Et se referment, flétries desséchées en poussière retombées, dès lors que nous fermons notre pensée. Notre façon de penser le monde influe le cours du monde – excusez-moi de reprendre cette évidence : il semblerait qu’un certain nombre de dirigeants l’aient oubliée, ou alors choisiraient-ils sciemment un monde cynique de dictature des profits financiers ?
Quoi qu’il en soit, et malgré les apparences peut-être, nous pouvons le refuser, ce monde-là. Nous pouvons continuer à le penser humain, et ainsi le rendre quelque peu humain, autour de nous – cela implique quelques luttes à mener, il est vrai : il y faut du cœur, « et pas qu’un peu ! ».
Nous le pouvons, à la condition d’avoir la possibilité d’une pensée subjective, d’un peu de prise de position subjective – possibilité, « liberté ! », qui est l’un des effets majeurs d’une cure.

Appartenir ou tenir à part ?

Nous approchons de la féérie de Noël et de ses addictions multiples. De ses chants et de ses désenchantements. Nous n’aborderons pas la consommation « capitaliste », ni les cadeaux à thème et à 5 euros, pas plus que les beuveries festives. Nous aborderons l’addiction, la vraie : l’addiction familiale ! Voilà un symptôme tenace…

Addicere : être dit à… Si vous contractiez une dette au temps des Romains et que vous ne pouviez pas la payer, vous vous retrouviez désigné comme dit à votre créancier. Vous deveniez pendant un temps son esclave par contrainte de corps. On retrouve dans cette notion tous les ingrédients d’une bonne aliénation : parole contractualisant une dépendance, don du corps à l’autre, dette envers cet autre. Être dit à est proche de s’abandonner à ou s’adonner à. Dans la première formule l’Autre initie l’aliénation, dans les deux suivantes, l’individu les reprend à son compte et s’y soumet. « Ce que tu hérites de tes pères, acquiers-le » écrivait Goethe, « mais pour mieux t’en séparer » ajoutait-il !

La clinique ne parle que de cela : l’aliénation à l’Autre. La famille est grande vectrice d’Autre. Elle le transmet et l’incarne. Vous n’êtes pas pour autant sommé de croire indéfiniment à la réincarnation, pas plus qu’au père Noël. Une cure analytique vous permet de vous séparer d’une croyance. Se séparer n’est pas forcément quitter. Il s’agit plutôt d’un décollage, d’une désadhésion. La séparation permet une relation. Sans séparation, sans espace entre deux, pas d’échange. L’homme étant néotène, la dépendance à l’autre est radicale au début de la vie. La demande de l’autre, parfois ses exigences rigides, d’autres fois ses désirs, marquent l’enfant. Le sujet se dépatouillera de ces intentions de l’autre. Il s’en démarquera, tant bien que mal.

Pour qui le fais-tu ? Pour qui vis-tu ? L’aliénation à la demande de l’autre, à ses attentes, persévère souvent dans un entretien symptomatique de ses (auto) exigences empêchant l’expression désirante.

Les membres de la famille et ses représentants psychiques, même quand elle n’est plus, peuvent être désignés comme les responsables de cet enfermement. Addiction à la demande supposée de l’Autre ! C’est-à-dire « dit à », missionné pour, sacrifié. Chez Lacan, cette notion d’être « dit à » apparaît comme une clinique différentielle à la clinique psychotique, une clinique intermédiaire entre psychose et névrose. L’aliénation en est le signe majeur. Les addictions aux produits sont parfois une réponse à ces emprises. Le recours au produit, à l’objet, est une tentative de s’extraire de la dépendance… mais en la retrouvant autrement ! Chaud-froid garanti ! La pulsion de vie est rattrapée par la pulsion de mort, et en voulant vivre l’addicté se détruit.

Bref, revenons à l’addiction familiale. Le positionnement subjectif vis-à-vis de certains membres de sa famille est une forme de séparation. Si aliénation et séparation sont deux opérations inséparables, le travail progressif vers une affirmation de soi libère de l’oppression de la dépendance. Le détachement avec la demande de l’Autre – c’est-à-dire avec sa propre demande ! – laisse place à un espace de liberté. Une certaine solitude en est parfois le prix à payer. Faites votre choix, joyeux noël et allez-oui-là !

Une invitation…

Une invitation…
À sortir de nos duvets… prendre la plus belle plum(m)e pour réchauffer le papier glacé.
Laissons nos pensées pousser à partir des textes, conférences, séminaires, formations, pratiques, en espérant que de jeunes pousses fleuriront à leur tour.
Allons ensemble sur des chemins qui se croisent et se décroisent et dialoguons sur la toile de fond.
Que nos thèses se toisent et ne se taisent pas.
Que ce creuset de psychanalystes en herbe ou en fleur puisse devenir une source inaltérable à la soif de continuer le chemin ouvert par Freud, Lacan et nombre d’autres.
Que les mots croisés participent à… la lettre de la Fedepsy

Liliane Goldsztaub

 

Merci Liliane, d’avoir donné une forme engageante, chaleureuse, « réchauffante », à l’invitation faite à tous de participer à la rédaction de la Lettre.
Vous l’avez peut-être lu dans mon texte du mois, mon humeur est plutôt à la rébellion : elle appelle à la prise de plume, et non des armes. Tissons nos inspirations, Liliane, pour un appel chaleureux à la rébellion sous la forme de la prise de plume ?

Cyrielle Weisgerber

 

Vous pouvez nous proposer un article dont le sujet se rapporte au champ de la psychanalyse, pour l’une des rubriques de la Lettre : écho à un séminaire ou une activité de la Fedepsy (avec la validation du responsable du séminaire ou de l’activité), article sous forme d’essai (élaborations théoriques, « entre divan et théories »), article de lecture d’un ouvrage (en association avec le cabinet de lecture), commentaire sous un abord psychanalytique d’une oeuvre d’art, spectacle, pièce de théâtre, proposition de réédition d’un texte ou extrait de texte « ancien » avec commentaire actualisé-actualisant, autre forme éventuelle sur une thématique du domaine de la psychanalyse.

Les textes peuvent être envoyés au format « .docx » à l’adresse suivante : association.fedepsy@gmail.com
Ils seront transmis au comité de rédaction de la Lettre.

 

« Désirons… le manque »

« Frères humains qui après nous vivez,
n’ayez pas les cœurs, contre nous endurcis. »

La Balade des pendus, François Villon

Préambule

Bonne affirmation ou belle interrogation : comment les nouvelles générations vont-elles hériter de notre monde – qui peut le savoir ?
Quoi qu’il en soit, cette nouvelle génération reproche aux plus âgés l’état de ce monde. Il faut dire que la coupe est pleine de ce méli-mélo, outre les totalitarismes et la barbarie. Aussi le monde peut s’embraser comme un torchis, et nous pouvons nous retrouver dans une vie oubliée, comme ces civilisations dont on cherche le nom, encore. Et pas moins que de retourner à l’ère quaternaire.
Et pourtant, le monde des bombes atomiques permet de nous effacer en quelques instants.
Et qu’en est-il sur le plan du « particulier » et, encore au-delà, de la place du « singulier » dans le champ analytique ? Au niveau individuel, on peut être déçu par l’attitude de bien des collègues qui se battent pour exister comme psychanalystes mais à partir d’une conflictualité dépassée. Dans le genre « c’est Moi le Vrai ». Comme le disait Jean-Pierre Bauer[1] : « Le compromis n’est pas la compromission. » Ils feraient mieux de s’occuper davantage de la transmission, si épineuse dans notre champ.

Bilan

Vous m’accorderez que ce ne sont pas les débats théoriques qui fleurissent… dans l’après-Lacan. Au passage, laissons la quête de la légitimité aux juristes. Et faisons retour vers la clinique psychanalytique actuelle. Mon hypothèse est la suivante : chaque génération de discours produit une mythologie qu’il nous faut repérer dans la pratique ; par exemple « c’est vous, les vieux, les responsables ». Les jeunes adultes d’aujourd’hui s’expriment sur le mode : « Après toi le déluge », une sorte de fantasme originaire, bien différent du fantasme mythologique de l’après-guerre : « Regarde-les jouir, ils consomment si bien. »
Dans notre région, nous avions un modèle de la mythologie de l’avant après-guerre : celui des « Malgré-nous », l’entre-plusieurs langues, ceux qui ont connu l’allemand, le français, le russe, l’alsacien… qui se sont retrouvés aussi dans le procès de Bordeaux[2], procès qui a failli produire une véritable guerre civile… : rien ne se perd, « peu » se crée.
Alors, création du mythe d’aujourd’hui : « Le progrès produit-il de la barbarie et la disparition de la dimension humaine ? » Aujourd’hui, on ne calcule qu’en nombre de morts avec une facilité incroyable !

Coexistences

Alors la psychanalyse dans tout cela ? Elle doit produire des psychanalystes (!!!) pour permettre l’existence rare du singulier, permettre d’introduire la différence entre le contenu manifeste et les pensées latentes, et permettre de réintroduire un rapport aux cultures, un peu différent de la soupe aux idéologies actuelles.
Derrière le fantasme singulier, chercher le mythe individuel et néanmoins collectif d’une époque. Pour ce faire, nous manquons de génies. Trouvera-t-on un nouveau Freud, un frais Lacan, dans les générations à venir ?

Solution

Il nous faut déjà essayer de repérer les génies du passé qui ont été embaumés. Il y en a un que je voudrais citer, qui m’a intéressé récemment, le dénommé Gabirol[3], qui a vécu en Espagne au Xe siècle ; il écrivait en arabe, s’adressant aux juifs, introduisant la philosophie grecque ainsi que des traités de morale et surtout de la poésie.

Mythes et générations

Nous en parlerons au congrès sur les mythes[4] mais, à présent, n’oublions pas cette dimension poétique, malgré ce monde en voie d’extinction guerrière.
Alors, vous l’avez bien compris, il faut réintroduire le discours de la psychanalyse, dans un monde qui l’a extirpé.

Paradoxe

Pas sûr que nombre d’analysants associent beaucoup sur la question de la guerre. Alors qu’ici-bas, personne ne se permet de dire que vous y serez peut-être appelé, tôt ou tard.

Chute

La psychanalyse a créé un nouveau discours, le discours de l’analyste, et aucun autre discours ne peut le remplacer. Mais ce discours qui est – si l’on peut dire – récent ne peut se produire que par la praxis de la psychanalyse.
Le mot praxis était souvent employé par Charlotte Herfray[5] pour rendre compte de cette dialectique inouïe entre théorisation et pratique.
Ce discours est le seul à produire les créations du manque et à rendre possible la coexistence avec d’autres discours (du Maître, de l’Université, de l’Hystérique…).
Ce discours est menacé, tout comme la démocratie est fragile, et les effets de civilisations côtoient la barbarie.

Rappelle-toi : la conflictualité n’est pas la guerre ; souhaitons que la cause du désir inconscient puisse survivre, malgré tous les morts.

  1. J.-P. Bauer, Recueil, Textes et Écrits, 1985. ?
  2. Voir la revue « Malgré-eux », Hors-série des Saisons d’Alsace, 2022. ?
  3. Salomon Ibn Gabirol, Le livre de l’amélioration des qualités de l’âme, Introduction, traduction et notes de René Gutman, Cahors, éditions La Louve, 2022. ?
  4. Les 6e journées de la FEDEPSY auront pour thème « Traumatismes, fantasmes et mythes ». ?
  5. C. Herfray, Penser vient de l’inconscient. Psychanalyse et « entraînement mental », Toulouse, Arcanes-érès, 2012. Et C. Herfray (1e parution 1988, éd. Desclée de Brouwer), La vieillesse en analyse, Toulouse, Arcanes-érès, 2001, « coll. Poche », 2015. ?

Fin du monde et début d’analyse

Jusqu’où vas-tu supporter l’enfer… même s’il est « pavé de bonnes intentions » ? La découverte que j’ai faite à « mon nouveau retour », c’est que la « nouvelle génération psychanalytique » traverse sans trop de pudeur, la dialectique entre croyance et manque… manque de quoi ? Manque de toi… mais pas de Moi…

Le clivage du Moi est plus prononcé que jamais. La haine côtoie l’amour – comme un seul homme –, la masculinité se renverse en féminité sans délire, l’aigu se répand en chronique et… j’en passe et des meilleurs.

Et nous n’avons pas à avoir peur de ces nouveaux cultes de la Mère-Nature, à condition de ne pas se prendre pour Le Créateur ou le faiseur d’empires.

Dans quel état as-tu laissé le monde ? La peur analytique que j’y décèle dans la praxis de la psychanalyse, c’est le manque d’Humour, voire pire le manque de Witz – « mot d’esprit » –, au profit d’une langue stéréotypée qui se répand comme des SMS… Combien vaut un portable si l’on tient compte de tous ses composants ? Combien de déchets pourras-tu voir depuis le paradis que tu te supposes ?

Avez-vous saisi la formule de Lacan : « L’amour c’est donner ce que l’on n’a pas… à quelqu’un qui n’en veut pas ? » Alors y a-t-il différentes formes d’amour suivant les millénaires… ? L’amour aujourd’hui, c’est peut-être « l’ineffable » de la relation, un opérateur que l’on n’aborde plus pour éviter qu’il se vide.

Il est une publicité répétitive où l’être humain se recharge comme une pile millénium.

Interprétation : seule exigence, ne pas s’arrêter sur le « temps pour comprendre » de Lacan. Difficile à mettre en route, si non seulement nous avons les deux adversaires de la guerre, mais qu’en plus vous avez deux propagandes qui ne correspondent pas à la réalité des faits ? Quand pensez-vous à tous les morts ? Et la psychanalyse dans tout cela ? Elle n’a pas beaucoup de place. Même la psychiatrie et la psychologie se planquent.

Depuis Lacan, qui nous branchait sur les séances à durée variable, j’ai découvert les séances longues, dans certains cas et même sans promesse d’endormissement… Je me souviens, de mon cousin et Maître, Serge Leclaire[1], un de ceux qui ont défendu Lacan, coutumier, lui, des séances de… 50 minutes. Que diable ! Accepte les contradictions, même si tu as raison dans ton affirmation.

Alors on peut se demander quelle est l’exigence minimale pour un nouvel « analyste-compagnon » ? C’est qu’aujourd’hui le contexte ne pousse pas vers des débats théoriques passionnés, on se contenterait d’une assertion minimaliste.

Allons-y avec prudence : « Qu’est-ce que la conviction dans l’inconscient ? » à laquelle nous rajouterons à la manière de Molière[2] : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? »

Je pourrais en plus rajouter à la manière de la Bible : « J’ai une réponse, qui a une question ? »

J’additionnerais : comment aider quelqu’un ou quelqu’une à saisir au moins un bout de cette logique si spécifique de l’inconscient. Pour y accéder, vous pouvez vous reporter au texte de Freud, Psychologie de la vie quotidienne[3].

Rappelez-vous ce portrait-robot du petit bourgeois : « Tout va très bien chez moi, j’ai un époux, une épouse, un métier, une maison, un chien et nos enfants font des études, et pourtant je ressens comme un mal-être, je perçois une angoisse… et je suis allé(e) voir un psychanalyste qui m’a dit :  »le manque vous manque[4] ». » Indication liminaire, mais qu’allez-vous en faire ? Rien du tout, si on ne vous aide pas à trouver un chemin qui vous y mène.

J’aimais trop les cours de Lucien Israël quand il disait : « La perversion coutumière c’est de prendre l’objet du désir pour le désir lui-même[5]. » Aujourd’hui la plupart des individus n’ont même pas atteint subjectivement le niveau de la « perversion quotidienne ». La constante de la psychologie quotidienne « au travers de notre temps », c’est d’oublier le désir inconscient derrière les stéréotypies intentionnelles.

Alors peut-on aimer l’amour sans effleurer la question du désir ? Affirmatif ! C’est peut-être la raison pour laquelle l’érogénéité de tout poil n’est pas à la mode. A-t-on le droit aujourd’hui de faire allusion à la « bisexualité freudienne » ? Terme trop à la mode, pour ne pas être dangereux !

À la FEDEPSY (dès l’an 2000), nous avons renoué avec la procédure du « compagnonnage » qui a permis de créer, ces dernières semaines, une dizaine de psychanalystes praticiens. Et cela n’est pas un moindre succès, si l’on pense au contexte culturel psychologique actuel. J’en profite pour les féliciter sincèrement de leur courage en soulignant cette affirmation : « L’analyste ne s’autorise que de lui-même… et de quelques autres. » Manière de dire : à la guerre, certains répondent par le singulier et par le particulier. Étonnant, non ? de mettre le psychanalyste en position de Résistance. Et pourtant nous ne sommes pas sans savoir que l’on peut aussi cultiver la singularité et en même temps ne pas laisser suffisamment la parole à l’autre.

De fait, j’ai perdu plusieurs amis et j’en ai trouvé bien d’autres ; et ceux-ci se multiplient si on supporte mieux sa solitude et que l’on respecte les « Mythes Individuels », en tenant compte des générations. Je me rappelle la phrase de Mustapha Safouan[6] à la disparition de Jacques Lacan : « Il faut tout supporter. »

Je n’irai pas jusque-là, mais tenons compte de ce que l’autre (Autre ?) nous a apporté.

  1. S. Leclaire, « Les scissions », dans Démasquer le réel, Paris, Seuil, 1971. ?
  2. Molière, L’avare. ?
  3. S. Freud (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1967. Ou Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992. ?
  4. J. Lacan, Le Séminaire livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004. ?
  5. L. Israël, « La perversion de A à Z », dans Le désir à l’œil, Séminaire 1975-1976, Arcanes, 1994. Rééd. Arcanes-érès, 2003. ?
  6. M. Safouan dans Poinçon n°1. ?

L’éthique du sujet : fil conducteur d’une psychanalyse

Synopsis du mémoire soutenu le 14 septembre 2022, dans le cadre du Master 2 Psychanalyse – Université Paul Valéry, Montpellier 3 – sous la direction de Bernard Victoria.

« Je ne me souviens plus de la première fois. Était-ce l’été ou l’hiver, le matin ou le soir ? Je ne sais plus. Je ne me rappelle plus l’adresse, ni qui m’avait donné son nom. Aujourd’hui, c’est sans importance. Cela fait plus de trente ans. J’en avais 27. En revanche, je me souviens de ce qui guidait mes pas. Je n’en pouvais plus de mes échecs et j’avais décidé d’entreprendre une psychanalyse. Mon exaspération était telle, ma difficulté à vivre si épaisse que je n’avais guère le choix. Parler, parler, parler encore pour essayer de comprendre, c’est tout ce que je me sentais capable de faire[1]. »

Jean-Marc Savoye avait poussé la bonne porte. La psychanalyse convie quiconque décide d’aller à sa rencontre à parler :

« Le traitement psychanalytique ne comporte qu’un échange de paroles entre l’analysé et le médecin[2]. »

Quelles sont les particularités de cet échange de paroles ?

« La psychanalyse a une visée éthique, celle de la valeur de la parole et de l’être humain en tant qu’être de langage. (…) La valeur éthique de la psychanalyse est profondément liée à la place qu’elle accorde à la parole inconsciente[3]. »

Par sa découverte fondamentale, l’inconscient, Freud a ouvert la porte à un monde soupçonné mais innommable jusque-là. L’existence de l’inconscient induit un sens caché à tout ce que nous faisons et disons :

« L’expérience psychanalytique n’est pas autre chose que d’établir que l’inconscient ne laisse aucune de nos actions hors de son champ[4]. »

Notre langage ne peut se départir de son équivocité. S’appuyant sur celui-ci, l’éthique de la psychanalyse vise l’émergence d’un sujet grâce à ce qu’il a de plus singulier. Cette singularité implique qu’il n’y ait pas de « copier-coller » possible entre deux sujets, ni de « prêt-à-penser ». La règle du je se nourrit de l’imprévisible, des surprises qu’offre la langue, de la possibilité de toujours pouvoir entendre quelque chose resté jusque-là inaudible. J’aime beaucoup les mots qu’utilise Patrick Gauthier-Lafaye pour le dire :

« Je pose l’ignorance au principe de ma rencontre avec le patient, parce que c’est la seule façon pour moi de lui garantir que je vais l’écouter dans sa singularité. » [5]

Une éthique du sujet

Celui qui vient en consultation, surtout s’il s’agit de sa première rencontre avec un psychanalyste, s’attend rarement à ce que sa parole soit ainsi mise à l’honneur. S’il va dans la plupart des cas exprimer volontiers ce qui l’emmène consciemment, que ce soient des peurs envahissantes, des échecs sentimentaux ou professionnels, une hésitation quant à son orientation sexuelle, des conflits familiaux, un deuil insurmontable, une addiction, etc., il s’attend ensuite souvent à ce que le psychanalyste lui propose une « solution ». Après tout, il s’adresse à « un sujet supposé savoir » …

Cette démarche se concrétise fréquemment quand un sujet se trouve face à quelque chose d’insurmontable qui lui fait perdre ses repères, au point d’avoir l’impression de ne plus savoir « qui il est » ou parfois de « ne plus se reconnaître », pour reprendre les paroles d’analysants.

Il « souffre d’une certaine absence à soi, dont il ne connaît pas la forme. Il est rare bien sûr qu’il vienne s’en plaindre. Il vient parce qu’il souffre. Or, cette souffrance consiste toujours à ne pas être dans ce qui lui arrive[6]. »

Entre masques identitaires et processus d’identifications, comment l’éthique psychanalytique peut-elle permettre au sujet d’émerger, de faire avec l’autre sans se confondre avec lui ? L’écoute analytique repose sur un rapport de confiance, de foi dans la langue, dans sa singularité. Elle est « sûre des réalités qu’on ne voit pas[7] », sûre qu’il y a toujours plusieurs niveaux de lecture dans ce qui s’entend. La psychanalyse propose une ouverture, un entendre autrement qui entraînera chez un sujet la possibilité de se positionner différemment. L’équivoque signifiante permettra de bousculer les évidences, de déstabiliser les acquis.

Dans le langage courant, le mot éthique s’emploie souvent comme synonyme de morale. Lacan s’éloigne de cette définition dans Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, où il lie l’éthique à la question des signifiants et du désir. Ce lien induit une singularité absente des règles et normes définissant une morale. L’éthique se porte pourtant garante de la pratique psychanalytique. Elle l’étaye, en soutenant le sens inconscient inclus dans toute demande, le désir étant toujours…le désir d’autre chose :

« Et d’autre part, cette expérience particulière qui est celle de notre travail de tous les jours, à savoir la façon dont nous avons à répondre à ce que je vous ai appris à articuler comme une demande du malade, une demande à quoi notre réponse donne sa signification exacte. Une réponse dont il nous faut garder la discipline la plus sévère pour ne pas laisser s’adultérer le sens en somme profondément inconscient de cette demande[8]. »

D’ailleurs, est-ce par hasard que ce séminaire suit celui sur Le désir et son interprétation ? Comme si Lacan venait poser les conditions, les bases nécessaires, à partir desquelles le désir et son interprétation pourront germer…Même si Freud ne la conceptualise pas ainsi, l’éthique psychanalytique transparaît nettement dans sa pratique. Lacan parlera de « l’intuition éthique qu’il y a dans Freud[9] ».

Quelle approche du symptôme l’éthique psychanalytique induit-elle ?

Contrairement à ce qui se pratique autour de lui, Freud, tendant l’oreille aux symptômes, observe à quel point ils peuvent résister, revenir, insister. Sa démarche subversive consiste à considérer le symptôme non pas comme un signe correspondant à une case d’un classement nosographique, mais à un dire singulier.

Le but ne consiste plus à l’éradiquer, mais à entendre quelque chose de la division subjective qu’il dévoile, afin d’en atténuer l’aspect conflictuel. Supprimer le symptôme reviendrait à supprimer également l’accès à une vérité du sujet en lien avec son désir, comme Freud n’aura de cesse de le répéter :

« Mais le symptôme, lui, mêlé à la vie, doit être autre chose : la réalisation de désir de la pensée refoulante. Un symptôme apparaît là où la pensée refoulée et la pensée refoulante peuvent coïncider dans une réalisation de désir[10]. »

Loin d’être un dysfonctionnement ou une anomalie, le symptôme correspond à une solution originale et singulière, créée par le sujet, pour essayer paradoxalement…de guérir. Il constitue une tentative de réponse, pour vivre avec un conflit psychique refoulé et donc inconscient. Par la parole, la psychanalyse propose d’essayer de repérer les coordonnées de ce conflit. La parole du sujet se trouve ainsi sous les projecteurs, endossant le rôle principal.

Pourtant, vouloir tout dire appartient au domaine de l’illusion. La langue, selon l’expression lacanienne, ne permet qu’un mi-dire. Le savoir inconscient ne s’énonce pas en totalité. Nous sommes donc forcément des sujets divisés. Toutefois, cet impossible à dire qui désigne certes une limite, correspond aussi à une source inépuisable d’un encore à dire puisqu’inatteignable. C’est ce qui nous fait parler ! Derrida utilisera l’expression dire-entre, comme si les mots ne pouvaient jamais viser juste mais seulement manquer une cible, qui continuera à se laisser désirer…

L’interprétation peut faire reculer le champ du symptôme, jusqu’à un certain point irréductible. Il y a donc une partie déchiffrable et une autre, indéchiffrable, dont nous savons qu’elle existe par les effets qu’elle produit. Cette part qui échappe au langage, nous en connaissons toutefois un moyen d’accès : le transfert.

Quelle approche du transfert l’éthique psychanalytique induit-elle ?

À côté des rêves, des lapsus, des actes manqués, le transfert, dans son observation quotidienne évidente, constitue une manifestation de l’inconscient des plus perceptibles. Elle n’en demeure pourtant pas moins surprenante et déconcertante, tant elle tire les ficelles à sa guise dans toutes nos relations humaines. Cette constante, que l’on retrouve dès qu’il y a attente ou demande, adressée explicitement ou non, déploie toute son ampleur dans le cadre analytique.

Que savons-nous de ce que nous pourrions qualifier, dans le champ qui nous concerne, de superdéplacement ?

S’il constitue un élément essentiel à l’avancée d’une cure psychanalytique, il en est aussi la plus grande des résistances. Comment permettre à la résistance de devenir un levier dans la cure plutôt qu’une entrave ?

Selon Freud, « C’est dans le maniement du transfert que l’on trouve le principal moyen d’enrayer la compulsion de répétition et de la transformer en une raison de se souvenir[11]. » Nous en viendrons ainsi à interroger le rôle de l’analyste, qui pourra ouvrir la porte à une répétition différente, notamment grâce au travail d’interprétation. Nous nous approcherons également du discours analytique que propose Lacan, une fois encore, en questionnant son lien à l’éthique.

Pour que l’analysant puisse créer une névrose de transfert, il lui faut une présence, une adresse et un désir d’analyse du côté de celui qui tend l’oreille. L’analyste doit accepter de représenter les personnes dont parle le patient, d’incarner les absents. Il consent donc à prendre la place que celui-ci veut bien lui accorder dans le transfert…tout en acceptant de ne pas s’y installer. L’enjeu est de taille : « Faute du maniement du transfert, s’ouvre l’ère des manipulations du symptôme[12]. »

Un mot encore…

À côté d’éduquer et de gouverner, Freud place analyser comme le troisième des métiers dont « on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant[13]. » Peut-être parce que « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute[14]. » Un entendre autrement reste toujours possible. Il n’y a pas de dernier mot, et tant que nous parlons, nous avançons…sans toutefois connaître notre destination. N’est-ce pas la règle du je ? Écoutons un poète nous la décrire de manière majestueuse :

« Voyageur, le chemin

C’est les traces de tes pas

C’est tout ; voyageur,

Il n’y a pas de chemin,

Le chemin se fait en marchant

Le chemin se fait en marchant

Et quand tu regardes en arrière

Tu vois le sentier que jamais

Tu ne dois à nouveau fouler

Voyageur ! Il n’y a pas de chemins

Rien que des sillages sur la mer.

Tout passe et tout demeure

Mais notre affaire est de passer

De passer en traçant

Des chemins

Des chemins sur la mer[15] »

  1. J-M. Savoye, Et toujours elle m’écrivait, Albin Michel, Paris, 2017, p.25. ?
  2. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, Saint-Amand, 1970, p.7. ?
  3. P. Guyomard, L’éthique du bien et le désir du sujet, dans Cahiers de psychologie clinique 2001/ 2 (N° 17). ?
  4. J. Lacan, Écrits 1, L’instance de la lettre dans l’inconscient, Éditions du Seuil, Paris, 1966, p.273. ?
  5. P. Gauthier-Lafaye, Conversation psychanalytique : pour les curieux de tous âges, Liber, Montréal 2017, p.17. ?
  6. J-M. Jadin, Côté divan, côté fauteuil, Le psychanalyste à l’œuvre, Albin Michel, France, 2003, p.95. ?
  7. Hébreux 11 : 1, Bible du Semeur, 2000, Société Biblique Internationale. ?
  8. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, https://staferla.free.fr, séance du 18 novembre 1959. ?
  9. Ibid. séance du 2 décembre 1959. ?
  10. S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Puf, Paris, 1991, p.246. ?
  11. S. Freud, La technique psychanalytique, Puf, Paris, 14e édition, 2004, p.113. ?
  12. N. Guérin, Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique – Essai sur le sens blanc, érès, Toulouse, 2019, p.15. ?
  13. S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », dans Résultats, idées, problèmes, Tome 2, Paris, Puf, 1985, p.263. ?
  14. M. de Montaigne, Essais, Livre III, Folio, 2009, chapitre XIII. ?
  15. A. Machado, Extrait de : Voyageur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. Le poème original, en Espagnol, Chant XXIX Proverbios y cantarès, Campos de Castilla, 1917. ?

Croyances et références

L’expérience nous a montré que les analysants pris dans le transfert analytique, où le sujet est pris dans l’ordre du langage, branché sur la dimension du sujet supposé savoir, n’étaient pas étouffés par les discours universels avec leur accumulation de sens, complotistes en l’occasion. Ce qui n’a pas empêché l’exacerbation des difficultés subjectives, des lignes de fragilité propres à chacun, liées aux incidences concrètes de la vie de tous les jours. Cela amènerait-il à penser que les paramètres mis en jeu dans l’analyse protégeraient des phénomènes de certitude ?

De l’Unglauben à la croyance

Lacan est donc parti de son expérience de la psychose, avec l’Unglauben, ce rapport particulier de l’homme à son monde, soit ce rapport d’un sujet directement branché sur l’Autre plein, sans faille, sans cesse là avec des exigences insupportables, capable de faire de la personne une marionnette. L’expression ultime en est l’automatisme mental ; un discours qui marche tout seul, où le sujet entend sa propre pensée, reflet de ce que le langage est une « machine » qui traverse le sujet, machine qui le nourrit en même temps que le sujet l’entretient.

C’est à partir de là que Lacan opère la ségrégation entre névrose et psychose. Le névrosé éclaire ce lieu de l’Autre qui est un Autre barré, noté S(A), à savoir que dans sa demande adressée à l’Autre, à l’analyste en l’occasion, (de le guérir, de le révéler à lui-même), le sujet ne rencontre que la demande de l’Autre ; « il me demande… ». Si l’Autre intéresse tant le névrosé, c’est qu’il veut savoir ce qui lui manque à l’Autre, quel est son désir. Cette faille en l’Autre, il n’y a pas pour l’analyste à essayer de la combler par un savoir, une interprétation qui donnerait du sens, ce qui ne serait qu’une fermeture de l’inconscient. Ce serait établir une relation de maître ou d’enseignant qui dicte l’endroit où le sujet doit se loger, soit la pulsion de mort en exercice. Au contraire, cette faille, il y a à la faire fonctionner comme cause, cause du savoir par la production de signifiants à travers le défilé de la parole.

Le seul vrai choix pour le sujet, c’est cette dimension du tragique. À entrer dans le défilé des signifiants, le sujet ne peut trouver le dernier mot, car aucun mot ne fera réponse à sa demande. Ce signifiant de grand A barré n’est pas simplement une limite ; il est la condition de la parole et du désir. Il faut pour cela un opérateur, une référence qui assure que l’Autre est barré. Le Nom-du-Père est ce qui vient garantir l’écart entre la mère et l’enfant, entre le sujet et l’Autre.

Lacan prend acte de l’évolution du contexte culturel lorsqu’il introduit la question de la métaphore paternelle comme premier temps de l’œdipe, temps qui s’ajoute à l’œdipe freudien. Si le père primordial, jaloux et violent décrit par Freud convient au patriarcat de son époque, le père aujourd’hui apparaît faible, carent. C’est ainsi que Lacan dit à la suite de Freud :

« il est extrêmement curieux qu’il ait fallu le discours analytique pour que là-dessus se pose la question ; qu’est-ce qu’un père ? Freud n’hésite pas à articuler que c’est le nom qui par essence implique la foi[1]. »

Lacan ajoute ainsi à la lecture de Freud la foi de l’enfant en la parole de la mère, mais aussi foi de la mère en la parole du père. Cette foi instaure la métaphore paternelle ; au signifiant de son désir énigmatique pour l’enfant, la mère substitut un autre signifiant, celui du père. De cette métaphore naît une signification, le phallus, soit ce qui manque à la mère. Sans cette foi en la parole du père, la parole du père n’est que vain bavardage, futilité où l’enfant ne peut quitter sa position de phallus de la mère. Le nom-du-Père n’est rien d’autre que le père symbolique, le père mort de Totem et tabou de Freud, il introduit avec lui les diverses fonctions du père.

Le névrosé est donc fondamentalement croyant, il « y croit » à ce Nom-du-Père, croyance inconsciente, qui inaugure la croyance en un Dieu inconscient. Il y croit.

Les grandes croyances

Les grandes croyances se réfèrent aux mystères qui interpellent les humains ; origine de la vie, de la Création, de l’univers, les mystères de la mort et du sexe, soit un réel qui est un impossible à dire. Ces mystères supposent un savoir à découvrir et nous ne pouvons, c’est un fait de pensée, que le concevoir comme ordonné à quelque place[2]. Cette référence à une cause supérieure, à une transcendance détermine l’axe symbolique du langage, axe prophétique. Pour savoir, il est donc nécessaire de croire, d’accorder sa foi, d’avoir confiance dans les représentations que nous connaissons : de la religion, de la science, en passant par la mythologie ou les systèmes idéologiques.

Mais quelles emprises ces croyances exercent-elles sur nos connaissances ?

C’est-à-dire, qu’elles sont les valeurs véhiculées par ces croyances qui font référence et ordonnent nos connaissances ? Il nous faut pour cela connaître l’histoire de la science, des discours sociaux ou politique, pour y repérer les valeurs qui font références. La neurobiologie pour les neurosciences, la conception de la maladie mentale en fonction des références et des valeurs d’une époque comme la théorie des dégénérescences, ou encore l’histoire des valeurs qui légitiment certains discours actuels sur le sexe, l’identité, l’autonomie du moi.

L’Autre, comme lieu des signifiants, ne se limite pas à ceux de la famille, il est aussi celui du politique, du discours de la Cité. Ces valeurs ou références ont d’autant plus de pouvoir ou d’autorité que l’on ne sait rien de leur histoire, ni de quoi elles participent. Ne pas se noyer dans l’arbitraire des discours actuels nécessite une toilette de nos valeurs de référence. Il en est des croyances actuelles sur le sexe ou l’amour, sur la liberté. Elles sont à resituer dans le contexte philosophique où elles sont nées. Et plus particulièrement la philosophie de Bentham (1748-1832) sur l’utilitarisme qui considère l’utilité comme critère ultime, le bonheur de tous comme fin, le calcul hédoniste, l’idée insistante que « sur lui-même, l’individu est souverain » privilégiant l’idée de l’égalité et de la liberté individuelle. Cette philosophie a été reprise par les divers tenant du libéralisme – John Stuart Mill (1806-1873) ; Herbet Spencer (1820-1903) ; Milton Friedman (1912-2006) –, avant de revenir en force au cours des années 1960 et être à la base du néolibéralisme de Margareth Thatcher et Ronald Reagan dans les années 1980, puis en France dans les années 2000. De là découlent sans doute pour une part les croyances en la promotion de la liberté de l’individu jusqu’à la possibilité de choisir son sexe, la valeur accordée à une prospérité sans limite, à l’accumulation des objets à des fins de plaisirs, au refus de l’interdiction considérée comme un refus de son droit et non comme la condition de l’accès au désir, la réclamation du droit au bonheur… La méconnaissance de l’histoire de notre culture renforce l’adhésion à ces croyances partagées ; elles posent la question de ce qui détermine le sujet, le sujet de désir, mais aussi ce peut entraver l’advenu du sujet. Disons pour l’instant que la possibilité de l’écart, du minimum de distance que le sujet peut prendre avec ces signifiants, ces « valeurs », rend possible au sujet d’en limiter les contraintes.

Les petites croyances

Et puis il y a ce que l’on peut appeler les petites croyances, celles qui se rapportent aux menus événements du quotidien, ce sont les représentations imaginaires que l’on se donne de la « réalité ». On peut y repérer la croyance au père imaginaire, dans ce deuxième temps de l’œdipe où l’enfant fomente l’image d’un père jaloux, tyrannique, castrateur à la mesure de la propre agressivité de l’enfant vis-à-vis du père. C’est l’axe de l’immanence du langage, ce qui vient de la pensée du sujet, où le sujet peut se reposer de ses questions concernant les énigmes de la vie. Cliniquement, c’est l’axe du bavardage, de l’échange de platitudes et de banalités, où l’on se comprend, on se croit, où les croyances ordinaires ne sont jamais remises spontanément en cause. Position dans laquelle le sujet se trouve spontanément englué, sans concevoir ce que pourrait lui apporter le fait de parler de lui-même à quelqu’un. Ce qui apparaît lorsque certains patients nous disent lors des premiers entretiens, « mais qu’est-ce que ça change que je vienne vous parler, je pourrais le faire avec ma compagne, mon mari, un(e) ami(e)… ». Ou encore ces adolescents, « tout ce que je vous dis, je le dis à mes parents, alors qu’est-ce que ça change » ?

La question qui se pose à l’analyste, c’est de rompre avec cette compulsion à comprendre, à donner du sens encore et encore, comme une sorte de défilés de croyances qui viennent boucher les trous du discours. Tout un chacun a pu être confronté à ces patients, volontiers dans le comportement ou le somatique, qui rebondissent d’une affirmation à une autre, d’une croyance à une autre croyance, et à la difficulté d’introduire une forme d’incertitude dans ce « discours de désignation » qui ouvre à une dimension tierce, au signifiant. Soit réintroduire une dialectique entre symptôme et sinthome[3].

La question du transfert

Que le savoir soit déjà un fait ordonné quelque part, à partir d’un présupposé, c’est un fait de pensée. Einstein lui-même argue que le savoir qu’il articule se recommande de quelque chose qui est bien un supposé concernant son sujet et qu’il nomme en termes traditionnels, Dieu. Les règles du jeu existent déjà quelque part, « elles sont instituées du seul fait que le savoir existe en Dieu[4] ».

Pour le psychanalyste, le présupposé, c’est le sujet supposé savoir, dont il dit, « le sujet supposé savoir, c’est Dieu, un point c’est tout[5] ». Il est ce qui permet l’établissement du transfert. Le pari de l’analyste, c’est donc de croire qu’il y a du sujet, c’est-à-dire que derrière la parole, il y a quelque chose qui veut se faire entendre. Ce qui implique de croire à une forme de Dieu, à une forme de transcendance.

Ce sujet supposé savoir, c’est qu’il y a à la fois un sujet, et y attenant, un savoir inconscient, une suite de signifiants. Pour qu’il y ait psychanalyse, il faut cette place du sujet supposé savoir comme tiers terme entre l’analysant et l’analyste. C’est la condition pour sortir du transfert dans sa face narcissique, primaire, imaginaire, et faire l’expérience de certitude qu’il s’adresse effectivement à l’Autre, au tiers auditeur.

L’analysant peut identifier à l’occasion l’analyste au sujet supposé savoir, mais il s’agira là d’une fermeture de l’inconscient. Ce qui signifie aussi que l’analyste n’a pas à s’y identifier, il le ferait à tort. Ce que l’analyste ne sait pas du savoir inconscient supposé, il choisit de le savoir. De là l’invention de la règle fondamentale, parler, il en sortira quelque chose.

Le sujet se constitue au lieu de l’Autre, mais quel Autre ?

Le sujet ne se constitue pas à partir des discours ambiants, ce serait même aujourd’hui tout le contraire ! L’alliance du néolibéralisme et de la pensée benthamienne assujettit l’homme au marché pour devenir l’industrie du bonheur qui n’est pas sans influer profondément les croyances et les valeurs de l’individu. Cette promotion du plaisir, du bonheur, évoque l’échec du libertin dont parle Lacan dans L’éthique de la psychanalyse. Ce que les psychanalystes n’ont pu que constater dès les années 1970 à travers la montée des dits états-limites, c’est la misère psychique nommée dépression. Dépression qui se traduit non en termes d’inhibition, de honte, mais de faiblesse, d’inadéquation par rapport à l’idéal de réussite. Il s’agit ici d’absence de désir bien plus que de refoulement.

L’écoute du sujet, qui vise la constitution du sujet de la psychanalyse, doit revenir à l’infantile. Le désir de l’analyste est de renouer avec cette place du désir infantile, de manifester cette curiosité pour l’infantile. Il faut pour cela supporter qu’il y ait d’autres discours pour les traverser, avec ce point de repère que les croyances, quelles qu’elles soient, visent à recouvrir le manque avec ce besoin subjectif d’y trouver une réponse.

Il faut pour cela travailler avec la demande, donner la parole, pour renouer avec la question du manque dans l’Autre, S(A), condition du désir. La fonction de l’analyste est de soutenir la question du désir de l’Autre, du manque.

La position de l’analyste

Le désir de l’analyste, c’est de choisir ignorer ce qu’il sait déjà de son savoir référentiel. Soit une mise en suspens, la suspension du savoir et du jugement, temps qui manque dans la certitude ou la croyance. La mise en exercice du « temps pour comprendre » est reconnaissance du manque dans l’Autre qui ne répond pas à la demande, mais qui est aussi reconnaissance de la propre division subjective du sujet.

L’analyste doit-il alors être incroyant ou tout du moins soutenir cette position ? Lacan pose cette question à la fin du séminaire sur L’angoisse : « le psychanalyste doit-il être ou non athée », et est-ce que « le sujet, à la fin de l’analyse peut considérer son analyse comme terminée s’il croit encore en Dieu[6]. »

L’athée pour Lacan, n’est pas de ne pas croire en Dieu, mais il est celui qui s’affirme comme ne servant aucun Dieu. Il ne croit pas à cet œil universel posé sur nos actions, pas au fantasme d’un Dieu tout-puissant, « l’athée est celui qui a éliminé le fantasme du tout-puissant[7] ».

Il n’y a donc pas élimination de la croyance en tant que telle, en une transcendance, mais élimination de l’Autre tout-puissant. Ce qui est aussi une façon indirecte de mettre l’accent sur l’opérateur qu’est le Nom-du-Père, qui n’a d’autre consistance que symbolique.

Plus tard, dans le Séminaire D’un Autre à l’autre, Lacan reprend : « un athéisme véritable, le seul qui mériterait ce nom, est celui qui résulterait de la mise en question du sujet supposé savoir[8] ». Pas de savoir dernier, mais interrogation, mise à la question. L’Autre est l’espace marqué d’un manque, où l’on peut retrouver cette équivalence entre Nom du Père, Dieu, sujet supposé savoir. Ce qui importe, c’est la possibilité d’y croire sans qu’il y ait de réponse dernière, j’y crois sans y croire…

Pour conclure

La croyance apparaît comme une question de structure, elle est donc inéliminable. Elle est ce qui maintient l’écart, le trou, par lequel la lumière va pouvoir éclairer de façon fugace, entre deux mots, la vérité.

Ce qui amène à formuler une hypothèse ; l’expérience de l’analyse serait une sortie de la religion, une sortie du credo, cette prière qui définit les dogmes chrétiens, « je crois en Dieu, le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre… ». Elle ouvre à une autre croyance, au Nom-du-Père, au Dieu supposé auquel « aucune existence n’est permise[9] ». Elle est cet ancrage symbolique, ce sur quoi le sujet peut s’appuyer pour que ça tienne, que tienne l’écart entre imaginaire et réel.

Ce qui pose la question de la fin d’analyse dans le dépassement de cette croyance au Nom-du-Père. Lacan nous dit que cette croyance au Nom-du-Père est dépassable à condition de s’en servir ; s’en servir, c’est redoubler la division du sujet, dont l’effet est la production de l’objet a, objet cause du désir, pour pouvoir se passer du Nom-du-Père. Ce qui conduit à la question de la croyance à l’inconscient, pas celui du sens, mais au réel de la jouissance.

Mais force est de constater avant cela, le recul actuel du symbolique au bénéfice de l’imaginaire centré sur l’Ego qui favorise l’adhésion aux croyances ordinaires. Mais aussi l’importance actuelle des paroles de certitude, de propositions venant comme d’un tout, de la multiplication de la mise en scène des dictateurs, de l’inflation des communications internet qui ne passe pas par l’Autre. La question est posée de savoir s’il est possible de renouer avec la croyance inconsciente au Nom-du-Père, soit avec la métaphore paternelle, face à des personnes sans désir, tout en exigeant un plus de jouissance.

Notre défi est de réintroduire la dimension de la parole à partir de la demande actuelle, tel est aussi l’enjeu de la psychanalyse aujourd’hui.

  1. J. Lacan, Le Séminaire, D’un discours qui ne serait pas du semblant, leçon du 16 juin 1971. ?
  2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Edition du Seuil, Paris, 2006, p. 280. ?
  3. J.-R. Freymann, Préambule au Séminaire de J.-R. Freymann, « Essai de psychanalyse appliquée, De Joyce à Philip Roth », La Lettre de la FEDEPSY, octobre 2022. ?
  4. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit. p. 281. ?
  5. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit. p. 280. ?
  6. J. Lacan, Le Séminaire X, L’angoisse, Le Seuil, Paris, 2004, op. cit. p. 357. ?
  7. Ibid. p. 357. ?
  8. Ibid. p. 281. ?
  9. J. Lacan, Séminaire XXIII, Le sinthome, Le seuil, Paris, 2010, op. cit. p. 136. ?

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