S’émerveiller ensemble

L’histoire de la jeune fille qui se sauve de la tour où elle est enfermée vient faire écho à ces temps de dé-confinement. La fuite mène la jeune fille à une nouvelle épreuve, différente selon la version de ce conte populaire répandu en France, en Europe méridionale, en Allemagne et au Danemark.

L’ogresse, dans la version italienne de Giambattista Basile, jette un sort à Fleur-de- persil pour que toute fuite s’avère impossible. Elle poursuit la jeune fille quand elle s’enfuit de la tour avec son prince.

Dans l’une des premières versions des frères Grimm, la sorcière constate que Raiponce est enceinte. Elle lui coupe alors ses beaux cheveux et l’abandonne dans un lieu désert. Elle retourne dans la tour pour attendre le prince et le punir. Mais le prince se jette dans le vide, tombe dans un buisson de ronces et s’y crève les yeux.

Dans la version française d’Achille Millien, la fée poursuit Persinette qui se sauve avec son prince, en emmenant la chienne qui lui tenait compagnie dans la tour. La fée implore Persinette de lui dire adieu. La jeune fille se retourne et la fée l’affuble d’une tête d’âne. Le père du prince refuse d’accueillir cette jeune fille dans son château.

Véronique, dans la version française de Charles Deulin, fuit la tour de cristal avec un comte. Ils prennent une barque pour quitter l’îlot de la Dame des Clairs. Quand ils touchent terre, ils se retournent et voient la Dame des Clairs, debout sur l’eau. Elle menace le comte :

« Malheur à toi si je te retrouve sur mon domaine ! » Quelques années plus tard, le comte se noie dans le lac de la Dame des Clairs.

Étrangement, ces épreuves évoquent certains symptômes et effets de la pandémie du coronavirus : la perte d’un sens, la mort et le port du masque. Quelle sorcière nous affuble d’un masque ? Si la tête d’âne distingue la jeune fille qui s’est sauvée des autres jeunes filles, le port du masque nous uniformise. Tous semblables et interchangeables !

Dans toutes les versions du conte, la jeune fille dépasse les difficultés qui l’attendent au dehors et l’issue de l’histoire est toujours heureuse. C’est le pacte fondamental du conte merveilleux, la loi de ce genre qui exige impérativement la réussite de l’héroïne ou du héros.

Fleur-de-persil a volé trois glands à l’ogresse avant de fuir avec le prince. À trois reprises, quand l’ogresse les poursuit, elle jette un gland à terre. D’abord un énorme chien bondit mais l’ogresse lui lance une miche de pain. Quand un lion surgit, l’ogresse revêt une peau d’âne qui la protège. Mais bientôt un loup se rue sur elle et l’engloutit. Le prince emmène la jeune fille dans son royaume.

Le prince aveuglé par les ronces retrouve Raiponce dans le lieu désert grâce à son chant. C’est encore une fois sa voix et ses cordes vocales qui établissent le lien. Les larmes de Raiponce tombent sur les yeux du prince qui recouvre la vue.

Persinette envoie sa chienne chez la fée. La chienne demande à la fée de rendre ses traits à la jeune fille. Elle insiste tant que la fée finit par rendre sa figure humaine et sa beauté à Persinette qui épouse le prince.

L’enfant de Véronique jette à trois reprises une pomme, apportée de l’autre monde par son frère jumeau, dans le lac de la Dame des Clairs. La troisième fois, son père est ramené à la vie.

En ces temps de pandémie où plane le danger du virus, où chacun peut se sentir menacé et menaçant, où les liens avec les autres sont mis à mal, où on vit une nouvelle épreuve, les contes merveilleux peuvent être une respiration, une nourriture apaisante. En d’autres temps aussi, mais en ce moment, on a besoin de rêver à des lendemains sans corona, sans masque et sans gestes barrière !

Un jour plus ou moins lointain, on racontera : « Il y avait une fois le corona… »

J’entends d’ici les exclamations : « Mais les contes, c’est pour les enfants ! »

Aujourd’hui les adultes racontent ou, plus souvent, lisent des contes merveilleux aux enfants alors qu’autrefois ces contes étaient exclusivement destinés aux adultes et aux adolescents. Perrault, Walt Disney et beaucoup d’auteurs contemporains ont enfermé les contes dans l’enfance en occultant les contes populaires qui restent méconnus. Les contes ont été détournés de leurs destinataires et d’eux-mêmes. Ils ont enchanté nos ancêtres et ils ont survécu à la peste et au choléra. Ce sont des paroles vivantes et nomades qui tissent un lien entre les paroles du passé, du présent et celles à venir.

Bernadette Bricout, dans son introduction au Trésor des contes d’Henri Pourrat rappelle : « On aurait tort de voir dans les contes merveilleux un simple passe-temps pour les personnes exclues de la vie active, c’est-à-dire les vieillards et les enfants. Pour l’auditoire adulte ils étaient une mémoire, une fête, un jeu, une magie, une formation aussi – ils enseignaient le « savoir-vivre vis-à-vis du monde invisible. »1

Cette auteure, professeure émérite de littérature orale à l’université Paris Diderot, évoque les veillées de contes au coin du feu qui se sont éteintes au début du XXe siècle. Elles se sont rallumées avec le Renouveau du conte dans la mouvance des années 1968, sous une autre forme, dans les théâtres, les médiathèques, les écoles… Le répertoire des conteurs est large et puise à différentes sources : contes traditionnels, légendes, mythes, épopées, récits de vie…

Je raconte beaucoup en lycée et en collège et j’ai même fait le pari de raconter, lors d’ateliers réguliers, à de jeunes gaillards de 16-17 ans qui se forment aux métiers de carreleur, maçon, peintre… Ces jeunes ne sont pas du tout prêts à ce type de pratique décalée tant ils sont habitués à des savoirs utilitaires. Les ateliers sont destinés à tous et pas seulement aux volontaires. C’est avec les contes merveilleux que je les maintiens le plus en haleine.

Tous les auditeurs soulignent que l’écoute de récits les calme, les apaise. C’est comme si cet apaisement était un besoin vital non satisfait, un besoin qu’ils découvrent. Comme s’ils ne s’accordaient pas le temps d’un retour sur eux, en eux, pour réfléchir à leurs expériences. Dans une course effrénée pour remplir le temps, le vide, pour s’occuper, ils effacent tout lien avec eux-mêmes. Profiter du temps, se remplir pour se sentir moins seul ! Les auditeurs sont aussi étonnés de découvrir leur écoute soutenue. C’est à travers leur propre écoute qu’ils font l’expérience de l’apaisement. Une écoute qui les relie à eux-mêmes.

Pour Pierre Mabille, médecin et anthropologue, ami d’André Breton, « Le Merveilleux profite des points de faiblesse de l’intelligence organisatrice, comme le feu du volcan s’insinue entre les failles des roches ; il illumine les greniers de l’enfance ; il est l’étrange lucidité du délire ; il est la lumière du rêve, l’éclairage vert de la passion ; il flambe au-dessus des masses aux heures de révolte. »2 Dans Le Miroir du merveilleux, il nous rappelle que « Le pays du merveilleux est avant tout dans notre être sensible. »3

La poésie du merveilleux nous transforme et nous emmène vers notre humanité au lieu de tout ce qui nous forme, nous déforme et nous formate en objets de consommation avec ses indices de rentabilité et en prédateurs d’autres objets.

En ces temps de dé-confinement, j’ai quelque peine à imaginer que je raconterai en collège et lycée en portant un masque. Une part de l’histoire se lit sur l’expression du visage. J’ai encore plus de peine à imaginer les adolescents rendus inexpressifs, uniformisés par le port du masque, empêchés de mettre les doigts dans la bouche et éparpillés dans la salle, séparés les uns des autres de plus d’un mètre. C’est comme si toute la relation vivante qui s’établit entre le conteur et les auditeurs tendait à s’effacer, comme si cette relation, cette communion devenait une menace. C’est comme si le rapport de proximité recherché était annihilé. Pour Ariane Mnouchkine, fondatrice du Théâtre du Soleil, si le port du masque par les spectateurs est concevable, la distance physique, c’est le contraire de la joie.

Ce long temps de fermeture des salles de spectacle est-il un temps d’intériorisation des nouveaux codes tant par les artistes du spectacle vivant que par les spectateurs ? Ces codes sont martelés à longueur de journée par les médias, répétés par les enseignants à chaque cours, affichés dans les lieux publics… On peut d’ores et déjà s’interroger sur cette intériorisation notamment chez les enfants quand les autres deviennent à la fois craints et suspects. Les artistes devront puiser en eux pour faire rêver les spectateurs masqués et séparés les uns des autres. Il faudra peut-être aussi imaginer un rituel, en début de spectacle, avec un rappel de ces nouveaux commandements.

Un masque tu porteras !
De masque régulièrement tu changeras ! La distanciation sociale tu respecteras ! Les mains souvent tu laveras !
Ton visage tu ne toucheras pas ! Des gants tu porteras !
Un mouchoir à usage unique tu utiliseras ! Dans le coude, tu tousseras et tu éternueras ! Pour saluer, la main tu ne serreras pas !
Les embrassades tu éviteras !

Ces commandements rappellent les recommandations de la magicienne homérique à Ulysse. Circé prévient en effet Ulysse qu’il croisera les Sirènes sur leur îlot. Elle lui raconte que personne ne résiste à leur chant ensorcelant. Les bateaux se fracassent sur les écueils et l’îlot des Sirènes est jonché des cadavres. Elle apprend à Ulysse comment il peut entendre ce chant sans mourir.

Quand Ulysse approche du rocher où chantent les Sirènes, il pétrit de la cire et bouche les oreilles de ses marins. Mais il veut entendre leur voix et leur chant. Il demande à ses marins de le ligoter au mât et il leur défend de le délier même s’il les en supplie. Ulysse entend le chant des Sirènes quand le bateau passe devant leur îlot. Il tente de se libérer pour suivre les ensorceleuses mais ses marins resserrent les liens.

Le chant des Sirènes est un chant mythique. Jean-Pierre Vernant, historien et anthropologue, spécialiste de la Grèce antique, écrit que les Sirènes « s’adressent à Ulysse comme si elles étaient des Muses, comme si elles étaient les filles de Mémoire, celles qui inspirent Homère lorsqu’il chante ses poèmes, celles qui inspirent l’aède quand il chante les hauts faits des héros. »4 Elles lui révèlent son passé et son avenir, ses exploits et sa propre gloire. Elles lui chantent ce qu’on racontera de lui quand il sera mort. « Elles l’attirent vers cette mort qui sera pour lui la consécration de sa gloire. »5 Pour Jean-Pierre Vernant « Les Sirènes sont à la fois l’appel du désir de savoir, l’attirance érotique – elles sont la séduction même – et la mort. »6

La tradition homérique est d’une infinie richesse. Les spectateurs du navire des salles de spectacle – si elles rouvrent pendant ces temps de dé-confinement – sortiront de leur tour, attirés par cette échappée imaginaire, par ce chant même s’il n’est qu’un écho du chant mythique des Sirènes. L’ouverture à la métaphore, le désir d’être ravis, d’être transformés, l’aura emporté sur les risques d’être contaminés. Ce n’est pas une magicienne qui les avertira du danger ! Ils auront intériorisé les commandements de la crise du coronavirus. Ils seront ligotés à leurs sièges comme Ulysse à son mât, ils ne s’approcheront pas des autres avec lesquels ils s’émerveillent, avec lesquels ils partagent ce rêve. Auront-ils besoin de marins pour resserrer les liens qui les immobilisent ?

Ulysse ne bouchera pas les oreilles de ceux qui resteront dans leur tour, hors de ce navire, ceux qui sont plus vulnérables ou plus craintifs. Ceux-là résisteront à l’appel au rêve,le trouveront ailleurs ou par d’autres voies. Ils attendront le temps où on entendra : « Il y avait une fois le corona… ».

Et on pourra à nouveau rêver ensemble, rire ensemble, respirer ensemble, penser ensemble, parler ensemble, imaginer ensemble, chanter ensemble, aimer ensemble, être ensemble sans gestes barrière !

S’émerveiller ensemble !

« Il y avait une fois le corona et une autre fois, il n’y aura pas… »

1 H. Pourrat, 1948-1962, Le trésor des contes, Omnibus, 2009, p. VII

2 P. Mabille, 1946, Le merveilleux, Fata Morgana, 1992, p. 40-41

3 P. Mabille, 1940, Le miroir du merveilleux, avec une préface d’André Breton, Editions de Minuit, 1962, p.33

4 J.-P. Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes – Récits grecs des origines, Seuil, 1999, p. 135

5 Ibid, p. 136

6 Ibid, p. 135

11 mai 2020, ici et ailleurs

Alors confinement, dé-confinement ? Qui sait, qui saura ?

On a vécu dans nos murs, isolés, sans famille, sans amis.

Les rues étaient vides, sans âme, les parcs à peine piétinés,

les voitures à l’arrêt.

Mais que nous est-il arrivé ? Chacun chez soi, derrière son huis, chacun était pour l’autre un ennemi, tout le monde aux aguets.

Il n’y avait que les chats qui occupaient l’espace.

Et pourtant ne dit-on pas : « il n’y a pas un chat dehors ! » Qui croire alors ?

Depuis quelques jours, le second printemps est de retour : la nature accompagne notre nouvelle sortie,

la pluie, la fraîcheur ont été une aubaine. Les amandiers sont fanés,

les tourterelles cherchent encore à nidifier, les néfliers se parent de leurs fruits,

à l’aspect duveteux

les hirondelles paradent en poussant leurs cris. Les roses explosent leurs pétales,

elles s’habillent et s’éclatent, ravies de la douceur et des averses.

Et nous ??? Nous osons un pas dehors. Munis de nos heaumes, gantés et masqués. Pas question de carnaval,

juste de ne pas attraper LE mal. Certains portent une corolle, d’autres se couvrent jusqu’au col.

Les enfants déambulent, dans les allées pas question de s’accrocher aux agrès. Pas question de profiter de câlins.

Des grands-parents en manque des bambins.

Les commerces rouvrent leurs rideaux de fer. Dans les malls,

la lumière réapparaît après tant de ténèbres, de couloirs hantés,

peu fréquentés,

surtout pas se rapprocher il fallait tout éviter.

Les liens se ressoudent, les êtres se retrouvent, les zoom et liens virtuels se sont installés,

il va falloir se réhabituer.

De nouveaux codes ont été inventés. Mais il n’y a rien de mieux que la réalité, la proximité.

Des cœurs, des mains, des idées.

Vous tous qui nous avez aidés dans notre enfermement

à passer tout ce temps. Retrouvons nous à présent,

dans la joie et les plaisirs partagés.

Sortons sous le soleil, sous la lune, retrouvons-nous sur les dunes, dans les villes,

la Galilée ou la Judée.

almond flowers Hope

Après l’obscurité

Étrange moment
que façonne la lumière colonne de désir
L’horizon désormais est si vaste
que l’on perd la mémoire des mauvais jours Oui, est-elle vraiment retrouvée, la liberté ?
Bien sombres jours en ce printemps 2020 Un fléau s’est glissé dans notre vie
qui emporte des êtres chers blessés dans leur chair Poignant printemps
aux fleurs désolées
aux arbres qui demandent grâce Mais
la fenêtre est ouverte Et peut-être la liberté
Elle est ardente l’espérance
Elle donne à continuer malgré les ténèbres Elle entrouvre
une lumière
dans le ciel sombre Là œuvrent
les artistes et les poètes
Malgré tout
on déverrouille les portes La nature s’émeut
les pivoines bourgeonnent annoncent le printemps la lumière Le ciel semble limpide
et l’épreuve
en est plus douce bientôt
oubliée ?

Arrière cocotte !

Arrière cocotte !1

« On aurait pu penser que l’homme était apparu à la manière d’un intermède dans le spectacle de la nature. Voilà qu’il décide d’être, à lui tout seul, tout le spectacle. »2

Se confinant à Lacan dans le confinement, auquel nous, enfants de l’édition des séminaires, avons la chance de pouvoir se colleter dans l’illusion de ne rien manquer de sa parole, la vie semble se donner comme un fil. Des réitérations, redites, répétitions. Les mêmes portes, avec le même gardien qui feraient frémir des héros kafkaïens nouveaux.3

« — Puis-je entrer ?

  • He bien non ! Je comprends que vous en ayez envie mais ce n’est pas possible.
  • Ah bon ? Le trésor des signifiants est-il donc interdit ? Pourquoi ?
  • Plait-il ?
  • Non, oui, je voulais dire cette porte toujours ouverte qui semble garder le secret du désir marqué du signifiant, toujours échappant tel un furet…
  • Jeune homme je comprends votre désarroi mais c’est ainsi. Cela peut être mortifiant mais ! On croit comprendre des choses. Moi-même, si je me souviens bien, j’étais plutôt vif en la matière mais voyez-vous, je n’ai que cette mission de garder cette porte et ma foi, je ne m’en trouve pas plus mal.
  • Oui, je comprends mais tout de même, accepter, se résigner, c’est pénible…
  • Pénible, oui bien sûr, mais quand même beaucoup moins que de ne pas être reconnu.
  • Reconnu ? vous voulez dire, reconnu par les siens ?
  • Oui les siens, la mère ou la mer… comme il vous plaira.
  • Mais enfin, le père est là, derrière cette porte, il vous a reconnu comme gardien !
  • Oui, oui, tout à fait, c’est cela. Oui le père m’a reconnu comme gardien. Mais la mère…
  • Elle a donc été si dure ?
  • Cessons cela, vous n’entrerez pas dans le saint des saints de la loi. C’est ainsi. Restez tranquille, comme il vous plaira mais ne cherchez pas à entrer, cela n’est pas possible. »

Chacun sur son chemin s’intéresse aux cailloux qu’on a semés pour lui et qu’il ressème, dissémine. Et chacun sait que ce don est inégal. Ce thème, traumatique, fantasmatique aussi, mythique pourquoi pas, de l’acte du suicide que Lacan décrit à plusieurs endroit comme l’acte pur, ou qui serait pur si on savait ce que pourrait en dire celui qui l’aurait commis4, est aussi présent dans le séminaire V. Il y a comme un miroir entre la page 245 du chapitre XIII Le fantasme au-delà du principe de plaisir, où il évoque les conséquences de ne pas avoir été désiré chez les sujets suicidaires et la page 285 du chapitre XV la fille et le phallus où il parle de l’enfant seul face au signifiant du désir de sa mère, « De deux choses l’une. Ou bien l’enfant… se fait lui-même objet dans le courant des échanges et à un moment donné, renonce à son père et sa père, c’est-à-dire aux objets primitifs de son désir. Ou bien il garde ces objets… ». Il risque alors le labyrinthe du garde-manger de la valeur, poursuit Lacan. Il pourrit, thésaurise, se terrorise, ma cassette, ma cassette. L’attachement œdipien est conservé. Ça fout le camp, a minima dans la névrose et ça n’en finit pas de coller ce fout-le-camp !

Qu’ajouter à cela ? Un petit bout de texte verrouillé dans les confins des mémoires de chacun ? Un petit fil ? Nous y revenons. Nous sommes aux confins de l’humain. De l’humain qui-se-dit-conscient-d’être — à la mode de Fernand Deligny. Aux confins. Tout troué. Y-a-t-il un après les confins ? Avec fins ? S’il y a fin, y-aurait-il donc quelque chose après la fin ?

D’où vient le désir de mort et de meurtre ? De la haine d’être mortel ? De la rage d’être moins désiré que l’autre ? Gérard Haddad, entendu sur les ondes autour de Kafka, dit que dans la bible il est moins question de parricide ou d’inceste que de fratricide ? Chez les grecs, serait- ce plus large ?

Dans le fil de l’appartenance à la vie, à l’existence, à la reconnaissance de soi dans le microcosme de la famille, il semblerait que le fait d’être ou d’avoir été attendu, reconnu, désiré est un paravent contre cette tentation, somme toute très répandue de se dire : « hé bien quoi, puisqu’ils, — qu’elle dit-on souvent — ne m’attendaient pas, à quoi bon attendre moi-même ! Finissons-en ! »

La société mondiale semble répondre à cette question de manière massive, pas de manière intellectuelle, plutôt de façon technique et réactionnelle. « Ils se pressent contre les barrières de la peur et la haine, pourquoi ne pas pousser un peu ? Cela doit avoir des effets miraculeux ! »

Traumatisme qu’être né ? Ce n’est pas tellement un trauma qu’être né. C’est une création que naître. Cela est attendu, d’une manière ou d’une autre. Ce qui semble persister, c’est bien de ne pas être désiré. Qu’un « on » ne désire pas qu’on soit, malgré l’attente, désiré et accueilli.

Pensées à l’attention des auteurs d’éphémérides, en premier lieu Jean-Richard Freymann

Le triangle de l’inceste, du cannibalisme et du meurtre peut pousser à chercher ce que serait dans le triangle la place de l’enfant, de la mère et du père.

La dimension de l’ailleurs renverrait à ce presqu’aphorisme de Lucien Israël qui dit quelque part — et peut-être différemment — dans son séminaire sur la parole et l’aliénation

« Disons que l’aliénation c’est l’ailleurs ». Quand cet ailleurs se résume à son corps et sa pensée confinée, on peut craindre, oui, quelques déconvenues avec la folie ou la glissade intérieure.

Sur les perspectives d’Œdipe à Colone — lu et commenté par Lacan dans le séminaire III — cette perspective ultime : « être enfin homme puisqu’il n’est plus rien », et la vengeance derrière.

Le désir de vengeance des enfants danse assez bien avec la sublimation comme voile du désir meurtrier de Marc Lévy.

De la conflictualité à venir, qui ne serait pas empoignade terrorisante ? Encore faudrait- il trouver un terreau de l’agir que semble être ce qu’ont vécu et vivent les personnes sur le front de l’épidémie mais le pouvoir n’a souvent d’autre but que de protéger son vouloir.

En contre-point, pour Julie Rolling, les illusions du collectif et du coup de la confusion possible de l’agir. Lacan dit, semble-t-il justement, que l’individu et le collectif c’est la même chose5. Comment penser le narcissisme étouffant et presque indépassable des deux ?

Pour Cyrielle Weisgerber et Pauline Wagner, sublimer l’absence du corps réel par la voix qui peut encore séduire.

Enfin un erratum dans le premier texte transmis — pour la toile de Martin Roth sur la sidération. Siderare n’est pas, bien entendu, sans étoile. Ça c’est le désir. Sidéré serait étoilé ? Desidère-toi est-il mot d’esprit métonymique ou métaphorique ?

Le thème fait rebond vers l’avoir et l’être de Guillaume Riedlin qui sont emplis tous deux d’illusion, voire d’hallucination. Cela semble sans fin.

1 Voir l’histoire longue si drôle de Raymond Queneau dans le chapitre VI du séminaire V de Jacques Lacan Les formations de l’inconscient, 1958-59, ed. du Seuil, 1998.

2 Arachnéen et autres textes, Fernand Deligny, édition l’Arachnéen, juillet-septembre 2008, fragment 27, page 45.

3 Cf. Kafka, Parabole de la loi, 1915 (au moment de la rédaction du Jenseits – au-delà du principe de plaisir…)

4 Et que Lucien Israël décrit dans la plupart des cas comme narcissique ou relevant de graves disfonctionnements narcissiques dans Le médecin face au malade, édition Dessart, 1968.

5 Séminaire III sur Le moi.

Sortir du confinement – pour quoi faire ?

Claudine Hunault. Actrice, écrivaine, psychanalyste.

Un changement s’est produit dans la parole des patients. Je situe ce changement dans le sillage des annonces du Premier Ministre le 19 avril. Durant les premières semaines de confinement, s’exprimait une anxiété qui portait sur des questions personnelles (occuper son temps, vivre seul(e) ou à temps plein avec l’autre, avec les enfants, supporter les annulations des échéances professionnelles…). Certains disaient se vider de leur substance en l’absence de l’autre, se vivant d’abord comme partie d’un ensemble et perdant le sentiment d’une existence propre si cet ensemble disparaissait physiquement de leur paysage. Cet « ensemble » avait habituellement une fonction de tiers qui soutenait chaque jour le désir de se lever, de se porter au dehors et d’agir. Il avait aussi une fonction de tiers pour le couple confiné où commençait à s’émousser le goût de l’autre. La tension amoureuse se raréfiait si autrui n’était plus là pour la percevoir et la reconnaître. L’imaginaire se tassait dans cette durée rectiligne. Progressivement est apparu un trouble puis une culpabilité de se voir à l’arrêt quand d’autres, maintenus, appelés ou rappelés au travail étaient pris dans l’urgence et le danger. Devoir rester chez soi et ne rien faire pour autrui signifiait être hors circuit et quasiment exclu du cœur de l’action, même si ce cœur était celui de la souffrance et de la mort possible. Deux mondes cohabitaient, l’un immobile dans le silence des villes et des routes désertées, l’autre hyperactif et grouillant dont nous suivions avec fascination les épisodes et la courbe de gravité. Le premier perdait en réalité, semblait se défaire et révélait une peur qu’il n’y ait rien, qu’il n’y ait plus rien. Le rappel quotidien et chiffré des malades et des morts venait attester que l’épidémie était là. Il n’y avait pas rien, le monde était bien là. Les applaudissements de 20h pour les soignants réveillaient l’ancrage dans une réalité.

À l’inverse, pour ceux et celles qui se vivent dans la comparaison permanente avec autrui et se sentent toujours entravés dans l’action, voire en échec, l’arrêt les apaisait, toute velléité de challenge était dissoute, le monde les avait rejoints.

Il y a une chose dont nous ne décidons pas, c’est ce qu’opère en nous le temps. Il s’agit de se rendre à l’action du temps, à sa façon d’affaiblir la volonté de prouver quelque chose à l’autre et surtout à soi, d’assourdir le besoin de capitaliser sa propre personne. Nous vivons un arrêt de l’attraction du dehors, de sa multiplicité et nous ne pourrons pas faire que ça n’ait pas eu lieu, même si la perception que nous en avons varie considérablement d’une personne à une autre. Qu’est-ce qui change en nous ? Dans ce confinement qui agit comme une loupe, nous faisons face à ce qui de nous-mêmes se dérobe si facilement dans la fébrilité ordinaire de nos actions et de nos contacts. « Avant il y avait un quotidien, il y avait des gens, il y avait des choses pour éviter les questions et les constats », disait une patiente. Qu’est-ce qui change en nous ? Peut-être l’inclination à l’évitement. Même si nous emplissons nos journées (la fourmi toujours active), et nous sommes nombreux à observer qu’elles passent très vite nos journées, il y a cette aube du jour, quelle qu’en soit l’heure, où l’angoisse vient mordre. Il y a un seuil poreux qui n’est plus le sommeil et pas encore l’éveil où le souffle est happé par un obstacle insituable et sans forme qui retarde le mouvement. Dans l’interstice louche les questions peinent à se poser. Elles sont submergées par une question sans fond : qu’est-ce que c’est vivre ? Quand nous ne sommes plus « pris » par une activité, quand autrui n’est plus l’horizon de notre mouvement, quand il n’y a plus d’échéance, qu’est-ce que c’est vivre ?

Aucune méthode, aucune technique ne peut répondre et des patients se disent agacés des conseils de bonnes pratiques réitérés : appelez vos proches, faites-vous un programme chaque jour etc., précisément la chose s’avère impossible ou désuète ou déjà caduque car le sentiment domine que la question à affronter est ailleurs et les déborde de toutes parts. Comment soutenir seul(e) le désir de vivre quand autrui ne vient pas le soutenir avec nous, voire à notre place, nous en déchargeant, se chargeant d’une partie de nous dans l’action, dans la parole ? Et nous, lui octroyant la même chose.

Qu’est-ce qui change en nous ? Il nous est soudain demandé d’être dans le temps et non plus de le devancer pour en annuler la durée. L’angoisse aujourd’hui se dépose sur un champ plus vaste et diffus : qu’est-ce que nous allons vivre ? Le monde qui vient est déjà là, marqué par la perte de ce qu’on prévoyait, de ce qu’on avait préparé et qui allait se réaliser. Nous ignorons encore tout de ce monde, nous n’avons rien dans notre mémoire pour l’imaginer. Comme dans ces rêves où on doit participer à un spectacle dont on ne connaît ni le texte ni la mise en scène. Pourquoi sortir si je ne peux plus exercer mon métier ou mon art, si je ne peux plus serrer l’autre dans mes bras ? Pourquoi sortir si nous ne pouvons plus passer

par les corps pour comprendre et éprouver ce que c’est que vivre ? Les corps nous manquent : ce que font les corps dans les films et que nous ne pouvons plus faire.

Une peur se fait jour à l’approche du déconfinement, celle d’un isolement plus grand encore ; nous avons compris qu’il n’y aurait pas de grandes retrouvailles insouciantes et débridées. Pour ceux et celles dont l’activité s’est arrêtée, la peur d’être exclu(e) de la vie qui reprend se tisse avec un sentiment d’impuissance : ne plus savoir où prendre la parole et comment la prendre.

Nous nous trouvons devant une double exigence : écouter la résonance de ce qui s’est découvert en nous, lieu d’une intime transformation, et aiguiser notre lecture du dehors où plane la menace d’une loi tentée de prendre en main notre santé.

Le déconfinement ou « La clinique est pleine de surprise ! »

  1. « Surprises du déconfinement »

Autant le confinement prolongé a provoqué des manifestations de lassitude et d’agressivité, autant le retour vers le « déconfinement » replonge vers les ressorts de l’angoisse.

Quels sont ces paradoxes ?

L’humain s’habitue à presque tout, sauf à l’irruption du changement. L’être parlant se ritualise dans des aberrations dont il perd souvent les raisons. Essayez chez vos proches de toucher à leurs petites habitudes, vous m’en direz des nouvelles !

La question freudienne (modèle 2e topique) serait de se demander s’il s’agit là de la mise en jeu de « l’automatisme de répétition » ou « des pulsions d’auto-conservation » ? Freud en donne plusieurs réponses dans un texte intitulé « Au-delà du principe de plaisir1 ». En termes lacaniens on pourrait risquer : Comment se priver des jouissances de la répétition ? J’ai eu quelques surprises concernant les modifications des édifices techniques de ma pratique de l’inconscient. En fixant une date – avec quelque fierté ! – de reprise des consultations « présentielles », grande a été ma surprise en entendant quelques patients me dire qu’ils préféreraient poursuivre en « téléconsultation ». Surprise ? Et pourtant Marcel Ritter et Cyrielle Weisgerber nous ont bien montré les fonctions de la présence dans les précédents « Éphémérides ». Je dirais plutôt que la plupart des gens ne supportent pas l’anticipation du changement, même si par la suite les choses se passent fort bien.

Quant à la question de la reprise des écoles, je n’oserais certainement pas affirmer que sous prétexte (justifié) d’impréparation, les adultes se cachent derrière les enfants pour dissimuler (enfouir, occulter ?) leurs angoisses et leurs peurs (le nuage du virus n’ayant pas encore quitté les lieux).

Quels que soient les mensonges des gouvernants, nous voudrions pointer la question des nominations qui renvoient aux questions fondamentales et la « métaphore paternelle2 », de l’affirmation et du « Nom-du-père » ? Qu’est-ce à dire ?

Dans le quaternaire œdipien (mère-père-enfant-phallus), d’après Lacan la mobilisation se fait en différents temps et cela a de l’effet sur la constitution de l’enfant. Quel rapport ?

En affirmant une date de déconfinement, quelque chose se produit dans la psychologie collective.

Mais encore ?

Quelque chose va s’arrêter dans le glissement du langage ; on va introduire une pause ou un silence (comme on dit en musique) avec tous les effets d’anticipation et d’anxiété personnelle. Que la date soit justifiée ou non, on introduit une coupure riche d’effets défensifs, inhibiteurs ou favorisants.

Cela renvoie à la notion de scansion, d’intervention « paternelle », d’effets métaphoriques face au glissement métonymique.

Qu’est-ce à dire ?

Qu’après une logique de l’effroi (Schreck), on tente de rétablir un changement de portée. Il est trop tôt pour dire à quelle nouvelle mythologie nous avons à faire. Quelque part on réindividualise les décisions. Aux décisions prises par les gouvernements, chacun est contraint de se situer.

Ce qui va aussi dans le sens de la « redialectualisation » entre l’administratif et le médical3. Au même titre que l’épidémie a redonné du pouvoir au discours médical par rapport au discours administratif souvent Kafkaïen.

L’arrêt du confinement réintroduit l’individu dans des choix particuliers où se repose la question de l’engagement personnel.

J’entends les plaintes des petits-enfants qui eux cherchent leurs copains et copines…

Alors attendons la créativité de tous les enseignants.

À quelle analogie est-ce que je me réfère concernant la nomination d’une date, au

« NON » d’un discours paternel ? Qu’est-ce à dire ?

Nous avons à tenir compte pleinement des modifications des formes de la famille4 pour le bien-être de l’enfant. Il faut au moins qu’il découvre deux types de discours (maternel et paternel par exemple), autrement dit une forme de conflictualité, peu importe les costumes donnés à cette conflictualité. Faute de quoi, nous retombons sur la primitivité spéculaire de la relation leader-enfant, qui se rapproche de la logique du clone5. Contrairement aux idées répandues, les enfants supportent beaucoup de choses, pour peu qu’on les introduise dans les logiques de la parole. Ceci est d’actualité puisque c’est bien la binarité confinante relationnelle qui conduit à des formes de violences. Et il suffit le plus souvent d’introduire une tiercité (voir le texte de Julie Rolling dans Éphéméride n°4) pour réintroduire un cheminement, une diachronie.

2. La tiercité et le mythe

À la préparation du séminaire sur « Introduction à la métaphore paternelle6 », le débat a circulé autour de la fonction du mythe en particulier par rapport aux liens entre « Œdipe- roi », « le complexe d’Œdipe » et « Œdipe à Colone ». Une des formes de la tiercité c’est l’irruption d’un changement, le « peut-être » de changer d’habitude ! Mais aussi le surgissement d’un acte imprévisible.

Le « NON » dans un discours habituel vient à faire dérailler un des aspects de l’automatisme de répétition. Faire parfois jaillir un autre discours ! Cela met l’accent sur une donnée clinique que Freud développe dans Totem et Tabou7 – qui reste une énigme pour l’inventeur de la psychanalyse – qui est « l’ambivalence affective ».

Et c’est bien là que nous trouvons les articulations entre les formations de l’inconscient et les formations sociales8.

Après avoir détaillé la mythologie grecque, Freud s’étonne du fait que les héros de la tragédie doivent souffrir (leçon pour les politiques !), et que le héros tragique est chargé de

« la faute tragique » (Ubris). Et face à une irruption du réel (Covid 19 !) l’humain se rebelle contre l’autorité divine ou humaine !

Et pourquoi ?

La réponse de Freud est tranchante : le leader de choc doit souffrir (p. 219) parce qu’il est le père primitif (Urvater)… « quant à la faute tragique, c’est de celle dont il doit se charger ». La suite c’est le passage du « Père primitif » au Père œdipien.

Et nous trouvons, grâce au complexe d’Œdipe (dit Freud), les commencements à la fois de la religion, de la morale, de la société et de l’art : ce qui est confluent avec les données de la psychanalyse où Freud voit dans le complexe d’Œdipe le noyau de toutes les névroses.

Alors que devient l’ « ambivalence affective » ? L’ambivalence se pose non pas par rapport au père œdipien mais par rapport à l’Urvater ou le père primitif « de la horde ». Certains diront par rapport au « principe de paternité ».

P. 220 : « L’ambivalence affective, au sens propre du mot, c’est-à-dire un mélange de haine et d’amour pour le même objet, qui se trouve à la racine d’un grand nombre de formations sociales ».

C’est toute la question de la structure de l’identification primaire et l’effet de pointage clinique du moment de vacillation psychique.

Comment rendre compte du trou dynamique laissé par l’objet sinon en le qualifiant de bon et de mauvais ?

Regardez l’ambivalence par rapport au déconfinement…

1 S. Freud (1920), « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993.

2 J. Lacan, Le Séminaire livre V (1957-1958), Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998.

3 J. Clavreul, L’Ordre médical, Le Seuil, 1978.

4 J. Lacan, Les complexes familiaux, Navarin.

5 Note : dans un article ancien j’avais proposé que la première relation infantile serait du type : « sein-bouche ».

6 « Introduction à la métaphore paternelle » Prévu le vendredi 15.05.2020 (qui fera l’objet d’un enregistrement).

7 S. Freud, Totem et Tabou, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2003.

8 Ibid.

L’amour au temps du Corona

L’idée de ces quelques mots m’est venue de l’observation « distante » des gestes barrières conseillés, voire imposés dans ce temps critique même s’il peut nous apparaître tout autant comme un temps logique !

La relecture non fortuite de l’ouvrage de Jean-Luc Nancy : Noli me tangere m’a incité à mettre cette idée sur le papier.

Se masquer, garder ses distances, ne pas se toucher, prendre des gants.

Comment ne pas évoquer devant ces masques, le plus souvent identiques entre eux, une uniformisation des visages ? Il ne s’agit plus là en effet de la persona – ce masque que portaient les acteurs dans le théâtre antique qui, d’une part, donnait à l’acteur l’apparence du personnage qu’il interprétait et, d’autre part, avait pour but de porter la voix au plus loin – en effet, nos masques chirurgicaux ou FFP2 donnent à tous et à chacun le même aspect d’extra-terrestre muselé. Heureusement, même si le port de lunettes paraît tout aussi indispensable, celui-ci permet toujours de percevoir le regard de nos congénères, sauf bien sûr à se réfugier derrière des lunettes teintées !

Le masque nous dés-individualise, il nous cache nos rides et modifie nos dires. Il fait de l’autre un miroir de nous-même. Il ne nous permet plus de mordre dans la vie à pleines dents et nous n’aurions plus à craindre les morsures de l’autre. Le réel de notre amour est tout autant voilé et nos baisers nous sont volés ! Bouche cousue, voilà qui ferait bien l’affaire de certains, notamment pour ne pas démasquer les responsables de ces masques-en-rade…

Gardons nos distances, pas à moins d’1,50 mètre les uns des autres. Mais au quotidien pré-critique, étions-nous si proches ?

Notre société peut nous laisser accroire par ces regroupements sportifs, culturels, ses réseaux sociaux, ses directions des ressources humaines (ressources pour qui ?) que nous sommes vaccinés

contre la solitude et l’isolement, alors que c’est parce qu’elle est une société techno-centrée et une théocratie économique que la dictature du tout-à-l’égo s’est instaurée, que le prêt-à-penser s’impose comme uniforme de l’homme moderne. Les bouches ne s’ouvrent plus beaucoup depuis bien longtemps. Fin d’une époque ou mort d’une civilisation ?

Les baillons économiques étaient déjà là, bien avant les masques manquants ! La muselière du CAC 40 n’a jamais été autant portée.

Gardons nos distances pour ne plus nous toucher… Noli me tangere, « Ne me touche pas » dit Jésus à Marie-Madeleine entrée dans le tombeau vide du corps du Christ. Marie se retourne vers Jésus et croit voir un jardinier. Mais cet Homme s’adresse à elle et la nomme, Marie ! Dès lors Marie n’a plus aucun doute sur l’identité de celui qui est en face d’elle et qu’elle souhaite atteindre de ses mains. Jésus refuse ce contact, c’est par l’absence de ce contact avec le corps de la ré-surrection, que s’éprouve la foi de Marie. Cette épreuve imposée à Marie-Madeleine est une preuve de l’amour de Jésus pour Marie. Jésus par sa sentence Noli me tangere permet à Marie de se séparer de lui et ainsi, forte de sa foi immense, de vivre désormais dans un rapport transcendé à ses semblables.

Ce Noli me tangere donne au corps toute sa puissance symbolique et sa sacralité. Il ne s’agit pas d’une marque de rejet de l’autre, bien au contraire, cette phrase témoigne, qu’à la différence de Saint Thomas, Marie n’a pas eu besoin de voir Jésus pour être convaincue qu’il était « levé à nouveau » (ré-surrection), elle n’a pas eu besoin de preuve visuelle, le seul fait d’entendre la voix de Jésus lui a suffi pour croire à une présence sur fond d’absence.

Cette digression un peu insolite a seulement pour but de montrer que l’éloignement physique imposé par cette pandémie, n’est pas forcément un geste barrière à l’amour. Il peut traduire autant l’amour et le respect de l’autre que la crainte de la contagion. Ne pas respecter cette bonne distance (ni trop loin, ni trop près), au nom de je ne sais quelle définition puérile de la liberté, peut représenter un témoin supplémentaire de l’impact de l’individualisme ambiant soigneusement entretenu par nos technocrates boursicoteurs car il est la condition de la poursuite de leurs efforts.

Prendre des gants… Avec qui et pourquoi donc ? Avec ces fonctionnaires zélés qui, depuis des décennies, étouffent leurs collègues soignants en réduisant à une peau de chagrin les investissements dont ils ont un cruel besoin ? Bien sûr, depuis mars 2020, les éloges pleuvent à flot mais notre cher système de santé peut-il encore se re-lever ? Et une fois la pandémie en sommeil, quels vont être les nouveaux impératifs qui seront opposés à l’aide indispensable à lui apporter ?

Pas besoin de prendre des gants si la bonne distance est trouvée, celle qui permet de ne pas jouir du toucher mais qui maintient le désir intact. Certes, on ne peut se passer de satisfaire à certaines attentes intimes, mais ce n’est sûrement pas en répondant aux attentes qui nous sont présentées que ces satisfactions seront trouvées.

pas ».

Lacan disait de l’amour que c’était « donner ce qu’on n’a pas… à quelqu’un qui n’en veut

La pandémie actuelle nous met dans la triste possibilité de donner ce que l’on a (ou que l’on

est susceptible d’avoir : le virus) à quelqu’un qui n’en veut pas.

Nous sommes en même temps l’agresseur et l’agressé. En ce sens le virus nous dirige vers l’immonde, le non humain, et certains de nos congénères ont déjà pris cette direction (vol de masques, rejet des soignants qui pourraient les contaminer). Il y aurait beaucoup à dire sur la jouissance obscène et débridée dont ces comportements-là témoignent. En tous cas, le désir est ici aux abonnés absents.

Le confinement qui nous a été imposé, nous expose, en exagérant les distances, au risque de l’isolement et de l’installation d’une peur chronique de l’autre qui ne va peut-être pas s’estomper subitement à partir du 11 mai…

Accepter de ne pas se toucher, de respecter la bonne distance, est la plus sure façon de maintenir intacte notre capacité à désirer, à aimer. Cette pandémie nous rappelle que nous ne sommes ni maître de nous ni de l’univers, que nous sommes des animaux symboliques et de ce fait, que l’incomplétude est notre lot, irrémédiablement. Elle remet, certes très brutalement, la mort au centre de la vie et c’est ce que nous avons tendance à oublier. Quelle place pour le désir, le manque qui le soutient, si la mort n’existait pas ? Quelle place pour l’amour si rien ne nous fait défaut et si nous ne pouvons offrir ce manque en partage ?

L’amour est toujours une prise de risque, celle d’une rencontre inconsciente avec le réel de la mort. C’est le poète qui toujours exprime le mieux cela avec les mots les plus simples : Brassens dans Corne d’Auroch : « Il était incapable de risquer sa vie pour cueillir un Myosotis à une fille… »

L’invasion sournoise du Covid 19, crée aussi la condition de possibilité d’un nouveau rapport à la vie, à l’amour et à la mort. Il nous faut à tout prix saisir cette possibilité qui se présente.

Pas besoin de prendre des gants pour saisir cette occurrence où Eros se dessine à contre-jour.

L’amour au temps du Corona c’est vouloir persister à croire que les mots d’amour, même filtrés par du papier ou du tissu, sont plus contagieux que le Covid-19.

À la mort de son épouse, Nusch, Paul Eluard écrit : « … Voici le jour en trop : le temps déborde. Un amour si léger prend le poids d’un supplice. »

Ne nous laissons pas déborder par le temps du Corona…

Peintures, dessin, art

ÉPHÉMÉRIDE 5

Les artistes confinés…

Aléna Kieffer-Kiseleva*, Crayon sur papier 29×44, 2020

I will take care of your demons Je prendrai soin de tes démons

« J’explore ici la dimension homme-femme qui peut être un champ de bataille, une prison, mais aussi une sorte d’harmonie absolue, un monde cloisonné à deux… »

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Lisa, Un autre tempo…

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Marie-Odile Biry-Fétique, Ascolta

C:UsersFamille KiefferDocumentsDocumentsTRAVAUX EN COURSMédée 30-04-2020.JPG C:UsersFamille KiefferDocumentsDocumentsTRAVAUX EN COURS�3-05-2020 Médée.JPG

Fleur de confinement Le déconfinement en questions…

C:UsersFamille KiefferDocumentsDocumentsTRAVAUX EN COURSMédée 04-05-2020 Vacances en confinement.JPG

Vacances en confinement

Médée, ses œuvres des derniers jours

www.medee-sculpteure.com

Météorologie humaine

https://www.fedepsy.org/wp-content/uploads/2020/04/Éphéméride-3-Me?te?o-du-24-25-26_03_20.pdf

Échappée

Nos mains d’homme fragiles fiévreuses
façonnent pourtant la terre C’est la faux
qui fauche le blé L’ouvrier qui œuvre pierre après pierre L’homme se dresse contre le malheur
s’échappe vers l’espoir Ah ! Recouvrer
ce qui était perdu la liberté
Dans l’étoffe sale
des jours coronavirus le temps s’allonge…
Par petites touches des perles de lumière percent les volets
La pluie s’en va avec le soleil toujours
Vent
tu m’emportes dans un galop léger Là où les feuilles sont rousses
les arbres méditent Vent
tu m’emportes loin des tourments de ces moments où la vie vacille
Ah ! Détruire le maléfice de ces jours ensorcelés
Chanter
la solidarité
dans notre monde affamé de liberté
Un oiseau s’envole d’une branche de houx Permis est le rêve
sous ce couvercle pesant L’espoir tremble là
en suspens

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