Est-il trop tard ?

À propos de la Révolution de 1968, Jacques Lacan était intervenu de la sorte : « Vous cherchez un maître, vous l’aurez… » ; à cette époque dominait encore la fin du Marxisme, les effets du fascisme hitlérien, les suites de Mao-Tsé-Toung, les leçons du stalinisme, … les effets du tribunal de Nuremberg etc.

De nos jours les référentiels se sont transformés, la guerre n’est pas loin, et nous dirions qu’il n’y a pas véritablement les profils de nouveaux Maîtres. Cependant, les tyrans dominent et les républiques tentent de faire contrepoids et de survivre.

Ces constats sont d’une grande banalité et on ne peut que se demander : ces « affaires de retraites » vont-elles réussir à déstabiliser complètement les divisions des pouvoirs ?

Il est, en tout cas, un nouveau mécanisme qui fonctionne individuellement et collectivement : il n’y a pas d’ordre des importances, tout est sur le même plan – la survie du monde et l’âge de la retraite sont sur le même plan. Qu’est-ce à dire sur le plan du refoulement ?

Comment fait-on pour que le leadership soit si attendu, dictatorialement et si craint ? A-t-on perdu le sens des nuances ? On se rappelle la chanson de Georges Moustaki : « Il est trop tard… Passe, passe le temps… » Il est trop tard…pour quoi ? Le « parlêtre » a déjà tout donné ? Les générations sont épuisées… N’a-t-on pas vu les guerres se mettre en place ? Étrange d’ailleurs : les « accords de Munich » sont souvent pris comme référence.

J’ai une interprétation qui vaut ce qu’elle vaut, dans le cadre du « colloque singulier ». Quand le mur du Son est franchi, plus moyen de trouver quelque sérénité. On ne sait jamais où sont les limites. À force de pousser les divisions du pouvoir, la démocratie « bégaie ». À force de délirer en famille, les complexes familiaux sont rudoyés.

Ce que le psychanalyste peut faire « en plus » du commun des mortels, c’est de repérer la portée de « l’automatisme de répétition », de voir à quel point les scenario de l’être parlant (« ledit parlêtre ») sont limités, et de chercher du Désir.

On pourrait se lasser à entendre le répétitif de chacun. C’est bien pourquoi, on peut mesurer à quel point la découverte de Freud a été et reste subversive. Et, à la manière de Jacques Lacan, on dirait : l’invention du Discours psychanalytique avec ses paramètres.

Une mauvaise blague : il ne se crée que dans la cure psychanalytique ! Diantre… Pas de faux-semblants, même s’il y a des analogies : par exemple la création poétique, ou les thérapeutiques par Le Verbe.

Et pourtant étrangeté, ce n’est pas trop difficile, dans nos rencontres, de repérer celui ou celle qui est passé par les fourches caudines de la psychanalyse. C’est ce que nous essayons de soutenir, depuis l’an 2000, à la FEDEPSY et à l’École Psychanalytique de Strasbourg.

Un succès inespéré et transgénérationnel, malgré le contexte hypnotico-suggestif et totalitaire, où la moindre technique suggestive ou mesmérienne peut avoir ses adeptes.

Cela a été possible, par une transition quaternaire de la clinique psychanalytique qui, contre vents et marées, se poursuit et ce, au-delà des personnages initiateurs.

Et la transmission se poursuit, étonnante, imprévisible, avec pourtant une constante : le désir de recherche et le souci de perdurer.

De mon côté, j’essaie de maintenir la pression… des pulsions freudiennes qui n’admettent pas les formes de lâcheté, difficiles à éviter. Il faut bien admettre que les « formes du clivage du sujet et les clivages du Moi » ont varié, et il existe une mythologie différente suivant les générations de psychanalystes. Ce sont ces mythologies que j’essaie de reconstituer dans mes enseignements.

Grave problème : derrière l’expression « discours de l’analyste » se cachent plusieurs « chevaux de Troie » qu’il nous faut dénouer :

  • le discours du patient ;
  • le discours analysant ;
  • les visées de la cure analytique ;
  • la reprise des discours théoriques ;
  • les effets sociaux entre ceux qui ont fait une psychanalyse personnelle.

Alors… il n’est peut-être pas trop tard.

La psychanalyse ou le sens singulier du langage…

« Voilà donc la gloire pour toi.
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, dit Alice.
Humpty Dumpty sourit dédaigneusement.
– Évidemment que tu ne comprends pas – pour cela il faut que je te l’explique. Je veux dire : Voilà un argument décisif pour toi !
– Mais ‘‘gloire’’ ne veut pas dire ‘‘argument décisif’’, objecta Alice.
– Lorsque j’utilise un mot, dit Humpty Dumpty avec mépris, il signifie exactement ce que je choisis qu’il signifie – ni plus, ni moins.
– La question est de savoir si vous pouvez faire signifier aux mots autant de choses différentes, répondit Alice[1]. »

« Moi, je me fais fort de faire dire dans une phrase, à n’importe quel mot, n’importe quel sens[2] » aurait pu lui répondre Lacan. Le langage, peut-il ne pas être subversif ? Chaque mot prononcé n’est-il pas fondé sur le malentendu ? Sans l’avoir conceptualisé ainsi, Lewis Carroll l’illustre pourtant de manière délicieuse. En voici encore un exemple :

« Oh ! Je te demande pardon ! s’écria de nouveau Alice, car cette fois-ci, la Souris était tout hérissée, et la petite fille était sûre de l’avoir offensée gravement. Nous ne parlerons plus de ma chatte, puisque cela te déplaît.
– Nous n’en parlerons plus ! s’écria la Souris qui tremblait jusqu’au bout de la queue. Comme si, moi, j’allais parler d’une chose pareille ! Dans notre famille, nous avons toujours exécré les chats : ce sont des créatures vulgaires, viles, répugnantes ! Ne t’avise plus de prononcer le mot chat ![3] »

« Le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » selon le célèbre aphorisme de Lacan. Les signifiants renvoient donc à un sens subjectif, singulier, et non à la définition qu’en donne un dictionnaire. Sujet et signifiant se co-définissent. Difficile donc de démentir Humpty Dumpty… Le signifiant repose sur la différence, il n’a pas d’identité propre, parce que faisant partie d’une chaîne, il est relié à d’autres signifiants et se prête à la métaphore. L’important réside dans ce qui se passe entre les signifiants, c’est là que se déploie un sens nouveau, un effet sujet, impossible à deviner a priori, même pour le sujet lui-même.

Comment ce sens subjectif advient-il ? Notre rapport au langage a comme point de départ le grand Autre lieu des signifiants, du symbolique, du langage comme chargé d’équivoque. Il représente le bain de signifiants dans lequel nous sommes plongés déjà bien avant notre naissance. À l’unité qui se constitue d’abord par l’image et le corps vient s’ajouter celle du signifiant maître qui permettra au sujet de s’inscrire dans une chaîne signifiante. Pour Lacan, le stade du miroir correspond au moment formateur de la fonction du sujet. Il est représenté par l’intersection des deux axes sur le schéma L, quand le symbolique atteint et soutient l’imaginaire :

« Il y suffit de comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image […][4] »

C’est à ce rapport singulier au langage que s’intéresse la psychanalyse et c’est la raison pour laquelle elle ne peut fonctionner à partir d’un savoir, ou alors uniquement celui de ne pas savoir. La psychanalyse propose à un sujet de repérer par la parole quelque chose d’un savoir inconscient qui le concerne, en lien avec son désir. Pour cela, elle l’invite à parler en suivant la règle fondamentale. Et parce que, en parlant, il en dira beaucoup plus qu’il ne croit, de malentendus en équivoques signifiantes, le sens singulier du langage se fera entendre, porteur d’une certaine logique. Cette proposition de parole « libre » ouvrira la possibilité d’interprétation. Le sujet se découvre porteur de significations qu’il ignore. Dans quel but ?

Ce qui anime ce sujet, c’est la question désir. Or celui-ci se trouve sur l’autre scène. Les manifestations de l’inconscient en disent quelque chose à condition que nous ne reculions pas devant leur non-sens apparent. S’arrêter au contenu manifeste d’un symptôme ou d’un rêve, du langage, équivoque par nature, serait s’arrêter à l’arbre qui cache la forêt, donc s’en tenir au registre imaginaire en évinçant le symbolique.

Comme le pointe Lacan, le sujet « non pas use du langage, mais en surgit[5]. » Là où le cogito cartésien présente l’existence d’un sujet transparent, si sûr de lui, Lacan avance, s’appuyant sur la découverte de l’inconscient : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas [6]. » Ainsi, le sujet ne sait pas ce qu’il dit, ni même qu’il le dit, mais au fur et à mesure du travail analytique, il entendra « que ce n’est pas seulement l’homme qui parle, mais que, dans l’homme et par l’homme, ça parle[7] … » Nous croyons parler une langue, or c’est elle qui nous parle. Nous ne disons donc pas ce que nous pensons, mais les mots que nous utilisons le révèlent :

« La fonction du langage n’est pas d’informer mais d’évoquer. La parole n’est pas réductible à sa fonction dénotative, c’est-à-dire à la signification des énoncés qu’elle véhicule. Elle porte en elle une dimension de sens qui excède ses énoncés : c’est sa fonction connotative. Dans cette mesure elle peut évoquer ou faire entendre ce qu’elle ne dit pas[8]. »

La psychanalyse invite à faire confiance à la langue en acceptant le malentendu, l’équivocité dans laquelle se glisse, en s’y logeant, l’inconscient. Quand nous risquerions de croire à la maîtrise, au contrôle, le lapsus, pour ne citer que lui, permet à qui veut bien l’entendre, qu’il ne s’agissait que d’un château… de cartes. Il paraît donc évident que

« Le langage n’est pas un code, précisément parce que, dans son moindre énoncé, il véhicule avec lui le sujet présent dans l’énonciation. Tout langage… et plus encore celui qui nous intéresse : celui de notre patient – c’est bien évident – dans une épaisseur qui dépasse de beaucoup celle, linéaire, codifiée, de l’information[9]. »

La règle du je en psychanalyse se nourrit de l’imprévisible, des surprises qu’offre la langue, de la possibilité de toujours pouvoir entendre quelque chose de l’autre scène resté jusque-là inaudible. La découverte de l’inconscient entraîne un déplacement dont personne ne sait en amont, où il le mènera. Ce voyage implique donc une prise de risques :

« Parler, parler  »vraiment » (c’est-à-dire sans se contenter de lire un mode d’emploi mais en acceptant de s’exprimer depuis sa propre subjectivité, comme c’est l’invitation au cours d’une psychanalyse) c’est consentir à faire un pas de côté quant à la notion de profits et de pertes ; ces dernières pouvant s’avérer autrement profitables puisqu’elles peuvent constituer des ouvertures pour aller à la rencontre du désir[10]. »

  1. L. Carroll, De l’autre côté du miroir. ?
  2. J. Lacan, conférence : La troisième, prononcée à Rome le 1er novembre 1974. ?
  3. L. Carroll, Les aventures d’Alice au pays des merveilles. ?
  4. J. Lacan, « Le stade du miroir », dans Écrits 1, éditions du Seuil, Paris, 1966, p.90. ?
  5. J. Lacan, Le Séminaire livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, https://staferla.free.fr, séance du10 mars 1965. ?
  6. J. Lacan, Le Séminaire livre IX, L’identification, https://staferla.free.fr, séance du 15 novembre 1961. ?
  7. J. Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits 2, éditions du Seuil, Paris, 1971, p.107. ?
  8. N. Guérin, Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique. Essai sur le sens blanc, érès, Toulouse, 2019, p.173. ?
  9. J. Lacan, Le Séminaire livre XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, https://staferla.free.fr, séance du 10 mars 1965. ?
  10. M. Forné, Les Saumons ne rêvent pas de remontées mécaniques…, Paris, Le lys bleu, 2020, p.30. ?

Le nœud de la névrose

La difficulté du travail avec le névrosé est qu’il est sans cesse dans le monde de la représentation. Il faut qu’il donne consistance aux choses, qu’il ait des idées, donne du sens, l’Autre est subjectivé. Ce que Freud avait relevé lorsqu’il conclut à l’irréductibilité de l’œdipe. Est-ce une fatalité ? Essayer de sortir du monde de la représentation, rompre avec le sens, c’est ce que Lacan tente avec l’introduction de la catégorie du Réel dont nous n’avons qu’une idée très approximative, l’invention de l’objet a à partir d’une déduction logique, et l’écriture du nœud borroméen.
La question est de savoir comment aller au-delà de l’œdipe, d’interroger la clinique non pas à partir de nos fantasmes, mais à partir de la structure figurée par le nœud, le nouage de ces trois dimensions que sont le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. Le nœud est le réel de la structure du sujet, centrée par le trou central où se loge l’objet a. Le phallus n’est donc plus en position centrale comme dans l’œdipe, mais c’est l’objet a. Il est à cette place du plus-de-jouir, sur laquelle se branche toute jouissance, toute promesse de jouissance à laquelle on aspire mais qui rencontre sa limite par le réel du nœud lui-même. Anticipons ; on peut envisager le chemin d’une psychanalyse comme la conduite du sujet à son propre désir, au-delà de la jouissance par la réduction de la jouissance et de l’angoisse.

RSI, Leçon du 21 janvier 1975

Donnons une première illustration de la pratique du nœud et de la fonction de l’objet avec la perversion. Le discours du pervers est un discours plein, qui ne connaît pas le manque. On y observe la substantification de l’objet a, l’imaginarisation de l’objet a, l’objet doit être là, l’objet de la jouissance ne doit pas faire défaut. Il peut s’agir du regard, d’un morceau du corps de l’autre. Le pervers a besoin d’un contrôle sur lui. S’il vient à faire défaut, on peut assister à des moments d’angoisse ou de dépersonnalisation, voire des moments psychotiques. Ce qui permet d’avancer que les trois ronds ne sont pas noués dans la perversion comme c’est le cas dans la névrose.

À la limite de la névrose

Il n’est pas inintéressant ici de s’appuyer sur un cas clinique à la limite de la névrose pour illustrer la façon dont on peut recourir au nœud dans la pratique. Mais aussi discuter de l’influence que peut jouer notre monde actuel sur la constitution du sujet.
Il s’agit donc d’une jeune femme, âgée de 23 ans[1], rencontrée à la consultation où elle a été adressée pour troubles de la marche. Elle est en fauteuil roulant lorsque nous la voyons pour la première fois, mais ce n’est pas sa première rencontre avec un psychiatre. Elle avait déjà consulté à Lyon deux ans auparavant pour des troubles des conduites alimentaires, des crises de boulimie suivies de vomissements, pour lesquelles elle avait été mise sous antidépresseur sans résultat probant. Lorsqu’elle a déménagé en Alsace, un nouveau suivi est mis en place auprès d’un « psychologue » qui pratique l’EMDR, des enveloppements, « des exercices ». Elle voit également un psychiatre spécialisé dans les TCA qu’elle voit toutes les trois semaines, avec prescription d’antidépresseur à doses progressivement croissantes et d’anxiolytiques.
Lors de cette première rencontre, Tania n’apparaît pas particulièrement déprimée. Elle reconnaît certes présenter par moment des idées de suicide, répéter des scarifications sur les bras ou les jambes, se faire vomir parfois, mais ses plaintes aujourd’hui sont sa paralysie des membres inférieurs ; « ça ne bouge plus », « plus j’essaie de bouger plus ça se contracte », « on dirait une statue ».
Il s’agit d’une jeune femme qui a pratiqué le tennis très tôt, dès l’âge de 3 ans. Ses potentialités l’ont menée, avec l’accord de ses parents, à la compétition dès l’âge 7 ans. Manifestant d’indéniables qualités, elle s’est retrouvée en famille d’accueil la semaine afin de pouvoir suivre ses entraînements de l’âge de 9 ans jusqu’à ses 13 ans avant de vivre en colocation. Elle évoque des relations que l’on n’hésitera pas à qualifier de tyrannique avec son entraîneur, avec des violences physiques et morales, des propos dégradants. Son histoire rappelle certains éléments rapportés par Cathy Tanvier dans son autobiographie[2] ; une aliénation de son âme enfantine par des entraîneurs peu scrupuleux prêt à faire subir aux jeunes athlètes un embrigadement digne des marines américains au profit d’un sport spectacle et mercantile. Le résultat en est un tennis d’aujourd’hui navrant, avec des joueurs robotisés, à la masse musculaire imposante, tenant des échanges de fond de court dont la seule fin est la performance au détriment de l’inventivité et de l’élégance. L’ennui et le sommeil gagnent le spectateur, avec peut-être l’espoir de s’éveiller de ce drôle de rêve. Le point d’orgue de l’histoire de Tania a été la poursuite de la compétition à 16 ans alors qu’elle présente une douleur du pied depuis quelques mois jusqu’au jour où il ne lui a plus été possible de marcher. Les radios ont objectivé une fracture de fatigue, une fissure avait déjà été relevée à l’âge de 11 ans.
On est marqué par l’impossibilité pour Tania de tenir un discours qui soit le sien. Elle suit toutes les recommandations qui lui sont faites ; celles de son entraîneur et de ses parents du temps où elle était compétitrice, celles des divers intervenants médicaux et de ses proches aujourd’hui. À la suite du premier entretien que nous avons eu avec elle, la « paralysie » s’est déplacée ; elle a pu marcher, mais ne pouvait plus parler ; « la parole, c’est comme si le souffle écrasait le son ». Histoire de souffle qu’elle évoque à propos de ses scarifications ; « voir sortir le sang, ça fait une mini bulle d’oxygène dans la poitrine comme un souffle ». Et d’associer ; « à la naissance, j’ai fait un arrêt cardiaque in utéro… J’étais coincée dix-huit heures dans le bassin ».
De façon plutôt surprenante, Tania n’est pas triste, ni très angoissée, c’est une jeune femme vive, qui parle volontiers aux séances, dont la curiosité est manifestement éveillée par le déroulement de séances qui tranchent avec ce qu’elle a connu jusque-là. Rien ne se déroule jamais comme elle avait pu le prévoir, elle supporte la surprise de certaines de mes interventions. En témoigne entre autres la poursuite assidue des entretiens alors même qu’il y aurait une suspicion des autres thérapeutes qui considèrent que je ne suis pas spécialisé dans les TCA.
Ce qui me pose question, c’est le moment où quelque chose du discours latent pourra surgir et être entendu, ce passage du signifiant dans le corps, de son inscription, de pouvoir créer du symptôme.

La réduction des jouissances

Revenons maintenant au nœud borroméen en l’abordant à partir de ce qui peut être le point de départ du cheminement du sujet vers son désir. On peut y repérer l’angoisse, caractérisée par l’empiètement du cercle du réel sur celui de l’imaginaire, qui couvre la jouissance de l’Autre. L’angoisse est ce qui déborde de la jouissance de l’Autre à entendre comme jouissance de ce que le sujet a été pour l’Autre, comme corps, corps tout entier. On y retrouve l’apologue de la mante religieuse où la dimension symbolique s’évanouit au profit de quelque chose de réel du corps offert à la jouissance sexuelle fantasmée de l’Autre. Autre de jouissance, là est la Chose, qui peut jouir de lui, qui veut faire Un, qui est prêt à tout résorber, conformément à la pulsion de mort. On peut y voir « la mère inassouvie, insatisfaite… c’est quelqu’un de réel, elle est là… Elle cherche ce qu’elle va dévorer[3] ». Marcel Ritter rapproche la Chose du réel pulsionnel. La Chose, c’est aussi ce qui du corps échappe au sujet, comme le pénis chez Hans qui le dévore, ou le réveil de sensations sexuelles chez un enfant exposé trop tôt à la sexualité.
L’angoisse se donne comme signal annonçant la cession de l’objet a, dont le sujet est requis pour se séparer de l’Autre, il n’y a que l’objet qui soit à même de remplir la jouissance de l’Autre. Cession qui signe la chute de jouissance et surgissement du sujet de désir. Il n’y a de sujet qu’après cession, séparation.
Cette jouissance de l’Autre, qui serait de faire Un, chacun sait qu’elle est impossible, c’est un mythe, y parvenir serait la mort.
Cette jouissance de l’Autre, hors langage, hors symbolique, comment la réduire si ce n’est en distinguant les registres de l’imaginaire et du réel. Saisir le réel, se fait par le jeu des petites lettres, comme la science le fait ; il n’y a pas d’invention, pas de création de pont, de fusée, etc. sans le recours à des écritures mathématiques. Le travail de l’analyste porte sur l’interprétation de l’inconscient soutenu ici par la lettre. Repérer certaines sonorités, pour les souligner, peut avoir un effet interprétatif pour découvrir que le support de l’inconscient est fait de petites lettres.
La jouissance phallique, hors corps, est la zone de recouvrement des registres réel et symbolique, est dite aussi jouissance du bla bla bla qui ne fait que masquer un lieu d’angoisse qu’est la confrontation à la dimension du manque, qui n’apparaît pas dans l’image.
La jouissance du sens, hors réel, dans la zone de recouvrement de l’imaginaire et du symbolique. C’est la jouissance du fantasme.
La pratique analytique est de faire en sorte que quelque chose de l’ordre de ce symbolique se resserre, de façon à ce que se distinguent symbolique et réel dans la jouissance phallique, symbolique et imaginaire dans la jouissance du sens. C’est donc par le jeu de mots, par l’équivoque, lequel comporte l’abolition du sens que se resserrent la jouissance phallique et du sens[4]. « L’intelligence » dit Lacan, c’est lire entre les lignes, c’est-à-dire justement rompre à la fois le sens et l’image dont le sens se supporte[5]. C’est donc en tant que l’interprétation porte sur le signifiant que peut reculer le champ du symptôme qu’est cette irruption de la jouissance phallique. C’est donc sur le signifiant que porte l’intervention analytique, il est bien repéré qu’à nourrir le symptôme de sens ne mène qu’à son insistance et à sa persistance. C’est aussi délivrer l’objet a du carcan signifiant phallique avec ses effets imaginaires, que chute la partie imaginaire de l’objet, pour ne lui reconnaître que sa dimension de réel qui donne corps à la jouissance.
La fixation à un discours qui réfute toute coupure signifiante, à un discours de bon sens, nécessite un temps de préparation, de repérer le bon moment, pour que soit accepté le tranchant de la parole.
Ces trois ronds sont noués dans la névrose. Ce que vise l’analyse, c’est la réduction des jouissances pour que s’équilibrent les trois registres.

« Cette évaporation des jouissances accompagnée de la singularisation des trois registres du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire est la condition sine qua non de l’émergence du désir du sujet. C’est ce qui lève l’angoisse[6]. »

La pratique du nœud dans la clinique contemporaine

Revenons à notre jeune patiente. Nous avons dit qu’elle manifestait peu d’angoisse, ou en tout cas de façon furtive. En lieu et place de l’angoisse, vient l’acte de coupure qui apporte « une bulle d’oxygène », coupure d’avec un Autre jouissant de son corps là où il ne peut y avoir cession d’un objet qui comblerait cet Autre et permettrait un détachement du sujet.
Ce qui pose la question de ce qui permet cette cession pour pouvoir émerger comme sujet. Je proposerais ici une hypothèse ; si l’objet est ce qui se perd, ce qui chute dans l’intervalle entre deux signifiants, le sujet étant un sujet divisé en ce qu’il est représenté par un signifiant pour un autre signifiant, notre patiente n’exprime-t-elle pas à travers son acte qu’elle est aux prises depuis sa petite enfance avec un discours plein, de commandement, qui ne laisse aucune place au vide ? Aucune place pour un Autre barré, à la symbolisation d’un manque, que sa seule façon de répondre ne peut se faire que dans le réel de la coupure, ou la conduite anorexique ?
Se pose ici la question de l’évolution de la clinique dans le monde actuel. S’agit-il pour cette patiente d’une personnalité en soi que l’on qualifie de border-line, caractérisé par une grande dépendance à l’objet et à un Autre non barré, ou bien s’agit-il de nouveaux modes d’expression de la névrose liés aux discours de l’époque marqués par une défaillance de la fonction du Nom-du-Père confrontant à un Autre plein ? Mais aussi discours promesse de jouissance, soutenus par la production d’objets de consommation, substituts d’objets a sans cesse renouvelables, prompts à boucher les trous du corps ? Lacan concluait déjà en 1974 dans La Troisième sur une question cruciale aujourd’hui concernant l’avenir de la psychanalyse :

« L’avenir de la psychanalyse est quelque chose qui dépend de ce qu’il adviendra de ce Réel, à savoir si les gadgets par exemple gagneront vraiment à la masse, si nous arriverons à devenir nous-mêmes animés vraiment par les gadgets[7]. »

La vivacité plutôt que la dépression, la curiosité vis-à-vis du lien transférentiel qui n’est pas tout oblitéré par l’objet postiche ou gadget, la présence de symptômes de conversion, l’histoire personnelle, tendent à me faire privilégier dans le cas présent la deuxième hypothèse.

Une définition générale de la névrose

Ce développement nous permet d’avancer une définition générale de la névrose différente de celle que Lacan avançait notamment dans Les formations de l’inconscient. Dans ce séminaire, « la bonne définition de la névrose » est « qu’elle est construite pour maintenir quelque chose d’articulé qui s’appelle le désir[8] ». Il s’appuie sur l’écart entre la demande et le désir, désir comme au-delà de la demande, qui résiste, et permet le transfert analysable. Il est au niveau du tout signifiant, le signifiant est partout et substituable au manque.
Une autre définition semble se dessiner avec le séminaire L’angoisse, qui met l’accent sur l’angoisse comme voie d’accès au réel, à ce qui échappe au signifiant, et la jouissance. Le névrosé est un être qui agit à tous les niveaux de son être par la peur d’un danger sans image, plutôt pressenti que défini, qui serait de vivre la satisfaction d’une jouissance maximale, inconsciente et dangereuse, de cette jouissance Autre hors langage donc indicible, bien qu’en tant que telle impossible puisqu’elle conduirait à ne faire qu’un, donc à se dissoudre et disparaître.
Pour écarter cette jouissance sans limite, le névrosé invente un scénario fantasmatique qui va lui prouver, et par lequel il prouve au monde, qu’il n’y a de jouissance qu’insatisfaite. Son monde est habité de cauchemars, d’obstacles et de conflits, qui deviennent les supports protecteurs face au péril d’une jouissance absolue. Les autres de sa réalité quotidienne sont pris dans le moule de son fantasme. Prisonnier de ses mirages, il ne s’engage pas réellement dans la relation, se maintient à l’écart, il est dans la non-réalisation de l’acte, il reste un être insatisfait, occupe régulièrement une position d’exclu à laquelle répondent des affects de tristesse, il est entièrement tendu autour du refus tenace de jouir.
Il tombe « malade » lorsqu’il n’a d’autre recours que de transformer cette jouissance douloureuse en symptômes ; déplacement de cette jouissance inconsciente dans un dérèglement de la pensée (rumination, obsession, érotisation de la pensée) sur un mode obsessionnel, projection au dehors dans la phobie, conversion en souffrance corporelle sur le mode hystérique.
On peut cerner ici ce qui spécifie le trauma. L’absence de signal de danger du moi qu’est l’angoisse lorsqu’émerge un trop-plein d’affect (irruption intempestive d’un émoi sexuel, effraction de réel) qui ne permet pas d’amortir et de supporter un excès de tension excessive. L’angoisse a manqué, installant dans le moi un excès de tensions devenues inassimilable.

La sortie de l’angoisse

Trouver un autre chemin que le fantasme ou la création de symptôme pour déjouer l’angoisse suscitée par ce danger d’excès de jouissance, de souffrance. Le traitement analytique des névroses vise à une réactualisation au moyen du transfert des fantasmes dit de castration. Fantasme de castration de cet Autre châtré marqué par un manque qui m’effraie en même temps qu’il me rassure car il me conforte dans la position d’enfant phallique, qui comble l’Autre tout en me protégeant d’une jouissance sans limite. Fantasme d’un père terrible, qui interdit et punit sévèrement les désirs potentiellement incestueux sur le mode obsessionnel. Fantasme d’un Autre pervers, qui jouit de ma souffrance, visage du fantasme phobique de castration.
Dans tous les cas, le névrosé tient à son angoisse ; il préfère vivre l’horreur et ses « faibles » angoisses que d’assumer ses limites d’être parlant et sexué, soit l’autre face de l’angoisse, l’angoisse face au réel. Il préfère rester dans le fantasme, garder cette position d’enfant phallique, cet objet imaginaire qui manque à l’Autre, l’angoisse qui l’accompagne le fait souffrir mais paradoxalement le rassure aussi. Mais de devenir cet objet, il est cet enfant figé, immobile, qui ne pense plus, qui conjugue dans son angoisse une jouissance qui est autant douleur que plaisir et refuge narcissique.
La traversée de l’angoisse est celle du fantasme, c’est le deuil de tous ces liens de détails, de représentations de l’objet, la perte du soutien imaginaire que représente l’autre, i(a) et qui permet de l’aimer. C’est la perte de ma propre image renvoyée par l’autre :

« Le problème du deuil est celui du maintien, au niveau scopique, des liens par où le désir est suspendu, non pas à l’objet a, mais à i(a), par quoi est structuré tout amour, en tant que ce terme implique la dimension idéalisée que j’ai dite[9]. »

Autrement dit, dans le travail de deuil, il faut que j’aime sans l’autre, sans moi idéal, c’est-à-dire sans l’image de l’autre, ni ma propre image. Nous sommes en deuil de ce que nous avons été, à notre insu, à la place du manque dans l’Autre.
La question du deuil est essentielle à la fonction du désir. C’est bien pourquoi Lacan souligne l’audace de Kierkegaard, et le suit contre Hegel, lorsqu’il affirme que « la prise véritable sur le réel, c’est celle que nous donne l’angoisse », et non pas la fonction du concept, du symbolique, des mots.
Pour le dire autrement, ce qui soutient le sujet, ce n’est plus le phallus, c’est l’objet a ! Cet objet, méconnu dans le narcissisme, masqué derrière l’image, c’est ce lien qu’il y a à restaurer, car il a cette fonction enracinante pour le sujet, bien que méconnue par lui, il est cet objet cause du désir.

« Le cycle idéal de la référence au deuil et au désir, nous ne pouvons le saisir qu’à accentuer la fonction du rapport de i(a) au a dans le deuil[10]. »

À l’issue de cette épreuve, il y a perte d’une fiction, perte d’une partie de soi-même. Ce qu’il reste ? Rien, rien de la totalité fictive, du danger fantasmatique source de peur. Je retrouve ce que j’étais à mon insu, le sujet de l’inconscient. J’ai cessé d’adresser à l’Autre, à l’analyste, ma demande d’amour, d’être dans l’attente d’amour.

« Quand l’œil vient à plonger dans un abîme, on a le vertige, ce qui vient autant de l’œil que de l’abîme, car on aurait pu ne pas y regarder »[11]. Kierkegaard nous montre qu’il y a toujours cet espoir de rencontrer le réel, cet innommable, qui donne le vertige face à la liberté des possibles. Pour cela il faut s’affranchir de la face de l’angoisse « faible » pour trouver accès à la jouissance, ne plus se contenter de ses petits plaisirs sous contrôle, une autre voie pour l’amour.

  1. Note du comité de rédaction de la Lettre : des éléments autobiographiques ont été modifiés et des éléments cliniques ont été décalés afin de garantir l’anonymat. ?
  2. Cathy Tanvier, Déclassée, de Roland-Garros au RMI, Editions du Panama, 2007 et Je lâche mes coups : comment le tennis a perdu son âme, Editions Solar, 2017. ?
  3. J. Lacan, Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p.195. ?
  4. J. Lacan, La troisième. ?
  5. J. Lacan, Le Séminaire Livre XXII, RSI, Paris, le Seuil, 2010. ?
  6. J. M. Jadin, La structure inconsciente de l’angoisse, Arcanes-érès, 2017, p.138. ?
  7. J. Lacan, La Troisième le 1.11.1974, site de l’E.L.P. ?
  8. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Le Seuil, Paris, 1998, p.431. ?
  9. Ibid. p. 387. ?
  10. Ibid. p. 388. ?
  11. S. Kierkegaard, Le Concept de l’angoisse, Tel Gallimard, Paris, 2020, p. 224. ?

Corps et brumes !..

Qu’est-ce que j’ai envie de dire, comment je peux le faire entendre ? Sous quelle forme pour atteindre l’autre, vraiment ?

Corps et brumes.
Je n’en reviens pas, je ne finis pas de ne pas en revenir, probablement je passerai ma vie à n’en pas revenir ? – en êtes-vous revenu-e ? –. Ce qu’est un être humain : corps et brumes.

« Le sens n’est nulle part. Nous le traçons avec de la fumée et le vent n’est jamais très loin. »  Salah Stétié[1]

Je préfère les brumes – l’idée est la même ? –, je préfère la texture du mot, je préfère la texture de la « matière ».
Parfois nous traçons, Salah Stétié, parfois nous dessinons dans les brumes ; souvent elles se forment sans que nous n’y contrôlions rien, elles se soulèvent lorsque nous touchons – bousculons ou nous cognons dans – un bout de réel ou un autre, le touchons du regard, de la pensée, du bout du doigt, d’un bout de corps.

Les symptômes et souffrances psychiques sont des affaires de corps et brumes, des démêlés de corps et brumes.
Corps et brumes s’articulent d’une certaine manière – singulière pour chacun, et « nécessaire », histoire de pouvoir se prendre pour soi-même, les autres pour des autres, le chaos extérieur pour un monde, et de pouvoir y prendre place et s’y mouvoir, dans ce monde, parmi les autres. – c’est toujours la même histoire que je raconte, mes excuses, ou pas, c’est toujours la même affaire que nous vivons… – Alors nous souffrons de nos aliénations par ces articulations qui nous constituent, nous déterminent : dans les brumes se dessinent, encore et encore, les mêmes angoisses, les mêmes contraintes, les mêmes scénarios, les mêmes freins, les mêmes barrières.
Ou encore… les brumes prennent une consistance folle, on se cogne dans les hallucinations et les murs labyrinthiques d’un délire.
Ou encore… les brumes se dissipent, quelle inconsistance, quel jeu de dupes, quels leurres, comment faire tenir quoi que ce soit ? Les brumes se dissipent sur un désert qui n’est pas même un désert, il n’y a pas de sol, il n’y a pas d’étendue de sable ni de cendre, il n’y a… pas.

Le plus intrigant, au fond : comment faisons-nous pour arriver, le plus souvent, à construire dans les brumes des édifices qui tiennent à peu près, tout en pouvant être remodelés si besoin ? Comment faisons-nous pour supporter – à peu près – d’être corps et brumes ?
Comment arrivons-nous à parler, et parler tant, avoir tant de choses à dire – des brumes –, comment faisons-nous pour supporter de parler, de souffler dans les brumes, de cracher et souffler des volutes de brumes ?
C’est dans les brumes que nous construisons des merveilles – l’invention, la création, la joie, la beauté du chant et de tout ce que l’humain sait faire chanter et danser. Dans les brumes, et le corps.
C’est à travers des entrelacements de brumes que nous « rencontrons » un autre. Entrelacements de brumes, et de corps.

À quoi cela peut-il bien servir, d’essayer de formuler ces histoires-là ?
Peut-être, probablement, une tentative de « rappel » d’un point essentiel qui a une propension incroyable à se dissiper, lui aussi : à trop se duper, à oublier que les brumes sont des brumes, à prendre les vessies pour des lanternes et les brumes pour des cathédrales de pierre, ni les merveilles humaines ni la rencontre de l’autre ne sont possibles. Les vessies pour des lanternes, ou les « stories facebook » pour des histoires de vie, ou les photos pour des réalités et des corps, ou un « profil » pour une identité…
Même au XXIème siècle, ne pas méconnaître complètement sa condition et l’assumer, la supporter, la porter – en partie au moins… –, est essentiel à ce que l’humain soit humain – « assumer la castration », disait l’autre…

Une nuance à préciser, d’ailleurs.
En notre début de XXIème siècle, au milieu d’une cacophonie de discours d’épanouissement personnel et de meilleure version de soi-même, se fait entendre l’idée d’une tolérance de toutes les différences : « Ah, tu as cette différence-là, voire cette extravagance-là, no problem, c’est OK! »
Il y a beaucoup d’ouverture dans cet élan de tolérance, et à la fois on peut entendre dans certains discours – pas tous, loin de là –, des risques de dérive : les différences ne font plus différences, au fond tout est pareil, semblable. Acceptation des différences, ou gommage de l’idée même de différence ?
Deuxième dérive : les points de différence acceptés relèvent de l’apparence, de l’identité en tant qu’image, accumulation de traits identitaires. Le risque serait de n’entendre la différence que sur ce plan de l’identité (imaginaire), de réduire la singularité de chacun à ce plan-là, et d’accorder une importance démesurée et envahissante à ce plan-là. Les questions identitaires fleurissent, n’est-ce pas, en notre printemps du XXIème siècle ?
Piste de réflexions : l’omniprésence des images et de leur fascination ne décalerait-elle pas le centre de gravité de la psychopathologie actuelle, des questions d’objet du désir ou « objet a » et de sujet divisé, aux questions identitaires-imaginaires ?..

Assumer sa condition d’humain – corps et brumes !.. – se joue sur le plan de l’identité, mais aussi et surtout sur le plan d’une subjectivité : le sujet, celui qui parle à travers les brumes, celui qui, à ne pas méconnaître sa condition, boiteuse et brumeuse, à ne pas être écrasé sous une identité imaginaire sacralisée, fait entendre et résonner les échos bouleversants de son chant singulier.

PS : définition du métier de psychanalyste, telle qu’elle se formulerait aujourd’hui, ici et maintenant – me parlera-t-elle encore, demain ? – : auxiliaire dans une certaine quête par le sujet d’il ne sait trop quoi, une espèce de Graal, et qui serait peut-être la possibilité d’amorcer et de faire entendre son chant singulier ?

  1. Merci à vous, Jean-Louis Doucet-Carrière, de m’avoir fait découvrir cette citation et son auteur, en les plaçant en exergue de votre texte paraissant dans la Lettre ce mois-ci, « Un chemin vers le compagnonnage » ?

Un chemin vers le compagnonnage

Dans la rubrique « Par-chemins de l’Ecole », vous trouverez des échos des travaux de l’Ecole Psychanalytique de Strasbourg, et de ses modes de transmission, en particulier compagnonnage et témoignage.

 

« Le sens n’est nulle part. Nous le traçons avec de la fumée et le vent n’est jamais très loin. » Salah Stétié

Drôle d’aventure que ce deuxième témoignage qui amène à prétendre être analyste compagnon.

Étymologiquement, le compagnon est celui avec qui on partage le pain, comment partager le pain qu’a pétri l’expérience analytique ? Est-ce qu’être analyste compagnon c’est in fine, devenir co-pin ou co-pain avec l’analyste accompagné ? Certainement non.

Pour rester dans cette image, je dirais que la tâche de l’analyste compagnon est plutôt de prélever le levain de sa propre analyse pour permettre à celui qu’il accompagne de fabriquer son propre pâton. Certes, l’analyse nous met souvent dans le pétrin si vous me permettez le mot… Pourtant, ce levain qu’il s’agit de préserver, c’est, pour le dire avec Walter Benjamin, un « levain de l’inachevé ». Inachevé car le trajet de cette si exceptionnelle expérience se trouve toujours confronté, à un moment ou à un autre, à la butée du réel, à la rencontre avec un refoulé inatteignable. Il s’agirait donc de prélever sur le corps de notre propre expérience, un je-ne-sais-quoi qui permette à l’autre de trouver par lui-même jusqu’où il peut aller trop loin.

Je crois que dans le Talmud, il y a cette sentence que je cite de mémoire : « Ne demande jamais ton chemin à quelqu’un qui le connaît, tu risquerais de ne pas te perdre. »
Accepter de se perdre sur le chemin emprunté avec le compagnon, c’est, pour l’accompagné, renoncer à une demande de garantie. Nul analyste, aucune école ou institution, n’est, par essence, à même de garantir le travail d’un analyste. Pour autant, j’avancerais que c’est dans la façon de se soumettre à la contrainte d’un réel, en tant que le réel est ce qui reste impossible à symboliser, c’est dans la façon de se soumettre à cette contrainte que pourra se dessiner un chemin singulier. Je crois que le compagnonnage peut aider à préciser cet itinéraire, itinéraire qui est tout à inventer, et surtout, peut-être, à permettre à l’accompagné de saisir le moment de s’y précipiter.

Vaste programme !!!

Si l’on suit Lacan dans sa topique où se distinguent les trois instances du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, la question qui se pose est dès lors de savoir comment s’appuyer sur les deux dernières pour approcher la première.
Victor Hugo soutenait : « L’âme a ses illusions comme l’oiseau, ses ailes : c’est ça qui la soutient. »
Il faut bien un minimum d’imaginaire pour symboliser le réel, c’est-à-dire qu’il faut bien partir de l’instance imaginaire qu’est le moi pour « l’éplucher » de ses identifications imaginaires, ces couches de moi-Idéal qui masquent, en le soutenant malgré tout, l’idéal du moi surgi de l’identification au trait unaire.
L’idéal du moi est le fruit de l’identification signifiante. « Suivez la rampe du signifiant » soutenait Lacan, et je m’autoriserais à rajouter : « Suivez la rampe du signifiant, suivez-la jusqu’à dénuder le moi et faire apparaître son cache-sexe. Mais là, restez très prudent, précautionneux, agissez (au sens d’interpréter) avec tact et délicatesse ».

C’est, pour moi une immense question technique, beaucoup plus que théorique. Je crois que là se pose la question de la rigueur avec laquelle est maniée la dimension transférentielle. Je dirais que c’est la perception de la consistance du transfert qui permet de savoir jusqu’où aller trop loin.
C’est là où notre position d’analyste nous enjoint de maintenir une distance vitale par rapport à notre propre fantasme fondamental. Une position d’éroménos – de celui qui est aimé – est intenable, l’analyste doit, plus que jamais dans ces moments de bascule du travail analytique, rester à sa place d’érastès, de désirant, pour permettre à l’analysant de se précipiter vers ce chemin évoqué plus haut.

J’avancerais que, en psychanalyse, son propre fantasme fondamental doit avoir, pour l’analyste, la place d’un secrétaire. On sait que Lacan disait que « le psychanalyste doit se faire le secrétaire de l’aliéné ». Eh bien je pense que ce fantasme fondamental est toujours là dans la pratique de l’analyste, toujours présent, car même traversé, il nous attire à nouveau dans ses filets, sauf que, à l’écoute de la mélodie signifiante, tout à coup une résonance surgit qui fait du secrétaire un secret à faire taire, un secret fondamental à mettre à terre. Dans le temps synchronique de la résonance, il faut le secret-taire et que le secret soit mis à terre. Mon propre fantasme n’est, bien sûr, pas sans lien avec cette redondance de jeux de mots.

Les mots, les mots et les images, voilà les deux outils dont dispose le vivant humain pour se représenter le monde et aller à la rencontre de l’autre.
Le génie freudien nous a montré que pour que cela soit possible, il était une condition primordiale, c’est que l’infans accepte de participer à ce monde de la parole et du langage qui lui est présenté. C’est par la grâce de cette Bejahung, ce oui originaire au langage, ce premier jugement, jugement d’attribution, que le petit d’homme pourra extraire de lui une once de jouissance, une jouissance « mauvaise » pour lui, pourrait-on dire. Ce rejet, cet Ausstossung, va faire accéder le parlêtre au principe de réalité qui est témoin d’un jugement d’existence.

La mythologie freudienne ne pouvait s’élaborer qu’en se référant à un autre mythe que Freud va trouver dans le mythe œdipien. C’est grâce au mythe d’Œdipe et à la loi symbolique articulée au langage qu’il introduit, que Freud pourra élaborer sa théorie de l’inconscient soutenue par les avatars pulsionnels, notamment le refoulement et la sublimation.
Lacan, en fouillant de manière exhaustive, le déchiffrage freudien, va nous pousser plus loin que ce que Freud a nommé le complexe d’œdipe. Il va faire du mythe œdipien, un symptôme et même le symptôme de Freud ! Il théorise la métaphore du signifiant du nom-du-père et avec elle, il nous révèle un au-delà du complexe d’œdipe, un au-delà des deux dimensions du symbolique et de l’imaginaire, il nous révèle un réel relevant de l’impossible.

Dans son ouvrage, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Alain Didier-Weill nous montre d’une manière éblouissante, la fécondité qui existe à s’adresser au mythe de Dionysos pour aborder ces questions du réel, de l’impossible et de la résonance évoquée plus haut.
Dionysos est le dieu de l’excès, de l’outrance, de la fête. Il meurt et ressuscite périodiquement, rythmiquement selon Alain Didier-Weill. C’est le dieu de l’apparition et de la disparition qui se répètent indéfiniment. Il nous renvoie à la dimension de la jouissance, une jouissance qui rythme notre existence, qui la structure en la rythmant.
C’est cette attente et la perspective d’une nouvelle apparition/disparition qui habite le parlêtre (on ne peut qu’évoquer à ce propos le jeu du fort-da du petit-fils de Freud) et peut donner au psychanalyste cet enthousiasme à propos duquel Lacan écrit à ses collègues italiens : « S’il n’en est pas porté à l’enthousiasme, il peut bien y avoir eu analyse, mais d’analyste aucune chance. » Enthousiasme, nous rappelle A D-W, cela veut dire « endieusement », l’enthousiasme de l’analyste serait l’endieusement par Dionysos.

Je crois que nous touchons là à une dimension capitale du compagnonnage qui est cette transmission d’un enthousiasme à s’engager dans un chemin qui n’est pas tracé. Excusez-moi de rappeler ces vers bien connus d’Antonio Machado : « Caminante, no hay camino, se hace camino al andar. » « Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. »
Mais se reconnaître dans cet enthousiasme proposé, cela demande une grande exigence. Les différentes écoles et institutions analytiques travaillent à interroger en permanence la théorie et la pratique analytiques, certaines d’entre elles cèdent, à mon sens, à une « lacanolâtrie » qui peut virer parfois au dogmatisme. Cela me paraît inconvenant du moins par rapport à ma modeste culture psychanalytique et à ma pratique déjà ancienne. J’ai travaillé depuis fort longtemps les textes de Lucien Israël et j’ai trouvé que l’EPS et l’enthousiasme de Jean-Richard Freymann évitaient cet écueil redoutable.
Il n’empêche que les travaux de ces écoles constituent des bases théoriques de référence, indispensables, très fécondes, mais qui, pour un analyste, peuvent se poser comme des lois écrites dont il ne faudrait pas s’écarter. Mais, de même que le chemin n’est pas tracé, ce qui se joue dans une séance n’est jamais écrit, et la fécondité de l’acte analytique n’est le fruit que d’une seule chose : le désir de l’analyste, le maintien de cette position d’érastès que j’ai évoquée il y a un instant. Ce désir de l’analyste, j’avancerais qu’il est le fruit de la certitude d’une ignorance. Certitude dynamisante, motrice, dont le manque-à-être est le témoin. Certitude que tout sujet « recherche indéfiniment ce qui n’existe pas » (Valéry). Certitude que son réel le plus intime est pour toujours inaccessible. Le désir de l’analyste c’est ce qui, sans cesse, « porte la soif plus loin que l’oasis » (François Cheng).

L’interprétation relèvera toujours d’une urgence, pressée par le désir de l’analyste.
J’avancerais qu’il y a aussi un temps logique dans le travail analytique. Il y a l’instant du regard, qui serait la saisie d’un S1, d’un signifiant-maître, puis un temps pour comprendre où toutes les connaissances théoriques et les données de l’expérience propre de l’analyste sont mobilisées, et le moment de conclure qui se fait toujours dans l’urgence, dans la hâte d’une énonciation qui n’est que le témoin de la rencontre de deux « manque-à-être ». Il y a là urgence à quitter la loi écrite de la théorie pour la loi non écrite qu’impose à chaque Un le réel du manque-à-être. C’est une perte de jouissance qui s’actualise.

La littérature peut, peut-être, nous aider à imager cela.
Les ouvrages de Philip Roth nous plongent dans des monuments de jouissance décrits de la façon la plus crue. Cette jouissance est celle de l’auteur lui-même, mais tout au long des livres que j’ai pu lire de cet auteur, même si le caractère autobiographique reste évident, le style de la narration maintient une distance salutaire par rapport à cette jouissance. Sont ainsi amenées, je crois, à la fois une jouissance débridée et une distance, un défaut de jouissance imposée par une narration qui inclut le manque-à-être. Je trouverais cela également dans l’œuvre de Samuel Beckett avec la même précision narrative et la même distance par rapport à la narration.
Ces deux immenses écrivains sont, pour moi, des témoins géniaux de ce procès permanent que constitue la dynamique aliénation/séparation dans la genèse du sujet de l’inconscient. Je dirais, de manière trop laconique, que l’aliénation à la jouissance de l’Autre doit se délivrer d’un éclat de jouissance qui permet que, de la séparation qui en résulte, surgisse une part d’âme sans… illusion…

Cela nous ramène à la problématique de toute rupture. Lorsque survient une rupture, elle ne peut se faire que dans la hâte. Elle n’est en fait que la solution qu’a trouvée un sujet dans le temps pour comprendre, mais c’est au moment où elle devient certitude, certitude anticipée de la liberté ainsi dévoilée, qu’elle impose ce caractère d’urgence. Le lion ne bondit qu’une fois nous rappelle Freud. Il faut savoir mettre le pied dans la porte pour l’empêcher de se refermer…

 

Je voudrais, pour conclure, interroger la question du compagnonnage dans ce que l’on pourrait appeler sa dimension sociale.
Lacan disait de la psychanalyse qu’elle est une pratique sociale. Ceci nous amène à questionner ce qu’est le lien social, quelle en est sa texture et en quoi la psychanalyse peut-elle y participer. C’est bien évidemment une question sur laquelle on ne peut répondre en quelques lignes. Toutefois je pense que l’on peut amener quelques idées, quelques pistes de réflexion.
Il est paradoxal, même si cela devient un truisme de le rappeler, que notre époque qui a, comme cela n’a jamais été le cas dans l’histoire, des possibilités stupéfiantes de transport de l’information, soit désormais confrontée à tant de souffrances liées à l’isolement des individus.
Je ne vais pas reprendre la problématique des quatre discours magistralement élaborée par Lacan. C’est bien sûr le permanent mélange de ces quatre discours qui rend compte du lien social.
Je vais un instant, pour y revenir ensuite, quitter la psychanalyse, pour reprendre une distinction fondamentale à mon sens, et je me réfère là aux travaux du philosophe Régis Debray, distinction entre communication et transmission. Pour cet auteur, communiquer c’est « transporter une information dans l’espace », à la différence de transmettre qui se définit comme « transporter une information dans le temps ». Je crois que cette distinction nous permet une approche de ce qu’est le lien social actuel. Communiquer, c’est comme cela se dit souvent : « transporter une information en temps réel ! », même si ce qualificatif est bien obscur, cela nous montre que dans le monde de la com. c’est la loi du tout et tout de suite qui s’impose. À rebours s’il s’agit de transmettre une information, se pose consubstantiellement la question du temps, du délai, de la « differance » pour parler comme Derrida.
Bien sûr, la question du tout de suite ne se pose plus dans ce cas, mais ce qui est capital à mes yeux, c’est que la notion du tout de l’information est aussi invalidée.
Pour moi, la transmission impose une perte, il y a une part manquante dans l’information qui est transmise. J’avancerais que c’est cette perte qui peut permettre le maintien d’un lien social solide. Cela parce que cette part manquante (titre d’un très beau livre de Christian Bobin récemment disparu) traduit la singularité, la différence absolue qui existe entre le transmetteur et celui qui reçoit le message. On dit qu’en prescrivant, le médecin se prescrit lui-même, eh bien je crois qu’en transmettant, le transmetteur est lui-même dans ce reste qui ne se transmet pas !!!

Ce reste, cette perte, j’avancerais qu’ils sont le fait de la dimension poétique du langage, de l’équivocité signifiante et de l’incapacité définitive du langage à recouvrir la totalité du réel. Cette part manquante dans la transmission nous renvoie bien entendu à la dimension de l’inconscient et à une jouissance refoulée. Le monde de la communication c’est le monde où règne la jouissance, le temps de la transmission c’est le temps du désir. L’animal humain a cette particularité dans le champ du vivant de pouvoir transmettre autre chose que des gènes ou des comportements. Très souvent, ce qu’il transmet, il le transmet sans le savoir, et c’est sûrement ce qui le rend profondément humain et par là, à même de faire du lien.

Cette digression sur le lien social n’est bien sûr pas sans rapport avec le compagnonnage que propose l’EPS. C’est cette dimension capitale du manque-à-être, d’une jouissance impossible de la totalité de l’être, qui doit à mon sens, accompagner l’analyste en gésine.

 

Bibliographie

Alain Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Aubier, 2010.

 

On sacrifie une génération !? Laquelle ?

Praxis

Mystère ? Comment peut-on se gaver de tout, « d’automatisme de répétition ». Nous pouvons penser à la répétition symptomatique, mais aussi à l’insistance fantasmatique, ou mieux l’insistance d’un style.
Je me suis souvent demandé si, au courant d’une psychanalyse, quand le volet douloureux du symptôme a disparu, quand le fantasme inconscient est un peu débrouillé, est-ce que l’on peut se permettre, pour l’analyste, de pointer le style de l’analysant.
Quoi donc ?
– Sa manière de nous donner la main (gare au confort),
– l’inflexion de sa voix,
– son style de mouvoir son corps,
– la répétition de ses onomatopées,
– son tic de toucher ses cheveux, etc. etc.
Et pourtant nous n’en abusons pas, alors qu’il s’agit de définir la fonction du trait unaire, peut-être de la lettre, qui se meut sur ou avec le corps. Vous me direz, c’est certainement trop intime ou intimiste pour le dévoiler. Rassurez-vous, la plupart des psychanalystes ne vont pas jusque-là.
Par ailleurs, autre remarque, depuis l’ère lacanienne avec les interventions et interprétations sur les signifiants, on fait part des interprétations de synthèse. Du genre : dans tout ce que vous dites, vous vous prenez pour « le père du père », ce qui reviendrait à intervenir sur le contenu répétitif du fantasme inconscient. Encore faudrait-il l’entendre.
3e cas de figure, rare dans les supervisions : les ruptures de style ; du genre : après une longue période de « roucoulade » de séduction, où l’on se caresse dans le sens de la douceur des propos, vous vous voyez intervenir brutalement avec votre interlocutrice et lui demander brutalement : « alors quand est-ce que l’on fait l’amour ? ».
Dans les ères générationnelles actuelles, nous vous déconseillons de faire de l’humour à la Portnoy[1]. De toute manière, on préfère les ruptures plutôt que les ruptures de style…
De plus, on connaît les effets secondaires des périodes « soixantes-huitardes »… du style, comme disait Lacan : « Vous cherchez un Maître, vous l’aurez. »

Rassurez-vous, nous avons changé d’époque, « l’ère poutinienne » n’est pas un discours du Maître, c’est un langage persécutif et de barbarie. On remplit la case du Maître par la déshumanisation et l’arbitraire.

Plus de Maître !?

Je maintiens le pari de reprendre les différentes articulations dans les théories analytiques et de les confronter aux langages actuels.
À un moment où le climat de guerre est bien présent, avec le sacrifice plus ou moins programmé de toute une génération de jeunes.
Et au niveau individuel, les nouvelles générations préfèrent reprocher à leurs aînés leurs insuffisances et leurs manquements plutôt que de travailler leurs dettes sous les registres réels, symboliques ou imaginaires.
Les Miracles d’internet et les capacités offertes, fournissent beaucoup de superficialité, quels que soient les domaines.
En me référant à Philip Roth, et à James Joyce[2], j’espère repenser les théorisations psychanalytiques en poussant un petit peu vers « le temps pour comprendre ».
Comme le savent mes collaborateurs, je pense que la dialectique Maître-Élève en a pris un coup structural dans la particularité et dans le collectif.

  1. P. Roth (1969), Portnoy et son complexe, Paris, Gallimard, 1973. ?
  2. J. Joyce (1916), Portrait de l’artiste en jeune homme, Paris, Gallimard, 2022. ?

Rébellion et Résistance – Eloge de la théorie du manque

Emmanuelle Chatelat fait écho à l’invitation à l’écriture parue dans le numéro de décembre, ainsi qu’à différents textes de La Lettre et d’ailleurs.
De plume en plume elle entrelace pour nous quelques références poético-chansonnières, puis philosophiques et psychanalytiques, pour essayer de saisir dans les tressages quelque chose de l’indicible du sujet et de l’humain.

De sous ma couette de plumes je lis cette invitation chaleureuse de Liliane à en prendre la plus belle.
Où trouver une belle plume ?
J’hésite à prendre la mienne mais après tout, le beau est subjectif …

« Oh-Oh-Oh Mon truc en plumes – Plumes des oiseaux, des animaux – Mon truc en plumes – c’est très malin – Rien dans les mains – Tout dans le coup de reins … C’est pas sorcier – Viens l’essayer – J’vais te faire danser… »
Bernard Dimey ; Jean Constantin, Mon truc en plumes

Où trouver du papier glacé ?
Le thermomètre affiche -12 degrés il suffirait de poser mon ramage sur le rebord de la fenêtre…
Laisser les mots prendre leur envol ?
Ouvrir la cage et les laisser prendre leur liberté…

« Ouvrez, ouvrez, la cage aux oiseaux – Regardez-les s’envoler c’est beau – Les enfants si vous voyez des petits oiseaux prisonniers ouvrez-leur la porte vers la liberté… Une fois dans votre vie vous qui êtes pas comme eux – Faites un truc qui vous rendra heureux… »
Pierre Perret, La cage aux oiseaux

Ne vont-ils pas me manquer ?
Contrer ce pessimisme ambiant dont parle Cyrielle. S’envoler…
Me mettre en chemin vers mon secrétaire ou prendre mon secrétaire sous la couette et y trouver une plume ?

« Au clair de la lune – Mon ami Pierrot – Prête-moi ta plume – Pour écrire un mot – Ma chandelle est morte – Je n’ai plus de feu… Au clair de la lune – On n’y voit qu’un peu – On cherche la plume – on cherche le feu – En cherchant d’la sorte – Je n’sais c’qu’on trouvera – Mais je sais qu’la porte – Sur eux se ferma »
Auteur inconnu, Au clair de la lune

Plum(m)es et papier glacé répondent présents.
Alors croisons nos mots ; jouons aux mots croisés. Tels des mousquetaires et laissons les mots être nos mousquets et mousquetons.
Au mot de rébellion me vient le mot de résistance dans l’exercice de ma pratique psychanalytique. Telle que j’essaie de la pratiquer.

Résistance à une certaine servitude volontaire pour commencer et pour reprendre La Boétie dont il est sans doute le premier à aventurer l’idée que les relations sociales ne doivent, en aucune façon, entraver l’indépendance des individus qui en sont les protagonistes.
Les admonestations qu’il adresse aux victimes d’une servitude volontaire adressée par lui à un état morbide, n’ont rien perdu de leurs pertinences, ni de leur modernité.
Or quelle est la cause des malheurs qui accablent une quantité considérable de personnes. Faut-il les imputer à la toute-puissance d’un impitoyable Maître ?

« Soyez résolus à ne plus vouloir servir et vous voilà libres ».
« Je ne veux que vous le poussiez ou vous l’ébranliez, mais, seulement ne le soutenez plus et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre et se rompre.
Supporter la férule ne sollicite rien que résignation et passivité.
Créer des conditions propices aux libertés implique conscience, détermination, effort. »
« Là où les bêtes capturées regimbent préférant parfois la mort à l’esclavage, les citoyens ont abdiqué leur droit de nature.
Une corruption générale du sens humain a soudé dans un accomplissement mortifère maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités. »

Pour La Boétie, la liberté n’est pas l’objet de la volonté, mais Désir et liberté sont confondus. Désirez et vous êtes libre car un désir qui n’est pas libre n’est pas concevable, n’est pas un désir.
La liberté c’est ce que nous sommes, et si vous n’êtes pas libre, c’est que vous avez renoncé à votre désir.
Sans le soutien actif du peuple, les tyrans n’auraient aucun pouvoir.

Lacan mettra en évidence avec les quatre discours, le discours du maître que nous retrouvons dans les différentes formes de la névrose. Ce qui produit un sujet, c’est-à-dire non pas en général un homme ou un individu mais un être dépendant du langage, c’est qu’un signifiant vienne le représenter auprès de tous les autres signifiants et, par là même, le déterminer. Mais à partir de là il y a un reste.
Le concept de signifiant en psychanalyse, pour le dire rapidement, c’est la manière qu’on a de définir le bain langagier dans lequel on se situe.
Bain langagier que Lacan appelle souvent le Grand Autre, le trésor des signifiants.
En effet, dès lors qu’il s’inscrit dans le langage, le sujet n’a plus d’accès direct à l’objet.

Pour entendre quelque chose de ces quatre discours, je vais tout d’abord faire un passage par la logique de l’inconscient, qui est de prendre acte du fait que quand nous parlons nous n’entendons pas nécessairement ce que nous disons.
La psychanalyse a une vertu puisqu’elle crée un espace où l’on peut s’entendre.
N’est-ce pas cela la pratique de la psychanalyse ?
La psychanalyse c’est approcher comment des mots opèrent.
Comprendre ce qui fait qu’on existe en parlant. Mais ce qui fait qu’il y a ce lien particulier entre ce réseau signifiant, ce monde symbolique, l’univers imaginaire, notre corps et ce réel auquel on accède par des expériences extrêmement violentes.
Le but est de produire une verbalisation qui va produire l’objet petit a comme reste et ce qui est visé, c’est tout notre travail qui est de produire du sujet.
Changement de discours comme production de la subjectivité. La psychanalyse nous enseigne que ce sujet, c’est quelque chose d’éphémère.

Au départ, notre petit être humain est la proie de jeux pulsionnels et la question de l’humanisation c’est la capacité que nous allons avoir à transformer le destin de ses pulsions.
Ce qui fait ce que nous sommes aujourd’hui, c’est la capacité qu’on a eue, de pouvoir faire passer les pulsions d’une satisfaction directe à d’autres destins. Parmi d’autres destins qui ont à voir avec la sublimation, avec le fait qu’on va utiliser cette force, cette poussée pour avoir une satisfaction directe, il y a là, la question de la verbalisation, de la parole et la question de la jouissance.
À partir du moment où on renonce à cette satisfaction directe, on va être confronté à une perte de cette jouissance.

Dans l’histoire des quatre discours, changement de discours comme production de subjectivité, l’objet petit a comme reste. Reliquat de ce qui n’est pas passé dans le signifiant et donc encore porteur d’une certaine jouissance.

Les mouvements qui vont produire du sujet c’est quand on passe d’un état à un autre, d’un discours à un autre, d’un signifiant à un autre.
On passe d’une position subjective à une autre à chaque fois. Ce mouvement va être accompagné d’une chute de l’objet petit a. C’est la représentation symbolique de la chose.
Toute production subjective est liée à une perte de jouissance. Nous existons à tous les endroits où nous supportons quelque chose de la perte.
Question de la théorie du manque. Ce n’est pas dans l’avoir qu’on s’en sort, c’est là où on est capable d’en supporter la perte.

En cela, la méthode psychanalytique, qui par sa découverte de l’inconscient s’emploie à étudier tout ce qui se trouve en deçà de la volonté rationnelle remettant en question le mythe de l’absolue maîtrise de la raison, prolonge le geste de La Boétie.

Et d’ouvrir à la résistance, symbole de notre lutte contre la déshumanisation dont l’une des voies essentielles est la sublimation.

« L’humanité n’est même plus une légende, elle est un mythe »
Romain Gary

Commentaire de la leçon n°1 du 13 novembre 1973 –  Des Noms du Père au Nœud Borroméen

Des Noms du Père aux non-dupes qui errent

Jacques Lacan s’apprête à commencer son onzième séminaire le 20 novembre 1963 quand lui est notifiée, la veille, sa radiation de la liste des didacticiens de la SFP. Il ne tiendra donc qu’une seule séance[1] sur « Les Noms du Père ».

Dix ans plus tard, le 13 novembre 1973, il donne la première leçon d’un séminaire intitulé « Les non-dupes errent ». Il y a évidemment un rapport entre les deux, bien que Lacan eût déclaré qu’il ne livrerait pas ce qui avait été censuré en 1963.

Préhistoire

Les sociétés psychanalytiques ont vécu dans l’erre de Freud[2]. Elles ont arrêté Lacan-le-déviant à la première séance de son séminaire intitulé Les noms du père en novembre 1963, et interdit son enseignement original nourri par ses propres expériences et réflexions ; pour lui, la praxis aurait dû toujours conditionner la théorisation, le seul respect du setting freudien ne pouvait au mieux que maintenir la psychanalyse dans l’état où l’a laissée Freud, c’est-à-dire en faire une momie témoin d’une époque révolue et sans prise sur le présent. Pour maintenir ouverts les volets de l’inconscient, la psychanalyse doit au contraire baigner dans le langage contemporain et surtout former de nouveaux analystes qui sont « à jour », sous peine de glisser vers le charlatanisme.

« Depuis longtemps le nom de Freud [le nom du père de la psychanalyse] est devenu inopérant. Alors si ma marche est progressive, si elle est même prudente, n’est-ce pas parce que j’ai à vous promouvoir contre la pente où l’analyse risque toujours de glisser, c’est-à-dire la voie de l’imposture[3] ? »

Que les censeurs d’alors ne s’inquiètent pas : le titre du séminaire commencé en novembre 1973, Les non-dupes errent, consonne bien avec celui interrompu en 1963, Les noms du père, mais l’écriture révèle qu’il ne s’agit pas du même sens : la promesse de ne pas revenir aux noms du père sera tenue[4]. Dans l’unique séance de ce séminaire arrêté il avait commencé avec les pères de la religion, en s’appuyant sur la traduction de la Bible par les Septantes, et posé :

  • que le dieu qui annonce sa prochaine paternité à Abram[5] se présente à lui comme un Élohim[6] parmi d’autres[7], sous le nom de El Shaddaï ;
  • que c’est un autre dieu, l’Unique, Celui dont le Nom est le tétragramme imprononçable car Il unit tous les Elohim[8], qui fait arrêter le bras d’Abraham en passe de sacrifier son fils Isaac ;
  • que c’est à Moïse que ce dieu révèle son nom divin, Ehyeh Asher Ehyeh (Je suis Celui Qui est) ;
  • et que Freud, dans son ultime écrit, n’a pu dire qu’une partie de ce qu’il aurait pu livrer[9].

C’est que le monothéisme ordonne une rupture dans la tradition, une coupure qui marque la fin des lignées animales dont se soutenaient les hommes jusque-là par la fonction du totem, le dieu tribal et local. En sacrifiant le Bélier – l’ancêtre totémique de sa lignée – au lieu de son fils, Abraham acte la chute de l’origine biologique des humains[10].

« Ici se marque le tranchant du couteau entre la jouissance de Dieu et ce qui, dans cette tradition, se présentifie comme son désir. Ce dont il s’agit de provoquer la chute, c’est l’origine biologique[11]. »

C’est cette nouvelle alliance avec le désir du Dieu Unique au lieu de la jouissance des dieux antérieurs que dit la loi de la circoncision[12],

« qui donne comme signe de l’alliance du peuple avec le désir de celui qui l’a élu ce petit morceau de chair tranché. Je vous ai amenés l’année dernière [Séminaire L’angoisse], avec quelques hiéroglyphes témoignant des us du peuple égyptien, à l’énigme de ce petit a[13]. »

Et Lacan d’expliquer que ses censeurs se sont fourvoyés dans une impasse pour avoir refoulé ce qu’il allait leur révéler. Le séminaire de 1973 ne sera pas un séminaire de rattrapage !

« Cela aurait pu leur servir. Et c’est à quoi je ne tenais pas précisément. »

Pourquoi, maintenant qu’il est libre de reprendre le séminaire interdit, Lacan tient-il à garder le silence ? Quel tabou s’oppose à la mise en question du rôle du père dans le mythe freudien de l’œdipe ? De quoi Lacan se méfiait-il ? D’un second passage à l’acte de « ses analystes » ? C’est l’hypothèse avancée par Patrick Barillot :

« Évidemment nous ne pouvons que nous placer dans le registre de l’hypothèse, celle qui suggère qu’il pouvait redouter un nouveau passage à l’acte de ses collègues analystes qui l’avaient suivi dans la création de l’EFP. Nous sommes guidés dans cette voie par le lien implicite que Lacan fait du passage à l’acte des analystes à l’origine de son exclusion et le fait qu’il y voyait là le signe que le sceau ne saurait être encore levé pour la psychanalyse.

Qu’est-ce qui justifiait Lacan à interpréter comme passage à l’acte et non comme acte simple le fait de son exclusion ? C’est que la jouissance obtenue en retour par ceux qu’il nomme les ânes à liste, à liste d’attente à l’entrée de la société internationale, était la séparation d’avec lui, Lacan apparaissant alors comme le solde de cette opération de rejet. Àla différence de l’acte qui conserve le lien social à un autre.

Passage à l’acte, signe que si vous vous aventurez à lever le sceau du secret sur la place de Dieu-le-Père, vous provoquez des réactions de la part de ceux qui sont concernés directement par la question de cet intouchable, non pas un débat d’idées mais une attaque sur la personne même de celui qui ose remettre en question le dogme du père de l’œdipe freudien[14]. »

Là aussi il est préférable de faire entendre sans avoir à dire, de passer de l’œdipe du Père Freud au nœud borroméen de Lacan sans déboulonner de statues.

Le Witz de Lacan

C’est bien l’effet d’un mot d’esprit (Witz) que de créer la surprise avec ce titre, surprise d’accéder à un autre sens, par exemple celui que propose Christiane Lacôte :

« Ce jeu de mots indique avec humour qu’être psychanalyste ne consiste pas à jouer au plus malin avec soi comme avec d’autres, mais qu’il s’agit sans doute d’être dupe comme il convient. Ce faisant, il interroge aussi les institutions psychanalytiques qui se réclament de Freud, celle qui fut à l’origine de l’interruption du séminaire de 1963, comme toutes les autres y compris la sienne, l’École freudienne de Paris. Errer, c’est parfois être dans l’erreur certes, mais c’est aussi être – sur la lancée de[15]. »

Ne pas comprendre trop vite

L’équivoque du mot d’esprit Les non-dupes errent peut être levée par le passage à l’écrit car elle est due à l’homophonie ; dans l’Étourdit Lacan indique les trois niveaux –phonématique, grammatical et logique – où l’analyste peut démultiplier des sens différents dans un même énoncé sans réduire l’énigme.

Car résoudre une énigme, n’est-ce pas en rester à une solution supposée unique en laissant dans les limbes de nombreuses autres interprétations possibles ?

  • N’est-ce pas ne saisir qu’une pincée du comble de sens offert dans l’énigme ?
  • N’est-ce pas finalement prendre quelque sens au hasard dans l’urgence de vouloir comprendre ?
  • Le malheur d’Œdipe ne vient-il pas d’avoir réduit l’énigme de la sphinge, de s’être imaginé avoir compris ?

Imaginer comprendre (imaginariser le symbolique) n’est pas s’imaginer comprendre : c’est condenser, produire et héberger un sens du dit dans la dimension (dit-mansion) imaginaire avec une vague jouissance. L’arrêt sur sens et la jouissance ont fonction de point de capiton car ils interrompent le déchiffrage du symbolique.

L’imaginaire est une dit-mansion ; c’est le sens qui arrête le déchiffrage

Si le parlant habite un espace à trois dimensions (Symbolique, Imaginaire et Réel), si tout événement du parlant (par exemple un dit) a une mansion (une maison, un manoir) dans chacune des dimensions, alors l’Imaginaire est celle qui peut arrêter (coincer) la série infinie des métonymies du déchiffrage permises par le libre jeu entre les deux autres : celles du Réel et du Symbolique.

« L’Imaginaire c’est toujours une intuition de ce qui est à symboliser… et pour tout dire, une vague jouissance. »

Lacan signifie par-là que le parlant a un corps (qu’il âme avec un corps), un corps qui marque l’arrêt sur un sens (par une vague joui-sens) et, éventuellement, en conserve une écriture, une impression qui pourra faire mémoire. N’ayant pas trouvé dans les géométries euclidienne et cartésienne ni dans les espaces vectoriels la flexibilité et l’équivoque nécessaires à son dire, Lacan a utilisé la souplesse des « ronds de ficelle », le nœud borroméen qui lui est venu comme une bague au doigt et qui ne le lâchera plus.

R, I et S sont strictement équivalents

Dans l’espace borroméen, rien n’advient que par un coincement entre les trois dit-mansions, qu’il s’agisse du coincement canonique par le nœud borroméen à trois ronds ou par un autre nœud, borroméen ou pas, à plus de trois ronds. En quittant la géométrie cartésienne où les points sont définis par les trois coordonnées x, y et z, Lacan veut nous intéresser à nouveau à la topologie, à l’existence d’un lieu particulier au sein du nœud borroméen, un lieu formé par le rapprochement jusqu’au coincement des trois dimensions SIR.

Ce point résulte de la résistance réelle[16] de chacune des trois consistances R, S et I à leur éparpillement :

– consistance du corps vivant pour l’Imaginaire ;

– consistance de la logique du signifiant pour le Symbolique ;

– consistance de l’immuable et de l’insaisissable pour le Réel.

Lacan logera l’objet a en ce lieu, ce qui rend possible deux lectures au moins :

– Le lieu du coincement forme l’abri pour l’objet (a) d’une maison construite avec les trois dit-mansions, ou

– L’objet a est la cheville ouvrière autour de laquelle peuvent jouer les trois ronds.

Les nouveautés que Lacan avance ici sont l’équivalence des trois dimensions R, I et S, (aucune d’entre elles ne noue plus que les autres) et leur interchangeabilité.

Elles sont équivalentes comme le sont les trois arrêtes (Largeur, Profondeur et Hauteur) d’une boîte d’allumettes posée sur une de ses faces : elles sont permutées par le roulement de la boîte sur une autre de ses faces[17].

Le Réel, l’invention de Lacan

La question du Réel dans l’inconscient, Freud l’aborde à la fin de la Traumdeutung[18]. Lacan relève que face à cette question il vacille et hésite à faire le pas[19].

En 1973, le passage au nœud est à la fois reconnaissance du réel dans la fonction nodale elle-même (le nouage, c’est du réel), et réhabilitation de l’Imaginaire par l’équivalence des trois dimensions.

« […] vous avez toujours cru, mais à tort ! –que le progrès, le pas en avant c’était d’avoir marqué l’importance écrasante du Symbolique au regard de ce malheureux Imaginaire par lequel j’ai commencé en tirant dessus à balles, sous prétexte du narcissisme[20]. »

La psychanalyse n’est pas et ne doit pas devenir une religion

Constatant que les six façons différentes de représenter à plat des nœuds borroméens à trois ronds ne déterminent que deux nœuds distincts, Lacan les a qualifiés lévogyres (RSI, IRS et SIR) et dextrogyres (ISR, RIS et SRI).

Il apparaît alors que la religion (c’est-à-dire ce qui Réalise le Symbolique de l’Imaginaire : RSI) et la psychanalyse (IRS : ce qui Imagine voire Imaginarise le Réel du Symbolique) sont supportées par le même nœud lévogyre[21].

Toutes deux – religion et psychanalyse – ont peut-être à voir avec la duperie, mais en ce qui concerne la psychanalyse, la duperie consiste à faire – le temps d’une analyse – comme s’il y avait un sujet au savoir inconscient, comme si la structure du savoir inconscient était accessible par le langage (duperie car nous savons qu’il n’y a pas de métalangage[22]). Notons que Lacan reprend là une idée déjà présente dans la séance de novembre 1963 :

« De cette praxis qui est l’analyse, j’ai essayé d’énoncer comment je la cherche, comment je l’attrape. Sa vérité est mouvante. N’êtes-vous pas en état de comprendre que c’est parce que la praxis de l’analyse doit s’avancer vers une conquête du vrai par une tromperie ? Car le transfert n’est point autre chose, le transfert dans ce qui n’a pas de Nom au lieu de l’Autre[23]. »

Par conséquent, si les analystes qui se croient non-dupes du langage errent, c’est qu’ils sont à la fois dans l’erreur et dans l’errance[24] et, précise Lacan, nier la duperie du langage, croire qu’il n’est qu’un outil de communication utilisé pour le temps et l’espace d’une vie dans le monde, c’est réduire une vie à un voyage et soi-même à un migrant, un étranger dans le monde. Or, être dans le monde comme à l’étranger, c’est entériner l’existence d’un Tiers qui n’est pas étranger dans ce monde, l’Autre du pèlerin : Dieu. Mais l’Autre lacanien n’est ni l’Un ni Dieu ; Aussi, l’erreur de l’analyste qui se croit ou se fait non-dupe du langage le mène à une duperie plus grande encore,

« à l’erreur complète, l’erreur radicale, quant à ce qu’il en est de ce que découvre l’inconscient[25]. »

Car assimiler sa vie à un voyage produit corrélativement l’idée d’une progression, d’un développement de l’être parlant. Or la fixité de l’inconscient rapportée par Freud[26] dès 1900 s’y oppose :

« C’est que, en quelque point qu’on soit de ce prétendu  »voyage », la structure de quelque façon que je la crayonne ici, peu importe, la structure c’est-à-dire le rapport à un certain savoir, la structure, elle, n’en démord pas. Et le désir – comme on traduit improprement – est strictement,– durant toute la vie, toujours le même[27]. »

Si nous suivons Lacan, un être parlant, en émergeant du bain de langage dans lequel il était déjà parlé, est parfaitement déterminé – quant à son désir – du début jusqu’à la mort[28]. Il n’y a pas, sur ce plan-là, de progressivité ni de développement selon une norme. N’est-ce pas ce que montre Socrate qui, en acceptant la mort, a suivi son désir de toujours, confirmé par l’Oracle, à savoir adresser la question impertinente qui dévoile l’incomplétude du langage au maître ?

Mais alors, outre l’accès (toujours partiel) au savoir inconscient d’un désir immuable, que peut-on espérer de sa psychanalyse ? Observons que dans les séminaires suivants[29], Lacan introduit un quatrième rond de ficelle pour corriger ou compenser un nœud à trois ronds qui ne serait pas borroméen. (Comme James Joyce, qui a compensé lui-même par son œuvre littéraire le défaut du nœud : le quatrième rond ainsi ajouté renforce le nouage en maintenant liés R, S et I, ce que n’avait pas opéré le Nom du Père dans son cas.)

Dans cette lecture, le mathème du nœud borroméen réunit en les distinguant :

– la structure fixe des liaisons entre R, S et I,

– et la contingence (les circonstances, la liberté du sujet…) portée par le rond supplémentaire, dynamique, et suppléant au défaut de structure.

L’effet du travail analytique (travail qui nécessite entre autres la liberté et la volonté de l’analysant) peut donc modifier le nouage des quatre ronds et permettre à l’analysant de « mieux faire avec » sa structure, voire de décider s’il veut (ou pas) ce qu’il désire.

Il faut coller à la structure

Pour clore la séance, Lacan met en garde contre la métaphore de la Voie que le pèlerin – le viator– est censé trouver en suivant une méthode. C’est que la Voie est celle de la vérité dont Lacan enseigne depuis quelques années qu’elle ne peut que se mi-dire. L’éthique qu’il propose, celle du refus d’être non-dupe est donc de se faire la dupe du savoir inconscient, de lui supposer un sujet pour les besoins du dispositif analytique freudien, sans oublier qu’il n’y en a pas, et que cela peut être considéré comme une escroquerie[30].

« Il faut être dupe, c’est-à-dire coller, coller à la structure. »

  1. Publiée en 2005, dans le fascicule « Des noms du père », Éditions du Seuil. ?
  2. Dans un premier sens du verbe errer, il s’agit de la continuation du mouvement psychanalytique sur sa lancée, sans que l’impulsion initiale donnée par la découverte de Freud soit relayée par d’autres innovations. Dans un deuxième sens, il s’agit d’une erreur, peut-être celle des amours de Freud pour la vérité qu’il pensait pouvoir atteindre. Nous savons maintenant que le langage, et l’inconscient qui en est l’effet, s’y opposent. ?
  3. J. Lacan, Le Séminaire, Les non-dupes errent, Leçon du 13 novembre 1973. ?
  4. « Je ne reprendrai jamais ce thème, y voyant le signe [dans son exclusion de l’IPA] que ce sceau ne saurait encore être levé pour la psychanalyse. » (J. Lacan, Conférence à Naples en décembre 1967, Autres Écrits, p.337). ?
  5. « Lorsqu’Abram eut atteint 99 ans, Yahvé lui apparut et lui dit :  »Je suis El Shaddaï, marche en ma présence et sois parfait. J’institue mon alliance entre moi et toi, et je t’accroîtrai extrêmement [..] Moi, voici mon alliance avec toi : tu deviendras père d’une multitude de nations. Et l’on ne t’appellera plus Abram, mais ton nom sera Abraham [père de multitude], car je te fais père d’une multitude de nations » » (Genèse 17 1-5, La Bible de Jérusalem, 1975). ?
  6. Un des noms les plus courants pour désigner le dieu d’Israël (alors conjugué au singulier), mais aussi des dieux païens (alors souvent conjugué au pluriel). ?
  7. « El Shaddaï n’est pas la toute-Puissance, elle tombe à la limite du territoire de son peuple. Quand un autre Élohim du côté de Moab donne à ses sujets le bon truc pour repousser les assaillants, ça marche, et El Shaddaï décampe avec les tribus qui l’ont amené à l’assaut. » (J. Lacan, Des Noms du Père, Seuil, 2005, p.97). ?
  8. « …ce n’est pas seulement celui dont le Nom est imprononçable qui était là, mais tous les Élohim. Le Bélier est traditionnellement reconnu comme l’ancêtre de la race de Sem, celui qui joint Abraham, à assez court terme d’ailleurs, aux origines. » (J. Lacan, Introduction aux Noms du Père, Seuil, p.100). ?
  9. « …C’est devant lui [le désir du Dieu de Moïse] qu’au dernier terme, la plume de Freud s’est arrêtée. Mais Freud est sûrement au-delà même de ce que nous transmet sa plume. » (J. Lacan, Introduction aux Noms du Père, Seuil, p.91). ?
  10. Lacan aurait pu s’interroger aussi sur l’identité entre le dieu qui demande à Abraham de sacrifier Isaac et celui qui fait empêcher ce même sacrifice. En effet, au chapitre 22 de la Genèse, il est désigné par « l’Élohim » aux versets 1,3 et 9 par le narrateur, par « Élohim » au verset 8 par Abraham puis, au dernier temps, c’est l’envoyé d’un dieu que le narrateur désigne par le Tétragramme qui annule la demande (verset 11). ?
  11. J. Lacan, Des Noms du Père, Seuil, 2005, p.101. ?
  12. « Et voici mon alliance qui sera observée entre moi et vous, c’est-à dire ta race après toi : que tous vos mâles soient circoncis. » Genèse 17 10, La Bible de Jérusalem, 1975. ?
  13. J. Lacan, Des Noms du Père, Seuil, 2005, p.101. ?
  14. Lacan au présent, Collectif, éditions Nouvelles du Champ Lacanien, 2021, p. 58. ?
  15. Sous la direction de Moustapha Safouan, Christiane Lacôte dans Lacaniana II, p.316. ?
  16. C’est le réel du nœud, le réel de la fonction de nouage. Lacan le distingue du Réel en tant que fonction, représenté par un des trois ronds du nœud borroméen. ?
  17. La boîte ne tient pas davantage sa consistance de la hauteur que des deux autres dimensions, elle la tient de la soudure entre les trois dimensions à un des sommets (coins) de la boîte. Plus tard Lacan précisera que le fait d’être noué EST le réel du nœud borroméen et que le rond du Réel ne fait que représenter la fonction du Réel dans le nœud. ?
  18. « Haben denn die unbewussten Regungen , die der Traum offenbart, nicht den Wert von realen Mächten im Seelenleben ? » (Les tendances inconscientes qui se révèlent de nos rêves n’ont-elles pas les caractéristiques de forces réelles dans notre vie psychique ? NT) ?
  19. « Ob den unbewussten Wünschen Realität zuzuerkennen ist, kann ich nicht sagen.[…] Hat man die unbewussten Wünsche, auf ihren letzten und wahrsten Ausdruck gebracht, vor sich, so muss man wohl sagen, dass die Psychische Realität eine besondere Existenz-form ist, welche mit der materiellen Realität nicht verwechselt werden soll. » (Une fois les désirs inconscients ramenés à leur expression dernière et la plus vraie, on peut dire que la réalité psychique est une forme d’existence particulière, qu’il ne faut pas confondre avec la réalité matérielle.) NT ?
  20. J. Lacan, Le séminaire, Les non-dupes errent, leçon du 13 novembre 1973. ?
  21. « La psychanalyse fait du réel son moyen pour relier l’inconscient au corps là où la religion se sert du symbolique pour, selon Lactance et Augustin, religare, relier les corps au Réel. » (Michel Bousseyroux, dans 2021 Lacan au présent, Collectif, éditions Nouvelles du Champ Lacanien, p. 49). Lacan suggère que nœud lévogyre est le « bon », au sens où il supporte le discours analytique, le dernier arrivé qui met en cause les précédents (dicours du maître, de l’universitaire et de l’hystérique) qui eux seraient supportés par le nœud dextrogyre. ?
  22. Une autre façon d’énoncer le théorème d’incomplétude de Kurt Gödel ? ?
  23. J. Lacan, Des Noms du Père, Seuil, 2005, p.103. ?
  24. Voir errant, erre, errer et erreur dans le Dictionnaire étymologique de Bloch et Von Wartburg. ?
  25. J. Lacan, Le séminaire, Les non-dupes errent, leçon du 13 novembre 1973. ?
  26. Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Bd II/III, Die Traumdeutung, p.626. « Und der Wert des Traumes für die Kenntnis der Zukunft ? Daran ist natürlich nicht zu denken. Man möchte dafür einsetzen ; für die Kenntnis der Vergangenheit. Denn aus der Vergangenheit stammt der Traum in jedem Sinne.[…] Indem uns der Traum als einen Wunsch als erfüllt vorstellt, führt er uns allerdings in die Zukunft ; aber diese vom Träumer für gegenwärtig genommene Zukunft ist durch den unzerstörbaren Wunsch zum Ebenbild jener Vergangenheit gestaltet. Et le rêve vaut-il pour la connaissance de l’avenir ? Il ne peut en être question. On devrait ajouter : il vaut pour la connaissance du passé. Car le rêve surgit du passé, à tous les sens du terme. […] En nous figurant un vœu à l’état réalisé, le rêve nous conduit vers le futur ; mais ce futur, pris pour du présent par le rêveur, est façonné par le désir indestructible du retour à son passé. (NT) » ?
  27. J. Lacan, Le séminaire, Les non-dupes errent, leçon du 13 novembre 1973. ?
  28. Freud déjà parlait du désir indestructible. ?
  29. Séminaire 22 : RSI et séminaire 23 : Joyce Le sinthome. ?
  30. « Notre pratique est une escroquerie […] Que la psychanalyse ne soit pas une science, cela va de soi, c’est même exactement le contraire. Mes nœuds me servent comme ce que j’ai trouvé de plus près de la catégorie de structure. » (J. Lacan, Propos sur l’hystérie, Bruxelles, 26 février 1977). ?

Une psychanalyse émancipée

Marie-France Schaefer poursuit les réflexions de son article paru dans La lettre de la FEDEPSY n°10, autour de la thématique du « genre ». Elle mêle références « théoriques » et échos directs de la pratique, une forme d’association libre côté fauteuil, qui lui permet d’aborder de près les arêtes de la clinique.

Le titre du livre de Laurie Laufer Une psychanalyse émancipée me plaisait beaucoup dans ma recherche clinique qui consisterait à écouter sans être embarrassée de mes connaissances, de mes opinions, de ma culture, mon éducation et de ma formation. Le signifiant « émancipé » sonne très bien.

Et toujours cette question :

Comment écouter des histoires invraisemblables, des raisonnements étranges ?

Le meilleur chemin est de se documenter sur les thèmes actuels pour déjouer les influences actuelles.
S’émanciper à la fois de la théorie provenant de ma formation et du bombardement médiatique.
Le sujet devant moi, qui me parle est un sujet en souffrance. Sa souffrance s’exprime dans le corps. Ce sont les signifiants et non les récits que je dois écouter pour travailler. Au-delà du signifié, je dois entendre le signifiant, l’équivoque de la langue, il n’y a pas d’injonction à guérir. Tout s’inscrit dans l’histoire singulière. Permettre au sujet d’advenir quel que soit ma position intellectuelle, c’est une recherche.
Déjouer chez moi la tendance à relier ce que j’entends à ce qui court dans la culture passe par la confrontation à ce qui se dit et qui embarrasse.
D’où vient ce que je pense ? Et qu’est-ce que je fais des influences et des nouveaux discours ?

Le genre

Le thème qui revient est celui de la différence : dans la théorie du genre, il s’agit de « repenser les catégories qui apparaissent immuables. Il permet de remettre du conflit, de l’instable, de l’hésitation, de l’intranquillité dans les façons d’appréhender les différences quelles qu’elles soient » (L. Laufer p.24)
Cette remise en question de la différence serait une ouverture, serait plus créative.
Laurie Laufer (p. 30) cite Freud qui constate la mobilité de la libido qui est capable de passer d’un objet à l’autre, le corps tout entier étant érogène et Lacan prolongeant cette idée : « Dans le psychisme, il n’y a rien par quoi le sujet puisse se situer comme être de mâle ni être de femelle ».
Plus loin, elle cite Foucault, qui reprend Freud restituant dans la pensée médicale la possibilité d’un dialogue avec la déraison. Les hystériques n’étaient pas des malades mais inventaient la possibilité de faire des symptômes corporels un langage.
Il s’agit d’écouter la déraison.
Pour moi, il y a une confusion dans les discours. Cette mère me soutenait que le problème de sa fille venait d’un fonctionnement spécial du cerveau. Pour elle, c’était scientifiquement prouvé. Les médicaments et la chirurgie résoudraient les problèmes. On revient à une médicalisation et une impasse sur la problématique personnelle qui est avant tout le regard de l’autre (et de l’Autre) sur son corps. « Nous savons tous qu’un enfant ne peut d’abord qu’acquiescer à ce que ses premiers autres veulent de lui et pour lui » (Jean-Pierre Lebrun p.70). On laisse maintenant croire que le choix du sexe serait inné chez l’enfant.
De quoi parle-t-elle ? Du cerveau, partie nommable du corps qui pourrait annuler la partie visible et incontestable chez la plupart des êtres humains. La déraison est légitimée.
Quelle raison faut-il garder ? Et finalement, pour le psy, il ne s’agit pas d’écouter la déraison. Il faut s’éloigner du discours fascinant par cette folie du raisonnement.
« Le Graal serait de ne plus avoir de doute sur le fait d’être identifié comme une femme » (article du Monde. Chirurgie esthétique). Le Graal étant ce qui ne peut être atteint par définition. Et le fantasme est d’être libéré du doute.

La théorie Queer

Les éléments essentiels de la théorie Queer sont le brouillage des frontières et l’extrême importance accordée au langage. (Judith Butler)
Elle considère que le genre est construit socialement. Ce serait un ensemble de choses que la personne fait et non quelque chose à voir avec ce qu’elle est. La pression sociale pousse à la normativité. L’objectif est de se libérer des catégories et des attentes.
Dans cette théorie, l’utilisation du langage prend une grande importance. Il faudrait transformer les manières de parler pour respecter une fluidité. On assiste à une prolifération de termes visant à définir les moindres différences d’identité de genre et de sexualité. Une sorte de chasse aux expressions qui seraient non respectueuses se met en place.
C’est bien ce que j’ai vécu face aux personnes se nommant non binaires ou trans. La pression était forte sur moi, réfléchissant à ne pas bloquer l’échange. Le meilleur chemin étant, bien entendu, de se taire.
Comment entendre le signifiant dans cette torture du langage ?
Une autre question se pose au niveau éducatif : comment l’enfant pourrait-il s’opposer aux normes pour se construire en tant que sujet s’il n’y a pas eu une éducation des normes ?

Woke

« Le triomphe des impostures intellectuelles »
Le pouvoir est injuste, il est partout, il se manifeste par des biais invisibles par le fait d’avoir été perçus comme « normaux ». Toutes les prises de paroles doivent être examinées de près afin de découvrir quels discours ils reprennent avec l’idée que le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie ou d’autres préjugés latents sont présents dans ces discours et qu’ils sont endémiques à la société qui les produit.
Le terme « Woke » renvoie au fait d’avoir pris conscience de ces problématiques et d’être plus à même de les percevoir. L’intérêt porté à la langue est très important.
Le grand public, on le constate en particulier dans les théories complotistes, n’a plus confiance dans la parole du monde scientifique et universitaire, ils ne sont plus les garants de ce qu’il faut penser et croire.

Le mot à dire de la psychanalyse

Caroline Eliacheff devait tenir une conférence à Lille et en a été empêchée par des activistes LGBT, sa conférence prévue à Paris le 20 novembre a été annulée.
On assiste à une interdiction à débattre, ce qui est contradictoire avec une demande d’ouverture et de créativité, une recherche d’idées nouvelles.
À la fin de leur essai, Le triomphe des impostures intellectuelles, les auteurs posent des « oppositions de principe ». L’une d’elle est : « Nous nions la valeur de toute approche théorique qui refuserait de se soumettre à la critique ou à la réfutation et nous soutenons que cela relève du sophisme et non de la véritable recherche universitaire » (p.403).
Jean-Pierre Lebrun (La dysphorie de genre) se réfère au film Petite fille et se place sur le plan à la fois de la clinique et du discours des psychanalystes. Il pose la question fondamentale de la réponse à la demande. Ce qu’on entend quand on met en question la légitimité de répondre à la demande d’un enfant est : « Qui êtes-vous pour refuser à un enfant une satisfaction aussi fondamentale ? Pour punir cet enfant et l’empêcher de vivre la vie qu’il estime devoir être la sienne ? » (p.86)
Est-ce vraiment le souhait de l’enfant ? Les enfants se séparent progressivement, psychiquement de ce que veulent les parents pour lui.
Pour le psychanalyste Charles Melman : « Vous n’avez plus socialement aucune instance qui vous autorise à soulever la moindre objection (…) La parole n’est plus soutenue que par votre caractère réactionnaire et le fait que vous êtes un vieux jeton attaché à des valeurs réactionnaires (…) Vous refusez le progrès. ». (p.87)
Ce que les psychanalystes doivent rappeler, c’est qu’il faut résister à la sacralisation de la demande et reconsidérer le désir. Ce désir qui ne sera pas satisfait et qui fait souffrir. Oui, l’enfant souffre devant la frustration, devant la réalité et cela l’aide à se construire en tant que sujet. L’autodétermination est un leurre.

En thérapie

Écouter et travailler l’écoute. Tout ce que j’entends s’inscrit dans une histoire singulière particulière. Écouter l’humain, les mythes anciens et actuels et faire en sorte que le discours soit celui du sujet.

Bibliographie

Laurie Laufer, Vers une psychanalyse émancipée. Renouer avec la subversion, éd. La Découverte, 2022.

Helen Pluckrose ; James Lindsay, Le triomphe des impostures intellectuelles. Comment les théories sur l’identité, le genre, la race gangrènent l’université et nuisent à la société, éd. H&O, 2021.

Charles Melman ; Jean-Pierre Lebrun, La dysphorie de genre. À quoi se tenir pour ne pas glisser, érès, 2022.

Films

Petite fille, Sébastien Lifshitz.

Girl, Lukas Dhont.

De très nombreux titres depuis 2000 sur le thème des transgenres

Série ARTE

C’est pas ton genre

Articles

Marianne 17/11/2022

Caroline Eliacheff censurée par les activistes LGBT à Lille

The Gardian interview16/09/2017, When Elan Anthony transitioned 20 years ago, it was hard but equally difficult and isolating to day has been the process of detransitioning »

Le Monde 15/09/2021, Chirurgie : Ces femmes qui chassent le fantôme de la masculinité de leur visage.

Philosophie Magazine Décembre 2022-Janvier 2023, La question Woke : Peut-on parler de racisme, de sexisme et d’identités de genre sans se fâcher ?

Mort de la psychiatrie

Le Quotidien du Médecin en date du 1er juillet[1] affiche un dossier à sa une, intitulé : « Entre neurologie et psychiatrie ces TNF qui dérangent ».
Il semble qu’il y ait encore des psychiatres qui ignorent ce qu’est un TNF : honte à eux. Ce qui est plus grave encore c’est que, selon le journal : 75% d’entre eux n’ont jamais été formés aux TNF ces Troubles Neurologiques Fonctionnels, et parmi eux, aux « crises non épileptiques fonctionnelles », le TNF le plus fréquent.
Nous apprenons ainsi que les TNF concernent 5 à 10% des consultations en neurologie, qu’ils touchent surtout des femmes dans trois quarts des cas, et qu’ils ont été repérés depuis longtemps « sous le terme d’hystérie puis de troubles de conversion ». Nous y apprenons aussi que ce sont « des symptômes neurologiques (mouvements anormaux, déficit moteur, troubles sensitifs) qui surviennent en l’absence de lésion du système nerveux ou de cause neurologique identifiée ».
L’auteur de l’article nous informe que la plupart des patients concernés connaissent des années d’errance de diagnostic avant d’être adressés là où ils auraient dû aller de prime abord : chez le neurologue. Il semble également que le pronostic de ces TNF soit mauvais (20% seulement des patients guériraient) et qu’enfin la mortalité serait aussi mauvaise que celles des autres affections neurologiques.
Le diagnostic des TNF apparaît cependant délicat « en l’absence de « consensus international et national », mais il existe heureusement « des signes très évocateurs et spécifiques » reposant « sur la normalisation, voire la disparition des symptômes lorsqu’on détourne l’attention… » le trouble serait alors la conséquence « d’un excès d’attention sur le membre symptomatique » …
Devant de tels troubles, nous sommes invités, selon un autre article du dossier consacré au Dr Hingray spécialisée à Nancy dans cette pathologie, à faire la « cartographie des facteurs 3P ». Les 3P, pour les ignorants que nous sommes, étant les facteurs « prédisposant, précipitants et perpétuant les symptômes ».
En parcourant les articles de ce dossier nous apprenons, oh surprise ! qu’on retrouve dans les antécédents des patientes concernées, des traumatismes psychiques et parfois même des viols. Voilà qui est en effet nouveau et troublant : tout ça pour ça, aurions-nous envie de dire.
Pour autant le doute est ménagé. Le Dr Hingray s’interroge : « quels facteurs, situations, émotions, précipitent les troubles ? Qu’est-ce qui les maintient ?… On se le demande en effet. Heureusement nous sommes vite rassurés : le Dr Hingray a soin de préciser que devant toute cette symptomatologie « l’association classique freudienne conversion, histrionisme et belle indifférence (…) apparaît complètement erronée, le concept d’hystérie vole en éclat ». Ouf ! on a évité de parler de la psychanalyse ! On l’a échappé belle !
On terminera cette revue de dossier en remarquant que selon les auteurs des articles, les traitements pharmacologiques se révèlent décevant, qu’une thérapie cognitive s’impose de prime abord, ainsi qu’une bonne information sur le diagnostic accompagnée de thérapies adjuvantes (un des articles est consacré à l’initiation au tir à l’arc comme moyen de détourner l’attention des malades de leurs symptômes).

On reste confondu devant tant de naïveté (comment faire du neuf avec de l’ancien) ou tant d’ignorance (concernant l’histoire de la médecine et de la psychiatrie). Il me semblait pourtant, en raison d’une longue tradition clinique, qu’à Nancy comme à la Salpêtrière, on devrait être parfaitement au fait de l’histoire de l’hystérie.
Car malgré toutes les réfutations du dossier, c’est bien d’elle dont il s’agit, elle y est ici parfaitement et minutieusement décrite, surtout si on s’est donné la peine d’en lire l’histoire (y compris pré-freudienne). La seule nouveauté de l’article consiste à l’affubler d’un jargon qui se veut celui de la science, la vraie, la dure, la pure. Là aussi rien de bien neuf : voir Babinski et son pithiatisme. Car l’hystérie, comme à peu près tout le vocabulaire technique de la psychiatrie, est devenue un gros mot, depuis bien longtemps détourné de son sens initial, et qu’il faut se retenir de prononcer, sauf devant un tout petit cénacle de praticiens presque honteux de considérer que cette entité a encore de beaux jours devant elle à condition que le grand public n’en sache rien, car elle a été, et reste, une maladie infamante bien pire que la syphilis d’antan.

Pour autant ce tour de passe-passe pour attrape-nigaud a des effets et des conséquences :
– Un clou supplémentaire dans le cercueil déjà bien plombé de la psychiatrie d’abord. Outre son manque d’intérêt récurent de la part des pouvoirs publics au sein d’une médecine elle-même en piteux état, la psychiatrie, grâce à l’invention des TNF se voit déporter un peu plus vers la neurologie (au même titre que la fibromyalgie la déportait vers la rhumatologie) dans le but plus ou moins assumé de la faire disparaître : elle a toujours été trop peu scientifique, emplie de facteurs humains peu contrôlables et évaluables au sein de la médecine 2.0. Les symptômes dont elle s’était auparavant emparée trouvent désormais des terres d’accueil où ils seront assurés d’une existence plus convenable et surtout plus sérieuse. Certes Charcot faisait déjà de l’hystérie une lésion neurologique fonctionnelle (soit un TNF avant la lettre), mais le concept de lésion fonctionnelle reste et restera toujours insatisfaisant pour le médecin, le vrai, le somaticien. Heureusement l’imagerie, elle aussi dite « fonctionnelle », ramènera in fine tout trouble de ce type vers la neurologie, de la schizophrénie à la bipolarité en passant par les différents délires. L’important étant que ces symptômes trouvent enfin leur respectabilité, et que toute folie disparaisse définitivement derrière une raison raisonnable.
– Le désintérêt et la désaffection pour l’histoire de la médecine et de la psychiatrie, peu, plus, ou mal enseignée à la faculté de médecine. Que des symptômes soient en lien parfois étroit avec l’histoire du sujet, voilà qui devient quasi obscène dans le monde de l’immédiateté, du « tout, tout de suite » et de l’hyper technicité. Qu’un individu comme Freud ait pu trouver intéressant et thérapeutique de détourner l’attention moins du malade que de ses médecins sur la vision du symptôme, pour faire entrer celui-ci dans une histoire, voilà qui est avant tout une affaire ancienne pour ne pas dire démodée. Comme me l’a dit une fois une de mes patientes « la psychanalyse c’est pour les vieux » ! Il est vrai que quand la consultation de base du médecin généraliste est à 25 euros, on n’a pas le temps de laisser les patients raconter leur vie.
– Mais derrière cet abandon de l’histoire des récits du malade sur sa maladie, se glisse subrepticement l’abandon de la relation du médecin au malade, elle aussi piteusement enseignée à la faculté. Comme beaucoup, je suis frappé par cette épidémie de burn out, comme l’on dit maintenant, parmi nos collègues médecins. Bien sûr, la difficulté de travailler dans des zones de désert médical et la pression que l’administration hospitalière fait subir de façon quotidienne à certains confrères ne doivent pas être oubliées, mais en écoutant justement les récits de certains, il apparaît que de nombreux collègues sont très mal à l’aise dans la relation avec leurs patients. Des sites internet sont même quasi spécialisés dans les plaintes et les témoignages de la lassitude éprouvée par des médecins dans leur exercice quotidien, face à la demande de leurs patients et leurs exigences. Comme si jamais on leur avait donné la possibilité de travailler et d’éprouver leur attitude face à ce type de patients et, plus largement, face à la difficulté d’un métier psychiquement éprouvant. Inutile de dire que la notion de transfert et de contre-transfert, qui restent des outils et des repères extrêmement précieux dans le travail au quotidien avec les malades, a quasi disparu, pour finir au grenier des accessoires d’un autre âge. Et pourtant : les groupes Balint et dérivés, en ont aidé plus d’un à faire face à des situations difficiles où l’aide des pairs, le recul et l’analyse, permettaient de dénouer des situations semblant au départ inextricables.

J’ai lu dans le même numéro du Quotidien un petit article selon lequel les patients interrogés sont globalement convaincus par le rôle des IPA (infirmiers et infirmière en pratique avancée), ces soignants à qui les médecins délèguent un certain nombre de tâches. Et pourquoi sont-ils convaincus, ces patients ? parce qu’on les écoute ! Tiens donc, comme c’est bizarre !

  1. Le Quotidien du Médecin n°9949. Vendredi 1er juillet 2022. ?

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