Dans une société de communication, les virus ont toujours de beaux jours devant eux

Je suis ravi que Philippe Breton ait donné sa vision des virus dans notre société de consommation. Pour les étudiants et pour moi-même il a toujours été un excellent enseignant et a écrit de nombreux ouvrages

  • Convaincre sans manipuler, Ed La Découverte, 2015
  • Les refusants, comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ? Ed. La Découverte, 2009. et je vous conseille un bestseller
  • Une brève Histoire de la Violence, Ed. J.C. Béhar, 2015

Nous avons toujours beaucoup échangé, autour des questions politiques, universitaires et analytiques. Pourvu que nous puissions durer…

Jean-Richard Freymann

Le coronavirus a surpris une civilisation mondiale en pleine mutation. Depuis près d’un demi- siècle, la plupart des sociétés humaines s’étaient engagées, de façon convergente, dans la déclinaison d’une utopie née après la dernière guerre mondiale, celle de la « société de communication ». Les étapes de ce qui restera rétrospectivement comme une grande fuite en avant, ont été l’expansion de la cybernétique et de la pensée technicienne, la fin du communisme, la mondialisation de l’économie, la restructuration du lien social grâce aux nouvelles technologies, le délitement des frontières.

La clé de ce grand chambardement a été la valorisation à l’extrême de la communication, devenue un impératif catégorique, alors que cette notion était presque inconnue jusqu’au milieu du XXème siècle. Là où la vertu était du côté de la discrétion, de la retenue, du quant-à-soi, de la direction de l’intérieur, de la profondeur, la nouvelle doxa a mis en avant, dans un retournement presque point à point, l’exhibitionnisme, la vanité, le conformisme, la superficialité. Là où la frontière protégeait et permettait de reconnaître à leur juste mesure l’altérité des autres, l’universalisme communiquant a fait du voyage où l’on ne cherche que le même, la norme du déplacement. Là où on valorisait comme le bien le plus précieux la richesse de l’intériorité, on a promu comme valeur suprême l’interactivité permanente.

L’agitation stérile a remplacé le recueillement productif. Le mystique est devenu SDF, le touriste arrogant le nouveau héros, le migrant un exemple vertueux du déplacement. Les nouvelles socialités, soutenues par les technologies, ont aboli les frontières de l’intimité, la distance entre les êtres, pourtant outil majeur de la réduction de la violence, les frontières régionales et nationales, désormais promues comme des scories du fascisme.

C’était du moins le programme de ce qui se révélait jour après jour comme une utopie dont la réalisation est toujours remise au lendemain dans l’indifférence des dégâts qu’elle fait au présent. Et attendant, le monde ancien devait être détruit, remplacé avec systématisme par une bouillie autiste, une absence radicale d’empathie, un universalisme abstrait, une incompréhension généralisée, un technicisme froid, un voyagisme sans but, bref, un idéal de communication qui débouchait sur la vacuité de rapports sociaux dévitalisés.

Et voilà que le coronavirus est arrivé. Toutes les épidémies ont quelque chose à nous dire. Celle-là plus particulièrement. Dans son orgueil, l’espèce humaine avait cru vaincre tous ses prédateurs et siéger tout en haut de la chaîne alimentaire. Pour se faire peur, on avait inventé la catastrophe climatique. C’était oublier qu’il restait un ennemi invisible, récurrent, têtu, plus puissant que nous : le virus. Nous vaincrons peut-être cette énième version de son assaut, mais il en reviendra un autre, pour une raison simple, le virus a besoin de nous pour exister. Il nous guette donc en permanence, et il s’en trouvera bien un un jour, pour dominer définitivement la situation.

Le coronavirus en tout cas, se diffuse dans une société très peu résiliente devant ce type de prédateur, une société ouverte, communicante, sans frontière, et où l’idée de se séparer des autres entraîne une peur panique et une angoisse paralysante. Ce monde qui veut rester ouvert quoiqu’il arrive est le paradis de l’organisme qui ne vit que de la contagion.

L’obstacle majeur aujourd’hui au civisme minimal et à la retenue sociale qui s’imposerait, est bien l’impossibilité de nos urbains à cesser de communiquer sans frein, et même à restreindre suffisamment cet impératif utopique pour réduire la circulation du Mal. La « distanciation sociale » est vécue comme une souffrance majeure de ceux qui ne savent plus que communiquer pour être. Ne plus pouvoir sortir, ne plus s’agiter dans une interactivité compulsive, renvoie chacun à une intériorité dont la nouvelle utopie a verrouillé les portes.

Décidément, les virus ont encore de beaux jours devant eux.

1 Professeur émérite à l’université de Strasbourg, Docteur en psychologie du langage et de la communication, Adminis- trateur national de la Croix-Rouge française.

Article publié initialement sur le site de l’observatoire de la vie politique en Alsace : ovipal.com

Libre cours aux artistes

ÉPHÉMÉRIDE 7

ART

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Marie-Odile Biry-Fétique, Retour en Arcadie

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Francis, « Déconfiné »

Concernant le titre « Déconfiné » proposé à l’artiste, il répondra…

« C’est un bon choix, au départ un peu étonnant.

Mais pourquoi pas une boîte. Une vieille boîte, peut-être rouillée, mais aussi dorée dans la lumière. Une boîte qui s’ouvre sur quoi ?

D’anciennes confiseries, fruits confits qui trainaient là. Dé-confinés

Un fond obscur toutefois, peut-être une boîte de Pandore d’où surgissent les maux qui punissent le vol prométhéen du feu et des arts.

Donc un titre comme « déconfinés » convient tout à fait ».

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Aléna Kiseleva-Kieffer, La main de ma mère

Recommencer

Désir de continuer à avancer à chanter
braver la mort
hors du tunnel sombre
qui engloutissait notre joie Trouver, ah ! trouver
le fil
pour continuer à vivre et recommencer
Il fait chaud étouffant Quitter le nid
de notre fausse forteresse Le monde attend là
pour que nous le rebâtissions comme une demeure acceptable
pour tous les hommes
Sous ma fenêtre la petite cour
est habitée par un chat noir noir comme la nuit noire de ma mélancolie
Je l’aime
cette petite cour
Elle est carrée et nue Et le ciel
chaque jour y descend depuis peu maintenant
Maintenant
je me blottis dans la poésie C’est Baudelaire
C’est Aragon C’est Nerval Leur beauté saisit leurs vers tissent
un vêtement très pur dont je m’habille
pour paraître devant la reine liberté retrouvée

Résonances en psychosomatique

Intervention du 11 mars 2020 lors des journées de formation Apertura-Arcanes : Les mémoires du corps.

Tout d’abord je voudrais remercier les organisateurs, et tout particulièrement Philippe Lutun, de m’avoir invité à intervenir dans cette journée. Le thème des mémoires du corps m’intéresse d’autant plus que j’y travaille depuis des années.

En cette période où on est plongés dans les risques majeurs de l’épidémie au coronavirus (ou Covid-19), je ne peux m’empêcher de l’évoquer en introduction. Mais pourquoi donc parler de cette épidémie dans une présentation de psychosomatique ? Une telle épidémie est évidemment une réalité biologique, dramatique. Le virus qui la cause est bien réel et les symptômes qu’il provoque n’ont rien d’une conversion hystérique ni d’une somatisation. Pour traiter la maladie, il faut des mesures médicales. Tout cela semble n’avoir aucun rapport avec la psychosomatique. Et pourtant ! À côté de la réalité biologique, on peut trouver un signifiant faisant écho à de grandes peurs ancestrales dont la mémoire est enfouie en nous. Je citerais en premier lieu la terreur du Moyen Âge face à la peste noire qui a tué plus de 30 % des Européens entre 1352 et 1357 ; ses résurgences au cours des siècles suivants, bien que moins dévastatrices, ont certainement renforcé sa mémorisation. Ensuite, je pourrais mentionner les terribles épidémies de choléra (celle du 19ème siècle a fait plus de 140 000 morts rien qu’en France) ou la grippe espagnole, qui a fait plus de 2 millions de victimes en Europe, au cours des années 1918 et 1919.

En somme, si la pneumonie à Covid-19 n’est aucunement une maladie psychosomatique, son épidémie a un retentissement psychique, parce qu’elle nous rappelle confusément quelque chose. Elle suscite un écho en nous. Cela me permet d’entrer dans le vif de mon sujet : les résonances en psychosomatique. Ce titre a pu surprendre. Le concept de résonance appartient scientifiquement à la physique. Je l’ai cependant introduit dans Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique 2 pour expliquer certains symptômes psychosomatiques. En effet, non seulement il permet d’éclairer la genèse des somatisations, mais il se révèle aussi utile dans la pratique.

Commençons par mieux préciser en quoi consistent les résonances provoquées par l’épidémie de Covid-19. L’hypothèse que je fais est la suivante : quand un virus comme celui-ci se propage aussi vite, et provoque une maladie aussi grave, notre vécu actuel entre en résonance avec les vécus ancestraux liés aux grandes épidémies du passé ; il fait écho à des vécus de corps meurtris, de pertes incontrôlables, de vie en péril, d’impuissance à arrêter le fléau… La résonance avec cette mémoire a certainement pour fonction de mobiliser la pulsion de vie et d’enclencher des réactions de survie. C’est une réaction saine : une peur peut être salvatrice ! Mais la résonance peut aussi provoquer des mouvements de panique ou même de déni du danger, avec les conséquences que l’on connaît.

Après une entrée en matière comme celle-ci, on pourrait me dire : « halte-là ! Quand vous parlez d’une mémoire du corps liée à des vécus ancestraux, vous sous-entendez l’existence d’un inconscient collectif, tel que C. G. Jung le concevait3 ». Mais non ! Je ne pense pas que nous ayons un inconscient collectif au sens de Jung. S’il existait, il se situerait d’ailleurs hors du champ de la psychanalyse. L’inconscient qui se manifeste dans notre travail d’analyste est le sédiment d’une histoire individuelle. Et ce qui nous intéresse en psychosomatique, c’est la mémoire du corps qui s’est inscrite dès la petite enfance, voire depuis les derniers mois de la vie intra-utérine. En analysant des manifestations psychosomatiques, on découvre des résonances avec des sensations corporelles, avec des vécus centrés sur notre corps ou celui de parents, avec des fonctionnements ou des dysfonctionnements de certains organes à tel ou tel moment, avec des traces inconscientes de bien-être ou de mal-être, qui ont tous pu contribuer à nous constituer en tant que sujet.

Ainsi, quand je parle d’une résonance entre vécu de l’épidémie actuelle et mémoire des fléaux du passé, je saute un palier, ou plutôt un relais : celui de l’individu, de la dimension ontogénétique de l’inconscient. Nous avons tous eu, dès notre plus jeune âge, la varicelle, la rougeole, des rhumes, des bronchites et d’autres maladies, peu importe leur cause. Nous avons tous ressenti des mises en danger de notre intégrité corporelle, des pertes de contrôle angoissantes, des impressions d’impuissance, des sensations de détresse (Hilflosigkeit). La trace de ces vécus constitue une mémoire du corps, qui intègre des vécus de chaleur, de flottement, de difficulté à respirer, mais aussi de jouissance lors des soins reçus : la main de la mère sur le front, les frictions agréables, le thé chaud coulant dans la gorge, etc. Notre psychisme étant naturellement porté à faire des liens, quand on entend parler de l’épidémie due au coronavirus, cela résonne avec ces vécus de dysfonctionnement du corps, de mise en danger du sujet, mais aussi de maternage. Ainsi, notre inconscient garde la mémoire de vécus corporels signifiant une mise en danger. Comme il conserve la trace d’actions au service de la vie et celle d’épisodes de bien-être structurant. La mémoire du corps ne concerne donc pas que les maladies par lesquelles on a passé, elle porte sur tous les vécus assez intenses pour s’inscrire dans le psychisme inconscient. Le moteur de leur mémorisation est fonction de signifiants qui les représentent. En voici quelques exemples : un lien avec la castration ou avec la mort, suscitant de l’angoisse ; ou au contraire une jouissance où les pulsions sadomasochiques ont trouvé leur compte ; ou encore une action au service de la pulsion d’autoconservation ; ou tout simplement – comme je le disais à propos de l’épidémie à covid-19 – une résonance avec une inscription préexistante.

Il y aurait donc un double écho : une résonance avec notre mémoire inconsciente de maladies d’enfance, et une résonance avec la mémoire de peurs ancestrales. Comment cette mémoire ancestrale du corps nous est-elle transmise ? On ne le sait pas exactement. Peut-être sous forme de fantôme et de crypte, comme l’indiquent Nicolas Abraham et Maria Török4. Peu importe, la pratique nous indique qu’il y a une transmission verticale, de parent à enfant, et cela de génération en génération.

N’oublions pas que le modèle freudien de l’inconscient est en partie lamarckien, c’est-à- dire qu’il conceptualise l’existence d’une hérédité des caractères acquis5. Cette théorie était tombée en discrédit, écrasée pas la génétique mendélienne, mais elle reprend vie aujourd’hui, avec l’épigénétique. Cette discipline démontre, par exemple, que l’angoisse ou une dépression d’une femme enceinte peut se transmettre à sa descendance6.

Ceci précisé, revenons à l’ontogenèse. Certains vécus corporels de l’être en développement – vécus qui ont pour lui valeur de signifiant – peuvent jouer un rôle clé dans la constitution du sujet. Si bien que l’inconscient est aussi une mémoire du corps. Non seulement il porte la marque de vécus corporels, mais sa structure dépend en grande partie de ce que le sujet en construction vit dans son corps. La mémoire de ces vécus va être prise dans les processus langagiers et chercher à se dire à travers des symptômes psychosomatiques.

La source première des signifiants qui contribuent à façonner la mémoire du corps – et donc à former les bases de la psychosomatique – est constituée par les pulsions sexuelles ; elles prennent leur source dans des zones érogènes, donc dans une excitation d’une partie du corps. Le désir inconscient est indissociable de la mémoire d’une expérience de satisfaction, que le petit humain a vécue comme un abaissement de tension dans son corps. Cette mémoire du corps se trouve au fondement de l’inconscient.

À propos de vécus corporels mémorisés dans l’inconscient, il faut bien sûr aussi mentionner la mémoire de l’objet des pulsions. Au stade oral, les expériences de satisfaction et de frustration sont fonction du sein, du lait et du contact avec la mère ; or, tous ces objets sont vécus dans le champ corporel. Ensuite, au stade anal, la jouissance liée à l’expulsion ou à la rétention des selles est en rapport direct avec le fonctionnement de la motricité intestinale et avec la manière dont le sujet joue de ses sphincters. Au stade phallique, enfin, l’Œdipe et le complexe de castration ont d’évidents rapports au corps. Pour compléter cette énumération, revenons en arrière dans le développement du sujet, avec le stade du miroir. Qu’on le conçoive à la manière de Lacan comme une jubilation7, ou à la manière de Françoise Dolto comme une souffrance8, il implique le corps, autant dans le regard que dans l’image spéculaire.

Enfin, la formation de notre mémoire inconsciente du corps tient aussi aux pulsions agressives. Visualiser leur rapport au corps n’est pas aussi immédiat que pour les pulsions sexuelles ou celles d’autoconservation, mais il existe pourtant. Pour s’en rendre compte, il suffit d’observer l’agitation, les crispations musculaires et le rougissement de la peau d’un petit en colère.

Quant aux dynamiques relationnelles mémorisées dans l’inconscient, leur aspect corporel n’apparaît pas non plus au premier abord. Cependant, toute relation d’objet implique le corps, chacune à sa manière. La relation à l’objet partiel met en jeu les zones érogènes, donc des parties du corps. Celle à l’objet total tient à une personne en chair et en os, dont la présence ou l’absence sont mémorisées. Inutile d’insister le fait que ces relations au corps, partiel ou total, jouent un rôle primordial dans la scission qui constitue le sujet. Et donc, bien naturellement dans les maladies psychosomatiques qui expriment les coupures et les manques qui façonnent le sujet. En cela, la somatisation rejoint la conversion hystérique, même si elle en diffère sur d’autres plans. Voyons ce qui les distingue.

Vous avez probablement été frappés par le fait que j’ai beaucoup parlé de vécu et peu de désir. Cela tient aux causes des somatisations ou des maladies psychosomatiques, et aux difficultés qu’elles entraînent dans la pratique. Avec elles on se trouve dans une situation bien différente qu’avec une hystérie. La question de l’hystérie mériterait une place de choix dans un exposé sur la psychosomatique. Je ne peux pas la lui donner ici. Je vous renvoie donc aux écrits de Jean-Richard Freymann, en particulier Les mécanismes psychiques de l’inconscient,9 et bien sûr aux livres de référence de Lucien Israël, L’hystérique, le sexe et le médecin10 et La jouissance de l’hystérique11. Je dirai juste ceci : la personne hystérique répond parfaitement à la méthode analytique, elle a la parole facile et sa parole est truffée de signifiants révélant l’inconscient – celui du désir – même s’il faudra un long travail pour qu’elle y accède. Il n’en va pas de même avec la personne somatisante. Une brève incursion historique expliquera pourquoi.

À la suite de Freud et de Groddeck, la psychosomatique s’est développée grâce à des pionniers comme Alexander12 aux États-Unis, Angel Garma13 en Argentine, Pierre Marty14 en France… Pour simplifier, je dirais que ces pionniers ont exploré deux voies pour expliquer les symptômes psychosomatiques.

La 1ère voie, c’était de généraliser le modèle de la conversion hystérique à toutes les interactions entre le psychisme et le corps. Cela revient à considérer que le symptôme psychosomatique aurait une cause uniquement psychique et obéirait aux mécanismes de la névrose. De nombreux psychanalystes ont ainsi tenté d’appliquer la grille d’interprétation de l’hystérie aux dysfonctionnements corporels ayant une composante psychosomatique, comme les ulcères digestifs, l’asthme, les maladies auto-immunes, les migraines, l’hypertension, etc. Jusque dans les années 60, cette psychosomatique fondée sur le modèle freudien de l’hystérie a suscité beaucoup d’espoirs. Malheureusement cette manière de faire n’a pas tenu ses promesses. Dans ces cas, la parole n’a pas le même effet libérateur qu’avec l’hystérie.

En somme, on n’arrive pas à dégager la réalisation symbolique d’un désir inconscient refoulé à l’arrière-plan du symptôme psychosomatique. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en aurait pas, mais qu’en privilégiant cette voie le travail est laborieux et rarement fructueux. Pour donner sens au symptôme psychosomatique, il vaut donc mieux procéder autrement. A mon sens, il faut aller rechercher une résonance entre des vécus actuels et des vécus anciens mémorisés. Résonance et vécus sont donc deux notions extrêmement utiles quand on a affaire à une somatisation. Elles ont en plus l’avantage d’être facilement utilisables dans la pratique, surtout quand on n’a pas le temps, ni la possibilité, d’attendre que les désirs inconscients deviennent analysables.

Je reviendrai sur ces notions, mais il n’est pas possible de parler de psychosomatique sans mentionner Pierre Marty et l’Institut de psychosomatique de Paris. C’est la 2ème voie. Elle a été ouverte par Freud lui-même, au tout début de son exploration du psychisme inconscient. Il avait constaté que certains symptômes corporels ne se ramènent pas à une névrose hystérique. Il a donc distingué deux groupes d’affections. D’une part, les névroses hystérique, phobique et obsessionnelle : elles sont causées par un refoulé qui s’exprime de manière déformée, par l’effet de mécanismes de défense. D’autre part, les « névroses actuelles » où il classe la névrose d’angoisse, la neurasthénie et l’hypocondrie, c’est-à-dire des syndromes qu’on appellerait psychosomatiques aujourd’hui. 15 Selon ses conceptions de l’époque, les névroses actuelles seraient dues à une « insuffisance psychique ». En d’autres termes, leur origine ne résiderait pas dans un refoulé et ne serait pas à rechercher dans le psychisme.

Sans renier cette distinction, Freud n’y est plus revenu par la suite. Cependant, au début des années 60, Pierre Marty a tenté d’expliquer les affections psychosomatiques par un défaut d’élaboration psychique 16 . Selon cet auteur, il existe des personnalités psychosomatiques, caractérisées par une pensée opératoire, c’est-à-dire des processus mentaux essentiellement orientés vers l’action, au détriment de l’activité fantasmatique et imaginaire, de la symbolisation et de la capacité à donner sens à ses émotions. Cette personnalité particulière serait due à une faiblesse du préconscient ; les personnalités psychosomatiques souffriraient précisément de cette insuffisance psychique dont parlait Freud : l’appareil psychique de ces personnes n’arriverait pas à élaborer psychiquement les tensions causées par les pulsions. Ainsi, ces tensions ne pourraient pas devenir des désirs inconscients et ne seraient donc pas prises en charge par les mécanismes de défense psychiques, processus qui les transformeraient en symptômes névrotiques. En conséquence, elles se déchargeraient de manière brute dans le corps, désorganisant certains organes ou certaines fonctions somatiques. Le symptôme somatique serait le signe d’un défaut de mentalisation ; il serait inutile de chercher à l’interpréter.

Marty a fait école : avec M. Fain, M. De M’Uzan et C. David, il fonde l’École psychosomatique de Paris qui a produit de multiples recherches et publications17. Qu’on adhère ou non à la théorisation de l’École de psychosomatique de Paris – pour ma part, j’y souscris partiellement –, il n’en reste pas moins que la somatisation a une autre pathogenèse que la conversion hystérique. Les psychosomaticiens de l’École de Paris ont raison sur ce point : elle ne résulte pas des mécanismes psychiques de la névrose. Si on veut être efficace, il faut donc l’aborder autrement. Mon expérience me montre qu’il existe une 3ème voie. C’est là qu’entrent en jeu les deux notions que j’ai évoquées, vécu et résonance, qui permettent souvent des interventions fructueuses en psychosomatique.

La notion de vécu. Par vécu, j’entends l’impression subjective laissée dans le psychisme par une expérience pulsionnelle, relationnelle et/ou biologique, qu’elle se soit passée sur le plan du fantasme ou de la réalité. Le vécu se ramène donc à un ensemble de signifiants (représentations signifiantes et affects signifiants).

Au cours du travail analytique, on remarque que certains vécus s’articulent autour d’un organe ou d’une fonction corporelle. En voici exemple un peu caricatural : un analysant se plaint d’une constipation. Or, son discours est émaillé de signifiants de castration. Et il apparaît que, quand il était enfant, on lui a administré des lavements et des purges ; en l’occurrence, il a vécu cela comme une dépossession et une impuissance à garder un objet précieux, signifiant narcissique de puissance phallique. D’où la possibilité d’interpréter sa constipation comme l’expression d’un vécu de castration, fondé sur une équivalence inconsciente selles-pénis.

Autrement dit, il arrive que des jaillissements en séance indiquent des liens entre le psychisme et des organes ou des fonctions corporelles. Ils montrent que cette mémoire du corps joue un rôle dans l’économie du sujet : le psychisme peut projeter des contenus sur les représentations inconscientes de parties du corps, qui auront dès lors valeur de lieu où réaliser des désirs, où incarner des fantasmes, où reproduire des vécus. Le symptôme qui s’y localisera signifiera le vécu ancien inscrit.

Dans la pratique avec un somatisant, il est beaucoup plus aisé de repérer des signifiants de vécus anciens que des signifiants de désirs refoulés. Non seulement ils sont plus accessibles, mais surtout on peut souvent en donner une interprétation sans faire de psychanalyse sauvage. On sait que ce n’est pas les cas du désir inconscient. Pour revenir à la pandémie actuelle, le réel réactive des peurs infantiles et ancestrales. Cela peut aider à se protéger, mais aussi provoquer de dangereuses réactions irrationnelles.

La notion de résonance. Le terme de résonance a deux sens. Les deux nous sont utiles en psychosomatique.

Son premier sens fait partie de la physique. Bien qu’il n’appartienne pas à notre domaine, il permet de visualiser la chaîne causale de la somatisation. Ce que je vais en dire est librement inspiré de Wikipedia. 18 Commençons par un exemple : imaginons deux diapasons placés à proximité l’un de l’autre. On fait vibrer le premier ; le second est silencieux mais après un bref instant, comme par miracle, il se met à vibrer lui aussi ! Le second diapason est entré en résonance avec le premier parce que sa structure présentait des analogies avec celle du premier. Il y a donc résonance quand un système en vibration transmet son énergie à un autre système, qui était inactif et se met dès lors à vibrer lui aussi.

Or, il y a là quelque chose d’extraordinaire pour modéliser ce qui se passe en psychosomatique : les deux systèmes entrant en résonance peuvent être très différents – comme le pont qui se met à vibrer quand des soldats y marchent au pas –, cependant ils se comportent face à la vibration comme s’ils étaient semblables. C’est ce qu’on constate quand une situation actuelle résonne dans la mémoire psychique d’une personne.

Cela rejoint le sens courant du terme de résonance. Dans le langage habituel, il a le sens d’un écho. C’est ce qui se passe en psychosomatique. Une situation dans laquelle le sujet est plongé retentit dans la mémoire psychique et y réveille des vécus, des désirs ou des fantasmes. Cela veut dire que ces contenus psychiques sont mises en résonance : des signifiants d’organes, de tissus ou de systèmes physiologiques sont ainsi réactivés, et il y a projection de leur tension – sorte de vibration énergétique – dans le domaine corporel. Cela libère le psychisme, mais ça crée un symptôme somatique.

Une vignette clinique en donnera une illustration. Elle fera voir comment des déterminants psychiques peuvent intervenir dans la constitution d’une maladie d’apparence purement biologique.

En cours d’analyse, un fumeur attrape une laryngite. Il dit que son tabagisme aura certainement fragilisé son système respiratoire et favorisé une invasion microbienne. L’analysant n’envisage pas une autre cause que celle-là. Pourtant, tout d’un coup, un enchaînement d’associations libres débouche sur la relation qu’il a eue avec son père. Il verbalise alors différents souvenirs qui nous mettent sur la piste d’une somatisation : il dit que son père était un tyran domestique qui a étouffé tous ses essais d’autonomie. Enfant et adolescent, chaque fois qu’il tentait de s’affirmer, son père se moquait de lui d’une voix puissante ou bien il le faisait taire en gueulant. Cet analysant s’est senti interdit de parole, accepté uniquement lorsqu’il était un garçon soumis et silencieux. « Mon père m’a coupé le sifflet », dit-il. Il verbalisera un peu plus tard que, dans la région d’où il vient, les femmes appelaient souvent « petit sifflet » le pénis de leur garçonnet.

Il relie ensuite cela à sa laryngite et il se rend compte qu’une circonstance de sa vie actuelle fait écho à ces souvenirs d’enfance. À son travail, son chef lui a reproché de ne pas avoir atteint les objectifs fixés. Il a estimé ce reproche injuste et l’a signalé à la direction qui, au lieu de le soutenir, lui a infligé un blâme. Il a subi cette injustice sans rien dire, car il craint un licenciement. Mais l’attitude de sa hiérarchie a réactivé les traces laissées dans sa mémoire par le père castrateur qui l’empêchait de s’exprimer. À la faveur de l’irritation chronique de l’appareil respiratoire, les événements survenus dans sa vie professionnelle sont entrés en résonance avec le vécu « avoir le sifflet coupé ». Cette résonance a réactivé le vécu ancien, mobilisant en même temps la colère qui lui est liée. La colère actuelle contre sa hiérarchie est elle aussi entrée en résonance avec la colère ancienne contre son père. Comme elle n’a aucun autre exutoire, l’agressivité s’est déchargée contre lui-même. Elle s’est portée sur l’organe de la phonation, parce qu’il était impliqué tant dans le vécu ancien que dans celui du présent. On pourrait dire que le vécu ancien s’est reproduit dans la symptomatologie corporelle. Lors de cette séance, la prise de conscience a eu pour effet d’atténuer son mal de gorge et lui a permis retrouver un peu plus de voix.

Bien sûr, des investigations médicales auraient pu mettre en évidence une infection virale ou bactérienne. Cela n’aurait rien enlevé à cette interprétation analytique. En effet, l’analyse ne démontre pas que la pathogenèse d’une telle maladie serait uniquement psychique, mais qu’elle est psychobiologique : le psychisme et l’organisme forment un ensemble dont les composants interagissent les uns avec les autres. Donc, le psychisme peut à tout moment influencer le corporel, et vice-versa.

C’est bien ce qui se passe avec une épidémie comme celle au Covid-19. Les contenus de l’inconscient offrent une caisse de résonance à la peur devant le danger réel (Realangst), ce qui peut engendrer des réactions plus dictées par les signifiants inconscients que par la réalité.

Ceux que cela intéresse peuvent trouver une théorie plus générale dans mon livre, Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique.19 Mais voilà, il est temps de conclure. Je propose de retenir 4 points clés :

  1. En psychosomatique, il est éclairant de travailler sur des vécus, présents et anciens. les vécus anciens peuvent être refoulés et mémorisés dans l’inconscient ; il faut donc un travail conséquent pour les reconstituer. S’ils ne sont pas refoulés, ils s’expriment par des signifiants qu’on peut directement exploiter.
  2. À partir de là, il faut chercher quelles résonances entre des événements actuels et passés sont signifiantes. Au cœur de la somatisation, il y a des similitudes entre ce qui est vécu dans le présent et ce qui est inscrit dans la mémoire ; le vécu actuel est analogue à un vécu ancien. C’est essentiellement cette résonance qui détermine le symptôme.
  3. Avec un somatisant, on a souvent avantage à s’en tenir aux vécus mémorisés dans le psychisme, sans trop se préoccuper des désirs inconscients. En effet, la réactivation d’un vécu par une situation du présent peut suffire à donner sens au symptôme. Si nécessaire, on pourra aller à la recherche de désirs inconscients plus tard.
  4. Enfin, il est important de penser à l’agressivité refoulée, qui peut être un déterminant puissant en psychosomatique.

1 Intervention du 11 mars 2020 lors des journées de formation Apertura-Arcanes : Les mémoires du corps.

2 D. Lysek (sous la dir. de), Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique, L’Harmattan, 2015.

3 C. G. Jung, Introduction à l’essence de la mythologie, Paris, Payot, 1953.

4 N. Abraham & M. Török, L’écorce et le noyau, Flammarion, 1975.

5 Voici ce qu’en dit Wikipedia : « Jung reprend la conception psychanalytique de l’inconscient, qui possède deux parties : l’ »inconscient refoulé » qui comporte les pulsions, les souvenirs d’enfance, les fantasmes et les affects refoulés et l’ »inconscient primitif » qui contient les schémas phylogénétiques que l’enfant apporte en naissant et qui sont pour Freud « des précipités de l’histoire de la civilisation humaine ». En effet, et malgré les critiques dont elle fait l’objet, Freud se rallie jusqu’à la fin à la théorie du naturaliste Jean-Baptiste Lamarck (1744–1829). Il continue, en poursuivant tant dans son texte posthume Abrégé de la psychanalyse (1938) que dans son Moïse et le monothéisme (1939), où il écrit que « l’hérédité archaïque de l’homme ne comprend pas seulement des dispositions, mais contient aussi des vestiges de la mémoire et des expériences des générations antérieures » ». https://fr.wikipedia.org/wiki/Inconscient_collectif, section Apport de Sigmund Freud et de la neurophysiologie.

6 Voir par exemple : Glover V. et al., Prenatal maternal stress, fetal programming and mechanisms underlying later psychopathology, a global perspective, Development and Psychopathology, 30 : 853-854, août 2018. Ou Madigan S. et al., A Meta-Analysis of Maternal Prenatal Depression & Anxiety on Child Socioemotional Development, J. American Academy of Child & Adolescent Psychiatry, vol. 57, N. 9 : 645-657, sept. 2018.

7 J. Lacan, 1949, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », in Écrits, Seuil, 1966, p. 94. 293.

8 F. Dolto & J.-D. Nasio, L’enfant du miroir, Paris, Payot, 2002.

9 J.-R. Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient, Arcanes/Apertura & Eres, 2019.

10 L. Israël, L’hystérique, le sexe et le médecin, Masson, 1976.

11 L. Israël, La jouissance de l’hystérique, Arcanes, 1996.

12 F. Alexander, Psychosomatic Medicine, New York, Norton, 1950.

13 A. Garma, La psychanalyse et les ulcères gastroduodénaux, Paris, PUF, 1957.

14 P. Marty, L’Ordre psychosomatique, Paris, Payot, 1980.

15 S. Freud, Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé, en tant que « névrose d’angoisse » (1894) in Œuvres complètes, vol. III, Paris, PUF, 1989, p. 57.

16 P. Marty, L’Ordre psychosomatique, Paris, Payot, 1980.

17 Parmi les publications, signalons l’ouvrage fondateur de P. Marty, M. de M’Uzan et C. David, L’investigation psychosomatique : sept observations cliniques, Paris, PUF, 1963 et la Revue française de psychosomatique qui paraît depuis 1991.

18 http://fr.wikipedia.org/wiki/Résonance.

19 D. Lysek (sous la dir. de), Les maux du corps sur le divan. Perspective psychosomatique, L’Harmattan, 2015.

Lecture et présentation du livre « Amour et transfert » de Jean-Richard Freymann

Le livre est paru en mars 2020 chez Arcanes-érès dans la collection Hypothèses.
Eva-Marie Golder nous en propose une lecture.

Comme toujours, Jean Richard Freymann nous met au travail par son écriture. Il y a plus, cette fois-ci, puis qu’il conclut en disant qu’il considère que le moment est venu pour passer la main. Hélas, il n’est pas encore temps de le laisser tranquille, tant il est vrai que son désir de transmission fait surgir chez l’autre le désir d’en savoir encore un peu plus. Il en parle d’ailleurs en abordant la question de l’amour, du désir et de la demande. Soit, je m’autorise donc une fois de plus de le pousser à en dire davantage, parce que ce livre est dense et plus difficile d’abord que les autres. Il fait apparaître qu’avec la théorie lacanienne, il s’agit d’apprendre une véritable langue. Une langue difficile qui requiert du temps pour être assimilée. Si les deux premiers ouvrages ont été une forme d’initiation à la lecture de Freud par Lacan, je me permets de souligner qu’ici, de toute évidence, nous somme au niveau « advanced » !

Langue difficile, d’autant plus qu’avec le transfert, il s’agit d’un thème controversé et parfois malaisé à saisir. Les commentaires de Marcel Ritter, Michel Patris, Liliane Goldsztaub, Guillaume Riedlin, s’avèrent donc de bienvenus commentaires sur les commentaires. Lacan, encore plus que Freud, ne peut pas se lire autrement que par cette démultiplication des perspectives, et ce livre relève ici et là des points de vue d’exégèse bien différents. La polyphonie est nécessaire si on veut avancer dans ce domaine si épineux.

J’en veux davantage, disais-je. Oui, les illustrations littéraires sont brillantes et nécessaires, mais j’ose demander un second tome qui articule ces questions à des exemples cliniques, eux-mêmes accompagnés d’une réflexion sur ce qui s’est joué dans telle situation transférentielle précise. De par les supervisions que je fais, je m’aperçois bien, combien, même pour des praticiens avertis, il faut des années pour saisir l’enjeu de la question du sujet-supposé- savoir, du maniement de cet espace transférentiel partagé entre l’analysant et l’analyste, entre

le patient qui vient nous amener sa question et nous-mêmes, parfois mal identifiés comme psy- quelque-chose, et ceci, dès les premières minutes de l’entretien.

Ainsi, le chapitre qui parle de la question du transfert particulier entre Freud et Fliess pourrait être illustré davantage encore par des exemples cliniques faisant apparaître cette bascule passionnante entre déception, destruction et sublimation. Ce sont ces phénomènes-là qui circonscrivent le territoire de l’objet (a) dans le transfert et bien plus nettement que l’idéalisation. Dans les déceptions amoureuses, pour ne prendre que cet exemple-là, les phénomènes ont évolué depuis le début du siècle et l’ère du net. La dimension de consommation rend ce « dépôt » de l’objet dans l’autre quasi concret, mais rend le maniement dans le transfert tellement plus délicat. Puisque tout doit aller plus vite, ce lent processus inconscient exaspère plus d’un qui préfère avoir recours au « ready made » du coaching. Ces transferts ne sont pas moins là, mais requièrent une prise en compte particulière dont il serait essentiel de parler, tant l’aspect éphémère nous transforme en chasseurs aux papillons.

Un autre chapitre me paraît encore plus dense : celui des refoulements. Freud ne distingue pas vraiment les refoulements originaire et primaire ; il note que ce sont des phénomènes qui ne se saisissent que dans l’après-coup du refoulement secondaire. Pour autant, ils ne sont pas moins là, bien au contraire ! Dans un commentaire sur les commentaires, j’ajouterais volontiers l’hypothèse d’une différenciation radicale entre refoulement primordial et refoulement primaire, le premier étant enraciné dans le hic et nunc de l’accueil de l’enfant au moment de sa naissance, par la réponse à son cri : le « il y a » de la parole adressée à un sujet supposé permet seulement à ce sujet de venir se loger dans le lieu de l’Autre. Le fameux a-sujet du graphe du désir. Le refoulement primaire me semble alors davantage en lien avec la question des représentants psychiques et leur inscription. Des exemples cliniques, notamment avec les tout petits enfants et les psychotiques sont nécessaires pour justifier cette perspective.

Ce ne sont que quelques questions parmi tant d’autres.

Une fois de plus, Jean-Richard Freymann a réussi à nous mettre au travail ! Qu’il continue et qu’il ne passe pas trop vite la main !

« Voir sa colère Pr Otto ! »

« Au secret de l’action du politique : le bon logicien, odieux au monde ».
J. Lacan, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, 1945.

Cette nouvelle éphéméride veut faire écho à différentes propositions antérieures : l’apparente débilité comme trace fondamentale du déni (merci Guillaume pour cette jolie formule) dont il nous semble important de questionner la dimension collective, et la mise en question par Cyrielle de notre rapport au savoir dans la clinique, que nous souhaitons faire résonner avec le spectre d’un savoir scientifique et absolu qui nous surplombe de manière encore plus aiguë en cette période de crise. La question de l’articulation entre singulier et collectif que j’ai trouvée particulièrement prégnante dans le texte de Martin des Éphémérides 3 est également en filigrane de cette réflexion.

Quel discours politique prononcé ces dernières semaines ne laisse à entendre de formules qui font dresser les oreilles des cliniciens que nous sommes : « je ne suis pas médecin mais… » « c’est aux scientifiques de nous éclairer la voie mais… », amorces bien évidemment suivies d’une proposition assertive (on en trouve de toutes les sortes, du catastrophisme à la promesse des lendemains qui chantent). On entend là une version dénéguée du « je sais bien mais quand même » devenant « je ne suis pas détenteur du savoir mais quand même ».

Trace saillante de la référence au savoir est aussi la mention quasi systématique d’un « protocole », terme que j’avais commencé à prendre en antipathie de son utilisation magique par les patients qui ne parlent plus de traitement ou de médicament : « docteur il faut que vous trouviez un bon protocole pour mon mari/ma femme ». Alors quand l’heure du « protocole du Pr Raoult » est venue avec celle de la constante référence au « protocole sanitaire », tous les voyants de mon tableau de bord se sont allumés.

Mais d’où nous vient ce mot « protocole » : du grec ancien protos, premier, et kollon, colle. Le Littré nous éclaire : il s’agit d’un terme juridique qui désignait dans le droit romain « la marque imprimée ou écrite sur un papier destiné à recevoir des actes publics », et plus tard au XVIIème siècle, « celui qui suggère [sic], qui souffle ».

Dans « La chose freudienne », Lacan ne fait montre d’aucune tendresse pour les post-freudiens américains qui avaient été tentés de vouloir situer la substance de la démarche de Freud dans le squelette protocolaire de ce qui leur était parvenu de sa pratique. Il n’en fallait pas plus pour déclencher les foudres de Jacques le féroce. « La vérité parle » ; c’est en tout cas dans le concert de paroles mélangées de soi-disant experts et de quidam que quelque vérité est à saisir de notre – souvent pathétique – rapport à l’incertitude. Une des craintes de Lacan était bien que son œuvre fasse protocole et ainsi, aliène ses élèves – d’où ses réticences à produire des écrits.

Peut-être sommes-nous dans un contre-temps de l’immédiat après-guerre, puisque c’est à ce moment-là que Lacan écrivit « Le temps logique » et que le « bon logicien » semble aujourd’hui plus porté aux nues qu’odieux, soit étymologiquement haï. L’instabilité de sa position est pourtant également évidente, car si ses prédictions et ses recommandations s’avèrent fertiles en morts sonnantes et trébuchantes, il passera des nues au pilori en moins de temps qu’il faut pour le dire. Car si celui duquel on attend « l’assertion de certitude anticipée » vient à faire défaut, la tempête qu’il aura temporairement calmée en brandissant ses promesses ne tardera pas à se déchaîner à son endroit – ou plutôt, et c’est important de le noter, à l’endroit du décideur qui aura choisi de lui faire confiance (d’où les délicats rapports de notre président avec son conseil scientifique). Le sage et le décideur ont été longtemps confondus mais leur séparation n’a pas libéré le second de sa dépendance au savoir. Et il est impossible de ne pas noter, en ces temps de crises sanitaires et donc de sentiment de vulnérabilité, la mort rôdant, comme ce rapport au savoir a à voir avec le rapport au savoir du médecin.

Particulièrement en ces temps, sa faillibilité est inenvisageable et il n’est pas anodin qu’une soudaine décapitation viserait le décidant et pas le médecin – drôle de clivage. Cette occasion nous forcerait à mon sens à reconnaître un passage à l’acte – et non un acting out – d’ordre psychotique. La destruction de ce qu’on identifie dans le monde extérieur comme la source de notre tourment interne (notre incapacité à supporter la menace de mort) signe bien la folie, selon sa « formule générale » rappelée par Lacan dans son « Propos sur la causalité psychique ».

Le passage à l’acte révolutionnaire semble avoir une double nature : folle quand on contemple sa possibilité à venir ; créatrice, libératrice, fondatrice quand on la revisite dans l’après-coup (d’état), pour peu qu’il ait réussi et que la république succède à la monarchie. La dimension d’aliénation aux discours révolutionnaires et contre- révolutionnaires pris comme causes restant par ailleurs latente dans sa participation à cette équation.

L’expert peut-il se destituer de son propre savoir ? C’est-à-dire au fond trouver à résister à la « passion imaginaire » qu’il suscite et qui le nourrit en miroir ? Sans parler de lui, cela serait sans doute insupportable pour bon nombre des buveurs de sa parole qui se trouveraient alors à verser dans l’acte.

C’est là une façon intéressante d’éclairer ce geste de l’analyste (et sa dimension technique) qui, in fine, consiste à renvoyer son analysant à la position (de savoir) dans laquelle il l’a mis…

Quel sens peut-on alors encore donner à la recherche d’une troisième voie entre aliénation desséchante au protocole et haine destructrice de ceux qui en proclament fallacieusement les garanties, afin de se « dégager névrotiquement » de cette situation étrange ? Et est-ce seulement possible d’en refouler quelque chose ? Peut-on subvertir le protocole ?

J’aurais tendance à dire que oui, même si de telles libertés offusquent les normopathes, et déclenchent les vagues de dénonciation que l’on connait. « Mais enfin c’est une question de vie ou de mort, disait je ne sais quel sociologue à la radio, c’est ça que les gens ne comprennent pas ! ». Alors oui, c’est une question de vie ou de mort, mais nous n’avons certainement pas la même manière de comprendre cette formule.

En conclusion je vous livre la parole vive et libre de Macha Makeiev qui dirige le Théâtre de la Criée à Marseille, et qui s’interrogeait l’autre jour, elle aussi à la radio, sur les possibilités de « lutter, de contourner toutes ces formes d’empêchement ». Elle affirmait avec force la nécessité de « se réapproprier les lieux publics », afin de perpétuer un « geste démocratique de base ».

Le forum est peut-être le lieu où justement, faute de pouvoir supporter au sein de nos clivages subjectifs des lignes de discours trop divergentes, celles-ci peuvent se faire entendre sous la forme d’une cacophonie vivante.

Leçons d’un confinement

« Chers amis,

À la suite de la lecture de l’article de David Le Breton1 paru dans Le Monde2 je lui ai demandé de condenser ses idées percutantes pour les Éphémérides. Il l’a fait avec diligence et je l’en remercie.

Il a toujours été pour moi un interlocuteur de grand talent ».

J.R. Freymann

Le confinement, mais également tout ce temps de menace de la pandémie, ressemble à un long rêve empreints de mélancolie et d’une inquiétante étrangeté. Sortir dans la rue après le déconfinement suscite un même sentiment de déréalisation en croisant des masques, des hommes et des femmes méconnaissables à distance. Tout cela ne peut être vrai. Albert Camus le pointait déjà dans La Peste avec cette épidémie qui isole un long moment dans la fiction la ville d’Oran : « Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont des hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions (…) Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? »3. Nul n’imaginait une telle rupture à une échelle planétaire des événements ordinaires de l’existence, des déplacements… Le monde entier est entré dans une phase de liminalité dont manquent les modes d’emploi. Période d’entre-deux à apprivoiser afin de ménager de nouvelles ritualités de vie quotidienne ou d’interaction avec les autres, puisque les gestes d’accueil et de congé sont anéantis par des impératifs hygiéniques. L’économie est balayée, et elle ne retrouvera pas avant longtemps son ancien étiage. Aux menaces sur la santé suivent les menaces sur les emplois, mais aussi sur le paysage des boutiques ou des entreprises dans le voisinage desquels nous vivions.

On connait la réflexion fameuse du philosophe Blaise Pascal qui s’insurgeait contre ce qu’il nommait le divertissement, oublier le fait même de l’existence : « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre »4. Nous avons vécu deux mois dans l’espace restreint de nos appartements en laissant le monde continuer sa course au-delà de nos fenêtres, un monde ralenti, silencieux, restitué pour une part aux animaux, aux oiseaux notamment que nous n’avons jamais autant vus ni entendus.

Le confinement chez soi dans le maintien des relations avec les autres à travers les outils de communication à distance transforme les populations en un archipel innombrable d’individus. Communication de spectres, chacun face à ses écrans, transformé à son corps défendant en hikikomori ordinaire, à l’image de ces jeunes Japonais qui vivent une réclusion volontaire tout en poursuivant sans fin un échange avec d’autres à travers les réseaux sociaux. Moines post-modernes, à la fois séparés et reliés au monde entier5 6. Ils restent enfermés parfois des années dans le refus du monde extérieur. Avec cette impossibilité de sortir du confinement, la présence physique à l’autre s’efface, la conversation disparaît davantage encore au profit de la seule communication sans corps, sans visage, sans contact, et même sans voix (sinon celle amplifiée du smartphone ou l’ordinateur). Il n’y a plus de face à face, c’est-à-dire de visage à visage dans la proximité du souffle de l’autre. Et au-delà de l’écran, dans la rue ou ailleurs le masque dissimule les identités. Le confinement accentue l’addiction au smartphone et détruit davantage encore la conversation, c’est-à-dire la reconnaissance plénière de l’autre à travers l’attention à son égard. Le confinement induit l’effacement de la présence physique à l’autre. C’est la promotion d’un monde à distance, sans corps, sans sensorialité, sans sensualité sinon sous forme de simulacre. C’est le triomphe d’un puritanisme social. Bien entendu, d’autres y voient à l’inverse des outils indispensables au maintien des relations sociales ou professionnelles, des instruments de communication, faisant ainsi la promotion d’un monde sans doute inévitable où la présence physique des autres autour de soi sera de moins en moins nécessaire, et où l’on pourra avoir le monde à sa disposition sans plus avoir à sortir de sa chambre.

Le corps est désormais le lieu de la vulnérabilité, là où guettent la maladie et la mort pour s’engouffrer dans la moindre brèche. L’isolement et les mesures de protection (distance physique, gants, masque) lui confèrent un statut de dangerosité. Le corps est désormais une menace, même celui de nos proches susceptibles d’être porteurs asymptomatiques du virus. Une relation puritaine au corps s’impose dans la nécessité de contrôler ses relations, ses contacts à travers les si justement nommées mesures-barrières. Le corps est transformé en citadelle assiégée, et il faut surveiller ses frontières, le colmater, le barricader. La « phobie du contact », pointée autrefois par Elias Canetti7 dans nos sociétés, se radicalise encore. Il faut le laver, le purifier sans relâche, en fuyant les contacts avec les inconnus. Les poignées de mains, les accolades, les bises sont désormais proscrites. Le désir est un danger car il échappe à tout contrôle et expose au pire ceux qui y cèdent. Pendant le confinement j’ai souvent été étonné de voir des gens, portant eux-mêmes des masques, faire des écarts de plusieurs mètres pour éviter d’autres piétons ou passer sur le trottoir en face là où la place pourtant ne manquait pas. Comme si la seule présence de l’autre revêtait un péril. J’ai souvent été étonné également de la constitution d’éventail, et non plus de file d’attente devant les commerces, chacun se tenant à l’écart à trois mètres des autres, suscitant ainsi une zone d’incertitude pour les nouveaux venus ne sachant plus où se mettre. Cet enfermement dans l’entre soi, cette privatisation de l’existence est une menace pour le lien social car elle en arrive à voir autrui comme un danger, et le corps comme une pollution. Toutes ces mesures font entrer les mondes contemporains dans une ère postmoderne en radicalisant des principes qui n’étaient encore qu’en puissance les semaines précédentes. Il ne s’agit nullement pour moi de mettre en question ces mesures de protection, bien entendu légitimes, mais seulement de dégager l’ironie tragique de leur sous-texte.

La crise sanitaire bouleverse en profondeur nos rites d’interaction. Les gestes barrières mettent à distance le corps de l’autre en rendant suspecte une présence trop rapprochée et davantage encore la poignée de main ou la bise qui imposent le contact. Ils modifient en profondeur les rites d’interaction, et notamment les schémas proxémiques analysés autrefois par E. Hall8, cette distance intuitive à l’autre dans l’échange qui varie selon les sociétés. Mais se tenir à un mètre de son interlocuteur déborde cette distance et induit un malaise redoublé par le port du masque. Le déconfinement n’éliminera pas la poignée de main qui est d’un usage trop courant. Certes, dans un premier temps il la limitera sans en venir à bout car après tout, en cas de doute, il est loisible de se laver les mains. Une fois la menace disparue elle reprendra ses droits. La bise est plus compromise dans la mesure où elle impose une proximité des visages et une difficulté plus grande à effacer les traces du contact en cas de crainte d’une éventuelle contagion. Et puis la bise s’accompagne souvent d’une légère incertitude (une fois, deux fois, trois, quatre ?) et elle impose une intimité qui n’est pas toujours de mise. Des femmes se réjouissent déjà de sa suspension, lassées par exemple dans leur travail des bises récurrentes de leurs collègues masculins à leur arrivée et à leur départ de leur bureau. De même la distance physique s’effacera, elle est difficile à assumer, trop éloignée de nos usages. Et elle est parfois source de tensions.

L’existence implique en permanence le contact qui donne chair à l’individu. Non seulement le toucher mais aussi le contact au sens social du terme. Quand on parle d’un orateur qui a un bon contact avec son public, on métaphorise dans un vocabulaire tactile et cutané une relation sociale propice. Avoir la peau dure protège de l’adversité, à la différence de celui qui est à fleur de peau et réagit aux événements avec une sensibilité exacerbée. De manière élémentaire on est bien ou mal dans sa peau. Un inconscient de la langue insiste sur le fait que l’état de la peau est un indice de l’état psychique, un révélateur du rapport au monde, elle mesure la qualité de contact. Et celui-ci est mis à mal par les impératifs de prévention qui exige la mise à distance de l’autre ou des précautions draconiennes pour toucher même ceux qui nous sont les plus proches, si nous revenons du dehors, là où sont tapis tous les dangers.

Mais plus encore nos échanges quotidiens sont mis à mal par le port du masque qui défigure le lien social et uniformise les visages en les rendant anonymes. Cette dissimulation du visage ajoute au brouillage social et à la fragmentation de nos sociétés. Derrière les masques nous perdons notre singularité, mais aussi une part de l’agrément de l’existence de regarder les autres autour de nous. Le visage est le lieu de la reconnaissance mutuelle9. Entrer dans la connaissance d’autrui implique de lui donner à voir et à comprendre un visage nourri de sens et de valeur, et faire en écho de son propre visage un lieu égal de signification et d’intérêt. La réciprocité des échanges au sein du lien social implique l’identification et la reconnaissance mutuelle des visages, support essentiel de la communication. Les mimiques indiquent la résonance de nos paroles, elles sont des régulateurs de l’échange. Nul espace du corps n’est plus approprié pour marquer la singularité de l’individu et la signaler socialement. La valeur à la fois sociale et individuelle qui distingue le visage du reste du corps se traduit dans les jeux de l’amour par l’attention dont il est l’objet de la part des amants. Il y a dans le visage de la personne aimée un appel, un mystère, et le mouvement d’un désir toujours renouvelé. Mais il en va de même de la contemplation de nos proches, le visage est le chiffre rayonnant de leur présence. Légitime au plan de la santé publique dans le contexte du coronavirus, le masque abime les relations sociales et prive les individus de l’agrément du visage des autres. Le prix à payer est considérable10.

Sans visage pour l’identifier n’importe qui est dans la possibilité de faire n’importe quoi, la confiance en sera sans doute ébranlée. Un individu masqué devient un invisible, n’ayant plus de compte à rendre à personne puisque nul ne saurait le reconnaître. Le front et les yeux ne suffisent pas pour l’identifier dans une foule où chacun porte le même masque. Pour fonder le lien social il faut la singularité des traits pour que chacun puisse répondre de soi et assumer sa présence devant les autres. Roger Caillois évoquait autrefois le masque comme « ce qui reste du bandit ». On peut en effet penser que le port du masque facilite les rapports de force, le harcèlement, les incivilités. L’effacement du visage grâce à ce stratagème entraîne un sentiment propice à la transgression, au transfert de personnalité. Il libère des contraintes de l’identité et laisse s’épanouir les tentations que l’individu a coutume de refouler ou qu’il découvre à la faveur de cette expérience où il n’a plus de comptes à rendre à son visage. Il n’a plus à craindre de ne pouvoir se regarder en face et répondre de ses actes puisqu’il dérobe son visage à son attention et à celle des autres. Le pickpocket opère à visage découvert avec virtuosité, mais le port du masque démocratise le vol puisque quelques dizaines de mètres au-delà du lieu du larcin restitue son anonymat à l’agresseur fondu dans la foule des masques. Cette banalisation du masque qui induit un anonymat généralisé est une rupture anthropologique infiniment plus lourde de sens que la mise en question de la poignée de main ou de la bise. Même le sourire ne les remplacera pas puisqu’il n’y aura provisoirement plus de visage.

Pendant plusieurs mois dans les transports en commun, les commerces, les rues, seront fréquentés par des masques, et non plus des hommes et des femmes avec des visages pour les reconnaître et pour qu’ils répondent de ce qu’ils sont. Nous serons les uns aux autres des spectres anonymes sur les trottoirs car le front et les yeux ne suffisent pas à identifier un visage qui est tout entier une Gestalt. Ce puritanisme qui valorise à outrance les échanges à distance avec les technologies de l’information et de la communication dans l’espace privé, connexion sans corps, ni visage, sans présence, se prolonge sous une autre forme dans la rue où chaque passant se transforme en menace. Faudra-t-il trouver le moyen de ne plus sortir de sa chambre pour ne pas se compromettre avec l’impureté radicale de l’autre et de l’environnement ? Pourtant ce monde n’est pas celui de Blaise Pascal qui souhaitait préserver l’intériorité des séductions illusoires. Ce mode de confinement choisi derrière l’écran et derrière les masques sera bien ici celui du divertissement mais sans la présence physique de l’autre. L’individualisme occidental en arrive de plus en plus à ce que chacun fasse un monde à soi seul, sans l’encombrement de la présence physique inopportune des autres.

1 David Le Breton est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Auteur notamment chez le même éditeur de : Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié) ; Rire. Une anthropologie du rieur (Métailié) Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine (Métailié).

2 Le Monde, 11 mai 2020, Coronavirus : « Le port du masque défigure le lien social ».

3 A. Camus A., La peste, Livre de poche, 1947.

4 B. Pascal, Les pensées, Livre de poche, 1936.

5 D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2018.

6 D. Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 2016.

7 E. Canatti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966.

8 E. Hall, La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1966.

9 D. Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 2013.

10 Op. Cit.

« Observation » et « surveillance »

« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn 1»
           Victor Hugo

L’époque voit proliférer les bons conseils, les bonnes conduites, les bonnes distances, les bons protocoles etc. Il y a ceux qui font bien – moi – et ceux qui font mal – les autres –. Impératif d’avoir bonne conscience. En état d’instabilité, le jugement moral pointe le bout de son nez si aisément. Nous observons les recommandations ou plus justement les prescriptions – qui rapidement se font lois. Les recommandations nous observent également. Nous nous observons. Nous observons l’autre. L’autre nous observe. L’observation confine parfois à la surveillance dans le champ médical. L’éthique « as-tu agi conformément à ton désir ?2 » laisse place à la morale « as-tu agi conformément à ta conscience ? ». La distance étant de règle – toutes formes de télé = loin –, le regard scrute. Vous êtes observés. Par qui ? Si le discours politique laisse parfois resurgir des échos de l’œil de Big Brother3, ce n’est pas notre champ de pratique et laissons-le à ceux qui y travaillent. Nous passons également l’analyse des comportements d’observation exacerbée aux sociologues. Penchons-nous plutôt sur une autre observation qui nous est plus familière et qui se voile, s’efface même, derrière ces observations plus observables. L’observation dont nous parlons ne se voit pas mais s’entend. Elle provient de l’instance psychique qui « observe sans cesse le moi actuel et le compare à l’idéal (…). Les malades se plaignent alors de ce qu’on connaisse toutes leurs pensées, qu’on observe et surveille leurs actions »4. Oui, l’observation sévère et intransigeante du surmoi ! Celle-ci est redoutable. « Tu es ceci, tu es cela ! », « Fais ci, ne fais pas ça ! », « Tu es bête ! », « Tu es moche ! », « Tu dois dominer ! », « Tu dois te soumettre ! », « Travaille ! », « Ne travaille pas ! », « Rassemble ! », « Détruit ! »… Les messages surmoïques sont multiples pour une même personne, mais il y en a qui ont plus de poids que d’autres. Laissons la clinique des hallucinations de côté, bien qu’en ce lieu injonctif du surmoi, comme l’évoque Freud, elle présente un point commun avec celle des névroses5. Le névrosé ne souhaite pas entendre le message lui venant du surmoi. Il le prête alors à l’autre : « l’autre me juge, l’autre pense ceci, cela de moi, l’autre m’a demandé de faire ci, ça ». Il n’a pas tout à fait tort de supposer ces phrases venant de l’autre, à ceci près qu’il en oublie la majuscule : l’Autre (plein dans la psychose, barré dans la névrose). Il n’a pas tout à fait tort de le placer à l’extérieur, à ceci près qu’il est un extérieur intérieur : qui saurait, excepté Mœbius, localiser le lieu du langage ?

C’est donc en passant par l’autre que le message sera refusé et rejeté par l’individu. Mais si cet individu débute une analyse, il pourra peut-être entendre que ce message lui appartient. En tout cas le concerne, concerne sa préhistoire œdipienne. Cela en passant par l’analyse du transfert. Je souligne au passage que celle-ci n’est pas l’œuvre de l’analyste mais bien de l’analysant. Tout au plus l’analyste la permet. Qu’est ce que ce message ? Une phrase, une injonction, venant qualifier l’individu ou venant intimer une action. Je fais l’hypothèse que ce message a fonction d’oracle. Il n’équivaut pas à l’oracle, mais présente une fonction commune avec l’oracle que je vais présenter ici. Cette fonction est d’orienter l’individu qui vacille. Mais cette tentative si elle donne une place au moi, elle l’astreint, le réduit à cette même place. Le symptôme répétera cette assignation. Donc orientation du moi, désorientation du sujet.

Le message venant du surmoi, ainsi que celui de l’oracle, s’annonce comme certitude dans un moment de doute et d’instabilité. Il est recherché par le sujet. À lui tout seul, il reste incompréhensible mais venant dans un contexte donné, il prend un sens particulier pour l’individu. Celui-ci l’interprète. En fait, il montre un sens, une direction. Il oriente l’individu désorienté. Souvent, il montre une autre route au héros, qui en l’empruntant réalise l’oracle. Il est éminemment performatif. C’est une parole qui fait loi.

L’oracle est une parole qui survient quand la loi paternelle vacille. C’est pour cela que l’oracle surmoïque « est à la fois la loi et sa destruction »6. L’oracle vient se substituer à la métaphore paternelle quand celle-ci vient à manquer. Ou plus justement : l’oracle surmoïque surgit du trou de la métaphore paternelle. La métaphore délirante surgit de l’absence de métaphore paternelle. Elle impose une conduite au sujet réduit à la dimension d’objet. La métaphore paternelle est manque orientant le sujet dans une voie désirante où il se confronte à sa solitude. L’instabilité de la voie désirante peut parfois faire vaciller le sujet devant le vertige de la béance qui s’ouvre devant lui quand chute sa place d’objet. C’est dans ce vacillement que survient parfois le recourt à l’oracle. Il rappelle à l’individu son destin. Rappel à l’ordre. Dans les moments de flottement du désir resurgissent les mots de la loi infantile inscrits par la tonalité autoritaire. L’individu cherche à voiler, à ne pas vivre les moments de manque-à-être : au lieu de laisser advenir l’angoisse de castration que ses moments réveillent, l’individu fait recourt à une loi, la loi surmoïque, dictant la conduite à tenir et évacuant par la même la responsabilité d’un choix. Même une injure peut avoir cette fonction. D’être rabaissé par une parole dénigrante reste une affiliation à cette parole d’autorité et donc un repère. Nous pourrions considérer l’oracle d’un sujet comme fait d’une béné-diction et d’une malé-diction. La bénédiction est l’expression des mots d’amour venant de l’Autre, la malédiction celle des mots de rejet, de haine. Peut-être encore plus justement la malédiction n’est pas faite de mots, mais de l’absence de mots, de mots qui ont manqué pour dire les pulsions agressives, les mouvements de rejet, la haine à l’endroit du sujet. Le surmoi, dans sa dimension de loi autoritaire et aléatoire, recouvre cette double fonction faite d’ambivalence : « devient ! », « ne deviens pas ! »7.

L’individu s’accroche donc à l’oracle quand il sent l’évanouissement du sujet. L’oracle c’est l’énonciation d’une loi. Le fait « énonciation » étant oublié, l’individu ne retient que le contenu et en fait une loi écrite, naturelle, destinale. Il oublie la loi du langage qui rend cette transcription non pas fait de nature, mais interprétation. Il réagit à cette parole comme s’il la recevait pour la première fois. Il oublie que ce message est un rappel. En terme lacanien c’est un S2 qui rappel et fonde un S1. S1 toujours manquant et par là ne permettant une assise identitaire que partielle. C’est précisément l’inconsistance de la métaphore paternelle, le fait qu’elle n’a pas de socle inscrit, ancré, dur mais une existence évanescente, elle est souffle, elle naît d’un manque. Cette inconsistance harcèle le sujet et ne cesse de le laisser inquiet. L’inquiétude cherche à s’apaiser et rappelle donc l’ordre rassurant de l’autre. Rassurant mais niant une liberté subjective. En recevant ce message comme nouveau il ne perçoit pas que, doublé, ce message n’a plus le même sens qu’au début. Ainsi Œdipe, en faisant répéter l’oracle de Delphes, ne s’aperçoit pas qu’il réalise par là ce même oracle. Apparaît ici un autre point d’analogie fonctionnelle entre surmoi et oracle. Comme nous venons de le rappeler l’oracle proféré dans Œdipe roi est double. La première énonciation concerne l’avant Œdipe et est donc perdue, oubliée. Ainsi en va-t-il également des marques du langage sur le corps avant le complexe d’Œdipe : perdus, oubliés et pourtant opérants. C’est la répétition de l’oracle, répétition insue d’Œdipe, qui déterminera la réalisation de ce dont l’oracle mettait en garde. Le message surmoïque survient également comme surgissant de nul part, pour la première fois, sans que l’individu ne perçoit que cette injonction venait, dans des temps anciens, de l’Autre environnant. Il refuse donc ce message en le prêtant à l’autre, en renvoyant à l’extérieur ce qui, jadis, venait de l’extérieur résonner en lui. Et là se dessine l’éternelle quête de reconnaissance, d’appel à une rétribution face à ce que l’Autre nous doit du fait de ce qu’il nous a pris, ou fait porté, etc. L’Autre responsable !

Le destin tragique du névrosé ne se réalise donc que par sa répétition symptomatique. C’est dans la compulsion de répétition que le névrosé accomplit son destin. L’injonction surmoïque, donnant un semblant de sens au sujet, se réalise dans sa répétition. Par exemple : le message « tu es bon à rien » tentera de s’effectuer dans une position présentée à l’analyste d’être « bon à rien » pour l’analyste ; « tu es celle qui comblera ton frère » tentera de combler par le discours l’analyste etc. Or, l’analyse, enrayant cette compulsion, rappelle au sujet qu’il n’est que le pantin de son destin. Qu’il se fait le pantin de son destin. Et c’est par ce rappel que le sujet s’extrait de sa position d’objet et qu’il sort de sa destinée. Le paradoxe est le suivant : à vouloir échapper à son destin, le névrosé le réalise. L’analysant, à l’écoute de son destin, lui échappe. Spinoza soulignait déjà ce paradoxe : la liberté est la mémoire des causes qui nous déterminent.

Ainsi, le névrosé, en déniant le message surmoïque en le prêtant à l’autre, met en place les conditions pour se retrouver objet réalisant ce message dans son rapport avec cet autre. Par exemple, en supposant être « quelconque » aux yeux de l’autre, je ne perçois pas que je lui parle de telle sorte qu’il sera poussé à me trouver « quelconque ». Ici intervient un facteur primordial : la dimension transférentielle. C’est en supposant à l’analyste quelque chose qui vous accroche – le savoir est un point essentiel mais pas l’unique : on retrouve également le pouvoir, la puissance, la liberté, la vérité, la sagesse, l’amour etc. – que le transfert laisse place à l’attente. L’attente est un concept qui n’a pas assez été rapproché du transfert. Il en est quasiment indissociable. Qu’attendez-vous ? Cette question se distingue du que « demandez-vous » et que « désirez-vous ». Qu’attendez-vous ? Seul le transfert peut vous amener quelques éclairages de ce côté-là.

Mais quel lien entre ce « qu’attendez-vous ? » et le surmoi ? C’est que dans l’écart entre l’interpellation symbolique et la réponse symptomatique moïque, apparaît le Moi Idéal. Celui-ci est interface entre surmoi et moi. En effet, il porte les insignes imaginaires de l’idéal pour un individu, c’est-à-dire ce qu’il suppose être attendu par le surmoi. Bon élève, il va essayer d’y répondre. Mauvais élève, il s’y opposera. Dans tous les cas, il se positionne selon cette attente supposée. Son attente. Ce qui est devenu, et continue de devenir, son attente. L’analyse dans ce qu’elle réveille de privation, frustration, castration, est un savoir faire avec cette attente. Non plus « pour » le surmoi, ni « contre » mais « avec ». L’idéal peut alors être abandonné. S’il continue à errer alentour, il n’est plus l’objectif. L’idéal n’est plus détaché du monde sensible8. L’individu n’a alors plus besoin de s’y accrocher, de le défendre corps et âme, de chercher à l’imposer. Pour le dire autrement, il n’a plus un besoin vital de morale. Il peut revenir à l’éthique d’un désir qui s’assume à travers les différentes contraintes.

Ce n’est pas tant le message asséné par le surmoi qui importe que le rapport du sujet à cette injonction : qu’en fera-t-il ? Quel rapport entretient-il avec l’imposition autoritaire ? Tentera-t-il à tout prix d’y répondre, de la satisfaire, de réaliser l’oracle de l’autre ? Ou essayera-t-il constamment de le défier, de le surpasser, en entretenant une certaine rivalité avec cet autre ? Choisira-t-il de faire avec, en considérant le message, en le supportant, en n’en faisant pas sa préoccupation quotidienne, ni sa vocation professionnelle ? Le choix est ici celui du névrosé en analyse qui, face au choix de la névrose, est amené à pouvoir choisir de perdre une partie de jouissance que la répétition symptomatique entretient.

Il doit y avoir une certaine jouissance à réaliser l’oracle. Il y a très probablement une perte de jouissance à réaliser quel oracle nous entretenons. C’est justement dans la répétition équivoque du terme « réaliser » que l’analysant trace sa voie, alors que c’est dans le redoublement identique du même terme que le destin tragique se scelle. Quel est l’oracle qui t’agit à ton insu ? Pour cheminer sur cette voie, le repérage du Moi Idéal et des messages surmoïques, sont des pierres angulaires de réponses.

Le surmoi vous observe depuis un lieu où la vue est aveugle. C’est lorsque vous fermez les yeux que le regard du surmoi se fait le plus sentir. La vue, les œillades, la parure et les parades sont autant de détournements pour ruser ce regard. Mais celui-ci veille. Il surgira lorsque les défenses moïques tomberont, lorsque le sujet se révèlera tout à coup nu, lorsque le soutien de l’idéal imaginaire chutera, lorsque le silence forcera la solitude de l’analysant.

Si l’appel à la loi est un appel à une stabilité pour retrouver une liberté, il est aussi un enfermement. Enfermement dans une loi aléatoire, comme le dit Lacan : « Le surmoi a un rapport avec la loi, et en même temps c’est une loi insensée, qui va jusqu’à être méconnaissance de la loi » 9 . L’observation de la bonne conduite, la surveillance de la mauvaise conduite, peuvent ainsi être redoublement d’une réponse à un surmoi déplacé. Déplaçons le moi sur l’équivocité étymologique de l’oraculum et la prière laisse place à la parole.

1 V. Hugo, [1860], La conscience.

2 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986.

3 G. Orwell, 1984, Folio, Poche, disponible à partir du 25 mai 2020.

4 S. Freud, Introduction au narcissisme, PBP, 2012. Il relève un point commun entre les délires paranoïdes et les névroses de transfert.

5 Voir aussi Le surmoi archaïque chez M. Klein

6 J. Lacan, Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975.

7 Proposition reprise à Alain-Didier Weil

8 Voir à ce propos F. Jullien, L’invention de l’idéal et le Destin de l’Europe, Seuil, 2009.

Confinement, déconfinement… et après ?

Confinement. Ce mot a pris tout son sens quelques jours avant que vienne le printemps. L’idée d’un « Journal du confinement » et sa réalisation aura été pour moi un bon stimulant et provoqué de beaux échanges.

Dans la vie de tous les jours chacun se réorganise et adopte la devise : « courage, patience et prudence ». Les vrais confinés profitent de l’ « entre-acte vingt heures » pour ovationner et encourager ceux qui sont en prise avec la réalité. Les jours filent, les semaines passent et de l’avis de chacun… vite !!!

Mon emploi du temps professionnel est modifié, le télétravail (mot très en vogue pour le moment mais qui rythme mes semaines depuis bientôt 30 ans) a pris un peu plus d’ampleur et je me rends à mon bureau les mardis… Sans mot d’ordre le rythme du journal se met en place et à la fin de cette journée de travail la trame est habituellement prête…

Me voilà repartie dans ma belle campagne, ici les rues sont calmes, les jardins regorgent de senteurs et de couleurs vives mais éphémères, la nuit est animée par une nichée de hiboux moyen duc et les textes prennent forme au gré d’une journée qui s’achève et de la suivante dès que pointe l’aube…

Déconfinement. Au fil du temps qui passe on en vient à utiliser ce mot-là. Bug… dès que j’écris ce mot… à mes deux postes de travail, le mot est souligné et aucune autre orthographe proposée… bizarre ! Et quand enfin arrive cette journée de « déconfinement », changement de décor : la pluie, le vent, les petits hiboux chahutés, les fleurs au sol sous le poids de la pluie… à la météo il est question de saints de glace… mais envers et contre tout joli mois de mai pour celles et ceux qui comme moi aiment la pluie aussi.

Arrive le mardi – 12 mai – à la fin de la journée le retour se fait avec l’Éphéméride 6 dont une fois de plus le sommaire est prêt. En quittant le bureau c’est l’heure où les applaudissements jaillissent des balcons, le ténor ce soir ne chante pas à sa fenêtre.

Au moment où j’écris se profile autre chose…

À partir du 1er juillet prochain le secrétariat de la FEDEPSY sera assuré par une autre personne. La « retraite » pour moi, quel mot bizarre… J’ai vu la FEDEPSY en gestation, naître, évoluer, se développer et c’est toujours avec un réel plaisir que je me suis rendue à mon travail… 20 ans… oui la FEDEPSY – elle – est « vieille » de 20 ans.

Une page se tourne, c’est banal de dire cela. Je veille à finaliser l’annuaire 2020-2021 de la FEDEPSY pour lequel la collecte des renseignements a été laborieuse mais en substance vous resterez tous dans ma mémoire, pour les uns un nom, une adresse, d’autres le son de votre voix ou votre passage à mon bureau, votre présence occasionnelle lors de l’organisation d’une manifestation, parfois un petit retour au moment de l’envoi FEDE-INFO…

Ainsi va la vie… Éphéméride sera pour moi un calendrier où j’aurai le temps ( ! ) de retirer chaque jour une feuille…

Pour un réveil métaphorique

Éveil

C’est une grande chance de se réveiller d’une certaine épreuve, dans un état tout à fait différent de celui dans lequel l’on était, ou de se retrouver libéré d’un certain fardeau. Il s’agit certainement d’une forme transformée de la traversée d’un fantasme.

C’est ce que j’ai retrouvé à notre réunion Zoom autour de « Fantasmes et mythes» du 15 mai 2020. Grande a été ma stupeur de croiser un moment de recueillement avec mes plus proches collègues et percutante a été cette rencontre où j’ai entendu chacun soutenir ses propres singularités tout en s’adjoignant à un « parcours de santé » qui sortait des nimbes de l’épidémie. À cette technique – exigeante pourtant – j’ai constaté à ma grande surprise que mes fantasmes de « leadership » m’avaient abandonné et que je découvrais dans cette solitude de la coexistence internet une « société de Maîtres » dont avaient parlé J. Lacan et M. Safouan… que chacun a pu soutenir son propre propos sans souci de ses voisins en « timbre-poste zoomesque » et pourtant si indispensable aux apports de chacun. Est-ce l’effet de la limitation de la durée de la parole, est-ce bien possible ? Oui, mais pas seulement. Chacun aussi se retrouve seul : « allein wie ein Stein », seul comme une pierre. C’est ce que me disait un de mes « maîtres chanteur d’opéra», aux Contades, quand il avait dû arrêter ses enseignements.
À présent la sensation est inversée : je peux travailler avec ceux qui m’en donnent l’envie.

– Mythe et fantasme

J’avais envie de reprendre les épisodes précédents du séminaire-feuilleton « Fantasmes et mythes » à partir des étymologies du triptyque « Traumatismes, Fantasmes, Mythes » et j’avais le désir, à l’envers du fantasme de Lacan dans Scilicet, que chacun puisse signer son texte.

Trauma :

Nous avons si souvent dépouillé la théorie traumatique de Freud, une sorte de péché originel et l’on pourrait revenir au latin Tracmaticus ou grec Traumatikos et laisser à Trauma sa plus simple expression : le trauma signe la blessure.

Fantasme :

On devrait prendre au sérieux que cela nous renvoie en 1795, à Fantasmagorie : à savoir « une production dans l’ombre au moyen d’une lanterne magique mobile ». Fantasme pourrait aussi être formé avec le grec Phantasma « fantôme » et « allégorie » pour désigner des représentations plastiques. Belle condensation !

Mythe :

« Mythus » du grec Mythos et vous pouvez laisser vagabonder les récits et les légendes. Je propose ma propre définition composite : le mythe se constitue à partir de blessures pour créer des allégories qui fondent des récits et des légendes collectives ou individuelles. Si l’on se met dans l’hagiographie classique de « Fantasmes et mythes », quant à moi je retombe sur des souvenirs d’analyses où j’avais été confronté à un texte de Jean Clavreul sur « Le désir et la loi »1 et sur un texte de Guy Rosolato où il proposait d’appeler lois de retournement les rapports entre « Mythe et Fantasme »2.

Malgré le fait à l’époque de ne pas saisir dans l’ensemble ce qui était affirmé, faute de pratique, je ressentais en même temps un relent de vérité psychosomatique. Puis j’ai compris bien tardivement que Guy Rosolato essayait, avec les clichés de l’époque – de rendre compte de « Totem et Tabou »3 dans une version lacanienne. À ce propos Freud a dû être plus que confiné (!) pour avoir réussi à lire tant d’auteurs. Quel génie… pour donner son avis sur tant de livres dans son actualité.

Actualisons : La dialectique « Fantasme – Mythe » s’égrène autour de plusieurs signifiants en quête de bijection dans la théorie des ensembles (comme le rappelle Guillaume Riedlin) dans le désordre : scenario – histoire – grammaire – signification fermée – circulation d’objets… entre deux ensembles. Et, pour en tirer un fil directeur, on trouve des chaînes signifiantes particulières et une cinétique d’objets qui se retrouvent ou au moins convergent. Comment se transmet un mythe dans les générations qui se succèdent ?

– Conséquences lacaniennes

Il n’y a pas qu’une seule transmission. Ce qui a permis par exemple à Lacan de dégager un certain nombre de mathèmes – qui pour chacun ont nécessité plus d’un séminaire – le fantasme $ ◇ a sous-entend l’axiomatique lacanienne « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » et cela réfère à des signifiants maîtres : S1 (Signifiant maître) (S2 → $ → S3) cela peut aboutir à un mythe d’une certaine époque de la clinique lacanienne, qui est celui du fantasme fondamental.

Comme dans l’histoire du Golem4 de Meyrink, on rêve en associations de trouver le point ultime d’une analyse. C’est-à-dire de trouver après des années de perlaborations ce qui nous enserre le lien univoque entre la parole et le corps. Ou comme le disait Daniel Sibony, entre « le nom et le corps »5. Un régal presque épicurien de penser la fin de l’analyse comme une sorte de formule ultime, reflet à la fois de votre statut originaire et de l’aboutissement de siècles de Durcharbeitung sur un divan.

Rassurez-vous – et je le dis d’expérience – la psychanalyse se poursuit malgré la passe6 !

À mes risques et périls je propose à mon tour une définition du Mythe qui aurait l’avantage (éphémère !) de faire retour vers les premiers séminaires de Jacques Lacan (cf. Séminaire sur Les psychoses 7 ). Le Mythe, dans une perspective analytique se situe dans un croisement entre métaphore et métonymie, ce qui renvoie à bien des desseins et bien des topologies.

Prenons les dictionnaires :

  • La métonymie : f (S… S’) S ≡ S (-) s. La fonction f de ce mot à mot du signifiant (S… S’) conserve la signification déjà là.
  • La métaphore : f (S’/s) S ≡ S x s. Un signifiant se substitue à un autre créant une nouvelle signification.

Et par ce biais, nous parlons d’une introduction à la métaphore « paternelle ». La barre résistant à la signification a été franchie (+). Un signifiant est tombé dans les dessous et un nouveau signifié apparaît (cf. Larousse de psychanalyse8).

Alors comme le dit Lacan : l’axe métaphoro-métonymique nous désaxe complètement. Dans le psyché : peut-il y avoir de la métaphore sans métonymie ? Et surtout dans la pratique ne trouve-t- on pas du glissement métonymique sans métaphore repérable ? Peut-être est-ce l’hypomanie terminale de fin d’analyse proposée par Balint9.

Condensons les propos. Quelle est donc la définition de la métaphore ? « Substitution d’un signifiant à l’autre ou transfert de dénonciation » dit le Larousse de Psychanalyse10. Et là on se perd en conjectures. De quel transfert parle-t-on ?11

Par exemple, peut-on résumer le transfert à un glissement métonymique. Mais gare ! Ne confondons pas le transfert de la Traumdeutung et le transfert dans « l’amour de transfert » de Freud. Une autre Mythologie n’est-elle pas de confondre ces deux transferts ?

– Alors la métaphore paternelle, un néologisme de Lacan ?

Nous nous contenterons – pour relancer ce séminaire – de la formulation de Lacan pour la définition de la Métaphore : « Un mot pour un autre »12.

Avec cet exemple classique que nous aurons l’occasion de déplier et de mystifier (dans un autre éphéméride…) : « Sa gerbe n’était point avare, ni haineuse »13.

Nous avons appris dans le confinement que les capacités de symbolisation des reclus sont bien plus importantes que prévues. Mais qu’en est-il de la métaphorisation et quelles sont les surprises d’après coup des axes matéphoro-métonymiques ? Beaucoup de désaxés ? Beaucoup de délires ?

1 Ouvrage collectif avec P. Aulagnier, J. Clavreul, F. Perrier et J.P. Valabrega, Le désir et la perversion, Points Essais n° 124, 2016.

2 G. Rosolato, La scène primitive et quelques autres, Nouvelle revue de psychanalyse n° 46, Gallimard, 1992.

3 S. Freud, Totem et Tabou, Gallimard, 1993.

4 G. Meyrink, Le Golem, Ed. Jean-Pierre Lefebvre, Flammarion, 2003.

5 D. Sibony, Le nom et le corps, Seuil, 1974.

6 J.R. Freymann, « Les fins d’analyse après Lacan », Esquisses analytiques.

7 J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Seuil, 1981.

8 R. Chemama, V. Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, 2018.

9 J. Lacan, « La direction de la cure » in Écrits, Seuil, 1966.

10 Op. cit.

11 J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Seuil, 1981. À quoi renvoie ce « transfert de dénomination ». Je cite

p. 261 : « Il faut d’abord que la coordination signifiante soit possible pour que les transferts de signifié puissent se produire ».

12 Ibid., p. 257, Cela renvoie à une comédie de Jean Tardieu en un acte où il s’agit du dialogue de deux femmes.

13 Ibid., p. 248.

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