Que ceux qui cherchent des histoires lénifiantes ou édifiantes passent leur chemin ; des histoires avec une morale et de la justice aussi ; des personnages bien typés « gentils » ou « méchants », tout autant. Pas de critique sociale dans « Sud », en tout pas de celles bien appuyées sur les repères classiques déclinant l’évangile selon Marx, Jésus ou n’importe quel autre prophète. « Sud » narre la vie ordinaire de gens ordinaires dans un pays ordinaire occidental. Dans une de ces démocraties comme les haïssent les Poutine, Xi Ping et autres Khamenei, parce qu’elles façonnent selon eux des dégénérés, alibi bien commode pour escamoter leur haine fondamentale de l’Autre, un Autre sensé s’incarner chez nous dans ce qu’on appelle « les Droits de l’Homme », lesquels révèlent immanquablement aussi la part d’ombre de chacun. Or le roman est une des formes que peut prendre cette révélation.
« Sud » est l’histoire ordinaire d’un groupe de gens plus ou moins disparates, plus ou moins liés entre eux (mais c’est sans grande importance) un unique jour d’été dans le sud espagnol, terrassé par le « Terral » un vent sec et chaud passant pour rendre apathiques ceux qui le subissent. En réalité les personnages de Sud sont tout sauf apathiques, tant le livre les cueille au niveau pulsionnel. « Sud » en cela est tout entier un roman sur les pulsions et la manière dont chacun d’entre nous devons nous en débrouiller pour ajourner sans cesse le risque d’annihilation. Femmes, hommes, adolescents, voyous, médecins, avocats, coureurs à pied, chanteurs, guitaristes à la manche, paranoïaques délirants, vieillards déclinants, tous sont pris dans les fracas assourdissants de leur vie propre en se démenant pour la poursuivre. Chacun bourreau de soi-même et des autres, chacun victime de soi-même et des autres, parfois à la recherche d’une impossible rédemption, au bord de leurs illusions perdues. Une vie incandescente sans cesse ravivée par le « Terral » qui s’achève ou se prolonge sans morale claire pour en tirer du sens.
On retrouve évidemment dans « Sud » les échos de l’Ulysse de Joyce, (dont Soler est un grand admirateur et qui est d’ailleurs cité dans le livre), y compris dans la grande tirade finale qui n’est pas sans évoquer le monologue de Molly : une scène qui embrasse (et embrase) une dernière fois tous les personnages de l’ouvrage en explorant dans chacun d’eux la ligne ténue qui les relierait les uns aux autres.
« Sud » se distingue aussi, et peut être avant tout par sa qualité d’écriture, empruntant (comme chez Joyce) à différents styles, passant de la narration distanciée, au polar, à la romance, à l’ironie légère ou accentuée et aussi à la pornographie la plus aiguë, dans une virtuosité imaginative et descriptive impressionnante. Le livre est de ces œuvres rares qui laissent le lecteur sensiblement différent de ce qu’il était avant sa lecture et vaut quelques séances chez le psy du coin…
Les personnages de « Sud », une fois la lecture achevée, ont du mal à vous quitter, sans doute parce que toute vie ordinaire est en réalité extraordinaire quand on sait la lire et l’interpréter. Pas de vérité générale qui s’exhalerait du texte ici, juste la vérité de chacun sous sa condition humaine. Oui, il y a dans « Sud » une profonde réflexion sur nos vies sécularisées de moins en moins en moins bordées par le détournement et la canalisation pulsionnelle que provoquaient les différentes religions monothéistes ou les idéologies qui en découlaient, chargées d’organiser le bonheur terrestre ou supraterrestre.
Sans doute sommes-nous seuls sous un ciel vide. Il est peut-être inutile de s’en réjouir comme de s’en désespérer… Tant que nous pouvons poursuivre la route.