Séminaire de Lacan « L’éthique de la psychanalyse » – Commentaire de la séance du 8 juin 1960

Intervention de Daniel Humann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan », animé par M. Lévy et A. Souirji. 

Lecture du séminaire « L’éthique de la psychanalyse » et présentation de la leçon du 8 juin 1960.

Pour présenter cette séance du séminaire, j’ai à chaque fois pris appui sur deux traductions additionnelles à celle figurant dans le texte de la séance : celle à laquelle Lacan fait référence, à savoir celle de Robert Pignarre, sous une forme révisée et présentée par Charles Guittard1. Mais également celle de Mayotte et Jean Bollack2. L’étude de la pièce par ce dernier3, travail d’une érudition toute particulière, fut pour moi un éclairage précieux.

La position d’Antigone

La séance du séminaire de Lacan s’ouvre in media res en quelque sorte, à propos de la position d’Antigone vis-à-vis de la vie4. C’est à la troisième scène du premier épisode. Antigone répond à Ismène, sa sœur, de la façon suivante [v. 559-560] :  « Prends courage, vis ! Pour moi mon âme est déjà partie et ne sert plus qu’aux morts5. » « Ne te décourage pas : ta vie est devant toi ; la mienne est finie ; il y a longtemps que je l’ai consacrée à mes morts6. » « Ne t’en fais pas. Tu vis. Ma vie à moi est morte depuis un bout de temps. Ainsi je peux servir les morts7. »
Lacan cherche à situer Antigone : la recherche de la fille d’Œdipe tournerait autour de l’atè. Plus précisément, le bien d’Antigone serait au-delà des limites de l’atè8. Il mobilise alors la fin du deuxième stasimon, portant principalement sur la malédiction de la dynastie des Labdacides. Dans la version de Valas, la traduction de ce passage n’est pas présentée dans l’ordre [v. 611-625]. Le dernier tiers, le plus décisif dans la démarche de Lacan, ne figure que partiellement. J’ai à nouveau consulté les deux traductions, celle de Pignarre et celle des Bollack : « […] Éternellement jeune, maître absolu, tu sièges sur l’Olympe, dans une aveuglante clarté ! et demain comme hier et toujours prévaudra cette loi ! Nul mortel n’atteint l’extrême du bonheur qu’il ne touche à sa perte [v.611-614]. L’espérance vagabonde console bien des hommes, mais de bien des hommes aussi abuse les désirs crédules : vers celui qui n’y prenait garde elle se glisse, il s’est brûlé ! son pied touchait le feu… [v.615-619]. Quelle sagesse éclate en l’adage fameux : quand un esprit égaré prend le mal pour le bien, c’est qu’un dieu pousse son âme à l’égarement. Un moment suffit alors pour le perdre [v. 620-625] »9.
« Radieux de l’Olympe. Dans l’instant qui vient, dans le temps futur comme dans le passé, voici la loi qui tiendra bon : « rien n’advient » dans la vie des hommes. La ville totale est en dehors de la tragédie [v. 611-614]. Tantôt l’espoir divaguant est le secours d’un homme, tantôt le leurre des désirs légers. « Rien n’advient », pour celui qui sait, tant que l’on n’a pas mis son pied dans le feu brûlant [v. 615-619]. Car la sagesse a fait trouver à quelqu’un le mot célèbre : Celui dont le dieu conduit la pensée vers la tragédie croit que le mal est un bien. Il a très peu de temps pour agir en dehors d’elle [v. 620-625] 10». Dans son ouvrage, Jean Bollack11 revient sur le fait que Lacan traduit atè par « malheur ». Pour le philologue le terme renvoie à la débâcle finale, à la ruine. Il l’a quant à lui traduit par « désastre » et donc par « tragédie » dans son texte.

La solitude du héros

Dans la suite de son cheminement, Lacan prend appui sur la thèse de Reinhardt qui postule une solitude caractéristique du héros chez Sophocle12. Il complète puis nuance la proposition du philologue, en traversant brièvement les pièces du tragique. Il complète dans le sens où, isolé, le héros serait hors des limites, « arraché à la structure13 ». Lacan nuance car la notion de solitude est insuffisance, selon lui, à approcher la problématique du rapport à la limite14. Au passage Lacan souligne la réversibilité de la posture d’Antigone et de celle d’Électre, « morte dans la vie15 ». La limite en question est celle qui sépare la vie et la mort et elle implique une recherche de « la vérité16 ». La présence d’un tel dessein serait-elle la raison pour laquelle les héros sophocléens sont souvent assimilés à des demi-dieux ?

Un parallèle de méthode

Lacan trace un parallèle de méthode entre sa recherche sur Antigone et l’anamorphose17. Il propose de chercher comment a été construite Antigone, image centrale du dispositif optique, et de la considérer comme le « résultat » d’un montage18. Sa question serait la suivante : quelles déterminations au sens d’enjeux métapsychologiques ont concouru à l’aboutissement que forme ce personnage ? La psychanalyse établit au passage un pont avec le champ religieux : l’image d’Antigone serait celle d’une passion, non au sens moral, mais au sens christique. Dans la même veine, Lacan pointe aussi la part de certitude dont fait preuve Antigone dès le début de la pièce, vis-à-vis d’elle-même comme de l’autre, par sa réaction anticipée à l’édit de Créon19.

L’humanisme de Sophocle et celui de Lacan

Dans la suite de cette séance, Lacan s’interroge sur l’éventuelle portée humaniste de l’œuvre de Sophocle20, comparée à d’autres tragiques comme Eschyle. Il reviendra sur ce point à la fin de son discours du jour. Lacan profite de cette question qu’il pose sur l’humanisme pour remettre sur les rails sa conception du sujet, soit d’après lui le rapport de l’homme au signifiant. Il trouve les traces d’une recherche similaire chez Lévi-Strauss, dans la dichotomie que pose l’anthropologue entre nature et culture. Il cite alors un passage de la pièce, la scène II du premier épisode, lorsque le garde informe Créon d’une transgression. Il y est question de discours. Lacan cite et traduit Créon [v. 324] : « Tu fais le malin avec tes histoires concernant la doxa21. » Pour tenter d’éclaircir les choses, voici le passage in extenso dans les deux versions citées précédemment [v. 315-326] :

« Le garde : Ai-je encore droit à la parole, ou est-ce que tu m’as assez vu ? Créon : Cette fois encore, ne vois-tu pas que tes impertinences m’indisposent ? Le garde : Est-ce aux oreilles ou au cœur qu’elles te mordent ?
Créon : Pourquoi te mettre en peine si je souffre ici ou là ?
Le garde : C’est le coupable qui t’a touché au cœur. Moi, je n’irrite que tes oreilles. Créon : Quel impudent raisonneur tu fais, en vérité !
Le garde : En tout cas, l’auteur de l’attentat ce n’est pas moi. Créon : Et pourquoi ne serait-ce pas toi ? Ta cupidité t’aura perdu.
Le garde : Ah ! Misère ! quand on a l’esprit prévenu d’une idée, on ne sait plus démêler le vrai du faux.
Créon [v. 324] : Moque-toi de mes soupçons : si vous ne me découvrez les coupables, je vous forcerai bien à reconnaître que les gains honteux ne rapportent que des ennuis22. »

« Le garde : Permettras-tu encore de parler ? Ou est-ce que je m’en retourne comme cela ? Créon : Tu ne sais pas que même maintenant tu parles de façon insupportable ?
Le garde : Est-ce dans les oreilles ou dans l’âme que tu ressens la morsure ? Créon : Quoi ? Tu règles ma souffrance pour savoir où la mettre ?
Le garde : Celui qui l’a fait te blesse au cœur, moi je te blesse les oreilles. Créon : Ah ! Tu es vraiment la parole incarnée.
Le garde : En tout cas, je ne suis pas celui qui a fait ce travail-là. Créon : Et, en plus, en vendant ton âme pour de l’argent.
Le garde : Hélas, qu’il est terrible, quand déjà on se fait des idées, de s’en faire de fausses !
Créon : [v. 324] Fais de l’esprit avec ton « idée » ! Si, dans cette affaire, vous ne me montrez pas les coupables, je vous obligerai à dire que le terrible appât du gain récolte la douleur !23. »

À mon sens, Lacan pointe ici un moment du drame où la question du rapport à la parole se pose, dans le sens où il y a jeu de mot de la part du garde et mise en perspective, détachement vis-à-vis d’un discours par la réplique cinglante de Créon. Le psychanalyste s’intéresse ensuite au premier stasimon, qui survient juste après. Il s’agit d’un éloge de l’homme, et Lacan semble pointer sa proximité avec le jeu sur le signifiant qui précédait. L’analyse de ce chant m’est apparue quelque peu embrouillée. D’après ce que j’en ai saisi, Lacan part d’abord de la première et surtout de la deuxième strophe du stasimon. Voici la première strophe dans différentes traductions : « Il y a pas mal de choses formidables dans le monde, mais il n’y a rien de plus formidable que l’homme [indiqué v. 334]24. »
« Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille c’est l’homme [v. 332-333]25. »
« Combien de terreurs ! Rien n’est plus terrifiant que l’homme ! [v. 332-333]26. »

Ainsi que la deuxième : « Comme il est plein de ressource, il ne sera sans ressources vers rien de ce qui peut arriver [indiqué v. 358-359]27. »
« Génie universel et que rien ne peut prendre [v. 360-361]28. »
« Il marche, fort de tous ses moyens, aucun ne lui manque devant rien de ce qui vient [v. 360- 361]29. »

Ce sont des passages qui mettent l’accent sur l’omnipotence de l’homme. Puis il s’agit de ce qu’il ne peut pas : échapper à la mort [v. 361-362] : « Du seul Hadès il n’élude point l’échéance30. »
« Devant la mort seulement, il ne trouvera pas de dérobade31. »

L’enjeu des « maladies impossibles »

Enfin on arrive à l’équivoque du vers 363 sur les « maladies impossibles32 ». La traduction de Lacan est un peu abrupte, ou tronquée vraisemblablement. Je me suis reporté à celles de Pignarre et Bollack [v. 363-364] : « bien qu’à des cas désespérés, parfois, il ait trouvé remède33. »
« Mais il a découvert la sortie des maladies sans remède34. »

De quoi est-il question ? De la trajectoire de l’homme face à un « sacré truc35 » – « truc » sacré peut-être – qui implique un « pouvoir » « ambigu36 ». S’il est question de Créon, quelque chose se joue par rapport à sa tentative de sortie des « maladies sans remède37 ». Sans nous dire ce que sont ces maladies, la suite du texte de la pièce indique que l’effort en question porte l’homme à télescoper justice éternelle et justice de la terre. C’est un passage ultérieur du chant du cœur qui n’est pas entièrement traduit par Lacan38[v. 365-375] : « Riche d’une intelligence incroyablement féconde, du mal comme du bien il subit l’attirance, et sur la justice éternelle il greffe les lois de la terre. Mais le plus haut dans la cité se met au ban de la cité si, dans sa criminelle audace, il s’insurge contre la loi. A mon foyer ni dans mon cœur le révolté n’aura jamais sa place39. »
« Il a les moyens de l’art, une science qui conduit plus loin qu’il ne croit. Il va tantôt vers le mal, et, en d’autres temps, vers le bien, s’il insère les lois du pays, dans la justice des dieux, gardée par le serment, haut dans la vile ; il s’exclut lorsqu’il fraie insolemment avec l’immortalité. Il ne partagera pas mon foyer, il ne partagera pas ma pensée, celui qui ferait cela40. »

Le cœur se désolidarise d’une telle prétention, il n’a pas le « même désir » selon Lacan41. Puis se pose la question de savoir s’il est uniquement question de Créon dans ce passage. Le psychanalyste en doute car s’il y a tentative de mêler deux registres juridiques, celui du télos et celui de la diké, c’est tout autant celle d’Antigone. En effet celle-ci, par une revendication touchant à sa filiation, convoque la diké des dieux.
Lacan distingue alors Antigone et Créon en appuyant leur statut dans la pièce. Créon serait le « contre-héros », le « héros secondaire42 » qui aurait été dans l’erreur, dans la « bévue43 ». Lacan s’appuie sur deux passages, au niveau du dernier épisode, et plus particulièrement de la scène IV lors de laquelle le Coryphée annonce l’entrée de Créon, qui porte son défunt fils. Lacan en rapporte ainsi la « propre erreur » de Créon44. Voici deux autres traductions du fragment en question [v. 1259-1260] : « Un instant. Voici le roi qui s’avance, portant dans ses bras – s’il m’est permis de la dire – le témoignage trop clair d’un malheur qu’il ne doit qu’à lui-même45. »
« Voici le prince lui-même, il tient dans ses bras un signe clair de l’erreur, qui n’est pas la tragédie d’un autre, s’il est permis de la dire, mais la sienne46. »

Le second extrait c’est la scène précédente (la troisième), où on trouverait antérieurement la notion de bêtise47 chez le cœur, par contraste et à propos d’Eurydice, sa femme. Cette notion n’apparaît pas, ni dans la traduction de Lacan, ni dans celle de Pignarre ou Bollack de l’extrait qui figure dans la version Valas [v. 1251-1252] : « […] Un trop grand silence me paraît aussi lourd de menaces qu’une explosion de cris inutiles48. »
« […]. Toujours est-il qu’un silence trop profond n’est pas moins lourd de menaces que de grands cris pour rien49. »

Peut-être que cette notion de bêtise, assimilée à l’erreur se trouve quelques lignes avant, au niveau du vers 1250 où c’est le messager qui parle et qui dit : « Elle sait assez se conduire pour ne pas faire de faute50. »

Antigone, personnage central de la tragédie se tient quant à elle sur la frontière de l’atè, que Lacan assimile désormais au « champ de l’Autre51 ». Je note qu’il s’appuie à nouveau sur le passage cité au début de la séance52, à savoir la fin de la deuxième strophe et de la deuxième antistrophe du second stasimon : « […] Éternellement jeune, maître absolu, tu sièges sur l’Olympe, dans une aveuglante clarté ! et demain comme hier et toujours prévaudra cette loi ! Nul mortel n’atteint l’extrême du bonheur qu’il ne touche à sa perte [v.611-614]. […]. Quelle sagesse éclate en l’adage fameux : quand un esprit égaré prend le mal pour le bien, c’est qu’un dieu pousse son âme à l’égarement. Un moment suffit alors pour le perdre [v. 620-625]53. »

« Radieux de l’Olympe. Dans l’instant qui vient, dans le temps futur comme dans le passé, voici la loi qui tiendra bon : « rien n’advient » dans la vie des hommes. La ville totale est en dehors de la tragédie [v. 611-614]. […]. « Car la sagesse a fait trouver à quelqu’un le mot célèbre : Celui dont le dieu conduit la pensée vers la tragédie croit que le mal est un bien. Il a très peu de temps pour agir en dehors d’elle [v. 620-625]54. »

Je remarque que la traduction de Bollack place la tragédie du côté de Créon. Sa version pose la question du terme grec original. Et remet peut-être en question la proximité exclusive d’Antigone avec l’atè.

Antigone

Lacan développe ensuite ce que représenterait Antigone, au niveau analytique55. Pour cela, il s’intéresse au passage dans lequel celle-ci répond à Créon. Nous sommes alors à la deuxième scène du deuxième épisode de la pièce.
Lacan le traduit en commençant par le vers 450 : « Car nullement Zeus était celui qui a proclamé ces choses à moi56. »
Les deux autres traductions de la réplique [v. 450-455] sont les suivantes : « Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes (les ordonnances de Créon). Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non écrites, celles-là, mais intangibles57. »
« À mon avis, Zeus n’a pas proclamé ça, ni non plus Justice, qui habite la demeure des dieux d’en bas ; Eux, ils ont défini ce qui dans ce domaine fait loi chez les hommes ; je ne pensais pas que tes proclamations avaient une telle force que l’on pût, étant homme, outrepasser les lois non écrites et infaillibles des dieux58. »

Au travers de telles réponses, Antigone serait moins dans l’opposition que dans une sorte d’affirmation. « C’est comme ça parce que c’est comme ça » lance Lacan59. En ce sens, toujours d’après lui, elle serait une figure de l’individualité absolue. Qu’est-ce que cela veut dire ? La suite de la séance semble constituer une tentative de nous faire approcher une réponse. À ce moment-là, Lacan revient sur son propre rapprochement entre la position que prend Antigone et la diké. Il explique maintenant qu’elle s’en éloignerait. Par sa référence aux lois de la terre, mais aussi à la filiation et à l’absence de l’écrit, elle ne s’immiscerait pas véritablement dans les lois mais dans une certaine « légalité60 ». Antigone représente quelque chose de la loi mais quelque chose de bien particulier qui n’est pas, ou plutôt pas encore pleinement arrimé au registre symbolique, constitué en chaîne signifiante61.

Lacan étudie alors le passage du texte dans lequel Antigone exprime directement la problématique familiale qui est la sienne et plus particulièrement l’enjeu de sa filiation. D’après mes recherches, à mesure de ma lecture, Lacan s’appuie sur l’exposition de la logique de Créon puis la réponse que lui fait Antigone en plusieurs endroits du texte.
Sur la façon dont Créon voit les choses, il faudrait se reporter au début du premier épisode où il justifie sa façon de régner [v. 182-183] : « Et quiconque préfère à sa patrie un être cher est pour moi comme s’il n’était pas62. »
« Et quiconque fait plus de cas de son parent que de son pays, cet homme, je dis qu’il n’a de place nulle part63. »

La réponse d’Antigone est anticipée, dès le prologue, en présence d’Ismène [v. 48] : « Créon n’a pas le droit de me séparer des miens64. »
« Il n’a aucun titre pour me séparer des miens65. »

Mais également [v. 71-76] :
« J’ensevelirai Polynice. Pour une telle cause, la mort me sera douce. Je reposerai auprès de mon frère chéri, pieusement criminelle. J’aurai plus longtemps à plaire à ceux d’en bas qu’aux gens d’ici. Là-bas, mon séjour n’aura point de fin. Libre à toi de mépriser ce qui a du prix au regard des dieux66. »
« Moi je vais l’enterrer. Il me paraît beau de mourir en faisant cela. Je l’aime, je serai couchée près de lui, qui m’aime. Mon crime sera la piété. Il me faut plaire plus longtemps aux gens d’en bas qu’à ceux d’ici. Là-bas, je serai couchée pour toujours. Si c’est cela que tu décides, continue, déshonore l’honneur des dieux67. »

On y retrouve le rapport qu’instaurent les mots à « l’infranchissable68 » dès qu’il y a nomination du frère, ou référence à lui.
La réponse d’Antigone apparaît par la suite, après la proclamation de l’édit, face à Créon lui-même lors de la troisième scène du deuxième épisode [v.502-504] :
« En vérité, pouvais-je m’acquérir plus d’honneur qu’en mettant mon frère au tombeau ? »69.
« Pourtant, quel acte aurait pu me valoir une gloire plus éclatante que d’avoir mis un frère de mon sang au tombeau ?70. »

On peut aussi citer la fin de leur stichomythie dans cette même scène [v. 511-525] :

« Antigone : Il n’y a pas de honte à honorer ceux de notre sang Créon : Mais l’autre, son adversaire, n’était-il pas ton frère aussi ? Antigone : Par son père et sa mère, oui, il était mon frère.
Créon : N’est-ce pas l’outrager que d’honorer l’autre ?
Antigone : Il n’en jugera pas ainsi, maintenant qu’il repose dans la mort. Créon : Cependant ta piété le ravale au rang de criminel
Antigone : Ce n’est pas un esclave qui tombait sous ses coups ; c’était son frère. Créon : L’un ravageait sa patrie ; l’autre en était le rempart.
Antigone : Hadès n’en réclame pas moins ses rites. Créon : Le méchant n’a pas droit à la part du juste.
Antigone : Qui sait si ces distinctions sont reconnues comme sacrées aux yeux des morts ? Créon : un ennemi est toujours un ennemi.
Antigone : je suis faite pour partager l’amour, non la haine71. »

« Antigone : Il n’y a pas de honte à rendre son dû à un frère sorti des mêmes entrailles. Créon : Celui qui est mort dans l’autre camp, n’est-il pas de même sang que toi ?
Antigone : Il est du même sang, d’une seule mère et du même père.
Créon : Pourquoi alors cet outrage d’une offrande qui honore l’autre ?
Antigone : Le cadavre, mort comme il l’est, ne te servira pas de témoin.
Créon : Il le fera, si tu l’honores à égalité avec celui qui l’outrage.
Antigone : Ce n’est quand même pas un esclave qui est mort, c’était son frère.
Créon : Mais il ravageait cette terre. L’autre s’est dressé contre lui pour la défendre.
Antigone : Pourtant Hadès, ce sont ces lois qu’il aime.
Créon : Mais le bon et le méchant ne sont pas égaux en matière de droit. Antigone : Ces principes sont-ils sacrés sous terre, qui sait ?
Créon : Jamais l’ennemi n’est ami, même s’il est mort.
Antigone : Je ne suis faite pour vivre avec ta haine, mais pour être avec ceux que j’aime72. »

Pour Antigone, au niveau familial, son frère Polynice, en tant que les parents ne sont plus, représente l’unique frère. Il a été, quoi qu’en interdise Créon à son sujet. Cela apparaît dans le quatrième épisode, à la deuxième scène [v.902-914] : « Polynice, pour avoir pris soin de ta dépouille, tu vois mon salaire. Pourtant j’ai eu raison de te rendre les honneurs funèbres selon les sages. Si j’étais mère et qu’il s’agît de mes enfants, ou si c’était mon mari qui se fût trouvé à mourir, je ne me serais pas donné cette peine contre le gré des citoyens. Quel raisonnement me suis-je donc tenu ? Je me suis dit que, veuve, je me remarierais et que, si je perdais mon fils, mon second époux me rendrait mère à nouveau, mais un frère, maintenant que mes parents ne sont plus sur la terre, je n’ai plus d’espoir qu’il m’en naisse un autre. Je n’ai pas considéré autre chose quand je t’ai honorée particulièrement, ô chère tête fraternelle !73. »

« Polynice, parce que j’ai enseveli ton corps, j’ai à payer ce prix. Et pourtant il suffit d’avoir du bon sens pour comprendre que je t’aie rendu ces honneurs. Si j’avais été mère, avec des enfants, et que c’eût été mon mari qui était mort, et dont le corps pourrissait, je n’aurais pas alors, contre la volonté des gens de la ville, assumé cette épreuve. Quelle est la loi qui me le fait dire ? J’aurais eu un autre mari à la place du mort, et un enfant d’un autre homme, si j’avais perdu celui-ci. Mais, comme ma mère et mon père sont enfouis dans l’Hadès, je n’ai pas de frère qui pourrait venir au monde. Voilà la loi qui m’a fait te préférer entre tous74. »

C’est ce même passage que Lacan narrativise à sa façon75 dans la version Valas.

Antigone se bat donc, elle défend quelque chose que le langage a fixé dans le « flux des transformations76 » inhérent à la procréation. Lacan dit que l’effet d’introduction du signifiant revient à « ce qui est, est77 » et que la position d’Antigone se caractérise par une telle affirmation, au niveau d’un frère qui a été. Mais Antigone porte aussi le crime d’Œdipe et de sa lignée. Outre une affirmation, n’y aurait-il pas chez elle un rapport singulier à la culpabilité ? Culpabilité sans fin d’une lignée maudite ? Lacan y reviendra plus tard. Au passage, à l’égard de l’effet de fixation du langage, il indique qu’anthropologiquement, on retrouve cela dans la pratique de la sépulture.

Antigone porte la dimension d’être du langage, au-delà ou en deçà de son imaginarisation, au-delà du bien et du mal, au-delà – peut-être – du jugement d’attribution. Elle serait uniquement à l’endroit du jugement d’existence78. Lacan désigne par là une sorte de « pureté79 » symbolique. Elle cherche à incarner le symbolique, à le préserver à la condition de s’en exclure elle-même. Lacan explique que « cette pureté, cette séparation de l’être de toutes les caractéristiques du drame historique qu’il a traversé, c’est là justement cette limite, cet ex nihilo autour de quoi se tient Antigone, et qui n’est rien d’autre que la même coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence même du langage80 ». Défendre cette pureté, cette séparation de l’être du drame historique c’est donner les sacrements aux morts mais cela revient aussi, dans cette pièce en tout cas, à se séparer soi-même de la vie. « Séparation de l’être » peut s’entendre, pour celle ou celui même qui la défend, comme une résolution à la mort.

Ce processus conduit Antigone à être prise dans la « condamnation81 » de Créon, dans l’application de celle-ci. Elle ne va pas seulement mourir mais se trouver dans un lieu intermédiaire : « entre la mort et la vie, entre la mort physique et l’effacement de l’être82 ». Son tombeau, marqué par l’ordalie prononcée par Créon, est une sorte de figuration, d’allégorie voire de mise en abîme de son rapport à la limite et à l’être. Dans le texte de la pièce, l’ordalie est la suivante [v.777-780] : « Là-dessous, en priant Hadès, le seul dieu qu’elle révère, elle obtiendra peut-être de ne pas mourir. Sinon, elle mesurera du moins la vanité des honneurs qu’on rend aux morts83. »
« Là-bas, elle implorera Hadès, le seul des dieux qu’elle respecte, et obtiendra peut-être de lui de ne pas mourir. Ou alors elle reconnaîtra, mais tard, que c’est peine perdue de respecter le monde de l’Hadès84. »
Lacan propose une « version » à partir de ce passage85.
Il étudie alors un autre fragment cardinal du texte, le kommos86 d’Antigone, c’est-à-dire sa « lamentation87 ». Cette prise de parole particulière se situe entre le troisième stasimon consacré à Éros et le quatrième qui aborde trois figures tragiques, ayant un rapport avec l’enfermement88. Ce kommos nous donne à entendre une Antigone qui soudain s’anime, au seuil de son supplice. Elle n’est plus alors le personnage froid, que la pièce nous donnerait à voir d’après certains de ses commentateurs, un personnage caractérisé de la sorte indirectement par Créon dans l’échange qu’il a avec son fils Hémon [v. 649-651] : « Dis-toi que l’étreinte d’une méchante épouse a de quoi refroidir un mari89. »
« […] sache bien que l’étreinte est froide, lorsqu’une méchante Femme partage ton lit dans ta maison90. »
En ce qui concerne la réaction d’Antigone dans son kommos, la dramatisation de ce par quoi elle serait traversée ou dirigée, l’effet de paradoxe s’estompe si on considère que c’est à partir de la proximité avec la limite de l’être que s’envisage tout autant la mort que la vie91. Le cœur, l’Autre, peut-être dans une disposition plus névrotique, s’en émeut, il est touché par ce vie sous la forme de « ce qui est perdu92 ». Lacan rapporte cette réaction à une forme d’éblouissement esthétique : « C’est à savoir ce côté touchant de la beauté autour de quoi tout vacille, tout jugement critique arrête l’analyse et qui, en somme, des différents effets, des différentes forces mises en jeu, plonge tout dans quelque chose qu’on pourrait appeler une certaine confusion, sinon un aveuglement essentiel93 ». La réaction du cœur (son revirement, qui est lui-même un ressort narratif important) se lirait dès la fin du troisième stasimon (qui précède le kommos en question). Je vous cite une partie de l’antistrophe du cœur et la partie qui suit [v. 791-805], chantée par le coryphée. Celle-ci fait déjà référence à la mort prochaine de la fiancée :

« Vainqueur est l’attrait qui rayonne des yeux de la femme promise ; le Désir a sa place entre les grandes Lois qui règnent sur le monde et sans combat la divine Aphrodite fait de nous ce qu’elle veut.
Le coryphée : Mais à mon tour je me révolte devant le spectacle offert à mes yeux et ne puis retenir le flot de mes larmes lorsque je vois notre Antigone s’avancer déjà vers la chambre ou toute vie, un jour, s’endort94. »

« Claire, la victoire du désir dans l’œil de la jeune femme faite pour le lit. Il siège à côté des grandes lois, dans leur puissance, car Aphrodite, la déesse, joue, elle ne se bat pas.
Le Coryphée : Et voici que moi-même je suis entraîné aussi hors des lois, devant ce que j’ai sous les yeux ; je n’ai plus le pouvoir de retenir les eaux de mes larmes, quand je vois cette Antigone aller vers le lit nuptial de la chambre commune95. »

La beauté et la mort

Lacan recoupe « l’effet de beauté, […] effet d’aveuglement » évoqué précédemment avec l’instinct de mort, livré au spectateur par Antigone elle-même lors du deuxième épisode. Je vous propose à nouveau l’extrait correspondant [v. 559-560] : « Prends courage, vis ! Pour moi mon âme est déjà partie et ne sert plus qu’aux morts96. »
« Ne te décourage pas : ta vie est devant toi ; la mienne est finie ; il y a longtemps que je l’ai consacrée à mes morts97. »
« Ne t’en fais pas. Tu vis. Ma vie à moi est morte depuis un bout de temps. Ainsi je peux servir les morts98. »

Si on revient à son kommos, comment lire la réaction d’Antigone face au cœur qui fait d’elle un demi-dieu ? La tonalité de cet échange est bien distincte du reste de cette séquence. Voici l’éloge du Coryphée puis la réponse d’Antigone [v. 834-841] : « Le Coryphée : Déesse elle était née et fille de déesse, nous sommes nés mortels et enfants de mortels ; quand tu ne seras plus, quelle gloire pour toi d’avoir connu le sort d’un demi-dieu dans la vie, puis dans la mort !
Antigone : Tu te moques de moi. Par les dieux de nos pères, as-tu le cœur de m’outrager en face ? Attends du moins que je sois morte99. »

« Le Coryphée : elle est une déesse et fille de dieux ; Nous, nous sommes des hommes et fils d’hommes. Dans la mort d’une femme pourtant, c’est une belle renommée aussi que d’obtenir sa part du lot des dieux-hommes vivante, morte ensuite.
Antigone : Ah ! Vous riez de moi ! Au nom des dieux de mes ancêtres, pourquoi m’insulter ? Je n’ai pas disparu, et l’on me voit100. »
Pour ma part je pense qu’elle refuse une forme d’idéalisation car elle se pose elle-même comme une « idéalité », qui doit rester problématique, non univoque, parce qu’elle est vivante. L’implication des dieux est croissante à la fin de la pièce. Le quatrième stasimon fait référence à Danaé, à Lycurgue et à l’histoire de Phinée et Cléopâtre101. Son interprétation reste une tâche ardue. Lacan le reconnaît102, et la modestie de certains philologues va dans le même sens103. S’il est à chaque fois question d’enfermement, c’est aussi à chaque fois une chronique de la vengeance du divin. D’après Lacan cela témoignerait du fait qu’Antigone porte en elle l’action des dieux104.
Concernant les chants de la fin de la pièce, pourquoi le dernier stasimon est-il dédié à Dionysos ? Il convient d’abord de souligner l’inscription de ce dieu dans la ville de Thèbes.

Inscription synonyme de filiation, car Dionysos est un descendant du fondateur de la ville, Cadmos. Mais pas seulement. Il est celui qui peut offrir salut, tutelle et catharsis105 et qui permet ainsi à la pièce de trouver sa ponctuation. Rappelons qu’à ce stade on va vers les ultimes développements de l’histoire mise en scène par Sophocle : à savoir la mort non seulement d’Antigone, mais aussi d’Hémon, son fiancé, et d’Eurydice, la femme de Créon. Sans invocation prospective de Dionysos, on se retrouverait cantonnés à un déchaînement imminent, qui laisse Créon dévasté.

L’acte d’Antigone

L’acte d’Antigone est en amont de l’appel et de la référence au protecteur de Thèbes. Il y est irréductible, semble indiquer Lacan. En effet son action ne cherche pas à conclure, et elle ne se situe pas au niveau du rattachement à la cité. Elle est en rapport avec la filiation, une filiation maudite. Un des derniers développements de Lacan pose qu’« Antigone se présente comme […] pur et simple rapport de l’être humain avec quelque chose dont il se trouve être miraculeusement porteur, à savoir la coupure signifiante, ce pouvoir infranchissable d’être envers et contre tout ce qu’il est106 ». Le « miraculeusement porteur » chez Antigone c’est…. la dynastie des Labdacides ! Quelque chose dans la sauvegarde de sa filiation fait affirmation, de façon radicale, à la manière de l’action première de la coupure signifiante pour l’être sur le chemin du devenir humain. Ce que montrerait la tragédie, c’est que se situer dans une telle zone, soutenir une telle opération fondamentale, cela revient non à créer, ou même à maintenir, mais à détruire. Et tout d’abord à se détruire. Par la mise en scène de la défense des Labdacides via Antigone, la pièce représenterait l’insistance du symbolique dans son lien nécessaire avec la pulsion de mort. C’est-à-dire qu’ici l’établissement d’un ex nihilo, d’un nihil au sens littéral, accompagne le maintien du signifiant dans le flux du réel. C’est ainsi que Lacan peut dire dans un passage assez elliptique : « C’est pour autant qu’Antigone mène jusqu’à la limite l’accomplissement de ce qu’on peut appeler le désir pur … le pur et simple désir de mort comme tel … C’est pour autant qu’elle l’incarne107. » Lacan trouve que le désir d’Antigone est télescopé avec celui de sa mère, Jocaste. C’est un désir criminel, qui repose sur un inceste. Lacan retrouve une problématique semblable à celle d’Hamlet vis-à-vis de Gertrude, dans la pièce qu’il avait étudié l’année précédente. À cet égard, peut-être Lacan fait-il allusion à la désinhibition d’Hamlet, ou à son passage à l’acte lorsqu’il tue Polonius à proximité immédiate de sa mère, à qui il reproche sa trahison. Je vous cite l’échange en question :

« La reine : Mon Dieu, qu’as-tu fait ? Hamlet : Je ne sais pas, c’est le roi ?
La reine : Quelle faute brutale et sanglante tu as commise !
Hamlet : Faute sanglante, presque aussi grave, bonne mère que de tuer un roi et d’épouser son frère108. »
Dans chacune des pièces il y a un rapport au crime de la mère. Pour ce qui est de la pièce de Sophocle : « Antigone choisit […] d’être purement et simplement la gardienne de l’être du criminel comme tel109. » Contrairement à Hamlet, du moins la plupart du temps pour lui, elle n’aurait pas choisi la voie de la culpabilité.

1 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, Paris, GF Flammarion, 1999.

2 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, Paris, Les Editions de Minuit, 1999.

3 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, Paris, puf, Les essais du collège international de philosophie, 1999.

4 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), version Patrick Valas, p. 592.

5 id.

6 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 66.

7 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 41.

8 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), version Patrick Valas, p. 593.

9 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 68-69.

10 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 44.

11 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, op. cit., p. 97.

12 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 594

13 id.

14 ibid., p. 596.

15 ibid., p. 595.

16 ibid., p. 597.

17 id.

18 ibid., p. 598.

19 ibid., p. 599.

20 ibid., p. 600.

21 ibid., p. 601.

22 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 54-55.

23 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 28-29.

24 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 601.

25 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 56

26 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 29.

27 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 602.

28 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

29 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 31.

30 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

31 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 30.

32 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 604.

33 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

34 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 30.

35 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 604.

36 ibid., p. 605.

37 Dans la traduction de Jean et Mayotte Bollack, voir supra.

38 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 605.

39 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

40 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 30.

41 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 606.

42 ibid., p. 608.

43 id.

44 id.

45 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 96.

46 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 75.

47 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 608.

48 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 96.

49 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 74.

50 ibid., p. 74.

51 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 609.

52 ibid., p. 607.

53 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 68-69.

54 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 44.

55 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 609.

56 ibid., p. 610.

57 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 61.

58 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 35.

59 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 610.

60 ibid., p. 611.

61 id.

62 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 49.

63 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 21.

64 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 43.

65 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 15.

66 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 44.

67 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 16.

68 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 612.

69 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 62.

70 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 37.

71 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 63-64.

72 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 37-38.

73 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 81.

74 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 58-89.

75 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 611.

76 ibid., p. 612.

77 id.

78 S. Freud, « La négation » (1925), Résultats, idées, problèmes II – 1921-1938, Paris, puf, 1985, pp. 135-139.

79 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 613.

80 id.

81 ibid., p. 614.

82 id.

83 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 76.

84 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 53.

85 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 614.

86 Passage chanté par un personnage et le Coryphée.

87 id.

88 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 36.

89 ibid., p. 70.

90 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 46.

91 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 615.

92 id.

93 id.

94 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 77.

95 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 54.

96 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 592.

97 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 66.

98 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 41. L’enchevêtrement de la beauté et de la mort est exprimé par Antigone elle-même. Il se lit dans la traduction des Bollack du vers 72. Voir supra.

99 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 79.

100 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 55-56.

101 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 617.

102 ibid., p. 618.

103 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, op. cit., pp. 121-125.

104 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 619.

105 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, op. cit., p. 87 et 125.

106 ibid., p. 620.

107 id.

108 W. Shakespeare, Hamlet, Paris, L’Arche, Scène ouverte, 2003, p. 106.

109 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 620.

Qu’en est-il de l’inconscient collectif ?

J. Lacan « l’inconscient c’est le social »

Avant de pouvoir bientôt tirer des enseignements de la période tout-à-fait singulière que nous sommes en train de vivre, il y aurait à envisager de se requestionner sur le cadre dans lequel, nous pourrions nous permettre d’y envisager d’en dire quelque chose. Nous, le pronom personnel, est déjà au niveau de ce que l’on va proposer de dire aujourd’hui, le on, s’y adjoint d’ailleurs. Pronom personnel pluriel, il est aussi, par une formule de politesse, un pronom personnel singulier, il y a là une ambiguïté grammaticale qui est proposée dans la langue même où l’on parle.

Au décours des entretiens et des patients rencontrés depuis que la pandémie fait rage, l’intrication je-nous n’a jamais était aussi prégnante dans le discours. Le Je renvoyant à la question du Nous, « suis-je le seul ? », « nous sommes tous touchés »… Etc. Ce repérage clinique n’est pas simplement à envisager du côté d’un moment « traumatique » qui brouillerait les pistes du discours, qu’est-ce à dire exactement d’ailleurs quand on parle de trauma ? Il est plutôt le reflet de ce qu’il y a de tout-à-fait fondamental de la dimension du langage, c’est-à-dire, d’être accueilli dans la « dit-mension », comme l’évoque Lacan, du langage, dans son caractère complexe. On, encore, s’approprie le langage en y étant aliéné du point de vue du sujet, et la condition d’y tenter une existence singulière sera à jamais assujettie à la dimension du collectif, ou pour le dire encore autrement, le langage inscrit, avant même qu’il ne puisse s’y résoudre ou s’en défendre, la dimension de ce qu’il nous est commun.

Cette inscription, à jamais, nous condamne à être qu’en étant dans le langage. On évoque bien la notion de parlêtre qui est au-delà même de la discussion. Cette inscription

organise même nos pensées. Ces derniers temps, je m’aperçois, cliniquement, que cette notion de ne vouloir que le sujet ne soit que le sujet de la discussion dans notre rapport au langage s’impose en psychiatrie. Il m’est arrivé de croiser plusieurs patients sous neuroleptique au prétexte qu’ils entendraient des voix, mais à y entendre de plus près, ces voix ne seraient finalement que le résultat de ce qui serait d’un débat intérieur et donc le reflet de leur pensée.

Pourrions-nous penser sans langage ? C’est-à-dire, existerait-il une pensée qui soit formulée indépendamment du langage, je ne le crois pas ! Qui de nous ne s’est pas levé un matin en se parlant à soi-même, sur le mode d’une forme d’injonction, « allez aujourd’hui tu rédiges l’article qu’on t’avait demandé », ou encore « arrête de manger, tu as déjà consommé assez de sucre ». Il ne peut s’agir d’hallucination auditive, cette pensée auto-organisée est parfaitement à l’endroit même de notre inscription dans le langage autour de l’ambiguïté envisagée du je-nous, je me parle comme nous pourrait nous parler. J’articule ça comme je le peux, pour rendre compte que la dimension « intérieur-extérieur », se confond, grammaticalement, ou pour notre propos, structurellement au sens de la sociologie structuraliste, avec la dimension « individuel-collectif ».

Le neuroleptique, ici, ne serait que la tentative d’en recourir à ce qui serait naturel ou non, au sens biologique presque, comme présenté dans notre exemple sur le caractère hallucinatoire de la pensée. Or cette inscription dans le langage est justement une sortie du naturel, comme le propose Colette Soler dans un article publié dans « Champ lacanien », relisant Lacan, renvoyant à jamais le « naturel » hors champ et inaccessible, insaisissable si ce n’est que par modélisation imaginaire, ce que serait d’ailleurs peut-être la science. La psychanalyse, reconnaissant le caractère de modélisation, assumerait de ne pas en être une tout-à-fait.

Cet avant-propos nous permet d’envisager le nœud, assujetti au langage, dans lequel se constitue une possible émergence subjectivée, un nœud qui par nature même, on y revient, organise une interaction fondamentale entre je-nous et « individuel-collectif ».

Le discours psychotique nous enseigne tout-à-fait cela quand émerge un épisode fécond dans lequel la construction discursive est particulièrement perméable à cet endroit, et où les adages deviennent pensée, les pensées adages, les proverbes expérience de vie, et l’expérience de vie devient mythe, etc. Il manque une frontière, il y manque un voile, certain

on déjà essayé d’en dire quelque chose dans l’éphéméride, il y manque une zone tampon entre le nœud et le discours, zone complexe, imaginaire, que je situerais sur l’axe aa’ du schéma L, qui a chue, qui s’est troué et qui est la zone où se constitue notamment en y prenant corps, la fonction fantasmatique. Le délire est alors un pansement historicisé, chaque délire se raconte, et viendrait à rétablir tant bien que mal la fonction fantasmatique qui a chuté. Eh bien cette zone est à jamais constituée autour de la présence-absence du regard. Ce n’est pas le propos ici de cet article, mais nous pourrions développer là l’enjeu analytique du regard et du divan.

Ainsi, pour avancer dans la question posée, « qu’en est-il d’un inconscient collectif ? », nous ne pourrons répondre par oui ou par non. Non qu’il s’agit de botter en touche, mais plutôt de repérer ceci, que la psychanalyse a pu d’emblée mettre en lumière sous la forme peut-être de cette question qui a animé les psychanalystes dès les origines : Comment comprendre que l’inconscient qui serait le lieu de ce qu’il y a de plus intime et ignoré en nous est également tout-à-fait lié à l’état de la civilisation ? (je reprends ici encore la formulation proposée par Colette Soler).

Sans entrer maintenant dans les détails de cette affaire qu’il reste à-faire, et qui est la proposition même de travail que nous essayons de proposer, et en particulier dans la construction de notre prochain congrès, il est indéniable que Freud, Lacan et bien d’autres s’y sont attelés. Freud dans son rapport incessant à la civilisation et Lacan, posant structurellement l’affaire « l’inconscient c’est le social ».

Nous avons proposé ici d’introduire la question intrinsèquement organisée autour du sujet aliéné au langage pour en rendre compte. Envisager un inconscient collectif reviendrait, pour tirer le fil de ce que je propose, à neuroleptiser l’affaire à la manière de la vignette clinique dont j’ai parlé. C’est-à-dire à réintroduire du naturel à l’endroit de ce couple

« individuel-collectif », inscrire du naturel à l’endroit du trait d’union. Cet effort engage, pour être franc, du même côté que l’épisode fécond dont nous avons parlé. Ce trait d’union serait plutôt à envisager du côté du poinçon, c’est-à-dire du présent-absent dans le jeu de la bobine où s’organise le symbolique de l’affaire, un poinçon qui ne soit pas une coupure.

Cette remarque ne nous dédouane pourtant pas de repasser par le discours collectif, le mythe, la légende, la politique, le social… Car il ne faudrait pas non plus parler d’un inconscient individuel.

Lacan a proposé dans l’élaboration issue de mai 68, dans l’envers de la psychanalyse et après, d’envisager le discours comme un mode régulatoire, c’est-à-dire en nommant discours les régulations. Il en viendra à produire quatre discours, au moins, pour rendre compte de ce qu’il est tout-à-fait fondamental de ne pas envisager le langage et son expression discursive comme univoque, mais bien de toujours y repérer l’agencement ou l’organisation des choses autour du signifiant, au pari magnifique qu’il est premier, et d’y lier le sujet de l’inconscient. Il n’y a, à mon sens, que cette idée de poinçon entre individuel et collectif qui puisse ouvrir l’espace de ce travail.

Il n’y a pas de réflexion sur les mythes, les légendes, les événements, la pandémie, la politique et le social qui ne soit pas une réflexion clinique sur les émergences subjectives et inversement, il n’y a pas d’émergence subjective (terme que j’utilise à l’endroit du sujet lacanien) sans une hystorisation (avec le y que se plait à y mettre Lacan), c’est-à-dire sans le contexte troué de notre rapport inscrit à jamais au langage et à la demande. Traumatiser cette affaire est déjà un parti pris qui forclot temporairement la qualité de poinçon pour en faire une barre entre le collectif et l’individuel, renvoyant le sujet à ne plus pouvoir s’envisager que par soi-même, éjecté du collectif par l’événement.

Il n’y a pas à traumatiser le sujet de l’événement en cours, mais bien d’y entendre ce qu’il a à nous enseigner de son rapport au langage commun.

À la vitesse de la lumière, ou Jacques Lacan paranoïaque

Voilà bien des années, j’ai déclaré à mon analyste d’alors que, dans la théorie de la relativité d’Einstein, la vitesse de la lumière joue le rôle de Nom-du-Père.

Il me semble que ni lui ni moi n’avions alors eu envie de comprendre à quel point j’avais raison.

De quoi était-il question ?

Chez Jacques Lacan, le Nom-du-Père fut présenté, après plusieurs années d’élaboration, comme ce qui fait tenir ensemble les dimensions1 du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.

Peu importe ici que nous le considérions plutôt comme un symbole ou plutôt comme une fonction : qu’il suffise de dire que le Nom-du-Père est ce qui fait tenir ensemble ces trois consistances hétérogènes.

***

Chez Einstein, la vitesse de la lumière joue le même rôle. Elle est une constante et fait tenir ensemble la matière, le temps et l’espace.

La très-bien-nommée théorie de la relativité générale indique que la matière, l’espace et le temps ne sont pas des constantes.

L’espace et le temps sont relatifs à un référentiel.

Quant à la matière, elle est réversible en énergie aussi bien qu’en mouvement, conformément à la fomule e = mc2.

Ainsi, dans la physique einsteinienne, l’espace, la matière et le temps n’ont pas de constance. En revanche, la vitesse de la lumière ne varie pas : 300 000 kilomètres par seconde, à quelques miettes près.

Dans la théorie einsteinienne, l’invariante vitesse de la lumière fait tenir ensemble l’espace, le temps et la matière. Depuis plus d’un siècle, notre physique repose sur cette lumineuse fixité.

***

Voilà qui met en lumière un aspect de la controverse qui, en 1922, opposa Bergson à Einstein.

Pour Bergson, la notion de durée, désignant le temps vécu, fonctionnait comme un Nom-du-Père.

La durée était ce qui, pour Bergson, faisait tenir ensemble la matière, l’espace et le temps. Bergson la considérait comme un invariant. Il fixait la valeur du temps vécu hors de tout référentiel.

Par un malentendu, cela conduisit Bergson à refuser que le temps ne soit pas un invariant. Einstein l’acceptait et déclara, à juste titre, que Bergson ne comprenait rien à la physique.

Il n’est pas anecdotique de souligner qu’il s’agit là d’une controverse entre deux juifs peu à l’aise avec leur judaïsme. L’un était français, parisien, l’autre allemand d’origine.

Un autre juif malaisé, viennois célèbre prénommé Sigmund, trouva dans la réalité psychique son propre Nom-du-Père.

Pour Sigmund, la réalité psychique était ce qui ne varie pas. Revêtue des atours de l’inconscient, il disait qu’elle n’est d’aucun lieu, et qu’elle ignore le temps.

***

En 1963, Jacques Lacan dut interrompre le Séminaire qu’il envisageait de consacrer aux Noms-du-Père. Plus tard, lorsqu’il revint sur les circonstances de cette interruption, « un petit vent de persécution se lève »2.

Nous assistons en effet à l’un des seuls moments connus où la bizarrerie de la parole lacanienne cède la place à une sorte de théorie complotiste.

C’était justement les gens à qui ça aurait pu rendre service qui m’en ont empêché. Ça aurait pu leur rendre service dans leur intimité personnelle, c’est des gens particulièrement impliqués du côté du Nom-du-Père ; il y a une clique très spéciale dans le monde qu’on peut épingler d’une tradition religieuse, c’est eux que ça aurait aérés, et je ne vois pas pourquoi je me dévouerais spécialement à ceux-là. Alors j’explique l’histoire de ce que Freud a abordé comme il a pu justement pour éviter sa propre histoire, al’shaddaï en particulier c’est le nom dont il se désigne, celui dont le nom ne se dit pas, il s’est reporté sur l’Œdipe, il a fait quelque chose de très propre en somme, d’un peu aseptique.3

Vaincu peut-être par sa propre paranoïa (qui n’en a pas ?) et par des résurgences de l’antisémitisme dans lequel avait baigné sa jeunesse, Lacan préféra laisser planer le doute.

Ce qu’il avait à dire, concernant les Noms-du-Père de Sigmund Freud, fut en fin de compte écrit par une femme, Marie Balmary, dans un livre un peu plus qu’à moitié délirant, publié quelques années plus tard : L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée (Grasset, Paris, 1979).

Sans rien en conclure d’audacieux, émettons l’hypothèse que nul ne touche impunément à l’invariant du discours analytique, pas davantage qu’un physicien, sans trembler, ne changerait la vitesse de la lumière.

1 Ou dit-mansions, si nous voulons lacaniser jusqu’au bout du signifiant.

2 Erik Porge, Les noms du père chez Jacques Lacan, érès, Toulouse, 1997, p. 129.

3 Jacques Lacan, Les non dupes errent, séance du 13 novembre 1973, inédit, cité par E. Porge, loc. cit. Les amateurs de pamphlets remarqueront que ce passage semble énoncé dans le plus pur style célinien.

« Lire ou ne pas lire ? »

Vous est-il arrivé déjà, pendant un temps, de ne pas lire ?
Ne pas en avoir envie, ne pas savoir que lire, parcourir les rayons de votre bibliothèque et tous les livres semblent gris, en prendre un tout de même, lire des mots qui restent creux, des mots – petits cailloux insignifiants qui tombent au sol…?
Cela vous est-il arrivé, déjà ?

Les motifs en sont divers, sans doute – qu’est-ce qui barre le chemin entre nous et les mots écrits ? Qu’est-ce qui transforme en tas de sable inerte des phrases qui parfois s’envolent et nous emportent sur leurs ailes, nous envolent ?
Pour moi, parfois, la distance avec les livres – il me faut d’abord reconstituer ma propre pensée, avant de pouvoir entendre celle de l’autre. Trouver construire écrire mes propres mots, avant de lire ceux de l’autre.

Confinement – lisez-vous ?
Tant de temps soudain, tant de choses annulées, tant d’activités reportées, tant de possibles ? Pas d’horaire de cours de danse ni d’entraînement de foot pour les enfants, pas de sortie pas d’invitation pas de cinéma – à la maison, du temps devant soi…
Intéressant de voir comment chacun réagit à la situation : ceux qui en « profitent » pour apprendre trois langues, la peinture, le macramé et la cuisine coréenne, ceux qui s’évertuent à ne rien changer à leurs habitudes, quitte à faire semblant, ceux qui nettoient leur maison de fond en comble et de comble en fond et de fond en comble et inversement, ceux qui ne font plus rien…

« Faire », « activités » – la suspension éclaire la fonction, les fonctions de « faire ». Désarroi lorsque les activités habituelles deviennent impossibles – que faire, comment s’occuper ? Que faire du temps qui s’étend sans limite ? Et ces activités, habituelles, essentielles, importantes, qui nous définissent pensons-nous, ces activités une fois suspendues, à les regarder avec un rien de distance – pourquoi faisions-nous cela, au fait, au fond ? Nous ne pouvions imaginer nos vies sans elles, tellement importantes, nous en parlions autour de nous avec passion – « comme je me sens mieux depuis que je fais du tennis, et l’ambiance dans le club, c’est tellement sympa, si tu savais, à présent je fais partie du comité de l’association, réunions fréquentes, je suis trésorier, un peu de travail mais c’est tellement important, cela crée toute une dynamique dans le quartier, et pour les jeunes… » – nous savions pourquoi nous le faisions, c’est-à-dire nous ne nous le demandions pas et pensions savoir pourquoi et à savoir pourquoi cela avait du sens et donnait du sens au reste de notre vie – quel sens ?… Ces activités une fois suspendues, nous suspendus aussi – e quel sens ?… Pourquoi ceci plutôt qu’autre chose ? Accessoire, aléatoire, dérisoire… Comment supporter cela ? Comment faire face à cela ? Qu’est-ce, cela ? Quel vide face à nous ? qu’est-ce que ce gouffre qui s’ouvre s’ouvre s’ouvre ? qu’est-ce que soudain ce monde de cendres grises inertes ? Et que reste-t-il ? à quoi continuons-nous de donner du sens ?

Je continue à trouver du sens dans le mouvement désirant. Ce mouvement qui, à partir de rien à partir d’un rien à partir d’un creux, se lève en nous et nous envole. Ce mouvement qui nous fait danser, rire, chanter, peindre, sculpter, écrire, poéiser, parler à l’autre entendre l’autre. Ce mouvement qui lorsqu’il danse avec le mouvement d’un autre, nous appelons cela rencontre, nous appelons cela la vie.

Ce mouvement, parler à l’autre entendre l’autre, dans un certain cadre cela s’appelle une psychanalyse.

Je continue à trouver du sens à cela. C’est un choix. Sans doute c’est un choix. Alors qu’il me semble que cela, c’est incontournable – mouvement, vivant, poésie – sans cela pas de vie pour l’humain ? Mais sans doute c’est un choix – un « sens » est toujours un choix, est toujours construit ?

Continuez-vous à lire ?
J’avais arrêté un temps, je ne pouvais pas. J’ai recommencé. Lorsque j’ai parcouru les rayons de ma bibliothèque qui soudain n’étaient plus gris – tant de couleurs, tant d’envolées, à lire seulement les titres, les noms des auteurs –, je me suis arrêtée sur L’amour du loup… et autres remords1 d’Hélène Cixous. Lu déjà, il y a quelques années, oublié, oublié, oublié – que nous sommes capables d’oubli !… Comment ai-je pu oublier ceci ?… L’amour du loup…

La force possible des mots, le tranchant possible de l’écrit. Cela – a du sens, pour moi.
Quelqu’un, qui n’écrit pas, me demande – comment fais-tu pour écrire ?
Je ne fais pas. Je respire – lorsque j’écris ainsi, je respire, simplement je respire, enfin je respire.
Je me demande plutôt – comment se fait-il que je survive, lorsque je ne respire pas ?…

1 H. Cixous, L’amour du loup et autres remords, éditions Galilée, 2003.

Amour et transfert depuis l’enfance

« Libre de s’adresser à la liberté d’autrui », J. Lacan

Plusieurs passages du livre Amour et transfert de Jean-Richard Freymann m’ont évoqué la pratique avec l’enfant, la question de la névrose infantile chez l’adulte et l’interprétation du transfert dans ces situations. Comme si l’enfance y avait une place interligne. Écho singulier d’une énonciation. Un séminaire digne de ce nom insémine d’autres théorisations d’associations. Transfert de travail, pourquoi pas. Transfert au travail, sûrement. En voici quelques bribes.

La pratique analytique avec l’enfant, ou plutôt la cure de l’enfant, m’enseigne sous un angle dynamique la « manœuvre du transfert » et de l’interprétation. Une interprétation opérante chez l’enfant est oubliée : elle effectue (dans) l’oubli de la métamorphose qu’elle permet. La construction, d’ordre d’une compréhension, dans l’après coup d’une interprétation, est rare chez l’enfant. Il n’est donc pas empêtré de cet imaginaire. C’est plutôt lui qui vous guide sur la perte de sens sensée. L’enfant nous apprend que la saisie, ou plutôt la tentative de saisie, d’un dire, une fois qu’il a été dit est caduque. Dès que vous tentez de revenir sur ce qu’il a dit, il vous signalera plus ou moins délicatement que vous êtes à côté, que vous n’y êtes pas. Il ne s’agit pas de saisir ce qui a été dit, de le figer par une compréhension, mais de l’entendre. C’est l’écho de cet entendu insaisissable, qui renvoie peut-être à l’enfant une manifestation de sujet. Sujet en devenir, en instance d’infusion de « ses » signifiants. L’acte analytique dans la cure d’enfant intervient ici. En effet ces cures amènent l’analyste à prendre des initiatives, qui font interprétations si elles surviennent dans le transfert.

Retenons deux fonctions d’interventions différentes chez l’enfant. La première, la plus délicate : l’interprétation qui appelle le sujet à s’arrimer auprès d’un signifiant. Ce sont les cliniques où l’enfant ne répond pas à une loi qui limite la jouissance, où l’enfant reste en position d’objet de l’Autre, etc. L’interprétation est une réponse sidérante qui, en introduisant un trou, laisse une place pour un dire créatif d’un sujet naissant. Le dire est création. Mais sidérante également car elle tombe juste, en écho à une histoire déjà singulière du petit individu qui ne l’a pourtant pas jusqu’à présent parlé. Ici intervient le transfert, permis par cette interprétation, car il était jusqu’alors comme en attente.

Le second type d’interprétation est une dé-sidération, un réveil d’un désir coincé, étouffé dans un symptôme, nœud de signifiants venant de l’Autre. L’individu est coincé par une définition de l’autre, il est défini partiellement par lui et adhère fortement à cette définition car il en dépend, ou croit en dépendre. L’affiliation aux demandes, aux attentes de ses autres, médiateurs d’Autre, peut alors être, certes ancrage, mais également fixation symptomatique. L’intervention de l’analyste permet un décollage, un écart introduisant un souffle où l’enfant peut s’approprier autrement ces mêmes considérations de l’autre. L’analyste ici n’est pas éducateur, ni ré-éducateur, il ne participe pas à l’éducation de l’enfant en consistant d’une certaine manière, mais il reste analyste en temps qu’il indique, qu’il transmet, une manière de savoir faire avec le manque. Transmission d’un manque qui appelle une création du sujet. Et cela en « désoeuvrant » le symptôme. Le retrait est ici actif. Ainsi une interprétation peut relevé d’une retenue, d’une non précipitation.

Le transfert et son interprétation s’associent. L’association mène à une interprétation du transfert si l’écoute l’autorise. L’interprétation n’opère qu’en résonance avec le transfert. Cette interprétation ne survient que dans une temporalité singulière : elle s’expose comme paradoxale, ne pouvant qu’être précipitée mais pas le fruit d’une précipitation. Si elle n’opère qu’en tant que jaillissement du saut unique du lion, elle dessert lorsqu’elle répond à une certaine précipitation de l’analyste. Une précipitation qui serait alors réponse face à une béance, passage de l’angoisse, s’ouvrant chez lui en écoutant l’autre. Ou bien, une précipitation qui répondrait à l’appel, prémisse d’une demande, perçu dans le symptôme du patient. Adviendrait alors une forme de couple-symptôme analyste-analysant, c’est-à-dire où le symptôme de l’un s’embrasse et s’embarrasse du symptôme de l’autre. Le transfert hypnotique répondant à la séduction dont parle Jean-Richard Freymann en est un exemple. Ce ne sont pas ici des interprétations car elles refusent le temps du transfert.

L’autre écueil se fait déjà pressentir : l’absence de toute interprétation. Le kaïros de l’acte interprétatif ce situe entre ces deux écueils. Proposons encore au passage une autre aporie clinique : L’interprétation. Comme s’il n’existait qu’un type d’interprétation, qu’une manière d’interpréter… donc idéale. L’idéal ne fait pas bon ménage avec l’analyse.

Faisons un tour du côté de la névrose infantile chez l’adulte. Ce terme recouvre le noyau infantile de la névrose chez l’adulte. Toute position névrotique tire ses racines de ce noyau. Ce noyau n’est pas vestige d’un passé révolu, mais expression persistante d’un rapporté de l’enfance. « Le passé n’est jamais tout à fait le passé », chante le poète en ajoutant, « l’ombre de ce qui fut devant nous se projette sur le chemin qui va, sur l’acte qui s’éveille ». L’acte qui s’éveille, l’acte de parole qui plus est, qui s’annonce ou plutôt s’énonce, se voit transporté avec lui ce passé-présent. Tout ce qui se répète, « tout danse devant moi sa danse heureuse ou triste ». Mais qu’est ce qui se répète ? Ici, nous empruntons un autre chemin que celui du poète pour qui la réponse est « tout ce qui fut, jeunesse, enfance, amour ». Ce qui se répète s’approche plutôt du raté de la jeunesse, de l’enfance et de l’amour. La mise en forme de ce ratage est présentée, à travers le transfert, à une interprétation. Ce ratage peut aussi être appelé dans le vocabulaire freudien point de fixation. Souvent, il relève de ce qui rate, non pas dans l’amour à la mère, mais dans l’amour de la mère, comme le souligne justement Jean-Richard Freymann dans son séminaire. Cet amour n’est pas total, et s’il était total il ne serait pas amour. Parfois, le père est mère dans la réalité. Laissons, ici nous nous situons du côté de la réalité psychique et sa bisexualité (pôles masculin et féminin). Le manque à aimer de la mère est point de désir. Mais pour cela, il est au préalable source de transfert. C’est l’envers de la question de la séduction, un endroit vide d’appel. Dès lors l’enfant, puis l’adulte, à travers la névrose infantile, répète ce manque à aimer dans l’amour de la mère. Amour venant d’elle et allant vers elle. Manque d’amour venant d’elle et allant vers elle. Voilà ce qui peut se jouer sur la scène transférentielle. Pointe ici également l’ambivalence des sentiments. Si l’amour de transfert est une force motrice de la cure, n’oublions pas d’être à l’écoute de son revers, la destructivité de cette force par une force antinomique, qui va contre le nom. Pulsions de vie et pulsions de mort restent partenaires, séparés ou non. Les unes restent la condition des autres et vice versa. Le jeu de construction, de création de l’enfant nous l’enseigne : pas sans une destruction… préalable ou faisant suite, cela est une question de rythme de scansion. La destruction comme préalable d’une création. L’absence comme condition de présence. L’amour de transfert est ce qui permet sa destruction. C’est la même mèche qui voit naître la flamme qui l’éteindra, écrit Shakespeare. Dans l’amour et dans le transfert… avec cette différence majeure que pour le transfert, sa chute n’amène pas son évitement mais un autre amour : celui de la chute (voir la mise en scène narrative, non sans jouissance, de Jean-Baptiste Clamence dans La chute de Camus).

La notion de mise en scène revient à plusieurs reprises dans le séminaire de Jean- Richard Freymann. Elle apparaît riche d’évocations. Le transfert permet à une scène de se dérouler. Il peut être conçu comme une atmosphère propre à chacun (« atmosphère, atmosphère, est ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?! » réplique Arletty à Jouvet). Cette atmosphère survient des dires de l’analysant et de la manière dont ses dires le place dans le transfert. Quel objet cherche-t-il à être pour l’Autre ? Quel objet cherche-t-il chez l’Autre ? Ici l’amour de transfert est à la fois la condition pour la mise en place de la scène, son objet, et sa raison. L’amour de transfert et son manquement, comme nous l’avons souligné plus haut. Nous sommes donc en face d’un drame singulier. Le déroulement dramatique n’amène pas de vérité, peut-être des mi-vérités apparaissant voilées. Il s’agit du voile de l’énonciation. Chaque analysant raconte, explique, explicite, théorise, pleure, chante, son drame personnel et demande une reconnaissance de celui-ci, ou plutôt de sa place dans celui-ci. L’enfant vit en partie la scène que les discours dans lesquels il évolue lui imposent. Il les répète éventuellement en acte, en jeu, mais la dimension de réflexion du souvenir, de la remémoration habituellement manque. C’est adulte qu’il répétera ces discours et y adhérera, sans tout-à-fait y adhérer car quelque chose lui échappe, ce que nous pouvons nommer sujet, qui l’anime et résiste. Tout comme l’enfant qui n’est que partiellement happé par les dires et les non-dits qui l’entourent. Reste quelque chose qui reste en dehors de lui. Voici le chemin d’adresse de l’analyste.

Mais le drame moïque cherche à se dire. Il insiste. À l’instar des protagonistes dans la pièce de Pirandello, 6 personnages en quête d’auteur, il cherche à tout prix à faire valoir son drame singulier, il le répète, s’y empêtre, constamment. Et il ne peut, ni ne veut pas tenter de vivre sans. Mais pour se faire valoir, il faut s’adresser à quelqu’un. Quel meilleur lieu que la scène ? Le spectateur, souvent anonyme et silencieux, entend toujours avec un temps d’avance le drame qui anime un personnage et qui pourtant l’ignore. Et pour cause : celui-ci est juste devant ses yeux mais il ne le voit pas. Il a besoin de le dérouler devant un auditeur actif par cette présence. Sur la scène du divan, l’analysant répète son drame. La polysémie du terme « répéter » prend ici son rôle. L’analysant aime son drame. Il le hait également. Il en fait vivre les personnages, les imagos parentaux, et les rejette à la fois. La discorde « aux crins de couleuvres » introduit, en passant par l’amour et son ambivalence, sa pomme.

Présentation d’Amour et Transfert rédigée par Marcel Ritter

Intervention prévue à la Librairie Kléber le 28 mars 2020, annulée pour cause de « confinement ».

Lorsque tu m’as proposé de rédiger la Préface de ton livre, la première association d’idée qui m’est venue, et ce à propos de son titre, le premier « Einfall », pour rester fidèle à la langue de Freud, c’est le terme « Ubertragungsliebe », par lequel Freud caractérise le transfert. Les auteurs français l’ont traduit par « amour de transfert ».
En somme, là où Freud a eu recours à un mot composé, qui évoque une intrication, une connexion en apparence fixe entre ses deux composantes, l’amour et le transfert, ses traducteurs utilisent deux termes articulés au moyen de la préposition « de », indiquant autant la proximité de ces deux composantes que la possibilité de leur séparation – et ce probablement à leur insu.

Ce constat nous donne déjà à entendre que l’amour et le transfert ne sont pas deux termes équivalents ni interchangeables, mais qu’ils sont dans un rapport complexe, dont tu développes les multiples facettes.
Le sous-titre du livre, « Amour de transfert et amour du transfert », introduit un aspect supplémentaire, tout à fait inédit. Il va d’ailleurs déjà dans le sens d’une séparation des deux termes.
« Amour du transfert » nous oriente, de plus, vers la possibilité de concevoir le transfert comme un objet d’amour. Mais un objet d’amour pour qui ?
À ma connaissance, Freud n’a pas mentionné cet aspect-là. Il convient cependant de préciser qu’il ne concerne pas l’analysant, mais l’analyste. Il renvoie, en fait, aux apports de Lacan, à qui nous devons la séparation entre le « transfert » et « l’amour ».
« Amour du transfert » peut cependant se ranger sans problème à côté des sens possibles du terme de Freud « Ubertragungsliebe », qui s’entend dès lors comme « Liebe der Ubertragung ».

Il y a un deuxième point, qui a également mis en route un mouvement d’associations d’idées dans mon esprit, lors de la lecture de ton manuscrit. J’ai été frappé par la fréquence dans tes développements des références culturelles, à propos de l’amour. Elles ne pouvaient pas ne pas m’évoquer la notion de sublimation.
Rappelons-nous que selon Freud la sublimation est un mode de satisfaction de la pulsion sans refoulement, et ce grâce à son détournement vers des nouveaux buts, non sexuels, plus élevés, à l’origine de toutes les productions culturelles.

Tes nombreuses citations d’œuvres littéraires, de poèmes, de trouvailles d’humoristes, vont de toute évidence dans le sens d’un processus de sublimation.

J’ajouterai ta référence à l’existence d’un « amour transnarcissique », un « amour de désir », un « amour du désir », qui se situe bien au-delà de la relation narcissique, spéculaire, et qui est fondé sur le désir. Il s’agit d’une notion promue par Lucien Israël et aussi par François Perrier, pour qui cet amour pouvait être atteint par le biais de l’analyse et par le biais de la culture – donc par la sublimation.

Je n’oublie pas que tu évoques toi-même, explicitement, la sublimation à plusieurs reprises dans le livre. En particulier, lorsque tu soulignes que « l’amour » s’inscrit, comme « le transfert », dans « une quête sublimatoire », grâce au « jeu du signifiant ».
Tu rejoins ainsi l’assertion de Lacan stipulant que « l’amour » est une « sublimation », ce qu’il a longuement développé à propos de l’amour courtois dans son séminaire « L’éthique de la psychanalyse ».

Je voudrais également rappeler les principaux traits de la conception freudienne, puis ceux de la conception lacanienne du transfert, tel qu’ils sont exposés dans ton livre. Ils permettent de comprendre en quoi réside la différence entre ces deux conceptions, et de saisir pourquoi il est possible de soutenir que la conception de Lacan a contribué au dépassement de certaines butées de la conception freudienne.

Freud fonde le transfert sur l’amour. Sa conception se situe sur un plan purement imaginaire narcissique, spéculaire, qui s’appuie sur la relation du « moi » de l’analysant avec la personne de l’analyste placé dans la position de « l’idéal du moi ». Il s’agit donc d’aimer pour être aimé. Derrière l’amour de transfert, il y a une demande d’amour.

Or, l’expérience psychanalytique révèle par ailleurs que « le moi » fait obstacle au cheminement du discours de l’analysant vers la révélation du désir inconscient – révélation qui est la visée d’une analyse. Ce constat a obligé Freud de reconnaître que le transfert était en fait une résistance (Ubertragungswiederstand), tout en soutenant en même temps qu’il était la condition nécessaire pour l’efficacité d’une interprétation, et pour le choix de son moment. C’est là une des butées, une des contradictions de la conception freudienne, que les apports de Lacan ont permis de dépasser.
La conception de Lacan à l’opposé de celle de Freud, se situe sur le plan symbolique, sur le plan du rapport du sujet au langage, au signifiant.
Cependant Lacan ne réfute pas pour autant la dimension imaginaire du transfert, l’amour du transfert. Mais cette dimension n’est pas l’essentiel. L’amour n’est que « tromperie », au regard de ce qui est au fondement du transfert.

Ce qui importe, c’est de partir de la constitution du sujet, au niveau de l’inconscient, comme effet du signifiant, c’est-à-dire de son rapport à l’Autre comme lieu du langage et lieu de l’altérité, et de son corollaire, le désir inconscient soutenu par le fantasme inconscient ou fondamental.
Pour Lacan, c’est le désir inconscient, soutenu par un fantasme, qui génère le transfert. Et c’est la construction de ce fantasme dans le cadre d’une analyse, soit le repérage par le sujet de sa position par rapport à l’objet a, en référence à la formule du fantasme, qui peut conduire à la résolution du transfert.

Cette présentation des deux conceptions du transfert est peut-être trop schématique. Mais je tenais à mettre l’accent sur les points vifs, ou leur divergence est manifeste, en prenant appui sur tes développements dans le livre.

Séminaire de Lacan « L’éthique la psychanalyse » – Commentaire de la leçon du 10 février 1960

Intervention de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse.

« C’est à partir de ce signifiant façonné qu’est le vase, que le vide et le plein entrent comme tels dans le monde, ni plus ni moins, et avec le même sens1. »

Fable

Le manque irrémédiable et indicible de la Chose ne cesse pas de ne pas s’écrire. L’homme s’est fait potier, peintre, architecte et poète pour approcher et serrer au plus près la place, le vide laissé par la Chose. Et c’est ainsi que dès la première création du vide cerné par l’enveloppe matérielle d’un vase, le signifiant apparaît sous la forme visible et durable d’une écriture laissée par le potier sur son œuvre. L’accumulation d’un trésor de plusieurs signifiants au lieu de l’Autre, leurs nombreuses combinaisons en chaînes, devenues elles aussi signifiantes, et l’émergence d’une grammaire avaient déjà précédé l’avènement du langage humain. L’arrimage (plus tard Lacan dira le nouage) par l’entremise du corps de l’ordre nouveau du signifiant, le Symbolique, à ceux déjà existants de l’Imaginaire et du Réel produit le parlêtre, le sujet divisé. Le tribut exigé par l’Autre pour cette création (la bourse ou la vie !) est à la fois amputation d’une livre de chair (une perte de naturalité) et soumission à la loi du signifiant devenue loi des communautés humaines (voir Le malaise dans la civilisation).
C’est à Freud que nous devons d’entrevoir une profondeur longtemps déniée au royaume du signifiant, ces immenses terres inconscientes où la logique du signifiant façonne et anime ses créatures à leur insu : le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre.
C’est à Freud aussi que nous devons d’entrevoir les similitudes structurelles, par exemple quand il propose de voir les structures psychiques que sont l’hystérie, la névrose obsessionnelle et la paranoïa comme les caricatures (Zerrbild) des activités sociales valorisées que sont les arts, la religion et la recherche, philosophique ou scientifique2. Caricatures en ce sens que toutes trois sont de fait asociales, car fondées sur le déni d’une partie de la réalité collective.

Rappel

[163] Dans la leçon précédente Lacan a posé l’apparition de l’anamorphose à la fin du XVIe siècle comme une remise en question de l’art de la perspective qui produit l’illusion du volume : il s’agit de ne pas se distraire dans la satisfaction de cette illusion et de revenir à la quête première : la signification du vide laissé par la Chose. C’est donc par le signifiant que la Chose peut le mieux s’approcher, d’où le choix de la poésie de l’amour courtois pour étudier un cas de sublimation par l’art, un cas de célébration collective de la Chose. « C’est tout ce qui rend et ce qui redonne éminemment la primauté au domaine, comme tel, du langage, où là nous n’avons affaire en tous les cas, et bel et bien, qu’au signifiant. C’est ce qui rend sa primauté – dans l’ordre des arts, pour tout dire – à la poésie. C’est bien pourquoi, pour aborder ces problèmes des rapports de l’art à la sublimation, je vais partir de l’amour courtois3. » (145)

Altamira, découverte de la première caverne décorée en 1879

Stupeur ! Il y a 17 000 ans, ils ont rampé dans la grotte d’Altamira, se sont éclairés avec la précieuse et fumeuse huile animale, puis ont peint et repeint des animaux et des hommes sur les parois inégales. Épreuves d’artistes certes, mais surtout témoins d’une recherche car ces dessins se superposent dans une succession chronologique que l’on peut lire comme la trace d’une pensée en marche. Epreuves aussi (au sens d’action d’éprouver cette fois) d’un groupe humain primitif dont la subsistance (la persistance) est conditionnée par l’existence d’un lieu et d’un rite qui relient chacun de ses membres, c’est-à-dire l’existence d’une fonction religieuse. Mais c’est « au-delà du sacré » que Lacan nous indique la place de la Chose. Si plus tard4 ils se feront potiers pour représenter le vide, là c’est le creux naturel de la grotte qu’ils ont utilisé pour accueillir l’activité symbolique naissante qui « consiste à fixer l’habitant invisible dans la cavité5 ».

L’anamorphose, une embrouille signifiante

Approché en tant qu’habitant invisible de la grotte, puis du vase, puis du temple, le vide se fait ensuite représenter sur les parois des temples et sur des toiles par les peintres maîtrisant la perspective. Mais l’œil géométral qui permet dès le XIVe siècle de « rendre les volumes » se perfectionne à un point tel qu’il se détourne de sa fonction première : « l’illusion de l’espace est autre chose que la création du vide ». La fonction première de l’art c’est toujours, d’après Lacan, de cerner la Chose et non le vide que laisse sa disparition, même si le manque qui résulte de sa perte est tout ce qui nous en reste. L’embrouille de l’anamorphose est le signal pour un retour à l’évocation de la Chose : en s’opposant à l’œil comme un garde-fou, le codage anamorphique le préserve de la lecture triviale. « L’anamorphose est un rébus, un monstre, un prodige […] Elle est un subterfuge optique où l’apparent éclipse le réel6. » C’est par la révélation d’une image qui semble surgir de nulle part, une image sans objet visible que l’anamorphose nous suggère que l’objet réel de l’œuvre peinte (la Chose) est lui aussi caché et que ce n’est que par une illusion spéculaire (le fantasme) que nous pourrons l’approcher. Lacan compare le dispositif d’anamorphose cylindrique placé devant lui à une seringue aspirant le sang dans le Graal qui justement « n’en contient pas vraiment ». Les crises artistiques ne devraient pas être interprétées comme des événements historiques de l’art (le terme d’histoire de l’art est ce qu’il y a de plus captieux, dit Lacan, car dans l’histoire de l’art il n’y a que substructure) mais, tout comme les crises du langage ou des discours, comme des symptômes d’un impossible, des symptômes d’une rencontre avec le réel en tant qu’obstacle qui refuse de céder. « Chaque émergence de ce mode d’opérer consiste toujours à renverser l’opération illusoire, pour retourner vers la fin première, qui est de projeter une réalité qui n’est pas celle de l’objet représenté7. » C’est pourquoi l’artiste forçant une nouvelle voie est toujours un contradicteur dans son époque. « C’est contre les normes et les schèmes régnants, politiques par exemple, voire les schèmes de pensée, c’est en quelque sorte à contre-courant que l’art, toujours, essaie de ré-opérer son miracle8. » Alors, à quelle crise répond cette autre contestation artistique, cette forme de sublimation surgie dans la poésie, qu’est l’amour courtois ? Quel est l’impossible que contient le mythe œdipien promu par Freud ? Dans la leçon du 16 décembre 1959 Lacan a soutenu que l’expérience freudienne a été une révolution de pensée pour le domaine de l’éthique. En exhibant le principe de plaisir Freud nous signifie « qu’il n’y a pas de Souverain Bien [l’éthique d’Aristote], que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien. Tel est le fondement, renversé chez Freud de la loi morale9 ».

En passant par Moïse et le monothéisme

L’avènement de la fonction paternelle comme structurante est homologuée par Freud à une sublimation. « Formellement, il fait intervenir le recours structurant à la puissance paternelle comme une sublimation10. » C’est sous le règne de l’imaginaire que l’engendrement est le fait de la mère. C’est faire preuve d’abstraction, d’un progrès de spiritualité que d’accéder à la fonction paternelle symbolique, invisible, à ne pas confondre avec la fonction de chef. Le passage de l’imaginaire au symbolique, de l’organique au spirituel, se soutient du mythe moderne introduit par Freud (le meurtre du chef de la horde primitive) qui lui-même s’inscrit dans la réalité spirituelle du XXe siècle, à savoir la mort de Dieu. C’est la dimension collective de l’acte reliant les meurtriers du chef en une filiation fraternelle symbolique et effective, qui fonde la civilisation. Déjà, inspiré par la clinique du névrosé, Freud avait « bondi sur le plan d’une création poétique », choisie pour son dire – le drame d’Œdipe – et pour sa place dans l’histoire culturelle – le siècle de Périclès – conférant ainsi à la tragédie œdipienne sa fonction de mythe. Le mythe, en tant que mythe n’explique rien, il est une organisation signifiante « qui s’articule pour supporter les antinomies de certains rapports psychiques ». Le niveau dans lequel il s’articule n’est ni l’individuel ni le collectif, mais l’ensemble des deux car cela concerne à la fois le sujet en tant qu’il a à pâtir du signifiant (être élevé à la dignité de parlant se paie par l’aliénation, la chute du paradis) et la collectivité qui assume le meurtre et la dévoration du père pour entrer en civilisation. Pâtir du signifiant est justement ce malaise dans la civilisation qui semble provenir d’un emballement, d’un déchaînement de la fonction régulatrice nommée surmoi par Freud. Ce dernier observe que, malgré les dérèglements dus à la tyrannie du surmoi, les pulsions parviennent à se faire sublimation (notons que Lacan utilise ici le terme de tendance, une traduction préférable à celle de pulsion pour Trieb et Strebung). « Comme je vous l’ai dit, la Chose est ce qui du réel pâtit de ce rapport fondamental, initial, qui engage l’homme dans les voies du signifiant, du fait même qu’il est soumis à ce que Freud appelle le principe du plaisir, et dont il est clair, je l’espère, dans votre esprit, que ce n’est pas autre chose que la dominance du signifiant11… »

La sublimation selon Bernfeld (Imago VIII)

Une critique sévère par Lacan de « tout ce qui a été dit jusqu’ici dans l’analyse sur la sublimation » et en particulier de l’article de Siegfried Bernfeld12. Sa théorie jugée naïve réduit la sublimation au détournement de la fraction pulsionnelle qui peut être mise au service du moi pour la satisfaction des Ichziele, les buts du moi. Selon cette théorie, l’enfant Robert Wagner aurait écrit la poésie car il y avait en lui le but inconditionné (Ichziel) d’être poète, alors que « Freud fait remarquer que l’artiste, après avoir opéré sur le plan de la sublimation, se trouve bénéficiaire de son opération pour autant qu’elle est reconnue par la suite, recueillant précisément sous forme de gloire, honneur, voire argent, les satisfactions fantasmatiques qui étaient au principe de la tendance, laquelle se trouve ainsi se satisfaire par la voie de la sublimation13 ». La gloire de l’artiste n’est qu’un bénéfice secondaire et différé qui peut venir en plus comme… la « guérison » après une analyse. La motivation première réside dans la sensibilité d’une personnalité aux attentes sociales, au consensus social en tant que structure, c’est-à-dire à une morale. Si une personnalité est jugée éminente (voir le jugement de Bernfeld sur l’enfant Wagner), c’est parce qu’elle avait déjà pris le chemin (la structure ?) de la sublimation, la fixation sur une forme particulière étant contingente.

L’amour courtois

L’amour courtois devenu un idéal en France et en Allemagne du XIe au XIIIe siècle pour une petite partie de la société (les cercles de cour, les nobles) est un exemple de consensus social ayant produit des effets jusqu’à nos jours et dont les plus anciennes manifestations visibles sont les traces laissées dans l’œuvre des trouvères, troubadours et Minnesänger. Il semble qu’à cette époque, en plus de « toute une série de comportements, de loyautés, de mesures, de services, d’exemplarité de la conduite », des joutes d’amour courtois étaient arbitrées par des Dames, des jeux probablement codifiés vu que, aux signifiants près qui sont ceux des langues vulgaires locales, « c’est du même système qu’il s’agit ». Une scolastique de l’amour malheureux – le deuil en est le premier terme – qui surgit paradoxalement à l’époque féodale des alliances maritales dans lesquelles la femme « est à proprement parler ce que les structures élémentaires montrent – les structures élémentaires de la parenté – c’est-à-dire un corrélatif des fonctions d’échange social, un support d’un certain nombre de biens et de signes de puissance14 ». (176)
[177] Le phénomène se manifeste également par d’étranges conversions de bandits nobles en poètes transis d’amour : de l’avis de tous les historiens, l’amour courtois était un exercice poétique maniant certains thèmes imposés, sans concrétisation dans des actes. [178] A l’inverse, malgré les apparences, aucune parenté avec une mystique chrétienne, hindoue, tibétaine ou musulmane n’a fait consensus chez les historiens.

Le regard sur la structure

Fait surprenant, les idéaux véhiculés par cet art nouveau qui ne pouvaient « avoir aucun répondant concret réel » à l’époque féodale ont traversé les âges, et leurs signifiants en tant que tels, par exemple celui de Dame, ont infusé la relation amoureuse jusqu’à nos jours. A quel fin ? La fonction de cette création sublimée ne peut être étudiée « que dans des repères de structure ». D’abord la fonction d’objet, en l’occurrence une femme qui d’emblée, quel que soit le rang de son adorateur, est non seulement posée comme inaccessible mais souvent en plus dépersonnalisée et abstraite par des vocables spécifiques tels que Maîtresse ou Seigneur (Mi Dom15). C’est parce que cet objet féminin est vidé de toute substance réelle, parce que ce n’est pas une femme réelle mais une fonction symbolique, qu’on peut lui parler d’amour en les termes des plus crus : la distance et la barrière qui le séparent d’elle expliquent l’emphase dans la déclaration et la demande du soupirant. Une sérénade pour la sérénade, infinie donc sans but réel, n’est pas sans évoquer la façon dont Freud définit la sublimation : une pulsion dont le but, qui était d’atteindre un objet réel, est supprimé (Zielgehemmt) pour laisser place à une quête sans fin qui ne vise plus un objet réel mais le manque d’un nouvel objet rendu inaccessible. En somme « ce que demande l’homme […] c’est d’être privé de quelque chose de réel16 ». L’acte d’élever la femme-objet à la dignité de la Dame Maîtresse (mi Dom, qui domine) surprend car ce n’est pas la place qu’occupent les femmes dans la société féodale ! La célébration dans l’art de l’amour courtois d’une Maîtresse aussi exigeante qu’arbitraire est ce contretemps propre aux arts qui révèle un certain malaise dans la culture. Se pourrait-il que l’homme du XIe siècle découvre la femme en tant qu’Autre, dotée d’une sensibilité, d’une conscience et même…d’un désir ? « Ce que la création de la poésie courtoise tend à faire, c’est à situer, à la place de la Chose et dans une époque […] un certain Malaise dans la culture et, selon le mode de la sublimation qui « L’érotique des troubadours, Contribution ethno-sociologique à l’étude des origines sociales du sentiment et de l’idée d’amour », on appelait domnei une entrevue galante où un amant avait loisir de courtiser sa maîtresse. L’ami avait d’abord à faire preuve dans le domnei que sa passion était sincère, en se montrant attentif à satisfaire, comme un bon serviteur ou un bon vassal, tous les caprices de sa dame. La patience amoureuse exprime et résume dans le domnei courtois, l’humilité, la sincérité et la fidélité (p. 186) : « est celui propre de l’art de nous poser cet objet que j’appellerais [..] un objet affolant, un partenaire inhumain17. » Serait-ce l’entrevue de la béance sur le réel de la femme pas toute phallique qui en fait un objet affolant, un partenaire inhumain, l’hétéros même, le grand Autre donc ? Est-ce, comme l’écrit Colette Soler « parce que la mère est le premier Autre, celui par rapport auquel l’enfant appréhende la béance propre au symbolique et avec celle-ci le réel comme au-delà imprenable, que le corps féminin reste pour tout sujet, homme ou femme, l’hétéros18 » ? Ensuite la fonction du miroir : Si la courtoisie en amour surgit dans la poésie et le chant alors qu’elle n’est pas visible dans la réalité, c’est qu’elle est artifice, artifice que Lacan homologue à l’apparition mystérieuse d’une image dans le miroir cylindrique placé devant lui, image qui monte dans le cylindre comme le sang aspiré dans une seringue pourtant plongée dans un bol vide. Le dispositif optique signale la composante narcissique dans l’amour courtois : le miroir est dans la mythologie lacanienne le médiateur, l’agent de la pseudo-identification originelle du moi idéal du sujet à l’image de son corps tout juste unifié. Mais ce n’est que par accident que le miroir se distingue par cette fonction. Plus générale est sa fonction de séparation, l’image étant disjointe de l’objet car située dans un autre monde, barré par le miroir lui-même. Dans l’amour courtois aussi, des « puissances maléficieuses » peuvent s’opposer à la rencontre. Le miroir cylindrique est aussi un médiateur, celui qui décode le dessin initial indéchiffrable pour l’œil, médiateur homologue du Senhal qui dans l’amour courtois affecte et révèle un objet d’amour au soupirant. Enfin, la fonction du signifiant : en scrutant les signifiants, Lacan observe que le thème du Nebenmensch (l’être humain proche) se retrouve dans un des poèmes de Guillaume de Poitiers sous le terme de Bon Voisin (Bon Vezi) pour désigner la Dame pourtant inaccessible et dans le discours chrétien, sous le terme du prochain. Le signifiant, plus précisément quelques signifiants reliés entre eux peuvent véhiculer une structure symbolique à travers les générations et en soutenir des manifestations variées au cours des âges. « Ce que j’ai voulu vous faire sentir aujourd’hui est ceci que c’est une organisation artificielle, artificieuse du signifiant qui fixe, à un moment les directions d’une certaine ascèse, et quel sens il faut que nous donnions dans l’économie psychique à la conduite du détour19. »

Le détour : la fonction éthique de l’érotisme chez Freud

Le détour que représente la sublimation correspond dans l’économie psychique à une transgression momentanée du désir. Il peut découler de la nécessité d’un compromis entre le principe de plaisir et le réel auquel le sujet se cogne, ou de l’appel de la Chose « pour faire apparaître comme tel le domaine de la vacuole », le lieu vers lequel est détournée la pulsion par la sublimation. Si dans l’amour courtois l’objet est hors de portée, alors le soupirant fait un interminable détour par des plaisirs préliminaires dans sa quête du « don de merci » attendu de la Dame. Transgression du désir puisque l’entretien et l’augmentation de la tension, c’est-à-dire du déplaisir, permet de retarder l’action du principe de plaisir et d’obtenir une plus forte chute de tension au moment de l’Entbindung (la déliaison ou mieux : la décharge), plus proche en intensité de celle provoquée par l’intervention du Nebenmensch dans la Hilflosigkeit (la détresse – du nourrisson). « C’est pour autant que le plaisir de désirer, c’est-à-dire en toute rigueur le plaisir d’éprouver un déplaisir, est soutenu, que nous pouvons parler de la valorisation sexuelle des états préliminaires de l’acte de l’amour20. » Dans l’amour courtois, le culmen est le don de merci que Lacan interprète comme un salut, « le signe de l’Autre comme tel, rien de plus ». Il y voit une ascèse de discipline du plaisir déjà présente dans la poésie érotique hindoue, latente dans la poésie occidentale (voir L’art d’aimer d’Ovide par exemple) et symbolisée brusquement au XIe siècle pour ensuite se manifester épisodiquement en passant notamment par la chevalerie (voir Don Quichotte) et le surréalisme: « c’est aussi à la place de la Chose que Breton fait surgir l’amour fou21». Jean-Bertand Pontalis précise l’interprétation : « On peut penser que le culte, surtout sensible chez Breton, de l’amour fou, cette résurgence de l’amour courtois, avec ce qu’il implique d’idéalisation d’un objet total, vient répondre à, et comme compenser, ce travail, à la fois méthodique et inspiré de sapage : là, la trouvaille de l’objet partiel cède la place à la retrouvaille de l’objet perdu22. »

1 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 145.

2 S. Freud, Totem und Tabu, (1912), GW Bd IX, Fischer TV Frankfurt, 1999, p. 91.

3 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 145.

4 Perplexité des archéologues en 2012, après une découverte qui relance la question : « L’apparition de la poterie n’a décidément aucun rapport avec le développement de l’agriculture. Les plus vieux fragments de poterie au monde, découverts en Chine, seraient en effet âgés de 19 000 à 20 000 ans. Mais à quoi pouvaient bien servir les récipients en terre cuite de l’époque ? »

5 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 167.

6 J. Baltrusaitis (1984), Anamorphoses, Paris, Flammarion, 1996, p.7.

7 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 170.

8 Ibid.

9 Ibid. p. 85.

10 Ibid. p. 171.

11 Ibid. p. 161.

12 S. Bernfeld, Bemerkungen über Sublimierung, Imago VIII.

13 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 173.

14 Ibid. p. 176.

15 D’après la thèse présentée par René Nelli pour le doctorat ès lettres en 1962, après le séminaire de Lacan

16 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 179.

17 Ibid. p. 180.

18 C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Editions du Champ Lacanien, p. 279.

19 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 181.

20 Ibid. p. 182.

21 Ibid. p. 184.

22 J-B. Pontalis, Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977, p. 59.

La structure œdipienne

Exposé  de Jean-Marie Jadin dans le cadre du séminaire de Jean-Richard Freymann sur le thème «Traumatismes, fantasmes, mythes » qui a eu lieu le 6 mars 2020 à la Clinique Sainte Barbe de Strasbourg.

Le complexe d’Œdipe est une appellation que Freud n’aimait pas trop1 mais à laquelle il a pourtant consenti après de longues années. Il désigne l’ensemble des représentations, des ressentis et des idées afférentes à une donnée double. Elle est en même temps consciente et inconsciente.

  • Sa forme masculine, la plus connue, comprend, consciemment, l’attirance amoureuse pour la mère et la jalousie à l’égard du père, et inconsciemment, l’inceste maternel et le meurtre du père, vécus comme s’ils étaient accomplis. Car il ne faut pas oublier que le fantasme inconscient traite le souhait comme s’il était réalisé.
  • Sa forme féminine est infiniment plus variée et complexe ; elle peut par exemple être parfaitement identique à la forme masculine.

La configuration évoquée par le terme de « complexe d’Œdipe », se déploie dans toutes sortes d’espaces. Elle est située dans le mythe grec, dans la tragédie antique, dans les fantasmes inconscients, dans la clinique du petit enfant, et enfin dans l’histoire de la famille qui traverse la civilisation. Elle se trouve de façon plus vaste et plus générale dans le système symbolique, sous une forme algébrisée par Lacan dans la métaphore paternelle, laquelle accorde la loi et le désir au lieu de les opposer comme dans la version imaginaire. Lacan y fait prévaloir le « et » sur le « ou ». Le complexe d’Œdipe est enfin une sorte de cadre de pensée abstrait, éminemment heuristique, qui guide quotidiennement la pratique du psychanalyste.

Le mythe

Le mythe d’Œdipe, qui fut une production collective de la civilisation grecque, remonte à la nuit des temps, puisque, au VIIIe siècle avant J.C., Homère y faisait déjà allusion. On peut noter que ce mythe semble inclure une espèce d’œdipe antérieur à l’histoire d’Œdipe lui-même. Tout au départ il y est question d’un certain Cadmos, roi fondateur de Thèbes, qui fut la troisième cité de Grèce antique par son importance, après Athènes et Sparte. Tout s’est passé comme s’il avait fallu limiter la jouissance du roi par une succession de malheurs survenant chez ses descendants. Cadmos a eu un fils, Polydore, lequel a eu à son tour un fils qui s’appelait Labdacos. Le fils de Labdacos, Laïos, le père d’Œdipe, a commis un forfait pédérastique en enlevant Chrysippe, un bel adolescent, qui était le fils préféré de Pélops, roi de Pise en Grèce.
Pélops était l’ancêtre des Atrides, l’autre famille tragique de la mythologie grecque à côté de celle des Labdacides. Le forfait de Laïos s’inscrit dans l’hubris ou la démesure dionysiaque, car il semble bien que Dionysos ait été le dieu grec le plus important de Thèbes à cette époque2. Pélops avait lancé sa malédiction sur Laïos en faisant appel au dieu Apollon. Apollon est le dieu de la mesure apollinienne, tandis que Dionysos auquel il s’oppose est le dieu de la démesure. On constate donc ici déjà une limitation de la jouissance, ce qui ressemble quelque peu à ce qui se passera pour Œdipe, celui qui a franchi toutes les limites et aura été puni par les dieux, à cause de sa faute autant qu’à cause de la faute de son père. Il est dit dans ce mythe qu’Œdipe, descendant de la famille royale de Thèbes, a perpétré les deux crimes les plus terribles qui soient, le parricide et l’inceste, puisque, victime de la malédiction d’Apollon, il a été conduit à son insu, et malgré tout le savoir qui lui avait permis de vaincre la sphinge de Thèbes, à tuer son père Laïos et à épouser sa mère Jocaste. Ayant tardivement pris connaissance de ce qu’il avait commis, il s’est crevé les yeux en guise de punition, tandis que sa mère s’est pendue.

La tragédie antique et celle de tout un chacun

Trois cents ans après Homère, les trois grands tragédiens grecs de l’Antiquité, Eschyle, Euripide et Sophocle, ont mis en scène cette histoire dans diverses pièces de théâtre. La plus connue est Œdipe-roi de Sophocle. Le tragique grec transmute en un récit cohérent la division interne du sujet entamé par un destin dont il ne voulait pas, et cependant inéluctable. Il illustre en quelque sorte la dépossession de soi qui se produit dans la vie de tout un chacun jusqu’à sa mort. D’ailleurs le destin vient toujours d’un lieu Autre, éventuellement divin, et dans la tragédie d’Œdipe se révèle au sujet qu’il est passé à son insu par une identification, qui l’a conduit à se mettre à la place d’un autre, le père, puis d’avoir ce qu’il possédait, la mère, pour finalement devenir un sujet divisé. Vous remarquerez que le tragique reprend ainsi le mouvement même du schéma L de Lacan3. Celui-ci part du lieu de l’Autre A, où ça parle de lui, traverse les figures du semblable a’ et du moi a qui s’en constitue, pour aboutir au sujet divisé S, le symbolique étant ainsi passé par les fourches caudines de l’imaginaire.

Le schéma L de Lacan

Freud a fait rentrer la structure du mythe d’Œdipe à l’intérieur de la bouteille d’où elle s’était probablement échappée4, c’est-à-dire dans l’intérieur le plus inaccessible de l’homme, à savoir les premiers désirs et les premiers émois de la petite enfance vécue avec les parents. Cette structure comprend les affects les plus fondamentaux de l’humain, l’amour et la haine, éprouvés et manifestés pour les deux parents. Comme s’il y avait ici une division originelle de la dynamique pulsionnelle en pulsion de vie et pulsion de mort, un partage des eaux primitives. On peut aussi ajouter ici l’interprétation donnée par Claude Lévi-Strauss dans son Anthropologie structurale : « […] le mythe d’Œdipe offre une sorte d’instrument logique qui permet de jeter un pont entre le problème initial – naît-on d’un seul, ou bien de deux ? – et le problème dérivé qu’on peut approximativement formuler : le même naît-il du même, ou de l’autre ?5 » La question « Ou bien un, ou bien deux ? » est ici développée dans une histoire. Dans la forme classique et patente du complexe d’Œdipe, le sujet aime le parent de sexe opposé et jalouse celui du même sexe. Mais Freud a rapidement souligné que le garçon pouvait parfois, dans une sorte d’œdipe inversé éprouver une grande tendresse pour son père et la petite fille aimer sa mère dans un premier temps. Et entre ces deux sortes opposées d’œdipe existeraient évidemment toutes les positions intermédiaires.

La clinique de l’enfant

La présence du complexe d’Œdipe peut être constatée chez l’enfant. Il y a un moment de l’œdipe. Un observateur peut voir que très souvent, entre trois et six ans, le petit garçon manifeste un très fort attachement à sa mère et une certaine hostilité vis-à-vis de son père. Il déclare par exemple à sa mère qu’il veut se marier avec elle et lui demande sans arrêt des baisers. Il lui arrive aussi de repousser le père et de lui enjoindre de partir. Il y a beaucoup de petites filles qui veulent s’accaparer le père et tentent de frapper la mère. Beaucoup d’enfants pénètrent en pleine nuit dans la chambre des parents pour déranger leur intimité. On notera enfin qu’il y a souvent une résurgence de l’œdipe à la puberté.

La création du complexe d’Œdipe par Freud

Il est intéressant de remarquer que la première référence à l’œdipe de la part de Freud se produit quelques semaines après qu’il ait écrit à son ami Flieβ qu’il abandonnait sa théorie traumatique d’une séduction réelle, perpétrée par un parent. Il est alors passé d’une théorie traumatique à une théorie fantasmatique. Ce n’était plus le père réel qui était l’agent pathogène, mais le père fantasmé comme pervers en conséquence d’une haine inconsciente du sujet à son encontre.

Reprenons les quatre étapes de ce changement de théorie. Le 11 février 1897, Freud a écrit à Flieβ6 que son père, décédé quatre mois auparavant, avait également été un pervers, qui était responsable de l’hystérie de son frère et de quelques-unes de ses sœurs. Il avait ajouté : « La fréquence de cette relation me donne souvent à penser. » Sept mois plus tard, le 21 septembre7 1897, il a effectivement beaucoup pensé. Il a changé d’idée et formulé son célébrissime verdict : « Je ne crois plus à mes neurotica », c’est-à-dire à la théorie d’une séduction réelle.

Dix jours après, le 3 octobre1897, il évoque dans une autre lettre8 des souvenirs personnels qui confluent, mais souterrainement, vers une saisie de l’œdipe. Il s’agit de la vision à l’âge de 3 ans de sa mère nue dans un train entre Leipzig et Vienne, puis de sa culpabilité après la mort qu’il avait souhaitée par jalousie de son petit frère Julius. Il y raconte enfin comment son demi-frère John et lui avaient arraché le bouquet de fleurs à sa nièce Pauline. On sait que le thème de la défloration, essentiel chez Freud, s’y rattache. Un rêve de maladresse sexuelle termine cette lettre. L’œdipe y est donc en préparation avec des allusions indirectes au désir pour la mère, au meurtre de celui qu’on jalouse, et peut-être même à la castration avec cette histoire d’arrachement et de maladresse. Mais l’œdipe ne sera clairement explicité que 12 jours plus tard, dans une lettre datée du 15 octobre9 1897. À propos de l’amour pour la mère et de la jalousie pour le père, il écrit : « S’il en est ainsi on comprend la force saisissante d’Œdipe Roi. » Puis il généralise audacieusement sa découverte : « Chacun qui entend [cette pièce] a été un jour en germe et en fantasme (Phantasie) cet Œdipe. » S’il peut ainsi rendre universel cet œdipe, c’est parce qu’il l’a décelé chez les hystériques dont il pensait qu’elles avaient subi des séductions réelles, alors qu’il fait maintenant l’hypothèse qu’elles ont été imaginées. C’est donc l’hystérie qui l’amène à généraliser l’œdipe.
Il reprend ce thème de l’œdipe deux ans plus tard, dans L’interprétation des rêves. On peut y lire : « Il se peut que nous ayons tous senti à l’égard de notre mère notre première impulsion sexuelle, à l’égard de notre père notre première haine ; nos rêves en témoignent. Œdipe qui tue son père et épouse sa mère ne fait qu’accomplir un des désirs de notre enfance10. » Ayant en tête la vision classique de l’œdipe, Freud commettra une erreur dans l’interprétation du problème de Dora, une jeune hystérique de 18 ans qu’il suivra pendant trois mois à la fin de l’année 190011. Celle-ci soutient que son père entretient une liaison avec une Mme K. et que pour maintenir ce lien il la jette dans les bras de Mr K. Freud plaque son schéma œdipien encore très simpliste sur la souffrance de Dora. Il comprend son problème comme l’expression d’un amour pour son père, déplacé sur Mr K. On sait que Lacan mettra l’accent sur l’attirance de Dora pour Mme K. et davantage encore pour l’objet oral qu’elle recèle, à savoir le sein comme objet perdu.
Peut-être que cette psychanalyse précocement interrompue est-elle la raison pour laquelle Freud n’évoque curieusement pas le complexe d’Œdipe dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité de 190512. Il y développe surtout l’importance chez l’enfant des pulsions partielles, ce qui l’a conduit au célèbre diagnostic de « pervers polymorphe ». Nous verrons un peu plus loin comment ce thème des pulsions partielles rejoint par un certain côté celui de l’œdipe. Dans les années qui suivent, Freud ne nommera plus l’œdipe, même si ses écrits cliniques en montrent la présence. Le petit Hans13 par exemple rêve d’une grande girafe et d’une girafe chiffonnée ; la grande girafe (le père) crie qu’il lui a enlevé la girafe chiffonnée (la mère) ; puis elle cesse de crier et le petit Hans s’assied sur cette girafe chiffonnée. Freud décrit là le complexe d’Œdipe le plus classique. C’est d’ailleurs avec le petit Hans qu’il découvre l’importance du thème de la castration, qui sera associé à jamais avec celui de l’œdipe, au point qu’ils vont devenir équivalents. « L’Œdipe, c’est la castration14 » – On peut lire cette équation sur la quatrième de couverture des Études sur l’Œdipe de Safouan.

La théorie de l’œdipe à son apogée

C’est dans l’article de 1910, Un type particulier de choix d’objet chez l’homme15, que Freud réévoque le complexe d’Œdipe. Il y analyse l’attirance de certains hommes pour les femmes mariées ou les femmes de mauvaise réputation dont ils rehaussent la valeur. Moustapha Safouan, un des rares psychanalystes avec Lacan à s’être intéressé à l’œdipe, a commenté ce texte avec son acribie coutumière. Freud y écrit : « […] il [Il parle de l’enfant] tombe, comme nous le disons, sous la domination du complexe d’Œdipe. Il ne pardonne pas à sa mère et tient pour une infidélité le fait que ce ne soit pas à lui, mais au père, qu’elle ait accordé la faveur du commerce sexuel. Ces motions (Regungen) n’ont pas d’autres issues quand elles ne passent pas vite, que d’achever leur cours dans des fantasmes (Phantasien) […]. » On voit bien qu’ici il distingue déjà une structure, c’est-à-dire le complexe ou l’ensemble de ce qu’il appelle les « motions », d’un aval de « fantasmes », qui ne sont pas toujours inconscients aux yeux de Freud. Ce sont ces fantasmes qui produiraient les attirances très particulières de certains hommes pour certaines femmes.

C’est un quart de siècle après sa première désignation que Freud fait de l’œdipe un concept. La disparition du complexe d’Œdipe16 de 1923 commence ainsi : « De plus en plus, le complexe d’Œdipe dévoile son importance comme phénomène central de la période sexuelle de la première enfance. » Dans L’organisation génitale infantile17, également de 1923, et dans Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes18 de 1925, il va préciser ses idées, et en particulier développer sa conception du complexe d’Œdipe chez la fille. Il relie le complexe d’Œdipe à une phase dite phallique de l’enfant. Celle-ci fait suite à une phase orale puis à une phase anale, où cet enfant fait à deux reprises l’expérience d’une perte, celle du sein puis celle des selles, ce qui le prépare à la castration. Dans les deux sexes et dans cette phase phallique, il n’y a que l’organe mâle qui possède un rôle organisateur. Freud écrit : « Il n’existe donc pas un primat génital, mais un primat du phallus. » et plus loin : « Il y a bien un masculin, mais pas de féminin ; l’opposition s’énonce ici : organe génital masculin ou châtré19. » Il n’explicite évidemment pas la dimension symbolique du phallus, ce qui sera l’affaire de Lacan. Très curieusement Freud attribue l’émergence, le développement et le déclin du complexe d’Œdipe au déroulement d’un programme héréditaire20. Il va jusqu’à comparer cela à la chute des dents de lait21. Il s’intéresse à la manière dont se déroulent ce programme génétique et ce déclin. Il attribue le déclin à la menace de castration, mais uniquement en tant que cause occasionnelle. Chez le garçon la menace de castration est en général prononcée par la mère. Et elle est corroborée par la vision de la différence des sexes. Cette menace suivie de cette vision met fin à l’œdipe, et instaure l’instance du surmoi que Freud vient de créer, grâce à une introjection de l’autorité du père, ou des parents, et initie une phase de latence. Freud dit que la fin de l’œdipe est plus qu’un refoulement. On peut se demander ce qu’est une telle disparition qui est davantage que le refoulement, d’autant plus qu’il y a une certaine résurgence de l’œdipe à la puberté. Freud n’est en fait pas très à l’aise avec sa théorie de l’œdipe. Freud précise la différence entre le garçon et la fille. Chez la fille le complexe d’Œdipe est beaucoup plus complexe. Il faut d’abord noter qu’elle connaît le plus souvent un premier œdipe qui est analogue à celui du garçon. Et ensuite qu’elle aussi connaît un complexe de castration. Freud décrit plusieurs évolutions possibles. Trouvant son clitoris « un peu court », la fille peut avoir une impression de préjudice, ou espérer en avoir un plus grand plus tard. Elle peut devenir très jalouse du garçon. Elle peut également s’entêter et soutenir que son clitoris vaut autant que le pénis, et ainsi s’identifier à un homme. Elle peut penser qu’elle en avait un et qu’elle l’a perdu, suite à une castration. Elle peut en vouloir à sa mère de ne pas lui avoir donné un tel bijou. La compensation qu’elle espère, et c’est la voie la plus fréquente, est d’avoir un enfant du père, c’est-à-dire un équivalent du pénis. Comme cela n’arrivera pas, elle finira par chercher ailleurs. En 1923 Freud avoue que la sexualité féminine, sur laquelle il reviendra encore en 193122, est pleine d’obscurités.

La réinterprétation structurale de Lacan

Le grand changement introduit par Lacan à propos du complexe d’Œdipe vient avant tout de ce qu’il considère le phallus autrement que ne le fait Freud. Même si Freud décolle un tant soit peu le phallus du pénis, puisque la petite fille peut également l’avoir, ou du moins se vivre comme l’ayant, il ne les sépare pas complètement. Lacan fait du phallus une entité négative, tel le Dieu de la théologie négative qui n’est que ce qu’il n’est pas. Le phallus n’est pour Lacan qu’un signifiant du manque. Et si une femme tient à l’avoir, c’est afin d’assurer son manque. Il y a une deuxième chose que Lacan précise : en matière de phallus il faut distinguer l’être et l’avoir. Dans la première phase du complexe d’Œdipe, l’enfant veut être le phallus de sa mère. Et c’est cet être-là qu’il perd à cause du père. Et ce qu’il peut avoir est le phallus en tant que signifiant du manque, du manque à être bien sûr. Cette perte est fort bien algébrisée dans la formule de la métaphore paternelle, qui a fait son apparition en 1958, dans le séminaire sur Les formations de l’inconscient.

La métaphore paternelle

Quelque chose vient y signifier que ce que désire la mère se réfère d’une manière ou d’une autre au père. Ce désir se dit au nom du père et plus précisément à sa parole, et pas seulement à sa propre parole, qui ne serait en ce cas que l’expression de sa jouissance. Ce désir de la mère signifie à l’enfant qu’il vise un objet, même si celui-ci est inconnu. C’est le signifié au sujet. La métaphore paternelle, qui limite la jouissance de la mère, qui unifie la loi et le désir, apporte au lieu de l’Autre A, c’est-à-dire au niveau de l’inconscient, et donc en dessous de la barre, la présence d’un phallus qui ne peut signifier qu’un manque, à la fois chez l’enfant et chez la mère. L’œdipe s’installe maintenant dans les signifiants inconscients de la parole, et la castration se définit par une signification phallique comme manque. Comme j’ai pu le constater dans les diverses discussions à propos de cette formule, on veut parfois faire la part de ce qui revient à la mère et de ce qui revient au père. C’est une erreur. Certes Lacan parle du cas que la mère doit faire de la parole du père, et fait par ailleurs une liste des pères qui ne permettent pas l’installation de la métaphore paternelle. Mais c’est une métaphore et il faut ici passer du « ou bien…ou bien », ou bien la mère ou bien le père, c’est-à-dire de la métonymie, au « et » de la métaphore paternelle, et la mère et le père. La métaphore paternelle transforme complètement le complexe d’Œdipe. Cette métaphore a donné lieu à toutes sortes de déclinaisons, essentiellement en fonction de l’endroit où on place l’accent tonique. Lacan insiste au départ sur l’importance du père. « Il n’y a pas [dit-il] de question d’œdipe s’il n’y a pas le père ; inversement parler d’œdipe, c’est introduire comme essentielle la fonction du père23. » Safouan a écrit par ailleurs : « […] l’œdipe est devenu, avec Lacan, synonyme de la fonction phallique24. » C’est pour lui le centre de gravité de l’œdipe. Erik Porge, de son côté, nous montre qu’il y a une question qui demeure et à laquelle Lacan n’a pas répondu, c’est celle du lien entre la métaphore paternelle et le ternaire privation, castration, frustration. Lacan a pourtant énoncé que « l’issue favorable ou défavorable de l’œdipe, [est] suspendue autour des trois plans de la castration, de la frustration, de la privation exercés par le père ». Mais il n’a pas développé ce sujet. Je crois que l’issue favorable est celle qui conduit le sujet de la privation à la castration, en passant par la frustration. Quelques années après la création de la métaphore paternelle, Lacan a une fois de plus transmuté le complexe d’Œdipe de Freud. Il a cette fois relié les trois consistances du nœud borroméen, réel, symbolique, imaginaire, à ce complexe d’Œdipe25.

Dans son séminaire sur Le Sinthome26, en 1975, Lacan attribue à une quatrième consistance, appelée « sinthome » la fonction de faire tenir ensemble les trois consistances RSI classiques, figurées par les trois ronds du nœud borroméen. Et ce sinthome est pour lui un équivalent du Nom-du-Père. Un peu auparavant, dans le séminaire RSI, il avait énoncé que Freud avait fait un nœud à quatre consistances au moyen de ce qu’il a appelé la réalité psychique. Et il avait ajouté : « Ce qu’il appelle réalité psychique a parfaitement un nom, c’est ce qui s’appelle complexe d’Œdipe27. » Et il a précisé : « Dans Freud il y a élision de ma réduction à l’imaginaire, au symbolique et au réel comme noués tous les trois et ce que Freud instaure avec son Nom-du-Père est identique à la réalité psychique […] » Il faut bien disséquer cette phrase. Lacan dit que sa propre invention des trois consistances comme étant nouées, est ce dont Freud fait l’économie en inventant le complexe d’Œdipe qui est équivalent à la réalité psychique, qui est elle-même équivalente au Nom-du-Père comme quatrième rond. Le complexe d’Œdipe est donc équivalent au nœud borroméen à trois, lequel est équivalent au quatrième rond du sinthome, et celui-ci est équivalent à la réalité psychique. Lacan est un virtuose dans l’algébrisation des concepts.

Le complexe d’Œdipe comme cadre de pensée

Au-delà de sa structure, l’œdipe est aussi un magnifique cadre de pensée, extrêmement utile dans notre pratique quotidienne. Même quand on ne saisit pas d’emblée les éléments du complexe chez un sujet, on peut cependant les considérer comme étant des repères quand même présents. C’est un peu comme la mémoire de l’eau qui garderait quelque chose d’une molécule quand bien même celle-ci a disparu. L’œdipe permet de poser un cadre, dans la névrose comme la psychose, et en fin de compte dans tous les cas de figure. Lacan nous a donné un exemple magnifique avec son analyse du délire du président Schreber. On sait que son schéma I, qui en résume les principales données, dérive du schéma R, qu’il en est un réarrangement28. Or, dans ce schéma R il y a le schéma L additionné de tous les éléments du complexe d’Œdipe. Il y a la mère M, le père P au lieu de l’Autre A, l’enfant dit idéal en I, et le phallus φ qui signifie la castration là où est le sujet $. Sur le schéma I du délire l’âme de l’Œdipe est étrangement maintenue, mais c’est Dieu qui est à la place de la mère et qui s’identifie au moi m de Schreber, là où il y avait I. À la place du père il y a l’ordre du monde que Schreber invoque sans arrêt. À la place de φ, la castration qui n’a pas lieu, est figurée la jouissance transsexualiste de Schreber. Lacan garde donc un schéma œdipien dans un délire où il a en principe disparu. Dans cette succession des schémas il incorpore à chaque fois ce qu’il crée comme nouveauté l’élaboration qui précède. Je crois que nous pouvons essayer de l’imiter en cela en gardant le schéma œdipien comme un cadre de pensée pour toutes les cas singuliers auxquels nous avons affaire, comme un échafaudage qui sert à la construction, comme une première cohérence qu’il faut bien sûr préciser ou même réviser au fur et à mesure qu’une psychanalyse avance.

Le schéma R de Lacan

Le schéma I de Lacan

Dans un domaine autre que celui de la psychanalyse il existe un cadre de pensée aussi irréfutable que celui de l’œdipe, c’est le schéma darwinien de l’évolution. Il comprend d’abord la création d’une diversité, puis une sélection en fonction du contexte. Ce schéma est valable bien sûr pour l’évolution des espèces, mais aussi pour expliquer n’importe quelle donnée de la biologie, et plus largement tout ce qui existe. Freud l’a inséré ici ou là dans sa neuro-mythologie de L’Esquisse. Même sa méthode d’interprétation des rêves contient quelque chose de cette logique. Le rêve peut être considéré comme une diversité produite par le sujet. Freud propose de n’y sélectionner que les éléments qui se trouvent aux croisements des associations secondaires ou même tertiaires. Je me demande même si l’idée de Leibniz du « meilleur des mondes possibles » de sa Théodicée29 n’est pas à penser avec ce schéma darwinien. Dans la diversité des mondes possibles, Dieu a sélectionné le moins mauvais. C’est très étrange, mais le schéma œdipien peut donner de la cohérence à tous les cas de figures de la psychologie, et il peut subsumer tous les fantasmes. Par exemple une certaine agressivité d’une analysante à l’égard d’une femme peut se référer à la deuxième phase de l’œdipe féminin classique, comme au préjudice de ne pas avoir reçu un phallus de sa mère. Lorsqu’elle manifeste de l’hostilité à l’encontre de l’homme, ce qui est en cause est peut-être le maintien de son premier œdipe, ou le fait qu’elle attende toujours encore de recevoir un phallus ou un quelconque équivalent. Les histoires de frère et de sœur peuvent être des déplacements d’un problème avec une figure parentale. L’œdipe est une hypothèse de départ pour tous les cas, qu’il faut ensuite affiner.
Dans notre pratique la plus courante il est surtout question d’un repérage du fantasme inconscient. Il tourne allusivement et comme on le sait autour d’un objet corporel perdu, autour de l’objet a. J’en ai donné des exemples dans Côté divan, côté fauteuil30. Ce qu’on peut noter, c’est que ces objets des pulsions, devenus des objets de fantasmes puis des objets de désirs, s’inscrivent aussi dans l’œdipe en tant que métonymies de la mère. Ils représentent la mère pars pro toto. Et on peut toujours croire que ce sont des objets que la mère désire. Et il se trouve toujours qu’une jouissance de ces objets, et donc de la mère, est limitée par un père ou un équivalent de père. Même le célèbre fantasme On bat un enfant a été inséré par Freud dans le complexe d’Œdipe31. Selon lui ce fantasme, plus fréquent chez les filles, dérive de l’envie de pénis, quand elles s’obstinent dans l’idée d’en avoir un, tout comme les garçons. Il a pensé que c’est le clitoris qui est « battu-caressé », comme pour le maintenir envers et contre tout. Tout symptôme peut être conçu comme une suppléance au père, puisque sa fonction est de nous empêcher de jouir. Et je crois que ce ne sont pas seulement les symptômes névrotiques qui font cela, mais également les symptômes de l’agir, quel que soit cet agir. Il ne donnera pas accès à la jouissance, parce qu’il y a un danger concret qui va limiter les performances et les outrances, ou qui va envoyer le sujet en prison. Que le psychotique ne jouisse pas est évident pour quiconque en a l’expérience. Il veut l’impossible.

La civilisation œdipienne

Dans un ouvrage32 qui est une véritable psychanalyse de la civilisation, Safouan a évoqué une civilisation œdipienne qui tendrait actuellement vers sa fin. C’est encore un autre espace de déploiement du complexe d’Œdipe. Cette civilisation œdipienne serait apparue en même temps que la démocratie athénienne au Ve siècle avant J.C. Le pater familias y aurait perdu de son pouvoir. C’est la religion qui en aurait assuré la fonction. Avec la « mort de Dieu » au XIXe siècle, ce ne furent plus que les symptômes qui pouvaient limiter la jouissance. Nous serions alors entrés dans le règne de la métaphore paternelle. C’est ainsi que toute névrose serait un complexe d’Œdipe. Les pathologies actuelles ne relèveraient plus de cet ordre-là. Dans une interview33 Safouan a dit qu’il y a actuellement une forclusion de la métaphore paternelle, mais pas une forclusion du Nom-du-Père. Cette hypothèse rejoint celle de la métonymie paternelle que j’ai proposée pour les pathologies de l’agir.

Ce que serait la métonymie paternelle

Comme vous le voyez le complexe d’Œdipe n’a pas fini de faire la démonstration de sa pérennité et de son incroyable puissance heuristique. Il permet toujours encore de nouvelles découvertes dans l’exercice de notre métier.

1 J. Laplanche, J.B. Pontalis, voir article « complexe » dans Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1968,

pp. 72-74.

2 M. Safouan, Regard sur la civilisation œdipienne. Désir et finitude, Paris, Hermann, 2015, p. 127.

3 J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 53.

4 Ce que les auteurs de L’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari, contesteraient certainement, car ils attribuent le dedans au dehors, et nullement l’inverse.

5 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974, p. 248.

6 S. Freud, Lettres à Wilhelm Flieβ, 1887-1904, Paris, Puf, 2006, p. 294.

7 Ibid. p. 334.

8 Ibid. p. 338-340.

9 Ibid. p.344.

10 S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1967, p. 229.

11 S. Freud, « Dora. Fragments d’une analyse d’hystérie », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1954.

12 S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.

13 S. Freud, « Le petit Hans. Analyse d’une phobie d’un petit garçon de cinq ans », dans Cinq psychanalyses, op. cit. pp. 116-119.

14 M. Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Seuil, 1974, 4e de couverture.

15 S. Freud, « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », chapitre I dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, pp. 47-55.

16 S. Freud, dans La vie sexuelle, op. cit. pp. 117-122.

17 Ibid. pp. 113-116.

18 Ibid. pp. 123-132.

19 Ibid. p 116.

20 Ibid. p.118

21 Ibid. p. 117

22 S. Freud, « Sur la sexualité féminine », dans La vie sexuelle, op. cit. pp. 139-155.

23 J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p.166.

24 M. Safouan, « Le cristal parfait de l’Œdipe », dans La Psychanalyse. Science, thérapie – et cause, Vincennes, Thierry Marchaisse, 2013, pp. 191-213.

25 Les données évoquées ici ont été développées par Erik Porge dans Les noms du père chez Jacques Lacan. Ponctuations et problématiques, Ramonville Saint-Agne, érès, 1997,

26 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.

27 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, RSI, inédit, le 14 janvier 1975.

28 Voir J.-M. Jadin, Trois délires chroniques, Toulouse, Arcanes-érès, 2011.

29 G.W. Leibniz, Essais de théodicée, Paris, GF, 1999.

30 J.-M. Jadin, Côté divan, côté fauteuil, Paris, Albin Michel, 2003.

31 S. Freud, dans La vie sexuelle, op. cit. p. 128.

32 M. Safouan, Regard sur la civilisation œdipienne. Désir et finitude, Paris, Herrmann, 2015.

33 Revue En attendant Nadeau, 9 mai 2017, « Grand entretien avec Moustapha Safouan ».

Psychanalyse et politique

« À l’heure où les discours des politiques se réduisent à des slogans, favorisant les effets de suggestion et de déni du psychique, l’entreprise analytique soutenue par le désir de l’analyste trouve toute sa place. »

L’idée d’interroger les liens entre psychanalyse et politique était loin de mes interrogations sur ma pratique. Elle est apparue peu à peu pour devenir plus insistante à la suite de la rencontre avec une journaliste souhaitant avoir l’avis d’un « psy » concernant le rapport d’information enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 18 septembre 2019 sur l’état de la psychiatrie en France1. Le fait que les termes de psychanalyse ou d’inconscient n’ont été à aucun moment mentionnés dans ce rapport a encore accentué ma curiosité. Ce rapport qui m’est tombé en quelque sorte sous la main, suivi d’un autre, une tribune parue dans le Nouvel Observateur, « Pourquoi les psychanalystes doivent être exclus des tribunaux2 », suscitent spontanément il est vrai un mouvement de rejet méprisant ou des affects de colère, avec elle le rejet de la politique tout court qui ne serait que pouvoir administratif, technique de la vie collective. C’est la rencontre fortuite de textes au même moment, qui ont été pour moi l’occasion d’avancer sur la place de la politique dans la formation du sujet.

C’était aussi la surprise d’être pris par la nécessité d’avancer sur ces questions, d’essayer de faire entendre quelque chose de ce que l’on peut percevoir de cette situation, plus profondément de trouver par quel chemin et de quelle façon la question du sujet peut se poser aujourd’hui. Cette nécessité ne me paraît pas sans lien avec certains déterminants de mon histoire personnelle.

La lecture du rapport de Caroline Fiat et Martine Wonner, députées, va nous servir de point de départ.

Rapport d’information présenté à l’Assemblée nationale le 18 novembre 2019 sur l’état de la psychiatrie en France

L’idée centrale de ce rapport est de discuter de l’état actuel de la psychiatrie en France et de formuler des propositions en vue d’une amélioration des soins.

Disons d’emblée que l’idée centrale de ce rapport est de remettre en question l’organisation des soins psychiatriques, organisation trop « hospitalocentrée » et de donner une priorité absolue aux soins ambulatoires. Si, actuellement, l’essentiel des moyens est concentré sur l’hospitalisation à temps complet, le rapport préconise, au terme d’une dizaine d’années, de déployer 80% des moyens de l’hôpital psychiatrique sur l’ambulatoire.

Cette proposition s’appuie sur la constatation d’une « psychiatrie générale et répétitive, cédant à cette pulsion de répétition, pénalisant l’intégration d’interventions plus spécialisées3 ». Ce terme emprunté à la psychanalyse n’est pas développé, il est une façon pour son auteur de souligner le manque de structures d’aval, notamment médico-sociales (Centre Médico-psychologique (CMP) – où il faut parfois plusieurs mois dans certains CMP pour obtenir un rendez-vous auprès d’un psychiatre – hôpitaux de jour, structures de réhabilitations psychosociales, lieu de vie…), ce manque favorisant la suroccupation des lits. Il pénalise les soins aux patients et par voie de conséquence est considéré comme facteur de chronicisation.

Il conviendrait pour cela, dit le rapport, de « revenir à l’esprit du secteur » lors de sa création en 1960 ! Il promeut un recours de proximité en soins psychiatriques, notamment par l’organisation de soins ambulatoires, y compris sous forme d’intervention à domicile, assurés par des équipes pluriprofessionnelles (médecins, infirmiers, assistants sociaux, éducateurs…), rappelé en 1990.

Comment se fait-il, s’interroge les rapporteurs, que malgré de nombreux rapports remis depuis vingt ans, aucune mesure structurante n’ait été prise ? Leur réponse est qu’il appartient aux tutelles de modéliser une nouvelle offre en appelant les acteurs à coopérer dans la construction d’un « Projet Territorial de Santé Mentale, PTSM, qui aurait pour objectif d’organiser l’accès des personnes à la prévention, au repérage, au diagnostic, à l’ensemble des modalités et techniques de soins, aux modalités d’accompagnement et d’insertion sociale ». Le projet territorial doit se donner la priorité à une prise en charge non hospitalière. Et pour que cela marche, le président de la mission en appelle à un vrai leadership de l’État, « disons un État chef d’orchestre est un État qui assume et assure ses fonctions d’aménageur et de régulateur… Cet État aménageur est le pilote qui doit reprendre la main quand la coparticipation ne se fait pas. Il est aussi un État régulateur en tant qu’il dispose d’un levier financier ». Les maîtres mots sont lancés : organisation, repérage, prévention, technique, plus loin : centre expert, science. De même la gestion de la communauté, des hommes, relève du pouvoir administratif qui tire sa légitimité de la connaissance de ce qui est « bon » pour la communauté et qu’il se doit d’appliquer.

La question que l’on est en droit de se poser est de savoir si ce rapport, par les mesures qu’il propose, ne va pas maintenir le désastre actuel relevé dans leur enquête. On se retrouve encore une fois dans la répétition mortifère des préconisations que sont notamment l’entêtement de la réorganisation des soins à travers la création d’un PTSM alors que les rapporteurs dénoncent le « millefeuille indigeste » que constitue l’actuelle organisation de la santé mentale comprenant de multiples commissions où les acteurs du soin sont peu entendus par les administratifs. Par ailleurs, la volonté de promouvoir les « centres experts », issus de la « recherche » dont la référence est les neurosciences, ne sont que des lieux de diagnostic et de préconisation de traitements à partir des classifications actuelles, pour rompre avec « l’hétérogénéité des pratiques », laissent les patients sans que soit discutée la prise en charge qui semble réduite à la biologie et au comportementalisme. On retrouve ici le lobbying de l’association FondaMental, promoteur d’une psychiatrie biologique, les rapporteurs s’appuyant de façon répétée sur les préconisations de professeurs éminents de l’association précitée. La science comme levier du pouvoir…

Dans cette démarche, la question de l’échec du secteur à remplir ses missions (ouverture sur la cité, respect des libertés fondamentales, travail avec les acteurs de terrain) n’est donc abordée que sous l’angle du manque de volonté politique et de la réduction des financements accordés à la santé mentale. D’où la revendication des moyens financiers supplémentaires. S’ils sont nécessaires, sont-ils suffisants ? On peut en douter !

Le plus éclairant est certainement ce qui n’est pas évoqué ou dit dans ce rapport ; à savoir que ce sont les apports psychanalytiques qui ont permis cette véritable mutation de la psychiatrie, permettant la sortie de la conception asilaire du soin en privilégiant la dimension relationnelle et sociale des prises en charge à donner un sens aux conduites jugées « folles ». À aucun moment ne sont mentionnés les mots « psychanalyse » ou « inconscient ». Les décideurs politiques s’appuient sur les approches neuroscientifiques alors que dans le même mouvement la psychiatrie se détourne de plus en plus de la psychopathologie clinique. Comme le soulignent Pascal-Henri Keller et Patrick Landman : « En remplaçant cet objet premier dont la nature est relationnelle – la souffrance psychique – par un nouvel objet – le cerveau et la démesure de sa complexité – les neuroscientifiques ont détrôné la conception intersubjective du soin psychique au profit d’une conception standardisée et chiffrable du soin4. » Renoncer à ces apports, n’est-ce pas se priver d’un travail de mise en sens, mais aussi travail qui donne le sens, la direction à suivre dans les différentes approches possibles ? N’est- ce pas cette absence de repère qui favorise « l’hétérogénéité des pratiques » qui est dénoncée ? Multiplier les structures extrahospitalières sans cet outil – l’expérience le confirme – laisse les acteurs du soin déboussolés, livrés à des mesures de remédiations cognitives, éducative, sociale, de communication numérique, ou à des techniques de réhabilitation psychosociale, idée très en vogue aujourd’hui, qui ne viennent que voiler le vide créé par le déni du psychique.

Comment concevoir le déni du psychique ?

Lacan, dans son séminaire sur Les psychoses souligne l’existence de « certain mode de signifiant5 ». Celui que nous reconnaissons dans le surmoi qui est comme la loi qui nous dit « tu dois », une loi sans dialectique, sous la forme de sommations, de commandements, de certitudes qui ne sont pas rares et qu’il rapproche de l’impératif catégorique de Kant. Il est le mode d’entrée du signifiant, de son nouage au corps pour permettre au sujet d’acquérir la possibilité de manier le signifiant, qu’il soit dans un rapport d’implication au signifiant indispensable au fonctionnement de l’organisme humain. Sous cette face, le signifiant est l’instrument de notre servitude. Il est aussi celui qui limite notre jouissance.

De l’autre, le signifiant a « cette originalité spéciale » d’instaurer un lien « plus lâche » en introduisant un « nœud » où ça reste ouvert sur un faisceau de significations. Encore faut-il pour cela que le sujet ait acquis un minimum de points d’appui signifiants pour ne pas entendre dans le discours ou la parole de l’autre un impératif, qui n’était pas forcément présent. Si l’œdipe est essentiel, c’est qu’il est une structure symbolique qui fournit les signifiants de base au sujet pour se reconnaître, pour se situer dans la réalité ; il est à la fois lui-même et les deux autres partenaires, il est renvoyé aux questions de la naissance, de la mort, de la généalogie. Signifiants qui sont qualifiés de primordiaux en ce qu’ils restent énigmatiques dans la mesure où ils n’ont pas de solution dans le signifiant, ils relèvent du réel. Ce qui fait que le névrosé va adresser ses questions à l’Autre. Chez l’hystérique sous la forme, « comment peut-on être homme ou femme » ? La réponse de l’obsessionnel sera sur le mode de la dénégation, « ni homme ni femme », et par là-même par son dérobement, il reste suspendu à la question de la vie, « suis-je mort ou vif » ? On retrouve ici aussi la fonction des mythes qui est de permettre la mise en ordre de ces signifiants à travers des récits venant interpréter les rapports de l’être humain à la naissance ou à la généalogie. Les mythes lui fournissent les clés pour toutes sortes de situations tant et si bien qu’ils permettent à l’homme de se mettre en rupture, de tracer son chemin, de ne pas rester dans le conformisme. Lacan décrivait déjà la « situation de l’homme moderne » liée à la perte de ces clés : « Nous craignons de devenir un peu fou dès lors que nous ne disons pas exactement la même chose que tout le monde6. »

La situation s’est encore aujourd’hui accentuée suite à l’affaire Weinstein avec le mouvement « Balance ton porc » et « Me Too », ou la suspicion généralisée à l’égard des hommes suite à des affaires d’inceste ou de pédophilie dans les milieux protégés, qui ont conduit à une image dévalorisée des hommes, à une représentation des rapports homme- femme marquée par la violence, le harcèlement ou le viol. Il convient de relever ici la crainte, voire l’intimidation éprouvée par les hommes ou les femmes qui auraient tenté de faire valoir une opinion propre qui aille à l’encontre du discours consensuel, crainte qui a pu empêcher leur prise de parole.

On peut s’interroger sur l’influence de l’idéal démocratique sur le discours qui organise le social ; cet idéal, qui donne à chaque voix une place égale à toute autre, qui veut les mêmes droits pour chaque individu, qui prône un égalitarisme abstrait, nous conduit à nous méfier de toute différenciation implicite ou explicite des places. Cette tendance est responsable de la relégation de ce que l’on qualifie d’œdipien dans l’expérience. Cela se traduit par un discours que l’on peut à ce titre qualifier d’horizontal, qui n’est autre qu’un dialogue avec l’autre semblable, sur un plan d’égalité où toutes les opinions s’équivalent, dans un rapport de séduction imaginaire à l’autre. L’exemple des gilets jaunes est explicite ; les rares leaders qui ont tenté de négocier avec l’Etat ont été immédiatement disqualifiés de façon brutale de leur tentative.

Le corrélat en est un rapport à l’Autre qui ne peut être que despotique, avec le retour du discours du maître ou du discours de l’université. Le sujet obéit à un enchaînement de raisons, de contraintes s’appuyant sur le calcul utilitariste qui définit des normes hygiénistes à partir de données dites « scientifiques » visant la santé mentale et le bien-être des individus qui composent la société. Dans le discours de la santé publique, insistent les termes organisation, évaluation, expertise, prévention, technique de soin, accompagnement, autant de termes qui s’articulent pour définir une conduite et de bonnes pratiques. On y voit le remaniement des discours par la science et la façon dont le pouvoir politique s’appuie sur le discours de la science. Comment ce discours n’aurait-il pas prise sur-moi au-delà de ce que je peux imaginer ? En quoi ce discours ne produirait-il pas un effet sur le sujet, la subjectivité en générale, indépendamment de sa signification ? Sans doute conviendrait-il d’admettre que le discours collectif qui organise la politique a un effet sur la subjectivité, détermine mes émotions, mes choix, et ma façon de penser.

Ce retour au discours universitaire ou au discours du maître, où le savoir a parti lié au pouvoir, qui dé-suppose un savoir à l’Autre, a pour conséquence un déni de ce qui peut représenter ce qui est radicalement différent ; tout au-delà de ce discours est banni. L’enseignant ne trouve pas d’instance pour asseoir son autorité, le pouvoir du chef de l’État est facilement révocable, la psychanalyse est « dépassée » car est niée la référence aux découvertes du XXe siècle de Freud et Lacan stigmatisées comme « dogmes idéologiques fondés sur des postulats obscurantistes et discriminants sans aucune valeur scientifiques7 ». Elle est au mieux ravalée au rang des nombreuses thérapies qui visent à alléger la souffrance humaine, qui cherche à voir ce qui pourrait « s’arranger ».

Ne s’agit-il pas là d’une « forme de défense qui consiste à ne pas s’approcher de l’endroit où il n’y a pas de réponse à la question… Ne nous posons pas de questions – on nous l’a appris – on est plus tranquille comme ça !8 ».

Ce qui se passe au niveau de l’individu se passe aussi au niveau collectif à partir du discours politique, une forme étatique de l’Autre, basé sur l’idéal d’égalité mais aussi l’indifférenciation, pour aboutir au développement des ségrégations ; discours inquiet et méprisant sur les banlieues, discriminations d’ordre religieux ou ethnique, propagation d’une image dévalorisée des hommes tous potentiellement violeurs, renforcement des communautarismes. « Mise au ban » de la psychanalyse et des psychanalystes qu’il faut « bouter hors des tribunaux », qui place les étudiants « en danger d’emprise sectaire », et amène les patients « à payer le prix fort d’une prise en charge digne d’un autre âge9 ».

Lacan, énonciateur de « dogmes psychosexuels obsolètes10 », prévoyait pourtant à l’encontre de l’optimisme lié à la construction de l’espace commercial européen, accompagné du triomphe du néolibéralisme, donc en 1967, cette réaction aux précurseurs de cette universalisation des groupements sociaux par la science, « notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation11 ». Là où avait été espéré, au-delà des avantages économiques, un rapprochement des peuples, une ouverture à l’Autre, seule garantie du maintien de la paix, Lacan avance au contraire la mise en place de barrières de défense entre soi et l’Autre, celui qui est différent de nous, ne pense pas comme nous, ne vit pas comme nous. N’est-ce pas là une façon d’illustrer l’influence sur le plan subjectif du discours contemporain, du néolibéralisme ?

Après le déni, les défenses s’exaspèrent sur un mode paranoïaque. Je pense ici à une patiente qui maintint un transfert amoureux, ne pût supporter une ébauche de changement de place dans la relation : « Au début vous étiez sympathique, compréhensif, respectueux, il y avait une relation horizontale, d’égal à égal, et un jour vous avez décidé que ça devait changer, vous vous êtes mis en position supérieure, méprisante, comme un dieu, c’est la verticalité où un autre décide de façon arbitraire et écrase. » Ce lien d’aliénation spéculaire lui donnait un point d’accrochage lui permettant de s’appréhender sur le plan imaginaire. Ce rapport duel, démesuré, qui s’est instauré spontanément, qui ne peut supporter une relation d’exclusion qui lui permettrait de laisser place à une image du moi s’appuyant sur le modèle de l’autre, révèle ce défaut de repérage sur le plan symbolique, organisé par la différence (des sexes et des générations), donc par la verticalité. Cette patiente revendiquait un retour au dialogue « horizontal » avec un semblable, même si elle savait que cela ne lui était plus possible. À la dissymétrie, à la différence des places, s’est substituée chez elle l’idée de domination.

Je pense également à ces patients pour lesquels on assiste à une prééminence du discours collectif sur un discours personnel. Tania vient parce qu’elle ne parvient pas à trouver un travail, parce que ce qui lui est proposé n’est pas à la hauteur de ses « aspirations ». Elle travaillait dans la mode, à Paris, pour la promotion de vêtements de grandes marques, il était manifeste qu’elle n’allait pas trouver un emploi similaire en Alsace ! Elle se déprime, n’arrive pas à manger, ce d’autant qu’elle surveille sa ligne, craint par-dessus tout de prendre du poids, elle qui est déjà bien mince. On peut dire ici qu’elle est prise dans un discours actuel qui lie le bonheur à la consommation, à l’image sociale ; tout son discours tourne autour de ces impératifs. Il lui est impossible de concevoir qu’elle puisse manquer de quoi que ce soit, l’idée elle-même est d’emblée rejetée. L’objet se doit d’être directement accessible, conformément aux échanges marchands, aussi elle n’écarte pas l’idée de retourner à Paris où « il y a tout ». Elle se sent coupable de ne pas réussir. Ce qui est frappant, c’est le caractère d’évidence qu’ont pour elle ses propos, elle ne peut les remettre en jeu, s’offusque même à l’idée que l’on ne puisse partager ce qu’elle énonce, qu’on le remette en question, que l’on s’étonne. On peut dire que sa subjectivité est organisée par le discours social, et ce discours est intériorisé. Ce qu’elle dit est pauvre et répétitif, se limitant à la description de quelques souvenirs sans aller bien loin, elle n’a pas de discours propre. Il lui est difficile de se poser des questions sur ce qui peut faire limite, référence extérieure, la dimension de l’Autre, symbolique, semble exclue. Comment peut ici opérer un psychanalyste ?

Comment en sortir ?

Ni la psychiatrie biologique ni la psychiatrie clinique ne peuvent se passer l’une de l’autre. Mais dans une société où le discours politique dénie la dimension de l’inconscient, des « mécanismes psychiques », de la différence, on crée la maladie mentale ; les personnes qui se retrouvent en psychiatrie sont pour une bonne part celles qui n’ont pu faire l’expérience d’une rencontre avec une personne qui accorde toute son importance à la parole du patient.

Comme le soulignent Patrick Landman et Pascal-Henri Keller : « L’évaluation de la qualité des soins, attendue par les patients, doit pouvoir accueillir plus largement la parole du patient même si cette parole nous heurte notamment dans notre raisonnement médical hypothéco-déductif. Des espaces d’échanges permettent de reconstruire le sens des actions et de l’ajuster si besoin. On ne le répétera jamais assez, cette qualité apportée aux soins nécessite un temps long12. »

C’est reconnaître que le temps psychique est très lent, il faut du temps pour pouvoir penser un peu autrement, ce qui va à l’encontre du discours politique qui nous fait croire en une logique de la rapidité qui en son fond est inhumaine.

Peu à peu s’est organisée une neutralisation du langage qui perd sa dimension créative, poétique, inventive, de fantaisie qui fait son énergie propre, au profit d’un discours plat, volontiers stéréotypé, sans nuance, avec un souci d’objectivité soutenu par le discours de la science. Ce discours ne deviendrait-il pas d’autant plus despotique que personne ne songe à le remettre en cause ?

Ne pas relever les impasses d’un tel discours est une façon de les dénier, et avec elles, le sujet de l’inconscient. Ce qui signifie peut-être de faire la part, avec le patient, de ce qui relève de la dimension collective, politique de ses plaintes pour pouvoir accéder à ses propres questions. D’une autre façon, Lacan engageait le sujet, « non pas à tout dire… mais à dire des bêtises, tout est là… C’est avec ces bêtises que nous allons faire l’analyse13 », justement dans la mesure où la personne veut bien ne plus penser, c’est là, ajoute-t-il, « qu’un certain réel peut être atteint ». Si dans le discours courant, où ça tourne, le disque, pour rien, elle tourne court la bêtise, en analyse la bêtise n’empêche pas d’avancer, ça se tient après coup. Il y a à rentrer dans le discours courant du patient, en ne restant pas silencieux, mais en le questionnant sur certains de ses propos pour dépasser l’intention de signification initiale et lui faire toucher du doigt l’équivoque, la répétition de certains mots où son désir peut se manifester et se former. Il pourra peu à peu éprouver l’épaisseur de son être sujet par l’importance singulière de certains mots, inscrits de manière particulière dans son histoire.

Sans doute le terme de psychanalyse – dont le sens est aujourd’hui vague, indéterminé dans le langage commun –, devrait-il faire l’objet d’un même travail de questionnement. Roland Chemama invite les psychanalystes à lever le refoulement de cette phrase de Lacan, « l’inconscient c’est la politique14 » qui ne contredit pas les formulations antérieures, l’inconscient c’est l’infantile, ou c’est le sexuel, mais les complète. Ne pas en rester à un schéma vertical, représenté par la fonction paternelle, le lieu de l’Autre, axe des ordonnées au sens de l’ordre symbolique des signifiants qui libèrent, mais l’articuler au système horizontal organisé en réseau par le discours de la cité, de la politique, avec ses signifiants, qui ont ici valeur de mots d’ordre qui viennent aussi à leur façon nous sommer de renoncer à la jouissance, ou la prescrire. On peut retrouver au point d’articulation entre ces deux axes, le réel, ce que le symbolique ne peut signifier ni l’imaginaire représenter, point de non-savoir, sur le sexe, la généalogie, la mort. Ce trou, spontanément insupportable, convoque un énoncé assez totalitaire qui vient masquer ce vide radical. Il peut s’agir du discours du maître ou du discours universitaire, ou de façon plus radicale un discours extrémiste. Autant de stratégies pour éviter la confrontation au réel. C’est au bord de ce trou qu’apparaît la répétition, ce qui permet de le cerner, de dévoiler la structure, et de sortir de cette répétition par l’introduction d’un signifiant nouveau. Une autre façon de dire que le sujet du désir est avant tout un effet du rapport de l’être humain au langage.

1 Rapport d’information relatif à l’organisation de la santé mentale, présenté à l’Assemblée nationale le 18 novembre 2019, Caroline Fiat et Martine Wonner, députées.

2 Tribune. « Pourquoi les psychanalystes doivent être exclus des tribunaux », Le Nouvel Observateur, le 22 octobre 2019.

3 Les citations issues du Rapport et de la Tribune du Nouvel Observateur sont en italique dans le texte.

4 P.-H. Keller, P. Landman, Ce que les psychanalystes apportent à la société, Toulouse, érès, 2019, p. 63.

5 J. Lacan, Le Séminaire livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 316.

6Ibid., p. 236.

7 Tribune parue dans le Nouvel Observateur et signée par 60 psychiatres et psychologues, dont de nombreux professeurs.

8 J. Lacan, op. cit., p. 227.

9 Tribune, Nouvel Observateur.

10 Ibid.

11 J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 257.

12 P.-H. Keller, P. Landman, Ce que les psychanalystes apportent à la société, op. cit.

13 J. Lacan, Le Séminaire livre XX (1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 25.

14 R. Chemama, La psychanalyse refoule-t-elle le politique ?, Toulouse, érès, 2019.

On-te voit !

Intervention de Nicolas Janel dans le cadre de la formation APERTURA « Honte, inhibition et sexualités » qui a eu lieu le 11 octobre 2019.

Préambule

Je vais centrer mon propos sur la honte. Ce n’est pas un sujet facile, les références analytiques sont peu nombreuses, en tout cas en tant que concept. Ceci dit, je recommande deux livres qui m’ont aidé à travailler pour préparer mon intervention : l’ouvrage collectif intitulé De la honte à la culpabilité1 dirigé par Jean-Richard Freymann, que vous trouverez ici même et la revue Essaim n°41 intitulée « De quoi les psychanalystes devraient-ils avoir honte ?2 ».

Chez Freud, la honte est désignée, dans Les trois essais, comme l’une des « digues psychiques contre la sexualité infantile, érigée en période de latence. En même temps que le dégoût et la morale, elle participe du refoulement ». Et dans Les Minutes de la Société de Vienne, Freud nous dit que « l’affect correspondant au sentiment d’être incapable d’impressionner les gens définit la honte ». À part cela, le concept de honte n’est pas traité isolément chez Freud, il est toujours articulé à d’autres notions. L’ouvrage collectif de Jean- Richard Freymann l’indique tout le temps, on n’arrive pas chez Freud à isoler la honte, on est obligé de l’articuler à d’autres concepts. La honte y ressort toujours en dérivation, en déviation des autres concepts. Et des transformations sont toujours possibles, on est tout le temps dans la transformation, dans des allers-retours entre la honte et d’autres notions comme l’humiliation, la culpabilité, l’angoisse, la phobie ou l’hypochondrie… La question de la honte se situant davantage du côté du regard, l’humiliation du côté de la parole, la culpabilité ouvrant aux effets du complexe d’Œdipe dans ses rapports à la castration.

Et il y a aussi plusieurs types de honte : les hontes soudaines et les hontes de fond pourrait-on dire, les hontes de vivre comme on dit dans le langage commun.

Il y a également la question de la nécessité du social pour la honte, de la présence du regard de quelqu’un dans un ordre moral établi. Cela en opposition à la culpabilité qui serait plus attenante au singulier, à l’intra-subjectif. On verra qu’en fait, pour la honte, l’ordre social et le regard de l’autre se branchent sur l’Autre, le grand Autre chez Lacan, par la voie de l’idéal du moi.

De surcroît, il y a la honte « de » et « pour l’autre » qui repose sur une transmutation des idéaux. C’est-à-dire que si j’ai honte pour l’autre, c’est que je me place comme son idéal. La confusion entre le sujet de la honte et l’objet de la honte ressort ici, où l’on peut aussi dans un parfait transitivisme ressentir la honte de quelqu’un d’autre.

Mais cela n’est pas accessible à tout le monde ! Ainsi, il y a des spécificités psychopathologiques. Nous constatons effectivement actuellement quelques responsables politiques paranoïaques qui nous illustrent tous les jours l’absence de honte. Ainsi, la honte perd son pouvoir d’affecter l’individu dans certaines structures, ce qui lui confère une valeur diagnostique différentielle. Jean-Richard Freymann évoque à ce titre ce que disent les vieux cliniciens : on ne trouverait pas de honte dans la mélancolie et dans la paranoïa. L’absence de honte aurait également tendance à se retrouver chez les phobiques, la dimension phobique, comme celle de l’humiliation, étant déjà une mise entre parenthèses, ou en dérivation de la honte, dans des désignations limitées.

Et il y a aussi des spécificités liées à la prise de l’individuel dans le collectif. J’en parlerai peu mais je vous invite à aller lire dans le livre De la honte à la culpabilité comment la prise dans le collectif peut effacer la question de la honte. Cela renvoie au schéma de la psychologie collective de Freud, où il y a mise entre parenthèses du « moi ».

Après toute cette nébuleuse freudienne, les choses se précisent un peu avec Lacan chez qui la honte soudaine peut prendre une spécificité structurale.

Rappel sur la constitution du sujet dans l’Autre et le support de l’imaginaire

Je vais le développer. Mais avant, pour donner quelques points de repères, retenons que le sujet se constitue dans l’Autre. Et qu’il ne s’agit pas d’un Autre plein. L’Autre est troué, comme le sujet. C’est à l’endroit de la trace du trou que, pour le sujet et pour l’Autre, Lacan introduit sa conception de l’objet petit a. Il y a constitution du sujet dans l’Autre, mais le trou qui permet cette constitution, c’est l’intersection des objets a, qui vont pouvoir créer des opérations de séparation, d’aliénation… Ce n’est donc pas simplement une consistance fermée, ni pour le sujet ni pour l’Autre, ils sont en intersection, et c’est dans leur intersection que l’objet a fonctionne. L’objet a ressort comme le reliquat de notre constitution.

La genèse de la honte serait liée à la mise à jour de tout cela, c’est-à-dire à la mise à jour de notre constitution, par le biais de l’identification à l’objet a. D’où ce jeu de mot de Lacan quand il évoque la question de la honte, il parle d’« hontologie3 », qu’il écrit avec un « h » comme s’écrit « honte », en référence à l’« ontologie » sans « h », qui correspond en philosophie à l’étude de l’être. Or il ne s’agit pas en psychanalyse de l’être, mais plutôt du « parlêtre ». En psychanalyse, l’être renvoie plutôt au corps réel mythique jouissant qui n’aurait pas été pris dans le langage, qui n’aurait pas subi l’ancrage symbolique. Ce dont la honte ferait trace, ce serait donc plutôt de la constitution du « parlêtre ». Il n’y a donc pas d’ontologie en psychanalyse, mais plutôt une « hontologie ».

De plus, toujours selon Lacan, la honte ferait trace quand le spéculaire perdrait un bref instant sa fonction de couverture. Mais qu’est-ce que le spéculaire ?

Le spéculaire renvoie aux questions du moi, qui font normalement obstacle au sujet mais en même temps donne une structuration possible à l’ensemble. Le spéculaire, c’est l’axe imaginaire pris dans le regard de l’Autre. Il y a une opération de miroir avec le regard de l’Autre pour la constitution du moi chez l’humain. L’humain est identifié spéculairement par l’Autre dans une image, en fonction du regard désirant de l’Autre. C’est ce qu’illustre le fameux stade du miroir et de manière plus précise le schéma optique de Lacan. On y retrouve différentes instances. Le « moi idéal » viendrait représenter l’instance imaginaire au sein de laquelle le « moi » satisferait imaginairement l’instance symbolique de l’« idéal du moi ». L’ « idéal du moi » étant donc l’instance symbolique héritière post-œdipienne de ce qui satisferait le regard et l’attente de l’Autre.

Pont entre le regard de l’autre social et le grand Autre par l’idéal du Moi

La honte témoigne d’un jugement négatif, toujours relatif aux codes et aux idéaux moraux de l’époque et du lieu. On retrouve souvent l’idée de la nécessité de la présence réelle du regard d’un autre concernant la honte. On aurait ainsi moins facilement honte tout seul, qu’on culpabiliserait seul, la place de l’image sociale semblant nécessaire. Mais tout cela se trouve représenté justement par l’instance intérieure qu’est l’« idéal du moi ». Après le stade du miroir et le complexe d’Œdipe, l’« idéal du moi » est branché de manière spéculaire sur la loi et les codes moraux en vigueur. On a honte devant un regard, mais cela renvoie à cette instance intérieure d’où l’on se voit être vu. En deçà du regard d’un semblable, la honte concerne donc celui de l’Autre symbolique. Jean-Marie Jadin rappelle que « nous sommes des êtres regardés par un regard qui nous cerne ». « Je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. Et cela, même depuis notre intimité, un peu comme si l’univers à la fois extérieur et intérieur était, dans un certain registre, une gigantesque rétine4. »

Dévoilement soudain : chute du Moi quand le Moi idéal ne fait plus face par rapport à l’idéal du Moi

La honte soudaine nécessite un dévoilement pour se produire. On sort alors « d’une invisibilité imaginaire, d’une fusion dans le décor, à laquelle on avait cru jusque-là et qui semblait nous protéger5 ». Il y aurait un moment saisissant d’ouverture spéculaire. Les assises du « moi » serait déstabilisées, car le « moi » ne serait plus en concordance avec la question du regard de l’Autre via l’idéal du moi. Le moi ne se « retrouverait plus dans les codes » pourrait-on dire. Ceci ouvrirait un gouffre imaginaire qui dévoilerait soudainement ce qui revient aux questions archaïques de l’ancrage symbolique, du « manque à être » du sujet et à sa part d’être de jouissance, de corps, dont l’objet a est le reliquat.

L’affect de honte produirait, comme en retour, un signal dans le « moi », identifiant le sujet à certains versants de l’objet a : simple versant de l’insuffisance d’avoir ou de l’insuffisance d’être du fantasme, jusqu’au versant extrême de déchet de réel, de corps. Cela suivant le degré de dévoilement qui aurait lieu. Cela pourrait donc aller de la brillance phallique6 insuffisante de l’objet a du fantasme, jusqu’à son immondicité de résidu de corps. Le degré de honte dépendrait ainsi du degré de dévoilement. La palette des identifications à l’objet a allant de l’identification à un objet a qui garde encore une certaine brillance phallique fantasmatique sous sa forme insuffisante, jusqu’à une identification au résidu de corps.

Il y aurait donc la honte d’un sujet embarrassé de son fantasme, et de ce qui soutiendrait son fantasme, un objet a, cause de désir et noué à la castration. Honte de ce qui soutient dans l’existence, mais qui consiste encore en un fantasme. Ici, l’objet a frapperait de sa barre le sujet, mais ne le ferait que rougir et baisser les yeux. Bref, l’individu aurait honte de son désir. Mais ça ne serait encore que l’embarras de son fantasme, ou de cet objet a, cause de son désir auquel, à l’instant de sa honte, l’individu se verrait réduit. Le sujet rougirait ici du peu qu’il est, mais pourrait encore s’en défendre par son fantasme. Retourner se cacher, regagner ainsi le refuge imaginaire de son moi. Et cela lui suffirait de quitter la scène pour ne plus se voir être vu ainsi, désirant, conduit à devoir assumer devant un autre son manque.

Toute autre chose serait le « suprême embarras » que la honte peut aussi susciter chez un sujet, quand celui-ci se verrait non pas seulement être réduit à rougir de son fantasme, là où l’objet a conserve sa brillance phallique même sous sa forme insuffisante. Mais il pourrait être conduit à la traversée sauvage de ce fantasme, à l’expérience forcée et imposée de l’objet a comme déchet, dépossédé cette fois de sa brillance phallique. Le sujet honteux s’éprouverait ainsi comme résidu, qui serait encore en trop, qui devrait disparaître7.

Au final, la cause de la honte reposerait spéculairement sur la perte soudaine du soutien de l’Autre, du grand Autre, par la voie de son instance symbolique héritière post- œdipienne, qu’est l’« idéal du moi ». Cette perte de soutien se passerait dans le « moi » selon la représentation imaginaire qu’il se fait de l’« idéal du moi ». Il y aurait ainsi perte de l’enveloppe leurrante que représente l’instance imaginaire du « moi idéal », perte du support qu’il constitue pour le « moi » et, en conséquence, l’effondrement du « moi » sur l’ « objet a » qui est plus ou moins immonde, ou (a)monde pourrait-on dire avec un « a » privatif qui signifierait qu’il n’est pas dans le même monde du sujet ou de l’Autre. L’objet a n’a pas sa place dans la rétine de l’Autre et chez le sujet, il est honni.

Pour revenir sur les distinctions entre les affects, la honte serait donc bien un effet de l’« idéal du moi » sur le « moi », contrairement à la culpabilité qui est un effet du « surmoi » sur le « moi ». L’angoisse se situant quant à elle entre le « moi » et le « sujet », quand le manque vient à manquer pour le sujet, tel un signal dans le « moi », commandé par l’objet a8. Bref, je ne m’empêtre pas plus dans ces distinctions, sauf peut-être pour préciser, car c’est très utile pour cerner la honte, que si l’angoisse et la culpabilité, d’un point de vue topique, sont des affects qui se passent aussi dans le « moi9 », elles concernent cependant plus directement une mise en jeu du sujet et de son devenir, qu’on le prenne par le biais du désir et de l’objet a ou par celui de la loi. Alors que, dans la honte, la question du sujet n’est pas directement concernée dans son devenir. Il serait seulement mis à jour. Sa constitution serait mise à jour sans être touchée directement. On se prendrait alors de plein fouet l’objet partiel perdu qu’est l’objet a.

On prendrait de plein fouet ce qui fait trace de notre constitution, de notre division, de notre ancrage symbolique, de notre part d’être. Et c’est là que l’affect de honte fait à mon sens office de signal, par mouvement de retour vers le moi. Et l’on va alors bouger, tenter de retrouver un moi plus confortable, tenter de se remettre dans les bonnes grâces de l’idéal du moi. Ainsi, la honte pourrait être envisagée pour une part comme un mécanisme de protection imaginaire. On prendrait de plein fouet ce qui fait trace de notre constitution, mais notre constitution ne serait pas en jeu directement, il n’y aurait pas de menace de boucher le manque constitutif comme dans l’angoisse. Notre constitution se retrouverait seulement exposée au grand jour, ce qui provoquerait un signal de retour vers le « moi ». Cela provoquerait l’affect de honte qui ferait se mobiliser notre « moi » pour se renforcer… ce qui renforcerait l’axe imaginaire qui, pour une part, supporte notre constitution. L’autre mobilisation du « moi », plus malheureuse, étant bien sûr, en cas de honte extrême, sa disparition lors d’un passage à l’acte suicidaire.

Les hontes non soudaines

Je développerai peu les hontes non soudaines, qui s’installent. Cathie Neunreuther les explique en faisant référence au schéma optique. Il y aurait notamment une inclinaison dangereuse du miroir plan représentant l’Autre, l’image spéculaire se retrouvant déformée en permanence. Je n’insiste pas.

Dans la cure

Maintenant que j’ai situé la honte soudaine dans la structure, comment évolue-t-elle au cours de la cure ? Jean-Richard Freymann rappelle que la psychanalyse « commence non pas au moment où on offre son symptôme ou son signe clinique directement au médicastre pour qu’il s’en empare, qu’il s’occupe de nous directement, mais au moment où quelque chose de réflexif concernant la honte va fonctionner. » Ce que le psychanalyste essaie d’entendre au cours d’une psychanalyse est a priori ce qui était caché et difficile à révéler pour l’analysant. Le psychanalyste, par l’énonciation de la règle fondamentale, invite à dépasser la pudeur. Pour que se révèle l’inconscient, la libre association d’idées invite à tout dire, sans craindre l’inconvenant, sans craindre d’être vulgaire ou idiot, sans craindre d’être illogique ou hors sujet. Car nombre de fantasmes inconscients d’origine infantile ont été refoulés parce qu’ils étaient justement gênants et difficiles à dire. Petit à petit, le moi apprend à faire avec. L’analysant ouvre peu à peu son rempardage spéculaire pour que se mobilise son rapport au manque.

Avec Jean-Marie Jadin, on peut dire que la psychanalyse est une « traversée de la honte ». Suivant l’éthique du désir, ses visées sont d’oser assumer la castration, le manque à être et ce qui le cause : l’objet a. Le mouvement de la chaîne signifiante permet un mouvement où la question du trou, de l’entre-deux remplace peu à peu la question de l’être plein de jouissance mythique. Petit à petit, l’analysant apprivoise ce qui fait sa constitution et la mobilise vers l’assomption du manque. Le désêtre lié au signifiant qui se mobilise permet de passer ainsi de l’humiliation de la honte à l’humilité. Lorsque celle-ci est suffisante, le sujet éprouve moins de honte. Dans le quotidien, lors d’un moment de dévoilement, quand cette constitution est mise soudainement à jour, le signal de retour vers le moi, c’est-à-dire l’identification à l’objet a qui provoque l’affect de honte est mieux supportée. C’est pourquoi un analysant souffrant de honte voit malgré tout cet affect s’atténuer à mesure qu’il avance dans sa psychanalyse.

1 Jean-Richard Freymann (sous la dir. de), De la honte à la culpabilité, Toulouse, Arcanes-érès, 2010.

2 De quoi les psychanalystes devraient-ils avoir honte ?, Essaim n° 41, érès, 2018.

3 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Le Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991,p. 209.

4 Voir le texte de J.-M. Jadin dans Essaim n° 41, op. cit.

5 Ibid.

6 La brillance phallique de l’ « objet a » fait référence à ce qu’il se passe dans le fantasme, quand l’objet a est mis en position d’équivaloir au phallus de l’Autre.

7 Intuitivement on pourrait penser qu’il s’agit d’un appel par la pulsion de mort vers un retour à l’être. Comme si c’était au niveau archaïque que les choses se passaient : l’objet a, en tant que résidu de corps n’étant pas tout à fait le corps mythique jouissant antérieur au langage, ce résidu devrait logiquement disparaître pour effacer l’entame de jouissance qu’il représente. Il serait un trop de perte de jouissance à faire disparaître pour rétablir l’équilibre « entropique » (il y aurait ici un lien avec la pulsion de mort plutôt qu’avec un surmoi kleinien archaïque). Or, il faut se poser la question : s’il y a identification au résidu que représente ici l’objet a dévoilé, cette identification se passe dans le moi. Ça serait donc peut-être plus à partir du moi qu’il faudrait réfléchir : quelque chose de pré-œdipien qui serait repris œdipiennement, en interaction avec d’autres instances post- œdipiennes « Sur-moi », idéal du moi…

8 Cathie Neunreuther précise, par rapport au schéma optique, que l’angoisse survient quand en –φ apparaît quelque chose, là où dans la relation spéculaire il ne devrait rien y avoir… Ce qui fait dire à Lacan que le manque vient à manquer, les objets a n’entrant pas dans la sécularité. C’est pourquoi il représente –φ du côté de l’image spéculaire i’(a), ainsi que sous le cache, du côté du corps propre. S’il apparaît quelque chose, il y a angoisse…

9 « Forcément cela ne peut pas se « passer » dans le sujet, c’est quand même un affect » dit Cathie Neunreuther.

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