Séminaire de Lacan « L’éthique de la psychanalyse » – Commentaire de la leçon du 16 décembre 1959

Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse.

Leçon n°5 du 16 décembre 1959

La Chose, une perte qui devient l’objet d’une recherche

[71] L’expérience freudienne est une révolution de pensée pour le domaine de l’éthique. Introduite déjà en 1895 dans un brouillon adressé à son ami Wilhelm Fliess et que Freud a toujours refusé de publier (« l’Esquisse d’une psychopathologie »), la Chose, das Ding, remplit la fonction de pivot dans ce renversement des fondements de la loi morale. Et c’est dans le texte « die Verneinung » (La dénégation) publié en 1925 que cette révolution est due au décentrement imposé par le principe du plaisir, un décentrement de la Chose au profit du moi : « Nun handelt es sich nicht mehr darum, ob etwas Wahrgenommenes (ein Ding) ins Ich aufgenommen werden soll oder nicht, sondern ob etwas im Ich als Vorstellung Vorhandenes auch in der Wahrnehmung (Réalität) wiedergefunden werden kann1» (Maintenant, il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être admis ou pas dans le moi, mais si quelque chose de présent dans le moi en tant que représentation peut être retrouvé dans une perception).

Donc objet d’une re-cherche mais pas en tant qu’objet à réintégrer parce que la première Chose n’a jamais été à l’intérieur : « cet objet n’a en somme jamais été perdu2 » et qu’elle ne sera jamais un objet saisissable par le langage. Pour Lacan, elle deviendra le phallus, le signifiant du manque : « J’ai dit chose, je n’ai pas dit objet, pour autant qu’il s’agit de quelque chose de réel, de non encore symbolisé, mais qui est en quelque sorte, en puissance de l’être. C’est, pour tout dire, ce que nous pouvons appeler, au sens diffus, un signifiant3 ». C’est dans la présentation du second principe au chapitre « Das Erkennen und das reproduzierte Denken » (le reconnaître et le penser reproduisant) de l’Esquisse qu’apparaît le processus de pensée qui cherche dans la perception un objet correspondant à une représentation mémorisée. Pour cela il lui faut distinguer les invariants (sur lesquels se fondera le jugement de reconnaissance) des autres éléments de la perception qui varient en fonction des circonstances (par exemple d’une part l’image du sein, le contact buccal, le goût du lait et la sensation de plaisir qui sont perçus lors de chaque tétée par le nourrisson, et d’autre part les lieux, gestes et paroles afférents qui peuvent varier).

« Par la suite la langue instituera le terme de jugement pour désigner cette décomposition et trouvera la ressemblance qui se pose en effet entre le noyau du Ich et l’élément de perception constant [d’une part, et] entre les investissements changeants dans le pallium et l’élément inconstant [d’autre part] ; elle nommera le [premier] la Chose et [le second] son activité ou sa propriété, bref son prédicat4».

Parmi les fractions variables, certaines pourront évoquer des éléments mémorisés au sein d’un autre ensemble, par exemple les mouvements d’une main que le nourrisson peut comparer à la vue de ses propres mains et les interpréter par analogie ; par contre les éléments invariants et qui ne peuvent être par analogie resteront d’une certaine façon étrangers, irréductibles et formeront la Chose, une sorte de précurseur de l’objet.

Freud confirme plus loin : « par ce moyen, les complexes de perception se séparent en une partie constante, incomprise, la Chose, et en une partie changeante, compréhensible, la propriété ou mouvement de la Chose 5. »

Lacan dira de cette partie constante et incomprise : « Vous ne serez pas étonnés que je vous dise qu’au niveau des Vorstellungen, la Chose non pas n’est rien, mais littéralement n’est pas- elle se distingue comme absente, étrangère6. »

C’est donc le principe de plaisir qui, gouvernant le retour à l’état antérieur, en vient à faire rechercher sous la forme d’un objet ce qui n’était pas encore un objet, créant ainsi le concept d’objet. Mais la tendance à revenir à l’état antérieur n’est pas une route ou un cap à suivre, il s’agit tout au plus d’une dérive le long d’une « isostime » dira Lacan plus tard (une trajectoire à stimulus constant) : « Le principe du plaisir ne guide assurément vers rien, et moins que tout vers la ressaisie d’un objet quelconque7».

Primitivement, avant que le sous-système psychique Ψ apparaisse, une réaction motrice simple et directe (nommons-la action réflexe) était le mode de régulation du niveau de tension, du maintien de l’homéostase nécessaire au corps : c’est la fonction du sous- système φ, le lieu du principe de plaisir. Il s’agit d’une simple boucle d’asservissement de retour à l’équilibre antérieur, qui fonctionne à condition que capteurs et effecteurs (ici les muscles) soient opérationnels dès la naissance, ce qui n’est plus le cas pour l’espèce humaine. L’immaturité motrice néonatale est le prix payé pour l’accroissement prodigieux de l’encéphale doit être compensée par les possibilités nouvelles dues à l’augmentation de la capacité de traitement du système nerveux : faute de pouvoir agir, il va falloir penser, et c’est la fonction du système ψ, le lieu du principe de réalité, le lieu du processus de pensée décrit par Freud dans l’Esquisse, et donc le lieu des représentations qui permettent ce pas supplémentaire vers l’abstraction.

Abstraction indispensable pour chercher et trouver une réponse spécifique, c’est-à dire mieux adaptée (y compris aux capacités motrices du moment) que le déclenchement de l’action réflexe assurée par le système φ. Mais le pouvoir de re-présentation repose sur la mémorisation ce qui ouvre la possibilité de réactiver une perception enregistrée qui peut alors être confondue avec une perception actuelle, nommons cela hallucination. Par exemple pour l’homéostase du corps, Lacan dit : « L’équilibre des humeurs intervient, mais comme ordre de stimulation venant de l’intérieur 8[du système nerveux]. » Ainsi, les nouvelles capacités du système nerveux et l’isolement décrit par Freud de ce dernier, par une homéostase distincte de l’homéostase générale, ont changé la donne : coupé de la réalité, il pourrait privilégier sa propre homéostase au détriment de celle de l’organisme (par exemple en hallucinant l’équilibre au lieu de le rétablir), ce qui serait fatal aux deux. Il lui faut donc distinguer réalité et hallucination.  « C’est bien ainsi que s’exprime Freud – il y a des stimulations qui viennent de l’intérieur du système nerveux – et qu’il compare aux stimulations extérieures9. » D’où la nécessité d’un troisième sous-système psychique dans la construction freudienne, le système ω fournisseur d’indices de réalité (Qualitätszeichen) permettant au système ψ de distinguer (dans certaines circonstances seulement !) une « vraie » perception venant de l’appareil sensitif (organes sensoriels et capteurs internes de paramètres biologiques) d’une perception venant de l’intérieur du système nerveux (perception que l’on peut dire hallucinée car fondée sur des éléments mémorisés). Il incombe alors au système ψ de juger s’il laisse le processus primaire aboutir à la décharge motrice réflexe ou si, au nom du principe de réalité, il fait l’économie d’une décharge inutile ou déplaisante. Mais en cas d’inhibition de la décharge motrice inefficace, une action motrice spécifique doit nécessairement être élaborée ; c’est le processus de pensée décrit par Freud dans l’Esquisse.

L’Esquisse est donc à comprendre comme « la théorie d’un appareil neuronique par rapport auquel l’organisme reste extérieur10 », un appareil neuronique pour lequel l’intérieur et l’extérieur de l’organisme constituent une seule et même face, qui a donc la structure topologique d’une bande de Moebius. Lacan l’avait déjà suggéré dans une leçon précédente : « Il est évident pour nous que cet appareil est essentiellement une topologie de la subjectivité – de la subjectivité pour autant qu’elle s’édifie et se construit à la surface d’un organisme11. »

Il confirmera plus tard : « Le Real-Ich [le Ich de l’Esquisse] est conçu comme supporté, non par l’organisme entier, mais par le système nerveux [en tant qu’il fonctionne comme un système destiné à assurer une certaine homéostase des tensions internes]…Je souligne les caractères de surface de ce champ [le champ freudien] en le traitant topologiquement et en tentant de vous montrer comment le prendre sous la forme d’une surface répond à tous les besoins de son maniement12. »

Parenthèse : La douleur serait-elle l’impossibilité d’une décharge motrice efficace ?

L’effraction sensorielle (lorsque, comme dit Freud, la voie de conduction est trop étroite pour canaliser toute l’énergie et que cette dernière déborde et diffuse dans d’autres voies nerveuses) transforme l’excès de quantité d’énergie en excès de complexité : trop de circuits sont activés et aucune réponse motrice appropriée ne peut s’en dégager ; c’est l’état douloureux qui ne doit pas « être pris purement et simplement dans le registre des réactions sensorielles13 ».

Autrement dit, la douleur n’est pas une sensation qui cause une paralysie mais elle est au contraire la perception de l’impossibilité, du manque de réponse motrice capable d’abaisser la tension. La proximité dans l’axe spinal, signalée par Lacan, des relais des nerfs moteurs et de ceux des nerfs sensitifs de la douleur permet cette hypothèse : « Peut-être nous devons concevoir la douleur comme quelque chose qui dans l’ordre d’existence, est peut-être comme un champ qui s’ouvre, précisément, à la limite où il n’y a pas la possibilité pour l’être de se mouvoir. »

N’a-t-on pas observé en rhumatologie par exemple, un changement radical dans les prescriptions concernant certaines affections ? Là où étaient prônés le repos et l’immobilité sont désormais recommandés une mobilisation des articulations, dans la limite de la douleur tolérée par le malade.

Suivons encore Lacan avant de refermer cette parenthèse : en architecture, le style flamboyant de l’ère baroque ne serait-il pas une marque de la tendance de cette époque vers le plaisir et de la volonté de s’extraire d’une certaine rigidité ? Alors, que penser de cette famille des maladies cancéreuses caractérisées par la prolifération anarchique de cellules dites indifférenciées, qui ne se satisfont pas d’un cadre organique ni d’une régulation supra- organique ? Ces maladies dont la science ne peut trouver ni cause ni remède, auxquelles sont couramment associés des vocables tels que multiplication, désordonné, essaimage, flambée, anarchique, poussée, explosion, bourgeonnement, chou-fleur, etc. ? Quel indicible ces corps malades de notre époque expriment-ils ainsi ?

Les Vorstellungen (représentations) gravitent entre perception et conscience

Etymologiquement, elles sont ce qui est « placé devant », ce qui donne une apparence à une chose sans être la chose, une enveloppe, une coquille vide ou encore une poignée de valise. Comment pourrait-il en être autrement si elles sont l’effet des perceptions sensorielles ? Elles logent dans les couches de mémorisation (Er-Innerung) dessinées par Freud dans la Traumdeutung, séparées des perceptions en amont et de la conscience en aval, et manipulées par les processus inconscients de pensée (rappelons-le, la pensée est inconsciente !) selon les lois de la condensation (la métaphore) et du déplacement (la métonymie). C’est là que s’insère ce qui fonctionne selon la loi du principe du plaisir et que se trouve donc structurée cette trame opératoire dont le substrat est régi par les lois bio- électriques du système neuronal et qui sera nommée structure du signifiant.

Les Wortvorstellungen (représentations de mots), un pas vers le signifiant

« Les Wortvorstellungen [des mots dans le préconscient] instaurent un discours qui s’articule sur les processus de la pensée14 ».

Issues d’une catégorie particulière de Sachvorstellungen (représentations de choses), celles dérivées des perceptions auditives, elles ont sur les autres l’immense avantage de pouvoir être à la fois hallucinées et projetées, hallucinées par le système nerveux et projetées dans le réel par le corps via la phonation (le cri du nourrisson est son premier mot, la première action spécifique efficace qu’il effectue ; pendant les premiers mois, le cri sera la forme rudimentaire sous laquelle se manifeste la nécessité vitale du langage pour les humains). Tel un harpon lancé à l’aveugle, ce premier cri ramène dans son mouvement de retour la sollicitude du Nebenmensch (l’être-humain-proche, en général la mère dans cette situation), avec son « Che vuoi ? Que veux-tu ? » et son aide spécifique, ce qui a pour « effet de porter par sa réponse le cri de l’enfant à la puissance de la demande15 ».

La conscientisation nécessite une liaison entre Wortvorstellung (représentation de mot préconsciente, WV) et Sachvorstellung (représentation de chose inconsciente, SV). Marcel Ritter écrit : « Ainsi la représentation consciente (die bewusste Vorstellung, V) comprend la représentation de chose (die Sachvorstellung) plus la représentation du mot afférent « plus der zugehörigen Wortvorstellung), ce que l’on pourrait écrire : V(cs) = SV[ics] + WV[pcs]. Quant à la représentation inconsciente, elle est la représentation de chose seule, ce qu’on pourrait écrire V(ics)= SV16». Cette liaison est établie au lieu du préconscient où se constitue un discours dominé par les affects des représentations de choses, discours singulier articulé en une chaîne signifiante inconsciente et définitivement résistante au déchiffrage linguistique (Lacan parlera vers la fin de son enseignement de l’inconscient réel). Ce qui parvient à la conscience est la perception d’une chaîne de mots (WV) mais le plus souvent avec une signification fallacieuse qui n’a aucun rapport avec le sens réel qui a présidé à leur enchaînement ; cette signification fallacieuse est celle déjà dénoncée par des philosophes avant Lacan, celle qui prétend découler d’un raisonnement antérieur à la motion issue d’un moi tout aussi illusoire, alors qu’elle n’est qu’une justification a posteriori, souvent bancale, d’une inclination dont les ressorts restent cachés, inconscients : « Ce bavardage par lequel nous nous articulons en nous-mêmes, nous nous justifions, nous rationalisons pour nous-mêmes dans telle ou telle circonstance, le cheminement de notre désir17. »

Freud ne s’intéresse pas au fonctionnement de ce système producteur de discours peut-être parce qu’il est trop dépendant de l’histoire d’un sujet en particulier, mais il cherche dans les rêves les invariants et la structure qui en révèlent « les lois les plus fondamentales du fonctionnement de la chaîne signifiante18 ». Par ailleurs, le graphe de Lacan, le duplex du langage qui sépare les niveaux de l’énoncé et de l’énonciation, distinguant ainsi la fonction du discours (l’articulation effective d’un discours) et la fonction de la parole, permet de voir que la dénégation (Verneinung) est l’affleurement dans le discours d’un refoulement (Verdrängung) sous-jacent, inconscient.

L’exemple de l’ambigüité ou de la redondance du « ne discordanciel » dans certaines formes négatives telles que « je ne dis pas que… » ou « Non, je ne te hais point » ou encore « je crains qu’il ne vienne » trahit une discordance entre les deux lignes interprétatives (énonciation et énoncé) d’un même texte et par là, la division en sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé. C’est que le langage ne peut saisir la négation pure de la logique formelle car il y a une contradiction irréductible entre le fait de nommer la chose (c’est-à dire la faire venir à l’existence) pour dire qu’elle n’existe pas. Ces formes de négations ambiguës se caractérisent par la présence de deux éléments négateurs apparemment redondants. Les grammairiens Jacques Damourette et Edouard Pichon écrivent : « Les phénomènes exprimés par les verbes ne seront niés – autant du moins que la langue française est capable de les nier – que par la convergence de la notion de discordance [portée par le « ne », placé en général dans une proposition subordonnée] et celle de forclusion 19 [portée par les vocables tels que rien, jamais ou pas]. » Ils concluent « que la notion de négation est en réalité absente de la pensée-langage du français […] »

Marcel Ritter détaille les usages que fait Freud des différents termes concernant la représentation et corrige au passage une erreur de traduction de Lacan20. La Vorstellungsrepräsentanz (VR, le représentant de la représentance, qui deviendra le signifiant chez Lacan) c’est une représentation comprenant elle-même une représentation et une énergie psychique (Affektbetrag), à savoir un couple séparable, ce qui permet un destin de refoulement différent pour chaque partie. Les grammairiens déjà cités par Lacan avaient souligné que la Vorstellung est quelque chose d’essentiellement décomposé :

« Le caractère affectif est ce qui unit le langage au cri inarticulé, mais c’est le caractère représentatif qui l’en distingue. Car il n’y a pleinement langage lorsque les sons émis par le locuteur sont interprétés par l’allocutaire comme représentant la réaction du locuteur à un fait21. »

Les niveaux de la topique freudienne hébergent chacun un type de représentants liés horizontalement (à l’intérieur de leur couche) mais aussi verticalement, dans la traversée allant de l’inconscient vers le conscient. D’où il vient que la forme consciente qui est venue à la surface révèle quelque chose du fond inconscient. Dans chacune de ces couches, le bannissement de l’un de ses ressortissants (sa négation, ou sa néantisation) prend une forme spécifique :

  • L’évitement (Vermeidung) pour les SV dans l’inconscient, prélude à la forclusion (Verwerfung) par l’impossibilité de construire un signifiant sur cette base fuyante ;
  • La dénégation (Verneinung) pour les WV (mots) du préconscient ;
  • Le refoulement dans l’inconscient (Verdrängung) pour les VR (signifiants) du conscient.

Une autre façon d’approcher cette dualité du signifiant est encore proposée en 1964 par Lacan : « Il y a donc […] affaire de vie et de mort entre le signifiant unaire, et le sujet en tant que signifiant binaire, cause de sa disparition. Le Vorstellungsrepräsentanz, c’est le signifiant binaire. Ce signifiant vient à constituer le point central de l’Urverdrängung [… le refoulement premier], le point d’attrait, par où seront possibles tous les autres refoulements […] au lieu de l’Unterdrückt, de ce qui est passé en dessous [de la barre de la signification] comme signifiant22. »

L’Autre de l’Autre, un lieu sans réel

La place, le lieu du trésor des signifiants, est ce qui réunit et contient les signifiants en vrac, maintenus à distance les uns des autres pour que certains puissent être élus puis articulés entre eux pour former une chaîne signifiante (à propos de cette synchronie primitive des signifiants, Lacan s’interroge sur le nombre minimal de signifiants nécessaires pour faire système et suggère qu’il en faut au moins quatre). Mais n’accèdent à ce lieu que des VR fondés sur des SV, c’est-à dire ancrés dans le réel par une interaction avec le corps sensitif, à la manière d’un point de capiton. Sans interaction, pas de symbolisation possible à cet « endroit » du réel et pas de signifiant y correspondant ; la place vide – le trou – contraindra le sujet à un effort permanent de significantisation compensatoire à cet endroit du grand Autre. Une éventuelle décompensation rendra apparente la psychose latente passée inaperçue jusque-là. L’en-dehors de cette place où reste le terme refusé est la place de l’Autre de l’Autre, mais elle n’a aucune correspondance dans le réel. C’est avec la représentation topologique, par l’opposition du lieu du trésor (l’Autre) à ce qui n’est pas ce lieu (l’Autre de l’Autre qu’on ne peut trouver nulle part dans le réel) que peut s’approcher le rapport au réel et la signification du principe de réalité.

Le principe de réalité, agent de la loi externe

Quand le processus primaire est dévié de son cours normal sous l’effet du principe de réalité, c’est que ce dernier, tout en restant au service du principe du plaisir, fait droit à une loi encore plus forte que celle de l’homéostase vitale ; une loi externe que l’organisme a appris à connaître et à respecter. Lacan nous rappelle qu’une grande partie des forces du principe de réalité résident dans le surmoi (ÜberIch), et que le fondement de cette instance dite morale est la loi primordiale de l’inceste.

L’interdiction de l’inceste

Des auteurs comme Diderot ou Rousseau avaient montré le désir d’inceste comme le désir le plus essentiel et le plus fondamental ; c’est que la mère a occupé la première la place de das Ding (la Chose) ! Même si la loi fondamentale que prend à son compte l’ÜberIch (le surmoi) se formule comme l’interdiction de l’inceste, ce n’est en réalité pas l’interdiction de coucher avec un des parents qu’elle énonce, c’est l’impossibilité pour le garçon comme pour la fille de retrouver l’état premier d’indifférenciation avec la mère, c’est l’impossibilité de comprendre par analogie (comme pour le mouvement des mains) cette partie définitivement étrangère de la perception appelée das Ding, la Chose ou… objet. La renonciation à la fusion avec la mère est à l’origine une condition d’entrée dans le langage, le prix de la subjectivation (la bourse ou la vie !), mais l’interdiction du retour est ensuite prise en charge inconsciemment par le sujet lui-même car elle est devenue pour lui, depuis son avènement, la condition de son existence. « C’est dans la mesure même où la fonction du principe de plaisir est de faire que l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver, mais ce qu’il ne saurait atteindre, c’est là que gît l’essentiel, ce ressort, ce rapport qui s’appelle la loi de l’interdiction de l’inceste. C’est pour autant que le désir pour la mère […] ne saurait être satisfait, parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la demande qui est justement celui qui structure le plus profondément […] l’inconscient de l’homme23. ». La proposition lacanienne vaut autant pour le garçon que pour la fille, la castration consécutive à l’externalisation définitive d’une Chose aussi précieuse que la mère n’est pas une question de mutilation sexuelle mais de langage et de subjectivation. La conformation mâle ou femelle du corps, hôte du futur sujet, ne joue qu’au second ordre, comme une coloration plus ou moins phallique du sujet issu de cette castration originelle, coloration que la logique du signifiant a réduite à deux couleurs opposées l’une à l’autre : masculine ou féminine. Elles correspondent en fait à tout phallique (une des couleurs du spectre) et pas-tout phallique ( toutes les autres couleurs du spectre, d’où le fameux « La femme n’existe pas »).

Voyons alors que Claude Lévi-Strauss explique l’interdit père-fille par l’obligation de pactes et d’échanges avec les autres familles, clans, tribus ou sociétés (plus tard Lacan verra dans cette pratique une transaction dans laquelle la femme est le support d’une valeur d’échange qui est la jouissance masculine, phallique donc) et qu’il n’explique pas pourquoi le fils ne couche pas avec la mère (les risques de la consanguinité ne semblent pas suffisants pour justifier l’interdiction de l’endogamie).

Le Décalogue, un exposé des effets aliénants du langage ?

Les lois du Décalogue ayant forme d’une liste d’interdits semblent à première vue réglementer la vie sociale, mais force est de constater qu’elles sont violées en permanence par chacun. Ne seraient-elles pas au contraire un exposé des inévitables « effets collatéraux » du langage dans les relations intersubjectives ? Un exposé ayant valeur d’avertissement sur le tribu exigé par le langage de la communauté humaine qu’il a formée ? Lacan parle du « caractère d’immanence préconsciente des dix commandements » ; il ne s’agit pas de lois choisies par les humains, mais de commandements dictés par la nature du langage lui-même :

« Ces dix commandements, tout négatifs qu’ils apparaissent… ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu’ils explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole – je n’ai pas dit de discours – possible24. »… « L’interdiction de l’inceste n’est pas autre chose que la condition pour que subsiste la parole25». Lacan termine la leçon en renouvelant son avertissement à l’encontre du monde scientifique de la physique moderne : « A la place de l’objet impossible à retrouver au niveau du principe du plaisir, il est arrivé [à la fin du XVIIIe siècle] quelque chose qui … se présente sous une forme complètement fermée, aveugle, énigmatique – le monde de la physique moderne26. »

Comment ne pas faire lien avec un des destins de la pulsion lors de la traversée du complexe d’Œdipe, celui de la sublimation scientifique ?

1. S. Freud, Gesammelte Werke, Die Verneinung, Frankfurt am Main, Fischer, 1999, Bd XIV, s. 13.

2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 72.

 3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 408.

4 S. Freud, Esquisse d’une psychologie (Traduction Susanne Hommel +..) Paris, érès, 2011, p. 79.

5 Ibid., p. 79.

6 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 78.

7 J. Lacan, Le Séminaire, La logique du fantasme, Leçon du 1er mars 1967, Inédit.

 8 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 73.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 59.

11 Ibid., p. 51.

 12 J. Lacan, Le Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 185.

13 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 74.

14 Ibid., p. 76.

15 J.-P. Dreyfus, J.-M. Jadin, M. Ritter, L’inconscient, qu’est ce que c’est ?,tome 1, Paris, érès, 2106, p. 269.

16 Ibid., p. 268.

17 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 76.

18.Ibid., p. 77.

19 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, t1, p. 129.

 20 JP Dreyfus, JM Jadin, M. Ritter, L’inconscient, qu’est-ce que c’est ?, op. cit., p. 258.

21 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, t1, p. 77.

 22 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 243.

23.C’est bien ce renversement du fondement de la loi morale que Freud nous montre en exhibant le principe du plaisir, signifiant par-là « qu’il n’y a pas de Souverain Bien – que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien ».

24 Ibid. p. 84.

Une lecture de Lacan : Der Entwurf de Freud

Intervention de Marc Lévy dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VII (1959-1960).

« Entre peau et chair », cette expression revient à plusieurs reprises dans ce séminaire de Lacan qui traite de L’Entwurf de Freud. Est-ce là allusif, humoristique ? Nous sommes en décembre 1959. Comme souvent après un séminaire, Lacan reprend la problématique sous un autre angle. Le désir et son interprétation complétait le graphe du désir, nous laissant avec une ligne des signifiants conscients et une ligne des signifiants inconscients. Le désir et le phantasme étant présentés comme l’ultime accès conscient en chemin vers les signifiants inconscients. Le nouvel angle pour 1959-1960 passera par « L’esquisse d’une psychologie scientifique », titre non pas de Freud mais de ses éditeurs, mais laissons cette dimension historique de côté. Que cherche Lacan ? Ni plus ni moins que de poser la psychanalyse au regard non pas d’une morale, mais de l’éthique.

Nous voilà donc face à une étude de ce texte freudien. Je résume : Freud, en cette fin de XIXe siècle (1895), s’appuie sur une représentation neuro-physiologique du système nerveux pour tenter de fonder son objet d’étude.

  • Un premier système, le système PHY fait de « Bahnungen » – Lacan traduit par« frayages » mais le terme de « voies » serait tout aussi adapté. Système inconscient en relation avec des stimuli externes cherchant à réduire, par satisfaction, la tension, le malaise inhérent aux stimulations externes.
  • Un second système, le système PSY en dérivation du premier, mis en route, activé par le premier et par des stimulations internes, donc intéroceptives ; ce système n’est pas constitué pour réduire à néant l’effet des stimulations extéroceptives comme dans le système PHY, un certain quantum d’énergie relativement bas restant présent (prémisses d’un moi ?).
  • Un troisième système est évoqué pour des motivations logiques, OMÉGA ; il faut que la réalité extérieure soit perceptible, intégrée au système ; cette fonction est attribuée au système OMÉGA.

Reste la question : comment ces systèmes s’articulent ? « Entre peau et chair », dit Lacan.

Un autre paragraphe est à introduire ici pour poursuivre l’Entwurf freudien : Le système PHY est fait de Vorstellungen, représentations, système associé aux Bahnungen : ce référentiel introduit potentiellement le monde de l’imaginaire au sein du système PHY. Plus loin Freud introduira les Wortvorstellungen, représentations de mots. Sommes- nous ici au niveau du préconscient ? Le système PSY, fait pour avoir accès à la conscience, est quant à lui articulé aux Vorstellungsrepräsentanzen, « représentant de représentations », c’est la traduction que je retiendrai dans cette approche. Donc « représentant de représentations », nous sommes ici pour Freud dans un référentiel où l’abstraction se présente au carré. « Entre peau et chair. » C’est lors de la séance du 23 décembre 1959 que Lacan, en tant que lecteur de Freud, introduit, en s’étayant sur le fondateur de la psychanalyse, sa logique : Au cours de cette séance il ne différencie plus stimulations extéro- et intéroceptives, il parlera de Vorstellungen ; de même il nommera « signifiants » les Vorstellungs- repräsentanzen.

Où cela nous mène-t-il ?

Si par un excès de stimulations, de contradictions, une saturation des Vorstellungen advient, le système inconscient ne parvient plus à équilibrer ses réseaux, que se passe-t-il ? En lieu et place d’un bien, le système PHY étant organisé selon le « principe de plaisir », das Gute, das Wohl ; donc si le système PHY est débordé dans sa fonction de maintien au plus bas des tensions, il se produira soit une réaction motrice (réaction qui permet de maintenir le côté inconscient de la réaction), soit une douleur, réaction qui ne relèvera plus du principe de plaisir, mais qui relève du « principe de réalité » qui appartient au système PSY car s’articule à la conscience. C’est ici que « entre peau et chair » trouve sa place. Le système PHY est mu par le principe de plaisir ; il vient, dans la lecture que Lacan nous propose, s’insérer entre deux niveaux du système PSY, « entre peau et chair ». Cette nouvelle articulation n’existe pas dès l’origine mais dynamiquement dans la relation établie entre le nourrisson et son entourage. Donc dans cette nouvelle construction, le principe de plaisir articulé au système PHY s’intègre dans le système PSY et permet au-delà de la réaction douloureuse, par une articulation aux signifiants, Vorstellungsrepräsentanzen, d’élaborer une solution, en tout cas un exutoire à l’engorgement du système PHY. Un dernier chapitre pour signifier la nouveauté théorique introduite en cette séance du séminaire. C’est également ici que – pour la première fois, et sur un mode allusif – Lacan articule des questions qui me mettent au travail depuis longtemps. Les Vorstellungen (les représentations), voire les Wortvorstellungen (les représentations de mots) sont des objets qui sont inconscients. Que se passe-t-il si l’articulation ne se fait pas entre peau et chair ? Donc que se passe-t-il si ces objets, articulés au principe de plaisir, ne parviennent pas à la conscience grâce aux signifiants (Vorstellungsrepräsentanzen) ; restons-nous au niveau du passage à l’acte moteur, au niveau de la douleur ? N’est-ce pas ici tout le champ des plaintes des symptômes, voire des somatisations non articulées au refoulement qui se pose ? Chacun aura su traduire que « entre peau et chair » était une métaphore de Lacan pour paraphraser : entre Wahrnehmungszeichen et Bewußtsein, soit entre perception et conscience.

PS : Dans l’approche que nous avons privilégiée, il manque évidemment toute référence à la Chose, que ce soit das Ding ou die Sache.

Éthique de la performance… De l’improvisation

Je voudrais rappeler que nous sommes là, sous l’appellation d’un énoncé : Ethique de la performance. Il s’agira de ne pas l’oublier. Il y a un signifiant qui me semble fondamental dans cet énoncé : éthique ; pas performance.

On peut se laisser aller à rêver ou même à parler de performance comme on le fait quand il est question d’exploit. Ça finit dans le livre des records et ça finit donc, très vite – heureusement – par s’oublier. Ça veut dire d’emblée que la performance n’est pas un exploit. Escalader la tour Eiffel les yeux bandés, perdre 10 kg en 5 jours pour ressembler à Kate Moss ou mettre en place une politique sécuritaire pour sauver la démocratie ou du moins ce qu’il en reste, ou plus généralement exécuter des actes qui demandent bien sûr de la vaillance, de l’audace – de l’inconscience comme on dit quand on n’a rien compris à l’inconscient – donc commettre des actes qui aboutissent à un résultat bien sûr surprenant et nouveau, eh bien de tels actes ne sont jamais que de l’ordre du record. Pas même de l’héroïsme… on ne décide pas de devenir héroïque… On se découvre héros dans l’après- coup. Jean Moulin n’a pas résisté pour devenir héroïque, ni pour avoir une médaille.

Ces exploits donc – ou ces actes exploités et exploitables plutôt – ne sont au mieux que des performances qui entrent dans la catégorie, mise d’emblée hors jeu par le règlement du concours – par la loi donc – et mise hors jeu par la démocratie, dans la catégorie des articles de célébration et de propagande. Et il me semble important de le dire ! Important parce que cela nous confronte à ce principe de réalité mais qui ne l’est en rien, qui fait marcher tout le monde, à commencer par les politiques devenus gestionnaires ; cela nous confronte à cette science – parce que c’est une science consciente – cette science qu’est la communication, la « com » comme on dit !

À l’heure de la globalisation, à l’heure où nous pouvons « communiquer » avec le monde entier tout en restant assis devant nos écrans de toutes sortes, eh bien à cette heure-là, c’est la différence qui s’amenuise, c’est même la différence qui disparaît. Et plus les moyens de communication se perfectionnent, moins la parole a de portée ! Plus la science se développe, moins il y a de prise de risque (sinon calculée et assurée), moins il y a d’affrontement face à « l’être-pour-la-mort », sinon par le biais d’une identification imaginaire, que ce soit à un Stéphane Hessel ou à un intellectuel engagé… ce qui veut dire que plus le discours scientifique se propage, et plus les lieux potentiellement subjectivants diminuent. C’est déjà ce que disait Lacan à propos du lieu d’appui de la science : la forclusion de la subjectivité et de la vérité comme cause.

Le discours de la science – la performance de la science, disent certains – a des effets véritablement ravageants pour le sujet. Cet avatar du discours scientifique se trouve lié au développement des sociétés industrielles, et particulièrement à l’organisation économique capitaliste en Occident. La situation actuelle est que le discours de la science, qui se spécifie de mettre à l’écart toute question subjective, a envahi l’ensemble des discours sociaux qui règlent le « vivre ensemble » de nos sociétés modernes. Ce n’est pas la science ni les scientifiques qui sont à remettre en cause, mais cette prolifération d’un type de discours qui vise à éliminer la part de subjectivité dans les relations sociales. Il semble que la société organisée par ce discours de la science, que l’on peut résumer des deux adjectifs, capitaliste et marchande, ait gravement déstabilisé les modes de transmission entre humains, que ce soit dans l’ordre de la filiation, de l’éducation, de l’apprentissage, de la culture ou de l’art. Ce déferlement des modes de discours de la science, de sa logique, ce qu’on appelle le scientisme qui n’est pas autre chose que la forme totalitaire du positivisme pragmatique, a des conséquences jusque dans les recoins de la vie intime de chacun. Il touche au statut de la vérité. La vérité n’est pas la mesure ; elle n’est pas l’exactitude, et encore moins la preuve. C’est exactement comme pour l’amour : « prouve-moi que tu m’aimes ! »… C’est déjà foutu : c’est le temps de se barrer, dans tous les sens du terme. L’amour comme la vérité ne se prouvent pas : la vérité, elle se dit, elle se produit de l’énonciation d’une parole. Pour Lacan en tout cas, la psychanalyse consiste en un espace d’air – vous l’écrivez comme vous voulez – face à l’atmosphère irrespirable du discours de la science.

Le discours de la science nous dit que tout est possible… Un fait parmi d’autres sans doute peut être donné en exemple ; un fait de plus en plus facilement saisissable dans notre réalité quotidienne, et qui s’éclaire de tenir compte de cet envahissement du discours de la science : c’est celui qui s’appréhende du côté de ce que l’on appelle « la récupération » ; le fait que « le discours capitaliste est rompu à faire profit de ce qui le subvertit ».

Plus que jamais sans doute le discours capitaliste prend son assise, trouve la stabilité propre à rassurer la petite bourgeoisie planétaire, en se faisant sans sourciller le chantre de l’éthique, de la responsabilité, du désir et de la vérité. Car il existe toujours un idéal à promouvoir, solidement défini dans les termes d’une norme, et ce, comme on le dit, « par- dessus le marché ». Et le signifiant psychanalyse, cela va sans dire, ne saurait en être exclu, c’est-à-dire hors de toute récupération. S’il y a bien une nécessité politique pour la psychanalyse, c’est celle de prendre au sérieux ce qu’indique Lacan quand il nous dit qu’à dénoncer le discours capitaliste on le renforce toujours.

La psychanalyse rappelle que plus le particulier du désir du sujet est rejeté, plus ce particulier du sujet refait retour violemment dans le Réel : que ce soit le réel des guerres ethniques, le réel de la famine, le réel des maladies du corps, le réel de la désubjectivation qui frappe énormément d’individus, le réel de la crise qu’on réduit à sa dimension économique, pourtant souvent bien nantis, bien riches, en matière de Bien !

Sur quoi se fonde le particulier du désir humain ?

Je voudrais revenir sur cet élément commun au discours de la science et au discours capitaliste : communiquer. Que veut dire « communiquer » ? Alors tout le monde est à peu près d’accord sur le fait que communiquer c’est « faire savoir ». Ce qui suppose d’en avoir conscience de ce savoir. Il n’y a pas de communication sans conscience. Soit ! Alors, quand il y a « pas conscience » on est dans quoi ? Peut-être dans quelque chose qui relève de la subjectivité ; dans quelque chose qui relève de la création.

Communiquer, dans le discours capitaliste, ne veut rien dire d’autre que « faire passer un message ». Et pour être tout à fait clair, cela veut dire que dans « communiquer » on n’y entend plus que « niquer » : se faire avoir ! Vous voyez le changement de paradigme : « faire savoir » / « se faire avoir ».

Je commence par une provocation… Mais bon ! Il faut bien commencer par quelque chose.

Mais une fois écarté tout symbole de gloire moderne, négligente et oublieuse, une fois mis hors jeu tout ce qui tendrait à une image exaltée, béate, rêvée – une image publicitaire de ces événements exploits ou événements exploités ? – ces événements de faire et non d’être, il reste quoi ?

Je me suis dit avant de venir ici, que s’il me fallait désigner l’acte ou l’objet de la performance du siècle passé, je me laisserais tenter par dire que cet objet créé ou cette performance révélée, c’est la bombe atomique. Je suis convaincu qu’on touche beaucoup plus à une certaine vérité du siècle passé avec la bombe atomique qu’avec la dernière Bugatti Veyron ou le dernier régime amaigrissant ou le dernier rapport de compétitivité, ne serait-ce qu’en ceci que moins c’est gai, plus c’est vrai.

La bombe est un objet qui malgré tous ses exploits qu’on en a fait, garde un côté « positif », en ceci qu’elle est attachée à des théories et des découvertes renversantes dont le siècle, disons, peut s’enorgueillir.

Mais sans tomber dans le pathétique, on peut suggérer que ce siècle passé, ce siècle de création et d’inventions exceptionnelles, de réalisations et de performances prodigieuses, de multiplication et de sophistication merveilleuses des objets, ce siècle d’intelligence et de grandeur, qui mérite sans aucun doute d’être nommé le siècle du Triomphe et de la Performance, que ce siècle donc aura produit d’abord et surtout du « bousillage ».

Qu’on parle de guerres, de massacres en tous genres, de la multiplication des armes, de la démultiplication de leur puissance, qu’on parle du pillage capitaliste et de la société sécuritaire qui va avec, qu’on parle du désastre communiste, de désertification, de misère, de famines, d’épidémies, qu’on parle des envahissements dévastateurs de la science, qu’on parle de la marée montante des déchets et autres menaces écologiques, ou d’autres choses encore, eh bien, la destruction obsède le siècle né dans les tranchées de la Grande Guerre. Produire de la destruction : quel exploit, quelle performance !

C’est là, à mon sens, qu’il faut entendre ce qu’il en est de la performance, interrogée par le signifiant «éthique ».

L’éthique, d’Aristote à Levinas et Lacan, se réfère à la question du Bien et à ses conditions d’accès. Elle interroge les limites à l’intérieur desquelles peut être jugée bonne une action ainsi que la raison qui préside à ce jugement.

Alors, que veut dire « le Bien » ?

La position de Kant est peut-être celle qui illustre le mieux le statut accordé au Bien : « Est bien ce qui peut l’être pour tous. »

Seulement voilà ! L’universalité du Bien pose problème lorsque cet idéal ne parvient pas à être partagé par tous les membres de la société. L’histoire nous a toujours montré que les membres d’une société – à moins d’en être exclus, et les lieux d’exclusion ne manquent pas, comme l’a montré Foucault – sont forcés d’accepter le Bien, c’est-à-dire de renoncer à la réalisation de leur désir. Forcés par quoi ? Précisément par certains discours et leurs effets : le fascisme, le capitalisme et son corollaire, la société de consommation de biens, le divin Marché comme dit Dany-Robert Dufour.

Actuellement, l’universalité du Bien relève du discours de la science, où le Bien est prouvé scientifiquement grâce au réel que la science pense avoir réussi à objectiver. Cela veut dire que ce qui fait figure de Bien pour les gens de Fukushima, l’est aussi pour ceux de Las Vegas !

Freud nous a enseigné que plus le particulier du désir du sujet est rejeté, plus ce particulier fait retour violemment dans le Réel.

Alors, on peut se poser la question de savoir sur quoi se fonde le particulier du désir humain ?

On peut répondre qu’il se fonde sur ce qui résiste à l’universalisation. Pas tout du Réel parvient à être objectivé. Ce qui y échappe ne peut être abordé que sous sa forme négative, que par le biais de son défaut, c’est-à-dire ce lieu que Freud avait situé comme au- delà du principe de plaisir, et que Lacan a nommé jouissance.

Le lieu de la jouissance concentre le paradoxe sur lequel la subjectivité s’appuie : renoncer à la jouissance pour y avoir accès autrement, par le biais du désir. La jouissance est en quelque sorte le Bien que l’on paie pour réaliser son désir ; et renoncement et réalisation ne se font pas sans heurts pour le sujet. « Tant Bien que Mal » : c’est l’expression populaire qui le dit très bien. Wo Es war, soll Ich werden. C’est là, l’impératif éthique freudien. Un par un, chaque sujet est appelé à répondre de lui-même à cette rencontre : un Je doit advenir à ce lieu pour le sujet. Ce qui ne repose sur aucune politique du Bien. Ce qui fait actuellement office de discours dominant, s’approche de l’interpénétration de deux discours : celui de la science et celui du capitaliste. Et de ce nouveau discours découle une position morale qui prend la figure de ce qu’on appelle depuis toujours la déontologie, c’est-à-dire la doctrine de ce qu’il convient de faire, la doctrine de ce qu’il est convenu de faire. La convenance comme un ordre sans couilles… une loi sans le primat du désir. C’est ce qu’on appelle dans le champ du politique : les comités d’éthique.

De la déontologie, on en a fait à profusion ; on en a fait des codes, des règlements, des chartes, c’est-à-dire tout ce qui se présente sous l’appellation « politiquement correct » et qui nous dit, non pas ce qu’est le Bien, mais qui nous dit ce qu’on doit faire. La déontologie est une morale, non une éthique. La déontologie relève d’une politique du Bien. Or, nous savons bien que l’Homme ne veut pas le Bien. Et que ce Bien qu’il ne veut pas, est le Bien que le discours dominant ravale au rang de besoin… Le divin « Marché de consommation » en est peuplé de ces besoins qu’on ne veut pas. C’est un Bien qui se situe au niveau d’un principe de plaisir qui ignorerait qu’il y a un au-delà à ce principe. Vous voyez le fantasme : poser une loi pour satisfaire le sujet en manque de Bien et ainsi supprimer son stress, le rendre heureux… malgré lui. Cela fait des commandements du type : Sois heureux ! – on en connaît une autre toute aussi « gratinée » : « Aime ton prochain comme toi même »… Il n’y a alors, pour résister à cette injonction, que la parole libre de Bartelby : « Je préférerais ne pas… »

On repère immédiatement ce que la déontologie évacue, à savoir l’ordre du désir, c’est-à-dire ce qui échappe à la demande, ce qui échappe à ce qui se transforme du besoin lorsqu’il s’introduit dans le langage. Vous savez qu’en réduisant le désir au besoin, le discours dominant, malgré les économies qu’il fait – il est beaucoup plus « facile » de gérer le collectif au niveau du besoin, ce qu’a bien compris la bureaucratie –, eh bien ce discours dominant laisse tout le champ libre à la pulsion de mort, c’est-à-dire à ce qui fait retour dans le Réel de ne pas avoir été reconnu au niveau du particulier, de ne pas avoir été reconnu au niveau de la singularité du sujet.

Je voudrais pour continuer et finir, dire deux ou trois choses que je sais d’elle – salut Godard –, elle, la performance. Et puis du jazz, sinon je ne me sentirai pas bien.

La performance dans le domaine de l’art – et là vous pouvez l’entendre comme réellement un substantif – commence au début du siècle dernier avec ce qu’on a appelé le futurisme. Elle relevait davantage du manifeste que de la pratique, de la propagande plus que de la production à proprement parler. Sauf qu’un manifeste n’est pas une charte, n’est pas une déontologie… Son histoire débute le 20 février 1909 à Paris, avec la première publication du premier manifeste futuriste rédigé par un poète italien fortuné de Milan, Filippo Tommaso Marinetti, qui avait choisi le public parisien comme cible de son texte à la « violence incendiaire ». C’était un manifeste contre les valeurs traditionnelles des académies de peinture et de littérature dans cette capitale culturelle mondiale qu’était Paris. Marinetti parlait de « science des solutions imaginaires ». La performance était entendue comme le moyen le plus direct de contraindre un auditoire à prendre bonne note de leurs idées. En clair, « le spectateur devait vivre au centre de l’action peinte ». Ce qui veut dire que la performance était également le moyen le plus sûr de semer le doute chez un public plein de suffisance. Les manifestes qui suivirent précisaient d’ailleurs clairement ces intentions en invitant les peintres à « sortir dans la rue, à monter à l’assaut des salles de théâtre et à faire le coup de poing dans la bataille artistique ». Et c’est ce qu’ils firent conformément à cet esprit. On imagine la réaction violente du public, le chahut qui suivait ces représentations et le lancer de tomates, d’œufs, de patates de la part du public sur les artistes. D’ailleurs, l’un de ces artistes, Carlo Carrà, riposta en déclarant : « Au lieu de patates, jetez une idée, bande d’idiots!»

Cela finissait toujours par des arrestations, des condamnations et des emprisonnements mais, de toute évidence, était assurée une publicité gratuite, c’était l’effet recherché. D’ailleurs, Marinetti rédigea un manifeste consacré au « Plaisir d’être hué » qu’il inséra dans son principal écrit dont le titre était La Guerre, la seule hygiène (1911-1915). L’idée maîtresse qui y était développée, était d’inventer sans cesse de nouveaux éléments d’étonnement pour obliger le public à collaborer et ainsi le libérer de son rôle passif de « voyeur stupide ». Le théâtre de variétés était pour Marinetti, un mélange de cinéma et d’acrobaties, de chanson et de danse, de numéros de clowns et de « toute la gamme de stupidités, des imbécillités, des sottises et des absurdités qui repoussent insensiblement l’intelligence à la limite même de la folie ».

Dans le domaine de la musique se développait en parallèle la musique bruitiste qui avec Balilla Pratella, un italien de Rome, trouvait son idée dans le fait que les sons des machines constituaient une forme musicale viable. Cet art du bruit était présenté dans un manifeste par Russolo de la manière suivante : « Dans l’Antiquité, il n’y avait que le silence, mais avec l’invention de la machine au XIXe siècle, le bruit était né et que le bruit régnait en maître absolu sur la sensibilité des hommes. » L’art des bruits de Russolo cherchait donc à associer le son des tramways, des moteurs à explosion, des trains et des foules hurlantes. On inventa alors des instruments spéciaux qui constituèrent une famille de bruits : l’orchestre futuriste.

Je pourrais continuer en rappelant des anecdotes et des faits performants, mais je préfère vous conseiller de lire vous-mêmes ces manifestes…ils sont fort intéressants.

Pour en revenir à l’éthique de la performance, je voulais dire que la performance, dès son apparition dans le champ de l’artistique, est devenu dans les années 1970 « l’art des idées ». C’est même à partir de 1968 que l’art des idées vint en réponse au climat d’exaspération et de fureur contre les valeurs et les structures dominantes. L’art des idées était la mise en question des présupposés convenus de l’art par l’institution artistique et cherchait à redéfinir à la fois son sens et sa fonction. Ce fut une époque où chaque artiste réévalua ses propres motivations de création artistique, et où chaque action devait être envisagée comme un élément participant à un réexamen général des processus artistiques, et non, paradoxalement, comme un appel à l’approbation du grand public.

Dans ce contexte esthétique, l’objet d’art en vint à être considéré comme entièrement superflu et l’ « art conceptuel » fut formulé comme « un art dont le matériau est le concept ». Ce dédain pour l’objet d’art était lié à l’opinion que celui-ci n’était qu’une simple monnaie d’échange dans le marché de l’art : si la fonction de l’objet d’art devait être économique, alors une œuvre conceptuelle ne pourrait en aucun cas avoir un tel usage. Dans ce contexte, la performance devint le prolongement de cette idée : bien que visible, elle était intangible, ne laissait aucune trace et ne pouvait être ni achetée ni vendue. On considérait alors que la performance limitait la distance entre le performer et le spectateur puisque le public et l’artiste de performance vivaient l’œuvre simultanément. C’est à partir de là aussi, que la performance refléta le rejet propre à l’art conceptuel des matériaux traditionnels (toile, pinceau ou ciseau de sculpteur), et les artistes de performance adoptèrent leur propre corps comme matériau artistique, tout comme Yves Klein et Piero Manzoni quelques années plus tôt. Puisque l’art conceptuel impliquait l’expérience du temps, de l’espace et du matériau plutôt que leur représentation sous la forme d’objets, le corps devenait le vecteur d’expression le plus direct. La performance était donc un moyen idéal de matérialiser les concepts artistiques et constituait à ce titre une pratique conforme à nombre de ces théories. Au final, il revenait au spectateur de se faire une idée de l’idée artistique présentée comme l’expérience particulière exhibée par l’artiste de performance.

En même temps que Freud invente la psychanalyse, il y a ce qu’on appelle le jazz. Et dans le jazz, il est question d’improvisation, non de performance.

Improviser, c’est rendre audible la « réalité authentique ». L’improvisation est le cœur de l’audible, le cœur de ce qui se donne à entendre dans le jazz. Improviser, c’est à la fois, faire entendre et viser le réel ; ces deux fonctions se condensent en un art qui donne à entendre le réel.

L’improvisation ne vise ni le symbolique ni l’imaginaire, mais le Réel. Elle vise ce lieu où ça échappe au sujet, et où il est conduit à mettre en acte sa subjectivité. L’improvisation, par le trajet discursif qu’elle fait faire – l’improvisation est un discours – met en place les conditions favorables afin que se produise une mobilité subjective pour l’improvisateur – et pour celui qui entend, et que puisse être posés des actes qui ne soient pas que des passages à l’acte ou des acting out comme c’est le cas dans certaines performances.

L’improvisation dans le jazz vise le Réel, mais elle l’aborde par le biais de la parole improvisée.

Le jazz est une expérience fondée et centrée sur la parole, mais ce n’est pas suffisant pour pointer la spécificité de sa pratique. Il faut y ajouter ce que son dispositif favorise : l’émergence d’un événement, le « dire ». Le dire comme improvisation, c’est non la performance, mais un événement d’être, un événement de dire – un présent – qui tend vers la perfection. Improviser, ce n’est pas un événement qui survolerait le thème composé par le leader. Ce n’est pas un moment du « connaître ». Ce n’est pas de la philosophie… C’est quelque chose qui est dans le coup ; dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit. Ce n’est pas quelque chose après quoi on court ou quelque chose qui nous détermine. L’improvisation comme parole tient au savoir noué qui s’appelle l’inconscient en tant que pour chacun de nous, ce nœud a des supports bien particuliers.

Dans le jazz, l’improvisation rend le musicien responsable de ce qui lui arrive. C’est ce qui lui permet de se retrouver dans la structure du thème sans lequel aucune improvisation n’est possible. Improviser, c’est la fidélité à un thème ; pour s’y retrouver, ne pas s’y perdre. Et s’y retrouver dans la structure qu’est le thème, c’est lever le voile moïque qui cache la position du sujet, et par conséquent à le rendre responsable de ce qui lui arrive. Le musicien se trouve ainsi être mis en mouvement à l’intérieur de cet espace qu’a fait apparaître la coupure, sans toutefois l’entraîner dans l’errance.

L’improvisation, c’est la liberté subjective qui advient : mobilité du sujet à l’intérieur d’un espace créé par la mise en acte de sa subjectivité et qui est délimité par des lieux inscrivant l’impossible de sa position. Espace créé – que l’on peut sans doute lier à la sublimation – où s’élabore un savoir (non une connaissance) issu du déchiffrage de l’inconscient, soit, pour reprendre l’expression de Lacan, le lieu de « bon heur », le lieu de rendez-vous avec l’objet cause du désir. Perfection au lieu de performance.

L’improvisation est un sale boulot que certains musiciens font ! Mais qui n’est pas amoureux de son inconscient erre. Vous voyez que le Bien, l’éthique – la vie –, c’est le jazz…

Je cite Lacan : « Si l’inconscient est bien un savoir, c’est tout ce que j’ai voulu dire cette année à propos des non-dupes qui errent, ça veut dire que : qui n’est pas amoureux de son inconscient erre. (…) Pour la première fois dans l’histoire, il vous est possible, à vous d’errer, c’est-à-dire de refuser d’aimer votre inconscient, puisqu’enfin vous savez ce que c’est : un savoir emmerdant. Mais (…) c’est peut-être là que nous pouvons parier de retrouver le Réel un peu plus dans la suite, nous apercevoir que l’inconscient est peut-être sans doute dysharmonique, mais que peut-être il nous mène à un peu plus de ce Réel qu’à ce très peu de réalité qui est la nôtre, celle du fantasme, qu’il nous mène au-delà : au pur Réel. »

C’est bien là, le jazz comme voie d’accès à l’impossible signification de la chose.

Improviser, c’est jouer « das Ding », la Chose.

Je vous laisse méditer là-dessus.

*****

De quelques réflexions sur le jazz

« Toute parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole serait un événement, ce qui n’est pas le cas, sans ça on ne parlerait pas de vaines paroles ! Un « dire » est de l’ordre de l’événement. C’est pas un événement survolant, c’est pas un moment du connaître. Pour tout dire, c’est pas de la philosophie. C’est quelque chose qui est dans le coup. Dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit. C’est pas toute sorte de condition, comme ça « locale », de ceci, de cela, de ce après quoi on baille, c’est pas ça qui nous, êtres parlants, nous détermine. Et ceci tient précisément à ce pédicule de savoir, court, certes, mais toujours parfaitement noué, qui s’appelle notre inconscient, en tant que pour chacun de nous ce nœud a des supports bien particuliers. » (J. Lacan, Les non-dupes errent, séminaire du 18/12/73)

Le jazz n’est pas un art qui fait entendre au sens hégélien du terme : l’art fait voir. Ce que l’art en général rend visible chez Hegel, c’est le visible, notre réalité, quand ce qui nous occupe dans le jazz c’est que le réel rendu audible par l’improvisation, est quelque chose de pas audible : l’absence. L’Absence, c’est l’objet de l’improvisation.

L’improvisation vise le réel et, par là, la vérité, qu’il s’agisse de faire voir le réel, de montrer la vérité, c’est cela que réalise et fait réaliser le je(u) du jazz. Une éthique de l’art, en somme. L’improvisation est un sale boulot que certains musiciens font !

Le jazz, de par sa dimension improvisation, propose une éthique du sujet qui repose sur une perte de jouissance et qui est centrée par l’objet cause du désir.

Bref, le dire comme événement est un acte de parole transformant le sujet. Celui-ci n’est plus le même à la suite d’un dire, d’un acte.

Plutôt que dire-le-Bien, qui serait la position du discours du maître, le discours analytique favorise le Bien-dire : autre façon de souligner, en s’appuyant sur le mathème du discours de l’analyste, que le savoir est mis en position de vérité. De quelle vérité ? Non pas celle du Bien mais celle du désir ; vérité, donc condamnée à ne pas pouvoir se dire toute.

L’appui sur le manque dans l’Autre afin que le sujet puisse répondre de lui-même à la question de sa position subjective relève de la dimension éthique de la psychanalyse. Celle-ci a pour figure discursive le « Bien-dire ». Cette expression de Lacan a connu un vif succès chez les Lacaniens, même s’il ne s’y ait référé qu’à une seule occasion. Restituons le contexte dans lequel elle fut introduite.

Lacan rappelle tout d’abord que Freud, au temps de son principe de plaisir, réduisait la position éthique à une recherche du Bien, le Bien étant ce qui abaisse la tension ; ce qui était, finalement, une position éthique près de celle d’Aristote. Nous savons que Freud ne soutiendra pas longtemps cette conception. Les faits cliniques et sociaux (la guerre, entre autres) démentent ce point du vue où il y aurait équilibre et adéquation entre le sujet et l’objet, entre le manque qui le frappe et le Bien qu’il peut trouver pour le combler. Qu’est-ce que Freud découvre avec son « Au-delà du principe de plaisir » sinon que tout ne se symbolise pas, que le refoulement tient toujours certaines représentations à l’écart. Autrement dit, en se faisant représenter par des signifiants, quelque chose se perd et échappe au sujet. Mais en même temps, c’est justement parce qu’il y a un « reste » qui lui échappe qu’il se fait représenter par un signifiant auprès d’un autre signifiant (paradoxe propre de la subjectivité). L’affect rappelle l’existence de ce « reste » hors-signifiant, affectant le corps. Il relève de la structure du langage en tant qu’il se loge au lieu de sa limite. Il est une réponse face à l’impossible-à-dire inhérent à la structure du langage, ce dont témoigne tant l’angoisse.

Que faire face à cet impossible-à-dire ?

Que signifie ce « s’y retrouver dans la structure » (souligné par moi dans la citation) ?

L’offre du psychanalyste de s’y retrouver dans la structure s’effectue par une demande : tout dire.

Une analyse ne commence que lorsque le retour dans le réel de ce qui n’a pas été symbolisé interroge l’analysant, ouvrant ainsi une brèche qui alimente une mise au savoir (aussi minime soit-elle) et met en place le transfert : le savoir qui échappe au sujet (analysant) est situé au lieu de l’Autre (lieu que supporte l’analyste).

De cette ouverture, le dire est attendu au lieu d’achoppement du discours de l’analysant : là où ça m’échappe, là dois-je comme sujet advenir, c’est une question de Bien- dire. La tâche du psychanalyste est alors de soutenir et relancer ce Bien-dire en étant le moins possible agent de résistance au travail de son analysant. Et l’analyste est agent de résistance dès qu’il répond d’une position de maîtrise, de savoir ou du lieu de son symptôme. Bref, dès qu’il quitte le discours analytique qui l’assigne d’occuper une position incarnant ce dont le discours rejette, ce dont le signifiant ne parvient pas à représenter pour l’analysant : l’objet a .

Comme tel :

  • le désir de l’analyste se réduit à son énonciation, d’où l’importance de la scansion ;
  • tout acte analytique implique la destitution du sujet supposé savoir : de sa position, tout en supportant la consistance que lui suppose son analysant, l’analyste répond, silencieusement le plus souvent, par son inconsistance.

En tenant le plus possible la place auquel son discours le convie, l’analyste offre les conditions favorables afin que le déploiement de la parole de son analysant – donc orienté par le Bien-dire – le conduise vers la mise en acte de sa subjectivité. Il ne s’agit plus que de repérer les signifiants auxquels le sujet s’identifie, mais aussi – et c’est ici que la dimension thérapeutique d’une analyse est reléguée au second plan derrière sa dimension éthique – d’interroger (subjectiver) le rapport qu’entretient le sujet avec ce qui n’est pas représenté par ces signifiants : l’objet a, objet cause du désir.

La question est maintenant de savoir comment une opération discursive comme celle de l’association libre produit, lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre du discours analytique, une mobilisation subjective. Ou, pour reprendre la question mentionnée plus haut, comment elle permet au sujet de « s’y retrouver dans la structure » ?

« Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » – Contribution

Ce texte est une retranscription d’une intervention de Tony Ettedgui au cours du séminaire 2019 du lundi animé par Jean-Richard Freymann. Séminaire de lecture de l’œuvre de Jacques Lacan : « Confrontations lacaniennes : Le moi, Le désir, La jouissance ».

Les citations de ce texte ont pour référence : S. Freud (1910), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Le Seuil, 2011.

Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci est publié en 1910 à Leipzig. Freud n’y fera que deux ajouts lors de la publication de la deuxième et de la troisième édition en 1919 et en 1923. Cet essai restera longtemps son ouvrage de prédilection. Dans une lettre à Ferenczi en 1919 (soit 9 ans après, dans une lettre datée du 13 février ), Freud dira de ce texte qu’il est la seule belle chose qu’il ait jamais produite.

Dans cet essai, Freud s’efforce d’explorer l’inconscient de Léonard de Vinci en mettant en relation son destin pulsionnel, sa créativité d’artiste et les empêchements de l’expression de celle-ci, notamment du point de vue de l’inachèvement des œuvres d’art dont il est coutumier et sa vie amoureuse .

Dès le début de son essai, Freud nous dit qu’il n’a pas l’intention de « noircir ce qui rayonne » ou de « traîner le sublime dans la poussière » (extrait d’un poème de Schiller) mais bien au contraire de faire comprendre qu’il y a un lien entre le sublime et la poussière. Pour la psychanalyse, le sublime peut s’enraciner dans la poussière .

L’interprétation de cette fantaisie requiert la connaissance de quelques données biographiques. Léonard de Vinci est né à Vinci (en Toscane) le 15 avril 1452, il est mort à Amboise (Touraine) le 2 mai 1519. Il est le fils naturel de Ser Pietro da Vinci, notaire descendant d’une famille de notables, et de Caterina, vraisemblablement une paysanne qui fut plus tard l’épouse d’un habitant de Vinci. Il semble qu’il ait passé les premières années de son existence avec sa mère avant de rejoindre la maison paternelle à l’âge de 5 ans, le mariage de son père avec la noble Donna Albiera étant resté sans enfant.

Léonard de Vinci fut sans doute accueilli comme un fils par sa belle-mère, morte très jeune en couche. Considéré dès sa naissance comme un fils à part entière par son père, il ne fut pourtant jamais légitimé. Son père se marie quatre fois et lui donne dix frères et deux sœurs légitimes venus après lui. Léonard de Vinci quitte la maison paternelle pour entrer en formation dans l’atelier d’Andrea del Verrocchio. Son nom figure en 1472 sur la liste des membres de la Compagnia dei Pittori. C’est tout ce que l’on sait de son enfance.

Freud nous dépeint un Léonard de Vinci « grand », « un génie universel », « un homme d’une grande beauté », « d’une force physique inaccoutumée », « enchanteur » dans ses manières et maître du discours. Enjoué et aimable envers tous, portant volontiers « des vêtements fastueux ». Un homme « mystérieux », « énigmatique », étudiant la nutrition des plantes et construisant « des appareils » pour le moins curieux.

Végétarien, il avait une grande douceur de caractère, rendait la liberté aux oiseaux qu’il achetait au marché mais concevait des machines de guerre d’un terrible pouvoir de destruction pour César Borgia ou Ludovic Sforza (à la cour duquel, nous rappelle Freud, Léonard de Vinci s’était introduit comme joueur de luth).

Dans son traité de la peinture, il y a un passage où éclate son amour de la vie joyeuse et aisée, il compare la peinture aux autres arts et décrit les peines du sculpteur.

« Voilà qu’il s’est barbouillé tout le visage et l’a poudré de poussière de marbre au point de ressembler à un boulanger, et il est totalement couvert de menus éclats de marbre, si bien qu’on a l’impression qu’il a neigé sur son dos, et son logis est plein d’éclats de pierre et de poussière. C’est absolument le contraire de tout cela chez le peintre… ; car le peintre est confortablement assis en face de son œuvre, bien habillé, maniant le pinceau très léger avec les agréables couleurs. Il se pare de vêtements choisis selon son bon plaisir. Quant à sa demeure, elle est pleine de peintures aimables et d’une propreté éclatante. Il a souvent de la compagnie, musiciens ou lecteur de diverses belles œuvres, qu’on écoute avec grand plaisir sans fracas de marteau ni autre vacarme. »

Il est possible que ce tableau d’un Léonard radieux et joyeux de vivre ne réponde qu’à la première partie de la vie du Maître. Plus tard, quand la chute de Ludovic Sforza l’oblige à quitter Milan et à abandonner son champ d’action succède donc, en France « son dernier asile », un homme « instable », « peu riche en succès extérieurs ». Un homme dont « l’éclat de l’humeur pâlit », nous dit Freud, et dont l’intérêt se porte de plus en plus de l’art (peinture et sculpture ) vers la science.

Donc deux périodes : avant et après 1499, lorsqu’il part de Milan pour aller en France. L’intérêt croissant qu’il porte à la science, l’éloigne de son art et contribue à élargir l’abîme entre lui et ses contemporains. Toutes les expériences auxquelles il gaspille son temps, au lieu de peindre assidûment et de s’enrichir, comme son ancien condisciple le Pérugin, leur semblent amusements chimériques et lui valent même la suspicion de s’adonner à la magie noire.

C’est le temps où l’autorité de l’église ne connaît pas encore la recherche sans préjugés et Léonard de Vinci reste forcément isolé. Il s’éloigne des commentaires d’Aristote, nous dit Freud, et se rapproche des alchimistes méprisés, dans les laboratoires desquels il trouve asile en ces temps hostiles pour la recherche expérimentales. Cela fait que Léonard peint de moins en moins, laisse inachevées ses œuvres et s’intéresse peu à leur sort. Ses contemporains lui reprochent cette attitude qui demeure une énigme pour eux.

Sa lenteur proverbiale se manifeste dès le début de son œuvre, et notamment dans l’exécution d’un de ses chefs d’œuvre, La Cène, à tel point que selon Freud, c’est elle, cette lenteur, qui est la cause première de la détérioration si rapide de la fresque. En effet, Léonard ne peut se familiariser avec la peinture « al fresco », c’est-à-dire sur un support frais d’où l’expression française peinture à fresque qui requiert de travailler rapidement, tant que l’enduit est encore humide. Aussi, choisit-il des couleurs à l’huile dont la dessiccation lui permet de tirer en longueur l’achèvement de la fresque, selon l’humeur et à loisir.

Mais les couleurs se détachent de l’enduit sur lequel elles sont appliquées et qui les isole du mur ; les défauts du mur et les destins subis par ce lieu concourent à provoquer la détérioration inéluctable, semble-t-il, de la fresque.

Trois ans à peindre La Cène du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie voici ce qu’un contemporain, le nouvelliste Matteo Bandelli, un jeune moine qui vivait à cette époque dans le couvent, raconte : « Léonard montait souvent très tôt le matin sur l’échafaudage pour ne plus lâcher le pinceau avant le soir, sans penser à manger ni à boire. Puis des journées s’écoulaient sans qu’il y touche, et il lui arrivait parfois de passer des heures devant sa peinture en se contentant de l’examiner et de l’évaluer de l’intérieur de lui-même. »

Quatre ans pour le portrait de Mona Lisa, femme de florentin Francesco del Giocondo, sans pouvoir le terminer, ce qui confirme le fait que ce tableau, La Joconde, ne fut jamais livré au destinataire, mais resta chez Léonard qui l’emporta en France. Acheté par François 1er, il se trouve aujourd’hui au Louvre.

De cette lenteur proverbiale de cette « inactivité et indifférence » de ce détournement de l’intérêt de Léonard pour la peinture au profit d’un autre intérêt a priori étranger, Freud en fait le symptôme d’une inhibition.

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Il y avait chez lui un froid refus de la sexualité. En témoigne cette déclaration citée par Solmi :

« L’acte de procréation et tout ce qui s’y rattache est si répugnant que l’humanité s’éteindrait bientôt s’il ne s’agissait là d’une coutume traditionnelle et s’il n’y avait pas encore de jolis visages et des prédispositions sensuelles. »

Freud nous décrit un Léonard de Vinci chaste et abstinent et tel point qu’il est même « douteux que Léonard de Vinci ait jamais étreint amoureusement une femme » et du reste on n’a pas connaissance non plus, précise Freud, d’une relation intime d’âme à âme avec une femme.

On sait seulement que pendant son apprentissage il fut dénoncé pour commerce homosexuel mais bénéficia d’un non-lieu. Maître, il s’entoura de beaux garçons qu’il prit pour élèves. Néanmoins, il est peu probable que ces relations « aboutirent » à une activité sexuelle.

D’ailleurs, c’est au dernier de ses élèves, Francesco Melzi, qui l’avait accompagné en France et qui resta près de lui jusqu’à sa mort, qu’il légua son héritage.

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C’est, nous dit Freud dans un extrait d’un texte de ses conférences florentines, que Léonard nous livre « la clé de son être » et il nous cite un passage de ses conférences : « Aucune chose ne se peut aimer ou haïr si l’on n’en a pas d’abord connaissance. »

Commentant cette phrase de Léonard de Vinci, Freud aboutit à la conclusion que Léonard n’a pu vouloir dire que ceci : « On devrait aimer d’une telle façon qu’on retienne l’affect, qu’on le soumette au travail de la pensée et qu’on ne lui donne pas libre cours avant qu’il n’ait subi l’examen par la pensée. »

Cela ne voulait pas dire que Léonard était dépourvu de passion. Il n’avait fait que transformer la passion en besoin de savoir. C’est là que Freud voulait en venir.

Freud est aussi frappé par l’hypertrophie de la pulsion du savoir dans cette vie et il tient pour plausible que Léonard a dû détourner la plus grande partie de son énergie sexuelle à son service. Il voit donc dans Léonard un cas typique de refoulement et de sublimation de la libido. L’investigation devient un substitut de l’activité sexuelle, ce qui lui donne cette infatigable avidité de savoir. Freud l’explique ainsi : « Cette sublimation a dû se mettre en place vers l’âge de trois ans au moment où les enfants mènent une recherche condamnée à être décue, celle concernant leur origine et leur différence de sexe. »

Il en résulte, après ce que l’on peut appeler une première véritable expérience « d’autonomie intellectuelle », une énorme frustration, dit Freud. L’enfant ne pardonnera jamais aux adultes de l’avoir privé de la vérité ; et par la suite intervient ce que Freud appelle le refoulement.

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À partir d’un souvenir d’enfance griffonné sur un papier et inséré dans l’un des manuscrits scientifiques. Freud va estimer que Léonard peut lui révéler le sens de son symptôme. Voici ce qu’il a écrit : « Il semble que j’étais déjà prédestiné à m’occuper du vautour avec tant de soin car il me vient à l’esprit comme un souvenir très précoce qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche avec sa queue et heurté plusieurs fois les lèvres de cette même queue. »

Souvenir d’une nature très déconcertante nous dit Freud. Cette fantaisie du vautour va libérer peu à peu son sens. Pour Freud, elle est l’expression d’un fantasme homosexuel révélant une fixation à la mère. La queue, coda, est en effet le membre viril en italien. C’est aussi la réminiscence d’une jouissance intense de la succion du sein maternel. Freud en conclut qu’il s’agit d’un fantasme de fellation, d’un acte sexuel à caractère passif.

Pourquoi dans la fantaisie la mère est remplacée par un vautour ?
Freud commet ici une erreur, car dans le texte écrit en italien, langue maîtrisée par Freud, il est question d’un milan (nibio). L’interprète avait sans doute besoin du vautour pour se faciliter la tâche mais il y a bien d’autres explications. Freud est aussi un grand connaisseur de l’Égypte et dans les pictogrammes égyptiens, la déesse Mout – dénomination très proche de Muter en allemand – était représentée par une tête de vautour. Cet oiseau est un symbole de la maternité car on croyait que les vautours étaient des femelles fécondables par l’action du vent.

Léonard pouvait très bien connaître cette légende car les Pères de l’Église l’utilisent pour justifier la parturition de la Vierge Marie fécondée par le vent, c’est-à-dire par le souffle du Saint-Esprit. Freud suppose que lorsqu’un jour, Léonard lut cette histoire, surgit en lui le souvenir qu’il était comparable à un enfant vautour. Lui aussi avait été privé de son père pendant des années où il avait vécu auprès de sa mère, seul et abandonné. Tel est sans doute le contenu mnésique réel de sa fantaisie et la question est désormais de savoir si ce contenu a été réélaboré en situation homosexuelle.

La mère que l’enfant tète est transformée en vautour qui agite sa queue dans la bouche de l’enfant. Freud rappelle que chez les homosexuels masculins, il y a dans la première enfance, un lien très intense avec une femme, généralement la mère, et Freud d’achever la traduction de la fantaisie de Léonard, témoignage supplémentaire de la précocité dans sa recherche sexuelle : « Au temps où ma tendre curiosité se portait sur la mère et où je lui attribuais encore un organe génital tel que le mien. » et de le citer : « Par cette relation érotique à la mère, je suis devenu homosexuel. » Puis Freud s’en prend à la mère : « Ainsi, à la façon de toutes les mères insatisfaites, mit-elle son jeune fils à la place de son mari et lui ravit-elle par une maturation trop précoce de son érotisme une part de sa virilité. »

Le sourire comme recherche de l’objet perdu.
Cette mère dont la réminiscence devient obsessionnelle dans les années où il peint La Joconde est omniprésente. Ce sourire est devenu caractéristique des œuvres de Léonard. Un sourire immobile sur les lèvres étirées aux extrémités relevées, on le dit léonardesque par excellence. Par la suite, tous les visages qu’il dessine portent ce sourire qu’il a inventé et qui, d’après Freud, lui rappelle certainement ce sourire perdu, mystérieux, ensorcelant que possédait sa mère et qui le captive lorsqu’il le retrouve chez Mona Lisa.

Léonard a donc rencontré l’objet qu’il n’a cessé ensuite de vouloir retrouver dans sa peinture.

Si La Joconde est un tableau sur la féminité, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne est un tableau sur la maternité. Léonard peint sainte Anne avec sa fille Marie et son petit-fils. Freud y retrouve l’histoire de Léonard, le tendre attachement pour lui de sa grand-mère paternelle et de sa mère se retrouve dans ce tableau. Léonard est identifié à l’Enfant Jésus, entouré de ces deux femmes. Il est là ce sourire, sur les lèvres de Sainte Anne et de la Vierge, sourire qui exprime une grande tendresse et une paisible béatitude.

Léonard traite le traumatisme de la séparation précoce d’avec sa mère en dessinant le sourire de ravissement des deux mères comblées par le même enfant. Il refoule la violence et la tristesse qu’a dû subir sa mère au moment de le confier aux soins d’une autre femme. Léonard parvient à sublimer les données de son enfance en faisant advenir ce qui n’a jamais eu lieu. « Le pinceau de Léonard ne recrée pas le souvenir de la mère, il le crée comme œuvre d’art. La mère et ses baisers existent pour la première parmi les œuvres offertes à la contemplation des hommes (Paul Ricœur).»

C’est en ce sens que Freud a pu dire que « Léonard a désavoué et surmonté, par la force de l’art, le malheur de sa vie d’amour en ces figures qu’il créa ».

Ainsi l’œuvre d’art est à la fois le symptôme et la cure. Léonard ne put aimer qu’à travers ses tableaux, tout en ne pouvant s’empêcher de les délaisser.

La psychanalyse, quant à elle, ne nous explique pas pourquoi Léonard fut un artiste ; du moins, elle nous rend compréhensibles les manifestations et les limitations de son art. Il semble bien que seul un homme ayant vécu l’enfance de Léonard aurait pu peindre La Joconde, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne et réserver à ses œuvres un si triste destin…

Rencontre avec Chawki Azouri

Yves Dechristé a rencontré Chawki Azouri en 2019, à propos de son livre

AZOURI Chawki, « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue »Théorie et transfert(s), Arcanes-érès, 2015

C’est à l’occasion de mon voyage au Liban, sur une idée de Jean-Richard Freymann, que nous avons eu le plaisir de rencontrer Chawki Azouri et de discuter de son livre « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », Théorie et transfert(s), paru aux éditions Arcanes-érès en janvier 2015. Il s’agit d’une version réactualisée et remaniée de son ouvrage « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », La théorie a-t-elle un père ?, paru aux éditions Denoël en 1991, dans la collection « L’espace analytique » dirigée par Maud Mannoni et Patrick Guyomard.

Nous nous proposons de reprendre ici les points essentiels évoqués lors de cette rencontre, en nous référant à son ouvrage, avant d’apporter quelques réflexions survenues à la suite de cet échange.

L’auteur : psychiatre, psychanalyste, écrivain et historien

Chawki Azouri est un homme chaleureux, généreux en ce qu’il apprécie échanger et partager autour de son travail, manifestant un profond respect de l’autre et un esprit humaniste.

Ayant effectué une formation de psychiatre et psychanalyste à Paris, il décide de retourner à Beyrouth en 2003 lorsqu’on lui propose d’ouvrir un service de psychiatrie. Il a été séduit par l’idée de fonder un service de psychothérapie institutionnelle dans la lignée des anti-psychiatres, de mettre en pratique les concepts de l’École expérimentale de Bonneuil fondée par Maud Mannoni. Médecin-chef à l’Hôpital Mont-Liban, il exerce au quotidien un travail de thérapie institutionnelle, une « psychiatrie relationnelle et transférentielle » qu’il rend possible avec les jeunes psychiatres formés au DSM.

Il désigne son ouvrage comme un livre « inclassable » dans le genre analytique. Maud Mannoni, à qui il a demandé la lecture du manuscrit avant publication lui a répondu : « Ça se lit comme un roman policier. » Et il est vrai qu’on se laisse prendre par son travail ! Établi à partir des correspondances entre Freud, Jung et Ferenczi principalement, on se demande comment Chawki Azouri s’y est pris pour démêler les fils de ces relations transférentielles établies entre les divers protagonistes, comment il a pu s’y prendre pour ne pas s’empêtrer lui- même dans ces « histoires ».

Ce livre est le fruit d’un long travail de recherche et de réflexion, notamment à partir d’un séminaire que Chawki Azouri a mené durant dix ans sur le « Cas Schreber ». Arrivé à Paris en 1973, l’auteur avait suivi un séminaire de Paul-Claude Racamier sur les psychoses. Il avait été question du livre de Morton Schatzman, L’esprit assassiné (Soul murder ; Persecution in the Family), paru en 1973, où l’auteur met au jour que le père de Daniel Paul Schreber l’avait gravement persécuté dans son enfance et qu’il était d’une certaine façon à l’origine de la paranoïa du fils. Schatzman, à la suite des auteurs anglo-saxons – William Niederland (1959), Mauritz Katan (1949), Ida Macalpine (1955) – critique donc Freud et les analystes pour n’avoir pris en compte que la réalité du fantasme et de ne pas s’être intéressés à la famille Schreber, particulièrement au père de Schreber. Ce sont eux qui ont remarqué qu’aucun des analystes n’avait lu Schreber, que tous se sont contentés de lire l’étude de Freud « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : Le président Schreber ». Deux remarques s’imposent. Pourquoi le texte de Freud a-t-il été dogmatisé alors que Freud lui-même, dans sa lettre à Jung le 18 décembre 1910, reconnaît que « son Schreber est bâclé à la six quatre deux », qu’il est «sans jugement quant à sa qualité intrinsèque, à cause de la lutte qui eut lieu pendant sa rédaction contre des complexes intérieurs (Fliess) » et qu’il veut « volontiers se laisser critiquer » ? D’autre part, pourquoi Freud ne s’est-il pas reporté dans son analyse à l’œuvre écrite du père, qu’il ne pouvait ignorer tant celle-ci était connue ? Certains ont comparé la pensée du père de Schreber à la pensée nazie, tellement celui-ci était obnubilé par le corps, par l’hygiène, ce que l’on retrouve notamment dans la publication de La gymnastique médicale de chambre paru en 1910 et réédité à cette époque vingt-trois ou vingt-quatre fois !

Aux yeux de Freud, le père n’a rien à se reprocher, les critiques, la rébellion comme la dévotion du fils sont toutes rapportées au terrain familier du « complexe paternel ». Au père donc, il ne faut pas toucher, que ce soit pour Freud lui-même dans l’analyse du cas Schreber, ou pour les disciples de Freud eux-mêmes qui ne se sont pas intéressés à l’énonciation de Freud en élevant ses énoncés au statut dogmatisé de discours du maître.

L’apport d’Octave Mannoni

Toucher au père, remettre en question le discours du maître, c’est une situation à laquelle Chawki Azouri reconnaît s’être heurté lui aussi ; il lui a été difficile de reprendre les assertions de Freud, de les discuter, il lui a fallu affronter ses résistances, son surmoi intérieur, son autocensure pour pouvoir avancer et formuler son hypothèse. Il est reconnaissant à Octave Mannoni de l’avoir soutenu dans sa démarche, et il n’est sans doute pas excessif de dire qu’il a pu avancer grâce au transfert de travail avec lui.

Octave Mannoni, qui s’est lui-même intéressé au « cas Schreber » et au problème de « l’analyse originelle » s’est opposé à l’approche de Didier Anzieu sur « L’auto-analyse ». Car soutenir qu’il y a auto-analyse, c’est en quelque sorte faire de Freud quelqu’un d’auto- engendré, un dieu, position dans laquelle étaient les membres de l’IPA. La position d’Octave Mannoni est autre. Il soutient que nombre de découvertes freudiennes n’ont pu se réaliser que dans le cadre du transfert de Freud à Fliess, expérience de transfert qui s’est répétée par la suite avec Jung et Ferenczi entre autres. Une façon de souligner que l’élaboration de la théorie s’origine dans le transfert, et que le remaniement des idées s’effectue à travers la souffrance du transfert. À cet endroit peut apparaître l’interprétation : « ce que je croyais ainsi, n’est pas cela, c’est autre chose. » Mais cette intervention ne se fait pas sans risque, elle se fait sans filet. C’est pourquoi il y faut la théorie, comme moyen de créer les obligations logiques visant à préciser, ce que l’on a compris. Quant à la résistance, elle peut être envisagée comme la difficulté à transformer l’idée que l’on a sur quelque chose en une autre idée.

Octave Mannoni s’est appuyé sur ces conditions de découvertes dans la psychanalyse pour avancer l’hypothèse suivante : la théorie du trauma, de la séduction chez Freud, cette adhésion à ce que lui racontaient les patientes, qu’elles avaient été toutes plus ou moins abusées, a été une « théorie résistance » chez Freud contre la théorie du fantasme.

Chawki Azouri s’inspire de cette hypothèse, et de l’importance de la découverte dans le transfert pour avancer sa propre hypothèse : la théorie de l’homosexualité chez Schreber, qui avait été une sorte d’auto-analyse de Freud par lui-même à travers Schreber, lui a servi de théorie résistance, de résistance contre la question plus fondamentale, la question du père, et de la paternité des idées.

La paranoïa et la théorie de l’homosexualité

Freud accorde dans le cas Schreber une place centrale au « complexe paternel », « ce curieux mélange de critiques blasphématoires, de rébellion, d’insubordination et de dévotion respectueuse » qui témoigne de l’attitude infantile des garçons envers leur père. Son actualisation dans le transfert, amène Freud à prendre la place du père de Schreber, d’où son occultation des écrits du père de Schreber, ce qui lui fera délaisser le rôle pathogène du père de Schreber démontré par Lacan.

Il faut bien saisir que toute l’élaboration du cas Schreber s’inscrit dans cette tentative d’explication du contre-transfert qui lie Freud à Jung et Ferenczi. L’implication subjective de Freud dans ses élaborations théoriques sur la paranoïa est donc très présente. Là où il reproche à Ferenczi sa trop grande passivité et réceptivité homosexuelle, il refuse à Jung la position d’analysant considérant que son transfert homosexuel est inanalysable, et lui désigne la place du fils, mais aussi de l’élève qui a tout à apprendre du maître. Élève qui aura à appuyer la démonstration freudienne, à savoir que le paranoïaque échoue « dans la tâche d’éviter le réinvestissement de ses tendances homosexuelles ». Pour le paranoïaque, celui qui fut un temps aimé et adoré est à présent haï et craint selon un mécanisme de déni et de rejet de son désir homosexuel, et de projection des motions agressives. D’où la menace qui pèse sur l’élève (Jung, Ferenczi), qui ne peut analyser son complexe paternel et en finir avec l’homosexualité, que de voir la libido homosexuelle « négativée » sous forme de persécution.

Freud analyse quant à lui le sort de sa propre homosexualité à travers son étude du « souvenir d’enfance de Léonard de Vinci ». Pour cela, il place Jung en position d’analyste, dont il refuse toute intervention afin de préserver sa place de père de la psychanalyse, et en donnant une fin de non-recevoir au transfert homosexuel de Jung.

Comme Léonard, Freud dit avoir réussi là où le paranoïaque échoue par la sublimation de son homosexualité en pulsion de savoir.

Freud : ne pas risquer son autorité, assurer l’origine de ses idées

Alors pourquoi insiste-t-il à vouloir démontrer la paranoïa de ses élèves dès lors que ceux-ci lui témoignent de leur propre position homosexuelle ? Il faut situer ce texte dans le contexte des relations de Freud à Fliess, son premier analyste, et des relations transférentielles marquées « d’homosexualité » des deux côtés, que ce soit avec Jung ou Ferenczi. Si Freud a reconnu sa propre homosexualité envers ceux qu’il a mis en position d’analyste, comme en témoigne ce besoin de leur écrire régulièrement, il avait du mal à accepter qu’il « s’auto- analysait » à travers ses correspondances et refusait que Jung ou Ferenczi lui fassent des remarques de type analytique. Le film A Dangerous Method de David Cronenberger reprend parfaitement une scène de 1912 où à la suite de l’évanouissement de Freud à Munich, celui-ci reconnaît devant Jung qu’il s’agit « d’un morceau de névrose dont il faudrait s’occuper». Freud n’accepte pas l’intervention de Jung lui rappelant qu’il avait déjà été pris d’évanouissement en 1902 ou 1903 et que cet évanouissement était grave car il avait l’apparence d’une mort volontaire. Freud lui répond « que chacun s’occupe plus activement de sa propre névrose que de celle du prochain », qu’il n’a pas à se livrer analytiquement pour ne pas risquer son autorité.

L’enjeu pour Freud est de s’assurer de l’origine de ses idées, de la paternité des concepts, une paternité qui se trouve menacée dès lors qu’il perçoit que son activité créatrice, l’acquisition de savoir liée au désir inconscient, il ne l’acquiert que dans le transfert. Ainsi dans une lettre adressée à Jung le 12 novembre 1911, il lui répond : « Cela me torture de penser que si maintenant il me vient une chose à l’esprit, je vous enlève par là facilement quelque chose ou que je m’approprie quelque chose qui aurait pu sans peine devenir votre acquisition. » Il touche ici à la question des rapports du sujet au langage, et à la difficulté d’opérer une distinction entre ses idées, sa théorie et celle de l’autre. Ainsi Freud recule devant « l’abolition des limites de propriété », ce qui peut amener à considérer le concept « d’analyse mutuelle » de Ferenczi comme une forme de revendication adressée à Freud.

Dans ce contexte, affirmer que l’autre délire a dès lors une fonction de garde-fou ; d’où l’accent mis sur la paranoïa d’Adler, le délire de Jung lui-même, la psychose passionnelle de Ferenczi.

La paranoïsation de l’institution analytique

Une des idées à laquelle Chawki Azouri a abouti, c’est que lorsque Freud dit : « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », c’est qu’il a réussi à faire en sorte que l’institution analytique devienne paranoïaque.

Alors que Ferenczi demande à Freud en 1912 de diriger le comité secret, celui-ci refuse en disant à Jones : « Il vaut mieux que je sois laissé dehors de vos décisions et de vos engagements… Je vais laisser libre cours à mon imagination et vous laisser le rôle de censeur. » Cette phrase, avec cette position de retrait, désignant une place de dauphin, ne pouvait que susciter méfiance et guerre fratricide.

En voulant être le père de sa théorie, Freud voile la question de l’origine de ses concepts et participe au mythe de l’auto-engendrement par l’autoanalyse que l’IPA aura pour mission de transmettre. Il instaure dans le même mouvement le discours du maître. Cette position ne pouvait que s’accompagner de la crainte de voir ses idées piratées, ou une redécouverte sous un autre nom. « Le rôle de censeur » visait à préserver au sein de l’institution les thèses centrales, ce qui ne pouvait qu’aboutir à la mise en place d’une opposition entre un bon dedans et un mauvais dehors.

Un processus paranoïaque se met ainsi en place où il s’agit d’écarter les tendances individuelles et de favoriser l’identification au Maître. Lacan, dans son Séminaire Le transfert, considère que « Psychologie des foules et analyse du moi » a été un modèle pour l’IPA. L’identification au meneur favorise l’union au sein de l’institution en poussant les uns et les autres à se conduire « comme s’ils étaient uniformes », donc l’indifférenciation des membres, avec pour conséquence de « limiter l’agression contre la personne à laquelle on s’est identifié ». Ce dispositif répond à la crainte de Freud d’être exposé au même destin que César.

Cette injonction d’appartenance à l’institution reste un risque actuel du mouvement analytique. Ce qui s’observe dans le rapport à la certitude des analystes. La certitude de

l’analyste ne vient pas de lui mais de son appartenance à une institution. On peut repérer ceux pour lesquels il y a soumission au discours du maître ou à ses signifiants, alors que la pratique nous enseigne qu’il n’y a pas d’assurance dans nos interventions, nos interprétations. La théorie analytique cesse d’être le produit d’une expérience où se réinvente la théorie. Il n’y a plus de place pour le discours analytique dont la commune mesure partagée par les analystes est un facteur de lien.

Freud a mis trente-deux ans pour réaliser l’importance de la question du père

Dans une lettre à Romain Rolland pour son 70e anniversaire, datée de janvier 1936, Freud retrace un de ses troubles du souvenir présenté à la fin de l’été 1904, lors d’un voyage à Athènes, précisément sur l’Acropole où il se rendait pour la première fois, il était alors âgé de 48 ans.

Il évoque cette expérience que « je n’avais jamais comprise depuis, m’est revenue sans cesse en mémoire ces dernières années sans que je puisse en découvrir la raison ». Il analyse cet épisode de « sentiment d’étrangeté » qui l’a saisi alors qu’il est sur l’Acropole où, durant un instant, il a le sentiment que ce qu’il voit n’est pas réel. Il attribue ce phénomène à une défense du moi face au monde intérieur de certaines de ses pensées, à savoir dans le cas présent qu’il doutait jusque-là de voir Athènes de ses propres yeux, aller si loin, « faire si bien mon chemin », ce qu’il rapporte à ses conditions de vie dans sa jeunesse ; il avait des désirs de voyages qui exprimaient son désir d’échapper à l’atmosphère familiale, le désir d’une vie libre reflétant son mécontentement au sein de la vie familiale. Ce jour-là, il fait remarquer qu’il aurait pu dire à son frère qui l’accompagnait : « Que dirait Monsieur notre père s’il pouvait être ici maintenant ? » Il relève également que « les thèmes d’Athènes et de l’Acropole contiennent en eux-mêmes une allusion à la supériorité des fils ». Ce qui l’a empêché de jouir de son voyage était un « sentiment de piété » envers le père qui n’avait pas fait d’études secondaires, et la mauvaise humeur qui l’a précédé l’effet d’un sentiment de culpabilité liée à la satisfaction d’avoir si bien fait son chemin : « Il y a depuis toujours quelque chose d’injuste et d’interdit. Cela s’explique par la critique de l’enfant à l’endroit de son père, par le mépris qui a remplacé l’ancienne surestimation infantile de sa personne. Tout se passe comme si le principal, dans le succès, était d’aller plus loin que le père, et comme s’il était toujours interdit que le père fût surpassé. »

Ce qui a permis à Freud de franchir ce pas, de se déprendre de la théorie de l’homosexualité pour prendre en compte la question de la paternité, c’est la répétition de la première séparation avec Fliess qui a eu lieu en 1904, quelques semaines avant son trouble de la mémoire sur l’Acropole, suite à une brouille concernant la paternité du concept de bisexualité, et le décès de Ferenczi en 1933 envers lequel il reconnaît à présent l’abolition des limites de propriété dans la production de ses élaborations théoriques.

En reconnaissant le mépris qui a remplacé l’ancienne surestimation infantile envers la personne de Fliess, Freud indique le renversement transférentiel nécessaire qui amène l’analysant du transfert positif au transfert négatif, étape nécessaire à la déliaison de la fin d’analyse. Il ouvre une perspective qui lui permet de sortir de l’alternative : être le fils soumis, docile et fidèle qu’il attendait de ses élèves ou bien l’élève insoumis, infidèle et rebelle. Il peut du même coup reconnaître au délire de persécution dont il a affublé Ferenczi, Jung, Adler et quelques autres une dimension transférentielle et non plus pathologique.

Alors pourquoi dans « Analyse finie et analyse infinie » de 1937 n’a-t-il pas renoncé, en apparence, à cette conception du rapport maître-élève : « L’homme ne veut se soumettre à un substitut de père, il ne veut se sentir obligé à aucune reconnaissance » ? Chawki Azouri, dans un numéro d’Apertura sur L’amour du transfert, évoque un dialogue fictif entre Freud et Jones à propos de la rédaction de ce texte dans lequel Freud aurait laissé la plume à Jones, à qui il avait confié la tâche qui lui tenait par-dessus tout : assurer la transmission de la théorie analytique qui, selon l’IPA, devait passer par l’identification au maître, à la nécessité pour le futur analyste de se constituer un père idéal.

***

J’ai repris ici les points essentiels évoqués lors de cet entretien tout en me reportant à son ouvrage afin d’étoffer ses propos. Suite à ce travail et cet échange, certaines questions se sont posées à moi, ce que je vais essayer d’aborder à présent.

Le risque paranoïaque de Freud

Il me semble ainsi que la position de Freud vis-à-vis de la question du père a été rendue particulièrement problématique du fait qu’il avait à concilier son désir d’analysant, son désir de maître et de « père de la psychanalyse ».

La confusion de Freud, à vouloir s’identifier à ses propres concepts, à se vouloir être le Père de la psychanalyse en jetant un voile sur l’origine de ses idées, occupe la place d’un père réel. En refusant toutes les interventions de type analytique de ses élèves, non seulement instaure le discours du maître, mais s’interdit d’occuper la place de père symbolique, que ce soit pour Jung ou Ferenczi, ou tout au moins la fonction d’analyste qui offrirait à l’analysant d’accueillir son propre message. Ainsi, à ne pas jouer clairement les divers registres du père, le risque est une homogénéisation de ces trois dimensions, où l’imaginaire vient recouvrir le réel où ce qui domine est l’amour du père ou pour un père comme mot de la fin.

Cette pente à homogénéiser, qui guette tout un chacun, et aboutit à la paranoïa, Freud nous semble y avoir été plus particulièrement exposé. Octave Mannoni, parlant de l’analyse de Freud avec Fliess dans « L’analyse originelle » parle de première analyse thérapeutique, de première analyse didactique et de première cure préventive d’une paranoïa. Peut-être que la décision de Freud, lorsqu’il laisse à Jones la tâche de la surveillance mutuelle des membres du comité secret en août 1912 : « Il vaut mieux que je sois laissé en dehors de vos décisions et de vos engagements (…) Je vais laisser libre cours à mon imagination et vous laisser la place de Censeur » échappe-t-il à la paranoïa en introduisant, par son absence, un trou du symbolique dans le réel. Le père devient par là même plus un trou qu’un signifiant qui comble. Or tenir cette place du trou n’est pas sans susciter, activer des résistances.

Pour l’amour du père

Freud, par son dire, a occupé la place d’un père réel. En nommant des signifiants, des instances parfaitement hypothétiques, Freud a créé le champ balisé de la psychanalyse, il a été l’agent de cette création. Comme créateur, les autres à sa suite ne pouvaient l’égaler, ils ne pouvaient être que dans une position féminine, plus que dans une position de filiation. On a bien vu l’émergence de ces figures féminisées de ses élèves : Adler avec sa volonté de puissance, sa rébellion contre la castration qui évoque la question de la « protestation virile », Ferenczi à propos duquel Freud déplore sa passivité et son homosexualité, ou encore Jung l’élève révolté, Jones à son service s’est fait comme un devoir de démontrer que Ferenczi était paranoïaque pour prouver que Freud « a réussi là où le paranoïaque échoue ».

Tous ces élèves ont rendu hommage au père. Jones en prenant le parti du père, d’un amour sans haine, il prend en charge la souffrance du père en acceptant le rôle de Censeur qui doit écarter les dissidents, il souffre comme le père. Jung et Ferenczi éprouve la souffrance du

fils qui n’a pas manqué d’aimer ce père, mais qui se trouvent condamnés à vivre dans la faute en se rebellant contre la tyrannie du père. Leur souffrance sera l’indice d’une rédemption possible de la faute, le moteur de ce qu’ils pourront donner.

On perçoit bien combien Freud – et les analystes à sa suite, soutenus par l’institution de l’IPA – a contribué au mythe de l’auto-engendrement en refusant de reconnaître la place du transfert dans la production de ses idées et à prendre les idées de Fliess (la théorie de la bisexualité) pour les siennes, donc comme ne devant rien à Fliess, et à se considérer ainsi comme le père de son œuvre, de ses concepts, père auto-engendré et immortel. On comprend qu’il soit préoccupé par la rédaction en 1912 de Totem et tabou où il élabore le mythe du meurtre du père tout-puissant de la horde primitive. Freud essaie ainsi de régler les contradictions « du complexe paternel » par le patriarcat. Le mythe du père totémique est à la source du vécu de chaque famille, y compris analytique. Il provoque crainte et révolte des fils, désir de meurtre du rival. L’œdipe est la sortie de l’impasse de ce mythe ; situer le père comme idéal, refoulement du désir de mort conduisant à une culpabilité et une inclination pour le non-agir, la passivité, le renoncement et l’idée que l’échec fait partie de la vie.

Passer – dé-passer le père

Peut-être peut-on saisir ici ce qui a amené Lacan à cette hypothèse : « on peut se passer du père à condition de s’en servir. » Ce qui revient à dire, en référence au nœud borroméen, que si pour Freud les trois consistances RSI sont nouées par une quatrième qui est la réalité psychique, laquelle n’est autre que le complexe d’Œdipe, il y aurait possibilité d’un nouage à trois consistances sous une forme borroméenne, « ce que, pour avoir quatre termes, Freud n’a pu faire, mais c’est très précisément ce dont il s’agit dans l’analyse ».

La question reste entière de savoir comment établir un nouage qui se passe de cet artifice du complexe d’Œdipe pour les faire tenir, et serait une formalisation de la fin d’analyse. Pour dire cela sur un mode plus clinique, peut-on envisager une guérison où il n’y aurait plus de nécessité de souffrir de cet amour pour le père et du père pour ek-sister, pour sortir de la maison du père ? On en saisit l’importance si l’on prend en compte ce que le mode de filiation patriarcal contenu dans les religions et les mythes s’accompagne de répression de la sexualité, notamment féminine. Mais il y a aussi ce constat de notre « modernité » où les progrès de la science, la marginalisation de la religion (son retour sur un mode extrême en certains lieux n’en est-elle pas que l’envers de son évanouissement), certaines approches   « psychothérapiques » se dispensent déjà de ce quatrième rond de la réalité psychique ou du religieux. Ce qui pose la question de la place de l’analyste dans le monde actuel. Quel serait pour l’analyste ce qui serait de nature à faire valoir l’existence d’un sujet ?

« Se passer du père à condition de s’en servir » ; nous avons vu de quelle façon Freud avait quelques difficultés à ne pas se prendre pour un père. C’est sans doute cet amalgame entre Nom-du-Père, dont la fonction est de symboliser le phallus, et le patriarcat que Lacan critique. L’analyse du transfert, à supposer que l’analysant prenne l’analyste pour son père (ce qu’il est de façon métaphorique en tant que support, origine de la constitution du sujet de désir), vise à supporter ce rôle prêté par l’analysant, s’en s’y croire. Soit s’appuyer sur ce quatrième terme, le complexe d’Œdipe toujours présent, pour aller vers sa « dissolution » progressive, de façon à ce que l’analysant puisse se passer de la faille, de la souffrance de la faute à l’égard du père, à un nouage des trois dimensions. « Dissolution » pour reprendre le terme de Freud ne signifie pas disparition, mais possibilité de nouvelle cristallisation. Ce qui revient à dire qu’à côté de la famille d’origine, puisse ek-sister un sujet en tant qu’il résiste au signifiant maître, qu’il se supporte de la distance d’avec le signifiant. Sortir de la toute- puissance accordée au père, de la position de fils, rend accessible la rencontre d’un autre qui se tienne dans une position Autre.

Reste la question de ce qui peut permettre ce nouage à trois. C’est une des fonctions de l’objet a. Cet objet bien réel fait obstacle à l’accomplissement de la jouissance, du fantasme, qui exposerait le sujet à quelques inconvénients. Autre façon peut-être d’aborder la question du désir de l’analyste. L’analyste n’est que cet objet a, qui ne s’attrape pas, il relance le discours et le décolle des identifications qui lui sont prêtées, des idéalisations.

Ainsi le livre de Chawki Azouri est-il un livre d’histoire qui nous enseigne comme peut le faire l’histoire qui tient compte de l’articulation entre le passé et le présent, sur les grands problèmes que l’on rencontre encore aujourd’hui sur les institutions psychanalytiques et la question de la fin d’analyse. C’est aussi un livre de psychanalyse, qui reprend les théories de fin d’analyse et évoque la question de la résistance à l’inconscient. Il montre comment des théories-résistances que tout un chacun présente pour se défendre, viennent recouvrir un temps la vérité d’un désir inconscient, lequel ne pourra se révéler que dans un deuxième temps à travers l’analyse du transfert.

Les premiers entretiens avec le psychanalyste et leurs impacts dans le déroulement de la cure

Je me souviens d’un jeune psychiatre dont les premiers mots furent : « Si je viens chez vous, c’est parce que je pense que vous êtes juive, ou tout au moins votre mari et cela fera enrager mon père qui est un profond antisémite. »

Dans ce même registre, un autre médecin ayant déjà fait un malencontreux parcours avec une Madame Tartempion : « Avec vous j’ai de l’espoir : Lévy, c’est comme Freud. »

Je fus immédiatement frappée par l’incidence, l’importance du nom, du prénom aussi.

« Je cherchais une psychanalyste et j’ai été sensible à votre prénom. Le même que ma sœur aînée avec laquelle je me suis mal entendue et que j’aime pourtant. Je voudrais bien me réconcilier avec elle et avec moi-même dans ce que je ressens. »

Une autre jeune femme avait été touchée par mon prénom Nicole qui lui rappelait une très chère amie d’enfance et de jeunesse, qui l’avait abandonnée et qui ressentait une trahison dont elle ne s’était jamais remise. D’emblée c’est comme si – au-delà du contenu– j’avais entendu ce propos comme une mise en garde, une crainte ou une prière de ne pas « l’abandonner à mon tour ».

Un jeune homme, de façon plus légère (apparemment) me dit : « J’habite dans votre quartier, pas besoin de voiture. – Mais vous conduisez. – Oui, mais je me cond (…) je conduis mal. » Cet accroc de langage n’a évidemment pas été pointé dans l’instant, ni par lui, ni par moi, mais il sera beaucoup question de sa « mauvaise conduite » dans la suite de la cure…

Je pourrais encore multiplier les exemples, mais ceux-ci suffiront pour le moment. Ce qui m’a interrogée et intéressée, c’est le rapide surgissement de ce qui paraîtra le noyau essentiel. Et ce dès la première rencontre avec le psychanalyste. Comme quoi celle-ci aurait déjà fait l’objet d’une réflexion préalable. Car je ne peux penser qu’on aille chez un psychanalyste sur un coup de tête, comme cela, subitement. Il s’agirait d’un « pré-transfert » dont a traité le Pr Lucien Israël alors qu’il était chargé de l’expertise psychiatrique d’un détenu dans le cadre des tribunaux. Et cet homme lui disait : « En cellule, dans mon désarroi et mon espoir, c’est comme si je vous parlais déjà. »

Lors des entretiens préliminaires, où il ne s’agit certes pas d’un interrogatoire, il me semblait nécessaire de récolter quelques précisions sur la biographie, la situation familiale, l’histoire personnelle, professionnelle… Et là aussi je fus surprise. On apprend souvent beaucoup plus que ce que l’on croyait, à ce qui pourrait paraître une simple question, une mise au point.

Par exemple :

« Depuis quand êtes-vous mariée ? – Depuis quinze ans… Si je l’ai épousé c’est que j’attendais un enfant de lui. Mais on ne s’est jamais entendu et peut-être vais-je divorcer. C’est aussi pour cela que je viens vous parler, pour voir plus clair en moi. »

« Vous me dites que vous êtes étudiant : en quoi ? – En psychiatrie… Je suis occupé à rédiger ma thèse mais je n’arrive pas à terminer… Il me tarde pourtant d’être médecin et quelque part j’en ai peur… Peur des responsabilités… »

« Avez-vous des frères, des sœurs ? – Non, je suis enfant unique… Ma mère m’a toujours surprotégée et j’ai beaucoup de mal à me déprendre d’elle. »

À une jeune fille : « Vous m’avez déjà dit quelques mots de votre mère, et votre père ? – Mon père… Ce n’était pas mon vrai père. Je ne l’ai appris que tardivement… Comme vous voyez, je suis rousse, la seule de la famille… Je me suis toujours demandé pourquoi, d’où je venais… Un jour ma mère m’a un peu raconté. Une très brève rencontre avec un homme qui ignore qu’elle a eu un enfant de lui, moi. Elle aurait voulu avorter, mais son mari a voulu qu’elle le garde… J’aime mon père, qui m’aime aussi… Mais je voudrais bien savoir qui est mon père de sang, le rencontrer, ça m’obsède. J’y pense tout le temps… » Un très long travail lui aura été nécessaire pour renoncer à faire vivre ce passé et à pouvoir jouir du moment présent.

(Tous ces petits points de suspension se veulent témoins de mon écoute silencieuse, toute attentive à laisser venir…)

Ce qui me frappe c’est l’importance de ces premiers entretiens qui se vivraient par le futur analysant comme une véritable décharge, un soulagement. Ou qui, dans les cas cités plus haut – « me réconcilier avec ma sœur… voir plus clair en moi… » – peuvent augurer comme d’un programme, un désir, un espoir qui, au fil du temps de ce travail, ont pu se réaliser…

Ces premiers entretiens peuvent, ou doivent aussi avoir une fonction de diagnostic. N’étant pas psychiatre, il m’avait semblé indispensable, avant de m’installer en cabinet libéral, de me former tant soit peu au diagnostic des diverses pathologies mentales. On ne prend pas n’importe laquelle en analyse, ni à tout moment… Si bien que j’avais fréquenté cours et présentations de malades à la clinique psychiatrique, à la policlinique, afin d’apprendre à différencier les névroses des psychoses. Et je sais gré aux Professeurs Israël, Ebtinger, Kammerer et Singer – auxquels je rends hommage – qui m’ont ouvert leurs services. De cet enseignement précieux j’en ai fait l’expérience dans quelques cas.

Je pense entre autres à une dame très agitée, se levant sans cesse, arpentant le bureau, blême, échevelée, au discours incohérent qui dépassait de loin mon entendement. Un deuxième entretien, au même déroulement, m’avait confirmé ce que je supposais : elle délirait. Et sans hésiter je lui avais expliqué que n’étant pas médecin, je lui conseillais d’aller plutôt consulter un psychiatre, qui, pour la soulager, lui prescrirait peut-être aussi des médicaments. Ce qu’à mon étonnement elle avait très facilement accepté, sereine, me demandant de lui en indiquer un. La suite, je l’ignore.

Me revient aussi le souvenir, lors d’une cure analytique, d’un moment de bascule chez un jeune homme très abattu, qui décompensait, perdait le sens des réalités. Là aussi mon intervention avait été bien reçue. Il avait été hospitalisé un court moment en clinique psychiatrique, puis suivi par un médecin en privé et avait repris un peu plus tard son analyse avec moi.

Je me souviens aussi d’un entretien avec une dame qui avait fait des études de lettres, de psychologie, se targuant d’être une « intello », qui d’emblée me disait qu’elle ne venait pas pour une thérapie ou analyse, ce qu’elle avait déjà fait, mais « pour en savoir plus sur les mécanismes psychiques, le surmoi, la libido, le refoulement… ». Je lui avais dit que la théorie n’était pas dans mes cordes (!) et n’avais pas cru bon de pointer plus avant sa réticence à parler d’elle-même. D’autant que cette personne me paraissait de structure très rigide. Et de plus, elle m’était peu sympathique… Ai-je eu tort ou raison ? Il faut parfois faire confiance à ce que l’on ressent… ou pressent… qui serait peut-être aussi un élément de diagnostic…

Lors des entretiens il arrive que l’on pose des questions, comme relance ou demande de précisions. Tout en sachant, adage connu, qu’à questions on n’obtient que réponses. Voire ! Car c’est par l’effet que certaines questions produisent une surprise, un étonnement, une suspension, qu’après coup on peut repérer qu’elles ont eu un impact.

Un étudiant me disait lire beaucoup, surtout de la poésie… et qu’il écrivait aussi… « Avez-vous déjà publié ? – Oui, dans de petites revues d’étudiants, mais sous un pseudo- nyme. – Pourquoi ? – Mon père et mon grand-père sont des poètes reconnus. Jamais je n’arriverais à leur cheville. Mieux vaut ne pas m’y risquer… » Au fil du temps des séances, le risque d’autres choses aussi, dans d’autres domaines, avait peu à peu pu se dire, s’éclairer. Sa vie s’était allégée. Et ce « publier », dont je ne soupçonnais nullement les effets, avait ouvert une voie, une voix, vers une liberté… Une autre question fut : « Avez-vous déjà été amoureuse ? » À ce propos je me souviens, comme si c’était hier, de la première fois il me semble où la pensée de cette question m’est venue. C’était il y a plus d’une cinquantaine d’années, dans le bureau du Pr Lucien Israël alors situé au service 64. Un petit bureau, tous en blouses blanches, tassés tant bien que mal. Il m’avait été proposé – ce qui était un euphémisme – de recevoir la malade qui allait venir. C’était une jeune fille qui parlait très peu, tête baissée, avait l’air ailleurs, comme étrangère à ses propos. Et puis, une bascule, un virage s’est produit lors de l’irruption de ma question : « Avez-vous déjà été amoureuse ? » Un regard, elle était là, elle pouvait dire quelque chose : elle avait eu, comme on dit, un chagrin d’amour, un deuil à faire. Elle a eu envie d’en parler un peu.

Cet entretien a-t-il eu des effets sur elle ? Je l’ignore car, à cette époque, cette pensée ne m’était pas venue à l’esprit, trop contente de m’être – pas trop mal – acquittée de la tâche confiée par Lucien Israël. Mais qu’au moment de l’entretien cette question ait eu des effets, ça ce fut ma surprise. Et que l’auditoire fut également surpris de cette question la redoubla encore. L’inattendu était de tout côté. Mais c’est peut-être du côté de la jeune fille que ça l’était le moins. J’aurais presque envie de dire que c’était, sans qu’elle le sache, une question attendue, puisque le temps d’un moment, fût-il bref, elle lui a rendu la parole possible. (J’ai appris récemment que cette question – « avez-vous déjà été amoureuse, amoureux » – serait habitude. Oserais-je penser en avoir été l’instauratrice ? ! …)

Rares sont ceux qui n’ont pas été amoureux, d’une maîtresse d’école, d’une petite fille aux tresses blondes, d’un acteur, d’un parent, d’un partenaire… Amours qui ont laissé des traces. Mais certains s’en garderaient bien… Avoir été amoureux, c’est-à-dire être capable de l’être, de s’y risquer. Serait-ce le critère de l’indication d’une analyse possible ?

Mais il me sera aussi arrivé dans ma pratique de provoquer des incidents : une interprétation trop hâtive, au mauvais moment… Ou une phrase mal dite.

À un jeune homme : « mais qu’est-ce qui vous empêche, ou vous empêcherait de vous opposer à (ce qu’exige) votre père ? » À la séance suivante il était arrivé totalement bouleversé, pour chuchoter, en sanglots, que dans l’entre-temps il était passé à l’acte et avait tabassé son père… Ma phrase était incomplète, j’avais omis le « ce qu’exige »… Les effets auraient pu être dramatiques… Mais c’était peut-être nécessaire pour lui d’en passer par là. Et en effet, dans la suite, ils ont pu se parler, le père n’était pas si obtus que le fils le croyait, lui- même était plus détendu et leur relation n’a pu que s’améliorer. Soulagement de part et d’autre… Et je dirais même des trois côtés : du père, du fils et… de l’analyste ! Puisse-t-il en être toujours ainsi ! Car dans le déroulement d’une cure, il peut aussi y avoir des suicides… Je n’en ai heureusement jamais connu…

C’est la raison pour laquelle, jeune analyste ou ayant pris de la bouteille, voire confirmé par une École, il est nécessaire et recommandé d’aller « en contrôle », c’est-à-dire en parler, en référer à un tiers, un autre analyste. Car la déontologie la plus élémentaire impose de connaître et reconnaître ses limites. D’oser faire son propre bilan… On a toujours à apprendre, à évoluer et on n’est pas analyste une fois pour toutes, ni dans tous les cas, ni en toutes circonstances.

La fonction du « contrôleur » est connue, qui par son écoute aidera l’analyste à prendre conscience de ses préjugés, de ses faux-pas, de son implication personnelle, des achoppements de son inconscient… Car l’analyste qui croirait la psychanalyse une panacée, ou se vivrait comme tout-puissant dans sa fonction ou dans son être, est un imposteur, un usurpateur… Dangereux… Si bien que je tiens à souligner combien l’intervention d’un contrôleur peut avoir des effets, non seulement pour l’analysant, mais certainement aussi chez l’analyste, dans le déroulement de la cure avec son patient.

Comment conclure ? En rappelant qu’en parlant on ignore comment cela sera entendu, et les effets. Telle par exemple ma question « avez-vous déjà publié ? », en elle-même sans efficacité dans un autre contexte, mais ayant marqué une analyse par toutes les ouvertures qu’elle y a créées.

Et il arrive souvent d’entendre quelqu’un vous dire : « un jour vous m’avez dit… » et d’en être tout à fait ahurie, de ne pas s’y reconnaître pour un sou, passé le premier « Pas possible ! Une telle banalité, ou une telle platitude ». Et de s’étonner que cela ait ouvert le chemin. Et ce n’est jamais par ce qu’on aurait cru, dans un bref instant de fierté, être une magistrale interprétation magistrale ! Nous voilà à notre tour plongés dans l’effet de surprise de notre intervention. Juste retour des choses…

Cet écrit prendra fin en citant ce propos de Jacques Lacan, riche d’enseignements1 :

« En aucun cas une intervention psychanalytique ne doit être théorique, suggestive, c’est-à- dire impérative. L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise : elle est faite pour créer des vagues. »

1 J. Lacan, « Conférences et entretiens à la Yale University », 24.11.1975, Scilicet 6/7.

Sur le Banquet ?

Exposé de Bernard Baas lors du séminaire FEDEPSY-ASSERC « Le transfert et l’amour » animé par Jean-Richard Freymann. Séance du 7 juin 2019.

Merci à Jean-Richard de m’avoir confié, une nouvelle fois, la responsabilité d’une intervention à son séminaire1. Le programme de ce séminaire donne pour titre à cette intervention : « Sur le Banquet ? ». Et, toujours d’après ce programme, mon propos devrait avoir pour fonction de conclure (« conférence conclusive » est-il indiqué) une année de réflexion sur la question du transfert.

Ce qui a retenu mon attention, dans le titre ainsi rédigé, c’est le point d’interrogation : « Sur le Banquet ? ». Car on peut en effet se demander en quoi la référence au Banquet de Platon peut servir à une telle conclusion. Certes, le commentaire du Banquet par Lacan occupe toute la première partie du Séminaire sur Le Transfert ; et il est vrai que ce commentaire du dialogue de Platon fait une certaine place à la question de transfert, même si – à bien peser les choses – ce motif du transfert n’y apparaît pas vraiment essentiel.

La « pureté » de Socrate

Sur quel point se fait alors la connexion entre le texte de Platon et la question du transfert ? C’est, principalement, sur ce que Lacan appelle la métaphore de l’amour. Je rappelle de quoi il s’agit : de manière générale, la métaphore consiste, selon Lacan, en ceci qu’un signifiant vient se substituer à un autre pour produire un effet de signification, donc un plein de signification (contrairement à la métonymie, dans laquelle un signifiant succède à un autre signifiant laissant entre eux une place vide, donc un vide de signification, place vide qui est justement la place du désir). C’est cette logique de la métaphore que Lacan retrouve dans la fameuse distinction platonicienne entre érastès et éroménos (amant et aimé) : la métaphore advient lorsque l’aimé en vient à se sentir amant et donc à aimer en retour celui dont il est aimé. Bref, le signifiant « amant » vient là se substituer au signifiant « aimé », produisant l’amour comme signification. Telle est, résumée au plus court, la logique de la métaphore de l’amour.

Quel rapport, donc, entre cette métaphore de l’amour et la question du transfert ? C’est, bien sûr, l’amour de transfert, dont Jean-Richard Freymann vous a déjà expliqué l’importance essentielle dans le transfert analytique. Assurément, ni l’amour, ni même le transfert n’ont attendu l’avènement de la psychanalyse pour se manifester dans les relations humaines. Cela va de soi. En revanche, ce qui va moins de soi, c’est de dire qu’il y aurait déjà eu quelque chose de tel qu’un psychanalyste avant même (et même bien avant) l’avènement de la psychanalyse. C’est pourtant ce que soutient Lacan lui-même ; et il le soutient à propos, justement, de celui qui est le héros de ce texte de Platon qu’est le Banquet (et, à dire vrai, de tous les textes de Platon), à savoir : Socrate.

Ainsi peut-on lire, dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », cette formule « Socrate, précurseur de l’analyse !2 » Lacan n’a cessé de reprendre cette étonnante affirmation. Étonnante non seulement parce qu’elle assigne à la psychanalyse un supplément d’origine anachronique ou qu’elle désigne comme son anticipation géniale cela même que Freud jugeait lui être le plus contraire, c’est-à-dire la philosophie ; mais étonnante surtout parce que cette figure de Socrate ne permet pas vraiment de faire la part entre ce que Lacan y aura conçu comme fiction et ce qu’il y aura visé comme attestation historique.

Quoi qu’il en soit de cette indécision entre figure légendaire et figure historique, Socrate est resté pour Lacan l’exemplification parfaite de l’analyste, en tout cas la seule3 qui soit à la hauteur des interrogations que devrait, selon lui, susciter toute détermination théorique de « l’être de l’analyste » (c’est la formule qu’il emploie dans le Séminaire sur Le Transfert4). Déjà en 1953, dans le Rapport du congrès de Rome, il était question de ceci : « éprouver, en Socrate et son désir, l’énigme intacte du psychanalyste5. »

Sans vouloir ici polémiquer, je voudrais juste faire observer, en passant, que le geste par lequel Lacan fait de Socrate la figure originaire du psychanalyste et de son désir énigmatique n’est au fond que la répétition du geste par lequel tous les philosophes de la tradition (à l’exception de Nietzsche) se sont rapportés à Socrate, geste qui consiste à chercher dans une figure, c’est-à-dire dans une fiction descriptive, dans une représentation sensible du personnage concret et singulier qu’aurait été Socrate, l’origine, « pure » et « intacte », de ce qu’on entend promouvoir comme vérité essentielle et universelle dans l’ordre du discours. À ce titre, la version analytique de Socrate serait elle-même l’énième maillon de cette chaîne qui, depuis Platon, compose et recompose la figure de son origine ; elle serait elle-même le dernier effet de ce que Lacan appelle lui-même, pour qualifier la tradition post-socratique, le « plus long transfert […] qu’ait connu l’histoire de la pensée6 ». Cela signifie que l’histoire qui fait se succéder les penseurs (philosophes et psychanalystes) ne serait qu’un effet transférentiel du rapport de ces penseurs à Socrate.

Reste que, dans le cas de Lacan, cette référence appuyée au personnage de Socrate implique de le distinguer radicalement de Platon, Platon qui est pourtant la principale source de ce qu’on peut connaître de Socrate. Autrement dit : derrière la figure platonicienne de Socrate, il y aurait un Socrate non-platonicien, un Socrate authentique, bref : un pur Socrate. C’est ce que laisse entendre la formule (que je viens de citer) qui vise « en Socrate et son désir l’énigme intacte du psychanalyste » ; et c’est ce que dit explicitement Lacan dans le Séminaire XI, lorsqu’il affirme que « la pureté inflexible de Socrate et son atopia sont corrélatives7 ».

L’atopie de Socrate

J’explique rapidement cette histoire d’atopie. Il faut rapporter ce motif à ce qu’aurait été le dialogue proprement socratique, c’est-à-dire la manière proprement socratique d’interroger les maîtres à penser de la cité ; cela est lisible dans les premiers Dialogues de Platon qualifiés justement de « dialogues aporétiques », c’est-à-dire de dialogues qui s’interrompent finalement sur une impasse, une aporie. Dans ces dialogues, celui qui prétend savoir – c’est-à-dire le maître à penser (qui peut-être, bien sûr, un sophiste, mais aussi un général, un grand prêtre, etc…) –, est défait par les questions de Socrate ; pour autant, Socrate lui-même ne donne pas sa propre réponse à la question discutée, de sorte que le dialogue s’achève sur une ignorance avouée, mais une ignorance qui se connaît comme telle (c’est le fameux « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien »).

C’est dire que, sous l’impulsion de Socrate, les interlocuteurs reconnaissent manquer de ressources pour accéder au savoir de ce qui est en question. Ressource, en grec, se dit poros (comme le nom propre Poros est celui du père d’Eros, ainsi que l’explique le discours de Diotime dans le Banquet) ; le dialogue socratique est ainsi un dialogue a-porétique, un dialogue sans ressource. Mais la conséquence de cette aporicité du dialogue socratique est que les interlocuteurs de Socrate (ainsi que les lecteurs du texte) ne peuvent savoir où se situe Socrate : Socrate est insituable, il manque de lieu théorique, il n’a pas de topos (de lieu propre) dans les conflits d’opinions qui agitent la cité ; en un mot : il est a-topique. Mais, pour être juste, il faut encore préciser le sens que Lacan donne à cette atopie. Lacan précise, en effet, qu’en démontant le faux-savoir des maîtres à penser de la cité, Socrate fait valoir qu’il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir d’épistèmè, de science de la vertu, pas de science de la perfection éthico-politique. Donc par sa manière de discuter et de défaire les prétendus savoirs, Socrate amène justement ses interlocuteurs à reconnaître cette impossibilité d’une science de l’excellence morale et politique. Le dialogue aporétique consiste ainsi à retourner celui qui croit posséder cette science, donc à subvertir cette posture de savant. Ce « retournement », cette « subversion » est ce que dit le terme grec « périagogè ». On trouve ce terme notamment dans le Livre VII de La République de Platon, plus précisément dans le fameux mythe de la caverne (sur lequel je ne vais pas revenir, sauf pour préciser ce point) : le moment où le prisonnier tourne le dos aux ombres pour se mettre en route vers la lumière, ce moment de retournement est signifié dans le texte de Platon par la formule « périagogè holès tès psychès» : le retournement complet de l’âme.

Mais, en toute rigueur, se retourner vers la recherche du vrai ne signifie pas posséder le vrai. Et c’est justement ce que Lacan souligne : la périagogè ne donne pas le savoir ; si elle retourne l’âme en direction du savoir et donc du vrai, toutefois elle n’assure pas que cette visée puisse atteindre son but ; au contraire : elle montre l’impossibilité d’atteindre au savoir du vrai ; elle démontre qu’à la place de ce savoir, il n’y a qu’un vide impénétrable – ou plutôt : que la place du savoir est un vide impénétrable.

La Schwärmerei de Platon

J’imagine que vous percevez déjà le rapport qu’on peut établir entre cette périagogè et l’enjeu du transfert analytique. Mais n’allons pas trop vite. Je voudrais d’abord préciser que c’est justement sur ce point du vide impénétrable que Lacan a marqué la distance entre Socrate et Platon – ou même plus exactement : la trahison du message socratique par Platon. Ainsi déclare-t-il, dans le Séminaire sur Le Transfert : « […] la Schwärmerei de Platon, c’est d’avoir projeté sur ce que j’appelle le vide impénétrable l’idée du Souverain Bien8. »

Le terme allemand de Schwärmerei est un peu difficile à traduire : il signifie quelque chose comme l’emportement, l’exaltation ; un Schwärmer est une sorte de rêveur exalté, aveuglé par son enthousiasme. C’est Kant qui emploie ainsi ce terme pour ironiser justement sur l’emportement des métaphysiciens, notamment Platon, qui prétendent pouvoir accéder au savoir le plus sublime – ou, en termes kantiens : ceux qui entendent transformer en objet de connaissance ce qui n’est qu’un produit de la pensée ; autrement dit encore : ceux qui prétendent connaître ce qui est seulement pensable, c’est-à-dire l’absolu. Lacan reprend donc à son compte ce terme de Schwärmerei (il le répète plusieurs fois dans ce séminaire et dans d’autres) pour dénoncer, lui aussi, l’emportement métaphysique de Platon. Je relis la citation : « la Schwärmerei de Platon, c’est d’avoir projeté sur ce que j’appelle le vide impénétrable l’idée du Souverain Bien ».

Comme vous le savez, ce que Platon appelle le souverain bien, c’est le principe absolu de l’être et de la connaissance. Et c’est justement avec cet absolu que Platon recouvre le vide impénétrable. On peut traduire cela en termes lacaniens : c’est avec cet absolu que Platon vient boucher le trou du réel. Cela dit, il faut ajouter que c’est ce même souverain bien qui apparaît dans le Banquet sous les espèces du « beau en soi » ; je vous renvoie au discours de Diotime que rapporte Socrate et dont il fait sienne la thèse essentielle selon laquelle, au terme d’une ascension qui conduit l’âme à admirer d’abord un beau corps, puis les beaux corps, puis les belles choses en général, puis les belles âmes et les belles actions vertueuses, puis les belles connaissances, les belles sciences etc… – au terme donc de cette ascension, il y a ce Beau-en-soi. Peu importe l’indétermination dans laquelle Platon laisse ce terme. Il est clair que ce Beau-en-soi a exactement le même statut ontologique et épistémologique que le souverain Bien. Comme lui, le Beau-en-soi a pour fonction, dans la métaphysique platonicienne, de recouvrir le vide impénétrable, de boucher le trou du réel.

On comprend donc que le Socrate auquel se réfère Lacan n’est pas le Socrate de Platon ; il n’est pas le Socrate métaphysicien ; c’est au contraire le Socrate qui expose ses interlocuteurs et qui s’expose lui-même au « vide impénétrable ». Et c’est à ce Socrate-là – à ce « pur » Socrate – que Lacan fait référence au titre de figure originaire du psychanalyste ; c’est donc aussi ce Socrate-là qui doit servir à exemplifier ce qui se joue dans le transfert analytique.

Mais c’est justement ce qui fait ici problème. Je dis « ici », c’est-à-dire dans le cadre de la référence au Banquet de Platon. Car, dans ce dialogue platonicien et dans le commentaire qu’en propose Lacan, il n’est pas question de cette « pureté » de Socrate. Il nous faut donc essayer de voir – et c’est là le problème qu’il s’agit de résoudre – comment articuler cette double référence que Lacan fait à Socrate : d’une part, la référence au « pur » Socrate (qui concerne donc les premiers dialogues de Platon, les dialogues dits aporétiques) et, d’autre part, la référence au Socrate du Banquet, étant entendu que ces deux références engagent la question du transfert.

Heidegger – Lacan

À cette fin, il me semble nécessaire de faire un détour, détour pour vous inattendu (et qui vous semblera sans doute être un artifice de philosophe), mais détour pourtant essentiel et tout à fait pertinent (comme vous allez le comprendre). Quel détour ? Détour par Heidegger, plus précisément par la figure heideggerienne de Socrate que Lacan ne pouvait évidemment pas ignorer. Vous allez voir que cela engage de manière essentielle la question du transfert.

Cela dit, et soit dit en passant, je n’ignore pas que le seul nom de Heidegger peut provoquer, chez certains d’entre vous, un petit urticaire allergique ; je connais même des psychanalystes suffisamment obtus pour prétendre qu’il n’y a aucun rapport entre Lacan et Heidegger. Il faut croire qu’ils lisent Lacan avec des lunettes singulièrement filtrantes.

À ce propos, permettez-moi une brève vignette biographique, qui n’est pas sans rapport avec ce qui nous intéresse ici : lors de la fameuse rencontre de Lacan et Heidegger (car rencontres il y a eu, et même plusieurs) – lors donc de cette rencontre, à Pâques 1955 à Fribourg9, la conversation a tourné presque exclusivement autour de la question… du transfert. Eh oui. C’est Heidegger qui avait posé la question : « Et le transfert ? (Und die Übertragung ?) » ; Lacan s’était alors lancé dans une longue réponse traduite tant bien que mal par Jean Beaufret ; à quoi Heidegger, après un long silence, avait réagi par un simple « Ach so ! 10 ». Bref, entre Lacan et Heidegger, le courant semble bien n’être passé que dans un sens. Du reste, lorsqu’il reçut de Lacan un exemplaire dédicacé des Écrits, Heidegger jugea le texte « manifestement baroque11 ». Et quelques temps plus tard, après avoir reçu une lettre de Lacan, Heidegger faisait ce commentaire : « Il me semble que le psychiatre a besoin d’un psychiatre12. » Bon ; c’est un peu balourd. Reste que, comme je le montrerai plus loin, il se pourrait bien que cette attitude un peu réactive de Heidegger tienne, justement, à ce qu’il aurait eu à dire du transfert.

Mais d’abord venons-en à ce que, concernant Socrate, Lacan doit à Heidegger. Ce qu’on trouve dans l’unique et bref texte de Heidegger relatif à Socrate porte justement sur le motif de la pureté. Voici ce texte, qui – à dire vrai – n’est qu’une remarque, dans Qu’appelle- t-on penser : « Lorsque nous sommes rattachés à ce qui se retire, alors nous sommes en mouvement vers ce qui se retire, vers les approches pleines d’énigmes, et donc changeantes, de son appel. Quand un homme est expressément dans ce mouvement, alors il pense, dût-il être encore très éloigné de ce qui se retire, dût le retirement demeurer aussi voilé que jamais. Socrate, sa vie durant, et jusque dans sa mort, n’a rien fait d’autre que de se tenir et de se maintenir dans le vent de ce mouvement. C’est pourquoi il est le plus pur penseur de l’Occident […]13. »

Ce que vise Heidegger par la formule « vers ce qui se retire », c’est évidemment l’être en tant qu’il est la visée de la pensée, sans être l’objet d’une connaissance. Autrement dit : l’être n’est pas le degré le plus élevé d’une ascension de l’âme, il n’est pas le Bien dont parle Platon (qui, lui, identifiait l’être et le Bien) ; il n’est pas l’absolu promis au savoir ; mais il est au contraire ce qui, par essence, échappe à toute saisie rationnelle, à toute épistémè, à toute science ou – pour reprendre un terme heideggerien – à tout arraisonnement, c’est-à-dire à toute prise, à tout enfermement dans une définition rationnelle.

Vous l’aurez compris : l’être est à mettre ici en corrélation avec ce que Lacan nomme, à propos de Socrate, le vide impénétrable. Et si, dans la remarque que je viens de lire, Heidegger fait de Socrate « le plus pur penseur de l’Occident », c’est parce que lui, Socrate, n’a rien fait d’autre que de se tenir dans le mouvement vers l’être, sans convertir l’être en un étant suprême tel que Dieu ou le Bien. Ou, pour le dire autrement : Socrate, n’a rien fait d’autre que de se tenir exposé au vide impénétrable, sans le recouvrir par quelque absolu potentiellement accessible à la connaissance, contrairement à ce qu’ont fait tous les philosophes après lui, à commencer par Platon, c’est-à-dire toute cette longue chaîne de philosophes qui forment ce que Lacan appelle – comme on l’a vu – « le plus long transfert de l’histoire de la pensée ».

Contrairement donc à ses successeurs, Socrate – toujours selon la remarque de Heidegger – est le plus pur penseur parce qu’il s’est confronté à « l’énigme » de l’être (ce que Heidegger nomme ailleurs le « secret » de l’être), parce qu’il s’est maintenu dans l’écoute de « l’appel » de l’être. Répondre à cet appel de l’être requiert donc de ne pas lui retirer son caractère d’énigme ou de secret ; c’est à cette condition que la réponse peut être effectivement et littéralement responsable (ce qui, implicitement, signifie a contrario l’irresponsabilité de ceux qui, comme Platon, ont converti l’être en un objet de science).

Vous allez me dire que je commence à déraper hors du sujet qui nous intéresse ici et que toute cette rhétorique heideggerienne sur l’être et sur son appel n’a rien à voir avec la question du transfert. Eh bien, détrompez-vous. Car c’est exactement de cela qu’il est question dans le Séminaire de Lacan sur Le Transfert. Voici en effet ce qu’on peut lire au début de la séance du 3 mai 1961, lorsque, avant de commenter le texte de Claudel, Lacan prend soin de rappeler l’unité de sa démarche depuis le début de l’année de ce séminaire : « J’essaye cette année de replacer la question fondamentale qui nous est posée dans notre expérience par le transfert, en orientant votre pensée vers ce que doit être, pour répondre à ce phénomène, la position de l’analyste.
Je m’efforce en cette affaire de pointer au niveau le plus essentiel ce que doit être cette position devant l’appel de l’être, le plus profond, qui émerge au moment où le patient vient nous demander notre aide et notre secours14. »

Et, quelques lignes plus loin, Lacan ajoute ceci : « Si cette année je suis reparti devant vous de l’expérience socratique, c’est essentiellement pour vous centrer autour de ceci, qui est donné dès le départ de l’établissement de l’expérience analytique — nous sommes interrogés en tant que sachant et même en tant que porteurs d’un secret, mais qui n’est pas le secret de tous, qui est un secret unique et qui pourtant vaut mieux que tout ce que l’on ignore et qu’on pourra continuer d’ignorer15. »

Vous avez bien entendu : la question ainsi soulignée par Lacan comme fondamentale est celle de la position de l’analyste devant l’appel de l’être, question fondamentale en ce qu’elle engage le statut de l’analyste qui est, pour l’analysant, porteur d’un secret, secret de quelque chose qui excède tout ce qui est de l’ordre du savoir… Il faut être sourd pour ne pas entendre dans ces propos de Lacan un écho de Heidegger.

Cela dit, il est remarquable que, dans ce Séminaire sur Le Transfert, dont sont extraites ces deux citations, Lacan s’abstient de faire explicitement référence à Heidegger. Son nom n’apparaît pas, alors qu’il est explicitement cité et nommé dans les deux séminaires qui encadrent celui sur Le Transfert (Les Séminaires sur L’Éthique et sur L’Identification). Comment expliquer ce silence ou tout au moins cette discrétion ? Je vous le dis d’emblée : si Lacan ne cite pas ici Heidegger dont manifestement il reprend les termes et les concepts, c’est que, justement, dans ce Séminaire, il entend aussi se démarquer de Heidegger ; et cela concerne précisément la question du transfert.

Je vais donc essayer maintenant de vous montrer, dans un premier temps, jusqu’où va la convergence de Lacan et Heidegger ; puis, dans un second temps, de vous préciser en quel point de sa réflexion Lacan se démarque de Heidegger (c’est là que nous retrouverons le fameux Banquet de Platon).

Les deux modes de la « sollicitude »

Le premier point concerne donc l’idée d’un « pur Socrate » dont Platon aurait déjà trahi la position philosophique singulière. Ce premier motif engage ainsi le statut et l’enjeu du dialogue socratique. J’ai déjà expliqué comment Lacan y voit une dénonciation de tout ce qui peut s’apparenter à un projet de science (d’épistémè) éthico-politique ; et comment cette dénonciation est opérée par la fameuse périagogè, le retournement ou – plus justement – la subversion de l’âme en quête de vérité. L’enjeu du dialogue est ce que les Grecs appelaient la païdeïa, c’est-à-dire quelque chose comme la formation ou ce que les Allemands appelaient naguère la Bildung.

Païdeïa a donc évidemment quelque chose à voir avec la pédagogie, c’est-à-dire – littéralement – avec la manière de conduire celui qu’on entend ainsi former. Mais, deux modes de païdeïa sont possibles. S’il s’agit de former l’élève (quel que soit son âge) au sens de le conformer à un modèle, donc à un certain idéal, alors la païdeïa est normative et même normatrice ; et c’est assurément cette païdeïa normatrice et même ortho-normatrice que Platon institue dans La République, précisément dans tous les passages consacrés à l’éducation et notamment à l’éducation des philosophes qui sont aussi, potentiellement, les gouvernants de la cité juste (bref : les futurs philosophes-rois).

A contrario, on peut faire ici l’hypothèse que la païdeïa pré-platonicienne, c’est-à-dire la païdeïa socratique, serait celle qui, par un revirement radical, par une périagogè essentielle, expose (je reprends les termes de Heidegger) au « vent » de la pure pensée, au « mouvement vers ce qui se retire ». Et l’on peut penser que c’est justement cette païdeïa que vise secrètement Lacan dans le dialogue socratique. Si, en effet, il lui a paru nécessaire d’isoler un « pur » Socrate, c’était afin de distinguer le questionnement socratique de ce que sera la science platonicienne comme connaissance des idées. Autrement dit : il s’est agi, pour Lacan, de libérer la païdeïa de la compromission politique dans laquelle Platon l’avait engagée, en vue de promouvoir l’idée d’une « pure » païdeïa, d’une païdeïa authentique, qui serait la païdeïa socratique.

Il y aurait ainsi à distinguer radicalement entre deux païdeïa : d’une part la païdeïa socratique, c’est-à-dire cette païdeïa désappropriante qui défait le sujet questionné pour le confronter à lui-même en tant que sujet questionnant, la païdeïa qui expose à la périagogè radicale, au retournement du sujet par-delà ou en deçà de toutes ses identifications ; et d’autre part la païdeïa platonicienne, telle qu’elle sera à l’œuvre notamment dans la République, païdeïa qui soumet le sujet à l’exigence orthonormatrice des idées. Nul doute qu’à la païdeïa socratique correspond, pour Lacan, la position de l’analyste – je vais y revenir dans un instant pour en préciser les repères –. A contrario, à la païdeïa platonicienne, c’est-à-dire à cette païdeïa qui imprime au sujet l’identification à des types idéaux, correspondrait plutôt – si l’on peut se permettre de pousser jusque-là l’analogie16 – ce que Lacan n’a cessé de dénoncer : la prétendue bienveillance thérapeutique qui amène le sujet à se soumettre au service des biens, l’assistance psychologique qui fortifie le Moi à coups d’identifications symboliques – bref, la païdeïa de la psychologie adaptative et de la pédagogie d’orientation.

Si donc Socrate peut être désigné comme « précurseur de l’analyse », c’est bien en vertu de cette relation qu’exemplifie le dialogue socratique, où l’interlocuteur, loin de se voir prescrire quelques valeurs auxquelles conformer son existence, est au contraire rendu au désir énigmatique qui anime son questionnement.

Or, là encore, il faut remarquer combien, sur ce point – entendons : sur le point précis de cette distinction, car pour le reste, comme nous le verrons plus loin, les choses se construisent autrement –, combien donc, sur ce point, cette spécification de la relation analytique (et donc du dialogue socratique qui lui sert de paradigme) témoigne de la dette de Lacan envers Heidegger. Car cette distinction entre la relation qui impose à l’autre une marque à partir d’un type ou d’une essence et la relation qui, au contraire, expose l’autre à son désêtre, au rien qui le constitue (au « vide impénétrable »), – cette distinction donc est exactement celle qu’énonce Heidegger au paragraphe 26 de Sein und Zeit : distinction entre « la sollicitude substitutive-dominatrice (die einsprigend-beherschende Fürsorge) et la sollicitude devançante-libérante (die vorsprigend-befreiende Fürsorge)17 ».

Je signale, en passant, que ce rapprochement entre les deux modes heideggeriens de la sollicitude et la relation transférentielle dans la cure analytique avait déjà été remarqué par le psychiatre suisse Médard Boss (un des représentants du courant de la Daseinanalyse) ; et Heidegger a vu, dans cette remarque de Boss, une incitation à se risquer lui-même sur le terrain « psy ». Cela a conduit aux conférences faites par Heidegger à la clinique de Zollikon, à Zürich18 (il s’agit des fameux Zollikoner Seminare19).

Mais je laisse cela de côté, pour me concentrer sur ce que ce rapprochement peut signifier dans le contexte lacanien. Ce que je veux dire, c’est que la relation analytique peut et même doit être pensée comme procédant de cette sollicitude devançante-libérante et non substitutive-dominatrice (et sans doute cela participe-t-il de la dimension éthique de la psychanalyse). Cette relation requiert donc de l’analyste qu’il entende ce que Lacan lui-même désigne par « l’appel de l’être » inscrit secrètement dans la demande de l’analysant. Et, comme Socrate, l’analyste doit pouvoir entendre cet appel que, tout à la fois, couvre et manifeste la demande de celui qui s’épuise à trouver ses marques ou ses modèles. Il doit prêter l’oreille à l’inquiétude silencieuse que couvre le bavardage de la demande, s’il veut pouvoir amener son patient à s’exposer lui-même au mouvement vers ce qui se retire.

Qui n’entend pas cet appel de l’être dans la demande du patient ne saurait, dit Lacan, assumer sa position d’analyste. Car le manque-à-être qui fait le fond originaire de la demande est l’être même de celui qui s’aliène en cette demande. C’est le désêtre qui fait son être. La demande n’appelle pas qu’on y réponde par un « tu es ceci ou cela », même déguisé en un « tu devrais être ceci ou cela, et te mettre au service de tel idéal ou de telle cause… ». La seule cause est celle de la Chose même, c’est-à-dire du pur manque (ou, si l’on préfère, du « vide impénétrable »).

Il n’y a donc qu’à s’en tenir à l’appel de l’être, à sa foncière inquiétude. Car la non- essence est – si l’on peut dire – la seule essence de celui qui s’inquiète de se savoir lui-même. Cela veut dire que l’appel de l’être est le sens même de l’être. Et c’est là ce que confirme cette autre citation de Lacan (Le Transfert] : « Au que suis-je ?, il n’y a pas d’autre réponse au niveau de l’Autre que le laisse-toi être. Et toute précipitation donnée à cette réponse quelle qu’elle soit dans l’ordre de la dignité, enfant ou adulte, n’est que je fuis le sens de ce laisse-toi être20. »

C’est exactement le sens de ce que Heidegger nomme « la sollicitude dévançante- libérante ». Et du coup, ce rapprochement des textes de Lacan et Heidegger me permet aussi d’avancer cette remarque : si c’est bien l’amour de transfert qui soutient, pour l’analysant, la relation analytique et qui conduit l’analyste à renvoyer l’analysant à la vérité de son désir – c’est-à-dire à cela même dont sa demande est tout à la fois l’occultation et la manifestation –, alors ce « laisse-toi être », qui est la seule réponse au « que suis-je ? », est en même temps le seul amour qui puisse être retourné à l’amour de transfert. Autrement dit, la sollicitude devançante-libérante est cet amour qui, loin de se prêter au leurre dont procède l’amour de transfert, le rend à sa vérité secrète et expose ainsi le sujet, l’analysant, à sa propre nullité ontologique, à son propre désêtre.

On comprend donc maintenant ce qui justifie l’insistance de Lacan à se référer au dialogue socratique, alors même que – tout le monde le sait, et il est inutile d’en rajouter sur ce point – tout sépare en général le dialogue philosophique et le dialogue psychanalytique. Mais si Lacan, malgré tout, érige le dialogue socratique en paradigme pour l’analyse, c’est bien parce qu’il conçoit – j’espère l’avoir suffisamment montré – la relation analytique à partir du motif heideggerien de la sollicitude authentique et que le dialogue socratique est la seule manière d’exemplifier cette relation.

Je me résume : la fiction lacanienne de la figure de Socrate – du « pur » Socrate comme emblème de l’analyste – est secrètement commandée par la référence heideggerienne. Mais pourquoi l’est-elle secrètement ? Pourquoi Lacan prend-il soin de taire ce qu’il doit en ce point à Heidegger ? Il y a à cela une réponse, réponse assez simple dans son principe : si Lacan n’explicite pas ce que sa thèse sur la pureté de Socrate doit à Heidegger, c’est parce que sa conception du transfert analytique implique encore un autre usage de la figure socratique. Et c’est justement là que joue la référence au Banquet, et notamment à l’épisode final du Banquet qui concerne la relation entre Socrate et Alcibiade.

Autrement dit : la référence au dialogue socratique, au dialogue aporétique, avec l’importance qu’y joue la périagogè conçue comme subversion de l’âme, cette référence secrètement influencée par Heidegger, doit être maintenant doublée par la référence au texte même de Platon, en tant que ce texte (Le Banquet) engage de manière essentielle quelque chose qu’ignore totalement la thèse de Heidegger sur les deux modes de sollicitude ; ce quelque chose d’essentiel n’est rien moins que la dimension du désir dans la relation transférentielle. Pour le dire encore autrement, je voudrais vous montrer que, dans sa construction de la figure de Socrate-analyste, Lacan emprunte à Heidegger ce qu’on peut dire sur le versant de la subversion du sujet et il emprunte à Platon, notamment au Platon du Banquet, ce qu’on peut dire sur le versant de la dialectique du désir. Je me permets de le dire ainsi, parce que l’essai Subversion du sujet et dialectique du désir et le Séminaire sur Le Transfert sont strictement contemporains (il s’agit de l’année 1960-61). Du reste, dans Subversion du sujet et dialectique du désir, Lacan fait explicitement référence au Socrate du Banquet. Et c’est précisément ce qu’il en dit là qui doit maintenant nous intéresser.

Le Socrate du Banquet

J’en viens donc maintenant (enfin !) à ce fameux Banquet. Comme vous le savez, ce dialogue de Platon se présente comme une grande farce, où les convives réunis pour fêter la victoire du jeune poète Agathon au concours de tragédie, s’exercent, à tour de rôle, à disserter sur l’amour. À l’exception du discours de Diotime que rapporte Socrate et qu’il prend à son compte (discours qui est donc aussi la thèse de Platon sur l’amour) – à cette exception-là, donc, les différents discours déroulent des thèses plus ou moins fantaisistes et certaines (comme celle qu’expose Aristophane) franchement déconnantes. Bref : effet comique garanti ; et, dans le Séminaire, Lacan ne manque pas d’en faire ses choux gras.

Mais, s’agissant du statut de ce texte, je voudrais ajouter une remarque que Lacan ne fait pas. C’est que Le Banquet apparaît bien comme une comédie (la seule comédie qu’ait écrite Platon), mais comédie qui vient après les trois dialogues qu’on peut tenir pour l’équivalent philosophique des trois tragédies socratiques que sont l’Apologie de Socrate, le Criton et le Phédon (correspondant aux trois actes : le procès, le séjour en prison et la mort de Socrate) ; ce faisant, Platon aura respecté, à sa manière, la règle qui prévalait dans le théâtre antique : écrire trois tragédies et une comédie.

Dans cette comédie, l’épisode essentiel aux yeux de Lacan n’est pas tant le discours de Diotime rapporté par Socrate (ce discours édifiant, exempt de dimension comique) que la scène finale consacrée à l’arrivée du fameux Alcibiade. Je ne vais pas vous raconter toute cette histoire ; si vous ne la connaissez pas, eh bien lisez Lacan ou, mieux encore, Platon. Voici donc ce que je voudrais en retenir.

L’essentiel est ici la relation de séduction entre Socrate et ses interlocuteurs, au nombre desquels il y a eu le fameux Alcibiade. Je voudrais préciser la logique de cette relation de séduction : c’est en effet par quelque jeu de séduction – jeux qui ne sont autres que les jeux préliminaires de l’amour, avec lesquels ne sont sans doute pas sans rapport les entretiens dits préliminaires de l’analyse… –, que Socrate se pose comme amant pour les beaux jeunes gens dont il s’entoure, lesquels sont ainsi aimés. Chez eux se produit alors la « métaphore de l’amour21 », c’est-à-dire (comme on l’a vu) cette signification qu’engendre la substitution du statut d’amant à celui d’aimé. En tant qu’ils deviennent ainsi amants, ils se révèlent manquer de quelque chose qu’est censé posséder celui auquel s’adresse leur demande d’amour : Socrate. Ce quelque chose est ce que Lacan épingle dans le texte du Banquet : c’est l’agalma, la chose merveilleuse ; ou plus exactement le représentant de la chose merveilleuse (de la Chose avec un grand C), en quoi l’agalma est ici le nom de l’objet a, ou le tenant-lieu d’objet a. Plus précisément encore : c’est l’agalma supposé détenu par celui qui est en position de sujet supposé savoir (Socrate, donc) et qui, à ce titre (en tant que sujet-supposé-savoir), peut bien faire figure de l’analyste.

Cet agalma que vise en Socrate son interlocuteur (et notamment Alcibiade) est au fond le fameux « secret » dont Lacan dit (dans le texte que j’ai déjà cité) qu’il est cela pourquoi l’analyste est visé en tant que sachant. C’est donc ici que les deux versions de la figure de Socrate peuvent être conjointes : de même que, dans le dialogue socratique, Socrate n’apporte pas l’élément qui viendrait combler son interlocuteur, l’aporie laissant finalement cet interlocuteur véritablement et littéralement interloqué, de même, dans la relation avec Alcibiade telle que la rapporte ou la fictionne Platon22, Socrate se refuse lui-même à la métaphore de l’amour : il ne se fait pas amant et, par là, il abandonne Alcibiade à son désir.

Mais cette formulation comparative (de même que…, de même…) est insuffisante. Car il ne s’agit pas simplement d’une analogie. Il s’agit bien, pour Lacan, de penser ici l’aporie du dialogue socratique et l’interruption de la relation d’amour comme une seule et même chose, s’il est vrai que, selon la formule de Lacan, « le transfert est de l’amour qui s’adresse à du savoir23 ». Ainsi, en n’accomplissant pas la métaphore de l’amour, Socrate renvoie Alcibiade à son désir ; cela signifie tout aussi bien : en ne répondant pas à la question qu’il a lui-même suscitée dans l’esprit de son interlocuteur, Socrate renvoie celui-ci à son désir.

Je dis : « à son désir » ; il faut laisser à ce syntagme toute son ambiguïté, en tant que le pronom possessif peut y être entendu et même doit y être entendu d’un côté comme de l’autre. D’un côté, en effet : renvoyer l’autre, l’interlocuteur (ou l’analysant) à son désir, c’est le renvoyer à son désir à lui (ou à son désir d’analysant), c’est l’exposer à ce rien qui le fait désirant, à ce manque-à-être qui le constitue, c’est le faire se confronter à son désir pur. Et, de l’autre côté – mais il n’y a pas à distinguer ici deux processus ; il s’agit de la même chose, les deux côtés étant comme les deux faces apparentes d’une bande de Mœbius –, de l’autre côté, donc : pour Socrate (ou pour l’analyste), renvoyer son interlocuteur et/ou son amant à son désir, c’est le renvoyer à son désir à lui, Socrate (ou à son désir d’analyste), à ce désir énigmatique, à cet objet précieux et mystérieux qui est la cause de toute l’affaire.

Autrement dit : la périagogè, le retournement ou la subversion du sujet interloqué par Socrate ou par l’analyste se produit lorsque ce sujet est exposé à son manque-à-être ; mais – et voilà la pointe essentielle et propre à Lacan – ce sujet n’est véritablement exposé à son manque-à-être que lorsqu’il s’interroge : que me veut-il, lui, Socrate, lui, l’analyste ? Che voï ? Autrement dit encore : la périagogè, la subversion du sujet, n’arrive que par le transfert ; et donc, réciproquement, l’enjeu du transfert analytique est la subversion du sujet interloqué.

Je répète mon propos : le sujet n’est véritablement exposé à son manque-à-être que lorsqu’il s’interroge : que me veut-il, lui, Socrate, lui, l’analyste ? Cela ne signifie pas que le désir de Socrate serait un désir pur (pas plus que le désir de l’anayste, comme le dit Lacan, n’est un désir pur). Cela signifie seulement que le désir de Socrate est une pure énigme. Et c’est pourquoi [je répète la déclaration initiale de Lacan] on peut « éprouver en Socrate et son désir l’énigme intacte du psychanalyste ». Quel est – pourrait dire l’interlocuteur de Socrate, ou son amant ou l’analysant – quel est en Socrate (en l’analyste) ce désir – ce désir énigmatique – qui me fait moi-même m’exposer à mon désir pur ? Ce rapport entre désir du sujet et désir de l’analyste, rapport qui fait que le désir du premier est à la fois excité et ébranlé par le désir énigmatique du second – ce rapport est très exactement ce que Lacan appelle la dialectique du désir.

On comprend donc par là que, si la relation analytique relève bien de ce que Heidegger désigne comme la sollicitude authentique, toutefois cette relation – et c’est précisément cela que Heidegger a manqué – procède du désir de l’analyste, désir énigmatique, indéterminable, atopique : c’est le désir de l’Autre, auquel le sujet doit se confronter pour accéder à sa propre vérité de désirant.

Le leurre réciproque

Voilà, pour l’essentiel, ce que je croyais utile de retenir de cette référence lacanienne à Socrate. Double référence – je le rapelle – puisque qu’elle porte à la fois sur la fiction générale d’un pur Socrate (figure tributaire – je l’ai dit – de Heidegger) et sur le cas singulier de Socrate dans le Banquet de Platon. Je pense (ou à tout le moins j’espère) vous avoir suffisamment fait sentir en quoi tout cela concernait la question du transfert. Vous aurez en tout cas remarqué que cette référence socratique nous a fait retrouver les principaux motifs déclinés ici même par Jean-Richard, tout au long de cette année, soit : le motif de la séduction, le motif de l’idéalisation de l’autre, le motif de l’amour de transfert et donc du sujet-supposé-savoir, et enfin le concept d’objet a sous l’espèce occurrente de l’agalma. Au total (et au final, comme on dit aujourd’hui), j’aurais donc été « conclusif »…

Pour autant, je n’ai pas tout à fait fini. Je voudrais encore ajouter une dernière remarque (remarque qui ne sera pas sans un certain rapport avec la question récemment discutée ici de l’amour de transfert dans la fin d’analyse). Elle concerne ce que Lacan, à la fin de son commentaire du Banquet, appelle « la danse entre Alcibiade et Socrate24 ».

Sans reprendre toutes les coodonnées de cette chorégraphie (si j’ose dire), je rappelle ce dont il est question dans le récit que fait Alcibiade de sa tentative d’amener Socrate à une relation charnelle avec lui (bref : à le baiser). Tentative, comme vous savez, ratée. Socrate apparaît ainsi comme l’amant qui, ayant provoqué le désir d’Alcibiade, se refuse maintenant à se laisser prendre comme aimé ; il se refuse à la métaphore de l’amour. Ce refus se comprend par ceci que, si Alcibiade vise en Socrate la chose merveilleuse qu’est l’agalma, toutefois le commerce amoureux qu’il propose à Socrate (la partie de baisouille, si vous préférez) ne peut être qu’un marché de dupes où – comme le lui réplique Socrate – on échangerait « du cuivre contre de l’or25 ». Autrement dit : Socrate pointe dans le désir d’Alcibiade la part d’illusion dont se soutient le désir. Telle est bien la leçon de cette petite séquence, leçon à laquelle s’en tiennent habituellement les commentateurs du Banquet (quand ils veulent bien lire le texte jusque-là).

Mais il faut aller plus loin, et souligner que l’illusion dont procède la demande d’Alcibiade porte non sur l’agalma, le bien très précieux, mais sur la possession de cet agalma par Socrate. Car, en toute rigueur, si Socrate lui-même sait ne pas posséder ce bien très précieux, toutefois il ne fait pas de ce bien une illusion. Il en résulte que – et c’est là ce qui, du commentaire de Lacan, mérite d’être souligné, plus qu’on ne le fait d’habitude –, en dénonçant ce marché de dupes, Socrate est encore lui-même dupé. Car cette chose merveilleuse qu’il sait ne pas posséder, il la met en quelque sorte en réserve pour franchir le pas, au-delà du commerce des corps, vers l’union de l’âme avec la beauté en soi, c’est-à-dire avec le souverain bien, le bien absolument désirable ; même s’il ne possède pas cette chose merveilleuse, il en garde en réserve la potentialité pour se garantir (ou tout au moins ne pas compromettre) la suprême félicité que lui promet le discours de Diotime, félicité que serait l’absolue présence à soi de l’âme dans la contemplation de la pure forme ou idée du beau ; autrement dit : la jouissance du bien suprême.

Socrate et Alcibiade ont ainsi en commun d’être leurrés, l’un et l’autre, chacun à sa façon, sur le bien qu’ils poursuivent, ce bien qui est figuré, dans le texte de Platon, par celui que l’un et l’autre désirent et qui se nomme, justement, Agathon, le nom propre de celui en l’honneur duquel sont réunis les convives du Banquet. Or, pris comme nom commun, agathon veut justement dire en grec le Bien (to agathon : c’est le terme de Platon pour désigner le souverain Bien). Et c’est là le coup de génie de Platon d’avoir pris prétexte de la petite fête donnée par le personnage historique d’Agathon, le poète tragique, pour y insérer sa thèse métaphysique sur le Bien, sur to Agathon.

De fait, Alcibiade et Socrate, chacun à sa manière, se posent comme amants d’Agathon ; mais il y a une différence : Acibiade croit trouver son bien, son agathon, dans le corps d’Agathon (de Monsieur Agathon, de Monsieur Bien), alors que Socrate, lui, sait que le Bien, l’Agathon, que vise l’amour élevé à son plus haut dégré, est au-delà du commerce des corps.

Cela dit, cette différence, qui est assurément ce que Platon s’emploie à souligner, s’inscrit encore dans la leçon qu’on entend habituellement retenir cette fin du dialogue.Or ce que montre justement Lacan, c’est que cette différence entre Alcibiade et Socrate n’empêche pas qu’ils soient l’un et l’autre leurrés ; et même l’un plus que l’autre : Alcibiade se leurre en ce qu’il croit trouver son bien, son agathon, dans la possession du corps de l’autre ; et Socrate se leurre en ce que, se refusant au commerce des corps, il croit s’ouvrir l’accès à un bien plus haut, un agathon plus précieux.

C’est dire que, s’agissant de cet agalma, objet extime, cause du désir, Socrate lui- même est encore leurré, puisqu’il y vise cela même qui pourrait élever son désir à hauteur de l’inconditionné absolu et le faire accéder à la Chose même, soit à ce que Lacan – mais aussi Platon – appelle le réel. Lacan peut donc conclure son commentaire : « Telle est la structure qui règle la danse entre Alcibiade et Socrate. Alcibiade montre la présence de l’amour, mais ne la montre qu’en tant que Socrate qui sait peut s’y tromper et ne l’accompagne qu’en s’y trompant. Le leurre est réciproque […]. Mais quel est le leurré le plus authentique ? – sinon celui qui suit, ferme et sans se laisser dériver, ce que lui trace un amour que j’appellerai épouvantable ?26 »

Et, pour enfoncer le clou (j’allais dire : le clou du réel), Lacan rappelle alors que l’amour est explicitement désigné, dans la Divine Comédie, comme cela dont l’enfer est le produit. Dante fait en effet parler la porte de l’enfer qui dit : « je suis l’œuvre de l’amour27. »

Mais, indépendamment de cette référence dantesque, je veux retenir de cette citation de Lacan ce qu’elle implique quant au statut de Socrate. Socrate, dit Lacan, est « le leurré le plus authentique ». Socrate, c’est-à-dire le « précurseur de l’analyse ». Je rappelle la citation dont nous sommes partis : « éprouver, en Socrate et son désir, l’énigme intacte du psychanalyste28. »

Voilà qui m’amène, pour finir, à cette question, que j’abandonne à votre réflexion : qu’est-ce qui, dans la relation transférentielle, permet à l’analyste de s’assurer de n’être pas lui-même leurré ? Qu’est-ce qui, au terme de l’analyse, peut lui assurer de n’être pas, dans sa relation à l’analysant, le « leurré le plus authentique » ?

1 La présente intervention reprend, pour l’essentiel, des réflexions plus longuement développées dans deux études déjà publiées : B. Baas, « Transfert et ontologie », dans De la Chose à l’objet, éd. Peeters-Vrin, Louvain- Paris, 1998, pp. 89 à 147; et B. Baas, « La voix de Socrate », dans La Voix déliée, éd. Hermann, Paris, 2010, pp. 23 à 78.

2 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », dans Écrits, p. 825.

3 Je n’oublie pas la figure de Dupin (voir Le séminaire sur «La Lettre volée», dans Écrits, pp. 11 à 61). Mais elle est beaucoup moins insistante que celle de Socrate ; beaucoup moins problématique aussi, puisque plus strictement adaptée à l’exemplification des paramètres topologiques de l’analyse.

4 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, éd. Seuil, Paris, 1991, p. 368 [noté dorénavant S. VIII].

5 J. Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (Rapport du congrès de Rome des 26 et 27 septembre 1953), dans Écrits, p. 293.

6 Voir S. VIII, p. 16. Le passage complet dit ceci : « Provisoirement, à titre d’hypothèse, nous allons considérer que celle-ci [la Schwärmerei de Platon] constitue, au niveau d’une aventure sinon psychologique, du moins individuelle, l’effet d’un deuil que l’on peut bien dire immortel puisqu’il est à la source même de tout ce qui s’est articulé depuis, dans notre tradition, sur l’idée d’immortalité —du deuil immortel de celui qui incarna cette gageure de soutenir sa question, qui n’est que la question de tout un qui parle, au point où lui la recevait, cette question, de son propre démon, selon notre formule, sous une forme inversée. J’ai nommé Socrate – Socrate ainsi mis à l’origine, disons-le tout de suite, du plus long transfert, ce qui donnerait à cette formule tout son poids, qu’ait connu l’histoire de la pensée. J’entends vous le faire sentir – le secret de Socrate sera derrière tout ce que nous dirons cette année du transfert ». La formule de Lacan ainsi complétée (« …de la pensée ») est attestée par la version sténographique du Séminaire sur Le Transfert. voir e.l.p. (collectif), « Le transfert » dans tous ses errata, éd. E.P.E.L., Paris, 1991, p. 19.

7 S. XI, p. 232.

8 Ibid., p. 13. L’expression : « la Schwärmerei de Platon » n’est pas accidentelle, ni même occasionnelle ; Lacan la répète plusieurs fois (voir Ibid., pp. 16, 26, etc.).

9 Il y eut une autre rencontre, trois mois plus tard, à Guitrancourt ; et une autre encore au chevet de Heidegger, malade, à Fribourg.

10 Lettre à M. Boss, 4 décembre 1966 ; cité par. E. Escoubas, O. C., p. 164. Voir aussi E. Roudinesco, Jacques Lacan, éd. Fayard, Paris, 1993, p. 299.

11 Lettre à M. Boss, 24 avril 1967 ; cité par. E. Escoubas, O. C., p. 164.

12 Ibid., p. 306.

13 M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. A. Becker et G. Granel, Puf, Paris, 1959, p. 91.

14 S. VIII, p. 311 (je souligne).

15 Ibid. Je corrige le texte à partir de la version e.l.p. (voir supra, note 5).

16 Qu’on entende bien : il ne s’agit pas ici d’identifier la païdeïa platonicienne et cette psychologie adaptative, ni même d’imputer à Platon une quelconque « responsabilité » dans cette dérive pédagogique de notre temps, dont la complaisance doxique interdit trop évidemment toute probité intellectuelle. Il s’agit seulement d’examiner les virtualités de l’analogie. Toutefois, il est incontestable que quelque chose relie (au-delà des différences manifestes qu’on ne saurait négliger) l’onto-typologie de la païdeïa platonicienne et ce qu’il advient aujourd’hui dans la psychologie empirique ; cet élément commun, c’est le principe même de la normativité des choses, principe selon lequel on doit, comme dit Heidegger, apprécier « toute réalité d’après des « valeurs » » (La doctrine de Platon sur la vérité, dans Questions II, O.C., p. 162).

17 Heidegger, Sein und Zeit, § 26, trad. E. Martineau, éd. Authentica, Paris, 1985, p. 122 [noté dorénavant S.Z.,suivi de la pagination de l’édition allemande].

18 Voici comment Médard Boss présenta plus tard les raisons de cette invitation et les motifs qui avaient pu amener Heidegger à l’accepter : « Il [Heidegger] me révéla alors qu’il avait espéré que sa pensée pourrait, par mon intermédiaire en tant que médecin et psychothérapeute, sortir de sa tour d’ivoire philosophique (die Enge von Philosophie-Stuben sprengen) et bénéficier (zugute kommen) à des cercles plus larges et notamment à un grand nombre de malades. Ce qui l’avait en effet considérablement impressionné, c’était que j’avais, dans la première lettre que je lui avais adressée, expressément mentionné la page 122 de son livre Sein und Zeit et avais attiré son attention sur le fait que, sous le titre de « sollicitude devançante » (vorsprigende Fürsorge) , on trouvait l’exacte description du rapport idéal du psychanalyste à l’égard de ses patients en analyse. Plus encore : le contraste, marqué par Heidegger, de cette « sollicitude devançante » seule digne de l’homme (einzig menschenwürdig) par rapport à une « sollicitude qui se substitue » à l’autre en lui faisant constamment violence (eine den Anderen stets vergewaltigende « einspringende Fürsorge ») permettait au thérapeute analyste de faire explicitement ressortir ce qu’a de nouveau et d’unique sa méthode particulière de traitement par rapport à toutes les autres conduites médicales qui sont pour la plupart des conduites de « substitution » et de la délimiter dans ce qu’elle a en propre ». M. Boss, Erinnerung an Martin Heidegger, Neske, 1977, pp. 31 – 32 (cité par Françoise Dastur, Phénoménologie et thérapie : la question de l’autre dans les « Zollikoner Seminare », dans Figures de la subjectivité, Approches phénoménologiques et psychiatriques, Études réunies par Jean-François Courtine, éd. du C.N.R.S., Paris, 1992, p. 166). Martin Heidegger, Zollikoner Seminare, herausgegeben von Médard Boss, Vittorio Klostermann Verlag, Frankfurt 1987. Voir Éliane Escoubas, «La fatale différence» ; ontologie fondamentale et archéologie de la psychè : Heidegger et Freud, in Figures de la subjectivité, Approches phénoménologiques et psychiatriques, Études réunies par Jean-François Courtine, éd. du C.N.R.S., Paris, 1992, pp. 162 – 164.

19 Traduit et publié en français sous le titre Séminaires de Zurich, trad. C. Gros, éd. Gallimard, Paris, 2010.

20 S. VIII, p. 284.

21 S. VIII, p. 185.

22 Voir Banquet, 215a – 219e.

23 J. Lacan, Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits, Walter-Verlag, 1973, repris dans Scilicet 5, Le Seuil, Paris, 1975, p. 16.

24 S. VIII, p. 194.

25 Le Banquet, 219a.

26 S. VIII, p. 194.

27 Dante, La Divine Comédie, chant III.

28 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (Rapport du congrès de Rome des 26 et 27 septembre 1953) », dans Écrits, p. 293.

Le destin du transfert et la passe

Exposé de Ferdinand Scherrer lors du séminaire FEDEPSY – ASSERC  « Le transfert et l’amour » de Jean-Richard Freymann qui a eu lieu le 24 mai 2019.

Introduction de Jean-Richard Freymann

Les trois dernières séances de notre séminaire sur « Le transfert et l’amour » seront consacrées à un retournement dialectique. Trois personnes passeront d’une position de discutant à une position d’exposant, ce sont : Ferdinand Scherrer, Bernard Baas et Liliane Goldsztaub qui représentent pour moi des références théoriques.

Ferdinand Scherrer intervient aujourd’hui sur « Le devenir de l’amour et du transfert chez Lacan et la passe ».

Bernard Baas fera une conférence conclusive intitulée : « Sur le Banquet ? » Liliane Goldsztaub, une conférence conclusive : « sur le transfert aujourd’hui ? »

Le sujet traité par Ferdinand Scherrer est difficile, il inclut les travaux de nos séminaires précédents et une lecture attentive des textes de Lacan : le séminaire sur Le transfert1, « La proposition d’octobre 19672 » et « L’intervention sur le transfert3 », question centrale qui tranche par rapport au milieu analytique.

Exposé de Ferdinand Scherrer : Le destin du transfert et la passe

Introduction

D’abord ce petit préalable : Freud nous invite à le lire en pensant à Rembrandt, un peu de clarté et beaucoup d’obscurité. À quoi fait écho Lacan : « j’enseigne quelque chose dont le terme est obscur4 » et « je travaille dans l’impossible à dire. Est-ce qu’on m’entend ? 5 » ou encore « comment enseigner ce qui ne s’enseigne pas ? voilà ce dans quoi Freud a cheminé6. » Il arrive encore à Lacan de ranger ses Écrits parmi les textes mystiques ou de les comparer aux rochers des jardins Zen autour desquels les moines ratissent comme Lacan autour des rochers de la Chose freudienne. Je ne puis m’empêcher d’ajouter encore ces autres assertions en écho de Freud et de Lacan.
Freud :« La narration que fait le malade semble achevée, solide. On se trouve d’abord devant elle comme devant un mur bouchant toute perspective et ne laissant pas deviner ce qui se cache derrière elle ni même s’il s’y cache quelque chose7. »
Lacan : « Je me casse la tête… ce qui est très embêtant, parce que je me la casse sérieusement, mais le plus embêtant c’est que je ne sais pas sur quoi je me casse la tête […] Qu’est-ce que veut dire signe ? C’est là-dessus que je… que je me casse la tête8. »

Cette obscurité est au cœur de ce qui nous préoccupe aujourd’hui, le destin du transfert et la passe, la passe comme destin du transfert. Les textes de Lacan, plus particulièrement les textes contemporains à l’acte fondateur de « l’École Française de Psychanalyse », renommée « École de la Cause Freudienne », pour bien marquer son ancrage dans le socle freudien, sont d’un abord très difficile. Ce sont : « La proposition d’octobre 19679 » où Lacan développe l’idée de la passe, les textes qui sont des adresses aux membres de l’École de la cause freudienne et les textes de la fondation de la revue Scilicet. L’abord difficile des textes de Lacan, voire leur opacité, a ses raisons. Évoquons-en quelques-unes : son style d’abord qui peut relever de temps en temps d’un certain « dandysme » intellectuel, voire d’un certain maniérisme à triturer la langue française et sa propension à l’opacification. Je prends pour exemple « La proposition d’octobre 1967 ». Il en existe deux versions, version orale et écrite. Leur comparaison nous permet de repérer le cheminement de densification du texte.

Mais il s’agit surtout ce faisant de « rompre le mauvais charme qui s’exerce de l’ordre en vigueur dans les Sociétés psychanalytiques existantes, sur la pratique de la psychanalyse et sur sa production théorique, l’une de l’autre solidaires10 », de palier à la résistance chez les psychanalystes « au discours de Freud lui-même. Les sociétés de psychanalyse sont des bouchons au développement de la pensée analytique ».

Mais aussi Lacan dit parler en « paraboles, c’est-à-dire pour dérouter11 ». Lacan veut réveiller un auditoire endormi par le savoir psychanalytique et lʼaccumulation des données cliniques qui sʼinterposent comme autant de nouveaux préjugés rendant sourds à la singularité des sujets et de leurs symptômes. Il s’agit de restituer lʼétrangeté du symptôme, de reproduire lʼéquivalent des hiéroglyphes de lʼhystérie auxquels était confronté Freud à ses débuts. Lacan nous met en position de lire ses textes comme des hiéroglyphes. Dit en d’autres termes, il tente d’effacer le savoir acquis depuis Freud pour nous ramener aux origines de la psychanalyse. Ce retour n’est pas pour Lacan celui qui se serait fait dʼun seul coup, au départ – les trois coups de Lacan en somme – et dirigé contre les seules dérives des premiers disciples de Freud. Ce retour chez Lacan est constant, il y revient toujours, à chaque tournant de son élaboration. Freud demeure son interlocuteur privilégié, et même dans la critique il reste le point dʼappui, le levier d’Archimède. En 1977, il écrit encore « La clinique psychanalytique consiste à réinterroger tout ce que Freud a dit ». Cette fonction d’éveil, Lacan l’attendra aussi de la procédure de la Passe et de la nomination de l’Analyste de l’École.

Le retour à Freud n’est donc pas un simple retour sur lʼhistoire, sur une origine prétendue « pure » de la psychanalyse. Ce n’est pas non plus un retour sur l’analyse, considérée comme inachevée, de Freud, les circonstances et les vicissitudes de sa vie personnelle, mais sur « lʼessence de ce discours qui part d’un point de rupture » et sur la « fonction quʼil a eu comme cassure12 ». Cassure qui traverse la psychanalyse et chacun dʼentre nous. Il y a plusieurs modalités de retour à Freud : Retour à la conception que Freud se fait du sens du symptôme, du rêve, etc. et de la centralité de la parole et de ses conséquences. Et plus radicalement retour au sens de Freud, retour à l’origine de la psychanalyse elle-même, sur l’ex nihilo du désir de Freud inventant la psychanalyse, du désir de l’analyste.

Dans le séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux, Lacan évoque :

  • le désir de l’hystérique. Lacan nous dit qu’au départ il est mutique dans le symptôme et qu’en prenant la parole, l’hystérique constitue son désir dans son dire même, dans la dynamique même de sa parole.
  • le désir de Freud. Lacan dit souvent qu’il y a quelque chose d’inanalysé chez Freud ce qui ne veut pas dire qu’il faut remettre Freud sur le divan, la question du désir de Freud pose la même question que le désir de Socrate, je cite Le Séminaire XI :

« M. TORT – Quand vous rapportez la psychanalyse au désir de Freud et au désir de l’hystérique, ne pourrait-on vous accuser de psychologisme ?

LACAN – La référence au désir de Freud n’est pas une référence psychologique. La référence au désir de l’hystérique n’est pas une référence psychologique […] Le chemin de l’inconscient proprement freudien, ce sont les hystériques qui l’ont appris à Freud. C’est là que j’ai fait jouer le désir de l’hystérique, tout en indiquant que Freud ne s’en était pas tenu là.

Quant au désir de Freud, je l’ai placé à un niveau plus élevé. J’ai dit que le champ freudien de la pratique analytique restait dans la dépendance d’un certain désir originel qui joue toujours un rôle ambigu mais prévalent dans la transmission de la psychanalyse. Le problème de ce désir n’est pas psychologique, pas plus que ne l’est celui non résolu du désir de Socrate. Il y a toute une thématique qui touche au statut du sujet, lorsque Socrate formule ne rien savoir sinon ce qui concerne le désir. Le désir n’est pas mis par Socrate en position de subjectivité originelle mais en position d’objet. Eh bien ! c’est aussi du désir comme objet qu’il s’agit chez Freud13. »

Le retour aux textes de Freud, dit Lacan, est le retour à l’ex nihilo de la création freudienne. C’est ainsi qu’il faut selon Lacan interpréter le rêve princeps de Freud, « L’injection faite à Irma » (qui ouvre à l’interprétation des rêves) comme relevant du désir de Freud non pas dans son sens exclusivement œdipien, mais au sens du jaillissement du désir de l’analyste tel que Lacan tente de le cerner.

Avec Le Banquet, Lacan tente un retour analogue au sens de Socrate qu’il considère comme un hystérique, et comme le premier « analyste », le premier transfert de l’histoire qui ne cesse de se répéter depuis à commencer par les premiers rapporteurs, « passeurs » du Banquet.

Le destin du transfert

Le destin du transfert recouvre celui du symptôme comme Freud le souligne en évoquant l’analyse comme produisant l’artifice d’une « névrose de transfert ». Le symptôme dont se plaint le sujet, le symptôme cristallisé en « corps étranger » va « au feu » du transfert, « au feu » de la relation à l’Autre, prendre vie et devenir « un infiltrat » de sa réalité psychique, une métaphore vive de son dire.

Lacan reprenant une comparaison de Freud dit que l’analyse se présente comme un jeu d’échecs dont on peut décrire et analyser le début et la fin de partie mais dont l’entre-deux relève de la singularité irréductible du sujet, du défilé, déroulement et mise à plat des signifiants de sa narration et de ses récits

Le transfert, dit Lacan, est au commencement – mais il ne se dévoile comme tel, comme amour de transfert, que dans l’après-coup et au long cours du déroulé de la cure –, au commencement en tant que jaillissement de l’acte du dire constituant le désir. Nous verrons un peu plus loin qu’il s’agit là d’un premier commencement accommodé sur le désir et le savoir supposés de l’Autre. Commencement d’un voyage jalonné d’étapes de ruptures, avec le risque d’errances de chutes dans l’abîme, de tentations de retour, jusqu’à la rupture en tant que telle, comme cause même du voyage.

Un premier commencement d’ouverture vers un second jaillissant de la béance de la coupure constitutif du sujet. Le chemin de l’analyse est celui de la corde tendue au-dessus du vide et de l’abîme sur laquelle se risque l’analysant funambule ou danseur, selon l’image empruntée au Zarathoustra de Nietzsche, fil tendu entre le premier commencement de l’ouverture vers le second commencement de la rupture, de la béance, de la « différence absolue » qu’évoque Lacan dans la finale du Séminaire XI. Autre image : passer le seuil de la porte qui donne sur le vide, source d’effroi, en emportant à ses pieds la barre de seuil, die Schwelle dit Freud à la suite de Fechner, du refoulement originel. Passage donc du premier commencement du transfert au second commencement de la passe. Du commencement d’ouverture à un commencement de rupture. De l’alliance au célibat14, de l’esseulement à la solitude15. Mais ce n’était là, qu’une parenthèse, un peu longue, je le concède.

Reprenons donc. Au commencement de la psychanalyse, il y a l’amour des hystériques, c’est une autre manière de dire qu’au début de l’analyse, il y a du transfert mais aussi du symptôme. Le symptôme devient métaphore dans le cadre de la cure, il ne l’est pas avant. Dès les Études sur l’hystérie, Freud parle du symptôme comme un caillou dans la chaussure, corps étranger dont le sujet veut absolument se débarrasser en venant en consultation. Dans cette adresse à l’Autre, dans le cadre d’un transfert naissant, le symptôme se dévoile comme signifiant du transfert, autrement dit un message et une demande adressés à l’Autre. Dit en termes lacaniens, le symptôme devient un « signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant ». Que veut dire « liquidation » du transfert ? « Liquidation » en allemand se dit Erledigung, Freud parle aussi de solution et de dissolution, Lösung (dit-solution ?), du transfert. Lösung, qui ne consiste pas à l’effacer, mais à introduire une sorte de « bouger », de remaniement dialectique, de démaillage de son nœud intensif. Le transfert qui se noue au commencement comme amour d’objet est destiné à devenir un amour sans objet ce que Lacan appelle à la fin de son séminaire sur les Quatre concepts fondamentaux, en faisant allusion à Spinoza, un amour impossible « un amour sans limite parce qu’il est hors des limites de la loi où seulement il peut vivre », c’est-à-dire, tel que je le comprends, un amour sans autre cause que l’amour lui-même, un amour qui est affirmation du désir comme tel. Un amour qui comme la rose de d’Angelus Silesius « est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue ». Un amour sans objet, sans objet autre que celui qu’il invente, féconde, engendre. Cet amour qui, selon la belle métaphore de l’amour inventé par Lacan (Le transfert p. 67), se produit, éclot « lors de la rencontre de la main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe. Son geste d’atteindre, d’attirer, d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche ». Rencontre donc, de cette main avec cette autre main qui flambe qui sort du fruit, de la fleur, de la bûche. Il reste selon moi une ambiguïté chez Lacan, entre une conception de l’amour fondé, à la suite de Platon, sur le manque et celle, plus spinoziste, sur l’affirmation du désir comme profusion, comme joie, comme puissance infinie d’agir et d’affirmation de soi. Si Lacan invente un mythe c’est que seul lui « se rapporte à l’inexplicable du réel, et il est toujours inexplicable que quoi que ce soit réponde au désir ». Si Lacan invente ici un mythe comme Platon dans Le Banquet c’est que l’amour est mythe, invention, création fiction. L’amour est une métaphore. Le transfert est métaphore.

La question de la métaphore

Le sens primitif de métaphore vient du grec « µεταφορά » chez Aristote et veut dire transporter d’un côté à l’autre. Retenons qu’Aristote use d’une métaphore pour dire la métaphore. En allemand Übertragung a aussi le sens de transport, transport d’un rivage à l’autre, trans-position, tra-duction, Méta-phore. Le transfert est, nous dit Freud un nouage, une connexion, une fausse connexion, un faux nouage. Une « mésalliance » dit-il encore. Dans le transfert le sujet se trompe de destinataire. Pour le dire plus simplement, dans la cure analytique, le sujet pense s’adresser à l’analyste, mais en fait, disons qu’il s’adresse à sa mère. Mais même dans ce cas se pose la question de qui est la mère. N’est-elle pas à son tour une métaphore, une métaphore engendrée par cette autre métaphore qu’est la métaphore paternelle. De quoi la mère est-elle alors la métaphore ? Lacan répond : de « das Ding », la Chose, objet fondamentalement indéterminé et indéterminable. Toute métaphore est un proton

pseudos, « un mensonge » fondamental, radical, extra-moral dirait Nietzsche. Un « mi-dire », une vérité toujours ratée, « une vérité menteuse » selon Lacan.

Avec la procédure de la passe, Lacan va aux détours des préoccupations institutionnelles porter l’accent, dévoiler, mettre en évidence le ressort secret et invisible qui opère dans le transfert, dans le symptôme et dans la métaphore, ressort qu’il appelle : la passe.

La question de la passe

La passe serait-elle simplement réductible à un dispositif institutionnel qui consisterait à mettre à jour ce qui autorise ou encore organise le passage de l’analysant à l’analyste ? Ne concernerait-elle que ce passage de position ? Serait-elle la pointe de l’idéal de la cure ? Dit encore autrement, une cure bien menée conduirait-elle nécessairement à devenir psychanalyste ?

Je vais tenter de montrer que dans le dispositif de la passe, ce qui est en jeu, c’est quelque chose qui concerne toute analyse quelle qu’elle soit, autrement dit toute analyse est une passe réussie ou non. La procédure de la passe, son mode d’organisation et de structure, est la projection dans l’espace institutionnel des structures de la praxis analytique, de l’espace de parole de la scène analytique. De moult exemples sont l’indice de cette projection à commencer la proposition de Lacan de recruter en faisant confiance à l’inconscient. Ou encore sa réplique aux exigences de formation : je ne connais qu’une sorte de formations, les formations de l’inconscient, dit-il.

De la passe, Lacan dira plus tard, « bien entendu, c’est un échec », mais un échec qui précisément est la marque de sa réussite. Dans ce même ordre d’idée, Emmanuel Levinas écrit : « L’échec de la communion dans l’amour est précisément sa réussite. »

Ce développement me conduit à la question de la fin de la cure, c’est-à-dire à la question épineuse de la guérison qui, quoi qu’on en dise, est la finalité la plus immédiate, la plus attendue de la cure.

Représentez-vous le sujet embarqué sur le charroi de son existence les roues coincées dans les ornières pré-inscrites de son histoire. Le sujet a beau tirer sur les rênes pour se désembourber et vagabonder dans les champs, en vain il y retombe. « Sortir de l’ornière » implique de donner une définition de la guérison. Mais qu’est-ce que la guérison ?

Freud et Lacan remettent en cause le modèle médical de la guérison, ils ne cessent de dénoncer la fureur de guérir, le pouvoir thaumaturgique, etc.

Dans « Analyse finie et infinie16 », Freud écrit que le « moi normal » est une fiction idéale D’autre part, s’il est possible de définir la structure du névrosé, la structure du psychotique, qu’est-ce que la structure psychique d’un être normal ? Il n’est pas possible d’en donner une définition. Dans une note infra-paginale, il précise que « la santé justement ne se laisse pas décrire autrement que de façon métapsychologique, en référence à des rapports de force entre les instances de l’appareil psychique que nous avons reconnues, ou, si l’on veut, déduites ». « La guérison, écrit Lacan de son côté, vient de surcroît », ce qui veut dire que l’analyste, à la limite, n’y est pour rien. Et concernant la même question Freud cite en français ces propos d’un chirurgien « je le pansai, Dieu le guérit » et à l’interpellation : « Pourquoi ne cessez-vous pas de défaire, de déconstruire, de vous contenter de l’analyse ? Que faites-vous de la psychosynthèse ? », Freud répond : « Le sujet s’en chargera très bien lui-même et assez rapidement. »

Une suggestion de Jean Allouch m’a paru particulièrement féconde. A la question : « Qu’est-ce que la santé mentale ? », il répond : « C’est l’art de passer à autre chose. » La guérison et la passe ont un rapport très étroit y compris dans la difficulté de les définir. La passe comme la guérison ne sont-elles pas toutes deux, l’art de passer à autre chose ? Canguilhem prétend qu’il est vain de produire une définition objective, scientifique du normal et de la santé. Pour lui comme pour Freud le concept de normal est conflictuel et relève de la polémologie : « Le normal n’est pas un concept statique et pacifique, mais un concept dynamique et polémique17. » Et il précise : « La santé est l’art et le pouvoir de réviser des normes physiologiques usuelles – au risque de la maladie18. » Être en bonne santé, c’est par exemple jouir de la capacité à transgresser les normes fixées par la médecine. Quant à la santé psychique, il avance que c’est le pouvoir de contester les normes édictées et prescrites, le pouvoir de les réviser et d’inventer des normes nouvelles – au risque de la folie. »

Il s’agit donc de recouvrer la « capabilité » comme dirait Ricoeur, à la suite Amartya Sen. Pouvoir de parler, de faire des choses avec des mots, pouvoir d’agir, de produire de l’événement ; pouvoir de s’historiser, de se raconter et de créer de l’identité narrative ; pouvoir de s’imputer responsable et coupable de ses actes.

Le point d’aboutissement de toute analyse est donc de ne plus céder aux impératifs de ce que Lacan appelle un « Dieu Obscur », c’est-à-dire le désir de l’Autre. La formule de Lacan, « ne s’autoriser que de soi-même » ne concerne donc pas que l’analyste et elle n’est pas sans résonner avec la devise kantienne de l’Aufklärung : sapere aude auquel fait écho aussi le Scilicet de Lacan.

La passe, toute passe, pas seulement celle du « passage du psychanalysant, a une porte dont ce reste, qui fait leur division est le gond, car cette division n’est autre que celle du sujet dont le reste est la cause19 ». Le sujet ne s’autorise que de lui-même c’est-à-dire de sa division, de sa béance. C’est également dans ce sens qu’il faut entendre le : « parler en son nom propre », mais nom propre à entendre, comme le souligne Lacan, comme voile, suture de la béance du sujet.

Nous rapportons ici les propos de Lacan, que nous considérons comme une belle formule de passe adressée à François Cheng qui n’a jamais fait d’analyse mais qui a accompagné Lacan dans les années soixante-dix dans son étude du chinois. Il est venu voir Lacan dans sa maison de campagne à Guitrancourt pour lui présenter son ouvrage sur la poésie chinoise. Voilà ce que nous rapporte Cheng : « Il me reste à évoquer cette journée consacrée au travail dans sa maison de campagne, journée claire où l’été haut suspendu avait saveur d’éternité. À l’heure du soir, dans la vaste pièce que doraient les rayons du couchant, sur une question posée par lui, je me suis mis, encouragé que j’étais par son silence attentif, à raconter ma vie mes expériences de la Beauté et de l’Enfer de l’Exil et de la Double langue. Je revois encore son visage soudain éclairé d’un sourire plein de malice et de bonté lorsqu’il m’a dit : « Voyez-vous, notre métier est de démontrer l’impossibilité de vivre, afin que de rendre la vie tant soit peu possible. Vous avez vécu l’extrême béance, pourquoi ne pas l’élargir encore au point de vous identifier à elle ? Vous qui avez la sagesse de comprendre que le Vide est Souffle et que le Souffle est Métamorphose, vous n’aurez de cesse que vous n’ayez donné libre cours au Souffle qui vous reste, une écriture, pourquoi pas crevée ! » Sur ces paroles, nous nous sommes quittés. Ce jour-là, Lacan m’a rendu ma liberté ; il m’a rendu libre20. »

Et à son Séminaire de 1975 il dit : « La métaphore et la métonymie n’ont de portée pour l’interprétation qu’en tant qu’elles sont capables de faire fonction d’autre chose, et cette autre chose dont elles font fonction c’est bien ce par quoi s’unissent étroitement le son et le sens C’est pour autant qu’une interprétation juste éteint un symptôme que la vérité se justifie d’être poétique. Ce n’est pas du côté de la logique articulée, quoiqu’à l’occasion j’y glisse, ce n’est pas du côté de la logique articulée qu’il faut sentir la portée de notre dire21. »

La passe fraye la voie de l’agir métaphorique, c’est-à-dire ouvre le champ de la créativité, de la poésie, de l’invention et de la pensée. Que fait le sujet pendant une analyse sinon que d’expérimenter son agir métaphorique ? C’est lui, le sujet, qui avance le savoir, c’est lui qui prête à l’analyste une supposition de savoir. Le sujet se constitue, s’invente dans ce dispositif jusqu’au point où il va pouvoir s’en séparer et laisser l’analyste derrière lui, comme le déchet de son analyse. Lacan n’emploie à ma connaissance qu’une seule fois la formule de « l’agir métaphorique ». dans le Séminaire XVIII, page 53. Après avoir commenté wei 為 écrit en chinois au tableau : « Ceci se lit wei et fonctionne à la fois dans la formule wu wei, qui veut dire non-agir, donc wei veut dire agir, mais pour un rien vous le voyez employé au titre de comme, cela veut dire comme, c’est-à-dire que ça sert de conjonction pour faire métaphore. »

Et plus haut il dit : « La psychanalyse, elle, se déplace toutes voiles dehors dans cette même métaphore. »

Et ce qui caractérise la métaphore c’est son ratage. La coalescence de l’agir et de la métaphore est ici essentielle. L’écriture du « nœud Bo » ne relève-t-elle pas de l’agir métaphorique, comme c’est le cas de la calligraphie chinoise ? Et lorsqu’il lance des bouts de ficelle à son auditoire n’est-ce pas une invite à chacun de se faire à son tour le calligraphe et le passant de son expérience singulière. Au risque d’être confronté au vertige de la création, à « l’erre de la métaphore » et de ses ratages, comme le fut Lacan, inlassablement »

S’hystoriser de lui-même22

Que veut dire : « s’hystoriciser soi-même ? Les termes « hystérique » et « histoire » sont condensés dans celui d’« hystorique ».

  • Le terme « hystérique ». Pourquoi l’hystérique retient-elle l’attention de Freud et de Lacan ? Pourquoi Lacan dans Les quatre discours inscrit-il le discours de l’hystérique ? L’hystérique, dans une certaine mesure, dans son hiatus « somato-psychique », selon les termes de Freud, du littoral entre savoir et jouissance selon Lacan. L’hystérique exhibe la division, S barré sur petit a, la met littéralement en scène et la répète tout au long de son parcours.
  • Le terme « histoire ». C’est l’histoire de la narration telle qu’elle se développe tout au long de la cure analytique où le sujet fait l’expérience de la division entre savoir et vérité. À cet endroit, Lacan dit qu’il n’y a que du « mi- dire », « la vérité, on ne cesse de la rater ». Narration comme une histoire qui permet au sujet de rentrer dans un processus inventif. Ce qui veut dire que ce qui est de l’ordre de la vérité recherchée est toujours un mixte inséparable entre la fiction et la vérité dite supposée objective, entre ce que Freud appelle la vérité historique et la vérité matérielle. À propos de Totem et tabou23, Freud, par exemple, dit tout à la fois que c’est un événement réel et un mythe. Mythe ou réalité ? C’est « un mythe qui rend compte de l’inexplicable du réel », phrase que l’on retrouve chez Lacan à propos de l’amour. Pourquoi Lacan invente-t-il un mythe de l’amour ? C’est avec cette même préoccupation du thème de la fiction sœur de la vérité.

La scène primitive dans le cas de « L’homme aux loups24 » est-elle vraie ou est-ce une invention ? Est-ce une invention de l’homme aux loups ou est-ce une invention de Freud ? C’est et l’un et l’autre, c’est une fiction qui rend compte d’un événement qu’il est nécessaire de reconstruire, qui a trait aux origines.

Un autre exemple : le mythe fondateur de « l’hystorisation » Freud, Moïse et le monothéisme25. Freud a beaucoup hésité : est-ce un travail d’historien ou est-ce un roman ? Ce sont les deux à ses yeux.

Ceci met en scène toute la dimension de la fiction comme la mise en forme d’un réel inaccessible.

Conclusion

« L’art, dit Klee, a pour objet de rendre visible l’invisible. »
Un document26 vous a été remis qui concerne deux tableaux de Magritte, La voix du silence. Sur ce tableau, le thérapeute est représenté par le « vide », du blanc, comme Socrate est représenté par un satyre censé contenir quelque chose de démoniaque : c’est la place du sujet-supposé-savoir en fin d’analyse… Le dispositif de la passe est organisé comme Le Banquet que nous travaillerons au prochain séminaire : quelqu’un a entendu parler du banquet par quelqu’un d’autre, etc. Dans le banquet, quelque chose est toujours amené par quelqu’un qui le transmet à quelqu’un d’autre, c’est de l’ordre du rapporté ou du passage de témoin. Le rêve « de l’enfant qui brûle » dans le chapitre VII de L’interprétation des rêves est un rêve rapporté à Freud par quelqu’un qui en avait entendu parler par quelqu’un d’autre ? Est-il possible que Freud l’ait rêvé ? L’un d’entre vous l’a-t-il rêvé à son tour ? Quelque chose passe de l’un à l’autre, ce qui peut conduire à inventer quelque chose et éventuellement à en fournir une interprétation nouvelle comme le fait Lacan lui-même au début du Séminaire XI à un tournant de son élaboration et d’un nouveau retour à Freud. Comment interpréter la procédure de la passe, qu’en déduire de son mode d’organisation et de la structure qu’elle actualise ? Un sujet décide de faire la passe, c’est un « passant » qui décide de devenir analyste. Sont désignés deux passeurs qui sont encore en cours d’analyse, qui eux-mêmes s’interrogent sur la passe. Ces deux passeurs sont désignés par leur analyste. Le passant rencontre chacun des passeurs pour témoigner de son propre parcours analytique. Les deux passeurs rapportent séparément devant un cartel ce dont le passant a témoigné. Le cartel de la passe nomme le passant « AE27 », c’est-à-dire quelqu’un dont on reconnaît qu’il a fait la passe. Pendant deux ans, il est AE de l’École, agrégé destiné à enseigner la psychanalyse… Le cartel qui désignait l’AE n’avait donc pas plus de critères que les personnes de l’IPA28 : « Un dénommé cht m’a dit que je suis un analyste né. Je me passe de ce certificat, dit Lacan. »

JRF – Une adresse est toujours différente d’une personne à une autre. La question cruciale que pose la passe, c’est la décision du cartel de nommer la personne AE ou de lui refuser ce titre. Généralement, le cartel attendait que Lacan décide, mais Lacan ne disait rien.

FS – Dans un des textes de Scilicet, le cartel désignait la personne de « bachelor ». Bachelor, en anglais, veut dire célibataire. L’étymologie de « l’Erledigung » est « Ledig » : la « liquidation du transfert », c’est de devenir ou redevenir célibataire. Le devenir de la passe est un échec. Dans une certaine mesure, n’est-ce pas une impasse de Lacan lui-même comme semble le suggérer François Perrier. La passe comme im- passe, nécessairement une impasse, de structure ? Le désêtre, le dé-sert ? Lacan confie un jour à Perrier : « Mes élèves ! S’ils savaient où je les mène, ils seraient terrifiés… Ce qui ne me rassura guère. Ils ne savaient pas où Lacan les conduisait c’est-à-dire au désêtre. Lacan a légué la métastase du désêtre […] Lacan a fait une cosmogonie du désêtre. » Dans son ouvrage, François Perrier indique qu’après la passe vient un état de stupeur, au sens psychiatrique du terme. Je peux ici rapporter les propos d’une personne qui était allée s’incliner sur la tombe de Lacan à Guitrancourt, propos qu’elle tenait du jardinier de Lacan : « Lacan est assis au bord de sa piscine, les pieds dans l’eau, perdu dans ses pensées et tellement immobile que ledit jardinier n’osait l’approcher craignant qu’il soit mort. » Ce n’est pas sans rappeler les crises de Socrate qui debout sur un pied se fige immobile dans un coin comme c’est le cas au début du Banquet de Platon avant son entrée en scène dans la maison d’Agathon, lieu fixé pour le symposium sur l’amour.

JRF – Le dernier interview de François Perrier se trouve dans le numéro de Poinçon, texte dans lequel il différencie la question de la conversion de la somatisation.

Discutants

Bertrand Piret Dans ton exposé, j’ai entendu le transfert comme métaphore, déplacement, « Überträgung », le transfert comme amour d’objet puis amour sans objet, c’est-à-dire comme affirmation de désir en soi, mais comment différencier dans la cure le transfert de l’amour ? La conception classique est de dire que le transfert, c’est l’amour de transfert, c’est-à- dire un amour névrotique, un amour analysable, constitué par la répétition, l’actualisation d’un certain nombre de conflits, d’identifications anciennes avec « fausses connexions », comme l’analyste, la mère. Mais qu’est-ce qui permet d’affirmer que nous sommes toujours dans cet amour névrotique, dans cet amour de répétition ? Freud parle d’un « amour véritable ». Cet « amour véritable » échapperait-il à la répétition ? Cet amour serait-il marqué par une « vraie rencontre » ? C’est-à-dire l’ex nihilo, la créativité, la poésie, quelque chose qui, entre deux personnes, aboutit à une mobilisation narcissique telle que les deux personnes en ressortent différentes. Ce qui se passe à ce moment-là n’est pas analysable, François Perrier l’affirme dans son séminaire sur L’amour29. La psychanalyse ne peut qu’analyser l’amour-répétition mais, par définition, « l’amour véritable » échappe à la psychanalyse. Comment différencier ce qui relèverait du transfert et ce qui relèverait d’une véritable rencontre ? Une autre manière de questionner ce paradoxe, c’est d’interroger la « rencontre ». La psychanalyse est une rencontre qui doit aboutir à des changements chez l’analysant(e) mais aussi chez l’analyste, changements en homologie avec l’amour. Comment alors concevoir qu’il y ait une véritable rencontre, véritable mobilisation des narcissismes, problème essentiel non seulement de l’analysant(e) mais aussi de l’analyste ? Comment concevoir à la fois qu’il s’agit d’une rencontre authentique qui modifie les deux partenaires alors que, pour l’un d’entre eux, tout l’enjeu va être de se dérober à l’amour. Si l’analyste « tombe » véritablement amoureux de son analysant(e), la cure ne peut pas se poursuivre. Ce sont des choses qui arrivent, qui méritent que la question soit posée. À la question : qu’est-ce qui permet de séparer l’amour du transfert dans une cure ? François Perrier apporte une réponse à la fois simple et claire : c’est l’argent. Le paiement protège, il n’amène pas une garantie absolue, mais permet de déplacer le problème, c’est-à-dire que ce ne sera pas à partir de son corps désirant que l’analyste va répondre à l’appel de l’amour qui éventuellement se manifestera pendant la cure. Se pose la question de l’argent et par association la question de la « passe » qui évoque la « prostitution ». Dans le cas de la passe, les passeurs étaient-ils payés ? Et si oui, qui les payait ? De quoi retiraient-ils leur gratification, leur satisfaction dans cet exercice ?

JRF – À l’époque de l’École freudienne, quand le cartel refusait à un psychanalyste installé depuis 25 ans, la nomination d’AE, que se passait-il ?

FS – Certaines personnes ont vécu ce refus comme un jugement, un rejet. Ce problème pose la question des critères de la passe. Quels pourraient être les critères d’une bonne passe ? C’est que les personnes du cartel remercient les passants de les avoir mis au travail. Les AE auraient pu ensuite occuper cette position de « mise au travail ». Qu’ont fait les AE après leur passe ? Ils sont devenus professeurs émérites de l’École, garants de la doctrine lacanienne. Après leur passe, les passants ne parlaient que de leur analyse passée au crible de la doctrine lacanienne. Ils démontraient, en parlant de leur cure, qu’ils avaient bien investi le dogme lacanien, donc qu’ils pouvaient enseigner. Un AE peut-il devenir un fonctionnaire permanent, alors que l’AE ne l’était pour Lacan que pour une durée de deux ans. Il aurait dû être celui qui empêche la fermeture de l’inconscient et le verrouillage de l’institution.

Jean-Raymond Milley – Une remarque sur la question de l’historicisation. Lacan parle d’historicisation mais Freud n’en parlait-il pas déjà à sa manière dans son texte de 1915, « Observations sur l’amour de transfert30 », quand il pose l’amour de transfert comme un moment logique, ce qui rejoint tout à fait ce qui a été dit par rapport à la question du symptôme, l’amour de transfert ne peut pas être considéré comme un symptôme, c’est une métaphore fondatrice de la scène analytique. C’est ce qui permet que quelque chose se mette en place dans un espace qui sera « analytique », qui fonctionne sur un mode logique et non pas chronologique. L’amour de transfert permet la cure et la cure permet l’amour de transfert. Le moment fondateur de la cure est un moment mythique, c’est la mise en place de l’amour de transfert. Freud s’appuie sur la question de l’hystérique et de l’amour de transfert qui vient se répéter au début de chaque cure comme moment fondateur – Freud n’emploie pas le terme d’historicisation – moment qui permet à ce qu’on exige que l’analyste soit dans un souci de véridicité, c’est-à-dire que les événements cause des symptômes soient restitués dans leur intégrité d’une part, d’autre part dans leur temporalité. « Le souci de véracité est une exigence absolument fondamentale, dit Freud, dans la conduite de la cure.»

Ce moment n’est pas historique mais logique, au départ, il n’est pas pris dans la chronologie. Ce moment fondateur, cette dynamique que Freud décrit très bien, sera repris et déployée par Lacan. En 1937, dans « L’analyse finie et infinie », Freud parle et passe du souci de véracité pour l’analyste à quelque chose d’autre qu’il nomme : amour de la vérité. Dans cet amour de la vérité, ce qui est absolument nécessaire, c’est d’une part, l’intégrité psychique de l’analyste, sa « rectitude psychique » dit Freud, de l’autre, le fait qu’il soit narcissiquement plus fort que l’analysant car il se situe à certains moments en position de référent, voire de maître, enfin, ce qui est absolument nécessaire et propre à la cure, c’est l’amour de la vérité : « Il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité c’est-à-dire la reconnaissance de la réalité et qu’elle exclut tout semblant et tout leurre31. » Cette réalité dont il est question, ce n’est pas exclusivement la réalité historique, ce n’est pas la réalité matérielle, cette réalité ne permet pas qu’une fiction se constitue, c’est une autre réalité, c’est la réalité que Freud déploie à la fin de son texte qui est le « roc de la castration », c’est-à-dire qu’à un moment donné, quelque chose fait butée. Freud situe cet amour de la vérité dans une dialectique, dans quelque chose qui n’arrête pas de se dédoubler.

JRF – Dans « Intervention sur le transfert32 », Lacan met en place la question de la vérité comme une expérience logique. Dans le cadre de la rectification du sujet au réel, il reprend le « cas Dora » qui se plaint, entre autres, de M. K. Lacan parle à ce moment-là de la mise du sujet en situation analytique. C’est à cet endroit que se trouve la différence entre le transfert et l’amour ; le transfert dont nous parlons, c’est d’arriver à créer une situation analytique : « Ces faits sont là, ils tiennent à la réalité et non à moi-même, qu’est-ce que j’en peux ? Que voulez-vous y changer ? » Ce n’est donc pas un rapport à n’importe quelle vérité : « Regarde, lui dit-il, quelle est ta propre part au désordre dont tu te plains. » Penser la situation analytique comme une série de retournements dialectiques, c’est donner une composante scientifique à la question. Dans ce texte « Intervention sur le transfert », Lacan vient montrer l’endroit où Freud a été « insuffisant » en ce qui concerne le repérage de ce troisième retournement dialectique.

JRM – Je pense que Freud n’a pas été dupe de cette question, la deuxième topique et de la pulsion de mort viennent réorganiser, reformaliser quelque chose.

FS – Freud était moins dupe que Lacan, et ce dès le début. Certains textes comme les Études sur l’hystérie sont des textes d’un lacanien tardif. Freud parle déjà de noyau pathogène inaccessible, du « roc ». Lacan pensait au début que le symptôme n’était que du signifiant, que de la métaphore. Il a mis un certain temps pour tenter de rendre compte que dans l’inconscient, comme discours de l’Autre, il y a une vacuole, un noyau traumatique qui relève de l’inconscient réel qui est la source du dire. Le texte « Analyse finie et infinie » commence par l’interprétation de Rank du refoulement originaire : c’est la séparation originelle, primitive d’avec la mère. À la fin, Freud désigne le refoulement originaire comme « roc », représenté par le premier tableau de Magritte : le mur érigé entre la pièce et l’obscurité, c’est le roc, l’obstacle ultime que l’on ne peut pas traverser. « C’est, dit Freud, comme si on prêchait au poisson, ça ne sert à rien », le sujet, « seul comme il l’a toujours été », aura à affronter cette question tout le restant du voyage de sa vie.

Ferenczi croyait en la possibilité « d’une analyse entièrement achevée, menée jusqu’au bout ». Pour Freud au contraire elle n’est pas, même s’il le déplore, sans un reste qui résiste à la significantisation. C’est cet impossible à dire qui court dans les dernières lignes du texte de Freud le long d’une véritable chaîne de transfert d’énigme jusqu’à l’énigme de la féminité, de la différence sexuelle, du vivant, du vivant sexué. Selon Freud chaque récit d’analysant, chaque analyse de rêve, chaque résolution de symptôme contient ou laisse subsister un élément représentant de la représentation de ce résidu qui résiste à l’interprétation33, « le point manque-de-signifiant34 ». Les artisans à l’œuvre dans l’atelier analytique : la sorcière métapsychologie, l’analyste et le patient se heurtent ainsi, au terme d’une archéo-géologie de la résistance, chacun à sa façon, au gewachsener Fels/felsen. La sorcière démunie se dérobe. Les constructions de l’analyste se tarissent et il est étrangement réduit à faire usage de persuasion, en vain, il « prêche aux poissons » Les associations du patient ne fournissent plus de nouveau matériel, il se tait ou se rebelle. Les concepts et les mots, les spéculations et les fantasmes viennent s’échouer, s’épuiser, mourir sur le littoral du Fels d’une énigmatique résistance ultime et ils s’effondrent sur le Felsen, dans le sans-fond des mots, dans l’abysse où les paroles se perdent et d’où elles proviennent35 » 36

JRM – C’est la question posée par Tardieu : « Étant donné un mur, qu’y a-t-il derrière ? »

1 J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII (1960-1961), Le transfert, Paris, Le Seuil, 2001.

2 « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », p. 243-259. Paru dans Scilicet, n°1, Paris, Le Seuil, 1968.

3 J. Lacan (1951), « Intervention sur le transfert », Ecrits I, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1999.

4 J. Lacan (1960), Leçons publiques du docteur Jacques Lacan. À la Faculté Universitaire Saint-Louis, à Bruxelles, les 9 et 10 mars 1960. Inédit.

5 Dans Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977, inédit.

6 Ornicar ? n°17/18, 1979, pp. 278.

7 Sigmund Freud, dans Sigmund Freud ; Joseph Breuer, Études sur l’hystérie (1895), Puf, 1971, p.237.

8 Jacques Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, Séance du 10 mai 1977, dans L’UNEBEVUE, Paris, hiver 2003-2004.

9 « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », p. 243-259. Paru dans Scilicet, n°1, Paris, Le Seuil, 1968.

10 Dans Scilicet n°1, Paris, Le Seuil, 1968.

11 « Radiophonie », dans Autres écrits, Le Seuil, p. 414.

12 Interview donnée par J. Lacan à François Wahl à propos de la parution des Écrits, radiodiffusée le 8 février 1967 et publiée par Le Bulletin de l’Association Freudienne n° 3, page 6 et 7 en mai 1983.

13 J. Lacan, Le Séminaire Livre XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p.17.

14 Lire ce qu’écrit Lacan sur le bachelier et le bachelor dans Introduction à Scilicet, dans Autres écrits, Le Seuil, 2001, p. 284.

15 J. Lacan, op. cit., pp. 262-263.

16 S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », dans Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985.

17 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Puf, 1966.

18 Ibid.

19 Dans Autres écrits, op. cit., p. 254.

20 Dans L’Âne n° 4 – février-mars 1982.

21 L’insu que sait de lʼUne-bévue sʼaile à mourre, op. cit., p. 119.

22 Ibid.

23 S. Freud, Totem et tabou, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2003.

24 S. Freud (1918), « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.

25 S. Freud, Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, coll. « Idées NRF », 1971.

26 Voir en annexe.

27 AE : Analyste de l’École.

28 IPA : Association psychanalytique internationale.

29 F. Perrier, « L’Amour », dans La chaussée d’Antin, Paris, Albin Michel, 1994.

30 S. Freud (1915), « Observations sur l’amour de transfert », dans La technique psychanalytique, Paris, Puf, 1992.

31 S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985.

32 J. Lacan (1951), « Intervention sur le transfert », dans Ecrits I, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1999.

33 Par exemple la bouche, l’ombilic du rêve de l’injection fait Irma, La tache noire de la phobie du petit Hans, le sentiment de réel du rêve de l’homme aux loups.

34 J. Lacan, L’angoisse, p. 159.

35 « Au fond de chaque mot, j’assiste à ma naissance ». Amba Till, Le chemin d’Agoué, Edition Atlantica, 2005. « Plein du seul vide / Ancré ferme dans le silence / La multiplicité des êtres surgit / Tandis que je contemple leurs mutations. / La multiplicité des êtres /Fait retour à sa racine. / Revenir à sa racine / C’est atteindre le silence. / Le silence permet de trouver son destin. » Lao Tseu, Tao tö king. § 16, traduction par Ma Kou, Albin Michel, 1984

36 Mon article sur le roc…, in Essaim, 2011/2 (n° 27), pages 83 à 99.

Les hystériques, les « ex » de la médecine ?

Intervention de Nicolas Janel dans le cadre de la 2e journée consacrée à l’œuvre de Lucien Israël « Les apports nouveaux de Lucien Israël dans les pratiques » qui a eu lieu le 22 mai 2019 à la Clinique Sainte Barbe à Strasbourg.

La question que je pose dans mon titre est bien sûr largement éculée. Tout au long de l’œuvre de Lucien Israël, on retrouve une critique du DSM 3 dénoncé comme excluant déjà la névrose hystérique. Le DSM 3 a été édité en 1980, et le dernier en date, le DSM 5 est paru en France en 2015, et ça ne va pas en s’arrangeant pour les névroses et l’hystérie. Lucien Israël nous met en garde quant aux effets de cette tendance : disparition du colloque singulier, désubjectivation de la médecine, médicalisation et pathologisation de tout affect ou de toute pensée, déshumanisation de la psychiatrie, etc. Mais en même temps, l’hystérie ne se laisse pas faire. Je cite Israël : « L’exemple le plus flagrant de cette incarcération, de cet exil de la névrose, c’est cette bible parfaitement révolutionnaire de la psychiatrie, connue actuellement sous le nom de DSM III. Si (…) l’hystérie est morte, on est bien sûr immédiatement tenté d’ajouter : vive l’hystérie. (…) On est tellement convaincu qu’elle est vivante que, pour la faire taire, on la découpe en morceaux et on en répartit un peu partout les pièces détachées du puzzle hystérique. C’est ainsi, si vous vous reportez à ce DSM III, que vous trouverez des morceaux d’hystérie dans le caractère antisocial, d’autres dans le caractère histrionique, et un troisième lot dans le caractère narcissique. (…) Le résultat, (…) c’est qu’il n’y a plus que de l’hystérie partout. (…) Toutes les descriptions qui se trouvent dans ce prestigieux manuel sont des descriptions d’hystériques1. » Et Lucien Israël de dire par ailleurs : « Je ne crois pas que la névrose disparaisse ou alors il faudra changer radicalement de psychiatrie, ainsi que de formation des psychiatres, et la plupart d’entre nous n’exerceront plus cette profession à ce moment-là2. »

Où en sommes-nous en 2019 ? Avons-nous changé radicalement de psychiatrie ? J’aimerais dire que je ne sais pas trop, que le jeu entre subjectivation et objectivation a de tout temps été en conflictualité et que cela continue.

De même pour ce qui est de l’exclusion de l’hystérie : a-t-elle déjà cessé de ne pas s’inclure ? Ma pensée est-elle un luxe seulement permis par la bulle oxy-génante encore en place à Strasbourg ? Bulle que Lucien Israël a largement contribué à souffler ?

L’air du temps est-il plus asphyxiant par ailleurs ? Ou est-ce le discours ambiant paranoïaque qui assombrit le tableau ?

J’aimerais être optimiste. Lucien Israël nous y invite en nous encourageant à ne pas considérer que : « L’étude de la névrose est terminée, mais que nous sommes engagés à ses côtés dans la même lutte3». Celle du combat hystérique, je cite encore : « Nous le saisissons dans notre pratique quotidienne au niveau d’une provocation du médecin. Nous l’entendons aussi tous les jours comme provocation à l’égard des conjoints ou des partenaires. Mais au-delà, (…) le défi ne se borne pas à telle ou telle catégorie de personnes mais peut concerner l’édifice social dans son ensemble. L’hystérie est une façon de refuser l’adaptation sociale. Or, il n’est pas nécessaire d’aller bien loin ni dans le temps ni dans l’espace pour découvrir que l’adaptation à certains régimes (politiques) est une aliénation consentie4. »

N’oublions donc pas d’avoir notre mot à dire, d’utiliser selon Aragon et Breton, ce « moyen suprême d’expression5 » : « Le combat hystérique est un combat pour la réintroduction de la création amoureuse, de la poésie, dans (…) un monde d’argent, d’autorité, de hiérarchie, où chacun est à sa place, dans sa case et ne peut en sortir qu’en sautant hors de la case, c’est-à-dire en se suicidant. L’amour ainsi réintroduit, maladroitement, bien sûr, par l’hystérique, n’est pas une valeur marchande, ne permet pas le développement des multinationales ou la création d’emplois, mais c’est parce que la fonction de l’hystérique est là qu’on essaie de la faire taire6. »

Et Lucien Israël nous dit : « Nul doute que, sur cette pente et dès que d’aucuns en auront les moyens, ce sont d’abord les, ou certains, psychanalystes qui subiront le même sort, puis les psychiatres7. »

Pour l’instant, c’est rassurant, on est encore là ! Et je ne vais pas faire davantage un état des lieux de la médecine d’aujourd’hui, où l’objectivité semble quand même avoir tendance à tout étouffer. Or, je rappellerai quand même que selon Israël : « L’objectivité c’est l’élimination du sujet. (…) On élimine le sujet, on exclut l’inconscient, on privilégie les éléments descriptifs fournis par l’entourage. (…) La névrose figée est ainsi rendue inoffensive. [Disparaissant en tant que névrose] pour devenir une maladie parfaitement incurable, donc consommant largement les médications chimiothérapiques8. »

On était donc prévenu par Lucien Israël. Mais comme je le disais, je m’arrête là, je ne vais pas faire un état des lieux de la médecine actuelle. Mon titre, le jeu de mot est plutôt un hommage à Lucien Israël et au premier livre de psychanalyse que j’ai lu en arrivant en tant qu’interne de psychiatrie à Strasbourg, L’hystérique, le sexe et le médecin9. Ce livre m’avait été donné par un ami co-interne – son chef de service le lui avait conseillé – et c’est en grande partie ce livre qui m’a attiré vers la psychanalyse. En parallèle de la cure et de l’étude des textes, la transmission orale a ensuite opéré pour moi.

J’arrive donc dans les suites de Lucien Israël, deux générations après me plais-je à fantasmer. Mais comme j’arrive aussi après nombre d’autres analystes : Jacques Lacan, Moustapha Safouan, Michel Patris, Marcel Ritter, Jean-Marie Jadin, Jean-Richard Freymann, Daniel Lemler… la liste est longue, mais j’arrête là mon fantasme de filiation pour dire qu’il y a eu dans cette transmission orale, tout un brassage déjà effectué en amont.

Ce qui fait que pour faire une cuisine personnelle, pour acquérir ce qu’on a hérité de nos pères (pairs ?) et le faire nôtre, selon Goethe, il est repris ce qui est transmis sans forcément situer toujours les apports spécifiques de chacun.

Cette journée m’a donc invité à davantage me questionner, et j’ai voulu me cantonner à cela – comme si ça réduisait les choses – à l’hystérie : quels sont les apports spécifiques de Lucien Israël quant à l’hystérie ? Il rappelle souvent la phrase de Lasègue : « La définition de l’hystérie n’a jamais été donnée et ne le sera jamais. » Et Israël ajoute : « en tout cas pas par des médecins », ou « c’était avant la psychanalyse ».

Alors au lieu de chercher des différences de définition, je vais lancer ici un point, à partir de ce que j’ai attrapé dans la transmission qui m’a été donnée. Ensuite, la question sera de savoir comment y articuler quelques apports d’Israël.

Alors, ce point est en fait une phrase, elle est de Lacan : « L’hystérique est un esclave qui cherche un maître sur qui régner. »

Avec le schéma de la division subjective du séminaire X sur L’angoisse, je n’y avais entendu d’abord qu’une quête chez l’hystérique : celle du désir. Comme si le sujet hystérique cherchait à remettre correctement la barre de la castration sur le grand Autre, grand Autre qui ne voudrait pas se soumettre à la loi symbolique, grand Autre incarné par le maître. C’est-à-dire – et pardon pour le manque de poésie – remettre une barre sur grand A (A), pour pouvoir exister soi-même en tant que grand S barré (S), c’est-à-dire en tant que sujet désirant. Comme si la rencontre du maître puissant permettait de retrouver un grand Autre jouissant à partir duquel il fallait entamer les étapes de division subjective du schéma de Lacan pour se constituer en tant que sujet désirant. Comme si faire déchoir le maître finissait d’ouvrir l’ordre de la castration dans lequel l’hystérique n’arrivait pas tout à fait à s’inscrire par défaut d’une loi, une loi pas assez assurée du côté du grand Autre. Conception qui, en passant, collait très bien avec la théorie traumatique de Freud concernant les pères abuseurs, ou à la théorie fantasmatique des pères supposés séducteurs.

On retrouve d’ailleurs aussi chez Lucien Israël l’idée que si le désir naît de la loi chez l’hystérique, la loi est mensongère ; cette loi qui devrait être contenue dans le discours du père apparaît mensongère.

Donc finalement, l’hystérique nous dirait à travers son fantasme que « la loi symbolique s’érige, en faisant en sorte que l’autorité commence par l’assumer, pour que je puisse connaître l’assomption de la castration et l’accès au désir ! » Il y a là une logique finaliste, celle du désir.

Or, dans le texte de Nicolle Kress-Rosen10 figurant dans Psychanalyse et Liberté, on trouve cette affirmation : « Ce que demande l’hystérique, ce n’est pas du désir, ce n’est pas la satisfaction du désir, c’est autre chose. C’est de l’amour ». Faisons déjà la remarque que le désir et la satisfaction du désir, ce n’est peut-être pas la même chose. À mon sens, la satisfaction du désir est plutôt à mettre du coté de la jouissance. Et c’est par rapport à la non-satisfaction, à l’insatisfaction hystérique perpétuelle que je suis encore tenté de placer l’hystérie, du côté de la quête du maintien du désir qui se maintiendrait justement en ne se satisfaisant pas ! Nicolle Kress-Rosen dit que « ce que demande l’hystérique, ce n’est pas du désir ». Cette affirmation m’a donc semblé d’abord contradictoire. Et puis, en relisant, je me suis arrêté sur le mot « demande » qu’elle utilise. Et on sait bien que la demande en psychanalyse n’est pas à prendre au pied de la lettre. Il suffit d’y répondre pour faire retomber le soufflé du désir. Sauf peut-être chez l’hystérique justement, chez qui ça ne retombe pas autant que chez les autres. Pareil pour son symptôme, par exemple au grand dam du chirurgien qui vient d’opérer, la conversion se déplace.

Et puisque je parle du symptôme, n’y a-t-il pas deux versants, en compromis, pour un symptôme névrotique : un versant inhérent à la jouissance, allant plus vers le réel et un versant inhérent au désir, allant plus vers la parole. Donc comme le symptôme, comme un symptôme, la demande hystérique d’amour n’a-t-elle pas deux versants ? Lucien Israël ne nous le confirme-t-il pas dans sa conclusion de ce séminaire à propos de La jouissance de l’hystérique11 : « Ce que l’hystérique a à découvrir, [c’est qu’elle] désire être aimée non pour sa perfection, mais pour des imperfections ou pour son imperfection, l’imperfection transmuée en manque. Il s’agit pour elle de dépasser la déconvenue amoureuse purement narcissique, la déconvenue de ne pas rencontrer le maître qu’elle avait construit à son image12. »

Pourrait-on ajouter comme quête initiale de pleine jouissance, via le narcissisme ? Ce qui serait un des versants de la demande d’amour, le premier versant si on raisonne en temps logiques.

Et Lucien Israël de dire : « En effet, l’amour est toujours d’abord narcissique13… »

Lucien Israël semble nous donner confirmation.

Par rapport à Lacan, pour qui l’hystérique fait déchoir le maître, Lucien Israël dit qu’elle ne le rencontre pas, ce qui à mon sens veut dire la même chose.

Et après, comme dans un deuxième temps logique, le versant du désir peut apparaître… Lucien Israël poursuit : « …mais dans l’acceptation de cet autre incomplet existe la possibilité d’une création amoureuse à la mesure de chacun, création où il n’y a plus de modèle, où chacun a à créer sa propre voie. »

C’est donc là, avec l’amour transnarcissique d’Israël que la question du désir se pose : être aimée pour son manque et aimer l’autre de même, dans l’ordre désirant.

J’en conclus que la quête désirante n’est donc pas pure chez l’hystérique. Sa demande d’amour, à la manière d’un symptôme, apparaît comme un compromis dans lequel le maître ou le médecin est pris : compromis entre jouissance et désir. Pour l’aider à un plus de désir, pour l’aider à se désengluer de la jouissance, Lucien Israël nous précise : « La visée de toute prise en charge psychanalytique de l’hystérique est de l’amener à assumer – terme rebattu – sa castration, c’est-à-dire à se contenter de ce peu. Mais attention, c’est ici que nous sommes menacés par un happement métaphysique, le peu n’est pas un peu de jouir et encore moins un peu de désir ; il est faux, bien sûr, de dire que le désir est désir de tout. Il est peu probable que le désir se manifeste jamais sous forme de désir de posséder des usines, des avions, le pouvoir, voire le plus gros diamant du monde. Ce que je désire, c’est justement un désir assez vif pour investir un objet, n’importe lequel, ça peut être un diamant, pourquoi pas, ça peut être un partenaire hétérosexuel, car c’est cet investissement par le désir du sujet qui rend l’autre désirable, une fois créée cette désirabilité14. »

Sans cette désirabilité créée, c’est-à-dire sans cet accès au désir permis, il n’y a pas de rencontre possible. Le désir est ce qui pousse à aller investir un objet ou un partenaire dans sa différence, et n’importe lequel, en fonction de ce désir, toujours sur mesure. Il cause la désirabilité de l’objet, ou de la femme par exemple, et non l’inverse. Le partenaire, comme tout objet, ne pourrait être désirable en soi, sinon il s’agit de perversion.

Et Lucien Israël de dire qu’un homme qui dit désirer une femme parce qu’elle est désirable est pervers.

Ceci dans le sens qu’à prendre une femme en soi comme désirable, c’est la mettre en place de fétiche. C’est ce que refuse l’hystérique justement, tout en le cherchant bien sûr ! Faire de l’autre un fétiche, ce n’est pas du désir, cela n’implique pas de véritable rencontre.

À la différence de ce que permet le plus de désir et l’amour transnarcissique apportés par la cure qui ressort ainsi comme un gain humain, aussi socialement !

Et Lucien Israël de préciser : « Il n’y a aucun rapport entre le peu que je suis au niveau de l’être et une quelconque résignation à un peu de désir ; être peu ne signifie pas peu désirer ou peu vouloir15. »

C’est-à-dire que la perte de jouissance inhérente à la cure, l’assomption de la castration et l’accès au désir n’ont rien à voir avec une quelconque résignation ou acceptation de l’ennui, qui est plutôt du côté de la haine selon Lucien Israël. Il rappelle16 à ce titre l’étymologie du mot « ennui » qui viendrait du latin odium.

Il en ressort au final une belle invitation de la part de Lucien Israël concernant le but de notre travail. Ce serait permettre un gain individuel et social, sans nécessité de résignation ni d’ennui !

Je voulais finir par remercier Jean-Richard Freymann d’avoir proposé cette journée qui m’a permis de me replonger dans les séminaires de Lucien Israël ; j’ai pu sentir avec son art poïétique et poétique un effet… revigorant ?

À tous ceux qui souffrent d’ennui dans ce monde qui refuse l’hystérie, je propose de goûter à ses séminaires.

Dans Psychanalyse et Liberté, Jean-Jacques Kress utilisait le qualificatif de « roboratif » en parlant d’Israël… Allez sentir comme c’est vrai aussi en lisant ses textes !

1 Lucien Israël, Boiter n’est pas pécher. Essais d’écoute analytique, Paris, Denoël, 1989, pp. 125-126.

2 Lucien Israël, « L’étude de la névrose est-elle épuisée ? Conférence à la clinique de La Ramée, Bruxelles, 27 mars

1987. Dans Boiter n’est pas pécher, op. cit., pp. 134-135.

3 Ibid., p. 141.

4 Ibid., p. 180.

5 Ibid., p. 119.

6 Ibid., p. 140-141.

7 Lucien Israël, « Fin de l’hystérie, fin d’une psychiatrie ? » Intervention à la réunion Association freudienne – Évolution psychiatrique, Paris, 23 novembre 1986. Dans : Boiter n’est pas pécher, p. 206.

8 Ibid., p. 214.

9 Lucien Israël, L’hystérique, le sexe et le médecin, Masson, 1976.

10 Psychanalyse et liberté. Hommage à Lucien Israël, Collectif, Actes des journées de l’IFRAS en juin 1997, à Nancy. Paru en mars 2000 aux éditions Arcanes.

11 Lucien Israël, « 2 janvier 1938 : La Spaltung », dans La jouissance de l’hystérique, Strasbourg, Arcanes, 1996 .

12 Ibid., p. 79.

13 Ibid.

14 Ibid., p. 78-79.

15 Ibid.

16 Ibid., p. 181.

Die Verpönung

Intervention d’Hervé Gisie dans le cadre de la 2e journée consacrée à l’œuvre de Lucien Israël « Les apports nouveaux de Lucien Israël dans les pratiques » qui a eu lieu le 22 mai 2019 à la Clinique Sainte Barbe à Strasbourg.

Introduction

J’ai fait le choix de vous parler de la Verpönung. Dérouler le concept de Verpönung en vingt minutes ressemble fort à une gageure. Je vais donc tenter de faire vite et aller à l’essentiel.

Au préalable, je voulais dire que je suis très heureux d’être aujourd’hui là parmi vous pour cette deuxième journée consacrée à Lucien Israël. Je ne l’ai pas connu personnellement, juste aperçu à deux reprises au local de la BRFL, peu avant sa mort. Ses textes m’ont cependant énormément éclairé, notamment lorsque je débutais dans ma pratique des expertises judiciaires, il y a une vingtaine d’années, surtout en ce qui concerne les perversions. Il est, en effet, toujours frappant de constater que les pervers qui ont commis des choses horribles, qui ont transgressé les lois, sont souvent d’un abord très « sympathique », bien insérés dans le social, ayant une vie de famille… Ce qui frappe, c’est un extraordinaire conformisme et l’image du « comme tout le monde ».

J’ai pourtant l’impression d’avoir connu un peu Lucien Israël car j’ai beaucoup échangé avec quelqu’un qui le connaissait très bien et qui lui était proche. Je veux parler de mon compagnon et ami, Pierre Jamet, hélas disparu il y a déjà une dizaine d’années. Je me souviens des moments où j’allais le voir dans sa ferme sur les hauteurs d’Orbey, juste à côté de chez moi. C’était bien souvent durant l’été et nous avions pour habitude de parler toute la journée au soleil. Je l’avais un jour interrogé au sujet de l’amour transnarcissique dont il était initialement prévu que Jean-Richard Freymann et Jean-Claude Depoutot parlent en introduction de cette journée. Pierre Jamet pensait que Lucien Israël en rajoutait sans doute un peu, que ses postions étaient trop tranchées, du moins elles manquaient de nuances. Pierre Jamet pensait que l’amour transnarcissique était une sorte d’utopie, dans le sens où ce n’est pas quelque chose d’atteignable une fois pour toute, à moins peut-être d’être mystique.

Lucien Israël partait de l’idée que la plupart des amours sont narcissiques alors que cela n’est pas évident du tout. Je vous rappelle à ce sujet que pour Freud, l’amour premier est l’amour par étayage. Le choix d’objet par étayage est différent du choix d’objet narcissique.

La caractéristique de cet amour transnarcissique serait justement la levée de la Verpönung dont je vais parler, et qui, disons-le, pose d’emblée des problèmes de traduction et des difficultés terminologiques, nous y reviendrons. Elle a été traduite par opprobre, honnissement, anathème (qui serait la forme ultime de la Verpönung). Mais aussi par dégoût, honte, voire pudeur (par glissement de sens) qui sont plutôt des effets ou des conséquences de la Verpönung.

Du côté du corps, cet amour transnarcissique transcenderait toutes les manifestations de dégoût. Mais là, nous devrions déjà distinguer différents dégoûts. Il y a toute une palette du dégoût. Jean-Richard Freymann en parlait dans un de ses ouvrages1 ; le dégoût oral n’est, par exemple, pas le même que le dégoût anal. Le dégoût oral aurait juste à voir avec la proximité des corps, alors que le dégoût anal, lui, a vraiment à voir avec la question excrémentielle, de la déjection, de la vomissure mais pas orale…

Il n’est pas non plus évident que cette levée du dégoût soit quelque chose de constant. Elle peut très bien être quelque chose de tout à fait ponctuel. Elle peut exister par moments, par exemple au moment où un couple est au bord de la rupture, ou alors dans certains moments de tendresse etc. Je rajouterais que cette levée du dégoût peut se faire si cet amour est quelque peu réciproque. Si au contraire, il n’est pas réciproque, on peut se dégoûter encore beaucoup plus soi-même…

S’il peut y avoir levée de la Verpönung, c’est que pour un temps, on peut se laisser pénétrer par les objets partiels de l’autre, en lâchant quelque chose de son image spéculaire, de son narcissisme. Jean-Richard Freymann l’a rappelé2, finalement, ce qui fait transnarcissique, c’est de pouvoir accepter subjectivement qu’on aime avant tout un signifiant. De ne pas être amoureux d’une image qui serait en conformité avec ses représentations internes. Le pas transnarcissique, ce serait au fond, le pas analytique, ce serait de savoir que lorsque l’on aime, on aime un signifiant. Ce que cet amour transnarcissique met en évidence, c’est le fait que l’amour peut parfois être une production métaphorique qui, à ce moment-là, produit une signification nouvelle, ce en quoi nous pouvons retrouver les positions de Lacan.

Et puis, il reste à dire qu’il n’y a pas d’amour transnarcissique « pur », il n’évacue pas pour autant complètement l’amour narcissique. Tous les versants de l’amour restent présents, il s’agit juste d’une question de degrés, et où l’on peut attendre des modifications dans l’ordre de ceux-ci et de leur investissement. En introduisant la Verpönung, Lucien Israël a ainsi été amené à parler d’amour mais aussi de perversion. C’est d’ailleurs par le biais de la perversion qu’il va l’introduire. Et il l’introduit d’emblée comme étant un mécanisme tout à fait distinct des trois autres mécanismes que sont la Verdrängung (le refoulement), la Verleugnung (le déni) et la Verwerfung (la forclusion).

À partir des repères freudiens, la création de ce « concept » se fera en 3 temps. Lucien Israël produira, en effet, 3 textes dans un laps de temps relativement court, c’est-à-dire un peu plus d’une année.

  • Le premier : Verpönung. Le 25 février 1974. Dans le séminaire, La jouissance de l’hystérique.
  • Le deuxième : La Verpönung. Le 10 février 1975. Dans le séminaire, « La perversion de Z à A », paru dans Le désir à l’œil.
  • Et le troisième : Die Verpönung – l’opprobre. Écrit entre le 30 mars et le 2 avril 1975. Paru de manière anonyme selon l’usage dans Scilicet 6/7 en 1976.

En parcourant chronologiquement ces 3 temps d’élaboration comme je vous propose de le faire, nous pouvons nous apercevoir que les choses ne sont pas aussi claires qu’il n’y paraÎt au premier abord. Notamment en ce qui concerne la notion d’objet verpönt. Tantôt il parle d’objet de la pulsion, tantôt d’objet désirable, mais encore d’objet a, ou d’objet transitionnel…

Ce qui est remarquable, c’est qu’il nous mène à la complexité de la notion d’objet où derrière ces interrogations sur l’objet, se trouve toute une gamme de mécanismes de l’objet par rapport au sujet.

Premier texte : Séminaire 1974 – La jouissance de l’hystérique – Verpönung (25 février 1974)

Lucien Israël débute sur la Verpönung à partir d’une interrogation sur le désir pervers. Le désir pervers qu’est-ce que c’est ? C’est un désir qui n’a pratiquement pas subi l’Entstellung, c’est-à-dire la déformation par les processus primaires (déplacement et condensation). C’est un désir qui apparaît tel quel dans la conscience et qui est mis en acte.

D’où la question qui va l’arrêter quelque temps : Comment se fait-il que l’immense majorité des objets désirables soit transformée, rendue méconnaissable par l’Entstellung ?

Il a fallu attendre qu’il trouve la référence freudienne pour asseoir son développement. Il l’a trouvée chez Freud dans une relecture du texte « Ein kind wird geschlagen – Un enfant est battu » où apparaît le terme « die verpönte », en désignant en cette occurrence une relation génitale honnie.

Il se peut, en effet, que ce qui peut être honni soit une relation génitale mais ce n’est pas ce qui tombe habituellement sous cette espèce de marque de dégoût de la mère. Cette marque de dégoût concerne essentiellement les objets anaux, stercoraux, les excréments. C’est là le versant le plus usuel où viennent se fixer les marques de dégoût. Ces objets sont marqués très précocement par les manifestations de dégoût de la mère ou d’un substitut maternel.

Or, ce qui va manquer dans les manifestations perverses c’est justement le dégoût. Ce qui n’a pas été marqué par ce dégoût, ne semblera ni choquant, ni dégoûtant, ni révoltant. D’où les effets : ce qu’on reprochera au pervers c’est justement son goût pour ce qui est dégoûtant ou choquant pour autrui (voir le film de Fernando Arrabal – J’irai comme un cheval fou où toutes sortes d’objets apparaissent : bave, urine, sperme, sang, excréments, cannibalisme…).

Ce que Lucien Israël tente de montrer c’est que le dégoût n’a rien de naturel mais naît d’une phrase ou d’un mot qui vient marquer un objet à un certain moment. Il en va exactement de même pour les goûts. Il n’y a pas de bon ou de mauvais goût en soi, ou de naturel. Il suffit de franchir n’importe quelle frontière pour découvrir que ce que mange le voisin est absolument infect ou dégoûtant (fourmis, mygales, larves, cafards…).

L’hypothèse qu’il établit c’est que les objets dégoûtants ont été verpönt, honnis, et non pas verdrängt, refoulés :

  • D’où une définition personnelle du refoulement : La verdrängung, le refoulement, concerne une parole qui n’a pas pu être dite. Le refoulement ne concerne pas ce qui a pu exister mais quelque chose qui n’a jamais été dit.
  • En revanche, la Verpönung, le honnissement, concerne des objets qui ont réellement fonctionné dans l’enfance.

Il apparaît ainsi une différence importante entre un désir « normal » et le désir pervers :

  • Le désir « normal » est celui qui ne sait pas ce qu’il cherche.
  • Le désir pervers, par contre, est celui qui sait ce qu’il cherche. Ce qu’il cherche, c’est l’objet non déformé, n’ayant pas subi l’Entstellung des processus primaires. Ou si l’on préfère la terminologie lacanienne, n’ayant subi ni la métaphore ni la métonymie, c’est-à-dire l’objet qui apparaîtrait tel quel, sans transformation, comme l’étron par exemple ou comme le lait, l’urine, l’écume ou le sperme.

Après avoir introduit la Verpönung via la question de la perversion, Lucien Israël aborde, dans un second temps, la question de l’amour.

Il énonce d’abord que l’amour passe toujours par le narcissisme. Pour lui, l’amour narcissique c’est la conjonction avec l’image narcissique, l’illusion de la conjonction avec cette image narcissique renvoyée le plus fidèlement par le miroir. Il rajoute encore ce détail capital, que cet amour narcissique qui vise à la fusion avec l’autre spéculaire est en fait un amour qui escamote la différence des sexes. L’amour narcissique est celui qui tente de nier la différence des sexes.

En revanche, l’amour transnarcissique, cet amour qui amène à perdre une partie de son narcissisme vient se constituer sur fond de ce que Freud appelait la survalorisation sexuelle, Sexualüberschätzung3. Grâce à cette survalorisation sexuelle, l’adoration des parties de l’objet aimé n’est pas le découpage fétichiste en objets partiels.

On n’aime pas quelqu’un pour tel ou tel de ses détails anatomiques, pour telle ou telle courbure, pour telle ou telle pilosité, telle ou telle musculature… Il y a dans cette survalorisation sexuelle, la possibilité d’unifier ces objets dans un tout, dans lequel chaque partie augmente justement l’attrait de l’ensemble.

Ce que Lucien Israël affirme, « c’est que justement l’amour (transnarcissique) se repère à ceci, qu’il lève la Verpönung et qu’il ne peut rien y avoir dans l’autre de l’amour qui soit rejetable, qui soit objet de dégoût». Et de préciser, « c’est là au niveau du corps de l’autre, au niveau de ces objets éventuellement verpönt, au niveau du goût et de l’odeur de l’autre que se repère la possibilité d’un amour qui ne serait pas narcissique. Ne pas être incommodé, choqué, dégoûté par les odeurs et les goûts intimes de l’autre, c’est là que se trace cet état de grâce qui vient lever la Verpönung, en tout cas repérer une conduite différentielle à l’égard de ces émissions. Cela peut marquer aussi les limites de l’amour ». Apparaît donc le fait que, d’un côté l’amour transnarcissique lève la Verpönung mais que, d’un autre côté, dans la perversion, il n’y a pas de Verpönung. La Verpönung manque dans les manifestations perverses. Il s’ensuit alors tout un questionnement autour de l’amour dans la perversion que je n’ai malheureusement pas le temps de traiter ici. J’en livrerai simplement la conclusion qu’il en donne à la fin de son texte et qui sera sa formule la plus condensée pour désigner le pervers : « C’est celui qui sait où il doit aimer, qui il doit aimer.»

Deuxième texte : Séminaire « La perversion de Z à A » paru dans Le désir à l’œil. La Verpönung (10 février 1975)

Qu’est-ce qui nous amène à trouver bon un goût ou une odeur ? C’est le fait, dit-il, qu’un jour l’odeur ou le goût en question ont été désignés dans un discours d’autrui.

Lucien Israël revient donc sur la Verpönung qu’il avait évoqué un an auparavant et sur quoi il a encore beaucoup à dire.

Je cite : « Je cherchais à ce moment-là quel était le substantif français que l’on pouvait utiliser pour traduire la Verpönung. Je ne sais pas par quel mécanisme de défense je ne l’ai pas trouvé. Il est évident que le terme qui correspond à la Verpönung, c’est la honte. »

Pour lui, ce n’est pas dans la biologie qu’on trouvera la cause des dégoûts mais c’est à rechercher dans le discours parental, ou dans les silences parentaux que nous pourrons trouver ces causes. Autre point, capital celui-ci, ça n’est pas parce que la mère aurait dit à l’enfant à propos d’un goût ou d’une odeur, « c’est mauvais, c’est sale, c’est caca », que l’odeur sera verpönt, va nous faire honte, il y faut encore cette dimension de la jouissance de la mère. Il faut que ça touche à la jouissance de la mère.

Ce que Lucien Israël met également à jour, c’est que chaque fois qu’il est possible de trouver l’origine d’un goût ou d’un dégoût, chaque fois que l’on arrive à mettre en évidence le moment où s’est créé un tel goût ou dégoût, on retrouve un souvenir-écran et la honte porte sur ce qui se cache derrière l’écran. Et ce qui se cache a toujours à faire avec des pulsions, surtout des pulsions sadiques orales.

Troisième texte : Scilicet 6/7 paru en 1976 Die Verpönung – l’opprobre (écrit entre le 30 mars et le 2 avril 1975)

L’objectif que Lucien Israël énonce au début de ce texte est d’introduire dans les traductions françaises de Freud le concept de Verpönung, d’en montrer l’usage chez Freud, les conséquences sur ceux qui en sont les victimes et enfin les effets chez ceux qui en usent. Il débute par préciser l’étymologie et l’usage du terme chez Freud, sur quoi je dois malheureusement passer par manque de temps. Ensuite, à l’aide de plusieurs exemples cliniques, Lucien Israël établit que ce qui est frappé de Verpönung est une pulsion partielle ayant de fâcheuses accointances avec la pulsion de mort. Il rappelle à ce propos le flirt entre la pulsion orale et la pulsion de mort qui est illustrée dans le film de Marco Ferreri, La grande bouffe. L’intérêt des exemples qu’il donne consiste à saisir sur le vif, à surprendre en flagrant délit une pulsion partielle, qui s’applique donc à des zones diverses du corps. Tout objet des pulsions peut être frappé par la Verpönung, ou marqué par elle.

Qui profère la Verpönung ? Et pourquoi ?

C’est la mère ou un substitut maternel qui profère la Verpönung. La pénalisation parVerpönung est en quelque sorte une mainmise de la mère sur un objet. Ce qui s’impose, c’estque cette mère qui « fait honte », ne sait pas pourquoi elle le fait. Sa demande n’est pas consciente.

Pourquoi honnir ?

Nous avons vu que tous les objets peuvent tomber sous le coup de la Verpönung.

La sanction qui frappe l’objet réprouvé n’est rien d’autre que l’anathème qui serait, selon Lucien Israël, la forme ultime de la Verpönung. Mais que protège-t-on par l’anathème ? L’anathème protège quelque chose émanant de l’extérieur du sujet, qui serait précisément la demande inconsciente de la mère. L’objet rejeté n’est pas perdu pour cette mère. Il lui est au contraire réservé.

Interdire un objet permet de conserver la conviction qu’on peut l’interdire, autrement dit qu’on a des droits sur cet objet, en avoir la jouissance. Du coup, l’anathème constitue ainsi celui ou celle qui le prononce en propriétaire des objets a.

Pour finir, et là il faut s’accrocher un peu pour suivre Lucien Israël jusqu’au bout. En rejetant hors du sujet, une partie essentielle de ce qui le constitue, cette partie qui est le Réel clivé par la parole se confond avec les objets extérieurs, les objets que l’on peut s’approprier. À partir de là, la propriété imaginaire de ces objets, de ce Réel, devient un équivalent d’être, une garantie d’être.

La Verpönung, en conclusion, devient le moyen de satisfaire à la demande d’être – pour celui qui la profère –, en confondant l’être et le Réel.

1 J.-R. Freymann, Éloge de la perte, Toulouse, Arcanes-érès, 2006, p. 43.

2 J.-R. Freymann, L’Amer amour, Toulouse, Arcanes-érès, 2002, pp. 44-47.

3 S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985.

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