« Lire ou ne pas lire ? »

Vous est-il arrivé déjà, pendant un temps, de ne pas lire ?
Ne pas en avoir envie, ne pas savoir que lire, parcourir les rayons de votre bibliothèque et tous les livres semblent gris, en prendre un tout de même, lire des mots qui restent creux, des mots – petits cailloux insignifiants qui tombent au sol…?
Cela vous est-il arrivé, déjà ?

Les motifs en sont divers, sans doute – qu’est-ce qui barre le chemin entre nous et les mots écrits ? Qu’est-ce qui transforme en tas de sable inerte des phrases qui parfois s’envolent et nous emportent sur leurs ailes, nous envolent ?
Pour moi, parfois, la distance avec les livres – il me faut d’abord reconstituer ma propre pensée, avant de pouvoir entendre celle de l’autre. Trouver construire écrire mes propres mots, avant de lire ceux de l’autre.

Confinement – lisez-vous ?
Tant de temps soudain, tant de choses annulées, tant d’activités reportées, tant de possibles ? Pas d’horaire de cours de danse ni d’entraînement de foot pour les enfants, pas de sortie pas d’invitation pas de cinéma – à la maison, du temps devant soi…
Intéressant de voir comment chacun réagit à la situation : ceux qui en « profitent » pour apprendre trois langues, la peinture, le macramé et la cuisine coréenne, ceux qui s’évertuent à ne rien changer à leurs habitudes, quitte à faire semblant, ceux qui nettoient leur maison de fond en comble et de comble en fond et de fond en comble et inversement, ceux qui ne font plus rien…

« Faire », « activités » – la suspension éclaire la fonction, les fonctions de « faire ». Désarroi lorsque les activités habituelles deviennent impossibles – que faire, comment s’occuper ? Que faire du temps qui s’étend sans limite ? Et ces activités, habituelles, essentielles, importantes, qui nous définissent pensons-nous, ces activités une fois suspendues, à les regarder avec un rien de distance – pourquoi faisions-nous cela, au fait, au fond ? Nous ne pouvions imaginer nos vies sans elles, tellement importantes, nous en parlions autour de nous avec passion – « comme je me sens mieux depuis que je fais du tennis, et l’ambiance dans le club, c’est tellement sympa, si tu savais, à présent je fais partie du comité de l’association, réunions fréquentes, je suis trésorier, un peu de travail mais c’est tellement important, cela crée toute une dynamique dans le quartier, et pour les jeunes… » – nous savions pourquoi nous le faisions, c’est-à-dire nous ne nous le demandions pas et pensions savoir pourquoi et à savoir pourquoi cela avait du sens et donnait du sens au reste de notre vie – quel sens ?… Ces activités une fois suspendues, nous suspendus aussi – e quel sens ?… Pourquoi ceci plutôt qu’autre chose ? Accessoire, aléatoire, dérisoire… Comment supporter cela ? Comment faire face à cela ? Qu’est-ce, cela ? Quel vide face à nous ? qu’est-ce que ce gouffre qui s’ouvre s’ouvre s’ouvre ? qu’est-ce que soudain ce monde de cendres grises inertes ? Et que reste-t-il ? à quoi continuons-nous de donner du sens ?

Je continue à trouver du sens dans le mouvement désirant. Ce mouvement qui, à partir de rien à partir d’un rien à partir d’un creux, se lève en nous et nous envole. Ce mouvement qui nous fait danser, rire, chanter, peindre, sculpter, écrire, poéiser, parler à l’autre entendre l’autre. Ce mouvement qui lorsqu’il danse avec le mouvement d’un autre, nous appelons cela rencontre, nous appelons cela la vie.

Ce mouvement, parler à l’autre entendre l’autre, dans un certain cadre cela s’appelle une psychanalyse.

Je continue à trouver du sens à cela. C’est un choix. Sans doute c’est un choix. Alors qu’il me semble que cela, c’est incontournable – mouvement, vivant, poésie – sans cela pas de vie pour l’humain ? Mais sans doute c’est un choix – un « sens » est toujours un choix, est toujours construit ?

Continuez-vous à lire ?
J’avais arrêté un temps, je ne pouvais pas. J’ai recommencé. Lorsque j’ai parcouru les rayons de ma bibliothèque qui soudain n’étaient plus gris – tant de couleurs, tant d’envolées, à lire seulement les titres, les noms des auteurs –, je me suis arrêtée sur L’amour du loup… et autres remords1 d’Hélène Cixous. Lu déjà, il y a quelques années, oublié, oublié, oublié – que nous sommes capables d’oubli !… Comment ai-je pu oublier ceci ?… L’amour du loup…

La force possible des mots, le tranchant possible de l’écrit. Cela – a du sens, pour moi.
Quelqu’un, qui n’écrit pas, me demande – comment fais-tu pour écrire ?
Je ne fais pas. Je respire – lorsque j’écris ainsi, je respire, simplement je respire, enfin je respire.
Je me demande plutôt – comment se fait-il que je survive, lorsque je ne respire pas ?…

1 H. Cixous, L’amour du loup et autres remords, éditions Galilée, 2003.

Amour et transfert depuis l’enfance

« Libre de s’adresser à la liberté d’autrui », J. Lacan

Plusieurs passages du livre Amour et transfert de Jean-Richard Freymann m’ont évoqué la pratique avec l’enfant, la question de la névrose infantile chez l’adulte et l’interprétation du transfert dans ces situations. Comme si l’enfance y avait une place interligne. Écho singulier d’une énonciation. Un séminaire digne de ce nom insémine d’autres théorisations d’associations. Transfert de travail, pourquoi pas. Transfert au travail, sûrement. En voici quelques bribes.

La pratique analytique avec l’enfant, ou plutôt la cure de l’enfant, m’enseigne sous un angle dynamique la « manœuvre du transfert » et de l’interprétation. Une interprétation opérante chez l’enfant est oubliée : elle effectue (dans) l’oubli de la métamorphose qu’elle permet. La construction, d’ordre d’une compréhension, dans l’après coup d’une interprétation, est rare chez l’enfant. Il n’est donc pas empêtré de cet imaginaire. C’est plutôt lui qui vous guide sur la perte de sens sensée. L’enfant nous apprend que la saisie, ou plutôt la tentative de saisie, d’un dire, une fois qu’il a été dit est caduque. Dès que vous tentez de revenir sur ce qu’il a dit, il vous signalera plus ou moins délicatement que vous êtes à côté, que vous n’y êtes pas. Il ne s’agit pas de saisir ce qui a été dit, de le figer par une compréhension, mais de l’entendre. C’est l’écho de cet entendu insaisissable, qui renvoie peut-être à l’enfant une manifestation de sujet. Sujet en devenir, en instance d’infusion de « ses » signifiants. L’acte analytique dans la cure d’enfant intervient ici. En effet ces cures amènent l’analyste à prendre des initiatives, qui font interprétations si elles surviennent dans le transfert.

Retenons deux fonctions d’interventions différentes chez l’enfant. La première, la plus délicate : l’interprétation qui appelle le sujet à s’arrimer auprès d’un signifiant. Ce sont les cliniques où l’enfant ne répond pas à une loi qui limite la jouissance, où l’enfant reste en position d’objet de l’Autre, etc. L’interprétation est une réponse sidérante qui, en introduisant un trou, laisse une place pour un dire créatif d’un sujet naissant. Le dire est création. Mais sidérante également car elle tombe juste, en écho à une histoire déjà singulière du petit individu qui ne l’a pourtant pas jusqu’à présent parlé. Ici intervient le transfert, permis par cette interprétation, car il était jusqu’alors comme en attente.

Le second type d’interprétation est une dé-sidération, un réveil d’un désir coincé, étouffé dans un symptôme, nœud de signifiants venant de l’Autre. L’individu est coincé par une définition de l’autre, il est défini partiellement par lui et adhère fortement à cette définition car il en dépend, ou croit en dépendre. L’affiliation aux demandes, aux attentes de ses autres, médiateurs d’Autre, peut alors être, certes ancrage, mais également fixation symptomatique. L’intervention de l’analyste permet un décollage, un écart introduisant un souffle où l’enfant peut s’approprier autrement ces mêmes considérations de l’autre. L’analyste ici n’est pas éducateur, ni ré-éducateur, il ne participe pas à l’éducation de l’enfant en consistant d’une certaine manière, mais il reste analyste en temps qu’il indique, qu’il transmet, une manière de savoir faire avec le manque. Transmission d’un manque qui appelle une création du sujet. Et cela en « désoeuvrant » le symptôme. Le retrait est ici actif. Ainsi une interprétation peut relevé d’une retenue, d’une non précipitation.

Le transfert et son interprétation s’associent. L’association mène à une interprétation du transfert si l’écoute l’autorise. L’interprétation n’opère qu’en résonance avec le transfert. Cette interprétation ne survient que dans une temporalité singulière : elle s’expose comme paradoxale, ne pouvant qu’être précipitée mais pas le fruit d’une précipitation. Si elle n’opère qu’en tant que jaillissement du saut unique du lion, elle dessert lorsqu’elle répond à une certaine précipitation de l’analyste. Une précipitation qui serait alors réponse face à une béance, passage de l’angoisse, s’ouvrant chez lui en écoutant l’autre. Ou bien, une précipitation qui répondrait à l’appel, prémisse d’une demande, perçu dans le symptôme du patient. Adviendrait alors une forme de couple-symptôme analyste-analysant, c’est-à-dire où le symptôme de l’un s’embrasse et s’embarrasse du symptôme de l’autre. Le transfert hypnotique répondant à la séduction dont parle Jean-Richard Freymann en est un exemple. Ce ne sont pas ici des interprétations car elles refusent le temps du transfert.

L’autre écueil se fait déjà pressentir : l’absence de toute interprétation. Le kaïros de l’acte interprétatif ce situe entre ces deux écueils. Proposons encore au passage une autre aporie clinique : L’interprétation. Comme s’il n’existait qu’un type d’interprétation, qu’une manière d’interpréter… donc idéale. L’idéal ne fait pas bon ménage avec l’analyse.

Faisons un tour du côté de la névrose infantile chez l’adulte. Ce terme recouvre le noyau infantile de la névrose chez l’adulte. Toute position névrotique tire ses racines de ce noyau. Ce noyau n’est pas vestige d’un passé révolu, mais expression persistante d’un rapporté de l’enfance. « Le passé n’est jamais tout à fait le passé », chante le poète en ajoutant, « l’ombre de ce qui fut devant nous se projette sur le chemin qui va, sur l’acte qui s’éveille ». L’acte qui s’éveille, l’acte de parole qui plus est, qui s’annonce ou plutôt s’énonce, se voit transporté avec lui ce passé-présent. Tout ce qui se répète, « tout danse devant moi sa danse heureuse ou triste ». Mais qu’est ce qui se répète ? Ici, nous empruntons un autre chemin que celui du poète pour qui la réponse est « tout ce qui fut, jeunesse, enfance, amour ». Ce qui se répète s’approche plutôt du raté de la jeunesse, de l’enfance et de l’amour. La mise en forme de ce ratage est présentée, à travers le transfert, à une interprétation. Ce ratage peut aussi être appelé dans le vocabulaire freudien point de fixation. Souvent, il relève de ce qui rate, non pas dans l’amour à la mère, mais dans l’amour de la mère, comme le souligne justement Jean-Richard Freymann dans son séminaire. Cet amour n’est pas total, et s’il était total il ne serait pas amour. Parfois, le père est mère dans la réalité. Laissons, ici nous nous situons du côté de la réalité psychique et sa bisexualité (pôles masculin et féminin). Le manque à aimer de la mère est point de désir. Mais pour cela, il est au préalable source de transfert. C’est l’envers de la question de la séduction, un endroit vide d’appel. Dès lors l’enfant, puis l’adulte, à travers la névrose infantile, répète ce manque à aimer dans l’amour de la mère. Amour venant d’elle et allant vers elle. Manque d’amour venant d’elle et allant vers elle. Voilà ce qui peut se jouer sur la scène transférentielle. Pointe ici également l’ambivalence des sentiments. Si l’amour de transfert est une force motrice de la cure, n’oublions pas d’être à l’écoute de son revers, la destructivité de cette force par une force antinomique, qui va contre le nom. Pulsions de vie et pulsions de mort restent partenaires, séparés ou non. Les unes restent la condition des autres et vice versa. Le jeu de construction, de création de l’enfant nous l’enseigne : pas sans une destruction… préalable ou faisant suite, cela est une question de rythme de scansion. La destruction comme préalable d’une création. L’absence comme condition de présence. L’amour de transfert est ce qui permet sa destruction. C’est la même mèche qui voit naître la flamme qui l’éteindra, écrit Shakespeare. Dans l’amour et dans le transfert… avec cette différence majeure que pour le transfert, sa chute n’amène pas son évitement mais un autre amour : celui de la chute (voir la mise en scène narrative, non sans jouissance, de Jean-Baptiste Clamence dans La chute de Camus).

La notion de mise en scène revient à plusieurs reprises dans le séminaire de Jean- Richard Freymann. Elle apparaît riche d’évocations. Le transfert permet à une scène de se dérouler. Il peut être conçu comme une atmosphère propre à chacun (« atmosphère, atmosphère, est ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?! » réplique Arletty à Jouvet). Cette atmosphère survient des dires de l’analysant et de la manière dont ses dires le place dans le transfert. Quel objet cherche-t-il à être pour l’Autre ? Quel objet cherche-t-il chez l’Autre ? Ici l’amour de transfert est à la fois la condition pour la mise en place de la scène, son objet, et sa raison. L’amour de transfert et son manquement, comme nous l’avons souligné plus haut. Nous sommes donc en face d’un drame singulier. Le déroulement dramatique n’amène pas de vérité, peut-être des mi-vérités apparaissant voilées. Il s’agit du voile de l’énonciation. Chaque analysant raconte, explique, explicite, théorise, pleure, chante, son drame personnel et demande une reconnaissance de celui-ci, ou plutôt de sa place dans celui-ci. L’enfant vit en partie la scène que les discours dans lesquels il évolue lui imposent. Il les répète éventuellement en acte, en jeu, mais la dimension de réflexion du souvenir, de la remémoration habituellement manque. C’est adulte qu’il répétera ces discours et y adhérera, sans tout-à-fait y adhérer car quelque chose lui échappe, ce que nous pouvons nommer sujet, qui l’anime et résiste. Tout comme l’enfant qui n’est que partiellement happé par les dires et les non-dits qui l’entourent. Reste quelque chose qui reste en dehors de lui. Voici le chemin d’adresse de l’analyste.

Mais le drame moïque cherche à se dire. Il insiste. À l’instar des protagonistes dans la pièce de Pirandello, 6 personnages en quête d’auteur, il cherche à tout prix à faire valoir son drame singulier, il le répète, s’y empêtre, constamment. Et il ne peut, ni ne veut pas tenter de vivre sans. Mais pour se faire valoir, il faut s’adresser à quelqu’un. Quel meilleur lieu que la scène ? Le spectateur, souvent anonyme et silencieux, entend toujours avec un temps d’avance le drame qui anime un personnage et qui pourtant l’ignore. Et pour cause : celui-ci est juste devant ses yeux mais il ne le voit pas. Il a besoin de le dérouler devant un auditeur actif par cette présence. Sur la scène du divan, l’analysant répète son drame. La polysémie du terme « répéter » prend ici son rôle. L’analysant aime son drame. Il le hait également. Il en fait vivre les personnages, les imagos parentaux, et les rejette à la fois. La discorde « aux crins de couleuvres » introduit, en passant par l’amour et son ambivalence, sa pomme.

Présentation d’Amour et Transfert rédigée par Marcel Ritter

Intervention prévue à la Librairie Kléber le 28 mars 2020, annulée pour cause de « confinement ».

Lorsque tu m’as proposé de rédiger la Préface de ton livre, la première association d’idée qui m’est venue, et ce à propos de son titre, le premier « Einfall », pour rester fidèle à la langue de Freud, c’est le terme « Ubertragungsliebe », par lequel Freud caractérise le transfert. Les auteurs français l’ont traduit par « amour de transfert ».
En somme, là où Freud a eu recours à un mot composé, qui évoque une intrication, une connexion en apparence fixe entre ses deux composantes, l’amour et le transfert, ses traducteurs utilisent deux termes articulés au moyen de la préposition « de », indiquant autant la proximité de ces deux composantes que la possibilité de leur séparation – et ce probablement à leur insu.

Ce constat nous donne déjà à entendre que l’amour et le transfert ne sont pas deux termes équivalents ni interchangeables, mais qu’ils sont dans un rapport complexe, dont tu développes les multiples facettes.
Le sous-titre du livre, « Amour de transfert et amour du transfert », introduit un aspect supplémentaire, tout à fait inédit. Il va d’ailleurs déjà dans le sens d’une séparation des deux termes.
« Amour du transfert » nous oriente, de plus, vers la possibilité de concevoir le transfert comme un objet d’amour. Mais un objet d’amour pour qui ?
À ma connaissance, Freud n’a pas mentionné cet aspect-là. Il convient cependant de préciser qu’il ne concerne pas l’analysant, mais l’analyste. Il renvoie, en fait, aux apports de Lacan, à qui nous devons la séparation entre le « transfert » et « l’amour ».
« Amour du transfert » peut cependant se ranger sans problème à côté des sens possibles du terme de Freud « Ubertragungsliebe », qui s’entend dès lors comme « Liebe der Ubertragung ».

Il y a un deuxième point, qui a également mis en route un mouvement d’associations d’idées dans mon esprit, lors de la lecture de ton manuscrit. J’ai été frappé par la fréquence dans tes développements des références culturelles, à propos de l’amour. Elles ne pouvaient pas ne pas m’évoquer la notion de sublimation.
Rappelons-nous que selon Freud la sublimation est un mode de satisfaction de la pulsion sans refoulement, et ce grâce à son détournement vers des nouveaux buts, non sexuels, plus élevés, à l’origine de toutes les productions culturelles.

Tes nombreuses citations d’œuvres littéraires, de poèmes, de trouvailles d’humoristes, vont de toute évidence dans le sens d’un processus de sublimation.

J’ajouterai ta référence à l’existence d’un « amour transnarcissique », un « amour de désir », un « amour du désir », qui se situe bien au-delà de la relation narcissique, spéculaire, et qui est fondé sur le désir. Il s’agit d’une notion promue par Lucien Israël et aussi par François Perrier, pour qui cet amour pouvait être atteint par le biais de l’analyse et par le biais de la culture – donc par la sublimation.

Je n’oublie pas que tu évoques toi-même, explicitement, la sublimation à plusieurs reprises dans le livre. En particulier, lorsque tu soulignes que « l’amour » s’inscrit, comme « le transfert », dans « une quête sublimatoire », grâce au « jeu du signifiant ».
Tu rejoins ainsi l’assertion de Lacan stipulant que « l’amour » est une « sublimation », ce qu’il a longuement développé à propos de l’amour courtois dans son séminaire « L’éthique de la psychanalyse ».

Je voudrais également rappeler les principaux traits de la conception freudienne, puis ceux de la conception lacanienne du transfert, tel qu’ils sont exposés dans ton livre. Ils permettent de comprendre en quoi réside la différence entre ces deux conceptions, et de saisir pourquoi il est possible de soutenir que la conception de Lacan a contribué au dépassement de certaines butées de la conception freudienne.

Freud fonde le transfert sur l’amour. Sa conception se situe sur un plan purement imaginaire narcissique, spéculaire, qui s’appuie sur la relation du « moi » de l’analysant avec la personne de l’analyste placé dans la position de « l’idéal du moi ». Il s’agit donc d’aimer pour être aimé. Derrière l’amour de transfert, il y a une demande d’amour.

Or, l’expérience psychanalytique révèle par ailleurs que « le moi » fait obstacle au cheminement du discours de l’analysant vers la révélation du désir inconscient – révélation qui est la visée d’une analyse. Ce constat a obligé Freud de reconnaître que le transfert était en fait une résistance (Ubertragungswiederstand), tout en soutenant en même temps qu’il était la condition nécessaire pour l’efficacité d’une interprétation, et pour le choix de son moment. C’est là une des butées, une des contradictions de la conception freudienne, que les apports de Lacan ont permis de dépasser.
La conception de Lacan à l’opposé de celle de Freud, se situe sur le plan symbolique, sur le plan du rapport du sujet au langage, au signifiant.
Cependant Lacan ne réfute pas pour autant la dimension imaginaire du transfert, l’amour du transfert. Mais cette dimension n’est pas l’essentiel. L’amour n’est que « tromperie », au regard de ce qui est au fondement du transfert.

Ce qui importe, c’est de partir de la constitution du sujet, au niveau de l’inconscient, comme effet du signifiant, c’est-à-dire de son rapport à l’Autre comme lieu du langage et lieu de l’altérité, et de son corollaire, le désir inconscient soutenu par le fantasme inconscient ou fondamental.
Pour Lacan, c’est le désir inconscient, soutenu par un fantasme, qui génère le transfert. Et c’est la construction de ce fantasme dans le cadre d’une analyse, soit le repérage par le sujet de sa position par rapport à l’objet a, en référence à la formule du fantasme, qui peut conduire à la résolution du transfert.

Cette présentation des deux conceptions du transfert est peut-être trop schématique. Mais je tenais à mettre l’accent sur les points vifs, ou leur divergence est manifeste, en prenant appui sur tes développements dans le livre.

Séminaire de Lacan « L’éthique la psychanalyse » – Commentaire de la leçon du 10 février 1960

Intervention de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse.

« C’est à partir de ce signifiant façonné qu’est le vase, que le vide et le plein entrent comme tels dans le monde, ni plus ni moins, et avec le même sens1. »

Fable

Le manque irrémédiable et indicible de la Chose ne cesse pas de ne pas s’écrire. L’homme s’est fait potier, peintre, architecte et poète pour approcher et serrer au plus près la place, le vide laissé par la Chose. Et c’est ainsi que dès la première création du vide cerné par l’enveloppe matérielle d’un vase, le signifiant apparaît sous la forme visible et durable d’une écriture laissée par le potier sur son œuvre. L’accumulation d’un trésor de plusieurs signifiants au lieu de l’Autre, leurs nombreuses combinaisons en chaînes, devenues elles aussi signifiantes, et l’émergence d’une grammaire avaient déjà précédé l’avènement du langage humain. L’arrimage (plus tard Lacan dira le nouage) par l’entremise du corps de l’ordre nouveau du signifiant, le Symbolique, à ceux déjà existants de l’Imaginaire et du Réel produit le parlêtre, le sujet divisé. Le tribut exigé par l’Autre pour cette création (la bourse ou la vie !) est à la fois amputation d’une livre de chair (une perte de naturalité) et soumission à la loi du signifiant devenue loi des communautés humaines (voir Le malaise dans la civilisation).
C’est à Freud que nous devons d’entrevoir une profondeur longtemps déniée au royaume du signifiant, ces immenses terres inconscientes où la logique du signifiant façonne et anime ses créatures à leur insu : le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre.
C’est à Freud aussi que nous devons d’entrevoir les similitudes structurelles, par exemple quand il propose de voir les structures psychiques que sont l’hystérie, la névrose obsessionnelle et la paranoïa comme les caricatures (Zerrbild) des activités sociales valorisées que sont les arts, la religion et la recherche, philosophique ou scientifique2. Caricatures en ce sens que toutes trois sont de fait asociales, car fondées sur le déni d’une partie de la réalité collective.

Rappel

[163] Dans la leçon précédente Lacan a posé l’apparition de l’anamorphose à la fin du XVIe siècle comme une remise en question de l’art de la perspective qui produit l’illusion du volume : il s’agit de ne pas se distraire dans la satisfaction de cette illusion et de revenir à la quête première : la signification du vide laissé par la Chose. C’est donc par le signifiant que la Chose peut le mieux s’approcher, d’où le choix de la poésie de l’amour courtois pour étudier un cas de sublimation par l’art, un cas de célébration collective de la Chose. « C’est tout ce qui rend et ce qui redonne éminemment la primauté au domaine, comme tel, du langage, où là nous n’avons affaire en tous les cas, et bel et bien, qu’au signifiant. C’est ce qui rend sa primauté – dans l’ordre des arts, pour tout dire – à la poésie. C’est bien pourquoi, pour aborder ces problèmes des rapports de l’art à la sublimation, je vais partir de l’amour courtois3. » (145)

Altamira, découverte de la première caverne décorée en 1879

Stupeur ! Il y a 17 000 ans, ils ont rampé dans la grotte d’Altamira, se sont éclairés avec la précieuse et fumeuse huile animale, puis ont peint et repeint des animaux et des hommes sur les parois inégales. Épreuves d’artistes certes, mais surtout témoins d’une recherche car ces dessins se superposent dans une succession chronologique que l’on peut lire comme la trace d’une pensée en marche. Epreuves aussi (au sens d’action d’éprouver cette fois) d’un groupe humain primitif dont la subsistance (la persistance) est conditionnée par l’existence d’un lieu et d’un rite qui relient chacun de ses membres, c’est-à-dire l’existence d’une fonction religieuse. Mais c’est « au-delà du sacré » que Lacan nous indique la place de la Chose. Si plus tard4 ils se feront potiers pour représenter le vide, là c’est le creux naturel de la grotte qu’ils ont utilisé pour accueillir l’activité symbolique naissante qui « consiste à fixer l’habitant invisible dans la cavité5 ».

L’anamorphose, une embrouille signifiante

Approché en tant qu’habitant invisible de la grotte, puis du vase, puis du temple, le vide se fait ensuite représenter sur les parois des temples et sur des toiles par les peintres maîtrisant la perspective. Mais l’œil géométral qui permet dès le XIVe siècle de « rendre les volumes » se perfectionne à un point tel qu’il se détourne de sa fonction première : « l’illusion de l’espace est autre chose que la création du vide ». La fonction première de l’art c’est toujours, d’après Lacan, de cerner la Chose et non le vide que laisse sa disparition, même si le manque qui résulte de sa perte est tout ce qui nous en reste. L’embrouille de l’anamorphose est le signal pour un retour à l’évocation de la Chose : en s’opposant à l’œil comme un garde-fou, le codage anamorphique le préserve de la lecture triviale. « L’anamorphose est un rébus, un monstre, un prodige […] Elle est un subterfuge optique où l’apparent éclipse le réel6. » C’est par la révélation d’une image qui semble surgir de nulle part, une image sans objet visible que l’anamorphose nous suggère que l’objet réel de l’œuvre peinte (la Chose) est lui aussi caché et que ce n’est que par une illusion spéculaire (le fantasme) que nous pourrons l’approcher. Lacan compare le dispositif d’anamorphose cylindrique placé devant lui à une seringue aspirant le sang dans le Graal qui justement « n’en contient pas vraiment ». Les crises artistiques ne devraient pas être interprétées comme des événements historiques de l’art (le terme d’histoire de l’art est ce qu’il y a de plus captieux, dit Lacan, car dans l’histoire de l’art il n’y a que substructure) mais, tout comme les crises du langage ou des discours, comme des symptômes d’un impossible, des symptômes d’une rencontre avec le réel en tant qu’obstacle qui refuse de céder. « Chaque émergence de ce mode d’opérer consiste toujours à renverser l’opération illusoire, pour retourner vers la fin première, qui est de projeter une réalité qui n’est pas celle de l’objet représenté7. » C’est pourquoi l’artiste forçant une nouvelle voie est toujours un contradicteur dans son époque. « C’est contre les normes et les schèmes régnants, politiques par exemple, voire les schèmes de pensée, c’est en quelque sorte à contre-courant que l’art, toujours, essaie de ré-opérer son miracle8. » Alors, à quelle crise répond cette autre contestation artistique, cette forme de sublimation surgie dans la poésie, qu’est l’amour courtois ? Quel est l’impossible que contient le mythe œdipien promu par Freud ? Dans la leçon du 16 décembre 1959 Lacan a soutenu que l’expérience freudienne a été une révolution de pensée pour le domaine de l’éthique. En exhibant le principe de plaisir Freud nous signifie « qu’il n’y a pas de Souverain Bien [l’éthique d’Aristote], que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien. Tel est le fondement, renversé chez Freud de la loi morale9 ».

En passant par Moïse et le monothéisme

L’avènement de la fonction paternelle comme structurante est homologuée par Freud à une sublimation. « Formellement, il fait intervenir le recours structurant à la puissance paternelle comme une sublimation10. » C’est sous le règne de l’imaginaire que l’engendrement est le fait de la mère. C’est faire preuve d’abstraction, d’un progrès de spiritualité que d’accéder à la fonction paternelle symbolique, invisible, à ne pas confondre avec la fonction de chef. Le passage de l’imaginaire au symbolique, de l’organique au spirituel, se soutient du mythe moderne introduit par Freud (le meurtre du chef de la horde primitive) qui lui-même s’inscrit dans la réalité spirituelle du XXe siècle, à savoir la mort de Dieu. C’est la dimension collective de l’acte reliant les meurtriers du chef en une filiation fraternelle symbolique et effective, qui fonde la civilisation. Déjà, inspiré par la clinique du névrosé, Freud avait « bondi sur le plan d’une création poétique », choisie pour son dire – le drame d’Œdipe – et pour sa place dans l’histoire culturelle – le siècle de Périclès – conférant ainsi à la tragédie œdipienne sa fonction de mythe. Le mythe, en tant que mythe n’explique rien, il est une organisation signifiante « qui s’articule pour supporter les antinomies de certains rapports psychiques ». Le niveau dans lequel il s’articule n’est ni l’individuel ni le collectif, mais l’ensemble des deux car cela concerne à la fois le sujet en tant qu’il a à pâtir du signifiant (être élevé à la dignité de parlant se paie par l’aliénation, la chute du paradis) et la collectivité qui assume le meurtre et la dévoration du père pour entrer en civilisation. Pâtir du signifiant est justement ce malaise dans la civilisation qui semble provenir d’un emballement, d’un déchaînement de la fonction régulatrice nommée surmoi par Freud. Ce dernier observe que, malgré les dérèglements dus à la tyrannie du surmoi, les pulsions parviennent à se faire sublimation (notons que Lacan utilise ici le terme de tendance, une traduction préférable à celle de pulsion pour Trieb et Strebung). « Comme je vous l’ai dit, la Chose est ce qui du réel pâtit de ce rapport fondamental, initial, qui engage l’homme dans les voies du signifiant, du fait même qu’il est soumis à ce que Freud appelle le principe du plaisir, et dont il est clair, je l’espère, dans votre esprit, que ce n’est pas autre chose que la dominance du signifiant11… »

La sublimation selon Bernfeld (Imago VIII)

Une critique sévère par Lacan de « tout ce qui a été dit jusqu’ici dans l’analyse sur la sublimation » et en particulier de l’article de Siegfried Bernfeld12. Sa théorie jugée naïve réduit la sublimation au détournement de la fraction pulsionnelle qui peut être mise au service du moi pour la satisfaction des Ichziele, les buts du moi. Selon cette théorie, l’enfant Robert Wagner aurait écrit la poésie car il y avait en lui le but inconditionné (Ichziel) d’être poète, alors que « Freud fait remarquer que l’artiste, après avoir opéré sur le plan de la sublimation, se trouve bénéficiaire de son opération pour autant qu’elle est reconnue par la suite, recueillant précisément sous forme de gloire, honneur, voire argent, les satisfactions fantasmatiques qui étaient au principe de la tendance, laquelle se trouve ainsi se satisfaire par la voie de la sublimation13 ». La gloire de l’artiste n’est qu’un bénéfice secondaire et différé qui peut venir en plus comme… la « guérison » après une analyse. La motivation première réside dans la sensibilité d’une personnalité aux attentes sociales, au consensus social en tant que structure, c’est-à-dire à une morale. Si une personnalité est jugée éminente (voir le jugement de Bernfeld sur l’enfant Wagner), c’est parce qu’elle avait déjà pris le chemin (la structure ?) de la sublimation, la fixation sur une forme particulière étant contingente.

L’amour courtois

L’amour courtois devenu un idéal en France et en Allemagne du XIe au XIIIe siècle pour une petite partie de la société (les cercles de cour, les nobles) est un exemple de consensus social ayant produit des effets jusqu’à nos jours et dont les plus anciennes manifestations visibles sont les traces laissées dans l’œuvre des trouvères, troubadours et Minnesänger. Il semble qu’à cette époque, en plus de « toute une série de comportements, de loyautés, de mesures, de services, d’exemplarité de la conduite », des joutes d’amour courtois étaient arbitrées par des Dames, des jeux probablement codifiés vu que, aux signifiants près qui sont ceux des langues vulgaires locales, « c’est du même système qu’il s’agit ». Une scolastique de l’amour malheureux – le deuil en est le premier terme – qui surgit paradoxalement à l’époque féodale des alliances maritales dans lesquelles la femme « est à proprement parler ce que les structures élémentaires montrent – les structures élémentaires de la parenté – c’est-à-dire un corrélatif des fonctions d’échange social, un support d’un certain nombre de biens et de signes de puissance14 ». (176)
[177] Le phénomène se manifeste également par d’étranges conversions de bandits nobles en poètes transis d’amour : de l’avis de tous les historiens, l’amour courtois était un exercice poétique maniant certains thèmes imposés, sans concrétisation dans des actes. [178] A l’inverse, malgré les apparences, aucune parenté avec une mystique chrétienne, hindoue, tibétaine ou musulmane n’a fait consensus chez les historiens.

Le regard sur la structure

Fait surprenant, les idéaux véhiculés par cet art nouveau qui ne pouvaient « avoir aucun répondant concret réel » à l’époque féodale ont traversé les âges, et leurs signifiants en tant que tels, par exemple celui de Dame, ont infusé la relation amoureuse jusqu’à nos jours. A quel fin ? La fonction de cette création sublimée ne peut être étudiée « que dans des repères de structure ». D’abord la fonction d’objet, en l’occurrence une femme qui d’emblée, quel que soit le rang de son adorateur, est non seulement posée comme inaccessible mais souvent en plus dépersonnalisée et abstraite par des vocables spécifiques tels que Maîtresse ou Seigneur (Mi Dom15). C’est parce que cet objet féminin est vidé de toute substance réelle, parce que ce n’est pas une femme réelle mais une fonction symbolique, qu’on peut lui parler d’amour en les termes des plus crus : la distance et la barrière qui le séparent d’elle expliquent l’emphase dans la déclaration et la demande du soupirant. Une sérénade pour la sérénade, infinie donc sans but réel, n’est pas sans évoquer la façon dont Freud définit la sublimation : une pulsion dont le but, qui était d’atteindre un objet réel, est supprimé (Zielgehemmt) pour laisser place à une quête sans fin qui ne vise plus un objet réel mais le manque d’un nouvel objet rendu inaccessible. En somme « ce que demande l’homme […] c’est d’être privé de quelque chose de réel16 ». L’acte d’élever la femme-objet à la dignité de la Dame Maîtresse (mi Dom, qui domine) surprend car ce n’est pas la place qu’occupent les femmes dans la société féodale ! La célébration dans l’art de l’amour courtois d’une Maîtresse aussi exigeante qu’arbitraire est ce contretemps propre aux arts qui révèle un certain malaise dans la culture. Se pourrait-il que l’homme du XIe siècle découvre la femme en tant qu’Autre, dotée d’une sensibilité, d’une conscience et même…d’un désir ? « Ce que la création de la poésie courtoise tend à faire, c’est à situer, à la place de la Chose et dans une époque […] un certain Malaise dans la culture et, selon le mode de la sublimation qui « L’érotique des troubadours, Contribution ethno-sociologique à l’étude des origines sociales du sentiment et de l’idée d’amour », on appelait domnei une entrevue galante où un amant avait loisir de courtiser sa maîtresse. L’ami avait d’abord à faire preuve dans le domnei que sa passion était sincère, en se montrant attentif à satisfaire, comme un bon serviteur ou un bon vassal, tous les caprices de sa dame. La patience amoureuse exprime et résume dans le domnei courtois, l’humilité, la sincérité et la fidélité (p. 186) : « est celui propre de l’art de nous poser cet objet que j’appellerais [..] un objet affolant, un partenaire inhumain17. » Serait-ce l’entrevue de la béance sur le réel de la femme pas toute phallique qui en fait un objet affolant, un partenaire inhumain, l’hétéros même, le grand Autre donc ? Est-ce, comme l’écrit Colette Soler « parce que la mère est le premier Autre, celui par rapport auquel l’enfant appréhende la béance propre au symbolique et avec celle-ci le réel comme au-delà imprenable, que le corps féminin reste pour tout sujet, homme ou femme, l’hétéros18 » ? Ensuite la fonction du miroir : Si la courtoisie en amour surgit dans la poésie et le chant alors qu’elle n’est pas visible dans la réalité, c’est qu’elle est artifice, artifice que Lacan homologue à l’apparition mystérieuse d’une image dans le miroir cylindrique placé devant lui, image qui monte dans le cylindre comme le sang aspiré dans une seringue pourtant plongée dans un bol vide. Le dispositif optique signale la composante narcissique dans l’amour courtois : le miroir est dans la mythologie lacanienne le médiateur, l’agent de la pseudo-identification originelle du moi idéal du sujet à l’image de son corps tout juste unifié. Mais ce n’est que par accident que le miroir se distingue par cette fonction. Plus générale est sa fonction de séparation, l’image étant disjointe de l’objet car située dans un autre monde, barré par le miroir lui-même. Dans l’amour courtois aussi, des « puissances maléficieuses » peuvent s’opposer à la rencontre. Le miroir cylindrique est aussi un médiateur, celui qui décode le dessin initial indéchiffrable pour l’œil, médiateur homologue du Senhal qui dans l’amour courtois affecte et révèle un objet d’amour au soupirant. Enfin, la fonction du signifiant : en scrutant les signifiants, Lacan observe que le thème du Nebenmensch (l’être humain proche) se retrouve dans un des poèmes de Guillaume de Poitiers sous le terme de Bon Voisin (Bon Vezi) pour désigner la Dame pourtant inaccessible et dans le discours chrétien, sous le terme du prochain. Le signifiant, plus précisément quelques signifiants reliés entre eux peuvent véhiculer une structure symbolique à travers les générations et en soutenir des manifestations variées au cours des âges. « Ce que j’ai voulu vous faire sentir aujourd’hui est ceci que c’est une organisation artificielle, artificieuse du signifiant qui fixe, à un moment les directions d’une certaine ascèse, et quel sens il faut que nous donnions dans l’économie psychique à la conduite du détour19. »

Le détour : la fonction éthique de l’érotisme chez Freud

Le détour que représente la sublimation correspond dans l’économie psychique à une transgression momentanée du désir. Il peut découler de la nécessité d’un compromis entre le principe de plaisir et le réel auquel le sujet se cogne, ou de l’appel de la Chose « pour faire apparaître comme tel le domaine de la vacuole », le lieu vers lequel est détournée la pulsion par la sublimation. Si dans l’amour courtois l’objet est hors de portée, alors le soupirant fait un interminable détour par des plaisirs préliminaires dans sa quête du « don de merci » attendu de la Dame. Transgression du désir puisque l’entretien et l’augmentation de la tension, c’est-à-dire du déplaisir, permet de retarder l’action du principe de plaisir et d’obtenir une plus forte chute de tension au moment de l’Entbindung (la déliaison ou mieux : la décharge), plus proche en intensité de celle provoquée par l’intervention du Nebenmensch dans la Hilflosigkeit (la détresse – du nourrisson). « C’est pour autant que le plaisir de désirer, c’est-à-dire en toute rigueur le plaisir d’éprouver un déplaisir, est soutenu, que nous pouvons parler de la valorisation sexuelle des états préliminaires de l’acte de l’amour20. » Dans l’amour courtois, le culmen est le don de merci que Lacan interprète comme un salut, « le signe de l’Autre comme tel, rien de plus ». Il y voit une ascèse de discipline du plaisir déjà présente dans la poésie érotique hindoue, latente dans la poésie occidentale (voir L’art d’aimer d’Ovide par exemple) et symbolisée brusquement au XIe siècle pour ensuite se manifester épisodiquement en passant notamment par la chevalerie (voir Don Quichotte) et le surréalisme: « c’est aussi à la place de la Chose que Breton fait surgir l’amour fou21». Jean-Bertand Pontalis précise l’interprétation : « On peut penser que le culte, surtout sensible chez Breton, de l’amour fou, cette résurgence de l’amour courtois, avec ce qu’il implique d’idéalisation d’un objet total, vient répondre à, et comme compenser, ce travail, à la fois méthodique et inspiré de sapage : là, la trouvaille de l’objet partiel cède la place à la retrouvaille de l’objet perdu22. »

1 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 145.

2 S. Freud, Totem und Tabu, (1912), GW Bd IX, Fischer TV Frankfurt, 1999, p. 91.

3 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 145.

4 Perplexité des archéologues en 2012, après une découverte qui relance la question : « L’apparition de la poterie n’a décidément aucun rapport avec le développement de l’agriculture. Les plus vieux fragments de poterie au monde, découverts en Chine, seraient en effet âgés de 19 000 à 20 000 ans. Mais à quoi pouvaient bien servir les récipients en terre cuite de l’époque ? »

5 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 167.

6 J. Baltrusaitis (1984), Anamorphoses, Paris, Flammarion, 1996, p.7.

7 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 170.

8 Ibid.

9 Ibid. p. 85.

10 Ibid. p. 171.

11 Ibid. p. 161.

12 S. Bernfeld, Bemerkungen über Sublimierung, Imago VIII.

13 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 173.

14 Ibid. p. 176.

15 D’après la thèse présentée par René Nelli pour le doctorat ès lettres en 1962, après le séminaire de Lacan

16 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 179.

17 Ibid. p. 180.

18 C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Editions du Champ Lacanien, p. 279.

19 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 181.

20 Ibid. p. 182.

21 Ibid. p. 184.

22 J-B. Pontalis, Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977, p. 59.

La structure œdipienne

Exposé  de Jean-Marie Jadin dans le cadre du séminaire de Jean-Richard Freymann sur le thème «Traumatismes, fantasmes, mythes » qui a eu lieu le 6 mars 2020 à la Clinique Sainte Barbe de Strasbourg.

Le complexe d’Œdipe est une appellation que Freud n’aimait pas trop1 mais à laquelle il a pourtant consenti après de longues années. Il désigne l’ensemble des représentations, des ressentis et des idées afférentes à une donnée double. Elle est en même temps consciente et inconsciente.

  • Sa forme masculine, la plus connue, comprend, consciemment, l’attirance amoureuse pour la mère et la jalousie à l’égard du père, et inconsciemment, l’inceste maternel et le meurtre du père, vécus comme s’ils étaient accomplis. Car il ne faut pas oublier que le fantasme inconscient traite le souhait comme s’il était réalisé.
  • Sa forme féminine est infiniment plus variée et complexe ; elle peut par exemple être parfaitement identique à la forme masculine.

La configuration évoquée par le terme de « complexe d’Œdipe », se déploie dans toutes sortes d’espaces. Elle est située dans le mythe grec, dans la tragédie antique, dans les fantasmes inconscients, dans la clinique du petit enfant, et enfin dans l’histoire de la famille qui traverse la civilisation. Elle se trouve de façon plus vaste et plus générale dans le système symbolique, sous une forme algébrisée par Lacan dans la métaphore paternelle, laquelle accorde la loi et le désir au lieu de les opposer comme dans la version imaginaire. Lacan y fait prévaloir le « et » sur le « ou ». Le complexe d’Œdipe est enfin une sorte de cadre de pensée abstrait, éminemment heuristique, qui guide quotidiennement la pratique du psychanalyste.

Le mythe

Le mythe d’Œdipe, qui fut une production collective de la civilisation grecque, remonte à la nuit des temps, puisque, au VIIIe siècle avant J.C., Homère y faisait déjà allusion. On peut noter que ce mythe semble inclure une espèce d’œdipe antérieur à l’histoire d’Œdipe lui-même. Tout au départ il y est question d’un certain Cadmos, roi fondateur de Thèbes, qui fut la troisième cité de Grèce antique par son importance, après Athènes et Sparte. Tout s’est passé comme s’il avait fallu limiter la jouissance du roi par une succession de malheurs survenant chez ses descendants. Cadmos a eu un fils, Polydore, lequel a eu à son tour un fils qui s’appelait Labdacos. Le fils de Labdacos, Laïos, le père d’Œdipe, a commis un forfait pédérastique en enlevant Chrysippe, un bel adolescent, qui était le fils préféré de Pélops, roi de Pise en Grèce.
Pélops était l’ancêtre des Atrides, l’autre famille tragique de la mythologie grecque à côté de celle des Labdacides. Le forfait de Laïos s’inscrit dans l’hubris ou la démesure dionysiaque, car il semble bien que Dionysos ait été le dieu grec le plus important de Thèbes à cette époque2. Pélops avait lancé sa malédiction sur Laïos en faisant appel au dieu Apollon. Apollon est le dieu de la mesure apollinienne, tandis que Dionysos auquel il s’oppose est le dieu de la démesure. On constate donc ici déjà une limitation de la jouissance, ce qui ressemble quelque peu à ce qui se passera pour Œdipe, celui qui a franchi toutes les limites et aura été puni par les dieux, à cause de sa faute autant qu’à cause de la faute de son père. Il est dit dans ce mythe qu’Œdipe, descendant de la famille royale de Thèbes, a perpétré les deux crimes les plus terribles qui soient, le parricide et l’inceste, puisque, victime de la malédiction d’Apollon, il a été conduit à son insu, et malgré tout le savoir qui lui avait permis de vaincre la sphinge de Thèbes, à tuer son père Laïos et à épouser sa mère Jocaste. Ayant tardivement pris connaissance de ce qu’il avait commis, il s’est crevé les yeux en guise de punition, tandis que sa mère s’est pendue.

La tragédie antique et celle de tout un chacun

Trois cents ans après Homère, les trois grands tragédiens grecs de l’Antiquité, Eschyle, Euripide et Sophocle, ont mis en scène cette histoire dans diverses pièces de théâtre. La plus connue est Œdipe-roi de Sophocle. Le tragique grec transmute en un récit cohérent la division interne du sujet entamé par un destin dont il ne voulait pas, et cependant inéluctable. Il illustre en quelque sorte la dépossession de soi qui se produit dans la vie de tout un chacun jusqu’à sa mort. D’ailleurs le destin vient toujours d’un lieu Autre, éventuellement divin, et dans la tragédie d’Œdipe se révèle au sujet qu’il est passé à son insu par une identification, qui l’a conduit à se mettre à la place d’un autre, le père, puis d’avoir ce qu’il possédait, la mère, pour finalement devenir un sujet divisé. Vous remarquerez que le tragique reprend ainsi le mouvement même du schéma L de Lacan3. Celui-ci part du lieu de l’Autre A, où ça parle de lui, traverse les figures du semblable a’ et du moi a qui s’en constitue, pour aboutir au sujet divisé S, le symbolique étant ainsi passé par les fourches caudines de l’imaginaire.

Le schéma L de Lacan

Freud a fait rentrer la structure du mythe d’Œdipe à l’intérieur de la bouteille d’où elle s’était probablement échappée4, c’est-à-dire dans l’intérieur le plus inaccessible de l’homme, à savoir les premiers désirs et les premiers émois de la petite enfance vécue avec les parents. Cette structure comprend les affects les plus fondamentaux de l’humain, l’amour et la haine, éprouvés et manifestés pour les deux parents. Comme s’il y avait ici une division originelle de la dynamique pulsionnelle en pulsion de vie et pulsion de mort, un partage des eaux primitives. On peut aussi ajouter ici l’interprétation donnée par Claude Lévi-Strauss dans son Anthropologie structurale : « […] le mythe d’Œdipe offre une sorte d’instrument logique qui permet de jeter un pont entre le problème initial – naît-on d’un seul, ou bien de deux ? – et le problème dérivé qu’on peut approximativement formuler : le même naît-il du même, ou de l’autre ?5 » La question « Ou bien un, ou bien deux ? » est ici développée dans une histoire. Dans la forme classique et patente du complexe d’Œdipe, le sujet aime le parent de sexe opposé et jalouse celui du même sexe. Mais Freud a rapidement souligné que le garçon pouvait parfois, dans une sorte d’œdipe inversé éprouver une grande tendresse pour son père et la petite fille aimer sa mère dans un premier temps. Et entre ces deux sortes opposées d’œdipe existeraient évidemment toutes les positions intermédiaires.

La clinique de l’enfant

La présence du complexe d’Œdipe peut être constatée chez l’enfant. Il y a un moment de l’œdipe. Un observateur peut voir que très souvent, entre trois et six ans, le petit garçon manifeste un très fort attachement à sa mère et une certaine hostilité vis-à-vis de son père. Il déclare par exemple à sa mère qu’il veut se marier avec elle et lui demande sans arrêt des baisers. Il lui arrive aussi de repousser le père et de lui enjoindre de partir. Il y a beaucoup de petites filles qui veulent s’accaparer le père et tentent de frapper la mère. Beaucoup d’enfants pénètrent en pleine nuit dans la chambre des parents pour déranger leur intimité. On notera enfin qu’il y a souvent une résurgence de l’œdipe à la puberté.

La création du complexe d’Œdipe par Freud

Il est intéressant de remarquer que la première référence à l’œdipe de la part de Freud se produit quelques semaines après qu’il ait écrit à son ami Flieβ qu’il abandonnait sa théorie traumatique d’une séduction réelle, perpétrée par un parent. Il est alors passé d’une théorie traumatique à une théorie fantasmatique. Ce n’était plus le père réel qui était l’agent pathogène, mais le père fantasmé comme pervers en conséquence d’une haine inconsciente du sujet à son encontre.

Reprenons les quatre étapes de ce changement de théorie. Le 11 février 1897, Freud a écrit à Flieβ6 que son père, décédé quatre mois auparavant, avait également été un pervers, qui était responsable de l’hystérie de son frère et de quelques-unes de ses sœurs. Il avait ajouté : « La fréquence de cette relation me donne souvent à penser. » Sept mois plus tard, le 21 septembre7 1897, il a effectivement beaucoup pensé. Il a changé d’idée et formulé son célébrissime verdict : « Je ne crois plus à mes neurotica », c’est-à-dire à la théorie d’une séduction réelle.

Dix jours après, le 3 octobre1897, il évoque dans une autre lettre8 des souvenirs personnels qui confluent, mais souterrainement, vers une saisie de l’œdipe. Il s’agit de la vision à l’âge de 3 ans de sa mère nue dans un train entre Leipzig et Vienne, puis de sa culpabilité après la mort qu’il avait souhaitée par jalousie de son petit frère Julius. Il y raconte enfin comment son demi-frère John et lui avaient arraché le bouquet de fleurs à sa nièce Pauline. On sait que le thème de la défloration, essentiel chez Freud, s’y rattache. Un rêve de maladresse sexuelle termine cette lettre. L’œdipe y est donc en préparation avec des allusions indirectes au désir pour la mère, au meurtre de celui qu’on jalouse, et peut-être même à la castration avec cette histoire d’arrachement et de maladresse. Mais l’œdipe ne sera clairement explicité que 12 jours plus tard, dans une lettre datée du 15 octobre9 1897. À propos de l’amour pour la mère et de la jalousie pour le père, il écrit : « S’il en est ainsi on comprend la force saisissante d’Œdipe Roi. » Puis il généralise audacieusement sa découverte : « Chacun qui entend [cette pièce] a été un jour en germe et en fantasme (Phantasie) cet Œdipe. » S’il peut ainsi rendre universel cet œdipe, c’est parce qu’il l’a décelé chez les hystériques dont il pensait qu’elles avaient subi des séductions réelles, alors qu’il fait maintenant l’hypothèse qu’elles ont été imaginées. C’est donc l’hystérie qui l’amène à généraliser l’œdipe.
Il reprend ce thème de l’œdipe deux ans plus tard, dans L’interprétation des rêves. On peut y lire : « Il se peut que nous ayons tous senti à l’égard de notre mère notre première impulsion sexuelle, à l’égard de notre père notre première haine ; nos rêves en témoignent. Œdipe qui tue son père et épouse sa mère ne fait qu’accomplir un des désirs de notre enfance10. » Ayant en tête la vision classique de l’œdipe, Freud commettra une erreur dans l’interprétation du problème de Dora, une jeune hystérique de 18 ans qu’il suivra pendant trois mois à la fin de l’année 190011. Celle-ci soutient que son père entretient une liaison avec une Mme K. et que pour maintenir ce lien il la jette dans les bras de Mr K. Freud plaque son schéma œdipien encore très simpliste sur la souffrance de Dora. Il comprend son problème comme l’expression d’un amour pour son père, déplacé sur Mr K. On sait que Lacan mettra l’accent sur l’attirance de Dora pour Mme K. et davantage encore pour l’objet oral qu’elle recèle, à savoir le sein comme objet perdu.
Peut-être que cette psychanalyse précocement interrompue est-elle la raison pour laquelle Freud n’évoque curieusement pas le complexe d’Œdipe dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité de 190512. Il y développe surtout l’importance chez l’enfant des pulsions partielles, ce qui l’a conduit au célèbre diagnostic de « pervers polymorphe ». Nous verrons un peu plus loin comment ce thème des pulsions partielles rejoint par un certain côté celui de l’œdipe. Dans les années qui suivent, Freud ne nommera plus l’œdipe, même si ses écrits cliniques en montrent la présence. Le petit Hans13 par exemple rêve d’une grande girafe et d’une girafe chiffonnée ; la grande girafe (le père) crie qu’il lui a enlevé la girafe chiffonnée (la mère) ; puis elle cesse de crier et le petit Hans s’assied sur cette girafe chiffonnée. Freud décrit là le complexe d’Œdipe le plus classique. C’est d’ailleurs avec le petit Hans qu’il découvre l’importance du thème de la castration, qui sera associé à jamais avec celui de l’œdipe, au point qu’ils vont devenir équivalents. « L’Œdipe, c’est la castration14 » – On peut lire cette équation sur la quatrième de couverture des Études sur l’Œdipe de Safouan.

La théorie de l’œdipe à son apogée

C’est dans l’article de 1910, Un type particulier de choix d’objet chez l’homme15, que Freud réévoque le complexe d’Œdipe. Il y analyse l’attirance de certains hommes pour les femmes mariées ou les femmes de mauvaise réputation dont ils rehaussent la valeur. Moustapha Safouan, un des rares psychanalystes avec Lacan à s’être intéressé à l’œdipe, a commenté ce texte avec son acribie coutumière. Freud y écrit : « […] il [Il parle de l’enfant] tombe, comme nous le disons, sous la domination du complexe d’Œdipe. Il ne pardonne pas à sa mère et tient pour une infidélité le fait que ce ne soit pas à lui, mais au père, qu’elle ait accordé la faveur du commerce sexuel. Ces motions (Regungen) n’ont pas d’autres issues quand elles ne passent pas vite, que d’achever leur cours dans des fantasmes (Phantasien) […]. » On voit bien qu’ici il distingue déjà une structure, c’est-à-dire le complexe ou l’ensemble de ce qu’il appelle les « motions », d’un aval de « fantasmes », qui ne sont pas toujours inconscients aux yeux de Freud. Ce sont ces fantasmes qui produiraient les attirances très particulières de certains hommes pour certaines femmes.

C’est un quart de siècle après sa première désignation que Freud fait de l’œdipe un concept. La disparition du complexe d’Œdipe16 de 1923 commence ainsi : « De plus en plus, le complexe d’Œdipe dévoile son importance comme phénomène central de la période sexuelle de la première enfance. » Dans L’organisation génitale infantile17, également de 1923, et dans Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes18 de 1925, il va préciser ses idées, et en particulier développer sa conception du complexe d’Œdipe chez la fille. Il relie le complexe d’Œdipe à une phase dite phallique de l’enfant. Celle-ci fait suite à une phase orale puis à une phase anale, où cet enfant fait à deux reprises l’expérience d’une perte, celle du sein puis celle des selles, ce qui le prépare à la castration. Dans les deux sexes et dans cette phase phallique, il n’y a que l’organe mâle qui possède un rôle organisateur. Freud écrit : « Il n’existe donc pas un primat génital, mais un primat du phallus. » et plus loin : « Il y a bien un masculin, mais pas de féminin ; l’opposition s’énonce ici : organe génital masculin ou châtré19. » Il n’explicite évidemment pas la dimension symbolique du phallus, ce qui sera l’affaire de Lacan. Très curieusement Freud attribue l’émergence, le développement et le déclin du complexe d’Œdipe au déroulement d’un programme héréditaire20. Il va jusqu’à comparer cela à la chute des dents de lait21. Il s’intéresse à la manière dont se déroulent ce programme génétique et ce déclin. Il attribue le déclin à la menace de castration, mais uniquement en tant que cause occasionnelle. Chez le garçon la menace de castration est en général prononcée par la mère. Et elle est corroborée par la vision de la différence des sexes. Cette menace suivie de cette vision met fin à l’œdipe, et instaure l’instance du surmoi que Freud vient de créer, grâce à une introjection de l’autorité du père, ou des parents, et initie une phase de latence. Freud dit que la fin de l’œdipe est plus qu’un refoulement. On peut se demander ce qu’est une telle disparition qui est davantage que le refoulement, d’autant plus qu’il y a une certaine résurgence de l’œdipe à la puberté. Freud n’est en fait pas très à l’aise avec sa théorie de l’œdipe. Freud précise la différence entre le garçon et la fille. Chez la fille le complexe d’Œdipe est beaucoup plus complexe. Il faut d’abord noter qu’elle connaît le plus souvent un premier œdipe qui est analogue à celui du garçon. Et ensuite qu’elle aussi connaît un complexe de castration. Freud décrit plusieurs évolutions possibles. Trouvant son clitoris « un peu court », la fille peut avoir une impression de préjudice, ou espérer en avoir un plus grand plus tard. Elle peut devenir très jalouse du garçon. Elle peut également s’entêter et soutenir que son clitoris vaut autant que le pénis, et ainsi s’identifier à un homme. Elle peut penser qu’elle en avait un et qu’elle l’a perdu, suite à une castration. Elle peut en vouloir à sa mère de ne pas lui avoir donné un tel bijou. La compensation qu’elle espère, et c’est la voie la plus fréquente, est d’avoir un enfant du père, c’est-à-dire un équivalent du pénis. Comme cela n’arrivera pas, elle finira par chercher ailleurs. En 1923 Freud avoue que la sexualité féminine, sur laquelle il reviendra encore en 193122, est pleine d’obscurités.

La réinterprétation structurale de Lacan

Le grand changement introduit par Lacan à propos du complexe d’Œdipe vient avant tout de ce qu’il considère le phallus autrement que ne le fait Freud. Même si Freud décolle un tant soit peu le phallus du pénis, puisque la petite fille peut également l’avoir, ou du moins se vivre comme l’ayant, il ne les sépare pas complètement. Lacan fait du phallus une entité négative, tel le Dieu de la théologie négative qui n’est que ce qu’il n’est pas. Le phallus n’est pour Lacan qu’un signifiant du manque. Et si une femme tient à l’avoir, c’est afin d’assurer son manque. Il y a une deuxième chose que Lacan précise : en matière de phallus il faut distinguer l’être et l’avoir. Dans la première phase du complexe d’Œdipe, l’enfant veut être le phallus de sa mère. Et c’est cet être-là qu’il perd à cause du père. Et ce qu’il peut avoir est le phallus en tant que signifiant du manque, du manque à être bien sûr. Cette perte est fort bien algébrisée dans la formule de la métaphore paternelle, qui a fait son apparition en 1958, dans le séminaire sur Les formations de l’inconscient.

La métaphore paternelle

Quelque chose vient y signifier que ce que désire la mère se réfère d’une manière ou d’une autre au père. Ce désir se dit au nom du père et plus précisément à sa parole, et pas seulement à sa propre parole, qui ne serait en ce cas que l’expression de sa jouissance. Ce désir de la mère signifie à l’enfant qu’il vise un objet, même si celui-ci est inconnu. C’est le signifié au sujet. La métaphore paternelle, qui limite la jouissance de la mère, qui unifie la loi et le désir, apporte au lieu de l’Autre A, c’est-à-dire au niveau de l’inconscient, et donc en dessous de la barre, la présence d’un phallus qui ne peut signifier qu’un manque, à la fois chez l’enfant et chez la mère. L’œdipe s’installe maintenant dans les signifiants inconscients de la parole, et la castration se définit par une signification phallique comme manque. Comme j’ai pu le constater dans les diverses discussions à propos de cette formule, on veut parfois faire la part de ce qui revient à la mère et de ce qui revient au père. C’est une erreur. Certes Lacan parle du cas que la mère doit faire de la parole du père, et fait par ailleurs une liste des pères qui ne permettent pas l’installation de la métaphore paternelle. Mais c’est une métaphore et il faut ici passer du « ou bien…ou bien », ou bien la mère ou bien le père, c’est-à-dire de la métonymie, au « et » de la métaphore paternelle, et la mère et le père. La métaphore paternelle transforme complètement le complexe d’Œdipe. Cette métaphore a donné lieu à toutes sortes de déclinaisons, essentiellement en fonction de l’endroit où on place l’accent tonique. Lacan insiste au départ sur l’importance du père. « Il n’y a pas [dit-il] de question d’œdipe s’il n’y a pas le père ; inversement parler d’œdipe, c’est introduire comme essentielle la fonction du père23. » Safouan a écrit par ailleurs : « […] l’œdipe est devenu, avec Lacan, synonyme de la fonction phallique24. » C’est pour lui le centre de gravité de l’œdipe. Erik Porge, de son côté, nous montre qu’il y a une question qui demeure et à laquelle Lacan n’a pas répondu, c’est celle du lien entre la métaphore paternelle et le ternaire privation, castration, frustration. Lacan a pourtant énoncé que « l’issue favorable ou défavorable de l’œdipe, [est] suspendue autour des trois plans de la castration, de la frustration, de la privation exercés par le père ». Mais il n’a pas développé ce sujet. Je crois que l’issue favorable est celle qui conduit le sujet de la privation à la castration, en passant par la frustration. Quelques années après la création de la métaphore paternelle, Lacan a une fois de plus transmuté le complexe d’Œdipe de Freud. Il a cette fois relié les trois consistances du nœud borroméen, réel, symbolique, imaginaire, à ce complexe d’Œdipe25.

Dans son séminaire sur Le Sinthome26, en 1975, Lacan attribue à une quatrième consistance, appelée « sinthome » la fonction de faire tenir ensemble les trois consistances RSI classiques, figurées par les trois ronds du nœud borroméen. Et ce sinthome est pour lui un équivalent du Nom-du-Père. Un peu auparavant, dans le séminaire RSI, il avait énoncé que Freud avait fait un nœud à quatre consistances au moyen de ce qu’il a appelé la réalité psychique. Et il avait ajouté : « Ce qu’il appelle réalité psychique a parfaitement un nom, c’est ce qui s’appelle complexe d’Œdipe27. » Et il a précisé : « Dans Freud il y a élision de ma réduction à l’imaginaire, au symbolique et au réel comme noués tous les trois et ce que Freud instaure avec son Nom-du-Père est identique à la réalité psychique […] » Il faut bien disséquer cette phrase. Lacan dit que sa propre invention des trois consistances comme étant nouées, est ce dont Freud fait l’économie en inventant le complexe d’Œdipe qui est équivalent à la réalité psychique, qui est elle-même équivalente au Nom-du-Père comme quatrième rond. Le complexe d’Œdipe est donc équivalent au nœud borroméen à trois, lequel est équivalent au quatrième rond du sinthome, et celui-ci est équivalent à la réalité psychique. Lacan est un virtuose dans l’algébrisation des concepts.

Le complexe d’Œdipe comme cadre de pensée

Au-delà de sa structure, l’œdipe est aussi un magnifique cadre de pensée, extrêmement utile dans notre pratique quotidienne. Même quand on ne saisit pas d’emblée les éléments du complexe chez un sujet, on peut cependant les considérer comme étant des repères quand même présents. C’est un peu comme la mémoire de l’eau qui garderait quelque chose d’une molécule quand bien même celle-ci a disparu. L’œdipe permet de poser un cadre, dans la névrose comme la psychose, et en fin de compte dans tous les cas de figure. Lacan nous a donné un exemple magnifique avec son analyse du délire du président Schreber. On sait que son schéma I, qui en résume les principales données, dérive du schéma R, qu’il en est un réarrangement28. Or, dans ce schéma R il y a le schéma L additionné de tous les éléments du complexe d’Œdipe. Il y a la mère M, le père P au lieu de l’Autre A, l’enfant dit idéal en I, et le phallus φ qui signifie la castration là où est le sujet $. Sur le schéma I du délire l’âme de l’Œdipe est étrangement maintenue, mais c’est Dieu qui est à la place de la mère et qui s’identifie au moi m de Schreber, là où il y avait I. À la place du père il y a l’ordre du monde que Schreber invoque sans arrêt. À la place de φ, la castration qui n’a pas lieu, est figurée la jouissance transsexualiste de Schreber. Lacan garde donc un schéma œdipien dans un délire où il a en principe disparu. Dans cette succession des schémas il incorpore à chaque fois ce qu’il crée comme nouveauté l’élaboration qui précède. Je crois que nous pouvons essayer de l’imiter en cela en gardant le schéma œdipien comme un cadre de pensée pour toutes les cas singuliers auxquels nous avons affaire, comme un échafaudage qui sert à la construction, comme une première cohérence qu’il faut bien sûr préciser ou même réviser au fur et à mesure qu’une psychanalyse avance.

Le schéma R de Lacan

Le schéma I de Lacan

Dans un domaine autre que celui de la psychanalyse il existe un cadre de pensée aussi irréfutable que celui de l’œdipe, c’est le schéma darwinien de l’évolution. Il comprend d’abord la création d’une diversité, puis une sélection en fonction du contexte. Ce schéma est valable bien sûr pour l’évolution des espèces, mais aussi pour expliquer n’importe quelle donnée de la biologie, et plus largement tout ce qui existe. Freud l’a inséré ici ou là dans sa neuro-mythologie de L’Esquisse. Même sa méthode d’interprétation des rêves contient quelque chose de cette logique. Le rêve peut être considéré comme une diversité produite par le sujet. Freud propose de n’y sélectionner que les éléments qui se trouvent aux croisements des associations secondaires ou même tertiaires. Je me demande même si l’idée de Leibniz du « meilleur des mondes possibles » de sa Théodicée29 n’est pas à penser avec ce schéma darwinien. Dans la diversité des mondes possibles, Dieu a sélectionné le moins mauvais. C’est très étrange, mais le schéma œdipien peut donner de la cohérence à tous les cas de figures de la psychologie, et il peut subsumer tous les fantasmes. Par exemple une certaine agressivité d’une analysante à l’égard d’une femme peut se référer à la deuxième phase de l’œdipe féminin classique, comme au préjudice de ne pas avoir reçu un phallus de sa mère. Lorsqu’elle manifeste de l’hostilité à l’encontre de l’homme, ce qui est en cause est peut-être le maintien de son premier œdipe, ou le fait qu’elle attende toujours encore de recevoir un phallus ou un quelconque équivalent. Les histoires de frère et de sœur peuvent être des déplacements d’un problème avec une figure parentale. L’œdipe est une hypothèse de départ pour tous les cas, qu’il faut ensuite affiner.
Dans notre pratique la plus courante il est surtout question d’un repérage du fantasme inconscient. Il tourne allusivement et comme on le sait autour d’un objet corporel perdu, autour de l’objet a. J’en ai donné des exemples dans Côté divan, côté fauteuil30. Ce qu’on peut noter, c’est que ces objets des pulsions, devenus des objets de fantasmes puis des objets de désirs, s’inscrivent aussi dans l’œdipe en tant que métonymies de la mère. Ils représentent la mère pars pro toto. Et on peut toujours croire que ce sont des objets que la mère désire. Et il se trouve toujours qu’une jouissance de ces objets, et donc de la mère, est limitée par un père ou un équivalent de père. Même le célèbre fantasme On bat un enfant a été inséré par Freud dans le complexe d’Œdipe31. Selon lui ce fantasme, plus fréquent chez les filles, dérive de l’envie de pénis, quand elles s’obstinent dans l’idée d’en avoir un, tout comme les garçons. Il a pensé que c’est le clitoris qui est « battu-caressé », comme pour le maintenir envers et contre tout. Tout symptôme peut être conçu comme une suppléance au père, puisque sa fonction est de nous empêcher de jouir. Et je crois que ce ne sont pas seulement les symptômes névrotiques qui font cela, mais également les symptômes de l’agir, quel que soit cet agir. Il ne donnera pas accès à la jouissance, parce qu’il y a un danger concret qui va limiter les performances et les outrances, ou qui va envoyer le sujet en prison. Que le psychotique ne jouisse pas est évident pour quiconque en a l’expérience. Il veut l’impossible.

La civilisation œdipienne

Dans un ouvrage32 qui est une véritable psychanalyse de la civilisation, Safouan a évoqué une civilisation œdipienne qui tendrait actuellement vers sa fin. C’est encore un autre espace de déploiement du complexe d’Œdipe. Cette civilisation œdipienne serait apparue en même temps que la démocratie athénienne au Ve siècle avant J.C. Le pater familias y aurait perdu de son pouvoir. C’est la religion qui en aurait assuré la fonction. Avec la « mort de Dieu » au XIXe siècle, ce ne furent plus que les symptômes qui pouvaient limiter la jouissance. Nous serions alors entrés dans le règne de la métaphore paternelle. C’est ainsi que toute névrose serait un complexe d’Œdipe. Les pathologies actuelles ne relèveraient plus de cet ordre-là. Dans une interview33 Safouan a dit qu’il y a actuellement une forclusion de la métaphore paternelle, mais pas une forclusion du Nom-du-Père. Cette hypothèse rejoint celle de la métonymie paternelle que j’ai proposée pour les pathologies de l’agir.

Ce que serait la métonymie paternelle

Comme vous le voyez le complexe d’Œdipe n’a pas fini de faire la démonstration de sa pérennité et de son incroyable puissance heuristique. Il permet toujours encore de nouvelles découvertes dans l’exercice de notre métier.

1 J. Laplanche, J.B. Pontalis, voir article « complexe » dans Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1968,

pp. 72-74.

2 M. Safouan, Regard sur la civilisation œdipienne. Désir et finitude, Paris, Hermann, 2015, p. 127.

3 J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 53.

4 Ce que les auteurs de L’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari, contesteraient certainement, car ils attribuent le dedans au dehors, et nullement l’inverse.

5 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974, p. 248.

6 S. Freud, Lettres à Wilhelm Flieβ, 1887-1904, Paris, Puf, 2006, p. 294.

7 Ibid. p. 334.

8 Ibid. p. 338-340.

9 Ibid. p.344.

10 S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1967, p. 229.

11 S. Freud, « Dora. Fragments d’une analyse d’hystérie », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1954.

12 S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.

13 S. Freud, « Le petit Hans. Analyse d’une phobie d’un petit garçon de cinq ans », dans Cinq psychanalyses, op. cit. pp. 116-119.

14 M. Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Seuil, 1974, 4e de couverture.

15 S. Freud, « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », chapitre I dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, pp. 47-55.

16 S. Freud, dans La vie sexuelle, op. cit. pp. 117-122.

17 Ibid. pp. 113-116.

18 Ibid. pp. 123-132.

19 Ibid. p 116.

20 Ibid. p.118

21 Ibid. p. 117

22 S. Freud, « Sur la sexualité féminine », dans La vie sexuelle, op. cit. pp. 139-155.

23 J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p.166.

24 M. Safouan, « Le cristal parfait de l’Œdipe », dans La Psychanalyse. Science, thérapie – et cause, Vincennes, Thierry Marchaisse, 2013, pp. 191-213.

25 Les données évoquées ici ont été développées par Erik Porge dans Les noms du père chez Jacques Lacan. Ponctuations et problématiques, Ramonville Saint-Agne, érès, 1997,

26 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.

27 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, RSI, inédit, le 14 janvier 1975.

28 Voir J.-M. Jadin, Trois délires chroniques, Toulouse, Arcanes-érès, 2011.

29 G.W. Leibniz, Essais de théodicée, Paris, GF, 1999.

30 J.-M. Jadin, Côté divan, côté fauteuil, Paris, Albin Michel, 2003.

31 S. Freud, dans La vie sexuelle, op. cit. p. 128.

32 M. Safouan, Regard sur la civilisation œdipienne. Désir et finitude, Paris, Herrmann, 2015.

33 Revue En attendant Nadeau, 9 mai 2017, « Grand entretien avec Moustapha Safouan ».

Psychanalyse et politique

« À l’heure où les discours des politiques se réduisent à des slogans, favorisant les effets de suggestion et de déni du psychique, l’entreprise analytique soutenue par le désir de l’analyste trouve toute sa place. »

L’idée d’interroger les liens entre psychanalyse et politique était loin de mes interrogations sur ma pratique. Elle est apparue peu à peu pour devenir plus insistante à la suite de la rencontre avec une journaliste souhaitant avoir l’avis d’un « psy » concernant le rapport d’information enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 18 septembre 2019 sur l’état de la psychiatrie en France1. Le fait que les termes de psychanalyse ou d’inconscient n’ont été à aucun moment mentionnés dans ce rapport a encore accentué ma curiosité. Ce rapport qui m’est tombé en quelque sorte sous la main, suivi d’un autre, une tribune parue dans le Nouvel Observateur, « Pourquoi les psychanalystes doivent être exclus des tribunaux2 », suscitent spontanément il est vrai un mouvement de rejet méprisant ou des affects de colère, avec elle le rejet de la politique tout court qui ne serait que pouvoir administratif, technique de la vie collective. C’est la rencontre fortuite de textes au même moment, qui ont été pour moi l’occasion d’avancer sur la place de la politique dans la formation du sujet.

C’était aussi la surprise d’être pris par la nécessité d’avancer sur ces questions, d’essayer de faire entendre quelque chose de ce que l’on peut percevoir de cette situation, plus profondément de trouver par quel chemin et de quelle façon la question du sujet peut se poser aujourd’hui. Cette nécessité ne me paraît pas sans lien avec certains déterminants de mon histoire personnelle.

La lecture du rapport de Caroline Fiat et Martine Wonner, députées, va nous servir de point de départ.

Rapport d’information présenté à l’Assemblée nationale le 18 novembre 2019 sur l’état de la psychiatrie en France

L’idée centrale de ce rapport est de discuter de l’état actuel de la psychiatrie en France et de formuler des propositions en vue d’une amélioration des soins.

Disons d’emblée que l’idée centrale de ce rapport est de remettre en question l’organisation des soins psychiatriques, organisation trop « hospitalocentrée » et de donner une priorité absolue aux soins ambulatoires. Si, actuellement, l’essentiel des moyens est concentré sur l’hospitalisation à temps complet, le rapport préconise, au terme d’une dizaine d’années, de déployer 80% des moyens de l’hôpital psychiatrique sur l’ambulatoire.

Cette proposition s’appuie sur la constatation d’une « psychiatrie générale et répétitive, cédant à cette pulsion de répétition, pénalisant l’intégration d’interventions plus spécialisées3 ». Ce terme emprunté à la psychanalyse n’est pas développé, il est une façon pour son auteur de souligner le manque de structures d’aval, notamment médico-sociales (Centre Médico-psychologique (CMP) – où il faut parfois plusieurs mois dans certains CMP pour obtenir un rendez-vous auprès d’un psychiatre – hôpitaux de jour, structures de réhabilitations psychosociales, lieu de vie…), ce manque favorisant la suroccupation des lits. Il pénalise les soins aux patients et par voie de conséquence est considéré comme facteur de chronicisation.

Il conviendrait pour cela, dit le rapport, de « revenir à l’esprit du secteur » lors de sa création en 1960 ! Il promeut un recours de proximité en soins psychiatriques, notamment par l’organisation de soins ambulatoires, y compris sous forme d’intervention à domicile, assurés par des équipes pluriprofessionnelles (médecins, infirmiers, assistants sociaux, éducateurs…), rappelé en 1990.

Comment se fait-il, s’interroge les rapporteurs, que malgré de nombreux rapports remis depuis vingt ans, aucune mesure structurante n’ait été prise ? Leur réponse est qu’il appartient aux tutelles de modéliser une nouvelle offre en appelant les acteurs à coopérer dans la construction d’un « Projet Territorial de Santé Mentale, PTSM, qui aurait pour objectif d’organiser l’accès des personnes à la prévention, au repérage, au diagnostic, à l’ensemble des modalités et techniques de soins, aux modalités d’accompagnement et d’insertion sociale ». Le projet territorial doit se donner la priorité à une prise en charge non hospitalière. Et pour que cela marche, le président de la mission en appelle à un vrai leadership de l’État, « disons un État chef d’orchestre est un État qui assume et assure ses fonctions d’aménageur et de régulateur… Cet État aménageur est le pilote qui doit reprendre la main quand la coparticipation ne se fait pas. Il est aussi un État régulateur en tant qu’il dispose d’un levier financier ». Les maîtres mots sont lancés : organisation, repérage, prévention, technique, plus loin : centre expert, science. De même la gestion de la communauté, des hommes, relève du pouvoir administratif qui tire sa légitimité de la connaissance de ce qui est « bon » pour la communauté et qu’il se doit d’appliquer.

La question que l’on est en droit de se poser est de savoir si ce rapport, par les mesures qu’il propose, ne va pas maintenir le désastre actuel relevé dans leur enquête. On se retrouve encore une fois dans la répétition mortifère des préconisations que sont notamment l’entêtement de la réorganisation des soins à travers la création d’un PTSM alors que les rapporteurs dénoncent le « millefeuille indigeste » que constitue l’actuelle organisation de la santé mentale comprenant de multiples commissions où les acteurs du soin sont peu entendus par les administratifs. Par ailleurs, la volonté de promouvoir les « centres experts », issus de la « recherche » dont la référence est les neurosciences, ne sont que des lieux de diagnostic et de préconisation de traitements à partir des classifications actuelles, pour rompre avec « l’hétérogénéité des pratiques », laissent les patients sans que soit discutée la prise en charge qui semble réduite à la biologie et au comportementalisme. On retrouve ici le lobbying de l’association FondaMental, promoteur d’une psychiatrie biologique, les rapporteurs s’appuyant de façon répétée sur les préconisations de professeurs éminents de l’association précitée. La science comme levier du pouvoir…

Dans cette démarche, la question de l’échec du secteur à remplir ses missions (ouverture sur la cité, respect des libertés fondamentales, travail avec les acteurs de terrain) n’est donc abordée que sous l’angle du manque de volonté politique et de la réduction des financements accordés à la santé mentale. D’où la revendication des moyens financiers supplémentaires. S’ils sont nécessaires, sont-ils suffisants ? On peut en douter !

Le plus éclairant est certainement ce qui n’est pas évoqué ou dit dans ce rapport ; à savoir que ce sont les apports psychanalytiques qui ont permis cette véritable mutation de la psychiatrie, permettant la sortie de la conception asilaire du soin en privilégiant la dimension relationnelle et sociale des prises en charge à donner un sens aux conduites jugées « folles ». À aucun moment ne sont mentionnés les mots « psychanalyse » ou « inconscient ». Les décideurs politiques s’appuient sur les approches neuroscientifiques alors que dans le même mouvement la psychiatrie se détourne de plus en plus de la psychopathologie clinique. Comme le soulignent Pascal-Henri Keller et Patrick Landman : « En remplaçant cet objet premier dont la nature est relationnelle – la souffrance psychique – par un nouvel objet – le cerveau et la démesure de sa complexité – les neuroscientifiques ont détrôné la conception intersubjective du soin psychique au profit d’une conception standardisée et chiffrable du soin4. » Renoncer à ces apports, n’est-ce pas se priver d’un travail de mise en sens, mais aussi travail qui donne le sens, la direction à suivre dans les différentes approches possibles ? N’est- ce pas cette absence de repère qui favorise « l’hétérogénéité des pratiques » qui est dénoncée ? Multiplier les structures extrahospitalières sans cet outil – l’expérience le confirme – laisse les acteurs du soin déboussolés, livrés à des mesures de remédiations cognitives, éducative, sociale, de communication numérique, ou à des techniques de réhabilitation psychosociale, idée très en vogue aujourd’hui, qui ne viennent que voiler le vide créé par le déni du psychique.

Comment concevoir le déni du psychique ?

Lacan, dans son séminaire sur Les psychoses souligne l’existence de « certain mode de signifiant5 ». Celui que nous reconnaissons dans le surmoi qui est comme la loi qui nous dit « tu dois », une loi sans dialectique, sous la forme de sommations, de commandements, de certitudes qui ne sont pas rares et qu’il rapproche de l’impératif catégorique de Kant. Il est le mode d’entrée du signifiant, de son nouage au corps pour permettre au sujet d’acquérir la possibilité de manier le signifiant, qu’il soit dans un rapport d’implication au signifiant indispensable au fonctionnement de l’organisme humain. Sous cette face, le signifiant est l’instrument de notre servitude. Il est aussi celui qui limite notre jouissance.

De l’autre, le signifiant a « cette originalité spéciale » d’instaurer un lien « plus lâche » en introduisant un « nœud » où ça reste ouvert sur un faisceau de significations. Encore faut-il pour cela que le sujet ait acquis un minimum de points d’appui signifiants pour ne pas entendre dans le discours ou la parole de l’autre un impératif, qui n’était pas forcément présent. Si l’œdipe est essentiel, c’est qu’il est une structure symbolique qui fournit les signifiants de base au sujet pour se reconnaître, pour se situer dans la réalité ; il est à la fois lui-même et les deux autres partenaires, il est renvoyé aux questions de la naissance, de la mort, de la généalogie. Signifiants qui sont qualifiés de primordiaux en ce qu’ils restent énigmatiques dans la mesure où ils n’ont pas de solution dans le signifiant, ils relèvent du réel. Ce qui fait que le névrosé va adresser ses questions à l’Autre. Chez l’hystérique sous la forme, « comment peut-on être homme ou femme » ? La réponse de l’obsessionnel sera sur le mode de la dénégation, « ni homme ni femme », et par là-même par son dérobement, il reste suspendu à la question de la vie, « suis-je mort ou vif » ? On retrouve ici aussi la fonction des mythes qui est de permettre la mise en ordre de ces signifiants à travers des récits venant interpréter les rapports de l’être humain à la naissance ou à la généalogie. Les mythes lui fournissent les clés pour toutes sortes de situations tant et si bien qu’ils permettent à l’homme de se mettre en rupture, de tracer son chemin, de ne pas rester dans le conformisme. Lacan décrivait déjà la « situation de l’homme moderne » liée à la perte de ces clés : « Nous craignons de devenir un peu fou dès lors que nous ne disons pas exactement la même chose que tout le monde6. »

La situation s’est encore aujourd’hui accentuée suite à l’affaire Weinstein avec le mouvement « Balance ton porc » et « Me Too », ou la suspicion généralisée à l’égard des hommes suite à des affaires d’inceste ou de pédophilie dans les milieux protégés, qui ont conduit à une image dévalorisée des hommes, à une représentation des rapports homme- femme marquée par la violence, le harcèlement ou le viol. Il convient de relever ici la crainte, voire l’intimidation éprouvée par les hommes ou les femmes qui auraient tenté de faire valoir une opinion propre qui aille à l’encontre du discours consensuel, crainte qui a pu empêcher leur prise de parole.

On peut s’interroger sur l’influence de l’idéal démocratique sur le discours qui organise le social ; cet idéal, qui donne à chaque voix une place égale à toute autre, qui veut les mêmes droits pour chaque individu, qui prône un égalitarisme abstrait, nous conduit à nous méfier de toute différenciation implicite ou explicite des places. Cette tendance est responsable de la relégation de ce que l’on qualifie d’œdipien dans l’expérience. Cela se traduit par un discours que l’on peut à ce titre qualifier d’horizontal, qui n’est autre qu’un dialogue avec l’autre semblable, sur un plan d’égalité où toutes les opinions s’équivalent, dans un rapport de séduction imaginaire à l’autre. L’exemple des gilets jaunes est explicite ; les rares leaders qui ont tenté de négocier avec l’Etat ont été immédiatement disqualifiés de façon brutale de leur tentative.

Le corrélat en est un rapport à l’Autre qui ne peut être que despotique, avec le retour du discours du maître ou du discours de l’université. Le sujet obéit à un enchaînement de raisons, de contraintes s’appuyant sur le calcul utilitariste qui définit des normes hygiénistes à partir de données dites « scientifiques » visant la santé mentale et le bien-être des individus qui composent la société. Dans le discours de la santé publique, insistent les termes organisation, évaluation, expertise, prévention, technique de soin, accompagnement, autant de termes qui s’articulent pour définir une conduite et de bonnes pratiques. On y voit le remaniement des discours par la science et la façon dont le pouvoir politique s’appuie sur le discours de la science. Comment ce discours n’aurait-il pas prise sur-moi au-delà de ce que je peux imaginer ? En quoi ce discours ne produirait-il pas un effet sur le sujet, la subjectivité en générale, indépendamment de sa signification ? Sans doute conviendrait-il d’admettre que le discours collectif qui organise la politique a un effet sur la subjectivité, détermine mes émotions, mes choix, et ma façon de penser.

Ce retour au discours universitaire ou au discours du maître, où le savoir a parti lié au pouvoir, qui dé-suppose un savoir à l’Autre, a pour conséquence un déni de ce qui peut représenter ce qui est radicalement différent ; tout au-delà de ce discours est banni. L’enseignant ne trouve pas d’instance pour asseoir son autorité, le pouvoir du chef de l’État est facilement révocable, la psychanalyse est « dépassée » car est niée la référence aux découvertes du XXe siècle de Freud et Lacan stigmatisées comme « dogmes idéologiques fondés sur des postulats obscurantistes et discriminants sans aucune valeur scientifiques7 ». Elle est au mieux ravalée au rang des nombreuses thérapies qui visent à alléger la souffrance humaine, qui cherche à voir ce qui pourrait « s’arranger ».

Ne s’agit-il pas là d’une « forme de défense qui consiste à ne pas s’approcher de l’endroit où il n’y a pas de réponse à la question… Ne nous posons pas de questions – on nous l’a appris – on est plus tranquille comme ça !8 ».

Ce qui se passe au niveau de l’individu se passe aussi au niveau collectif à partir du discours politique, une forme étatique de l’Autre, basé sur l’idéal d’égalité mais aussi l’indifférenciation, pour aboutir au développement des ségrégations ; discours inquiet et méprisant sur les banlieues, discriminations d’ordre religieux ou ethnique, propagation d’une image dévalorisée des hommes tous potentiellement violeurs, renforcement des communautarismes. « Mise au ban » de la psychanalyse et des psychanalystes qu’il faut « bouter hors des tribunaux », qui place les étudiants « en danger d’emprise sectaire », et amène les patients « à payer le prix fort d’une prise en charge digne d’un autre âge9 ».

Lacan, énonciateur de « dogmes psychosexuels obsolètes10 », prévoyait pourtant à l’encontre de l’optimisme lié à la construction de l’espace commercial européen, accompagné du triomphe du néolibéralisme, donc en 1967, cette réaction aux précurseurs de cette universalisation des groupements sociaux par la science, « notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation11 ». Là où avait été espéré, au-delà des avantages économiques, un rapprochement des peuples, une ouverture à l’Autre, seule garantie du maintien de la paix, Lacan avance au contraire la mise en place de barrières de défense entre soi et l’Autre, celui qui est différent de nous, ne pense pas comme nous, ne vit pas comme nous. N’est-ce pas là une façon d’illustrer l’influence sur le plan subjectif du discours contemporain, du néolibéralisme ?

Après le déni, les défenses s’exaspèrent sur un mode paranoïaque. Je pense ici à une patiente qui maintint un transfert amoureux, ne pût supporter une ébauche de changement de place dans la relation : « Au début vous étiez sympathique, compréhensif, respectueux, il y avait une relation horizontale, d’égal à égal, et un jour vous avez décidé que ça devait changer, vous vous êtes mis en position supérieure, méprisante, comme un dieu, c’est la verticalité où un autre décide de façon arbitraire et écrase. » Ce lien d’aliénation spéculaire lui donnait un point d’accrochage lui permettant de s’appréhender sur le plan imaginaire. Ce rapport duel, démesuré, qui s’est instauré spontanément, qui ne peut supporter une relation d’exclusion qui lui permettrait de laisser place à une image du moi s’appuyant sur le modèle de l’autre, révèle ce défaut de repérage sur le plan symbolique, organisé par la différence (des sexes et des générations), donc par la verticalité. Cette patiente revendiquait un retour au dialogue « horizontal » avec un semblable, même si elle savait que cela ne lui était plus possible. À la dissymétrie, à la différence des places, s’est substituée chez elle l’idée de domination.

Je pense également à ces patients pour lesquels on assiste à une prééminence du discours collectif sur un discours personnel. Tania vient parce qu’elle ne parvient pas à trouver un travail, parce que ce qui lui est proposé n’est pas à la hauteur de ses « aspirations ». Elle travaillait dans la mode, à Paris, pour la promotion de vêtements de grandes marques, il était manifeste qu’elle n’allait pas trouver un emploi similaire en Alsace ! Elle se déprime, n’arrive pas à manger, ce d’autant qu’elle surveille sa ligne, craint par-dessus tout de prendre du poids, elle qui est déjà bien mince. On peut dire ici qu’elle est prise dans un discours actuel qui lie le bonheur à la consommation, à l’image sociale ; tout son discours tourne autour de ces impératifs. Il lui est impossible de concevoir qu’elle puisse manquer de quoi que ce soit, l’idée elle-même est d’emblée rejetée. L’objet se doit d’être directement accessible, conformément aux échanges marchands, aussi elle n’écarte pas l’idée de retourner à Paris où « il y a tout ». Elle se sent coupable de ne pas réussir. Ce qui est frappant, c’est le caractère d’évidence qu’ont pour elle ses propos, elle ne peut les remettre en jeu, s’offusque même à l’idée que l’on ne puisse partager ce qu’elle énonce, qu’on le remette en question, que l’on s’étonne. On peut dire que sa subjectivité est organisée par le discours social, et ce discours est intériorisé. Ce qu’elle dit est pauvre et répétitif, se limitant à la description de quelques souvenirs sans aller bien loin, elle n’a pas de discours propre. Il lui est difficile de se poser des questions sur ce qui peut faire limite, référence extérieure, la dimension de l’Autre, symbolique, semble exclue. Comment peut ici opérer un psychanalyste ?

Comment en sortir ?

Ni la psychiatrie biologique ni la psychiatrie clinique ne peuvent se passer l’une de l’autre. Mais dans une société où le discours politique dénie la dimension de l’inconscient, des « mécanismes psychiques », de la différence, on crée la maladie mentale ; les personnes qui se retrouvent en psychiatrie sont pour une bonne part celles qui n’ont pu faire l’expérience d’une rencontre avec une personne qui accorde toute son importance à la parole du patient.

Comme le soulignent Patrick Landman et Pascal-Henri Keller : « L’évaluation de la qualité des soins, attendue par les patients, doit pouvoir accueillir plus largement la parole du patient même si cette parole nous heurte notamment dans notre raisonnement médical hypothéco-déductif. Des espaces d’échanges permettent de reconstruire le sens des actions et de l’ajuster si besoin. On ne le répétera jamais assez, cette qualité apportée aux soins nécessite un temps long12. »

C’est reconnaître que le temps psychique est très lent, il faut du temps pour pouvoir penser un peu autrement, ce qui va à l’encontre du discours politique qui nous fait croire en une logique de la rapidité qui en son fond est inhumaine.

Peu à peu s’est organisée une neutralisation du langage qui perd sa dimension créative, poétique, inventive, de fantaisie qui fait son énergie propre, au profit d’un discours plat, volontiers stéréotypé, sans nuance, avec un souci d’objectivité soutenu par le discours de la science. Ce discours ne deviendrait-il pas d’autant plus despotique que personne ne songe à le remettre en cause ?

Ne pas relever les impasses d’un tel discours est une façon de les dénier, et avec elles, le sujet de l’inconscient. Ce qui signifie peut-être de faire la part, avec le patient, de ce qui relève de la dimension collective, politique de ses plaintes pour pouvoir accéder à ses propres questions. D’une autre façon, Lacan engageait le sujet, « non pas à tout dire… mais à dire des bêtises, tout est là… C’est avec ces bêtises que nous allons faire l’analyse13 », justement dans la mesure où la personne veut bien ne plus penser, c’est là, ajoute-t-il, « qu’un certain réel peut être atteint ». Si dans le discours courant, où ça tourne, le disque, pour rien, elle tourne court la bêtise, en analyse la bêtise n’empêche pas d’avancer, ça se tient après coup. Il y a à rentrer dans le discours courant du patient, en ne restant pas silencieux, mais en le questionnant sur certains de ses propos pour dépasser l’intention de signification initiale et lui faire toucher du doigt l’équivoque, la répétition de certains mots où son désir peut se manifester et se former. Il pourra peu à peu éprouver l’épaisseur de son être sujet par l’importance singulière de certains mots, inscrits de manière particulière dans son histoire.

Sans doute le terme de psychanalyse – dont le sens est aujourd’hui vague, indéterminé dans le langage commun –, devrait-il faire l’objet d’un même travail de questionnement. Roland Chemama invite les psychanalystes à lever le refoulement de cette phrase de Lacan, « l’inconscient c’est la politique14 » qui ne contredit pas les formulations antérieures, l’inconscient c’est l’infantile, ou c’est le sexuel, mais les complète. Ne pas en rester à un schéma vertical, représenté par la fonction paternelle, le lieu de l’Autre, axe des ordonnées au sens de l’ordre symbolique des signifiants qui libèrent, mais l’articuler au système horizontal organisé en réseau par le discours de la cité, de la politique, avec ses signifiants, qui ont ici valeur de mots d’ordre qui viennent aussi à leur façon nous sommer de renoncer à la jouissance, ou la prescrire. On peut retrouver au point d’articulation entre ces deux axes, le réel, ce que le symbolique ne peut signifier ni l’imaginaire représenter, point de non-savoir, sur le sexe, la généalogie, la mort. Ce trou, spontanément insupportable, convoque un énoncé assez totalitaire qui vient masquer ce vide radical. Il peut s’agir du discours du maître ou du discours universitaire, ou de façon plus radicale un discours extrémiste. Autant de stratégies pour éviter la confrontation au réel. C’est au bord de ce trou qu’apparaît la répétition, ce qui permet de le cerner, de dévoiler la structure, et de sortir de cette répétition par l’introduction d’un signifiant nouveau. Une autre façon de dire que le sujet du désir est avant tout un effet du rapport de l’être humain au langage.

1 Rapport d’information relatif à l’organisation de la santé mentale, présenté à l’Assemblée nationale le 18 novembre 2019, Caroline Fiat et Martine Wonner, députées.

2 Tribune. « Pourquoi les psychanalystes doivent être exclus des tribunaux », Le Nouvel Observateur, le 22 octobre 2019.

3 Les citations issues du Rapport et de la Tribune du Nouvel Observateur sont en italique dans le texte.

4 P.-H. Keller, P. Landman, Ce que les psychanalystes apportent à la société, Toulouse, érès, 2019, p. 63.

5 J. Lacan, Le Séminaire livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 316.

6Ibid., p. 236.

7 Tribune parue dans le Nouvel Observateur et signée par 60 psychiatres et psychologues, dont de nombreux professeurs.

8 J. Lacan, op. cit., p. 227.

9 Tribune, Nouvel Observateur.

10 Ibid.

11 J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 257.

12 P.-H. Keller, P. Landman, Ce que les psychanalystes apportent à la société, op. cit.

13 J. Lacan, Le Séminaire livre XX (1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 25.

14 R. Chemama, La psychanalyse refoule-t-elle le politique ?, Toulouse, érès, 2019.

On-te voit !

Intervention de Nicolas Janel dans le cadre de la formation APERTURA « Honte, inhibition et sexualités » qui a eu lieu le 11 octobre 2019.

Préambule

Je vais centrer mon propos sur la honte. Ce n’est pas un sujet facile, les références analytiques sont peu nombreuses, en tout cas en tant que concept. Ceci dit, je recommande deux livres qui m’ont aidé à travailler pour préparer mon intervention : l’ouvrage collectif intitulé De la honte à la culpabilité1 dirigé par Jean-Richard Freymann, que vous trouverez ici même et la revue Essaim n°41 intitulée « De quoi les psychanalystes devraient-ils avoir honte ?2 ».

Chez Freud, la honte est désignée, dans Les trois essais, comme l’une des « digues psychiques contre la sexualité infantile, érigée en période de latence. En même temps que le dégoût et la morale, elle participe du refoulement ». Et dans Les Minutes de la Société de Vienne, Freud nous dit que « l’affect correspondant au sentiment d’être incapable d’impressionner les gens définit la honte ». À part cela, le concept de honte n’est pas traité isolément chez Freud, il est toujours articulé à d’autres notions. L’ouvrage collectif de Jean- Richard Freymann l’indique tout le temps, on n’arrive pas chez Freud à isoler la honte, on est obligé de l’articuler à d’autres concepts. La honte y ressort toujours en dérivation, en déviation des autres concepts. Et des transformations sont toujours possibles, on est tout le temps dans la transformation, dans des allers-retours entre la honte et d’autres notions comme l’humiliation, la culpabilité, l’angoisse, la phobie ou l’hypochondrie… La question de la honte se situant davantage du côté du regard, l’humiliation du côté de la parole, la culpabilité ouvrant aux effets du complexe d’Œdipe dans ses rapports à la castration.

Et il y a aussi plusieurs types de honte : les hontes soudaines et les hontes de fond pourrait-on dire, les hontes de vivre comme on dit dans le langage commun.

Il y a également la question de la nécessité du social pour la honte, de la présence du regard de quelqu’un dans un ordre moral établi. Cela en opposition à la culpabilité qui serait plus attenante au singulier, à l’intra-subjectif. On verra qu’en fait, pour la honte, l’ordre social et le regard de l’autre se branchent sur l’Autre, le grand Autre chez Lacan, par la voie de l’idéal du moi.

De surcroît, il y a la honte « de » et « pour l’autre » qui repose sur une transmutation des idéaux. C’est-à-dire que si j’ai honte pour l’autre, c’est que je me place comme son idéal. La confusion entre le sujet de la honte et l’objet de la honte ressort ici, où l’on peut aussi dans un parfait transitivisme ressentir la honte de quelqu’un d’autre.

Mais cela n’est pas accessible à tout le monde ! Ainsi, il y a des spécificités psychopathologiques. Nous constatons effectivement actuellement quelques responsables politiques paranoïaques qui nous illustrent tous les jours l’absence de honte. Ainsi, la honte perd son pouvoir d’affecter l’individu dans certaines structures, ce qui lui confère une valeur diagnostique différentielle. Jean-Richard Freymann évoque à ce titre ce que disent les vieux cliniciens : on ne trouverait pas de honte dans la mélancolie et dans la paranoïa. L’absence de honte aurait également tendance à se retrouver chez les phobiques, la dimension phobique, comme celle de l’humiliation, étant déjà une mise entre parenthèses, ou en dérivation de la honte, dans des désignations limitées.

Et il y a aussi des spécificités liées à la prise de l’individuel dans le collectif. J’en parlerai peu mais je vous invite à aller lire dans le livre De la honte à la culpabilité comment la prise dans le collectif peut effacer la question de la honte. Cela renvoie au schéma de la psychologie collective de Freud, où il y a mise entre parenthèses du « moi ».

Après toute cette nébuleuse freudienne, les choses se précisent un peu avec Lacan chez qui la honte soudaine peut prendre une spécificité structurale.

Rappel sur la constitution du sujet dans l’Autre et le support de l’imaginaire

Je vais le développer. Mais avant, pour donner quelques points de repères, retenons que le sujet se constitue dans l’Autre. Et qu’il ne s’agit pas d’un Autre plein. L’Autre est troué, comme le sujet. C’est à l’endroit de la trace du trou que, pour le sujet et pour l’Autre, Lacan introduit sa conception de l’objet petit a. Il y a constitution du sujet dans l’Autre, mais le trou qui permet cette constitution, c’est l’intersection des objets a, qui vont pouvoir créer des opérations de séparation, d’aliénation… Ce n’est donc pas simplement une consistance fermée, ni pour le sujet ni pour l’Autre, ils sont en intersection, et c’est dans leur intersection que l’objet a fonctionne. L’objet a ressort comme le reliquat de notre constitution.

La genèse de la honte serait liée à la mise à jour de tout cela, c’est-à-dire à la mise à jour de notre constitution, par le biais de l’identification à l’objet a. D’où ce jeu de mot de Lacan quand il évoque la question de la honte, il parle d’« hontologie3 », qu’il écrit avec un « h » comme s’écrit « honte », en référence à l’« ontologie » sans « h », qui correspond en philosophie à l’étude de l’être. Or il ne s’agit pas en psychanalyse de l’être, mais plutôt du « parlêtre ». En psychanalyse, l’être renvoie plutôt au corps réel mythique jouissant qui n’aurait pas été pris dans le langage, qui n’aurait pas subi l’ancrage symbolique. Ce dont la honte ferait trace, ce serait donc plutôt de la constitution du « parlêtre ». Il n’y a donc pas d’ontologie en psychanalyse, mais plutôt une « hontologie ».

De plus, toujours selon Lacan, la honte ferait trace quand le spéculaire perdrait un bref instant sa fonction de couverture. Mais qu’est-ce que le spéculaire ?

Le spéculaire renvoie aux questions du moi, qui font normalement obstacle au sujet mais en même temps donne une structuration possible à l’ensemble. Le spéculaire, c’est l’axe imaginaire pris dans le regard de l’Autre. Il y a une opération de miroir avec le regard de l’Autre pour la constitution du moi chez l’humain. L’humain est identifié spéculairement par l’Autre dans une image, en fonction du regard désirant de l’Autre. C’est ce qu’illustre le fameux stade du miroir et de manière plus précise le schéma optique de Lacan. On y retrouve différentes instances. Le « moi idéal » viendrait représenter l’instance imaginaire au sein de laquelle le « moi » satisferait imaginairement l’instance symbolique de l’« idéal du moi ». L’ « idéal du moi » étant donc l’instance symbolique héritière post-œdipienne de ce qui satisferait le regard et l’attente de l’Autre.

Pont entre le regard de l’autre social et le grand Autre par l’idéal du Moi

La honte témoigne d’un jugement négatif, toujours relatif aux codes et aux idéaux moraux de l’époque et du lieu. On retrouve souvent l’idée de la nécessité de la présence réelle du regard d’un autre concernant la honte. On aurait ainsi moins facilement honte tout seul, qu’on culpabiliserait seul, la place de l’image sociale semblant nécessaire. Mais tout cela se trouve représenté justement par l’instance intérieure qu’est l’« idéal du moi ». Après le stade du miroir et le complexe d’Œdipe, l’« idéal du moi » est branché de manière spéculaire sur la loi et les codes moraux en vigueur. On a honte devant un regard, mais cela renvoie à cette instance intérieure d’où l’on se voit être vu. En deçà du regard d’un semblable, la honte concerne donc celui de l’Autre symbolique. Jean-Marie Jadin rappelle que « nous sommes des êtres regardés par un regard qui nous cerne ». « Je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. Et cela, même depuis notre intimité, un peu comme si l’univers à la fois extérieur et intérieur était, dans un certain registre, une gigantesque rétine4. »

Dévoilement soudain : chute du Moi quand le Moi idéal ne fait plus face par rapport à l’idéal du Moi

La honte soudaine nécessite un dévoilement pour se produire. On sort alors « d’une invisibilité imaginaire, d’une fusion dans le décor, à laquelle on avait cru jusque-là et qui semblait nous protéger5 ». Il y aurait un moment saisissant d’ouverture spéculaire. Les assises du « moi » serait déstabilisées, car le « moi » ne serait plus en concordance avec la question du regard de l’Autre via l’idéal du moi. Le moi ne se « retrouverait plus dans les codes » pourrait-on dire. Ceci ouvrirait un gouffre imaginaire qui dévoilerait soudainement ce qui revient aux questions archaïques de l’ancrage symbolique, du « manque à être » du sujet et à sa part d’être de jouissance, de corps, dont l’objet a est le reliquat.

L’affect de honte produirait, comme en retour, un signal dans le « moi », identifiant le sujet à certains versants de l’objet a : simple versant de l’insuffisance d’avoir ou de l’insuffisance d’être du fantasme, jusqu’au versant extrême de déchet de réel, de corps. Cela suivant le degré de dévoilement qui aurait lieu. Cela pourrait donc aller de la brillance phallique6 insuffisante de l’objet a du fantasme, jusqu’à son immondicité de résidu de corps. Le degré de honte dépendrait ainsi du degré de dévoilement. La palette des identifications à l’objet a allant de l’identification à un objet a qui garde encore une certaine brillance phallique fantasmatique sous sa forme insuffisante, jusqu’à une identification au résidu de corps.

Il y aurait donc la honte d’un sujet embarrassé de son fantasme, et de ce qui soutiendrait son fantasme, un objet a, cause de désir et noué à la castration. Honte de ce qui soutient dans l’existence, mais qui consiste encore en un fantasme. Ici, l’objet a frapperait de sa barre le sujet, mais ne le ferait que rougir et baisser les yeux. Bref, l’individu aurait honte de son désir. Mais ça ne serait encore que l’embarras de son fantasme, ou de cet objet a, cause de son désir auquel, à l’instant de sa honte, l’individu se verrait réduit. Le sujet rougirait ici du peu qu’il est, mais pourrait encore s’en défendre par son fantasme. Retourner se cacher, regagner ainsi le refuge imaginaire de son moi. Et cela lui suffirait de quitter la scène pour ne plus se voir être vu ainsi, désirant, conduit à devoir assumer devant un autre son manque.

Toute autre chose serait le « suprême embarras » que la honte peut aussi susciter chez un sujet, quand celui-ci se verrait non pas seulement être réduit à rougir de son fantasme, là où l’objet a conserve sa brillance phallique même sous sa forme insuffisante. Mais il pourrait être conduit à la traversée sauvage de ce fantasme, à l’expérience forcée et imposée de l’objet a comme déchet, dépossédé cette fois de sa brillance phallique. Le sujet honteux s’éprouverait ainsi comme résidu, qui serait encore en trop, qui devrait disparaître7.

Au final, la cause de la honte reposerait spéculairement sur la perte soudaine du soutien de l’Autre, du grand Autre, par la voie de son instance symbolique héritière post- œdipienne, qu’est l’« idéal du moi ». Cette perte de soutien se passerait dans le « moi » selon la représentation imaginaire qu’il se fait de l’« idéal du moi ». Il y aurait ainsi perte de l’enveloppe leurrante que représente l’instance imaginaire du « moi idéal », perte du support qu’il constitue pour le « moi » et, en conséquence, l’effondrement du « moi » sur l’ « objet a » qui est plus ou moins immonde, ou (a)monde pourrait-on dire avec un « a » privatif qui signifierait qu’il n’est pas dans le même monde du sujet ou de l’Autre. L’objet a n’a pas sa place dans la rétine de l’Autre et chez le sujet, il est honni.

Pour revenir sur les distinctions entre les affects, la honte serait donc bien un effet de l’« idéal du moi » sur le « moi », contrairement à la culpabilité qui est un effet du « surmoi » sur le « moi ». L’angoisse se situant quant à elle entre le « moi » et le « sujet », quand le manque vient à manquer pour le sujet, tel un signal dans le « moi », commandé par l’objet a8. Bref, je ne m’empêtre pas plus dans ces distinctions, sauf peut-être pour préciser, car c’est très utile pour cerner la honte, que si l’angoisse et la culpabilité, d’un point de vue topique, sont des affects qui se passent aussi dans le « moi9 », elles concernent cependant plus directement une mise en jeu du sujet et de son devenir, qu’on le prenne par le biais du désir et de l’objet a ou par celui de la loi. Alors que, dans la honte, la question du sujet n’est pas directement concernée dans son devenir. Il serait seulement mis à jour. Sa constitution serait mise à jour sans être touchée directement. On se prendrait alors de plein fouet l’objet partiel perdu qu’est l’objet a.

On prendrait de plein fouet ce qui fait trace de notre constitution, de notre division, de notre ancrage symbolique, de notre part d’être. Et c’est là que l’affect de honte fait à mon sens office de signal, par mouvement de retour vers le moi. Et l’on va alors bouger, tenter de retrouver un moi plus confortable, tenter de se remettre dans les bonnes grâces de l’idéal du moi. Ainsi, la honte pourrait être envisagée pour une part comme un mécanisme de protection imaginaire. On prendrait de plein fouet ce qui fait trace de notre constitution, mais notre constitution ne serait pas en jeu directement, il n’y aurait pas de menace de boucher le manque constitutif comme dans l’angoisse. Notre constitution se retrouverait seulement exposée au grand jour, ce qui provoquerait un signal de retour vers le « moi ». Cela provoquerait l’affect de honte qui ferait se mobiliser notre « moi » pour se renforcer… ce qui renforcerait l’axe imaginaire qui, pour une part, supporte notre constitution. L’autre mobilisation du « moi », plus malheureuse, étant bien sûr, en cas de honte extrême, sa disparition lors d’un passage à l’acte suicidaire.

Les hontes non soudaines

Je développerai peu les hontes non soudaines, qui s’installent. Cathie Neunreuther les explique en faisant référence au schéma optique. Il y aurait notamment une inclinaison dangereuse du miroir plan représentant l’Autre, l’image spéculaire se retrouvant déformée en permanence. Je n’insiste pas.

Dans la cure

Maintenant que j’ai situé la honte soudaine dans la structure, comment évolue-t-elle au cours de la cure ? Jean-Richard Freymann rappelle que la psychanalyse « commence non pas au moment où on offre son symptôme ou son signe clinique directement au médicastre pour qu’il s’en empare, qu’il s’occupe de nous directement, mais au moment où quelque chose de réflexif concernant la honte va fonctionner. » Ce que le psychanalyste essaie d’entendre au cours d’une psychanalyse est a priori ce qui était caché et difficile à révéler pour l’analysant. Le psychanalyste, par l’énonciation de la règle fondamentale, invite à dépasser la pudeur. Pour que se révèle l’inconscient, la libre association d’idées invite à tout dire, sans craindre l’inconvenant, sans craindre d’être vulgaire ou idiot, sans craindre d’être illogique ou hors sujet. Car nombre de fantasmes inconscients d’origine infantile ont été refoulés parce qu’ils étaient justement gênants et difficiles à dire. Petit à petit, le moi apprend à faire avec. L’analysant ouvre peu à peu son rempardage spéculaire pour que se mobilise son rapport au manque.

Avec Jean-Marie Jadin, on peut dire que la psychanalyse est une « traversée de la honte ». Suivant l’éthique du désir, ses visées sont d’oser assumer la castration, le manque à être et ce qui le cause : l’objet a. Le mouvement de la chaîne signifiante permet un mouvement où la question du trou, de l’entre-deux remplace peu à peu la question de l’être plein de jouissance mythique. Petit à petit, l’analysant apprivoise ce qui fait sa constitution et la mobilise vers l’assomption du manque. Le désêtre lié au signifiant qui se mobilise permet de passer ainsi de l’humiliation de la honte à l’humilité. Lorsque celle-ci est suffisante, le sujet éprouve moins de honte. Dans le quotidien, lors d’un moment de dévoilement, quand cette constitution est mise soudainement à jour, le signal de retour vers le moi, c’est-à-dire l’identification à l’objet a qui provoque l’affect de honte est mieux supportée. C’est pourquoi un analysant souffrant de honte voit malgré tout cet affect s’atténuer à mesure qu’il avance dans sa psychanalyse.

1 Jean-Richard Freymann (sous la dir. de), De la honte à la culpabilité, Toulouse, Arcanes-érès, 2010.

2 De quoi les psychanalystes devraient-ils avoir honte ?, Essaim n° 41, érès, 2018.

3 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Le Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991,p. 209.

4 Voir le texte de J.-M. Jadin dans Essaim n° 41, op. cit.

5 Ibid.

6 La brillance phallique de l’ « objet a » fait référence à ce qu’il se passe dans le fantasme, quand l’objet a est mis en position d’équivaloir au phallus de l’Autre.

7 Intuitivement on pourrait penser qu’il s’agit d’un appel par la pulsion de mort vers un retour à l’être. Comme si c’était au niveau archaïque que les choses se passaient : l’objet a, en tant que résidu de corps n’étant pas tout à fait le corps mythique jouissant antérieur au langage, ce résidu devrait logiquement disparaître pour effacer l’entame de jouissance qu’il représente. Il serait un trop de perte de jouissance à faire disparaître pour rétablir l’équilibre « entropique » (il y aurait ici un lien avec la pulsion de mort plutôt qu’avec un surmoi kleinien archaïque). Or, il faut se poser la question : s’il y a identification au résidu que représente ici l’objet a dévoilé, cette identification se passe dans le moi. Ça serait donc peut-être plus à partir du moi qu’il faudrait réfléchir : quelque chose de pré-œdipien qui serait repris œdipiennement, en interaction avec d’autres instances post- œdipiennes « Sur-moi », idéal du moi…

8 Cathie Neunreuther précise, par rapport au schéma optique, que l’angoisse survient quand en –φ apparaît quelque chose, là où dans la relation spéculaire il ne devrait rien y avoir… Ce qui fait dire à Lacan que le manque vient à manquer, les objets a n’entrant pas dans la sécularité. C’est pourquoi il représente –φ du côté de l’image spéculaire i’(a), ainsi que sous le cache, du côté du corps propre. S’il apparaît quelque chose, il y a angoisse…

9 « Forcément cela ne peut pas se « passer » dans le sujet, c’est quand même un affect » dit Cathie Neunreuther.

Séminaire de Lacan « L’éthique de la psychanalyse » – Commentaire de la leçon du 16 décembre 1959

Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse.

Leçon n°5 du 16 décembre 1959

La Chose, une perte qui devient l’objet d’une recherche

[71] L’expérience freudienne est une révolution de pensée pour le domaine de l’éthique. Introduite déjà en 1895 dans un brouillon adressé à son ami Wilhelm Fliess et que Freud a toujours refusé de publier (« l’Esquisse d’une psychopathologie »), la Chose, das Ding, remplit la fonction de pivot dans ce renversement des fondements de la loi morale. Et c’est dans le texte « die Verneinung » (La dénégation) publié en 1925 que cette révolution est due au décentrement imposé par le principe du plaisir, un décentrement de la Chose au profit du moi : « Nun handelt es sich nicht mehr darum, ob etwas Wahrgenommenes (ein Ding) ins Ich aufgenommen werden soll oder nicht, sondern ob etwas im Ich als Vorstellung Vorhandenes auch in der Wahrnehmung (Réalität) wiedergefunden werden kann1» (Maintenant, il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être admis ou pas dans le moi, mais si quelque chose de présent dans le moi en tant que représentation peut être retrouvé dans une perception).

Donc objet d’une re-cherche mais pas en tant qu’objet à réintégrer parce que la première Chose n’a jamais été à l’intérieur : « cet objet n’a en somme jamais été perdu2 » et qu’elle ne sera jamais un objet saisissable par le langage. Pour Lacan, elle deviendra le phallus, le signifiant du manque : « J’ai dit chose, je n’ai pas dit objet, pour autant qu’il s’agit de quelque chose de réel, de non encore symbolisé, mais qui est en quelque sorte, en puissance de l’être. C’est, pour tout dire, ce que nous pouvons appeler, au sens diffus, un signifiant3 ». C’est dans la présentation du second principe au chapitre « Das Erkennen und das reproduzierte Denken » (le reconnaître et le penser reproduisant) de l’Esquisse qu’apparaît le processus de pensée qui cherche dans la perception un objet correspondant à une représentation mémorisée. Pour cela il lui faut distinguer les invariants (sur lesquels se fondera le jugement de reconnaissance) des autres éléments de la perception qui varient en fonction des circonstances (par exemple d’une part l’image du sein, le contact buccal, le goût du lait et la sensation de plaisir qui sont perçus lors de chaque tétée par le nourrisson, et d’autre part les lieux, gestes et paroles afférents qui peuvent varier).

« Par la suite la langue instituera le terme de jugement pour désigner cette décomposition et trouvera la ressemblance qui se pose en effet entre le noyau du Ich et l’élément de perception constant [d’une part, et] entre les investissements changeants dans le pallium et l’élément inconstant [d’autre part] ; elle nommera le [premier] la Chose et [le second] son activité ou sa propriété, bref son prédicat4».

Parmi les fractions variables, certaines pourront évoquer des éléments mémorisés au sein d’un autre ensemble, par exemple les mouvements d’une main que le nourrisson peut comparer à la vue de ses propres mains et les interpréter par analogie ; par contre les éléments invariants et qui ne peuvent être par analogie resteront d’une certaine façon étrangers, irréductibles et formeront la Chose, une sorte de précurseur de l’objet.

Freud confirme plus loin : « par ce moyen, les complexes de perception se séparent en une partie constante, incomprise, la Chose, et en une partie changeante, compréhensible, la propriété ou mouvement de la Chose 5. »

Lacan dira de cette partie constante et incomprise : « Vous ne serez pas étonnés que je vous dise qu’au niveau des Vorstellungen, la Chose non pas n’est rien, mais littéralement n’est pas- elle se distingue comme absente, étrangère6. »

C’est donc le principe de plaisir qui, gouvernant le retour à l’état antérieur, en vient à faire rechercher sous la forme d’un objet ce qui n’était pas encore un objet, créant ainsi le concept d’objet. Mais la tendance à revenir à l’état antérieur n’est pas une route ou un cap à suivre, il s’agit tout au plus d’une dérive le long d’une « isostime » dira Lacan plus tard (une trajectoire à stimulus constant) : « Le principe du plaisir ne guide assurément vers rien, et moins que tout vers la ressaisie d’un objet quelconque7».

Primitivement, avant que le sous-système psychique Ψ apparaisse, une réaction motrice simple et directe (nommons-la action réflexe) était le mode de régulation du niveau de tension, du maintien de l’homéostase nécessaire au corps : c’est la fonction du sous- système φ, le lieu du principe de plaisir. Il s’agit d’une simple boucle d’asservissement de retour à l’équilibre antérieur, qui fonctionne à condition que capteurs et effecteurs (ici les muscles) soient opérationnels dès la naissance, ce qui n’est plus le cas pour l’espèce humaine. L’immaturité motrice néonatale est le prix payé pour l’accroissement prodigieux de l’encéphale doit être compensée par les possibilités nouvelles dues à l’augmentation de la capacité de traitement du système nerveux : faute de pouvoir agir, il va falloir penser, et c’est la fonction du système ψ, le lieu du principe de réalité, le lieu du processus de pensée décrit par Freud dans l’Esquisse, et donc le lieu des représentations qui permettent ce pas supplémentaire vers l’abstraction.

Abstraction indispensable pour chercher et trouver une réponse spécifique, c’est-à dire mieux adaptée (y compris aux capacités motrices du moment) que le déclenchement de l’action réflexe assurée par le système φ. Mais le pouvoir de re-présentation repose sur la mémorisation ce qui ouvre la possibilité de réactiver une perception enregistrée qui peut alors être confondue avec une perception actuelle, nommons cela hallucination. Par exemple pour l’homéostase du corps, Lacan dit : « L’équilibre des humeurs intervient, mais comme ordre de stimulation venant de l’intérieur 8[du système nerveux]. » Ainsi, les nouvelles capacités du système nerveux et l’isolement décrit par Freud de ce dernier, par une homéostase distincte de l’homéostase générale, ont changé la donne : coupé de la réalité, il pourrait privilégier sa propre homéostase au détriment de celle de l’organisme (par exemple en hallucinant l’équilibre au lieu de le rétablir), ce qui serait fatal aux deux. Il lui faut donc distinguer réalité et hallucination.  « C’est bien ainsi que s’exprime Freud – il y a des stimulations qui viennent de l’intérieur du système nerveux – et qu’il compare aux stimulations extérieures9. » D’où la nécessité d’un troisième sous-système psychique dans la construction freudienne, le système ω fournisseur d’indices de réalité (Qualitätszeichen) permettant au système ψ de distinguer (dans certaines circonstances seulement !) une « vraie » perception venant de l’appareil sensitif (organes sensoriels et capteurs internes de paramètres biologiques) d’une perception venant de l’intérieur du système nerveux (perception que l’on peut dire hallucinée car fondée sur des éléments mémorisés). Il incombe alors au système ψ de juger s’il laisse le processus primaire aboutir à la décharge motrice réflexe ou si, au nom du principe de réalité, il fait l’économie d’une décharge inutile ou déplaisante. Mais en cas d’inhibition de la décharge motrice inefficace, une action motrice spécifique doit nécessairement être élaborée ; c’est le processus de pensée décrit par Freud dans l’Esquisse.

L’Esquisse est donc à comprendre comme « la théorie d’un appareil neuronique par rapport auquel l’organisme reste extérieur10 », un appareil neuronique pour lequel l’intérieur et l’extérieur de l’organisme constituent une seule et même face, qui a donc la structure topologique d’une bande de Moebius. Lacan l’avait déjà suggéré dans une leçon précédente : « Il est évident pour nous que cet appareil est essentiellement une topologie de la subjectivité – de la subjectivité pour autant qu’elle s’édifie et se construit à la surface d’un organisme11. »

Il confirmera plus tard : « Le Real-Ich [le Ich de l’Esquisse] est conçu comme supporté, non par l’organisme entier, mais par le système nerveux [en tant qu’il fonctionne comme un système destiné à assurer une certaine homéostase des tensions internes]…Je souligne les caractères de surface de ce champ [le champ freudien] en le traitant topologiquement et en tentant de vous montrer comment le prendre sous la forme d’une surface répond à tous les besoins de son maniement12. »

Parenthèse : La douleur serait-elle l’impossibilité d’une décharge motrice efficace ?

L’effraction sensorielle (lorsque, comme dit Freud, la voie de conduction est trop étroite pour canaliser toute l’énergie et que cette dernière déborde et diffuse dans d’autres voies nerveuses) transforme l’excès de quantité d’énergie en excès de complexité : trop de circuits sont activés et aucune réponse motrice appropriée ne peut s’en dégager ; c’est l’état douloureux qui ne doit pas « être pris purement et simplement dans le registre des réactions sensorielles13 ».

Autrement dit, la douleur n’est pas une sensation qui cause une paralysie mais elle est au contraire la perception de l’impossibilité, du manque de réponse motrice capable d’abaisser la tension. La proximité dans l’axe spinal, signalée par Lacan, des relais des nerfs moteurs et de ceux des nerfs sensitifs de la douleur permet cette hypothèse : « Peut-être nous devons concevoir la douleur comme quelque chose qui dans l’ordre d’existence, est peut-être comme un champ qui s’ouvre, précisément, à la limite où il n’y a pas la possibilité pour l’être de se mouvoir. »

N’a-t-on pas observé en rhumatologie par exemple, un changement radical dans les prescriptions concernant certaines affections ? Là où étaient prônés le repos et l’immobilité sont désormais recommandés une mobilisation des articulations, dans la limite de la douleur tolérée par le malade.

Suivons encore Lacan avant de refermer cette parenthèse : en architecture, le style flamboyant de l’ère baroque ne serait-il pas une marque de la tendance de cette époque vers le plaisir et de la volonté de s’extraire d’une certaine rigidité ? Alors, que penser de cette famille des maladies cancéreuses caractérisées par la prolifération anarchique de cellules dites indifférenciées, qui ne se satisfont pas d’un cadre organique ni d’une régulation supra- organique ? Ces maladies dont la science ne peut trouver ni cause ni remède, auxquelles sont couramment associés des vocables tels que multiplication, désordonné, essaimage, flambée, anarchique, poussée, explosion, bourgeonnement, chou-fleur, etc. ? Quel indicible ces corps malades de notre époque expriment-ils ainsi ?

Les Vorstellungen (représentations) gravitent entre perception et conscience

Etymologiquement, elles sont ce qui est « placé devant », ce qui donne une apparence à une chose sans être la chose, une enveloppe, une coquille vide ou encore une poignée de valise. Comment pourrait-il en être autrement si elles sont l’effet des perceptions sensorielles ? Elles logent dans les couches de mémorisation (Er-Innerung) dessinées par Freud dans la Traumdeutung, séparées des perceptions en amont et de la conscience en aval, et manipulées par les processus inconscients de pensée (rappelons-le, la pensée est inconsciente !) selon les lois de la condensation (la métaphore) et du déplacement (la métonymie). C’est là que s’insère ce qui fonctionne selon la loi du principe du plaisir et que se trouve donc structurée cette trame opératoire dont le substrat est régi par les lois bio- électriques du système neuronal et qui sera nommée structure du signifiant.

Les Wortvorstellungen (représentations de mots), un pas vers le signifiant

« Les Wortvorstellungen [des mots dans le préconscient] instaurent un discours qui s’articule sur les processus de la pensée14 ».

Issues d’une catégorie particulière de Sachvorstellungen (représentations de choses), celles dérivées des perceptions auditives, elles ont sur les autres l’immense avantage de pouvoir être à la fois hallucinées et projetées, hallucinées par le système nerveux et projetées dans le réel par le corps via la phonation (le cri du nourrisson est son premier mot, la première action spécifique efficace qu’il effectue ; pendant les premiers mois, le cri sera la forme rudimentaire sous laquelle se manifeste la nécessité vitale du langage pour les humains). Tel un harpon lancé à l’aveugle, ce premier cri ramène dans son mouvement de retour la sollicitude du Nebenmensch (l’être-humain-proche, en général la mère dans cette situation), avec son « Che vuoi ? Que veux-tu ? » et son aide spécifique, ce qui a pour « effet de porter par sa réponse le cri de l’enfant à la puissance de la demande15 ».

La conscientisation nécessite une liaison entre Wortvorstellung (représentation de mot préconsciente, WV) et Sachvorstellung (représentation de chose inconsciente, SV). Marcel Ritter écrit : « Ainsi la représentation consciente (die bewusste Vorstellung, V) comprend la représentation de chose (die Sachvorstellung) plus la représentation du mot afférent « plus der zugehörigen Wortvorstellung), ce que l’on pourrait écrire : V(cs) = SV[ics] + WV[pcs]. Quant à la représentation inconsciente, elle est la représentation de chose seule, ce qu’on pourrait écrire V(ics)= SV16». Cette liaison est établie au lieu du préconscient où se constitue un discours dominé par les affects des représentations de choses, discours singulier articulé en une chaîne signifiante inconsciente et définitivement résistante au déchiffrage linguistique (Lacan parlera vers la fin de son enseignement de l’inconscient réel). Ce qui parvient à la conscience est la perception d’une chaîne de mots (WV) mais le plus souvent avec une signification fallacieuse qui n’a aucun rapport avec le sens réel qui a présidé à leur enchaînement ; cette signification fallacieuse est celle déjà dénoncée par des philosophes avant Lacan, celle qui prétend découler d’un raisonnement antérieur à la motion issue d’un moi tout aussi illusoire, alors qu’elle n’est qu’une justification a posteriori, souvent bancale, d’une inclination dont les ressorts restent cachés, inconscients : « Ce bavardage par lequel nous nous articulons en nous-mêmes, nous nous justifions, nous rationalisons pour nous-mêmes dans telle ou telle circonstance, le cheminement de notre désir17. »

Freud ne s’intéresse pas au fonctionnement de ce système producteur de discours peut-être parce qu’il est trop dépendant de l’histoire d’un sujet en particulier, mais il cherche dans les rêves les invariants et la structure qui en révèlent « les lois les plus fondamentales du fonctionnement de la chaîne signifiante18 ». Par ailleurs, le graphe de Lacan, le duplex du langage qui sépare les niveaux de l’énoncé et de l’énonciation, distinguant ainsi la fonction du discours (l’articulation effective d’un discours) et la fonction de la parole, permet de voir que la dénégation (Verneinung) est l’affleurement dans le discours d’un refoulement (Verdrängung) sous-jacent, inconscient.

L’exemple de l’ambigüité ou de la redondance du « ne discordanciel » dans certaines formes négatives telles que « je ne dis pas que… » ou « Non, je ne te hais point » ou encore « je crains qu’il ne vienne » trahit une discordance entre les deux lignes interprétatives (énonciation et énoncé) d’un même texte et par là, la division en sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé. C’est que le langage ne peut saisir la négation pure de la logique formelle car il y a une contradiction irréductible entre le fait de nommer la chose (c’est-à dire la faire venir à l’existence) pour dire qu’elle n’existe pas. Ces formes de négations ambiguës se caractérisent par la présence de deux éléments négateurs apparemment redondants. Les grammairiens Jacques Damourette et Edouard Pichon écrivent : « Les phénomènes exprimés par les verbes ne seront niés – autant du moins que la langue française est capable de les nier – que par la convergence de la notion de discordance [portée par le « ne », placé en général dans une proposition subordonnée] et celle de forclusion 19 [portée par les vocables tels que rien, jamais ou pas]. » Ils concluent « que la notion de négation est en réalité absente de la pensée-langage du français […] »

Marcel Ritter détaille les usages que fait Freud des différents termes concernant la représentation et corrige au passage une erreur de traduction de Lacan20. La Vorstellungsrepräsentanz (VR, le représentant de la représentance, qui deviendra le signifiant chez Lacan) c’est une représentation comprenant elle-même une représentation et une énergie psychique (Affektbetrag), à savoir un couple séparable, ce qui permet un destin de refoulement différent pour chaque partie. Les grammairiens déjà cités par Lacan avaient souligné que la Vorstellung est quelque chose d’essentiellement décomposé :

« Le caractère affectif est ce qui unit le langage au cri inarticulé, mais c’est le caractère représentatif qui l’en distingue. Car il n’y a pleinement langage lorsque les sons émis par le locuteur sont interprétés par l’allocutaire comme représentant la réaction du locuteur à un fait21. »

Les niveaux de la topique freudienne hébergent chacun un type de représentants liés horizontalement (à l’intérieur de leur couche) mais aussi verticalement, dans la traversée allant de l’inconscient vers le conscient. D’où il vient que la forme consciente qui est venue à la surface révèle quelque chose du fond inconscient. Dans chacune de ces couches, le bannissement de l’un de ses ressortissants (sa négation, ou sa néantisation) prend une forme spécifique :

  • L’évitement (Vermeidung) pour les SV dans l’inconscient, prélude à la forclusion (Verwerfung) par l’impossibilité de construire un signifiant sur cette base fuyante ;
  • La dénégation (Verneinung) pour les WV (mots) du préconscient ;
  • Le refoulement dans l’inconscient (Verdrängung) pour les VR (signifiants) du conscient.

Une autre façon d’approcher cette dualité du signifiant est encore proposée en 1964 par Lacan : « Il y a donc […] affaire de vie et de mort entre le signifiant unaire, et le sujet en tant que signifiant binaire, cause de sa disparition. Le Vorstellungsrepräsentanz, c’est le signifiant binaire. Ce signifiant vient à constituer le point central de l’Urverdrängung [… le refoulement premier], le point d’attrait, par où seront possibles tous les autres refoulements […] au lieu de l’Unterdrückt, de ce qui est passé en dessous [de la barre de la signification] comme signifiant22. »

L’Autre de l’Autre, un lieu sans réel

La place, le lieu du trésor des signifiants, est ce qui réunit et contient les signifiants en vrac, maintenus à distance les uns des autres pour que certains puissent être élus puis articulés entre eux pour former une chaîne signifiante (à propos de cette synchronie primitive des signifiants, Lacan s’interroge sur le nombre minimal de signifiants nécessaires pour faire système et suggère qu’il en faut au moins quatre). Mais n’accèdent à ce lieu que des VR fondés sur des SV, c’est-à dire ancrés dans le réel par une interaction avec le corps sensitif, à la manière d’un point de capiton. Sans interaction, pas de symbolisation possible à cet « endroit » du réel et pas de signifiant y correspondant ; la place vide – le trou – contraindra le sujet à un effort permanent de significantisation compensatoire à cet endroit du grand Autre. Une éventuelle décompensation rendra apparente la psychose latente passée inaperçue jusque-là. L’en-dehors de cette place où reste le terme refusé est la place de l’Autre de l’Autre, mais elle n’a aucune correspondance dans le réel. C’est avec la représentation topologique, par l’opposition du lieu du trésor (l’Autre) à ce qui n’est pas ce lieu (l’Autre de l’Autre qu’on ne peut trouver nulle part dans le réel) que peut s’approcher le rapport au réel et la signification du principe de réalité.

Le principe de réalité, agent de la loi externe

Quand le processus primaire est dévié de son cours normal sous l’effet du principe de réalité, c’est que ce dernier, tout en restant au service du principe du plaisir, fait droit à une loi encore plus forte que celle de l’homéostase vitale ; une loi externe que l’organisme a appris à connaître et à respecter. Lacan nous rappelle qu’une grande partie des forces du principe de réalité résident dans le surmoi (ÜberIch), et que le fondement de cette instance dite morale est la loi primordiale de l’inceste.

L’interdiction de l’inceste

Des auteurs comme Diderot ou Rousseau avaient montré le désir d’inceste comme le désir le plus essentiel et le plus fondamental ; c’est que la mère a occupé la première la place de das Ding (la Chose) ! Même si la loi fondamentale que prend à son compte l’ÜberIch (le surmoi) se formule comme l’interdiction de l’inceste, ce n’est en réalité pas l’interdiction de coucher avec un des parents qu’elle énonce, c’est l’impossibilité pour le garçon comme pour la fille de retrouver l’état premier d’indifférenciation avec la mère, c’est l’impossibilité de comprendre par analogie (comme pour le mouvement des mains) cette partie définitivement étrangère de la perception appelée das Ding, la Chose ou… objet. La renonciation à la fusion avec la mère est à l’origine une condition d’entrée dans le langage, le prix de la subjectivation (la bourse ou la vie !), mais l’interdiction du retour est ensuite prise en charge inconsciemment par le sujet lui-même car elle est devenue pour lui, depuis son avènement, la condition de son existence. « C’est dans la mesure même où la fonction du principe de plaisir est de faire que l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver, mais ce qu’il ne saurait atteindre, c’est là que gît l’essentiel, ce ressort, ce rapport qui s’appelle la loi de l’interdiction de l’inceste. C’est pour autant que le désir pour la mère […] ne saurait être satisfait, parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la demande qui est justement celui qui structure le plus profondément […] l’inconscient de l’homme23. ». La proposition lacanienne vaut autant pour le garçon que pour la fille, la castration consécutive à l’externalisation définitive d’une Chose aussi précieuse que la mère n’est pas une question de mutilation sexuelle mais de langage et de subjectivation. La conformation mâle ou femelle du corps, hôte du futur sujet, ne joue qu’au second ordre, comme une coloration plus ou moins phallique du sujet issu de cette castration originelle, coloration que la logique du signifiant a réduite à deux couleurs opposées l’une à l’autre : masculine ou féminine. Elles correspondent en fait à tout phallique (une des couleurs du spectre) et pas-tout phallique ( toutes les autres couleurs du spectre, d’où le fameux « La femme n’existe pas »).

Voyons alors que Claude Lévi-Strauss explique l’interdit père-fille par l’obligation de pactes et d’échanges avec les autres familles, clans, tribus ou sociétés (plus tard Lacan verra dans cette pratique une transaction dans laquelle la femme est le support d’une valeur d’échange qui est la jouissance masculine, phallique donc) et qu’il n’explique pas pourquoi le fils ne couche pas avec la mère (les risques de la consanguinité ne semblent pas suffisants pour justifier l’interdiction de l’endogamie).

Le Décalogue, un exposé des effets aliénants du langage ?

Les lois du Décalogue ayant forme d’une liste d’interdits semblent à première vue réglementer la vie sociale, mais force est de constater qu’elles sont violées en permanence par chacun. Ne seraient-elles pas au contraire un exposé des inévitables « effets collatéraux » du langage dans les relations intersubjectives ? Un exposé ayant valeur d’avertissement sur le tribu exigé par le langage de la communauté humaine qu’il a formée ? Lacan parle du « caractère d’immanence préconsciente des dix commandements » ; il ne s’agit pas de lois choisies par les humains, mais de commandements dictés par la nature du langage lui-même :

« Ces dix commandements, tout négatifs qu’ils apparaissent… ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu’ils explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole – je n’ai pas dit de discours – possible24. »… « L’interdiction de l’inceste n’est pas autre chose que la condition pour que subsiste la parole25». Lacan termine la leçon en renouvelant son avertissement à l’encontre du monde scientifique de la physique moderne : « A la place de l’objet impossible à retrouver au niveau du principe du plaisir, il est arrivé [à la fin du XVIIIe siècle] quelque chose qui … se présente sous une forme complètement fermée, aveugle, énigmatique – le monde de la physique moderne26. »

Comment ne pas faire lien avec un des destins de la pulsion lors de la traversée du complexe d’Œdipe, celui de la sublimation scientifique ?

1. S. Freud, Gesammelte Werke, Die Verneinung, Frankfurt am Main, Fischer, 1999, Bd XIV, s. 13.

2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 72.

 3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 408.

4 S. Freud, Esquisse d’une psychologie (Traduction Susanne Hommel +..) Paris, érès, 2011, p. 79.

5 Ibid., p. 79.

6 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 78.

7 J. Lacan, Le Séminaire, La logique du fantasme, Leçon du 1er mars 1967, Inédit.

 8 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 73.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 59.

11 Ibid., p. 51.

 12 J. Lacan, Le Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 185.

13 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 74.

14 Ibid., p. 76.

15 J.-P. Dreyfus, J.-M. Jadin, M. Ritter, L’inconscient, qu’est ce que c’est ?,tome 1, Paris, érès, 2106, p. 269.

16 Ibid., p. 268.

17 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 76.

18.Ibid., p. 77.

19 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, t1, p. 129.

 20 JP Dreyfus, JM Jadin, M. Ritter, L’inconscient, qu’est-ce que c’est ?, op. cit., p. 258.

21 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, t1, p. 77.

 22 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 243.

23.C’est bien ce renversement du fondement de la loi morale que Freud nous montre en exhibant le principe du plaisir, signifiant par-là « qu’il n’y a pas de Souverain Bien – que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien ».

24 Ibid. p. 84.

Une lecture de Lacan : Der Entwurf de Freud

Intervention de Marc Lévy dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VII (1959-1960).

« Entre peau et chair », cette expression revient à plusieurs reprises dans ce séminaire de Lacan qui traite de L’Entwurf de Freud. Est-ce là allusif, humoristique ? Nous sommes en décembre 1959. Comme souvent après un séminaire, Lacan reprend la problématique sous un autre angle. Le désir et son interprétation complétait le graphe du désir, nous laissant avec une ligne des signifiants conscients et une ligne des signifiants inconscients. Le désir et le phantasme étant présentés comme l’ultime accès conscient en chemin vers les signifiants inconscients. Le nouvel angle pour 1959-1960 passera par « L’esquisse d’une psychologie scientifique », titre non pas de Freud mais de ses éditeurs, mais laissons cette dimension historique de côté. Que cherche Lacan ? Ni plus ni moins que de poser la psychanalyse au regard non pas d’une morale, mais de l’éthique.

Nous voilà donc face à une étude de ce texte freudien. Je résume : Freud, en cette fin de XIXe siècle (1895), s’appuie sur une représentation neuro-physiologique du système nerveux pour tenter de fonder son objet d’étude.

  • Un premier système, le système PHY fait de « Bahnungen » – Lacan traduit par« frayages » mais le terme de « voies » serait tout aussi adapté. Système inconscient en relation avec des stimuli externes cherchant à réduire, par satisfaction, la tension, le malaise inhérent aux stimulations externes.
  • Un second système, le système PSY en dérivation du premier, mis en route, activé par le premier et par des stimulations internes, donc intéroceptives ; ce système n’est pas constitué pour réduire à néant l’effet des stimulations extéroceptives comme dans le système PHY, un certain quantum d’énergie relativement bas restant présent (prémisses d’un moi ?).
  • Un troisième système est évoqué pour des motivations logiques, OMÉGA ; il faut que la réalité extérieure soit perceptible, intégrée au système ; cette fonction est attribuée au système OMÉGA.

Reste la question : comment ces systèmes s’articulent ? « Entre peau et chair », dit Lacan.

Un autre paragraphe est à introduire ici pour poursuivre l’Entwurf freudien : Le système PHY est fait de Vorstellungen, représentations, système associé aux Bahnungen : ce référentiel introduit potentiellement le monde de l’imaginaire au sein du système PHY. Plus loin Freud introduira les Wortvorstellungen, représentations de mots. Sommes- nous ici au niveau du préconscient ? Le système PSY, fait pour avoir accès à la conscience, est quant à lui articulé aux Vorstellungsrepräsentanzen, « représentant de représentations », c’est la traduction que je retiendrai dans cette approche. Donc « représentant de représentations », nous sommes ici pour Freud dans un référentiel où l’abstraction se présente au carré. « Entre peau et chair. » C’est lors de la séance du 23 décembre 1959 que Lacan, en tant que lecteur de Freud, introduit, en s’étayant sur le fondateur de la psychanalyse, sa logique : Au cours de cette séance il ne différencie plus stimulations extéro- et intéroceptives, il parlera de Vorstellungen ; de même il nommera « signifiants » les Vorstellungs- repräsentanzen.

Où cela nous mène-t-il ?

Si par un excès de stimulations, de contradictions, une saturation des Vorstellungen advient, le système inconscient ne parvient plus à équilibrer ses réseaux, que se passe-t-il ? En lieu et place d’un bien, le système PHY étant organisé selon le « principe de plaisir », das Gute, das Wohl ; donc si le système PHY est débordé dans sa fonction de maintien au plus bas des tensions, il se produira soit une réaction motrice (réaction qui permet de maintenir le côté inconscient de la réaction), soit une douleur, réaction qui ne relèvera plus du principe de plaisir, mais qui relève du « principe de réalité » qui appartient au système PSY car s’articule à la conscience. C’est ici que « entre peau et chair » trouve sa place. Le système PHY est mu par le principe de plaisir ; il vient, dans la lecture que Lacan nous propose, s’insérer entre deux niveaux du système PSY, « entre peau et chair ». Cette nouvelle articulation n’existe pas dès l’origine mais dynamiquement dans la relation établie entre le nourrisson et son entourage. Donc dans cette nouvelle construction, le principe de plaisir articulé au système PHY s’intègre dans le système PSY et permet au-delà de la réaction douloureuse, par une articulation aux signifiants, Vorstellungsrepräsentanzen, d’élaborer une solution, en tout cas un exutoire à l’engorgement du système PHY. Un dernier chapitre pour signifier la nouveauté théorique introduite en cette séance du séminaire. C’est également ici que – pour la première fois, et sur un mode allusif – Lacan articule des questions qui me mettent au travail depuis longtemps. Les Vorstellungen (les représentations), voire les Wortvorstellungen (les représentations de mots) sont des objets qui sont inconscients. Que se passe-t-il si l’articulation ne se fait pas entre peau et chair ? Donc que se passe-t-il si ces objets, articulés au principe de plaisir, ne parviennent pas à la conscience grâce aux signifiants (Vorstellungsrepräsentanzen) ; restons-nous au niveau du passage à l’acte moteur, au niveau de la douleur ? N’est-ce pas ici tout le champ des plaintes des symptômes, voire des somatisations non articulées au refoulement qui se pose ? Chacun aura su traduire que « entre peau et chair » était une métaphore de Lacan pour paraphraser : entre Wahrnehmungszeichen et Bewußtsein, soit entre perception et conscience.

PS : Dans l’approche que nous avons privilégiée, il manque évidemment toute référence à la Chose, que ce soit das Ding ou die Sache.

Éthique de la performance… De l’improvisation

Je voudrais rappeler que nous sommes là, sous l’appellation d’un énoncé : Ethique de la performance. Il s’agira de ne pas l’oublier. Il y a un signifiant qui me semble fondamental dans cet énoncé : éthique ; pas performance.

On peut se laisser aller à rêver ou même à parler de performance comme on le fait quand il est question d’exploit. Ça finit dans le livre des records et ça finit donc, très vite – heureusement – par s’oublier. Ça veut dire d’emblée que la performance n’est pas un exploit. Escalader la tour Eiffel les yeux bandés, perdre 10 kg en 5 jours pour ressembler à Kate Moss ou mettre en place une politique sécuritaire pour sauver la démocratie ou du moins ce qu’il en reste, ou plus généralement exécuter des actes qui demandent bien sûr de la vaillance, de l’audace – de l’inconscience comme on dit quand on n’a rien compris à l’inconscient – donc commettre des actes qui aboutissent à un résultat bien sûr surprenant et nouveau, eh bien de tels actes ne sont jamais que de l’ordre du record. Pas même de l’héroïsme… on ne décide pas de devenir héroïque… On se découvre héros dans l’après- coup. Jean Moulin n’a pas résisté pour devenir héroïque, ni pour avoir une médaille.

Ces exploits donc – ou ces actes exploités et exploitables plutôt – ne sont au mieux que des performances qui entrent dans la catégorie, mise d’emblée hors jeu par le règlement du concours – par la loi donc – et mise hors jeu par la démocratie, dans la catégorie des articles de célébration et de propagande. Et il me semble important de le dire ! Important parce que cela nous confronte à ce principe de réalité mais qui ne l’est en rien, qui fait marcher tout le monde, à commencer par les politiques devenus gestionnaires ; cela nous confronte à cette science – parce que c’est une science consciente – cette science qu’est la communication, la « com » comme on dit !

À l’heure de la globalisation, à l’heure où nous pouvons « communiquer » avec le monde entier tout en restant assis devant nos écrans de toutes sortes, eh bien à cette heure-là, c’est la différence qui s’amenuise, c’est même la différence qui disparaît. Et plus les moyens de communication se perfectionnent, moins la parole a de portée ! Plus la science se développe, moins il y a de prise de risque (sinon calculée et assurée), moins il y a d’affrontement face à « l’être-pour-la-mort », sinon par le biais d’une identification imaginaire, que ce soit à un Stéphane Hessel ou à un intellectuel engagé… ce qui veut dire que plus le discours scientifique se propage, et plus les lieux potentiellement subjectivants diminuent. C’est déjà ce que disait Lacan à propos du lieu d’appui de la science : la forclusion de la subjectivité et de la vérité comme cause.

Le discours de la science – la performance de la science, disent certains – a des effets véritablement ravageants pour le sujet. Cet avatar du discours scientifique se trouve lié au développement des sociétés industrielles, et particulièrement à l’organisation économique capitaliste en Occident. La situation actuelle est que le discours de la science, qui se spécifie de mettre à l’écart toute question subjective, a envahi l’ensemble des discours sociaux qui règlent le « vivre ensemble » de nos sociétés modernes. Ce n’est pas la science ni les scientifiques qui sont à remettre en cause, mais cette prolifération d’un type de discours qui vise à éliminer la part de subjectivité dans les relations sociales. Il semble que la société organisée par ce discours de la science, que l’on peut résumer des deux adjectifs, capitaliste et marchande, ait gravement déstabilisé les modes de transmission entre humains, que ce soit dans l’ordre de la filiation, de l’éducation, de l’apprentissage, de la culture ou de l’art. Ce déferlement des modes de discours de la science, de sa logique, ce qu’on appelle le scientisme qui n’est pas autre chose que la forme totalitaire du positivisme pragmatique, a des conséquences jusque dans les recoins de la vie intime de chacun. Il touche au statut de la vérité. La vérité n’est pas la mesure ; elle n’est pas l’exactitude, et encore moins la preuve. C’est exactement comme pour l’amour : « prouve-moi que tu m’aimes ! »… C’est déjà foutu : c’est le temps de se barrer, dans tous les sens du terme. L’amour comme la vérité ne se prouvent pas : la vérité, elle se dit, elle se produit de l’énonciation d’une parole. Pour Lacan en tout cas, la psychanalyse consiste en un espace d’air – vous l’écrivez comme vous voulez – face à l’atmosphère irrespirable du discours de la science.

Le discours de la science nous dit que tout est possible… Un fait parmi d’autres sans doute peut être donné en exemple ; un fait de plus en plus facilement saisissable dans notre réalité quotidienne, et qui s’éclaire de tenir compte de cet envahissement du discours de la science : c’est celui qui s’appréhende du côté de ce que l’on appelle « la récupération » ; le fait que « le discours capitaliste est rompu à faire profit de ce qui le subvertit ».

Plus que jamais sans doute le discours capitaliste prend son assise, trouve la stabilité propre à rassurer la petite bourgeoisie planétaire, en se faisant sans sourciller le chantre de l’éthique, de la responsabilité, du désir et de la vérité. Car il existe toujours un idéal à promouvoir, solidement défini dans les termes d’une norme, et ce, comme on le dit, « par- dessus le marché ». Et le signifiant psychanalyse, cela va sans dire, ne saurait en être exclu, c’est-à-dire hors de toute récupération. S’il y a bien une nécessité politique pour la psychanalyse, c’est celle de prendre au sérieux ce qu’indique Lacan quand il nous dit qu’à dénoncer le discours capitaliste on le renforce toujours.

La psychanalyse rappelle que plus le particulier du désir du sujet est rejeté, plus ce particulier du sujet refait retour violemment dans le Réel : que ce soit le réel des guerres ethniques, le réel de la famine, le réel des maladies du corps, le réel de la désubjectivation qui frappe énormément d’individus, le réel de la crise qu’on réduit à sa dimension économique, pourtant souvent bien nantis, bien riches, en matière de Bien !

Sur quoi se fonde le particulier du désir humain ?

Je voudrais revenir sur cet élément commun au discours de la science et au discours capitaliste : communiquer. Que veut dire « communiquer » ? Alors tout le monde est à peu près d’accord sur le fait que communiquer c’est « faire savoir ». Ce qui suppose d’en avoir conscience de ce savoir. Il n’y a pas de communication sans conscience. Soit ! Alors, quand il y a « pas conscience » on est dans quoi ? Peut-être dans quelque chose qui relève de la subjectivité ; dans quelque chose qui relève de la création.

Communiquer, dans le discours capitaliste, ne veut rien dire d’autre que « faire passer un message ». Et pour être tout à fait clair, cela veut dire que dans « communiquer » on n’y entend plus que « niquer » : se faire avoir ! Vous voyez le changement de paradigme : « faire savoir » / « se faire avoir ».

Je commence par une provocation… Mais bon ! Il faut bien commencer par quelque chose.

Mais une fois écarté tout symbole de gloire moderne, négligente et oublieuse, une fois mis hors jeu tout ce qui tendrait à une image exaltée, béate, rêvée – une image publicitaire de ces événements exploits ou événements exploités ? – ces événements de faire et non d’être, il reste quoi ?

Je me suis dit avant de venir ici, que s’il me fallait désigner l’acte ou l’objet de la performance du siècle passé, je me laisserais tenter par dire que cet objet créé ou cette performance révélée, c’est la bombe atomique. Je suis convaincu qu’on touche beaucoup plus à une certaine vérité du siècle passé avec la bombe atomique qu’avec la dernière Bugatti Veyron ou le dernier régime amaigrissant ou le dernier rapport de compétitivité, ne serait-ce qu’en ceci que moins c’est gai, plus c’est vrai.

La bombe est un objet qui malgré tous ses exploits qu’on en a fait, garde un côté « positif », en ceci qu’elle est attachée à des théories et des découvertes renversantes dont le siècle, disons, peut s’enorgueillir.

Mais sans tomber dans le pathétique, on peut suggérer que ce siècle passé, ce siècle de création et d’inventions exceptionnelles, de réalisations et de performances prodigieuses, de multiplication et de sophistication merveilleuses des objets, ce siècle d’intelligence et de grandeur, qui mérite sans aucun doute d’être nommé le siècle du Triomphe et de la Performance, que ce siècle donc aura produit d’abord et surtout du « bousillage ».

Qu’on parle de guerres, de massacres en tous genres, de la multiplication des armes, de la démultiplication de leur puissance, qu’on parle du pillage capitaliste et de la société sécuritaire qui va avec, qu’on parle du désastre communiste, de désertification, de misère, de famines, d’épidémies, qu’on parle des envahissements dévastateurs de la science, qu’on parle de la marée montante des déchets et autres menaces écologiques, ou d’autres choses encore, eh bien, la destruction obsède le siècle né dans les tranchées de la Grande Guerre. Produire de la destruction : quel exploit, quelle performance !

C’est là, à mon sens, qu’il faut entendre ce qu’il en est de la performance, interrogée par le signifiant «éthique ».

L’éthique, d’Aristote à Levinas et Lacan, se réfère à la question du Bien et à ses conditions d’accès. Elle interroge les limites à l’intérieur desquelles peut être jugée bonne une action ainsi que la raison qui préside à ce jugement.

Alors, que veut dire « le Bien » ?

La position de Kant est peut-être celle qui illustre le mieux le statut accordé au Bien : « Est bien ce qui peut l’être pour tous. »

Seulement voilà ! L’universalité du Bien pose problème lorsque cet idéal ne parvient pas à être partagé par tous les membres de la société. L’histoire nous a toujours montré que les membres d’une société – à moins d’en être exclus, et les lieux d’exclusion ne manquent pas, comme l’a montré Foucault – sont forcés d’accepter le Bien, c’est-à-dire de renoncer à la réalisation de leur désir. Forcés par quoi ? Précisément par certains discours et leurs effets : le fascisme, le capitalisme et son corollaire, la société de consommation de biens, le divin Marché comme dit Dany-Robert Dufour.

Actuellement, l’universalité du Bien relève du discours de la science, où le Bien est prouvé scientifiquement grâce au réel que la science pense avoir réussi à objectiver. Cela veut dire que ce qui fait figure de Bien pour les gens de Fukushima, l’est aussi pour ceux de Las Vegas !

Freud nous a enseigné que plus le particulier du désir du sujet est rejeté, plus ce particulier fait retour violemment dans le Réel.

Alors, on peut se poser la question de savoir sur quoi se fonde le particulier du désir humain ?

On peut répondre qu’il se fonde sur ce qui résiste à l’universalisation. Pas tout du Réel parvient à être objectivé. Ce qui y échappe ne peut être abordé que sous sa forme négative, que par le biais de son défaut, c’est-à-dire ce lieu que Freud avait situé comme au- delà du principe de plaisir, et que Lacan a nommé jouissance.

Le lieu de la jouissance concentre le paradoxe sur lequel la subjectivité s’appuie : renoncer à la jouissance pour y avoir accès autrement, par le biais du désir. La jouissance est en quelque sorte le Bien que l’on paie pour réaliser son désir ; et renoncement et réalisation ne se font pas sans heurts pour le sujet. « Tant Bien que Mal » : c’est l’expression populaire qui le dit très bien. Wo Es war, soll Ich werden. C’est là, l’impératif éthique freudien. Un par un, chaque sujet est appelé à répondre de lui-même à cette rencontre : un Je doit advenir à ce lieu pour le sujet. Ce qui ne repose sur aucune politique du Bien. Ce qui fait actuellement office de discours dominant, s’approche de l’interpénétration de deux discours : celui de la science et celui du capitaliste. Et de ce nouveau discours découle une position morale qui prend la figure de ce qu’on appelle depuis toujours la déontologie, c’est-à-dire la doctrine de ce qu’il convient de faire, la doctrine de ce qu’il est convenu de faire. La convenance comme un ordre sans couilles… une loi sans le primat du désir. C’est ce qu’on appelle dans le champ du politique : les comités d’éthique.

De la déontologie, on en a fait à profusion ; on en a fait des codes, des règlements, des chartes, c’est-à-dire tout ce qui se présente sous l’appellation « politiquement correct » et qui nous dit, non pas ce qu’est le Bien, mais qui nous dit ce qu’on doit faire. La déontologie est une morale, non une éthique. La déontologie relève d’une politique du Bien. Or, nous savons bien que l’Homme ne veut pas le Bien. Et que ce Bien qu’il ne veut pas, est le Bien que le discours dominant ravale au rang de besoin… Le divin « Marché de consommation » en est peuplé de ces besoins qu’on ne veut pas. C’est un Bien qui se situe au niveau d’un principe de plaisir qui ignorerait qu’il y a un au-delà à ce principe. Vous voyez le fantasme : poser une loi pour satisfaire le sujet en manque de Bien et ainsi supprimer son stress, le rendre heureux… malgré lui. Cela fait des commandements du type : Sois heureux ! – on en connaît une autre toute aussi « gratinée » : « Aime ton prochain comme toi même »… Il n’y a alors, pour résister à cette injonction, que la parole libre de Bartelby : « Je préférerais ne pas… »

On repère immédiatement ce que la déontologie évacue, à savoir l’ordre du désir, c’est-à-dire ce qui échappe à la demande, ce qui échappe à ce qui se transforme du besoin lorsqu’il s’introduit dans le langage. Vous savez qu’en réduisant le désir au besoin, le discours dominant, malgré les économies qu’il fait – il est beaucoup plus « facile » de gérer le collectif au niveau du besoin, ce qu’a bien compris la bureaucratie –, eh bien ce discours dominant laisse tout le champ libre à la pulsion de mort, c’est-à-dire à ce qui fait retour dans le Réel de ne pas avoir été reconnu au niveau du particulier, de ne pas avoir été reconnu au niveau de la singularité du sujet.

Je voudrais pour continuer et finir, dire deux ou trois choses que je sais d’elle – salut Godard –, elle, la performance. Et puis du jazz, sinon je ne me sentirai pas bien.

La performance dans le domaine de l’art – et là vous pouvez l’entendre comme réellement un substantif – commence au début du siècle dernier avec ce qu’on a appelé le futurisme. Elle relevait davantage du manifeste que de la pratique, de la propagande plus que de la production à proprement parler. Sauf qu’un manifeste n’est pas une charte, n’est pas une déontologie… Son histoire débute le 20 février 1909 à Paris, avec la première publication du premier manifeste futuriste rédigé par un poète italien fortuné de Milan, Filippo Tommaso Marinetti, qui avait choisi le public parisien comme cible de son texte à la « violence incendiaire ». C’était un manifeste contre les valeurs traditionnelles des académies de peinture et de littérature dans cette capitale culturelle mondiale qu’était Paris. Marinetti parlait de « science des solutions imaginaires ». La performance était entendue comme le moyen le plus direct de contraindre un auditoire à prendre bonne note de leurs idées. En clair, « le spectateur devait vivre au centre de l’action peinte ». Ce qui veut dire que la performance était également le moyen le plus sûr de semer le doute chez un public plein de suffisance. Les manifestes qui suivirent précisaient d’ailleurs clairement ces intentions en invitant les peintres à « sortir dans la rue, à monter à l’assaut des salles de théâtre et à faire le coup de poing dans la bataille artistique ». Et c’est ce qu’ils firent conformément à cet esprit. On imagine la réaction violente du public, le chahut qui suivait ces représentations et le lancer de tomates, d’œufs, de patates de la part du public sur les artistes. D’ailleurs, l’un de ces artistes, Carlo Carrà, riposta en déclarant : « Au lieu de patates, jetez une idée, bande d’idiots!»

Cela finissait toujours par des arrestations, des condamnations et des emprisonnements mais, de toute évidence, était assurée une publicité gratuite, c’était l’effet recherché. D’ailleurs, Marinetti rédigea un manifeste consacré au « Plaisir d’être hué » qu’il inséra dans son principal écrit dont le titre était La Guerre, la seule hygiène (1911-1915). L’idée maîtresse qui y était développée, était d’inventer sans cesse de nouveaux éléments d’étonnement pour obliger le public à collaborer et ainsi le libérer de son rôle passif de « voyeur stupide ». Le théâtre de variétés était pour Marinetti, un mélange de cinéma et d’acrobaties, de chanson et de danse, de numéros de clowns et de « toute la gamme de stupidités, des imbécillités, des sottises et des absurdités qui repoussent insensiblement l’intelligence à la limite même de la folie ».

Dans le domaine de la musique se développait en parallèle la musique bruitiste qui avec Balilla Pratella, un italien de Rome, trouvait son idée dans le fait que les sons des machines constituaient une forme musicale viable. Cet art du bruit était présenté dans un manifeste par Russolo de la manière suivante : « Dans l’Antiquité, il n’y avait que le silence, mais avec l’invention de la machine au XIXe siècle, le bruit était né et que le bruit régnait en maître absolu sur la sensibilité des hommes. » L’art des bruits de Russolo cherchait donc à associer le son des tramways, des moteurs à explosion, des trains et des foules hurlantes. On inventa alors des instruments spéciaux qui constituèrent une famille de bruits : l’orchestre futuriste.

Je pourrais continuer en rappelant des anecdotes et des faits performants, mais je préfère vous conseiller de lire vous-mêmes ces manifestes…ils sont fort intéressants.

Pour en revenir à l’éthique de la performance, je voulais dire que la performance, dès son apparition dans le champ de l’artistique, est devenu dans les années 1970 « l’art des idées ». C’est même à partir de 1968 que l’art des idées vint en réponse au climat d’exaspération et de fureur contre les valeurs et les structures dominantes. L’art des idées était la mise en question des présupposés convenus de l’art par l’institution artistique et cherchait à redéfinir à la fois son sens et sa fonction. Ce fut une époque où chaque artiste réévalua ses propres motivations de création artistique, et où chaque action devait être envisagée comme un élément participant à un réexamen général des processus artistiques, et non, paradoxalement, comme un appel à l’approbation du grand public.

Dans ce contexte esthétique, l’objet d’art en vint à être considéré comme entièrement superflu et l’ « art conceptuel » fut formulé comme « un art dont le matériau est le concept ». Ce dédain pour l’objet d’art était lié à l’opinion que celui-ci n’était qu’une simple monnaie d’échange dans le marché de l’art : si la fonction de l’objet d’art devait être économique, alors une œuvre conceptuelle ne pourrait en aucun cas avoir un tel usage. Dans ce contexte, la performance devint le prolongement de cette idée : bien que visible, elle était intangible, ne laissait aucune trace et ne pouvait être ni achetée ni vendue. On considérait alors que la performance limitait la distance entre le performer et le spectateur puisque le public et l’artiste de performance vivaient l’œuvre simultanément. C’est à partir de là aussi, que la performance refléta le rejet propre à l’art conceptuel des matériaux traditionnels (toile, pinceau ou ciseau de sculpteur), et les artistes de performance adoptèrent leur propre corps comme matériau artistique, tout comme Yves Klein et Piero Manzoni quelques années plus tôt. Puisque l’art conceptuel impliquait l’expérience du temps, de l’espace et du matériau plutôt que leur représentation sous la forme d’objets, le corps devenait le vecteur d’expression le plus direct. La performance était donc un moyen idéal de matérialiser les concepts artistiques et constituait à ce titre une pratique conforme à nombre de ces théories. Au final, il revenait au spectateur de se faire une idée de l’idée artistique présentée comme l’expérience particulière exhibée par l’artiste de performance.

En même temps que Freud invente la psychanalyse, il y a ce qu’on appelle le jazz. Et dans le jazz, il est question d’improvisation, non de performance.

Improviser, c’est rendre audible la « réalité authentique ». L’improvisation est le cœur de l’audible, le cœur de ce qui se donne à entendre dans le jazz. Improviser, c’est à la fois, faire entendre et viser le réel ; ces deux fonctions se condensent en un art qui donne à entendre le réel.

L’improvisation ne vise ni le symbolique ni l’imaginaire, mais le Réel. Elle vise ce lieu où ça échappe au sujet, et où il est conduit à mettre en acte sa subjectivité. L’improvisation, par le trajet discursif qu’elle fait faire – l’improvisation est un discours – met en place les conditions favorables afin que se produise une mobilité subjective pour l’improvisateur – et pour celui qui entend, et que puisse être posés des actes qui ne soient pas que des passages à l’acte ou des acting out comme c’est le cas dans certaines performances.

L’improvisation dans le jazz vise le Réel, mais elle l’aborde par le biais de la parole improvisée.

Le jazz est une expérience fondée et centrée sur la parole, mais ce n’est pas suffisant pour pointer la spécificité de sa pratique. Il faut y ajouter ce que son dispositif favorise : l’émergence d’un événement, le « dire ». Le dire comme improvisation, c’est non la performance, mais un événement d’être, un événement de dire – un présent – qui tend vers la perfection. Improviser, ce n’est pas un événement qui survolerait le thème composé par le leader. Ce n’est pas un moment du « connaître ». Ce n’est pas de la philosophie… C’est quelque chose qui est dans le coup ; dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit. Ce n’est pas quelque chose après quoi on court ou quelque chose qui nous détermine. L’improvisation comme parole tient au savoir noué qui s’appelle l’inconscient en tant que pour chacun de nous, ce nœud a des supports bien particuliers.

Dans le jazz, l’improvisation rend le musicien responsable de ce qui lui arrive. C’est ce qui lui permet de se retrouver dans la structure du thème sans lequel aucune improvisation n’est possible. Improviser, c’est la fidélité à un thème ; pour s’y retrouver, ne pas s’y perdre. Et s’y retrouver dans la structure qu’est le thème, c’est lever le voile moïque qui cache la position du sujet, et par conséquent à le rendre responsable de ce qui lui arrive. Le musicien se trouve ainsi être mis en mouvement à l’intérieur de cet espace qu’a fait apparaître la coupure, sans toutefois l’entraîner dans l’errance.

L’improvisation, c’est la liberté subjective qui advient : mobilité du sujet à l’intérieur d’un espace créé par la mise en acte de sa subjectivité et qui est délimité par des lieux inscrivant l’impossible de sa position. Espace créé – que l’on peut sans doute lier à la sublimation – où s’élabore un savoir (non une connaissance) issu du déchiffrage de l’inconscient, soit, pour reprendre l’expression de Lacan, le lieu de « bon heur », le lieu de rendez-vous avec l’objet cause du désir. Perfection au lieu de performance.

L’improvisation est un sale boulot que certains musiciens font ! Mais qui n’est pas amoureux de son inconscient erre. Vous voyez que le Bien, l’éthique – la vie –, c’est le jazz…

Je cite Lacan : « Si l’inconscient est bien un savoir, c’est tout ce que j’ai voulu dire cette année à propos des non-dupes qui errent, ça veut dire que : qui n’est pas amoureux de son inconscient erre. (…) Pour la première fois dans l’histoire, il vous est possible, à vous d’errer, c’est-à-dire de refuser d’aimer votre inconscient, puisqu’enfin vous savez ce que c’est : un savoir emmerdant. Mais (…) c’est peut-être là que nous pouvons parier de retrouver le Réel un peu plus dans la suite, nous apercevoir que l’inconscient est peut-être sans doute dysharmonique, mais que peut-être il nous mène à un peu plus de ce Réel qu’à ce très peu de réalité qui est la nôtre, celle du fantasme, qu’il nous mène au-delà : au pur Réel. »

C’est bien là, le jazz comme voie d’accès à l’impossible signification de la chose.

Improviser, c’est jouer « das Ding », la Chose.

Je vous laisse méditer là-dessus.

*****

De quelques réflexions sur le jazz

« Toute parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole serait un événement, ce qui n’est pas le cas, sans ça on ne parlerait pas de vaines paroles ! Un « dire » est de l’ordre de l’événement. C’est pas un événement survolant, c’est pas un moment du connaître. Pour tout dire, c’est pas de la philosophie. C’est quelque chose qui est dans le coup. Dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit. C’est pas toute sorte de condition, comme ça « locale », de ceci, de cela, de ce après quoi on baille, c’est pas ça qui nous, êtres parlants, nous détermine. Et ceci tient précisément à ce pédicule de savoir, court, certes, mais toujours parfaitement noué, qui s’appelle notre inconscient, en tant que pour chacun de nous ce nœud a des supports bien particuliers. » (J. Lacan, Les non-dupes errent, séminaire du 18/12/73)

Le jazz n’est pas un art qui fait entendre au sens hégélien du terme : l’art fait voir. Ce que l’art en général rend visible chez Hegel, c’est le visible, notre réalité, quand ce qui nous occupe dans le jazz c’est que le réel rendu audible par l’improvisation, est quelque chose de pas audible : l’absence. L’Absence, c’est l’objet de l’improvisation.

L’improvisation vise le réel et, par là, la vérité, qu’il s’agisse de faire voir le réel, de montrer la vérité, c’est cela que réalise et fait réaliser le je(u) du jazz. Une éthique de l’art, en somme. L’improvisation est un sale boulot que certains musiciens font !

Le jazz, de par sa dimension improvisation, propose une éthique du sujet qui repose sur une perte de jouissance et qui est centrée par l’objet cause du désir.

Bref, le dire comme événement est un acte de parole transformant le sujet. Celui-ci n’est plus le même à la suite d’un dire, d’un acte.

Plutôt que dire-le-Bien, qui serait la position du discours du maître, le discours analytique favorise le Bien-dire : autre façon de souligner, en s’appuyant sur le mathème du discours de l’analyste, que le savoir est mis en position de vérité. De quelle vérité ? Non pas celle du Bien mais celle du désir ; vérité, donc condamnée à ne pas pouvoir se dire toute.

L’appui sur le manque dans l’Autre afin que le sujet puisse répondre de lui-même à la question de sa position subjective relève de la dimension éthique de la psychanalyse. Celle-ci a pour figure discursive le « Bien-dire ». Cette expression de Lacan a connu un vif succès chez les Lacaniens, même s’il ne s’y ait référé qu’à une seule occasion. Restituons le contexte dans lequel elle fut introduite.

Lacan rappelle tout d’abord que Freud, au temps de son principe de plaisir, réduisait la position éthique à une recherche du Bien, le Bien étant ce qui abaisse la tension ; ce qui était, finalement, une position éthique près de celle d’Aristote. Nous savons que Freud ne soutiendra pas longtemps cette conception. Les faits cliniques et sociaux (la guerre, entre autres) démentent ce point du vue où il y aurait équilibre et adéquation entre le sujet et l’objet, entre le manque qui le frappe et le Bien qu’il peut trouver pour le combler. Qu’est-ce que Freud découvre avec son « Au-delà du principe de plaisir » sinon que tout ne se symbolise pas, que le refoulement tient toujours certaines représentations à l’écart. Autrement dit, en se faisant représenter par des signifiants, quelque chose se perd et échappe au sujet. Mais en même temps, c’est justement parce qu’il y a un « reste » qui lui échappe qu’il se fait représenter par un signifiant auprès d’un autre signifiant (paradoxe propre de la subjectivité). L’affect rappelle l’existence de ce « reste » hors-signifiant, affectant le corps. Il relève de la structure du langage en tant qu’il se loge au lieu de sa limite. Il est une réponse face à l’impossible-à-dire inhérent à la structure du langage, ce dont témoigne tant l’angoisse.

Que faire face à cet impossible-à-dire ?

Que signifie ce « s’y retrouver dans la structure » (souligné par moi dans la citation) ?

L’offre du psychanalyste de s’y retrouver dans la structure s’effectue par une demande : tout dire.

Une analyse ne commence que lorsque le retour dans le réel de ce qui n’a pas été symbolisé interroge l’analysant, ouvrant ainsi une brèche qui alimente une mise au savoir (aussi minime soit-elle) et met en place le transfert : le savoir qui échappe au sujet (analysant) est situé au lieu de l’Autre (lieu que supporte l’analyste).

De cette ouverture, le dire est attendu au lieu d’achoppement du discours de l’analysant : là où ça m’échappe, là dois-je comme sujet advenir, c’est une question de Bien- dire. La tâche du psychanalyste est alors de soutenir et relancer ce Bien-dire en étant le moins possible agent de résistance au travail de son analysant. Et l’analyste est agent de résistance dès qu’il répond d’une position de maîtrise, de savoir ou du lieu de son symptôme. Bref, dès qu’il quitte le discours analytique qui l’assigne d’occuper une position incarnant ce dont le discours rejette, ce dont le signifiant ne parvient pas à représenter pour l’analysant : l’objet a .

Comme tel :

  • le désir de l’analyste se réduit à son énonciation, d’où l’importance de la scansion ;
  • tout acte analytique implique la destitution du sujet supposé savoir : de sa position, tout en supportant la consistance que lui suppose son analysant, l’analyste répond, silencieusement le plus souvent, par son inconsistance.

En tenant le plus possible la place auquel son discours le convie, l’analyste offre les conditions favorables afin que le déploiement de la parole de son analysant – donc orienté par le Bien-dire – le conduise vers la mise en acte de sa subjectivité. Il ne s’agit plus que de repérer les signifiants auxquels le sujet s’identifie, mais aussi – et c’est ici que la dimension thérapeutique d’une analyse est reléguée au second plan derrière sa dimension éthique – d’interroger (subjectiver) le rapport qu’entretient le sujet avec ce qui n’est pas représenté par ces signifiants : l’objet a, objet cause du désir.

La question est maintenant de savoir comment une opération discursive comme celle de l’association libre produit, lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre du discours analytique, une mobilisation subjective. Ou, pour reprendre la question mentionnée plus haut, comment elle permet au sujet de « s’y retrouver dans la structure » ?

Suivez-nous sur les réseaux sociaux