Séminaire « Traumatismes, mythes, fantasmes », séance du 30 avril 2021 : nos mythes préférés

I – Reprise

Il est important d’arrêter de confondre le surmoi et l’idéal du moi. D’autant qu’en termes freudiens l’idéal du moi est la question vue du côté symbolique et le surmoi est l’agent opérateur, néanmoins violent, entre l’idéal du moi et le moi. Le surmoi est la machine à fracasser cet écart-là.

Je pense qu’on est dans un mythe intéressant chez Freud, autour de 1914, où il s’agit de différencier le moi idéal de l’idéal du moi. Or cela ne marche pas, c’est la traduction qui ne marche pas. Autant le moi idéal aurait à voir avec la dimension de l’imaginaire chez Lacan, autant l’idéal du moi serait l’instance symbolique chez Lacan. C’est la question sur laquelle nous allons buter. Quand on parle de mythologie on est où dans la question de la mythologie individuelle ou dans la mythologie vue du côté des mythes à l’intérieur d’une société donnée.

II – Synchronie et diachronie mythologique

Avec Lucien Israël j’avais commencé à travailler le sujet. La question mythologique comme science est toujours transgénérationnelle, on est dans la diachronie. Dans la traversée de différentes époques on est dans une synchronie. Alors que ce qui nous intéresse avant tout c’est le mythe individuel du névrosé qui est dans la synchronie, on est dans la question du discours, du sujet, du savoir, et du signifiant maître pour un individu donné. Nous étions arrivés à l’idée que ce qui est le plus proche du mythe, c’est la question du fantasme. On pourrait ainsi définir la psychanalyse, la définir comme la quête, la recherche du mythe singulier qui est avant tout inconscient (aussi préconscient et conscient). Le but de l’analyse serait de faire apparaître le mythe individuel du névrosé et, dans un second temps, d’arriver à le dépasser, à savoir ne pas être dans la répétition ni dans sa vie, ni dans son fonctionnement, ni dans son discours. Je crois que cette définition est assez intéressante. On peut définir le cheminement analytique à partir de la place du mythe ce d’autant plus que ce qui se passe dans un certain nombre de fantasmes de fin d’analyse est certaine traversée où on va faire naître de nouveaux mythes avec des effets plus ou moins importants. L’analyse pourrait se définir pas seulement comme une traversée du fantasme mais irait au-delà de la mythologie dans laquelle l’on a été pris, sans faire abstraction de l’univers familial, sociétal, religieux…

III – Les éléments classiques du mythe

Avec du recul l’histoire du mythe tourne toujours autour des mêmes éléments fondamentaux, à savoir la question de l’abandon, la question de la re-création du monde, la question de la scansion du temps. Et on est toujours très proche du mythe de Sisyphe, qui fonctionne bien entre l’individuel et le collectif et qui en plus interroge la question de la répétition et insiste sur cette question de répétition. On peut aussi reprendre Œdipe roi, Œdipe à Colonne. Ce qui m’a beaucoup inspiré c’est l’histoire autour de Médée, d’Antigone, de Job. Il s’agit là de mythes très passionnants mais à faire une recherche autour de quel mythe a marqué Freud on en viendrait à l’histoire du chapeau du père de Freud (c’est dans un rêve où Freud se promène avec son fils. On lui fait tomber son chapeau… on le traite de sale juif… le papa a remis son chapeau et a continué son chemin…). Dans toute sa chronologie Freud n’arrive pas à se débarrasser de la question du père, contrairement à Lacan qui avec son histoire de phallus aura réussi à se débarrasser de la question du père.

Avec Lucien Israël et Jean-Pierre Bauer je voulais mettre à l’épreuve une formule un peu personnaliste : la psychanalyse aurait pour but la création de la naissance de son propre mythe et sa traversée consisterait à s’en séparer.

IV – Mythe et cure analytique

L’exemple classique : en faisant votre passe, savoir quel est le fantasme fondamental des gens (Moustapha Safouan a bien développé cette question) c’est de tomber sur un jugement d’impossibilité. Exemple qui était donné : que je sois le père du père, ou que je sois le héros de mon père. On pourrait dire que l’idée de mythe consiste aussi à donner une consistance à un jugement d’impossibilité. Le mythe lui-même est une structure langagière que l’on peut prendre à partir d’une certaine persistance, proche de la structure. On peut parler de persistance trouée, de persistance à éclipse. Cela met en place une histoire, une fable et en même temps on montre que la mort apparaît ou que les personnages vont changer. On peut parler de l’histoire de Dora, quelle partouze ! Mais la finalité est que cela a permis à Freud de travailler la question du rêve dans la cure. Les cinq psychanalyses permettent de savoir comment les processus primaires vont pouvoir être utilisés dans la cure elle-même.

On avait à travailler la question suivante : dans cet espace mythologique de quel discours s’agit-il ? En référence aux quatre discours est-on dans un discours hystérique, analytique, universitaire ? Le grand thème de l’époque et qui me semble assez juste c’est avant tout le discours du maître :

S1 S2
$ a

Legendre avait pris ce modèle du discours du maître. On serait dans l’idée que le mythe est animé par un S1 qui va développer un dispositif de savoir, de connaissance, ou d’époque. Entre ces différents intervalles et le sujet qui s’infiltre la question du petit a aurait à voir avec l’énigme qui est le contenu latent du mythe. Il est intéressant de dire qu’il s’agit d’une position de reste, de mystère, ou de trou. Il y a du S1 qui produit du savoir, le sujet va en faire quelque chose et cela provoque une sorte d’énigme universelle. J.P. Vernant dans son ouvrage L’univers des dieux et des hommes, fait passer un discours, en demandant ce qu’est un mythe classique. C’est avant tout une invention grecque qui cheminerait entre le savant, la science et le poète. Le point très important est que le mythe a à voir avec la représentation de la tradition orale. Le mythe circule, il traverse. Et tout cela intègre la question des souvenirs populaires, la question des poésies et celle des reprises des fables et des légendes. Cela veut dire qu’on tombe à peu près sur la même chose, le mythe – de manière unitaire – introduit un discours fermé qui en même temps est troué en raison de l’objet a. On se trouve dans le discours du maître qui est toujours en évolution.

V – Mythe et discours du maître

Je vous rappelle que pour Lacan le discours du maître c’est « l’envers de la psychanalyse ». C’est à partir du mythe qu’il a pu créer le discours analytique. Cela veut dire que pour tomber dans une « logique du fantasme » il faut travailler la mythologie. Ces signifiants maîtres sont dans le fond assez peu nombreux. La structure qui tient l’ensemble est pauvre. Il y a le signifiant maître de l’origine (Moïse, Œdipe roi), le signifiant maître de la mort (Antigone, Œdipe à Colonne, Médée, Caïn et Abel…), de l’amour (Roméo et Juliette…), mais nous avons l’histoire du mythe individuel du névrosé. Lacan interroge la question de l’amour et celle de l’oracle. Cette dimension oraculaire est fondamentale dans le mythe. Il y a aussi tout ce qui tourne autour des transformations et des effets de monstruosité.

VI – Épilogue

Pour conclure, le mythe est une sorte d’architecture première, qui prend la forme de la structure d’un discours, discours mouvant qui ne reste pas en place mais qui nous permet de travailler l’articulation pour l’analyse entre S1 et le fantasme en particulier et toutes les questions des fins d’analyse. Si l’on prend la structure du fantasme, $ a, le travail de l’analyste va être d’introduire cette signification fermée dans l’ensemble des chaînes signifiantes.

La chance pour la société de sortir du bain culturel absurde qui fonctionne actuellement serait de réussir à refaire circuler des mythes en osant un certain nombre de traversées.

Bibliographie 

J.R. Freymann, L’inconscient, pour quoi faire ?, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, 2018

J.R. Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, 2019

J.R. Freymann, Amour et Transfert, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, 2020

L. Israël, Boiter n’est pas pécher, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, 2010

J.P. Dreyfuss, J.M. Jadin, M. Ritter, (1996) Qu’est-ce que l’inconscient ? Tome I, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, éd.poche 2016

J.P. Vernant, L’univers, les dieux, les hommes : récits grecs des origines, Seuil, 1999.

« La diction » de l’image ?

Intervention de Nicolas Janel dans le cadre de la formation APERTURA Les différentes addictions aujourd’hui et les relations d’objets qui a eu lieu le 25 novembre 2020.

J’ai écrit l’argument de cette journée « Les différentes addictions aujourd’hui et les relations d’objets » alors que j’explorais les idées du philosophe Bernard Stiegler.

Vers une « pharmacologie de l’attention »

Bernard Stiegler, reprenant Karl Popper, parle de l’humain comme d’un être développant des organes « exo-somatiques ». C’est-à-dire que l’humain produirait des objets externes qui s’ajouteraient à lui dans son fonctionnement. Par exemple des lunettes pour mieux voir, des vêtements pour se réchauffer… Il qualifie ces objets techniques de « pharmakon », terme issu du grec ancien désignant à la fois un remède, à la fois un poison et à la fois un bouc-émissaire. Ceci à la manière d’un médicament qui soigne, mais qui peut aussi être un poison s’il est mal utilisé, ainsi qu’un bouc-émissaire si on veut lui attribuer l’échec des soins – à la place du médecin notamment. Autre exemple, l’écriture alphabétique qui a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. Dernier exemple, le web qui pourrait être dit pharmacologique parce qu’il serait à la fois un dispositif technologique permettant la participation, le partage de savoir, la création – c’est ce que l’on constate avec le logiciel libre ou Wikipédia notamment – et à la fois un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement ciblé par les technologies du « profiling ». Ainsi, tout objet technique serait originairement et irréductiblement ambivalent. Une « pharmacologie de l’attention » à l’époque des technologies de l’esprit serait alors nécessaire. Cette pharmacologie se devrait d’étudier les effets suscités par les techniques, afin d’établir des prescriptions pour leur usage et pour leur socialisation.

La télécratie

Par rapport à l’ère de la télévision, Bernard Stiegler propose le terme de télécratie. La télécratie aurait pris pied dans la propagande réalisée par le gouvernement américain pour persuader son peuple d’aller faire la Première Guerre mondiale en Europe. En pleine démocratie, il aurait fallu un autre moyen que l’autoritarisme pour que la volonté du peuple aille dans le sens du gouvernement. Cela aurait été l’objectif de la « commission Creel » créée par le président Wilson en 1917. Le capitalisme consumériste qui se met en place à cette époque aux États-Unis aurait tenté par le même procédé de canaliser le désir des individus pour l’orienter vers les marchandises. Cela aurait pris de l’ampleur dans les années 1920 aux États-Unis à travers ce que les philosophes Adorno et Horkheimer1 appelleront plus tard le développement des « industries culturelles ». Ironie du sort… celui qui aurait particulièrement théorisé ce « détournement du désir » serait le double neveu2 de Sigmund Freud, nommé Edward Bernays. Ceci notamment à partir des apports de Gustave Le Bon et de sa Psychologie des foules3, mais aussi en se servant des apports de son oncle. Il aurait ainsi renforcé les moyens de ce qu’on appelait habituellement la propagande4 – en remplaçant au passage le terme « propagande » par celui de « relations publiques », ce qui aurait donné également la publicité. Par exemple, pour le compte d’une compagnie agro-alimentaire qui voulait vendre plus de bacon, il fit réaliser par des médecins une étude sur l’importance pour la santé de prendre un petit déjeuner copieux. Une fois le résultat obtenu, il aurait transmis les recommandations, recommandations qui devenaient médicales, à 4 000 autres médecins, cette fois-ci des médecins prescripteurs qui auraient alors relayé les recommandations aux patients. Le petit déjeuner au œufs et au bacon, le « breakfast bacon and eggs » se serait ainsi intégré à l’ « american way of life » pour devenir un standard… pour le plus grand bonheur du fabricant de bacon ! Ne pourrait-on pas repérer ici une utilisation du discours du Maître, du médecin en l’occurrence, pour servir un but commercial ? Discours du Maître qui, détourné, devient le discours capitaliste5, « avec sa curieuse copulation avec la science » nous dit Lacan. Et vous voyez au passage qu’avec l’ « american way of life », on serait loin de la constitution d’un véritable mythe, au sens d’une fiction, d’une narration indispensable à l’humanisation. Par rapport au séminaire sur « traumatisme, fantasme et mythe», au sein duquel on cherche les mythes d’aujourd’hui, je crois qu’il serait intéressant de cerner la constitution de ces pseudo-mythes et d’interroger leurs effets. Bref, les industries culturelles et les médias de masse se seraient substitués peu à peu aux autres transmissions sociales directes interhumaines. Ils auraient pris le pas sur l’éducation, les récits transgénérationnels, les contes ou les mythes… C’est-à-dire sur la transmission de la parole, en tant que parlée, d’un individu à un autre, support de l’humanisation. Il y aurait passage d’une transmission qui se faisait de un à un, au cours d’un échange parlé, à une transmission qui se fait à sens unique, sans adresse singulière, à un groupe entier. Conjointement, l’impacte de la télévision dépassa celui du monde de l’écrit. Le registre de l’image devança le registre symbolique des discours. Il y aurait là un passage à une transmission, si on peut toujours l’appeler ainsi, qui se ferait toujours à sens unique vers un groupe entier et sans adresse singulière, mais qui se serait en plus figée dans de l’image. Il le fit en un premier temps comme s’il était en train de blaguer, comme s’il s’agissait d’un caprice personnel auquel il pourrait renoncer : « Si j’avais voulu me divertir, autrement dit, si j’avais recherché la popularité, [j’aurais pu] vous montrer le tout petit tournant qui en fait [du discours du maître] le discours capitaliste. » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII (1970-1971), Le savoir du psychanalyste, leçon du 2 décembre 1971 (inédit).) Mais ce n’est cependant pas la première allusion qu’il y fait, car nous en trouvons une première référence que Lacan glisse en sous-main dans le séminaire de l’année précédente. Il vaut la peine de se montrer fidèle à la lettre de ce qu’il énonce : « On n’a pas attendu pour le voir que le discours du maître se soit pleinement développé, pour donner dans le discours du capitaliste, avec sa curieuse copulation avec la science . » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de la psychanalyse, leçon du 11 mars 1970, p. 126.) » C’est ce que je questionnerai spécifiquement aujourd’hui. Mais avant, il me faut préciser que les choses ne se seraient pas arrêtées avec la télévision. Car internet et les réseaux sociaux à algorithmes de « profiling » auraient modifier le phénomène, notamment en apportant aux yeux des gens des publicités ou des programmes sur mesure, tendant à les enfermer dans des bulles restrictives et les rendant inaptes à s’ouvrir sur la différence. Les effets de clivage sociaux s’en seraient trouvés renforcés. Pire, avec le recueil des données personnelles par les algorithmes, les êtres humains seraient devenus eux- mêmes les produits.

Les effets néfastes sur le sujet parlant

Alors, avec cette « télécratie », je ne sais pas jusqu’à quel point on tombe dans la paranoïa et le complotisme, je vous laisserai en juger. Cela a en tout cas le mérite de cibler les utilisations négatives de ces pharmaka6, c’est-à-dire des objets techniques utilisés. Effectivement, il s’agit d’un véritable recensement de leurs effets néfastes sur le sujet ou sur le désir à plusieurs niveaux. Pour être plus précis, il y aurait à différencier d’un côté les effets des discours véhiculés, de l’autre côté les effets des objets eux-mêmes qui ne sont que des médiums pouvant être qualifiés de « servomécanismes7 » dans le sens de mécanismes automatiques au service de divers buts, capables d’accomplir des tâches complexes en s’adaptant aux consignes qu’ils reçoivent. Car sans présager des discours véhiculés, ou des buts qu’ils servent, ces objets n’ont-ils pas des effets se rapportant à leurs propriétés intrinsèques ? C’est ce dont je parlerai tout à l’heure, notamment concernant les objets comportant un écran.

La destruction du Réel

Mais d’abord, concernant les discours, avec le consumérisme par exemple, ne peut-on pas dire que si les objets se consomment, ils se détruisent. In fine, avec leur destruction, n’y aurait-il pas un risque de destruction de ce qui est à leur source ? À savoir la destruction du monde qui les produit ? Ce serait la dimension de Réel qui serait touchée pour le sujet. On ne pourrait alors s’empêcher de faire ici un lien, peut-être trop facile, avec le dérèglement climatique, et la disparition d’espèces vivantes.

L’appauvrissement du désir causé par la logique du marketing

Concernant la logique marketing néolibérale, ne donne-t-elle pas l’illusion d’une possibilité de comblement du manque – manque constitutif du sujet – manque qui serait comblé par l’objet de consommation, directement dans la réalité ? Ainsi, comme s’il était en place d’objet a, l’objet de consommation serait présenté comme une réponse possible à notre « manque à être ». À ce titre, il est à noter que dans L’envers de la psychanalyse, Lacan a utilisé un néologisme qui n’est pas encore bien ressorti, pour baptiser certains nouveaux objets techniques, il parlait des « lathouses8 » : sortes d’objets ou d’appareils « prêt-à-jouir » que la science permet de fabriquer, pour les faire déboucher sur le marché pour une consommation de masse. Ceci dans l’illusion publicitaire d’un retour possible à la jouissance qui répugne tout manque. Ce qui tendrait vers un appauvrissement du désir et une disparition du sujet. Cela renvoie encore au discours capitaliste qui rejette la castration du champ symbolique. Il est intéressant de noter au passage, que dans la leçon du 6 janvier 1972, du séminaire Le savoir du psychanalyste, Lacan situe, cette fois-ci, le discours de l’analyste, comme un effet de retour de la castration9, en réponse au discours capitaliste. Contrairement au déluge annoncé de la psychanalyse, les analystes ont donc peut-être encore de beaux jours devant eux…

L’appauvrissement du sujet, l’isolement et le renforcement des clivages sociaux causés par les algorithmes de « profiling »

Concernant le « profiling » des algorithmes d’internet et des réseaux sociaux qui nous abreuvent toujours du même : mêmes produits qui sont sensés nous plaire, mêmes types de documentaires sur youtube, avec les même biais de pensée, sans possibilité de contre-point de vue… ne ressort-il pas des effets de renforcement de nos certitudes ? Donc des effets d’isolement dans des slogans, sources d’aliénation hypnotique, où l’on ne deviendrait finalement plus qu’objet de marionnettistes numériques, et non plus sujet. Il faudrait bien sûr davantage préciser les mécanismes et décortiquer ces autres effets d’appauvrissement du sujet. Dimitri Lorrain le fera à sa manière à partir de ce qu’il appelle notamment le discours numérique. Nestor Braunstein le fait, quant à lui, en instituant un sixième discours : après les quatre discours de Lacan que sont le discours de l’hystérique, le discours du maître, le discours de l’université, le discours de l’analyste ; et après le cinquième discours (qui n’en serait pas un) que serait le discours capitaliste, Nestor Braunstein instaure le « discours du marchée » pour parler du marché financier piloté par les « big data »… Bref, je ne développerai pas ici davantage les effets des différents discours véhiculés. Il faudrait d’ailleurs aussi développer les effets positifs, notamment des discours qui incitent à la création et au partage de connaissance, avec les logiciels libres ou Wikipédia par exemple… Ou encore des discours qui invitent à certaines ouvertures : ne sommes-nous pas, en ce moment même, en train d’utiliser ces objets techniques pour échanger par vidéo- conférence alors que nous sommes en plein confinement ?

L’effet néfaste des écrans

Je vais plutôt me cantonner maintenant à l’effet des images des écrans utilisés comme médium dans ces affaires – que ce soient les écrans de télévision, tablettes, ordinateurs ou Smartphones. Autrement dit, sans présager davantage des discours véhiculés par ces médiums, je questionnerai uniquement les effets de l’introduction de ces objets techniques sur le « parlêtre10 ». Et plus précisément les effets de l’exposition aux écrans puisqu’il s’agit d’une de leur propriété technique principale. Si la parole ou le langage prédominait depuis toujours dans nos échanges, l’introduction d’une communication faite d’image à sens unique et sans adresse singulière ne menace-t-elle pas les conditions d’accès à la symbolisation ? Cela pourrait-il aller jusqu’à devenir un facteur de reconfiguration du sujet parlant ? Et comment ? Resterait à savoir ce qui pousse à en faire des addictions ? Pour au final en tirer des leçons pour de « bonnes » prescriptions d’utilisation, « bonnes » au sens de possibles enrichissements du sujet et du désir. Pour cela, je passerai à ma manière par l’article de Dany-Robert Dufour intitulé « Le cerveau disponible du bébé néolibéral11». Il y explique l’importance de la fonction symbolique pour l’être parlant, l’obstacle qu’en présente l’image, comment cela peut produire des sujets mal installés dans le discours, et comment ces derniers deviennent inaptes à jouer des subtilités du langage, comment ils se trouvent très vite contraints au passage à l’acte, au rapport de force physique violent pour y pallier.

L’importance de la fonction symbolique pour l’être parlant et sa transmission

D’abord, il est important de rappeler l’importance de la fonction symbolique et de sa transmission pour l’être parlant. L’être parlant, le sujet, se constitue dans le langage, au lieu du grand Autre nous dit Lacan. Grand Autre qu’il qualifie de trésor des signifiants. Il s’agit d’une fonction souvent attribuée à la mère, ou à la personne qui s’occupe de l’enfant. C’est à partir d’une prise du corps de l’enfant dans une aliénation signifiante, comme une plongée dans un bain de langage, que le sujet pourra alors advenir en y adjoignant un processus de séparation. Cela à partir de paroles qui nous parlent, au double sens du terme : elles s’adressent à nous et nous constituent en parlant de nous. Paroles à partir desquelles on peut alors s’affirmer subjectivement. Autrement dit, c’est parce que nous sommes pris dans le langage que nous sommes humains, l’humanisation pouvant alors se concevoir comme une conquête dans le langage. Pour soutenir cette conquête chez les enfants, la transmission de récits a de tout temps été un moyen utilisé par les générations de parents. Transmettre un récit, c’est en effet transmettre des contenus, mais c’est aussi et avant tout transmettre un don de parole. Le récit aide à faire passer d’une génération à l’autre l’aptitude humaine à parler. Il aide à instituer un sujet parlant et, de là, à une certaine intégrité psychique minimale. L’audition d’un conteur ou la lecture d’un roman déclenchent une activité psychique au cours de laquelle l’auditeur ou le lecteur créent des images mentales dont ils deviennent en quelque sorte les premiers spectateurs. Chacun imagine singulièrement ce qu’on lui raconte, ou ce qu’il lit, au-delà de ce qu’une image peut montrer. La fiction produite par le récit est en somme irréductible à toute image. Cela renvoie à la mise en jeu de la dynamique signifiante par la parole entendue ou le texte lu. Cela met en circulation les phénomènes métaphoriques et métonymiques de la logique signifiante. L’imaginaire produit devient alors support du symbolique.

Mise en péril du sujet par les écrans : absence d’adresse et fixation de l’image

C’est cette essentielle transmission générationnelle que les « écrans » pourraient mettre en péril. Pourquoi? D’abord, parce qu’ils n’ont pas forcément d’adresse. Ce ne sont, la plupart du temps, que des médiums non adressés. La télévision, par exemple, n’interpelle pas subjectivement. Elle n’invite pas à un positionnement subjectif. Et elle ne permet pas de jeu spéculaire comme l’illustre par ailleurs le stade du miroir. Le miroir du stade du miroir est un élément qui nécessite le regard et la parole de l’Autre qui est en présence. À côté de nous devant le miroir, notre mère nous regarde, c’est-à-dire qu’elle nous identifie dans le miroir. Et elle nous parle, c’est-à-dire qu’elle greffe du symbolique sur notre reflet tout en nous assurant la confirmation qu’il s’agit bien de notre image. On peut se retourner, on peut sortir du champ de l’image vers notre mère pour chercher la validation de notre reflet dans la réalité. Ainsi, notre mère nous identifie spéculairement en parlant de nous à partir de notre image. Ce n’est pas le cas de la télévision, des ordinateurs ou des Smartphones. Ce qui pose d’ailleurs des questions pour les téléconsultations qui se développent actuellement à cause du confinement imposé par la situation sanitaire. À un autre niveau, l’absence de présence de l’Autre qu’impliquent les écrans, expliquerait peut-être les états pseudo-autistiques qui pullulent aujourd’hui chez des enfants qui ne semblent pas encore avoir été pris dans le langage. Ensuite, si on poursuit dans la recherche d’effets néfastes sur la transmission symbolique, il est à relever que la structure même de l’image non spéculaire suspend l’effet de symbolisation. Elle détient ce pouvoir pour une bonne raison : elle n’est pas articulée comme le langage ou le texte. Elle n’a pas le même effet psychique de mise en circulation des processus métaphoriques et métonymiques des signifiants. L’image se présente à nous comme un tout, sans transmettre le code qui permettra de la lire selon une organisation interne qu’elle posséderait. Ce caractère non articulé lui donne d’ailleurs un pouvoir de suspens majeur : une seule image peut mettre en question un réseau très dense de sens et de significations dûment organisés dans du texte. L’émotion esthétique procède ainsi : l’image sidère nos représentations auparavant organisées à la manière d’un « texte »… L’irruption de cette image nous impose alors de refaire un autre texte qui tienne compte de la déchirure ressentie et l’intègre dans nos représentations. Autrement dit, il nous est nécessaire de nous créer un nouveau texte qui vienne suturer la perturbation apparue dans notre réseau métaphoro-métonymique. L’image n’est donc situable pour l’être parlant que dans un rapport d’avant ou d’après-texte. Une « éducation à l’image » ne peut donc se faire qu’en une éducation au discours concernant l’image, par l’aide d’un médiateur, d’un Autre. Ce qui n’est que trop rarement le cas aujourd’hui où les écrans sont plutôt un bon moyen pour les médiateurs potentiels, c’est- à-dire les parents, de se libérer du temps pour eux-mêmes. Avec des paroles ou des textes qui racontent l’image, les parents peuvent pourtant utiliser de manière ludique l’image pour favoriser de la symbolisation chez leurs enfants. Mais cela nécessite leur présence, l’image n’étant là que « pré-texte » ludique à la symbolisation, « pré-texte » dont, malheureusement, il vaudrait même peut-être mieux, si c’était possible, se passer. Car une fois pris goût au registre de l’image, ne persiste-t-il pas toujours le risque que celui-ci recapte tout ce qu’il a permis de produire ? Ceci dans une sorte de rabattement du symbolique créé sur une fixation psychique imagée ? À la manière d’une mise en image du symbolique où le jeu des signifiants, leur possibilité de substitution métaphorique se fige et se transforme en une simple possibilité de connexion métonymique de signes – signes plaqués sur l’image. Dans ce rabattement de l’enjeu symbolique sur le champ de l’image, l’effet serait une réduction des jeux signifiants, où la coupure et le manque avaient leur place et permettaient la dynamique du désir ; à une fixation de signes dans l’image où la dynamique désirante deviendrait problématique. L’enfant risquerait de perdre ainsi le registre de la question d’un signifiant qui en appelait un autre, au profit du registre du plein qui n’appellerait rien, fait de signes assemblés en image, sans manque. Ce qui était source d’un plaisir de langage, de curiosité, cause de développement de l’intelligence, en tant que celle-ci doit déchiffrer ce qui est donné à entendre, déclinerait ainsi, au profit d’un langage de type animal, constitué sur le principe d’une signalisation triste et insipide. L’enfant entrerait dans l’ère de l’ennuyeuse débilité ! Il y aurait là peut-être à tirer, au passage, quelques fils avec les questions du fantasme, ce scénario inconscient dont on aurait perdu le texte… Si le fantasme inconscient est support du désir, il le figerait en même temps dans la répétition d’une même scène. Et si le désir se figeait trop dans l’image, l’agir, sous forme de mise en acte de scénario dans la réalité cette fois, qu’on retrouve particulièrement dans les perversions, ne pourrait-il pas alors être compris comme étant la prolongation de cette mise en image de signes. Un impossible à parler convoquerait un agir de mise en scène, faute de moyens métaphoriques pour dire. L’agir du passage à l’acte violent en découlerait également. Étant mal installés dans le discours, ces individus butteraient sur les questions que posent la socialisation et ne pourraient faire autrement que de passer à l’acte.

La violence

La violence qui résulterait de l’exposition aux écrans, ne s’expliquerait donc pas forcément par les contenus véhiculés : films violents, scènes de crimes ou autres… D’ailleurs, la vieille époque diffusait aussi son lot de violences racontées aux adultes, comme aux enfants. Les contes racontés autrefois ne se privaient pas d’horribles histoires d’abus, de meurtres ou de dévoration. Dans la « charmante » histoire de Saint-Nicolas, les enfants ne sont-ils pas découpés en morceaux, et mis au saloir pour être mangés plus tard ? Les exemples de contes de cet acabit sont nombreux… Sauf ceux d’aujourd’hui ! Aujourd’hui, on réécrit au contraire les anciens contes, on les modifie afin qu’ils deviennent plus doux aux oreilles de nos enfants. Or, la violence n’existe-t-elle pas depuis toujours ? Les contes d’antan ne permettaient-ils pas justement aux enfants de la symboliser à partir de récits. Celui qui racontait ne médiatisait-il pas l’horreur ? Ne permettait-il pas de l’intégrer dans les représentations symboliques de l’enfant à partir d’un registre clairement imaginaire, c’est-à-dire un univers fictionnel construit par l’enfant comme support de symbolisation ? La violence qui résulterait de l’exposition aux écrans pourrait donc d’avantage se comprendre comme le résultat d’une altération de la transmission symbolique chez l’être parlant, par la production de sujets mal installés dans le discours, inaptes à jouer des subtilités du langage, contraints au passage à l’acte et au rapport de force physique pour y pallier. Voilà, en guise d’introduction à cette journée, quelques réflexions sur les effets néfastes d’objets techniques « de l’esprit » et plus particulièrement des écrans. Restera à savoir pourquoi nous en sommes tant friands ? Serait-ce lié à certaines de leurs propriétés ? Ou serait-ce plutôt lié à la place qu’ils prennent sur mesure chez chaque individu ? Comment alors en libérer le sujet ? Questions sur « les différentes addictions aujourd’hui et les relations d’objets » qui incombent aux psychanalystes et à leur pratique. Ce qui pourra, je l’espère, se déplier au cours de cette journée…

Dans l’après-coup

J’ajoute ici une remarque plutôt rassurante de Jean-Richard Freymann. Il souligne le fait que l’être parlant n’est pas en prise directe avec le discours courant12 qui l’entoure. À ma manière, j’en déduis que pour peu que le sujet ait pu se constituer dans l’Autre, l’Autre se différencie du discours ambiant. Ce qui donne à l’être parlant une certaine autonomie d’existence, écartant sa structure d’une malléabilité directe au discours courant et à ce qui l’environne. Ceci vient relativiser les « effets sur le sujet » que j’ai cherchés à étudier lors de cette intervention.

  1. T.W Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la raison, première publication originale en 1944.
  2. Son père, Ely Bernays (1860-1923), est le frère de Martha Bernays, l’épouse de Freud. Sa mère, Anna Freud (1858-1955) est l’une des sœurs de Freud.
  3. G. Le Bon (1895), Psychologie des foules.
  4. E. Bernays, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928).
  5. Voir Nestor A. Braunstein, « Le discours capitaliste : « cinquième discours » ? Anticipation du « discours pst » ou peste », dans Savoirs et clinique 2011/2 (n°14), p.94-100 : « Tout commence avec la notion d’une distinction qui est presque devenue conventionnelle, celle qui a amené à faire une différence entre le maître antique, celui qui générait la formation d’un lien juridique régulant les rapports entre les individus et leur souverain, personnes qui, en échange de leur fidélité, se voyaient accorder des droits et devenaient dotées de devoirs, et le maître moderne, celui qui incite ces mêmes sujets à la satisfaction directe d’aspirations et de demandes frôlant et parfois transgressant les lignes que traçaient les frontières (borderline) de la loi. L’un était le maître de la répression, l’autre – le nouveau maître – est celui qui commande de jouir. Ce serait un nouveau discours qui, en tant que variante du précédent, aurait émergé il y a trois siècles pour décréter en catimini que le discours du maître classique avait fait long feu. Cette nouvelle modalité de la domination, Lacan l’a proclamée en lui assignant le terme qui lui collerait le mieux : celui de discours capitaliste (la première mention qui a été faite par Lacan de ce discours eut lieu en 1968 et dans sa leçon du 4 novembre : Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2007, p. 34.).
  6. Pluriel du terme « pharmakon » précédemment cité.
  7. Nestor A. Braunstein, op. cit , p.94-100.
  8. Mot inventé à partir des mots grecs léthé (oubli) et aletheia(vérité) : comme si ces objets nous rappelaient, par l’illusion qu’ils produisent, notre vérité désirante oubliée par ailleurs (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, p. 188.)
  9. « Tout ordre et tout discours qui s’apparente au capitalisme laissent de côté ce que nous appellerons très simplement les choses de l’amour. Et cela, mes bons amis, ce n’est pas rien ! Et c’est bien pour cela que deux siècles plus tard, après ce léger glissement – appelons-le – pourquoi pas ? – calviniste –, la castration a finalement fait son entrée sous la forme du discours analytique. » J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, Le savoir du psychanalyste, leçon du 6 janvier 1972.
  10. Néologisme de Lacan pour désigner l’être parlant, c’est-à-dire l’humain qui se distingue des autres espèces vivantes par son aptitude à parler.
  11. D.-R. Dufour, « Le cerveau disponible du bébé néolibéral », Spirale 2009/2 (n°50), p.125-139.
  12. « disque courcourant » dit Lacan.

#boudoir

Voici le texte de l’intervention d’Hervé GISIE lors de la formation APERTURA du 9 octobre sur « Bisexualité psychique et sexualités contemporaines ».

L’intitulé de mon intervention d’aujourd’hui est tout à fait contemporain puisqu’il s’agit d’un hashtag. Qu’est-ce que c’est qu’un hashtag ? Un hashtag est un mot-dièse ou mot- clic qui est cliquable. Il est composé du signe typographique croisillon # appelé en anglais hash auquel sont accolés un ou plusieurs mots dénommés tags ou étiquettes. Il permet de marquer un contenu avec un mot-clé afin de partager ce contenu et d’y faire référence facilement. Il est utilisé par les internautes dans leurs publications sur les réseaux sociaux. Il permet aux autres utilisateurs d’accéder au contenu qui contient ledit mot-clé sans nécessairement être « ami » ou « follower » de la personne qui en fait usage. On le retrouve par exemple sur Instagram, mais aussi Facebook ou Twitter.

À la suite de sa croissance et de son utilisation mondiale depuis la fin des années 2000 sur internet, le mot hashtag est désormais intégré au dictionnaire anglais d’Oxford, également au Petit Larousse depuis juin 2013 et au Petit Robert depuis mai 2014.

Quelle est la définition de boudoir ? Le mot boudoir vient de bouder qui signifie se mettre à l’écart. Il définit une petite pièce dans un logement, situé généralement entre le salon et la chambre à coucher (entre l’espace où l’on parle et l’espace où se déroulent généralement les ébats sexuels). C’est un salon élégant à l’usage particulier des dames et dans lequel elles se retirent lorsqu’elles veulent être seules ou s’entretenir avec des personnes intimes. De façon péjorative, le boudoir est défini comme étant ce même lieu où s’accordent les plaisirs intimes, et où, le cas échéant, se traitent des affaires secrètes.

Le marquis de Sade (1740-1814) a contribué à développer une renommée à cette petite pièce dédiée à l’intimité des causeries féminines. Depuis le succès de La philosophie dans le boudoir (ou Les instituteurs immoraux), ce petit salon a une réputation sulfureuse combinée à celles de tous les échanges et ébats. L’ouvrage (dont le sous-titre est « Dialogues destinés à l’éducation des jeunes demoiselles ») se présente comme une série de dialogues retraçant l’éducation théorique et pratique de libertinage le plus poussé et le plus cruel d’une jeune fille de 15 ans. Une libertine, Mme de Saint Ange, veut initier Eugénie « dans les plus secrets mystères de Vénus ». Elle est aidée en cela par son frère (le chevalier de Mirvel), un ami de son frère (Dolmancé) et par son jardinier (Augustin).

Il s’agit de sept dialogues où la métaphysique, la morale, l’histoire interviennent sans cesse. Cette philosophie est la plus destructrice qui soit. Elle nie deux postulats généralement admis, l’existence de Dieu et la bonté de la nature. Le sadisme n’est donc pas seulement un comportement sexuel algolagnique, mais il étend ses forces destructrices à toute la nature, d’autant qu’on y trouve les puissances créatrices. L’homme meurtrier collabore à l’œuvre de la nature et la destruction de la victime devient le symbole de l’anéantissement des valeurs sociales et morales ainsi que la négation de Dieu1.

Disons d’emblée encore quelques mots à propos d’une des véritables obsessions de Sade et qui aura toute son importance pour la suite de mon propos : la sodomie. La sodomie est-elle sadique ? En quoi l’idée d’un forçage de la pénétration dans le corps de l’autre peut- elle intéresser les humains ? Est-ce un besoin de domination, d’humiliation, de violence, de douleur ? Tout cela en même temps sans doute mais surtout la sodomie peut concerner l’homme et la femme, elle indifférencie le sexe, uniformise. Ce serait une tentative de ravaler la différence des sexes ; l’anus est commun aux deux sexes et nous pouvons voir que cette nécessité de représenter une bisexualité revient souvent, par exemple chez l’obsessionnel et ce qui peut forger un fantasme pervers dans la névrose obsessionnelle. Chez l’obsessionnel, la question n’est pas : « Qu’est-ce qu’un homme ? », « Suis-je une femme ? », mais plutôt

« Qu’est-ce que le sexe ? », surtout dans son rapport à la pulsion de mort – le sexe et la mort étant liés. La mort signe la nécessité du sexe, la reproduction, d’où une recherche du sexe sans reproduction sur un mode détourné.

Alors qu’est-ce que nous allons trouver en cliquant sur ce hashtag boudoir ? Est-ce de la pornographie ? Rappelons que la pornographie n’est pas un produit de la modernité. C’est une vieille histoire, par contre ce qui est nouveau et qui serait à développer, c’est le porno. Privée de sa fin, « la pornographie » est devenue « le porno », la « graphie » a disparu, « l’écriture » de la pornê (la prostituée). Il ne subsiste ainsi que l’« actuel » défilé de l’image en déni d’écriture2. Non rien de tout ça, en cliquant #boudoir sur Instagram, par exemple, vous allez tomber sur un genre photographique particulier.

À quoi correspond une séance boudoir ? C’est un concept qui est très en vogue outre- Atlantique et encore peu connu par le grand public en France mais qui a toutefois pris une grande ampleur avec les réseaux sociaux. Elle reprend le caractère intime et secret du mot boudoir. C’est ce côté intime qui inspire la séance boudoir. Ces shootings s’adressent principalement aux femmes, à toutes les femmes, quel que soit leur âge, leur taille ou leur morphologie. Les photos boudoir sont des portraits de femmes dans leur intimité, mêlant féminité, douceur, sensualité, émotions etc. Ce genre de photographie n’est pas à confondre avec la pornographie « soft » ou les photos de charme qui, elles, sont plutôt destinées à une clientèle masculine. Les séances boudoir se déroulent soit en studio, soit à l’hôtel, au domicile ou parfois en extérieur dans différents lieux (jardins, vérandas, forêts, bâtiments abandonnés, champs…). Ces photos ne sont pas destinées à être publiées largement, la femme s’offrant ce type de séances avant tout pour elle-même, éventuellement pour faire un cadeau à leur mari ou conjoint(e). Pour beaucoup de femmes, cette expérience est décrite comme la recherche d’un épanouissement personnel, une manière d’accepter son corps, de se sentir belle, de s’affirmer, de se sentir mieux, d’avoir un regard différent sur elle-même et de retrouver une image satisfaisante.

Ces photos nous montrent le plus souvent des femmes porter toutes sortes de parures de lingerie fine mais aussi agrémentée d’accessoires en tout genre (bijoux, colliers, cravates, guitares, verres, gants, masques, cravaches, menottes…) et pour ce qui est des chaussures, des escarpins ou des talons aiguilles. La tendance actuelle étant d’exhiber en même temps ses tatouages et/ou ses piercings.

Nous trouvons bien souvent des photos noir-et-blanc qui introduisent d’emblée la question de l’écran, du visible et de l’invisible, mais aussi des clairs-obscurs jouant sur les ombres et les lumières ou des photos prises en low-key (une seule source de lumière, de faible intensité, au lieu de trois) qui laissent se dessiner des silhouettes où l’on peut deviner les courbes du corps.

Malgré une popularité grandissante et une certaine banalisation de la photographie boudoir, elle suscite néanmoins de vives controverses au sein même de la communauté des photographes. Pour les uns, il s’agit de se mettre au service de l’épanouissement des femmes pour leur rendre une image plus positive de leur corps et de changer leur regard qu’elles portent sur elles-mêmes. Pour les autres, il s’agit en revanche d’une forme d’exploitation déguisée du corps des femmes, de l’exploitation des failles narcissiques de certaines femmes à des fins commerciales (quand il s’agit d’un photographe professionnel où il faut payer les séances) et/ou personnelles (dans le cas, par exemple, de photographes amateurs).

Qu’en-est-il de ces deux situations ? Il y a sans doute du vrai dans les deux cas, mais cet exemple contemporain de la photographie boudoir me donne l’occasion d’aborder une clinique du narcissisme primaire et du « stade du miroir ». Et ce, ici, tant du côté de notre photographe qui se rend présent par le regard dans la scène intime féminine, que du côté de celle (ou plus rarement de celui) qui se prête à ces séances.

Le narcissisme primaire n’est pas à penser comme quelque chose de premier mais bien comme le résultat d’un mécanisme psychique qui se rapporte à l’effet structural du « stade du miroir ». Sans cesse en mouvement et en constitution, c’est l’endroit du nouage entre le nom et le corps, entre les signifiants et les pulsions. Sa clinique touche ainsi à la question de l’intrication et de la désintrication entre Éros et Thanatos et à la bisexualité freudienne3.

Je rajouterais que le narcissisme primaire se rapporte davantage au concept d’« image inconsciente du corps » de Françoise Dolto, où il s’agit d’un « miroir » concret, charnel, sensoriel, constitué de marques tangibles et donc « non-spéculaire » – nous pourrions même dire « pré-spéculaire » si la chronologie a un sens. En principe, l’advenue du registre spéculaire du « stade du miroir » achève le moment où prédomine cette image du corps archaïque, mais il se peut qu’un sujet ne puisse pas la quitter complètement. Il ne s’identifiera alors pas complètement et de manière permanente à son image dans le miroir qui pourra s’effondrer dans certaines circonstances. Cette vacillation pouvant se traduire, par exemple, dans le monde des sensations4.

À ce niveau, la position féminine est très différente de la position masculine qui se pose sur un mode plus phallique. L’aspect féminin remet sans cesse en chantier cette question du narcissisme primaire comme si quelque chose n’était pas coagulé, c’est une sorte de mise en chantier permanent, quelque chose qui serait de l’ordre d’un mobile avec différents paramètres.

Freud avait déjà repéré et différencié ces deux positions à propos de l’amour, d’une part les amours autour du narcissisme et d’autre part l’amour par étayage. Deux formes d’amour et donc deux formes différentes de transfert, pris l’un dans la quête d’une assise du narcissisme primaire, l’autre dans les effets du narcissisme secondaire.

Beaucoup de discours courants actuels qui prévalent dans notre société sont des discours qui retranchent l’instance phallique et imposent une sorte de réel nettoyé du sexe – taxée de sexisme par certain(e)s, la psychanalyse deviendrait même dangereuse pour les patient(e)s. Ces discours retranchent l’indice d’un retrait, d’une perte, d’un manque. Pourtant, la place du signifiant phallique, ce sera le signifiant qui aura la charge de rappeler que le langage a troué le réel et introduit le discontinu dans la continuité du réel5. S’il n’y a pas l’instance phallique – ce que Lacan appelait la signification phallique – entre le sujet et l’Autre, le sujet se retrouve dans le danger d’être entièrement sous la coupe de l’Autre, il risque d’être aliéné, envahi par cet Autre sans pouvoir y faire objection et de lui opposer un non. Faute de disposer de la signification phallique, le sujet risque à tout moment d’être « aspiré » par l’Autre.

D’autre part, comme nous le rappelait Jean-Richard Freymann dans son dernier ouvrage, Amour et Transfert, « les effets de groupe, les effets collectifs ou encore les effets de foule viennent s’attaquer au narcissisme primaire, sorte de mobile du côté pulsionnel et du côté du langage, par des modèles suggestifs qui peuvent provoquer des débordements. Cette zone mise en défaut, produit des transferts psychotiques qui ne renvoient pas aux transferts individuels ». Dans la psychologie de groupe, de masse et du côté du médiatique et des réseaux sociaux avec leurs algorithmes (conçus pour ne renvoyer qu’à du même et trouver confirmation à ce que l’on pense déjà), ce sont des processus qui produisent des transferts majeurs qui mettent entre parenthèses la question de l’angoisse et de la culpabilité.

Lorsqu’il n’y a plus d’« hystérisation » possible, les gens peuvent alors entrer dans des contrats pervers avec une incroyable facilité ou être soumis au pacte paranoïaque. Les questions de soumission, d’obéissance et d’emprise sont très contemporaines et suscitent de vifs débats jusque dans les tribunaux.

Contrairement à la fugacité du lien transférentiel, le contrat pervers propose, quant à lui, du solide, de l’inamovible et de l’intemporel, ce qui fait que les gens sont prêts à aller très loin dans ce lien serré à l’autre où il doit se passer exactement ce qui était prévu une fois le contrat « signé ». Quant à sa rupture, lorsqu’elle vient à se poser à un moment, les choses tournent souvent assez mal.

Pour ce qui est du pacte paranoïaque, c’est tout simplement le règne de l’arbitraire et de l’imprévisible où il n’y a plus de place pour un Autre…

Du côté de la perversion, Lucien Israël se demandait ce qu’il en est du narcissisme primaire chez le pervers ? Dans le modèle qu’il propose, le scénario pervers, c’est là aussi l’essai d’ancrer quelque chose de l’ordre du narcissisme primaire qui ne réussit pas à s’arrimer. La trace de ces difficultés tournant autour du contrat ou de l’articulation entre l’hystérique et le pervers.

Mais pour en revenir à la photographie dont il était question tout à l’heure, je me suis rappelé que Lucien Israël en avait parlé dans Le désir à l’œil, dans un chapitre intitulé : « Le regard enrobe, le regard dérobe6 ». Je voulais aujourd’hui vous en faire partager les réflexions car il y met en perspective la question du voyeur et la question du photographe.

Le désir de voir traduit quelque chose de plus archaïque que le désir, c’est-à-dire la pulsion. Il existe une pulsion scopique que Freud avait appelé la Schaulust : le désir de voir ou plus exactement le plaisir ou l’envie de voir. Le terme allemand de Lust a deux significations très intriquées l’une dans l’autre. Intrication de deux sens : plaisir et envie. Cette Schaulust est partout, elle définit notre civilisation du voir. L’investissement de ce voir, de cette voyure, comme dit Lacan, c’est ce qu’on attend de ceux que nous payons pour donner à voir (dans les arts plastiques, le cinéma…), notamment dans la photographie où nous sommes dans la monstration de l’importance de la voyure pour notre civilisation. Encore davantage depuis l’avènement des Smartphones et de leurs perfectionnements technologiques incessants où chacun de nous peut désormais s’improviser photographe. Il suffit d’observer la majorité des gens qui prennent des photos tous azimuts et qui ne voient plus les choses dans le hic et nunc mais seulement au moment où ils regardent les photos, par écran interposé.

Venons-en maintenant à la clinique du voyeurisme. Le voyeur est celui qui essaie de voir les choses cachées, il cherche à voir la perfection et il est probable qu’il ne sache rien de ce qu’il veut voir. Le scénario voyeuriste est en quelque sorte le degré zéro du scénario pervers où se déroulent plusieurs temps.

1/ Le premier temps, c’est le voir sans être vu. La pulsion voyeuriste est si puissante qu’elle amène quelqu’un à consacrer un temps énorme à la préparation, au repérage des lieux et des endroits propices (WC publics, bistrots, piscines, restaurants, aires d’autoroute etc.), à dresser des plans de lieux publics, finalement partout là où « vous posez le froc ».

2/ Le deuxième temps, il s’agit de la possibilité de surprendre l’autre. Là, la jouissance du voyeur atteint son maximum. L’élément pervers apparaît en ceci qu’il s’agit de surprendre quelqu’un au moment où il se sert de ses orifices. C’est-à-dire appliquer le regard à la jouissance de l’autre de façon à être présent dans cette jouissance. Par le regard, il est présent dans la scène, mais pourtant, il voudrait encore y être autrement que sous forme de regard, et c’est là qu’apparaît le troisième temps qui est le plus méconnu.

3/ Le troisième temps, le plus important, c’est le souhait d’être surpris lui-même. C’est le souhait pour le voyeur d’être surpris au moment de l’acte voyeuriste. L’espoir au cœur du voyeur est toujours vif de se faire surprendre.

Avec tout son humour Lucien Israël interprète ce scénario – cela vaut vraiment la peine que vous alliez lire le texte – et en revient au photographe. Pour ce dernier, il s’agit avant tout de transformer la vie en image. Regarder à travers un trou, c’est se mettre à la place de la chambre noire. C’est se situer là où l’image viendrait s’inscrire sur une plaque sensible ou un capteur. C’est pour cela qu’il a situé le voyeur dans l’appareil photo.

Nous avons là un personnage regardant à travers un trou et un personnage dans un appareil photo regardant un objet. Ici l’objet n’a aucune espèce d’importance parce qu’il est parfaitement interchangeable. Mais ce qui est important, c’est le bonhomme dans toutes sortes de positions, penché en avant et les fesses tendues vers l’arrière. Être surpris par

l’arrière, c’est là que se noue la jouissance du voyeur, vient à prendre une signification particulière. Ce qu’il veut, c’est être sodomisé. Et du coup, il occupera une place qui semblait manquer, une place qu’il recherchait dans ces choses à voir, une place de femme. Le voyeur devient femme et du coup il reconstitue, avec l’homme qui le prend par derrière, cette scène primitive à la recherche de laquelle inconsciemment il était lancé. En même temps, il gagne sur tous les tableaux. Parce que s’il devient femme, lui, voyeur homme, s’il devient femme d’être possédé par un homme, il supprime la redoutable différence des sexes et crée cette scène primitive qui a déjà été évoquée comme objet de la recherche de l’homosexuel qui lui, ou les couples homosexuels, qui eux recherchaient cette néo-scène primitive dans le souhait d’avoir un enfant. C’est là, la réalisation d’un fantasme commun qui est le fantasme de l’unisexualité. Nous en arrivons ainsi à cette signification qui justifie à elle seule toute la complication de l’appareillage pervers, à savoir la constitution d’une néo-scène primitive qui a cette caractéristique de ne pas être marquée par la menace de castration, une scène primitive, unisexe, où on ne risque pas d’y laisser des plumes.

Le désespoir du pervers entraîne la haine de cette nature qui a créé deux sexes. Pour en revenir à Sade, haine qui l’a amené à demander à ce que son nom soit effacé. Il a ainsi fait inscrire cette épitaphe sur sa tombe : « Je me flatte que mon nom disparaisse de la mémoire des hommes. » Il ne voulait rien devoir à une telle nature qui impose pour la reproduction de passer par le monstre, c’est-à-dire par la femme7.

1 P. Jamet, Le nœud de l’inconscient, Toulouse, Arcanes-érès, 2006, p. 180.

3 J.-R. Freymann, Amour et Transfert, Toulouse, Arcanes-érès, 2020, p. 69.

4 J.-M. Jadin, La structure inconsciente de l’angoisse, Toulouse, Arcanes-érès, 2017, p. 107.

5 J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire, Paris, Denoël, 2007, p. 80.

6 L. Israël, Le désir à l’œil, Séminaire 1975-1976, Strasbourg, Arcanes, 1992, p. 159. Nouv. éd. Arcanes-érès, coll. « Hypothèses », 2007.

7 L. Israël, La jouissance de l’hystérique, Séminaire 1974, Strasbourg, Arcanes, 1996, p. 217.

Malaise dans l’énonciation ?

« Parce que l’acte fondamental de la parole est l’acte par lequel le sujet doit pouvoir faire acte de présence au point traumatique où l’Autre s’avère absent. » Alain Didier-Weill1

« Encore, c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour. » Jacques Lacan2

Je vous dois un avertissement en préambule à cette réflexion, c’est qu’elle va être souvent hors-sujet à tous les sens de cette formule ! Je pense qu’il a bien été souligné ici que, après des décennies d’une nosologie psychiatrique articulée autour du triptyque « Névrose, Psychose et Perversion », les nouvelles classifications établies par les DSM successifs nous laissent désarmés quant à une approche de la souffrance psychique selon le rapport que celle-ci entretient avec le réel. Or, si nous suivons l’enseignement de Jacques Lacan, de rapport au réel, au réel du sexe, il n’y en a pas ! C’est dans la mesure où ce réel nous échappe éternellement, où le mystère de la vie ne cesse de nous interroger, que deux solutions s’offrent à nous : Soit nous suivons l’adage de Jean Cocteau qui souligne que « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ! » et dès lors nous suivons le DSM et son organisation rigoureuse de la souffrance psychique ; soit nous maintenons intacte la question du non-rapport sexuel, le mystère d’un réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Nous nous assujettissons alors à la quête infinie d’une vérité subjective hors de notre portée. Victor Hugo dans son Shakespeare nous rappelle que « la science est l’asymptote de la vérité. Elle approche sans cesse et ne touche jamais ». La science vise une exactitude, l’approche psychanalytique de la souffrance psychique s’attache à emprunter la direction d’une vérité subjective. « La vérité se perd au milieu de tant d’exactitudes », soutenait Heidegger Ces quelques mots d’introduction visent à souligner que l’argument qui nous est proposé amène d’une certaine manière, inéluctablement, une mise en tension dialectique entre ces deux concepts d’exactitude et de vérité. En effet, que ce soit par la distinction clinique des différentes structures névrose, psychose et perversion, que ce soit par la référence aux multiples troubles psychiques colligés dans le DSM V, c’est bien la tentative d’atteindre l’exactitude d’un diagnostic qui est en jeu. Cela reste, dans une clinique psychiatrique, incontournable. Il faut bien en effet communiquer entre praticiens, il faut bien légitimer une prescription médicamenteuse. Mais il faut pour cela également, prendre le temps de l’observation, le temps du doute, le temps de l’acceptation de l’angoisse générée par l’incertitude. Henry Ey affirmait : « La schizophrénie est à la fin et non pas au début » ; cela pour souligner l’importance de la dimension temporelle à laquelle nous reviendrons, dans l’élaboration d’un diagnostic. Avant lui Claude Bernard soutenait que la médecine était « une patience ».

Une rapide digression pour rappeler que celui que l’on peut appeler le père de la médecine moderne puisqu’il est le promoteur de la médecine expérimentale, serait de nos jours peut-être sidéré de constater combien la médecine actuelle est devenue une urgence. Certes les progrès techniques ont permis de gérer au mieux beaucoup de situations d’une exceptionnelle gravité par leur rapidité d’intervention et il ne s’agit pas ici, bien entendu, de remettre cela en cause, mais pour autant et notamment en matière de souffrance psychique, les notions de rapidité, d’efficacité immédiate, sont de plus en plus prégnantes et mettent à mal cet indispensable temps pour comprendre. Comment peut-on, après une seule rencontre aussi prolongée soit-elle dans l’urgence d’un service de garde, établir un diagnostic codifié qu’il soit référencé au DSM V ou à la CIM 10 ? Cette codification, même si je sais qu’elle peut-être modifiée par la suite, est quand même un élément de référence pour les différents soignants. Pour revenir plus directement à notre argument, je me propose, dans un premier temps, d’envisager comment la distinction freudienne entre névrose, psychose et perversion a pu enrichir la clinique psychiatrique. En découvrant l’inconscient et en inventant la psychanalyse, Freud, après avoir observé Charcot, a théorisé certains mécanismes de la souffrance psychique qui interrogeaient la médecine et les médecins depuis Hippocrate notamment. La constatation du fait qu’une manifestation clinique sans substratum lésionnel retrouvé puisse être en rapport avec un souvenir refoulé hors de la conscience, a ouvert un champ des possibles extraordinaire pour la compréhension de mécanismes psychopathologiques échappant à la rationalité consciente. L’incomparable richesse de la sémiologie psychiatrique commençait dès lors à se soutenir d’une consistance théorique qui, pour faire court, permettait de passer de la folie à la maladie psychiatrique. Les mystères de la névrose hystérique décrite par Freud et les concepts tels que ceux d’un inconscient lié au refoulement, de transfert, de répétition et de pulsion que Lacan définira plus tard comme les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, ont progressivement permis de penser la maladie mentale comme consubstantielle au vivant humain. On connaît la phrase de Lacan qui, dans « Propos sur la causalité psychique », avance : « L’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme limite de la liberté3. »

Mais revenons à Freud qui, dès ses travaux sur l’interprétation des rêves, nous a amenés à percevoir qu’aussi loin que l’on pousse l’analyse d’un rêve, il y avait toujours un point irréductible à cette analyse, ce qu’il appelle l’ombilic du rêve et qui sera à jamais non reconnu, Unerkant. Mystère du refoulé originaire que Freud a mis en évidence grâce à un de ses propres rêves, rêve dit de « L’injection faite à Irma » et où il se heurte à la formule absurde de la Triméthylamine.

Il restera à jamais une part énigmatique chez chaque être humain. « Dans les bras du ravisseur, il y a toujours l’imprenable » avançait Denys d’Halicarnasse. Cela soutient le fait qu’il y aura toujours une partie secrète du vivant humain que rien ni personne ne pourra pénétrer. Il s’agit donc, dans la mise en tension dialectique de la théorie psychanalytique avec les manifestations cliniques de la souffrance psychique, les maladies psychiatriques en particulier, de tenir compte du fait que toutes les articulations qui pourront être faites, toutes les hypothèses qui pourront être émises, le seront toujours autour du point originaire d’une ignorance abyssale. Cela, évidemment, pose un problème majeur quant aux progrès d’une psychiatrie qui, grâce aux découvertes pharmacologiques sans précédents du XXe siècle, ont pu porté l’espoir d’une prise en charge de la maladie mentale qui serait basée sur des certitudes scientifiques. Les progrès de la pharmacopée ont effectivement permis de maintenir hors institution un nombre de patients de plus en plus important et ce n’est pas une mince réussite.

Dès 1966 Lacan soutenait : « La médecine est entrée dans sa phase scientifique, pour autant qu’un monde est né qui désormais exige les conditionnements nécessités dans la vie de chacun à mesure de la part qu’il prend à la science, présente à tous en ses effets. » On ne peut mieux décrire le bouleversement qu’ont provoqué chez tous et chez chacun les prodigieuses avancées techno-scientifiques des dernières décennies.

Cette mutation qui a fait passer d’un monde de croyance à un monde de science a eu des effets, à la fois sur la médecine et la pratique médicale, mais aussi sur le rapport de chaque parlêtre à la maladie. La souffrance psychique n’échappe pas aux effets de cette mutation, la psychanalyse et les psychanalystes non plus. Georges Canguilhem soutenait : « On comprend que la médecine ait besoin d’une pathologie objective, or, une science qui fait évanouir son objet n’est pas objective ». Cela pour souligner que l’objet de la médecine restera toujours un sujet en souffrance. C’est bien, à mon sens, le point de butée de la psychiatrie actuelle. En objectivant systématiquement la souffrance psychique avec les atours d’une séméiologie réduisant un individu à la somme détaillée de ses comportements, c’est une notion capitale du vivant humain qui en est éludée. Ce mystère de l’être parlant, l’énigme éternelle qui le fait parler, qui le fait ou pas, sujet d’un discours, est totalement déniée. Comment penser l’influence de la science sur le sujet, sur la manière dont se manifeste la souffrance psychique ? Les techno-sciences ont modifié le rapport de l’humain au monde, en se posant comme références incontestables, dès lors la science devient à elle- même sa propre casuistique et le bureau des eschatologies n’a plus besoin d’assurer une permanence !

L’immédiateté de la jouissance se substitue à la patience qu’impose la problématique désirante. Cet envahissement par le tout et tout de suite façonne des individus qui vont trouver de nouvelles modalités d’expression pour traduire leur souffrance au soignant. Nouvelles traductions mais traduisent-elles les mêmes textes ? De plus le soignant qui doit lire le texte de cette souffrance est tout autant immergé dans ce monde techno-centré.

C’est comme cela que je poserais la difficulté que soulève l’argument de cette année. Nous sommes quotidiennement confrontés à une séméiologie clinique qui par bien des points échappe aux descriptions canoniques des manuels de psychiatrie. C’est sûrement ce qui fait, en partie, exister les classifications dites a-théoriques. Ce caractère inclassable de certaines manifestations cliniques ne dispense pas pour autant de l’exigence d’en théoriser les mécanismes psychopathologiques. L’animal symbolique qu’est le vivant humain est, du fait de sa prise dans le langage, animé par des phénomènes pulsionnels incessants qui doivent trouver un chemin dans l’économie psychique pour atteindre leur but. Les représentants psychiques de ces pulsions, les signifiants, s’articulent entre eux dans une chaîne aux caractéristiques très singulières puisque, si l’on suit Lacan, c’est autour de l’absence d’un signifiant dans l’Autre que s’organise la dynamique subjective, que le langage peut porter une parole, qu’une énonciation peut jaillir au détour d’un discours. C’est, pour moi, autour de cette dimension du manque que doit se situer notre réflexion. Nous sommes, en clinique quotidienne, de plus en plus souvent confrontés à des patientes ou patients en grande souffrance mais dont il est souvent difficile d’appréhender ce qu’ils attendent réellement de la rencontre avec le soignant. Certes ils demandent de ne plus souffrir, mais l’idée que cette souffrance puisse répondre à des accrocs dans le rapport qu’ils entretiennent avec eux-mêmes, avec les autres et avec le monde, leur paraît quelquefois, tout au moins dans un premier temps, comme totalement étrangère.

Je pense à Marguerite, grande dépressive, passionnée de son père et méprisée par sa mère qui, à la suite d’une longue hospitalisation en psychiatrie, a été diagnostiquée bipolaire. Marguerite est infirmière et a beaucoup lu sur cette pathologie. Il est a noté que sa seule période hypomaniaque est survenue après qu’elle a appris ce diagnostic. Marguerite me parle de ses errances relationnelles mais dès que j’oriente notre entretien vers une dimension subjective, la sentence tombe : « Mais cela je sais que c’est ma bipolarité qui en est responsable ! » Dont acte.
Le diagnostic de trouble bipolaire n’est pas ce que je veux mettre en question ; ce qui me paraît exemplaire dans cette vignette clinique c’est la place que vient prendre ce diagnostic dans les dires de Marguerite. L’Autre médical, Autre accueilli ici comme non barré, vient se substituer au grand Autre de son histoire singulière. Comment, dès lors, diriger l’entretien clinique vers ce qui, chez Marguerite, pourrait l’impliquer subjectivement dans les ratés de son parcours ? Je pourrais multiplier à l’envi des vignettes cliniques de cet ordre qui relèvent très souvent de ces diagnostics de plus en plus souvent posés que sont en plus de la bipolarité, les Asperger, les troubles borderline, les phobies sociales, les personnalités dépendantes et chez l’enfant le TDHA. C’est là, je crois, le nouveau challenge qui s’offre au clinicien qu’il soit psychiatre, psychanalyste ou les deux à la fois. Ce challenge consiste, pour le dire trivialement, à tenter de passer du prêt-à-porter, prêt-à-penser de la norme médicale au « sur-mesure » dicté par la singularité de l’histoire de chaque Un. De ce point de vue-là, la distinction freudienne entre névrose, psychose et perversion basée sur les mécanismes du refoulement, de pathologie du narcissisme – on sait que Freud à propos des psychoses parle de psychonévroses narcissiques – ou de clivage du moi, a l’immense fécondité de maintenir la place de la singularité de chaque histoire dans une expression clinique qui peut être ramenée à un de ces trois types de mécanisme psychopathologique.

Alors, quelle valeur donner désormais à cette distinction entre névrose, psychose et perversion ?

On sait que, à propos de la métaphore du signifiant du nom-du-père, Lacan soutient dans le séminaire XXIII que l’ « on peut s’en passer à condition de s’en servir » ; eh bien, je renverserai cette formule lacanienne en la paraphrasant et proposerais que de cette distinction entre névrose, psychose, perversion : « on doit pouvoir continuer à s’en servir, à condition de savoir s’en passer ! »

Je vais tenter de soutenir cette formule provocatrice.

Tout le travail de Lacan, à la suite de Freud, me paraît marqué par un questionnement, une recherche acharnée de ce qui permet à chacun d’assumer sa différence et de faire de cette révélation ce qui pacifie le rapport du sujet à son désir. Freud puis Lacan ont évolué et ils ont évalué, chacun avec leur propre style, ce qui pouvait faire moment de conclure dans le trajet d’un analysant. La rencontre du roc de la castration pour Freud, le heurt avec le réel (le bon heurt) selon Lacan. En quoi la distinction entre ces trois structures névrose, psychose et perversion peut- elle à la fois nous servir dans notre clinique quotidienne mais aussi remettre en question cette rencontre du réel ? Je dirais, de façon un peu lapidaire, que ces 3 structures sont du côté du savoir, elles constituent un corpus de connaissances issues de la démarche inductive inaugurée par le génie freudien à partir de son sens suraigu de l’observation clinique. Elles nous donnent des outils capitaux pour envisager la manière dont chaque sujet traitera sa réalité quotidienne et par là, elles nous donneront une idée des modalités évolutives de sa souffrance. Ces éléments seront très utiles au plan de la prise en charge médicale et sociale de certains patients. Pour autant, en réinsérant une souffrance singulière dans une classification psychopathologique, elles nous exposent au risque de nous installer dans le confort d’un savoir qui pourra faire obstacle à l’étonnement devant l’originalité d’un parcours, un savoir qui pourra nous rendre sourd aux signifiants énigmatiques de certains énoncés. Il s’agit je crois, de pouvoir toujours écouter un patient avec ce que je pourrais appeler des « oreilles enfantines », des oreilles non encombrées par un savoir qui pourrait parasiter l’écoute des énoncés de l’autre en souffrance. Se laisser étonner par la parole de l’autre c’est s’autoriser en tant que clinicien, à croire sans aucune limitation ce que cette parole porte. Croire en l’énoncé du patient c’est le croire, ce qui ne veut pas dire, qu’à ces énoncés il faut forcément y croire ! « Ce qu’on dit ment » assure Lacan avec humour, mensonge qui peut se soutenir d’une dénégation ou d’une forclusion, mensonge qui traduit un assujettissement à la demande de l’Autre. Autre barré dans la dimension névrotique, Autre non barré dans la psychose, déni du manque dans l’Autre chez le pervers (Je sais bien mais quand même). Du côté des énoncés nous trouverons toujours un sujet prêt à assumer sa parole. Mais le sujet de la parole ne peut être confondu avec le sujet de l’inconscient celui qui surgit dans une énonciation. Tout l’Art de la clinique4 réside, à mon sens, dans ce désir indestructible de l’analyste à diriger un analysant vers son propre espace désirant qu’il dévoilera dans le temps d’une énonciation. La psychanalyse n’est pas la psychiatrie mais elle doit en rester une de ses références théoriques et, en ce sens, la distinction névrose, psychose, perversion, garde toute sa valeur clinique si toutefois le praticien est à même de l’oublier dans le temps de l’entretien. La culture c’est ce qui reste quand on a tout oublié, dit-on, j’avancerais que cette distinction névrose, psychose et perversion, c’est ce qui subsiste lorsque le praticien a pu s’abandonner pour un temps à l’oubli de son savoir. Il y a évidemment une autre dimension dans l’argument qui est proposé cette année. Je l’ai évoquée il y a un instant (p.3) en parlant de nouvelles traductions cliniques de la souffrance psychique et en émettant l’hypothèse que ces nouvelles traductions ne traduisaient pas forcément les mêmes textes que jusqu’alors.

Nous rencontrons bien sûr toujours des tableaux typiques de psychoses dissociatives ou non, quelques névroses obsessionnelles invalidantes. La névrose hystérique est peut-être de plus en plus difficile à cerner de par son polymorphisme clinique et un rapport à la loi et à la sexualité qui s’est radicalement modifié. Pour autant, et c’est tout l’intérêt de l’argument d’aujourd’hui, nous nous trouvons souvent face à des tableaux cliniques de souffrance qui peuvent nous faire évoquer chez le même patient une multitude de diagnostics, surtout si on les résume à des troubles !

Je vais partir, pour aller plus avant, d’une idée simple qui est celle-ci : le conformisme a changé radicalement de visage dans les dernières décennies.

Qu’est-ce à dire ? La doxa, à savoir les énoncés communément admis, a subi une mutation profonde sous l’influence de plusieurs facteurs, j’ai déjà souligné la place de la science et surtout des techno-sciences dans la société actuelle, il faut y associer la perte de vitesse des idéologies politiques, un désintérêt marqué pour le fait religieux et, en partie conséquence de ces derniers éléments, un rapport au temps et à l’hédonisme bouleversé. Le « tout-à-l’ego » est devenu une valeur immanente, un célèbre mannequin soutenant : « Parce que je le vaux bien ! » Le conformisme n’est plus, dès lors, un assujettissement à une « bien pensance » référée à quelques valeurs historiques, mais une identification à une constellation de prises de positions assertives peu récusables car voulant s’appuyer sur des faits se disant incontestables. Le rapport à la loi s’en est trouvé bouleversé, se transformant rapidement en respect de la règle. Mais les règles sont du registre de l’immanence, elles sont édictées par les individus dans leur dimension de socius et non dans leur singularité subjective. Elles sont faites par l’homme et s’inscrivent dans un monde qui n’est pas fait pour l’homme. Le rapport à l’Autre peut s’échapper du registre du symbolique. C’est un rapport à un Autre dans une dimension imaginaire. Certes cet Autre peut s’absenter, l’absence de l’Autre peut tout à fait être acceptée mais l’absence dans l’Autre n’est pas concevable et la dimension du manque à être que cette dernière implique n’est plus d’actualité.

Je vais prendre la liberté d’imager cela par un regard porté sur deux personnalités qui certes n’ont pas du tout la même dimension historique, mais dont le rapport au symbolique me paraît explicite dans sa différence.

Je prendrai en premier pour exemple le Général de Gaulle. Il n’est pas question ici d’analyser factuellement la portée historique de son personnage, mais à travers une citation de montrer comment la dimension symbolique y est déterminante. À la libération de Paris, de Gaulle énonce : «Il y a là des minutes qui dépassent chacune de nos pauvres vies. » La définition du sujet de l’inconscient pourrait être un analogon de cette formule, à savoir que le sujet de l’énonciation surgit toujours en dépassant les énoncés qui balisent notre pauvre vie.

L’autre exemple, dans un tout autre registre, est celui de l’écrivain Michel Onfray. Il répond à une question du rédacteur en chef du magazine Le Point : « S’ennuyer c’est n’avoir rien d’autre à fréquenter que soi. Or, le monde est vaste en dehors de soi ! » Cela pose problème car étymologiquement s’ennuyer vient du latin « in odio esse » ce qui renvoie à la haine de soi. Si Valéry a pu dire : « Il faut entrer en soi-même armé jusqu’aux dents », c’est bien qu’il n’est pas si facile que cela de se fréquenter… Certes, et Freud le montre avec une pertinence sans pareil dans son texte sur la dénégation, il y a un dedans et un dehors du vivant humain, mais le monde du dehors n’ex-siste que parce qu’il y a un dedans. Si je fais ce rapprochement, certes très insolite, entre ces deux citations, c’est que la réponse de Michel Onfray me semble à l’opposé absolu de la notion de sujet de l’énonciation. Le soi dont il parle n’a à voir qu’avec la dimension imaginaire d’une orthopédie moïque qui dénie le trou symbolique créé par la parole dans le réel et la dimension du manque, de l’incomplétude qui en résulte. Dès lors, cela l’autorise à ne faire de la dimension du doute qu’un concept nécessaire à un conformisme philosophique rationnel.

Si j’ai choisi des personnalités aussi éloignées l’une de l’autre pour imager mon propos, c’est qu’il appert là que le conformisme, le traditionalisme ne me paraît pas du tout du côté où on le situerait dans un premier mouvement. C’est par là que je reviendrai à notre clinique contemporaine. En effet, je dirai dans une formule certes un peu laconique, que la clinique de l’anormalité se subsume dans ce que la doxa reconnaît comme témoignant de la normalité. Concept de normalité au sens où l’entend le mathématicien René Thom : « (…) le concept de « normalité » apparaît comme une ruse employée par l’esprit pour maintenir les exigences de descriptibilité du langage (mathématique ou usuel) en face de l’inévitable irréversibilité de la dégradation entropique des systèmes. Un combat, qui, comme pour toute vie individuelle, s’achève toujours par une défaite. »

La clinique de l’anormalité, elle, va se résumer et se réduire à l’approche imaginaire d’un moi qui serait en difficulté dans son adaptation aux injonctions au bonheur qui nous envahissent ! C’est là, à mon sens, la grande nouveauté de la clinique contemporaine qui nous montre un individu en détresse qui, lui-même pris dans les rets du discours normatif, ne voit comme lumière au bout du tunnel de sa souffrance que les images-sons partout distribuées dans lesquelles pourraient se dissoudre les symptômes de son impuissance à trouver une place. Éros est là bien éloigné de Thanatos ! C’est vers le versant mortifère de la pulsion que prend la direction de son existence. On sait avec Lacan que le symptôme est ce qu’il y a de plus réel dans le sujet. Or, nous sommes désormais confrontés à la dimension uniquement imaginaire du symptôme, celle qui affecte le moi et ignore justement le sujet. C’est donc la dimension du réel qui est forclose d’un discours qui accumule les énoncés, qui érige en idéal la dimension moïque. La part de réel qui échappe au langage, l’impossible à symboliser s’efface pour laisser place à une impuissance à habiter ce moi idéal. Il y a un déni de réel qui entraîne un déni de sujet.

Je crois qu’il faut préciser ces notions de forclusion et de déni. Leur emploi peut laisser accroire que je situe systématiquement ces nouveaux tableaux cliniques du côté de la psychose ou de la perversion. Ce n’est pas le cas. Soulignons d’abord que cette mise en avant de la dimension imaginaire, en éludant la question du sujet de l’inconscient, évacue du champ des possibles cliniques les tableaux névrotiques classiques qui sont les témoins indéniables de la division du sujet. Mais ce n’est pas le regard qui crée la structure. Je souhaite formuler par cela que l’approche de ce que j’appellerais la nouvelle clinique qui évacue totalement tout questionnement sur la dimension du désir inconscient se conjugue à la doxa qui est la référence intangible des comportements. Dès lors il y a, à mon sens, tout un travail de ce que l’on peut aborder comme une névrotisation de nos patients afin que du doute, un questionnement sur ces énoncés qui font références en toutes choses advienne enfin. Application clinique de la sentence de Lautréamont : « Le doute est un hommage rendu à l’espoir. » Il y faut de la patience, souvent récompensée par un travail qui peut s’engager sur la part prise par l’histoire de chacun dans cette souffrance qui le surprend. Mais quelquefois, en tout cas trop souvent, il paraît impossible de déclencher ce processus de questionnement soit parce qu’aucun humour n’est accessible, aucune métaphorisation n’est à même de sidérer le patient, soit parce que celui-ci a, si je peux m’exprimer ainsi, trouver un itinéraire-bis en choisissant la voie d’une addiction, des expériences extrêmes, un rapport pervers à l’autre. C’est là où sont questionnés les concepts de forclusion et de déni, terme auquel je préférerais celui de désaveu. C’est là encore où, plus que jamais, il faudra oublier notre savoir théorique pour pouvoir garder des oreilles enfantines aptes à s’étonner à l’écoute de la parole de l’autre en souffrance. C’est là où pourra se percevoir ce que j’ai proposé d’appeler un « malaise dans l’énonciation », malaise qui pourra relever soit d’une difficulté liée à un refoulement, soit d’une impossibilité engendrée par une forclusion. Il faudra alors, si une relation transférentielle s’est installée, s’engager dans un travail afin de tenter de passer du symptôme au sinthome.

Précisons cela pour terminer. Le symptôme, je le définirai avec Alain Didier-Weill comme ce qui permet de « substituer à la dimension d’une vérité cachée par le moi, celle d’un moi cachant la vérité5 ». Mais Lacan a bien souligné que la vérité ne peut se dire toute, une partie de la vérité subjective échappe toujours à la parole et au langage comme je l’ai souligné plus haut dans cette intervention. Il y a toujours un noyau d’unerkant, qui nous prouve que la vérité n’est pas toute et c’est en cela qu’elle tient au réel. Pour faire court cet unerkant ressort du passage par le refoulement originaire, rupture, « catastrophe » historique qui pose problème chez le psychotique. Si la dimension moïque verrouille, peut-être uniquement pour un temps, tout accès à une Autre scène, c’est la possibilité de tomber dans un amour de transfert qui pourra permettre, grâce au cadre contenant qu’il instaure, d’écouter et d’accueillir une parole dans ce qu’elle a de singulier. Pour faire court je dirais que cette singularité de la parole c’est le rapport qu’elle entretient avec la jouissance. Autrement dit, le transfert doit être le lieu, chaque fois différent car c’est le lieu du corps, le lieu où le réel du symptôme, réel qui est par définition trans- structural, pourra peut-être advenir comme sinthome en tant que celui-ci est événement de corps. La problématique du soin ainsi posée, dépasse, on le voit, la distinction « Névrose, Psychose et Perversion», elle permet là de s’en passer à condition toutefois de s’en être servi au principe de la rencontre toujours manquée avec nos patients…

1 A. Didier-Weill, Les trois temps de la loi, Paris, Le Seuil, 2008, p. 272.

2 J. Lacan, Le Séminaire livre XX (1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, p. 11.

3 J. Lacan, « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, Le Seuil, 1966, p. 41.

4 J.-R. Freymann, L’art de la clinique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013.

5 A. Didier-Weill, Les trois temps de la loi, op. cit., p. 227.

c19.info/fr/psy ou Le soutien psychologique 2.0 en temps de pandémie : une révolution en psychiatrie

Introduction

Le 17 mars à 12h le confinement de la population française est ordonné sur l’ensemble du territoire national, suite au discours du Président de la République, Emmanuel Macron, la veille. Il parle de « guerre sanitaire » contre la COVID-19. L’ennemi est un virus, apparu dans l’ombre d’un marché d’animaux vivants à Wuhan (Chine). Il dépasse les frontières, touche nos voisins italiens, s’échappe de la télé et déferle chez nous. Il est d’autant plus dangereux qu’invisible. L’espace Schengen se ferme, tout déplacement restreint au strict nécessaire. Les rassemblements sont interdits, les contacts humains deviennent fatals, le retranchement chez soi, le maître mot. Tous les ingrédients sont réunis pour édifier un climat de pandémie d’allure hypochondriaque. Chacun se demande s’il n’a pas attrapé le coronavirus, craint pour ses proches et ne comprend rien à cette maladie naissante.

Une initiative naît alors, développée par la société Nabla, dont l’équipe est majoritairement constituée d’ingénieurs et de médecins, engagés dans la transformation de la pratique médicale, grâce à l’intelligence artificielle (IA). Plus précisément, il s’agit d’un site : c19.info, sous la direction médicale du docteur Anne-Laure Rousseau, médecin vasculaire, avec l’aide du docteur Stanislas Harent, infectiologue. Sous forme d’un questionnaire guidé intelligent, il permet à ceux qui le consultent d’être conseillés en cas de symptôme suspect et ainsi de désengorger le 15 ou les services d’urgence. Le site s’étoffe et offre la possibilité de poser directement des questions à des professionnels de santé par SMS une fois le questionnaire rempli. J’ai de la fièvre que faire ? Mon mari est malade, puis-je aller travailler ? Comment s’embrasser en temps de covid ? Où se procurer un masque ? Faire un test ? L’équipe, composée de médecins généralistes, puis de spécialistes et d’infirmières, répond sous deux heures depuis chez eux (confinement oblige !) par un message unique.

Le nombre de visites augmente, il y a besoin de renfort ; je suis psychiatre et c’est en tant que médecin que je rejoins l’équipe. Très vite, je m’aperçois que les messages sont à la frontière entre mes deux casquettes. Les demandes pour symptômes respiratoires abondent mais est-ce le coronavirus – comme les visiteurs interrogent – ou bien signe d’anxiété, ou encore les deux ? D’autres ne veulent plus sortir du tout, se lavent les mains cent fois par jour et consultent le site c19.info après avoir effleuré quelqu’un par inadvertance dans la rue. Comment répondre par un message unique lorsque les visiteurs sont angoissés et semblent avoir besoin de parler ? Ma spécialité reprend le dessus, il y a demande sur la toile tandis que les structures hospitalières et ambulatoires sont désertées.

Le 25 mars, par le bouche à oreille, psychologues et psychiatres répondent en un temps record à mon appel : l’équipe de lancement du projet réunie, c19.info/fr/psy voit le jour, le soutien psychologique par chat (conversation écrite type WhatsApp) en temps de covid est né.

Je vais vous raconter cette histoire en 3 chapitres qui illustrent comment nous avons mis au point une nouvelle façon d’exercer :

  1. c19.info psy : C’est quoi ?
  2. c19.info psy: Retour d’experience
  3. c19.info psy: Une pratique revolutionnaire de la psychiatrie

c19.info psy – C’est quoi ?

Le projet de soutien psychologique en ligne est né pendant le confinement, période particulièrement anxiogène et limitant les soins psychiques. Le chat avec des psychologues, qui existait déjà en temps « normal », proposé par quelques plateformes en ligne restait encore largement méconnu et peu pratiqué.

Avec c19.info il trouvait toute sa place en temps de Covid, d’autant plus que le site, référencé par le Ministère de la Santé avait alors une grande visibilité, soutenue également par les réseaux sociaux (Facebook) afin de bénéficier à un maximum de personnes. Un visiteur qui vivait difficilement le confinement et avait besoin d’en parler pouvait alors discuter avec notre équipe par chat (type WhatsApp) ou par téléphone.

Les messages et appels se faisaient directement depuis la plateforme pour garantir la confidentialité des échanges. Gratuité, sécurité et anonymat, tel était notre socle de départ. Les utilisateurs étaient évidemment informés que l’échange n’avait pas pour vocation à se substituer à une consultation médicale ni à remplacer le diagnostic d’un médecin.

Le service psy était au départ ouvert de 10h à 18h, 7j/7. Dix psychologues bénévoles se répartissaient les créneaux horaires pour répondre en moins de deux heures. En dehors des heures d’ouverture, les visiteurs étaient invités à écrire leurs messages qui seraient lus dès le retour de l’équipe, contacter les numéros d’urgence ou un hôpital de proximité si nécessaire.

c19.info psy – Retour d’expérience

Tous les français concernés

Les demandes affluaient du monde entier. Seule condition pour utiliser le service : être majeur et parler français. C’était le cas par exemple de R., expatrié au Mexique, qui face à l’actualité tournant en boucle sur sa télévision, n’osait plus sortir dans la rue.

Un climat de peur

Au début du projet, le climat de peur a engendré une fréquentation exponentielle sur le site. Un nouveau virus, des informations en continu inondant les esprits, une inactivité ou du moins un changement dans les habitudes – de quoi déséquilibrer de nombreuses personnes qui avaient besoin d’en parler, d’être rassurées. Pour beaucoup, ce fut leur premier contact avec la psy, facilité par le chat, simplifiant l’accès et garantissant l’anonymat, à distance des lieux de soins classiques.

Des malades et des soignants

Parmi ces visiteurs particulièrement angoissés, certains avaient un proche atteint de la Covid, hospitalisé ou décédé, ce qui renforçait concrètement les appréhensions et l’isolement s’ils en étaient séparés. De l’autre côté, les soignants étaient également concernés, à bout dans les services surchargés et notamment de réanimation, craignant de transmettre le virus à leurs proches. Que faire lorsque le mari a un cancer : continuer à aller à l’hôpital afin de participer à l’effort collectif ou bien s’arrêter afin de le protéger ? Pour répondre au mieux à ces demandes et proposer un soutien au plus grand nombre, nous avons étendu les horaires jusqu’à 21h, d’autant plus que l’angoisse se manifestait précisément en soirée.

L’isolement et l’ennui

Les personnes isolées, ou bien celles qui cherchaient à combler le vide du confinement ou rompre avec l’ennui formaient une bonne partie des visiteurs. Quelques-uns revenaient régulièrement sur le site, parfois tous les jours. Comme L. qui réitérait ses demandes quotidiennement : « y a quelqu’un ? ». Ses messages pouvaient être désespérants, nous renvoyant à notre impuissance. Le groupe WhatsApp entre thérapeutes et les réunions hebdomadaires à distance étaient l’occasion de discuter de ces inconnus qui s’adressaient à nous, nous permettant de diffracter notre contre-transfert pour mieux accueillir de nouveaux échanges.

Des patients déjà suivis

Les conversations à répétition étaient pour certaines celles d’internautes déjà suivis en psychiatrie, avec des antécédents, ou sortant tout juste d’hospitalisation. Des patients souffrant potentiellement de troubles psychiatriques graves donc. Ainsi, se posait la question de leur prise en charge sur notre site. Question retrouvée également dans le cadre de situations d’urgence : agressions sexuelles, violences conjugales, suspicion de maltraitance… Au fil du temps, les patients que nous connaissions de la psychiatrie générale furent plus nombreux et occupèrent une place plus grande dans notre travail, alors que l’angoisse de la maladie l’était de moins en moins. De ce fait, au déconfinement, les horaires ont été diminués jusqu’à ce que la plateforme soit mise en pause un mois après, le 12 juin 2020. En effet, le nombre de décès par jour diminuait, les Français sortaient à nouveau, reprenaient le travail, les structures de soins classiques rouvraient : les demandes se faisaient plus rares et n’étaient plus directement liées au coronavirus.

Le site c19.info a ainsi touché un grand échantillon de la population, de ceux qui n’auraient pas consulté, ayant peur de faire le premier pas, à ceux déjà suivis en psychiatrie ; de ceux paralysés par l’angoisse, ne pouvant sortir, aux soignants à bout de souffle après leur journée de travail, qui avaient besoin d’un espace de parole. L’instantanéité du chat a également permis de proposer aux internautes en situation critique de leur apporter un réconfort immédiat.

À cette hétérogénéité de visiteurs, nous avons alors essayé d’offrir une aide des plus diversifiée et personnalisée.

Une aide multiple et individualisée

c19.info/psy a été créé pour accompagner la population durant la période de pandémie qui rompait avec tous les équilibres préétablis.

Des méthodes complémentaires

Face à l’angoisse de la Covid, les visiteurs demandaient des informations concrètes, parfois médicales, lorsqu’on ne sait plus qui croire sur internet. Nous préconisions d’ailleurs de réduire le temps passé à regarder les informations, particulièrement anxiogènes. Après quelques mots échangés, l’internaute éteignait son ordinateur rassuré, moins seul, d’autant que nous partagions ce qu’il vivait, comme tous. Il était aussi possible d’engager une conversation téléphonique via la plateforme. Le lien de voix à voix, d’oreille à oreille pouvant être plus apaisant. De l’autre côté, le chat conduisait plus à un travail de coaching et de conseil, adapté à l’individualité de chacun. Plusieurs méthodes comportementales étaient proposées pour gagner en sérénité. Nous faisions alors appel à des « suggestions de réponses », recommandées par un membre de l’équipe et auxquels tous avaient accès. Par exemple : des idées de méditation (proposition de télécharger l’application petit bambou, liens vers des sites de méditation dirigée) mais aussi de relaxation, d’auto-hypnose, des méthodes de respiration en cas de stress ou encore d’assouplissement musculaire. Pour se détendre en cette période si particulière, nous donnions parfois même des liens vers des livres audio ou des cours de zumba. S’occuper en temps de confinement, mais aussi faire réfléchir autrement, approfondir les questions qui viennent, rebondir, transformer ces jours en vue de les rendre supportables, qu’ils se remplissent de quelques échanges, quelques pensées et parfois même de poésie. Qu’il y ait du mouvement afin de pouvoir se décaler du quotidien si peu rempli ou inversement surchargé par une angoisse paralysante.

Un site ouvert la nuit

Nous avons aussi fait le choix de laisser le site ouvert la nuit, les visiteurs pouvaient y envoyer leurs premiers mots/maux. Une réponse automatique les informait que nous répondrions le lendemain à partir de 10h. Il s’agissait de permettre un soutien symbolique et d’ouvrir un lieu d’expression, même sans réponse, comme le début d’un lien. La personne pouvait déposer sa demande, son premier cri.

Soutenir sans trop s’engager

Les visiteurs qui venaient de manière itérative interrogeaient le sens de ce site pour eux. Peut-être celui d’un point d’appui, d’une continuité ou d’une musique de fond ? Ne nous rapprochions-nous pas du soutien tel qu’il peut être fait à « SOS amitié » ? Leur mettre une limite a été vite abandonné. En effet, leur venue ne remettait pas en question notre travail, c’est-à-dire celui d’un accueil pour tous, une permanence d’écoute, sans prendre la place des autres soins qui restaient toujours en toile de fond, et auxquels nous les (r)amenions souvent. Les (re)mobiliser pour qu’ils consultent, parler traitement en vue d’une consultation à venir, peut-être, et sans prendre cette place-là, suggérer un travail psychologique que certains disaient être prêts à entamer. La conversation chat ne se substituait pas à une consultation médicale. Lorsque l’internaute nécessitait l’avis d’un médecin, il était renvoyé vers son psychiatre ou adressé. Sur la plateforme, il n’y avait pas d’objectif de suivi, cependant les membres de l’équipe donnaient leurs jours de présence lorsqu’une continuité paraissait opportune. Tout en restant vigilant quant au risque de créer une relation qui mettrait trop en péril celles qui suivraient avec la psychiatrie conventionnelle. Soutenir sans trop s’engager.

Vers les urgences

En cas de dangerosité psychiatrique, un risque auto- ou hétéro-agressif, ou une situation de violence (agression, maltraitance, etc.), le visiteur était invité à aller aux urgences ou à appeler un numéro d’écoute plus spécifique, voire même le commissariat. Démunis face à l’urgence, à distance, la règle était d’orienter et d’inciter à en parler à l’entourage pour être accompagné. Quand une jeune femme révéla un viol, aller porter plainte fut notre premier conseil avant toute prise en charge. Un autre exemple est ce père de famille qui se connectait régulièrement sur le site et pour qui l’équipe a réfléchi à faire une information préoccupante, suspectant une maltraitance.

En réunion, a été évoquée la possibilité de faire appel à un(e) assistant(e) de service social, un(e) juriste pour ces questions si particulières et celles entraînées par le confinement (chômage partiel, droits, lois, etc.).

Une équipe aux compétences variées

Enfin, les différents horizons dont nous, psychologues et psychiatres, venions, avec des obédiences et des expériences diverses et variées, enrichissaient ce soutien offert. Les échanges au cours de nos réunions et sur le groupe WhatsApp permettaient d’affiner en temps réel ce que nous proposions mais aussi de se soutenir les uns les autres afin de garder l’équilibre indispensable à notre fonction de soignant en santé mentale.

C’est cette diversité des horizons enrichie par la pluridisciplinarité de notre équipe, avec l’intelligence artificielle mise au service de la médecine, qui est venue bouleverser notre pratique, menant à un changement de paradigme en psychiatrie.

c19.info psy – Une pratique révolutionnaire de la psychiatrie

La relation soignant-visiteur bouleversée

Visiteurs anonymes ou patients ?

En ligne, notre pratique a été bouleversée dans la relation même ou dans la façon dont elle s’établissait avec les visiteurs. Ces derniers devaient-ils être appelés comme tels, ce qui définissait concrètement leur statut sur le site, ou bien étaient-ils pour nous des patients, bien que la plateforme ne se substituait pas à un lieu de soins ?

Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la situation, nous finissions toujours par glisser dans notre dénomination et à les appeler des patients. Une manière de retrouver un semblant de « normalité », sans doute. Et il faut dire que le chat demandait un vrai effort de patience ! En effet, le visiteur envoyait un premier message, un soignant lui répondait. Il avait alors le choix entre continuer par écrit ou demander à être appelé, ce qui lui conférait une certaine marge de manœuvre.

Protéger l’espace intime

L’appel permettait un lien plus direct, plus proche de celui dont nous avions l’habitude. Néanmoins, beaucoup poursuivaient par chat, qui semblait faciliter les échanges, sous couvert d’anonymat, sans même la voix pour être distingué. D’autant plus qu’à la maison, en temps de confinement, les proches n’étaient jamais loin et pouvaient écouter. La conversation écrite protégeait ainsi l’espace intime. Elle banalisait l’échange grâce à la distance, entre deux tâches ou activités quotidiennes, s’éloignant donc de la consultation classique qui fait peur a priori. D’ailleurs, le visiteur choisissait un prénom ou un pseudo par

lequel nous l’appelions, sauf lorsqu’il sonnait trop familier. De la même manière, nous demandions son âge, son entourage, sa situation familiale et la région d’où il venait. Comme si un minimum d’éléments d’identité permettait de nouer un lien.

Des soignants anonymes

Du côté soignant, l’anonymat était de mise. Nom, prénom et fonction n’apparaissant nulle part sur le site. Néanmoins, il arrivait de donner nos prénom et fonction (psychologue ou psychiatre), et plus rarement si nous étions un homme ou une femme. Ainsi, l’internaute se représentait son interlocuteur et non pas un simple ordinateur. Notre fonction pouvait orienter l’échange qui allait suivre. En revanche, dévoiler notre nom aurait impliqué de sortir de l’anonymat, ce qui aurait trop engagé la relation.

Une nouvelle temporalité des échanges

Le chat a également changé la temporalité des échanges qui avançaient au gré des messages et de la disponibilité de ceux qui les rédigeaient. Parfois la cadence augmentait, les mots abondaient, la distance libérant manifestement la parole. À l’excès, un débit excessivement rapide pouvait être synonyme d’angoisse : la personne se déversait sur le site, créant ce qu’on appellerait un tachychat, équivalent de la tachyphémie. L’appel pouvait alors être plus apaisant et contenant face à une angoisse non retenue. Aussi, il permettait de délimiter notre présence, cadrant temporellement l’échange ou le relançant lorsque la discussion écrite tournait en rond.

Lorsqu’un visiteur prenait son temps pour répondre, pouvions-nous contacter celui qui était en attente et dont nous voyions les messages s’accumuler sur le fil ? Combien de personnes prendre à la fois ? Nous nous sommes vite aperçus que les conversations multiples entraînaient une confusion dans les échanges et questionnaient notre éthique de soins. Pour faire face à cette surcharge de demandes, du renfort était demandé via le groupe WhatsApp.

Une autre question qui s’est posée est celle de la durée d’une conversation. Il n’y avait aucune limite mentionnée et nous avons fait le choix de ne pas en définir une mais d’adapter en fonction de la situation et de l’attente, en espérant que le visiteur reparte avec quelque chose, ou du moins se sente mieux qu’à l’arrivée.

Lorsque X. nous écrivit à la fin d’un échange « Ah je n’ai pas pensé à ça » notre travail avait eu un sens, de la même manière que nous n’avions pas pensé à proposer du soutien psychologique en ligne, c19.info nous avait étonnés, revisitant notre pratique.

L’intelligence artificielle au service de la médecine

Un site qui rassemble

C19.info étant initialement un site d’information médicale au sujet de la Covid-19, la porte d’entrée somatique pouvait permettre d’ouvrir plus facilement le volet psychologique. Chaque visiteur se trouvait embarqué sur le même bateau, tous concernés, alors que la santé mentale met à part et stigmatise. De même, nous, soignants, c’est-à-dire médecins généralistes, spécialistes, infirmières, psychologues et psychiatres, nous retrouvions ensemble, rassemblés – alors que les spécialités et fonctions divisent –, voguant tous dans la même direction.

Une collaboration étroite entre médecine somatique et psychiatrie

Comme déjà évoqué, les questions posées sur le site pouvaient être à la frontière entre la médecine somatique et la psychiatrie. Pour reprendre l’exemple précédemment cité, en cas de symptômes respiratoires, les médecins généralistes nous adressaient les personnes qu’ils jugeaient relever de notre spécialité. Dans l’autre sens, en cas de doute persistant, nous invitions les médecins à rejoindre la conversation chat, l’angoisse devant rester un diagnostic d’élimination. Une fonctionnalité supplémentaire a donc été créée par les ingénieurs pour permettre cet ajout. Sur la plateforme, une fonction « note » permettait d’accéder à ce qu’un confrère jugeait pertinent de transmettre concernant un internaute en cas de nouvelle visite. Il était également possible d’avoir accès aux anciennes conversations.

La technologie a donc déjà permis grâce à ces deux fonctionnalités simples de faciliter la collaboration entre les soignants.

En poussant encore davantage la technologie, plusieurs fonctionnalités s’appuyant sur l’intelligence artificielle ont également vu le jour pour améliorer encore davantage l’accompagnement à grande échelle des visiteurs de c19.info.

Un système intelligent d’autocomplétion

La première, un système intelligent d’autocomplétion permettait aux soignants de gagner du temps dans la rédaction des messages en suggérant automatiquement un ou plusieurs mots dans une phrase donnée. Ce système s’est appuyé sur les progrès récents des modèles de langue informatiques, lesquels cherchent à prédire les mots les plus probables après une suite de mots donnée. Aussi, le système devenait de plus en pertinent dans le temps en apprenant à chaque nouvelle réponse de soignant, et ce sans jamais simplement répéter mot à mot des messages observés dans le passé.

Des suggestions de réponse

La deuxième fonctionnalité développée pour c19.info suggérait directement aux soignants des templates complets de réponse qu’il suffisait alors d’adapter à chaque situation. Le site faisait apparaître plusieurs thèmes récurrents dans le soutien aux visiteurs : réassurance (comme dit plus haut concernant les méthodes de relaxation ou de méditation), conseil médical, orientation médicale, etc. Plusieurs réponses type ont alors été rédigées par les soignants pour chaque thème de manière à être réutilisées. En fonction de la nature de l’échange entre le visiteur et le soignant, celui-ci n’avait plus qu’à sélectionner le message le plus adapté dans la sélection construite par l’algorithme.

Le risque majeur de cette fonctionnalité était de créer un accompagnement froid et impersonnel, avec comme seul prétexte de devoir servir un grand nombre de patients en même temps. Or, ces modèles de réponse nous ont permis de mettre en commun au fur et à mesure numéros utiles (numéros d’écoute, d’urgence…) mais également toute une panoplie de propositions comportementales. L’intelligence artificielle nous rendait toujours plus précis et pertinents dans nos propositions, tout en développant l’empathie nécessaire à tout accompagnement en santé mentale.

Une équipe pluridisciplinaire et flexible

De jour en jour, notre travail est devenu de plus en plus pluridisciplinaire, facilité par l’intelligence artificielle. En effet, cette étroite collaboration avec les ingénieurs, qui se sont adaptés à nos besoins, ainsi qu’avec le médecin coordonnateur qui disposait d’une solide expérience en e-médecine, a permis des évolutions en temps réel, efficaces et rapides, pour une aide en ligne toujours plus optimale. Du début du projet à sa mise en suspens, c19.info s’est métamorphosé, devenant aussi intuitif qu’ergonomique. Nos outils se développaient, créant de nouvelles fonctionnalités. Les ingénieurs amenaient aussi leur langage, ce qui entraînait quelques débats sur les termes employés. Par exemple, à la fin d’un échange, nous archivions la conversation, vocable particulièrement peu usité dans nos métiers. La flexibilité de notre organisation se retrouvait également sur les horaires d’ouverture qui – hors d’un lieu de soins, hors du temps, en période de confinement – ont évolué en fonction de la demande.

Il nous est arrivé de nous demander, dans certaines situations, pourquoi les internautes s’étaient tournés vers le site plutôt que vers leur thérapeute habituel ou les urgences. Peut-être son accessibilité, visible sur les réseaux sociaux, dans le monde entier francophone, gratuit et atteignable en un ou deux clics, facilitait leurs démarches. L’anonymat et la confidentialité d’échanges virtuels, favorisés par le chat, ou même l’appel téléphonique qui évitait l’affrontement des regards, permettait également d’amorcer plus simplement la conversation.

Comme si l’ordinateur désincarnait la figure du psy, consultable à la maison et à la demande. Comme si cette fausse virtualité ouvrait une porte vers la banalisation du soutien psychologique, le rendant plus accessible pour tout un chacun.

Conclusion

La santé mentale a été durement éprouvée tout au long de cette période anxiogène provoquée par la crise sanitaire. Car comment consulter son thérapeute lorsque le compte à rebours quotidien des morts paralyse toute sortie ? Lorsque les forces de l’ordre contrôlent et sanctionnent ? Lorsque certains centres de consultation sont fermés ou que leurs soignants sont masqués, à l’autre bout du bureau, comme étrangers ?

Les moyens pour prendre en charge la souffrance psychique ont dû se déplacer en ces temps de pandémie. C’est ce que c19.info/fr/psy a réalisé, révolutionnant le paysage de la psychiatrie traditionnelle, à l’aide de l’intelligence artificielle, faisant travailler conjointement ingénieurs et médecins, somaticiens et psychologues/psychiatres. Du début du confinement à un mois après le déconfinement, nous avons ainsi pu accompagner la population française, dont nous faisions également partie, formant une chaîne de solidarité qui a permis de renouveler les moyens de soutien psychologique ou psychiatrique.

Les personnes se sont tournées plus facilement vers un site en ligne, à distance, anonymes, sans étiquette ni le regard des autres braqué sur eux. Finalement, de la même manière qu’il était difficile de nous positionner concernant la nomination « patient », « visiteur », « internaute », le distinguo l’était tout autant concernant la place de la plateforme entre soutien, accueil, conseil, orientation et téléconsultation. c19.info a été tout à la fois.

La souplesse de notre organisation, en ligne, adaptable et disponible immédiatement, pourrait être déployée systématiquement en cas d’événement générant une crise (pandémie, catastrophe naturelle, attentat, guerre…), réquisitionnant une pratique de la psychiatrie en urgence, à grande échelle. Mais aussi, en dehors de situations extrêmes où le besoin de parler est impérieux, c19.info rend plus accessible les soins psychiques, nécessaires en tout temps et en tout lieu, tout en démystifiant la notion de folie et l’idée de parler à un psy. Les frontières entre normal et pathologique s’estompent, et avec elles les limites géographiques entre les lieux de soins, c19.info proposant une aide au plus proche de la population, depuis son domicile.

La névrose résiste au temps moderne

La névrose n’est toujours pas morte. Elle ne se tait pas. Peut-être faut-il tendre l’oreille pour entendre ses méandres discursifs, mais ceux-ci persistent. Les modifications plus ou moins bruyantes, plus ou moins insidieuses, des discours alentours donnent de nouvelles formes expressives aux conflits névrotiques. Mais elles ne les anéantissent pas. Elles les empêchent, ça oui ! C’est même leur objectif. Étouffez les bruits des pulsions ! Taisez la voix surmoïque qui pousse à jouir ! Détruisez la moindre manifestation du si subversif désir ! Le discours ambiant cherche la normativité, le conforme, le confiné à la statistique commune. Lisez Le conformiste de Moravia pour voir d’où peut provenir et où peut mener l’exigence d’être conforme. Le discours ambiant tente d’astreindre le moi à une seule voie possible. Réminiscence illusoire d’une image partagée. En cela ce discours véhicule une certaine morale éducative aux échos d’autorité. Recette classique pour asseoir un pouvoir. La névrose est bien là pour rappeler l’échec de cette tentative. L’insurrection névrotique dénonce le lieu de la répression. Elle montre ainsi son existence. Elle montre également une autre existence. Entendons-nous bien : le discours ambiant n’est pas nécessairement le discours politique, le pouvoir n’est pas seulement celui de l’État, et je ne parle pas d’insurrection sociale. C’est dans le champ du sujet que je me place. Le discours ambiant est celui qui fait ambiance pour un sujet, le pouvoir est celui qu’il prête à l’Autre, et l’insurrection est à entendre étymologiquement comme l’action de s’élever du désir.

Donc la névrose veille à soulever les points que chaque histoire contemporaine cherche à contenir, à effacer, à réprimer. Cela n’est pas nouveau, bien au contraire : l’origine mythique de la psychanalyse en témoigne déjà. La sexualité infantile, refusée par son époque, pousse Freud à défendre le refoulé. L’Œdipe tellement décrié est ramené au cœur de chaque névrosé. Il n’y a plus d’Œdipe ? Mais de quel Œdipe parle-t-on ? Celui de Freud est une formulation aux fonctions de mythe pour rendre compte de la dimension transférentielle en jeu dans une analyse. En effet : comment se déploient les pôles paternel et maternel dans le transfert ? Cette formulation garde donc son actualité. À condition de l’actualiser ! Nous aurons l’occasion de reprendre ces questions dans le séminaire de Jean-Richard Freymann du vendredi Traumatismes – Fantasmes – Mythes.

Nous avons pu lire dans les Éphémérides précédents que les manifestations névrotiques restent actives. La névrose pousse l’analysant à dire malgré lui et pousse l’analyste au travail. Quand l’ambiance prend une autre tournure, le discours névrotique également. Souvent il se précise dans le sens d’une rainure névrotique jusque-là soit exploitée soit inexploitée. L’état névrotique déstabilisé par le changement ne disparaît pas pour autant. Bien au contraire, il résiste. Entendons là l’équivocité de ce terme ! Si l’expression névrotique résiste à l’injonction de conformité et de normalité statistiques c’est-à-dire d’inexistence désirante, elle résiste également à changer de forme. La névrose persévère dans son être, pourrions-nous dire en paraphrasant Spinoza. Elle cherche à maintenir un état. Et non un devenir. Elle tient tellement à ce qui a fait un temps solution qu’elle le fige. L’état névrotique présente ces deux faces : hystérique d’une part qui pointe l’endroit où l’autorité vire à l’autoritaire, et obsessionnelle de l’autre qui tend à la préservation du moi.

Les manifestations névrotiques se jouent sur scène. La mise en scène est création et répétition. À l’instar du jeu de l’enfant qui d’abord innove puis exige un rituel répétitif, l’expression névrotique contient en elle-même son enfermement et sa libération. L’analyse explore et exploite ce potentiel. La mise en scène est également création d’une répétition. Le texte reste le même, mais son énonciation varie. Et lorsque l’énonciation rencontre l’oreille d’un analyste, la scène pourra se dédoubler et se répéter transférentiellement sur une autre scène. Se répéter non pas à l’identique mais avec le déplacement qu’est le transfert. Ici se rejouera le Mythe individuel du névrosé. L’analysant est représenté par l’ensemble des protagonistes. Tout comme dans le rêve, l’individu emprunte un rôle distingué, mais le sujet du rêve navigue entre les différentes apparitions. L’analyste souligne la structure qui les lie. Cette structure faite de ponts éphémères entre les signifiants est éminemment symbolique en tant qu’elle les « lie ensemble ». La liaison, si elle contient la force du verbe, porte également la fragilité du souffle d’où il provient. Ainsi, c’est l’énigmatique auteur de cette Bejahung qui est sans cesse appelé par le sujet. Cette demande s’adresse au désir de cet Autre. C’est à travers le silence qu’il rencontrera à cet endroit que l’analysant pourra percevoir que ce désir de l’Autre se confond avec son désir dans sa dimension mystérieuse.

Le transfert en mettant en scène un scénario fantasmatique répétitif pourra l’épuiser et cela par la dimension cathartique que ce lieu permet. La catharsis est ici à opposer à une « prise de conscience », une intellectualisation d’une interprétation. Elle est plutôt signe de l’éveil d’un affect jusqu’alors refusé. Pour le dire autrement la catharsis est effet d’un écho du signifiant avec son signifié.

Nos névrosés des temps modernes pointent déjà, à travers les manifestations de l’inconscient, des effets de l’éphémère période que nous traversons. Si celle-ci n’est pas productrice de névrose – il est trop tôt pour mesurer ses effets plus durables, la clinique des enfants nous enseignera probablement dans les temps à venir sur ce point – elle engendre une relance des associations et une nouvelle catharsis. À condition que les oreilles des analystes restent ouvertes. Les Éphémérides en sont autant de témoignages.

PARUTION de « Entrez, c’est tout vert » de Michel Forné

En cette période où l’humour comme voie d’éconduction pulsionnelle a été fortement bousculé par l’épreuve du réel de la vie (mort et maladie), je vous propose la lecteur d’un petit espace décalé de « respiration psychique ». Des pages à la croisée entre Symbolique, Imaginaire et loufoque. Histoire de se souvenir que l’inconscient est bien structuré comme un langage ; qu’il est la source d’où surgit le Witz et que la question du Savoir (médical, politique, médiatique, sexuel) ne cesse de nous glisser des peaux de bananes sous les choses-sûres… nous renvoyant irrémédiablement à ce qui fait trou.

Ci-dessous le texte de la quatrième de couverture, et un lien Youtube vers une présentation
vidéo :  https://www.youtube.com/watch?v=n9iuFtHPfb8

Inspirés de l’humour de Pierre Dac, Bobby Lapointe, Pierre Desproges, Raymond Devos, Auguste Derrière et tant d’autres, les auteurs ont voulu créer un petit recueil de définitions amusantes pour prendre le temps de penser. Mais penser en décalé, tout en réfléchissant et en apprenant des choses nouvelles.

Partant d’une définition de type mots-croisés, les lecteurs sont invités à trouver le «mot-mystère», aidés (ou parfois troublés) par des indices graphiques générés par un artiste contemporain. Ces indications ont été le fruit d’un véritable travail de création dans lequel les choix chromatiques, les retouches numériques des images et les messages qui s’y véhiculent créent une émulsion originale, ludique et déstabilisante.

Dès le sous-titre, cet «Imprécis de linguisterie loup-phoque» nous transporte dans un univers inhabituel et saugrenu?: celui des sonorités qui habitent les mots eux-mêmes et auxquelles on ne prête pas suffisamment l’oreille; Mais le titre lui-même ne nous invite-t-il pas déjà à suivre cette voie sérieusement loufoque???: «Entrez, c’est tout vert». Notre audition y trébuche, tout comme notre regard quand il achoppe sur la drôle de porte aux couleurs choisies à dessein, et placée en couverture…

Apprendre, sourire, trouver ou accepter de donner sa langue au chat (comme sur l’illustration de 4eme de couverture) sera, pour les lecteurs curieux, comme autant de stimulations cérébrales tout au long des 200 mots que contient cet ouvrage.

Pour acheter ce livre : 

En librairies sur commande ou

directement sur le site de l’éditeur : https://editions-sydney-laurent.fr/livre/entrez-cest-tout-vert-imprecis-de-linguisterie-loup-phoque/

soit directement en contactant Michel Forné à Mulhouse (drfm6768@gmail.com) 0687232970

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Et pour ceux qui seraient davantage « branchés » par un essai de théorisation psychanalytique sur les racines inconscientes de la question du profit (articulations entre plus-value économique et plus-de-jouir psychique) je vous rappelle la réédition au Lys bleu de mon ouvrage paru en février 2020 et intitulé : « Les saumons ne rêvent pas de remontées mécaniques » ; quelle place pour le désir dans un monde centré sur la plus-value économique et le plus-de-jouir psychique ? ».

A la différence des animaux qui répondent à des instincts, les humains opèrent essentiellement par des mécanismes pulsionnels. Ces mécanismes sont des « pousse-à-jouir » qui visent à atteindre une satisfaction.

Et celle-ci se majore toujours inconsciemment d’une plus-value psychique. Mais cette satisfaction et cet excédent s’avèrent être des tonneaux percés, comme le décrivait déjà Marx dans son concept de plus-value économique. Tonneaux dont nos sociétés de consommation (qui sont de plus en plus des sociétés de saturation) cherchent désespérément un mythique remplissage sans pertes.

Dans cet essai, l’auteur met en avant un certain nombre d’analogies face auxquelles nous avons une tendance accrue à détourner le regard :

–    Celle entre la recherche du profit (quel qu’en soit le prix pour soi, pour autrui ou pour notre environnement) et une folle quête de pouvoir, de reconnaissance, d’amour et d ‘absolu.

–    Celle entre ce même profit et la violence haineuse qui l’alimente en sourdine.

–    Celle enfin entre ces pulsions agressives et notre condition « d’êtres parlants ».

Les pulsions, comme nous l’a enseigné le psychanalyste Jacques Lacan – à la suite de Freud – sont liées à un Autre en Demande, à qui nous pensons pouvoir (ou devoir) répondre. Cette dynamique de demande-réponse se met en place dès le plus jeune âge au travers du fantasme d’une satisfaction enfin accessible. Pourtant, là encore, ce seront la parole (dans ses signifiants) et le Réel qui viendront nous en tenir irrémédiablement à l’écart. Réalimentant ainsi, dans notre économie psychique, une boucle de fiel dans notre rapport à l’autre.

Mais alors dans ce sombre constat, n’y a-t-il rien qui fasse lueur d’espoir ou au moins qui puisse donner sens à la vie ? C’est ici que Michel Forné déploie la dimension du Désir. Celui-ci, au travers de la sublimation, de la métaphore,
de l’humour et du renoncement à la Jouissance, représente autant de voies de frayage dont on pourra se soutenir pour préserver les conditions de notre humanité.

Séminaire de Lacan « L’éthique de la psychanalyse » – Commentaire de la séance du 8 juin 1960

Intervention de Daniel Humann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan », animé par M. Lévy et A. Souirji. 

Lecture du séminaire « L’éthique de la psychanalyse » et présentation de la leçon du 8 juin 1960.

Pour présenter cette séance du séminaire, j’ai à chaque fois pris appui sur deux traductions additionnelles à celle figurant dans le texte de la séance : celle à laquelle Lacan fait référence, à savoir celle de Robert Pignarre, sous une forme révisée et présentée par Charles Guittard1. Mais également celle de Mayotte et Jean Bollack2. L’étude de la pièce par ce dernier3, travail d’une érudition toute particulière, fut pour moi un éclairage précieux.

La position d’Antigone

La séance du séminaire de Lacan s’ouvre in media res en quelque sorte, à propos de la position d’Antigone vis-à-vis de la vie4. C’est à la troisième scène du premier épisode. Antigone répond à Ismène, sa sœur, de la façon suivante [v. 559-560] :  « Prends courage, vis ! Pour moi mon âme est déjà partie et ne sert plus qu’aux morts5. » « Ne te décourage pas : ta vie est devant toi ; la mienne est finie ; il y a longtemps que je l’ai consacrée à mes morts6. » « Ne t’en fais pas. Tu vis. Ma vie à moi est morte depuis un bout de temps. Ainsi je peux servir les morts7. »
Lacan cherche à situer Antigone : la recherche de la fille d’Œdipe tournerait autour de l’atè. Plus précisément, le bien d’Antigone serait au-delà des limites de l’atè8. Il mobilise alors la fin du deuxième stasimon, portant principalement sur la malédiction de la dynastie des Labdacides. Dans la version de Valas, la traduction de ce passage n’est pas présentée dans l’ordre [v. 611-625]. Le dernier tiers, le plus décisif dans la démarche de Lacan, ne figure que partiellement. J’ai à nouveau consulté les deux traductions, celle de Pignarre et celle des Bollack : « […] Éternellement jeune, maître absolu, tu sièges sur l’Olympe, dans une aveuglante clarté ! et demain comme hier et toujours prévaudra cette loi ! Nul mortel n’atteint l’extrême du bonheur qu’il ne touche à sa perte [v.611-614]. L’espérance vagabonde console bien des hommes, mais de bien des hommes aussi abuse les désirs crédules : vers celui qui n’y prenait garde elle se glisse, il s’est brûlé ! son pied touchait le feu… [v.615-619]. Quelle sagesse éclate en l’adage fameux : quand un esprit égaré prend le mal pour le bien, c’est qu’un dieu pousse son âme à l’égarement. Un moment suffit alors pour le perdre [v. 620-625] »9.
« Radieux de l’Olympe. Dans l’instant qui vient, dans le temps futur comme dans le passé, voici la loi qui tiendra bon : « rien n’advient » dans la vie des hommes. La ville totale est en dehors de la tragédie [v. 611-614]. Tantôt l’espoir divaguant est le secours d’un homme, tantôt le leurre des désirs légers. « Rien n’advient », pour celui qui sait, tant que l’on n’a pas mis son pied dans le feu brûlant [v. 615-619]. Car la sagesse a fait trouver à quelqu’un le mot célèbre : Celui dont le dieu conduit la pensée vers la tragédie croit que le mal est un bien. Il a très peu de temps pour agir en dehors d’elle [v. 620-625] 10». Dans son ouvrage, Jean Bollack11 revient sur le fait que Lacan traduit atè par « malheur ». Pour le philologue le terme renvoie à la débâcle finale, à la ruine. Il l’a quant à lui traduit par « désastre » et donc par « tragédie » dans son texte.

La solitude du héros

Dans la suite de son cheminement, Lacan prend appui sur la thèse de Reinhardt qui postule une solitude caractéristique du héros chez Sophocle12. Il complète puis nuance la proposition du philologue, en traversant brièvement les pièces du tragique. Il complète dans le sens où, isolé, le héros serait hors des limites, « arraché à la structure13 ». Lacan nuance car la notion de solitude est insuffisance, selon lui, à approcher la problématique du rapport à la limite14. Au passage Lacan souligne la réversibilité de la posture d’Antigone et de celle d’Électre, « morte dans la vie15 ». La limite en question est celle qui sépare la vie et la mort et elle implique une recherche de « la vérité16 ». La présence d’un tel dessein serait-elle la raison pour laquelle les héros sophocléens sont souvent assimilés à des demi-dieux ?

Un parallèle de méthode

Lacan trace un parallèle de méthode entre sa recherche sur Antigone et l’anamorphose17. Il propose de chercher comment a été construite Antigone, image centrale du dispositif optique, et de la considérer comme le « résultat » d’un montage18. Sa question serait la suivante : quelles déterminations au sens d’enjeux métapsychologiques ont concouru à l’aboutissement que forme ce personnage ? La psychanalyse établit au passage un pont avec le champ religieux : l’image d’Antigone serait celle d’une passion, non au sens moral, mais au sens christique. Dans la même veine, Lacan pointe aussi la part de certitude dont fait preuve Antigone dès le début de la pièce, vis-à-vis d’elle-même comme de l’autre, par sa réaction anticipée à l’édit de Créon19.

L’humanisme de Sophocle et celui de Lacan

Dans la suite de cette séance, Lacan s’interroge sur l’éventuelle portée humaniste de l’œuvre de Sophocle20, comparée à d’autres tragiques comme Eschyle. Il reviendra sur ce point à la fin de son discours du jour. Lacan profite de cette question qu’il pose sur l’humanisme pour remettre sur les rails sa conception du sujet, soit d’après lui le rapport de l’homme au signifiant. Il trouve les traces d’une recherche similaire chez Lévi-Strauss, dans la dichotomie que pose l’anthropologue entre nature et culture. Il cite alors un passage de la pièce, la scène II du premier épisode, lorsque le garde informe Créon d’une transgression. Il y est question de discours. Lacan cite et traduit Créon [v. 324] : « Tu fais le malin avec tes histoires concernant la doxa21. » Pour tenter d’éclaircir les choses, voici le passage in extenso dans les deux versions citées précédemment [v. 315-326] :

« Le garde : Ai-je encore droit à la parole, ou est-ce que tu m’as assez vu ? Créon : Cette fois encore, ne vois-tu pas que tes impertinences m’indisposent ? Le garde : Est-ce aux oreilles ou au cœur qu’elles te mordent ?
Créon : Pourquoi te mettre en peine si je souffre ici ou là ?
Le garde : C’est le coupable qui t’a touché au cœur. Moi, je n’irrite que tes oreilles. Créon : Quel impudent raisonneur tu fais, en vérité !
Le garde : En tout cas, l’auteur de l’attentat ce n’est pas moi. Créon : Et pourquoi ne serait-ce pas toi ? Ta cupidité t’aura perdu.
Le garde : Ah ! Misère ! quand on a l’esprit prévenu d’une idée, on ne sait plus démêler le vrai du faux.
Créon [v. 324] : Moque-toi de mes soupçons : si vous ne me découvrez les coupables, je vous forcerai bien à reconnaître que les gains honteux ne rapportent que des ennuis22. »

« Le garde : Permettras-tu encore de parler ? Ou est-ce que je m’en retourne comme cela ? Créon : Tu ne sais pas que même maintenant tu parles de façon insupportable ?
Le garde : Est-ce dans les oreilles ou dans l’âme que tu ressens la morsure ? Créon : Quoi ? Tu règles ma souffrance pour savoir où la mettre ?
Le garde : Celui qui l’a fait te blesse au cœur, moi je te blesse les oreilles. Créon : Ah ! Tu es vraiment la parole incarnée.
Le garde : En tout cas, je ne suis pas celui qui a fait ce travail-là. Créon : Et, en plus, en vendant ton âme pour de l’argent.
Le garde : Hélas, qu’il est terrible, quand déjà on se fait des idées, de s’en faire de fausses !
Créon : [v. 324] Fais de l’esprit avec ton « idée » ! Si, dans cette affaire, vous ne me montrez pas les coupables, je vous obligerai à dire que le terrible appât du gain récolte la douleur !23. »

À mon sens, Lacan pointe ici un moment du drame où la question du rapport à la parole se pose, dans le sens où il y a jeu de mot de la part du garde et mise en perspective, détachement vis-à-vis d’un discours par la réplique cinglante de Créon. Le psychanalyste s’intéresse ensuite au premier stasimon, qui survient juste après. Il s’agit d’un éloge de l’homme, et Lacan semble pointer sa proximité avec le jeu sur le signifiant qui précédait. L’analyse de ce chant m’est apparue quelque peu embrouillée. D’après ce que j’en ai saisi, Lacan part d’abord de la première et surtout de la deuxième strophe du stasimon. Voici la première strophe dans différentes traductions : « Il y a pas mal de choses formidables dans le monde, mais il n’y a rien de plus formidable que l’homme [indiqué v. 334]24. »
« Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille c’est l’homme [v. 332-333]25. »
« Combien de terreurs ! Rien n’est plus terrifiant que l’homme ! [v. 332-333]26. »

Ainsi que la deuxième : « Comme il est plein de ressource, il ne sera sans ressources vers rien de ce qui peut arriver [indiqué v. 358-359]27. »
« Génie universel et que rien ne peut prendre [v. 360-361]28. »
« Il marche, fort de tous ses moyens, aucun ne lui manque devant rien de ce qui vient [v. 360- 361]29. »

Ce sont des passages qui mettent l’accent sur l’omnipotence de l’homme. Puis il s’agit de ce qu’il ne peut pas : échapper à la mort [v. 361-362] : « Du seul Hadès il n’élude point l’échéance30. »
« Devant la mort seulement, il ne trouvera pas de dérobade31. »

L’enjeu des « maladies impossibles »

Enfin on arrive à l’équivoque du vers 363 sur les « maladies impossibles32 ». La traduction de Lacan est un peu abrupte, ou tronquée vraisemblablement. Je me suis reporté à celles de Pignarre et Bollack [v. 363-364] : « bien qu’à des cas désespérés, parfois, il ait trouvé remède33. »
« Mais il a découvert la sortie des maladies sans remède34. »

De quoi est-il question ? De la trajectoire de l’homme face à un « sacré truc35 » – « truc » sacré peut-être – qui implique un « pouvoir » « ambigu36 ». S’il est question de Créon, quelque chose se joue par rapport à sa tentative de sortie des « maladies sans remède37 ». Sans nous dire ce que sont ces maladies, la suite du texte de la pièce indique que l’effort en question porte l’homme à télescoper justice éternelle et justice de la terre. C’est un passage ultérieur du chant du cœur qui n’est pas entièrement traduit par Lacan38[v. 365-375] : « Riche d’une intelligence incroyablement féconde, du mal comme du bien il subit l’attirance, et sur la justice éternelle il greffe les lois de la terre. Mais le plus haut dans la cité se met au ban de la cité si, dans sa criminelle audace, il s’insurge contre la loi. A mon foyer ni dans mon cœur le révolté n’aura jamais sa place39. »
« Il a les moyens de l’art, une science qui conduit plus loin qu’il ne croit. Il va tantôt vers le mal, et, en d’autres temps, vers le bien, s’il insère les lois du pays, dans la justice des dieux, gardée par le serment, haut dans la vile ; il s’exclut lorsqu’il fraie insolemment avec l’immortalité. Il ne partagera pas mon foyer, il ne partagera pas ma pensée, celui qui ferait cela40. »

Le cœur se désolidarise d’une telle prétention, il n’a pas le « même désir » selon Lacan41. Puis se pose la question de savoir s’il est uniquement question de Créon dans ce passage. Le psychanalyste en doute car s’il y a tentative de mêler deux registres juridiques, celui du télos et celui de la diké, c’est tout autant celle d’Antigone. En effet celle-ci, par une revendication touchant à sa filiation, convoque la diké des dieux.
Lacan distingue alors Antigone et Créon en appuyant leur statut dans la pièce. Créon serait le « contre-héros », le « héros secondaire42 » qui aurait été dans l’erreur, dans la « bévue43 ». Lacan s’appuie sur deux passages, au niveau du dernier épisode, et plus particulièrement de la scène IV lors de laquelle le Coryphée annonce l’entrée de Créon, qui porte son défunt fils. Lacan en rapporte ainsi la « propre erreur » de Créon44. Voici deux autres traductions du fragment en question [v. 1259-1260] : « Un instant. Voici le roi qui s’avance, portant dans ses bras – s’il m’est permis de la dire – le témoignage trop clair d’un malheur qu’il ne doit qu’à lui-même45. »
« Voici le prince lui-même, il tient dans ses bras un signe clair de l’erreur, qui n’est pas la tragédie d’un autre, s’il est permis de la dire, mais la sienne46. »

Le second extrait c’est la scène précédente (la troisième), où on trouverait antérieurement la notion de bêtise47 chez le cœur, par contraste et à propos d’Eurydice, sa femme. Cette notion n’apparaît pas, ni dans la traduction de Lacan, ni dans celle de Pignarre ou Bollack de l’extrait qui figure dans la version Valas [v. 1251-1252] : « […] Un trop grand silence me paraît aussi lourd de menaces qu’une explosion de cris inutiles48. »
« […]. Toujours est-il qu’un silence trop profond n’est pas moins lourd de menaces que de grands cris pour rien49. »

Peut-être que cette notion de bêtise, assimilée à l’erreur se trouve quelques lignes avant, au niveau du vers 1250 où c’est le messager qui parle et qui dit : « Elle sait assez se conduire pour ne pas faire de faute50. »

Antigone, personnage central de la tragédie se tient quant à elle sur la frontière de l’atè, que Lacan assimile désormais au « champ de l’Autre51 ». Je note qu’il s’appuie à nouveau sur le passage cité au début de la séance52, à savoir la fin de la deuxième strophe et de la deuxième antistrophe du second stasimon : « […] Éternellement jeune, maître absolu, tu sièges sur l’Olympe, dans une aveuglante clarté ! et demain comme hier et toujours prévaudra cette loi ! Nul mortel n’atteint l’extrême du bonheur qu’il ne touche à sa perte [v.611-614]. […]. Quelle sagesse éclate en l’adage fameux : quand un esprit égaré prend le mal pour le bien, c’est qu’un dieu pousse son âme à l’égarement. Un moment suffit alors pour le perdre [v. 620-625]53. »

« Radieux de l’Olympe. Dans l’instant qui vient, dans le temps futur comme dans le passé, voici la loi qui tiendra bon : « rien n’advient » dans la vie des hommes. La ville totale est en dehors de la tragédie [v. 611-614]. […]. « Car la sagesse a fait trouver à quelqu’un le mot célèbre : Celui dont le dieu conduit la pensée vers la tragédie croit que le mal est un bien. Il a très peu de temps pour agir en dehors d’elle [v. 620-625]54. »

Je remarque que la traduction de Bollack place la tragédie du côté de Créon. Sa version pose la question du terme grec original. Et remet peut-être en question la proximité exclusive d’Antigone avec l’atè.

Antigone

Lacan développe ensuite ce que représenterait Antigone, au niveau analytique55. Pour cela, il s’intéresse au passage dans lequel celle-ci répond à Créon. Nous sommes alors à la deuxième scène du deuxième épisode de la pièce.
Lacan le traduit en commençant par le vers 450 : « Car nullement Zeus était celui qui a proclamé ces choses à moi56. »
Les deux autres traductions de la réplique [v. 450-455] sont les suivantes : « Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes (les ordonnances de Créon). Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non écrites, celles-là, mais intangibles57. »
« À mon avis, Zeus n’a pas proclamé ça, ni non plus Justice, qui habite la demeure des dieux d’en bas ; Eux, ils ont défini ce qui dans ce domaine fait loi chez les hommes ; je ne pensais pas que tes proclamations avaient une telle force que l’on pût, étant homme, outrepasser les lois non écrites et infaillibles des dieux58. »

Au travers de telles réponses, Antigone serait moins dans l’opposition que dans une sorte d’affirmation. « C’est comme ça parce que c’est comme ça » lance Lacan59. En ce sens, toujours d’après lui, elle serait une figure de l’individualité absolue. Qu’est-ce que cela veut dire ? La suite de la séance semble constituer une tentative de nous faire approcher une réponse. À ce moment-là, Lacan revient sur son propre rapprochement entre la position que prend Antigone et la diké. Il explique maintenant qu’elle s’en éloignerait. Par sa référence aux lois de la terre, mais aussi à la filiation et à l’absence de l’écrit, elle ne s’immiscerait pas véritablement dans les lois mais dans une certaine « légalité60 ». Antigone représente quelque chose de la loi mais quelque chose de bien particulier qui n’est pas, ou plutôt pas encore pleinement arrimé au registre symbolique, constitué en chaîne signifiante61.

Lacan étudie alors le passage du texte dans lequel Antigone exprime directement la problématique familiale qui est la sienne et plus particulièrement l’enjeu de sa filiation. D’après mes recherches, à mesure de ma lecture, Lacan s’appuie sur l’exposition de la logique de Créon puis la réponse que lui fait Antigone en plusieurs endroits du texte.
Sur la façon dont Créon voit les choses, il faudrait se reporter au début du premier épisode où il justifie sa façon de régner [v. 182-183] : « Et quiconque préfère à sa patrie un être cher est pour moi comme s’il n’était pas62. »
« Et quiconque fait plus de cas de son parent que de son pays, cet homme, je dis qu’il n’a de place nulle part63. »

La réponse d’Antigone est anticipée, dès le prologue, en présence d’Ismène [v. 48] : « Créon n’a pas le droit de me séparer des miens64. »
« Il n’a aucun titre pour me séparer des miens65. »

Mais également [v. 71-76] :
« J’ensevelirai Polynice. Pour une telle cause, la mort me sera douce. Je reposerai auprès de mon frère chéri, pieusement criminelle. J’aurai plus longtemps à plaire à ceux d’en bas qu’aux gens d’ici. Là-bas, mon séjour n’aura point de fin. Libre à toi de mépriser ce qui a du prix au regard des dieux66. »
« Moi je vais l’enterrer. Il me paraît beau de mourir en faisant cela. Je l’aime, je serai couchée près de lui, qui m’aime. Mon crime sera la piété. Il me faut plaire plus longtemps aux gens d’en bas qu’à ceux d’ici. Là-bas, je serai couchée pour toujours. Si c’est cela que tu décides, continue, déshonore l’honneur des dieux67. »

On y retrouve le rapport qu’instaurent les mots à « l’infranchissable68 » dès qu’il y a nomination du frère, ou référence à lui.
La réponse d’Antigone apparaît par la suite, après la proclamation de l’édit, face à Créon lui-même lors de la troisième scène du deuxième épisode [v.502-504] :
« En vérité, pouvais-je m’acquérir plus d’honneur qu’en mettant mon frère au tombeau ? »69.
« Pourtant, quel acte aurait pu me valoir une gloire plus éclatante que d’avoir mis un frère de mon sang au tombeau ?70. »

On peut aussi citer la fin de leur stichomythie dans cette même scène [v. 511-525] :

« Antigone : Il n’y a pas de honte à honorer ceux de notre sang Créon : Mais l’autre, son adversaire, n’était-il pas ton frère aussi ? Antigone : Par son père et sa mère, oui, il était mon frère.
Créon : N’est-ce pas l’outrager que d’honorer l’autre ?
Antigone : Il n’en jugera pas ainsi, maintenant qu’il repose dans la mort. Créon : Cependant ta piété le ravale au rang de criminel
Antigone : Ce n’est pas un esclave qui tombait sous ses coups ; c’était son frère. Créon : L’un ravageait sa patrie ; l’autre en était le rempart.
Antigone : Hadès n’en réclame pas moins ses rites. Créon : Le méchant n’a pas droit à la part du juste.
Antigone : Qui sait si ces distinctions sont reconnues comme sacrées aux yeux des morts ? Créon : un ennemi est toujours un ennemi.
Antigone : je suis faite pour partager l’amour, non la haine71. »

« Antigone : Il n’y a pas de honte à rendre son dû à un frère sorti des mêmes entrailles. Créon : Celui qui est mort dans l’autre camp, n’est-il pas de même sang que toi ?
Antigone : Il est du même sang, d’une seule mère et du même père.
Créon : Pourquoi alors cet outrage d’une offrande qui honore l’autre ?
Antigone : Le cadavre, mort comme il l’est, ne te servira pas de témoin.
Créon : Il le fera, si tu l’honores à égalité avec celui qui l’outrage.
Antigone : Ce n’est quand même pas un esclave qui est mort, c’était son frère.
Créon : Mais il ravageait cette terre. L’autre s’est dressé contre lui pour la défendre.
Antigone : Pourtant Hadès, ce sont ces lois qu’il aime.
Créon : Mais le bon et le méchant ne sont pas égaux en matière de droit. Antigone : Ces principes sont-ils sacrés sous terre, qui sait ?
Créon : Jamais l’ennemi n’est ami, même s’il est mort.
Antigone : Je ne suis faite pour vivre avec ta haine, mais pour être avec ceux que j’aime72. »

Pour Antigone, au niveau familial, son frère Polynice, en tant que les parents ne sont plus, représente l’unique frère. Il a été, quoi qu’en interdise Créon à son sujet. Cela apparaît dans le quatrième épisode, à la deuxième scène [v.902-914] : « Polynice, pour avoir pris soin de ta dépouille, tu vois mon salaire. Pourtant j’ai eu raison de te rendre les honneurs funèbres selon les sages. Si j’étais mère et qu’il s’agît de mes enfants, ou si c’était mon mari qui se fût trouvé à mourir, je ne me serais pas donné cette peine contre le gré des citoyens. Quel raisonnement me suis-je donc tenu ? Je me suis dit que, veuve, je me remarierais et que, si je perdais mon fils, mon second époux me rendrait mère à nouveau, mais un frère, maintenant que mes parents ne sont plus sur la terre, je n’ai plus d’espoir qu’il m’en naisse un autre. Je n’ai pas considéré autre chose quand je t’ai honorée particulièrement, ô chère tête fraternelle !73. »

« Polynice, parce que j’ai enseveli ton corps, j’ai à payer ce prix. Et pourtant il suffit d’avoir du bon sens pour comprendre que je t’aie rendu ces honneurs. Si j’avais été mère, avec des enfants, et que c’eût été mon mari qui était mort, et dont le corps pourrissait, je n’aurais pas alors, contre la volonté des gens de la ville, assumé cette épreuve. Quelle est la loi qui me le fait dire ? J’aurais eu un autre mari à la place du mort, et un enfant d’un autre homme, si j’avais perdu celui-ci. Mais, comme ma mère et mon père sont enfouis dans l’Hadès, je n’ai pas de frère qui pourrait venir au monde. Voilà la loi qui m’a fait te préférer entre tous74. »

C’est ce même passage que Lacan narrativise à sa façon75 dans la version Valas.

Antigone se bat donc, elle défend quelque chose que le langage a fixé dans le « flux des transformations76 » inhérent à la procréation. Lacan dit que l’effet d’introduction du signifiant revient à « ce qui est, est77 » et que la position d’Antigone se caractérise par une telle affirmation, au niveau d’un frère qui a été. Mais Antigone porte aussi le crime d’Œdipe et de sa lignée. Outre une affirmation, n’y aurait-il pas chez elle un rapport singulier à la culpabilité ? Culpabilité sans fin d’une lignée maudite ? Lacan y reviendra plus tard. Au passage, à l’égard de l’effet de fixation du langage, il indique qu’anthropologiquement, on retrouve cela dans la pratique de la sépulture.

Antigone porte la dimension d’être du langage, au-delà ou en deçà de son imaginarisation, au-delà du bien et du mal, au-delà – peut-être – du jugement d’attribution. Elle serait uniquement à l’endroit du jugement d’existence78. Lacan désigne par là une sorte de « pureté79 » symbolique. Elle cherche à incarner le symbolique, à le préserver à la condition de s’en exclure elle-même. Lacan explique que « cette pureté, cette séparation de l’être de toutes les caractéristiques du drame historique qu’il a traversé, c’est là justement cette limite, cet ex nihilo autour de quoi se tient Antigone, et qui n’est rien d’autre que la même coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence même du langage80 ». Défendre cette pureté, cette séparation de l’être du drame historique c’est donner les sacrements aux morts mais cela revient aussi, dans cette pièce en tout cas, à se séparer soi-même de la vie. « Séparation de l’être » peut s’entendre, pour celle ou celui même qui la défend, comme une résolution à la mort.

Ce processus conduit Antigone à être prise dans la « condamnation81 » de Créon, dans l’application de celle-ci. Elle ne va pas seulement mourir mais se trouver dans un lieu intermédiaire : « entre la mort et la vie, entre la mort physique et l’effacement de l’être82 ». Son tombeau, marqué par l’ordalie prononcée par Créon, est une sorte de figuration, d’allégorie voire de mise en abîme de son rapport à la limite et à l’être. Dans le texte de la pièce, l’ordalie est la suivante [v.777-780] : « Là-dessous, en priant Hadès, le seul dieu qu’elle révère, elle obtiendra peut-être de ne pas mourir. Sinon, elle mesurera du moins la vanité des honneurs qu’on rend aux morts83. »
« Là-bas, elle implorera Hadès, le seul des dieux qu’elle respecte, et obtiendra peut-être de lui de ne pas mourir. Ou alors elle reconnaîtra, mais tard, que c’est peine perdue de respecter le monde de l’Hadès84. »
Lacan propose une « version » à partir de ce passage85.
Il étudie alors un autre fragment cardinal du texte, le kommos86 d’Antigone, c’est-à-dire sa « lamentation87 ». Cette prise de parole particulière se situe entre le troisième stasimon consacré à Éros et le quatrième qui aborde trois figures tragiques, ayant un rapport avec l’enfermement88. Ce kommos nous donne à entendre une Antigone qui soudain s’anime, au seuil de son supplice. Elle n’est plus alors le personnage froid, que la pièce nous donnerait à voir d’après certains de ses commentateurs, un personnage caractérisé de la sorte indirectement par Créon dans l’échange qu’il a avec son fils Hémon [v. 649-651] : « Dis-toi que l’étreinte d’une méchante épouse a de quoi refroidir un mari89. »
« […] sache bien que l’étreinte est froide, lorsqu’une méchante Femme partage ton lit dans ta maison90. »
En ce qui concerne la réaction d’Antigone dans son kommos, la dramatisation de ce par quoi elle serait traversée ou dirigée, l’effet de paradoxe s’estompe si on considère que c’est à partir de la proximité avec la limite de l’être que s’envisage tout autant la mort que la vie91. Le cœur, l’Autre, peut-être dans une disposition plus névrotique, s’en émeut, il est touché par ce vie sous la forme de « ce qui est perdu92 ». Lacan rapporte cette réaction à une forme d’éblouissement esthétique : « C’est à savoir ce côté touchant de la beauté autour de quoi tout vacille, tout jugement critique arrête l’analyse et qui, en somme, des différents effets, des différentes forces mises en jeu, plonge tout dans quelque chose qu’on pourrait appeler une certaine confusion, sinon un aveuglement essentiel93 ». La réaction du cœur (son revirement, qui est lui-même un ressort narratif important) se lirait dès la fin du troisième stasimon (qui précède le kommos en question). Je vous cite une partie de l’antistrophe du cœur et la partie qui suit [v. 791-805], chantée par le coryphée. Celle-ci fait déjà référence à la mort prochaine de la fiancée :

« Vainqueur est l’attrait qui rayonne des yeux de la femme promise ; le Désir a sa place entre les grandes Lois qui règnent sur le monde et sans combat la divine Aphrodite fait de nous ce qu’elle veut.
Le coryphée : Mais à mon tour je me révolte devant le spectacle offert à mes yeux et ne puis retenir le flot de mes larmes lorsque je vois notre Antigone s’avancer déjà vers la chambre ou toute vie, un jour, s’endort94. »

« Claire, la victoire du désir dans l’œil de la jeune femme faite pour le lit. Il siège à côté des grandes lois, dans leur puissance, car Aphrodite, la déesse, joue, elle ne se bat pas.
Le Coryphée : Et voici que moi-même je suis entraîné aussi hors des lois, devant ce que j’ai sous les yeux ; je n’ai plus le pouvoir de retenir les eaux de mes larmes, quand je vois cette Antigone aller vers le lit nuptial de la chambre commune95. »

La beauté et la mort

Lacan recoupe « l’effet de beauté, […] effet d’aveuglement » évoqué précédemment avec l’instinct de mort, livré au spectateur par Antigone elle-même lors du deuxième épisode. Je vous propose à nouveau l’extrait correspondant [v. 559-560] : « Prends courage, vis ! Pour moi mon âme est déjà partie et ne sert plus qu’aux morts96. »
« Ne te décourage pas : ta vie est devant toi ; la mienne est finie ; il y a longtemps que je l’ai consacrée à mes morts97. »
« Ne t’en fais pas. Tu vis. Ma vie à moi est morte depuis un bout de temps. Ainsi je peux servir les morts98. »

Si on revient à son kommos, comment lire la réaction d’Antigone face au cœur qui fait d’elle un demi-dieu ? La tonalité de cet échange est bien distincte du reste de cette séquence. Voici l’éloge du Coryphée puis la réponse d’Antigone [v. 834-841] : « Le Coryphée : Déesse elle était née et fille de déesse, nous sommes nés mortels et enfants de mortels ; quand tu ne seras plus, quelle gloire pour toi d’avoir connu le sort d’un demi-dieu dans la vie, puis dans la mort !
Antigone : Tu te moques de moi. Par les dieux de nos pères, as-tu le cœur de m’outrager en face ? Attends du moins que je sois morte99. »

« Le Coryphée : elle est une déesse et fille de dieux ; Nous, nous sommes des hommes et fils d’hommes. Dans la mort d’une femme pourtant, c’est une belle renommée aussi que d’obtenir sa part du lot des dieux-hommes vivante, morte ensuite.
Antigone : Ah ! Vous riez de moi ! Au nom des dieux de mes ancêtres, pourquoi m’insulter ? Je n’ai pas disparu, et l’on me voit100. »
Pour ma part je pense qu’elle refuse une forme d’idéalisation car elle se pose elle-même comme une « idéalité », qui doit rester problématique, non univoque, parce qu’elle est vivante. L’implication des dieux est croissante à la fin de la pièce. Le quatrième stasimon fait référence à Danaé, à Lycurgue et à l’histoire de Phinée et Cléopâtre101. Son interprétation reste une tâche ardue. Lacan le reconnaît102, et la modestie de certains philologues va dans le même sens103. S’il est à chaque fois question d’enfermement, c’est aussi à chaque fois une chronique de la vengeance du divin. D’après Lacan cela témoignerait du fait qu’Antigone porte en elle l’action des dieux104.
Concernant les chants de la fin de la pièce, pourquoi le dernier stasimon est-il dédié à Dionysos ? Il convient d’abord de souligner l’inscription de ce dieu dans la ville de Thèbes.

Inscription synonyme de filiation, car Dionysos est un descendant du fondateur de la ville, Cadmos. Mais pas seulement. Il est celui qui peut offrir salut, tutelle et catharsis105 et qui permet ainsi à la pièce de trouver sa ponctuation. Rappelons qu’à ce stade on va vers les ultimes développements de l’histoire mise en scène par Sophocle : à savoir la mort non seulement d’Antigone, mais aussi d’Hémon, son fiancé, et d’Eurydice, la femme de Créon. Sans invocation prospective de Dionysos, on se retrouverait cantonnés à un déchaînement imminent, qui laisse Créon dévasté.

L’acte d’Antigone

L’acte d’Antigone est en amont de l’appel et de la référence au protecteur de Thèbes. Il y est irréductible, semble indiquer Lacan. En effet son action ne cherche pas à conclure, et elle ne se situe pas au niveau du rattachement à la cité. Elle est en rapport avec la filiation, une filiation maudite. Un des derniers développements de Lacan pose qu’« Antigone se présente comme […] pur et simple rapport de l’être humain avec quelque chose dont il se trouve être miraculeusement porteur, à savoir la coupure signifiante, ce pouvoir infranchissable d’être envers et contre tout ce qu’il est106 ». Le « miraculeusement porteur » chez Antigone c’est…. la dynastie des Labdacides ! Quelque chose dans la sauvegarde de sa filiation fait affirmation, de façon radicale, à la manière de l’action première de la coupure signifiante pour l’être sur le chemin du devenir humain. Ce que montrerait la tragédie, c’est que se situer dans une telle zone, soutenir une telle opération fondamentale, cela revient non à créer, ou même à maintenir, mais à détruire. Et tout d’abord à se détruire. Par la mise en scène de la défense des Labdacides via Antigone, la pièce représenterait l’insistance du symbolique dans son lien nécessaire avec la pulsion de mort. C’est-à-dire qu’ici l’établissement d’un ex nihilo, d’un nihil au sens littéral, accompagne le maintien du signifiant dans le flux du réel. C’est ainsi que Lacan peut dire dans un passage assez elliptique : « C’est pour autant qu’Antigone mène jusqu’à la limite l’accomplissement de ce qu’on peut appeler le désir pur … le pur et simple désir de mort comme tel … C’est pour autant qu’elle l’incarne107. » Lacan trouve que le désir d’Antigone est télescopé avec celui de sa mère, Jocaste. C’est un désir criminel, qui repose sur un inceste. Lacan retrouve une problématique semblable à celle d’Hamlet vis-à-vis de Gertrude, dans la pièce qu’il avait étudié l’année précédente. À cet égard, peut-être Lacan fait-il allusion à la désinhibition d’Hamlet, ou à son passage à l’acte lorsqu’il tue Polonius à proximité immédiate de sa mère, à qui il reproche sa trahison. Je vous cite l’échange en question :

« La reine : Mon Dieu, qu’as-tu fait ? Hamlet : Je ne sais pas, c’est le roi ?
La reine : Quelle faute brutale et sanglante tu as commise !
Hamlet : Faute sanglante, presque aussi grave, bonne mère que de tuer un roi et d’épouser son frère108. »
Dans chacune des pièces il y a un rapport au crime de la mère. Pour ce qui est de la pièce de Sophocle : « Antigone choisit […] d’être purement et simplement la gardienne de l’être du criminel comme tel109. » Contrairement à Hamlet, du moins la plupart du temps pour lui, elle n’aurait pas choisi la voie de la culpabilité.

1 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, Paris, GF Flammarion, 1999.

2 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, Paris, Les Editions de Minuit, 1999.

3 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, Paris, puf, Les essais du collège international de philosophie, 1999.

4 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), version Patrick Valas, p. 592.

5 id.

6 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 66.

7 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 41.

8 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), version Patrick Valas, p. 593.

9 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 68-69.

10 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 44.

11 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, op. cit., p. 97.

12 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 594

13 id.

14 ibid., p. 596.

15 ibid., p. 595.

16 ibid., p. 597.

17 id.

18 ibid., p. 598.

19 ibid., p. 599.

20 ibid., p. 600.

21 ibid., p. 601.

22 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 54-55.

23 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 28-29.

24 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 601.

25 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 56

26 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 29.

27 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 602.

28 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

29 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 31.

30 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

31 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 30.

32 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 604.

33 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

34 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 30.

35 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 604.

36 ibid., p. 605.

37 Dans la traduction de Jean et Mayotte Bollack, voir supra.

38 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 605.

39 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

40 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 30.

41 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 606.

42 ibid., p. 608.

43 id.

44 id.

45 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 96.

46 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 75.

47 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 608.

48 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 96.

49 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 74.

50 ibid., p. 74.

51 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 609.

52 ibid., p. 607.

53 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 68-69.

54 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 44.

55 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 609.

56 ibid., p. 610.

57 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 61.

58 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 35.

59 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 610.

60 ibid., p. 611.

61 id.

62 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 49.

63 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 21.

64 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 43.

65 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 15.

66 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 44.

67 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 16.

68 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 612.

69 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 62.

70 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 37.

71 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 63-64.

72 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 37-38.

73 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 81.

74 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 58-89.

75 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 611.

76 ibid., p. 612.

77 id.

78 S. Freud, « La négation » (1925), Résultats, idées, problèmes II – 1921-1938, Paris, puf, 1985, pp. 135-139.

79 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 613.

80 id.

81 ibid., p. 614.

82 id.

83 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 76.

84 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 53.

85 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 614.

86 Passage chanté par un personnage et le Coryphée.

87 id.

88 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 36.

89 ibid., p. 70.

90 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 46.

91 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 615.

92 id.

93 id.

94 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 77.

95 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 54.

96 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 592.

97 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 66.

98 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 41. L’enchevêtrement de la beauté et de la mort est exprimé par Antigone elle-même. Il se lit dans la traduction des Bollack du vers 72. Voir supra.

99 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 79.

100 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 55-56.

101 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 617.

102 ibid., p. 618.

103 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, op. cit., pp. 121-125.

104 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 619.

105 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, op. cit., p. 87 et 125.

106 ibid., p. 620.

107 id.

108 W. Shakespeare, Hamlet, Paris, L’Arche, Scène ouverte, 2003, p. 106.

109 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 620.

Qu’en est-il de l’inconscient collectif ?

J. Lacan « l’inconscient c’est le social »

Avant de pouvoir bientôt tirer des enseignements de la période tout-à-fait singulière que nous sommes en train de vivre, il y aurait à envisager de se requestionner sur le cadre dans lequel, nous pourrions nous permettre d’y envisager d’en dire quelque chose. Nous, le pronom personnel, est déjà au niveau de ce que l’on va proposer de dire aujourd’hui, le on, s’y adjoint d’ailleurs. Pronom personnel pluriel, il est aussi, par une formule de politesse, un pronom personnel singulier, il y a là une ambiguïté grammaticale qui est proposée dans la langue même où l’on parle.

Au décours des entretiens et des patients rencontrés depuis que la pandémie fait rage, l’intrication je-nous n’a jamais était aussi prégnante dans le discours. Le Je renvoyant à la question du Nous, « suis-je le seul ? », « nous sommes tous touchés »… Etc. Ce repérage clinique n’est pas simplement à envisager du côté d’un moment « traumatique » qui brouillerait les pistes du discours, qu’est-ce à dire exactement d’ailleurs quand on parle de trauma ? Il est plutôt le reflet de ce qu’il y a de tout-à-fait fondamental de la dimension du langage, c’est-à-dire, d’être accueilli dans la « dit-mension », comme l’évoque Lacan, du langage, dans son caractère complexe. On, encore, s’approprie le langage en y étant aliéné du point de vue du sujet, et la condition d’y tenter une existence singulière sera à jamais assujettie à la dimension du collectif, ou pour le dire encore autrement, le langage inscrit, avant même qu’il ne puisse s’y résoudre ou s’en défendre, la dimension de ce qu’il nous est commun.

Cette inscription, à jamais, nous condamne à être qu’en étant dans le langage. On évoque bien la notion de parlêtre qui est au-delà même de la discussion. Cette inscription

organise même nos pensées. Ces derniers temps, je m’aperçois, cliniquement, que cette notion de ne vouloir que le sujet ne soit que le sujet de la discussion dans notre rapport au langage s’impose en psychiatrie. Il m’est arrivé de croiser plusieurs patients sous neuroleptique au prétexte qu’ils entendraient des voix, mais à y entendre de plus près, ces voix ne seraient finalement que le résultat de ce qui serait d’un débat intérieur et donc le reflet de leur pensée.

Pourrions-nous penser sans langage ? C’est-à-dire, existerait-il une pensée qui soit formulée indépendamment du langage, je ne le crois pas ! Qui de nous ne s’est pas levé un matin en se parlant à soi-même, sur le mode d’une forme d’injonction, « allez aujourd’hui tu rédiges l’article qu’on t’avait demandé », ou encore « arrête de manger, tu as déjà consommé assez de sucre ». Il ne peut s’agir d’hallucination auditive, cette pensée auto-organisée est parfaitement à l’endroit même de notre inscription dans le langage autour de l’ambiguïté envisagée du je-nous, je me parle comme nous pourrait nous parler. J’articule ça comme je le peux, pour rendre compte que la dimension « intérieur-extérieur », se confond, grammaticalement, ou pour notre propos, structurellement au sens de la sociologie structuraliste, avec la dimension « individuel-collectif ».

Le neuroleptique, ici, ne serait que la tentative d’en recourir à ce qui serait naturel ou non, au sens biologique presque, comme présenté dans notre exemple sur le caractère hallucinatoire de la pensée. Or cette inscription dans le langage est justement une sortie du naturel, comme le propose Colette Soler dans un article publié dans « Champ lacanien », relisant Lacan, renvoyant à jamais le « naturel » hors champ et inaccessible, insaisissable si ce n’est que par modélisation imaginaire, ce que serait d’ailleurs peut-être la science. La psychanalyse, reconnaissant le caractère de modélisation, assumerait de ne pas en être une tout-à-fait.

Cet avant-propos nous permet d’envisager le nœud, assujetti au langage, dans lequel se constitue une possible émergence subjectivée, un nœud qui par nature même, on y revient, organise une interaction fondamentale entre je-nous et « individuel-collectif ».

Le discours psychotique nous enseigne tout-à-fait cela quand émerge un épisode fécond dans lequel la construction discursive est particulièrement perméable à cet endroit, et où les adages deviennent pensée, les pensées adages, les proverbes expérience de vie, et l’expérience de vie devient mythe, etc. Il manque une frontière, il y manque un voile, certain

on déjà essayé d’en dire quelque chose dans l’éphéméride, il y manque une zone tampon entre le nœud et le discours, zone complexe, imaginaire, que je situerais sur l’axe aa’ du schéma L, qui a chue, qui s’est troué et qui est la zone où se constitue notamment en y prenant corps, la fonction fantasmatique. Le délire est alors un pansement historicisé, chaque délire se raconte, et viendrait à rétablir tant bien que mal la fonction fantasmatique qui a chuté. Eh bien cette zone est à jamais constituée autour de la présence-absence du regard. Ce n’est pas le propos ici de cet article, mais nous pourrions développer là l’enjeu analytique du regard et du divan.

Ainsi, pour avancer dans la question posée, « qu’en est-il d’un inconscient collectif ? », nous ne pourrons répondre par oui ou par non. Non qu’il s’agit de botter en touche, mais plutôt de repérer ceci, que la psychanalyse a pu d’emblée mettre en lumière sous la forme peut-être de cette question qui a animé les psychanalystes dès les origines : Comment comprendre que l’inconscient qui serait le lieu de ce qu’il y a de plus intime et ignoré en nous est également tout-à-fait lié à l’état de la civilisation ? (je reprends ici encore la formulation proposée par Colette Soler).

Sans entrer maintenant dans les détails de cette affaire qu’il reste à-faire, et qui est la proposition même de travail que nous essayons de proposer, et en particulier dans la construction de notre prochain congrès, il est indéniable que Freud, Lacan et bien d’autres s’y sont attelés. Freud dans son rapport incessant à la civilisation et Lacan, posant structurellement l’affaire « l’inconscient c’est le social ».

Nous avons proposé ici d’introduire la question intrinsèquement organisée autour du sujet aliéné au langage pour en rendre compte. Envisager un inconscient collectif reviendrait, pour tirer le fil de ce que je propose, à neuroleptiser l’affaire à la manière de la vignette clinique dont j’ai parlé. C’est-à-dire à réintroduire du naturel à l’endroit de ce couple

« individuel-collectif », inscrire du naturel à l’endroit du trait d’union. Cet effort engage, pour être franc, du même côté que l’épisode fécond dont nous avons parlé. Ce trait d’union serait plutôt à envisager du côté du poinçon, c’est-à-dire du présent-absent dans le jeu de la bobine où s’organise le symbolique de l’affaire, un poinçon qui ne soit pas une coupure.

Cette remarque ne nous dédouane pourtant pas de repasser par le discours collectif, le mythe, la légende, la politique, le social… Car il ne faudrait pas non plus parler d’un inconscient individuel.

Lacan a proposé dans l’élaboration issue de mai 68, dans l’envers de la psychanalyse et après, d’envisager le discours comme un mode régulatoire, c’est-à-dire en nommant discours les régulations. Il en viendra à produire quatre discours, au moins, pour rendre compte de ce qu’il est tout-à-fait fondamental de ne pas envisager le langage et son expression discursive comme univoque, mais bien de toujours y repérer l’agencement ou l’organisation des choses autour du signifiant, au pari magnifique qu’il est premier, et d’y lier le sujet de l’inconscient. Il n’y a, à mon sens, que cette idée de poinçon entre individuel et collectif qui puisse ouvrir l’espace de ce travail.

Il n’y a pas de réflexion sur les mythes, les légendes, les événements, la pandémie, la politique et le social qui ne soit pas une réflexion clinique sur les émergences subjectives et inversement, il n’y a pas d’émergence subjective (terme que j’utilise à l’endroit du sujet lacanien) sans une hystorisation (avec le y que se plait à y mettre Lacan), c’est-à-dire sans le contexte troué de notre rapport inscrit à jamais au langage et à la demande. Traumatiser cette affaire est déjà un parti pris qui forclot temporairement la qualité de poinçon pour en faire une barre entre le collectif et l’individuel, renvoyant le sujet à ne plus pouvoir s’envisager que par soi-même, éjecté du collectif par l’événement.

Il n’y a pas à traumatiser le sujet de l’événement en cours, mais bien d’y entendre ce qu’il a à nous enseigner de son rapport au langage commun.

À la vitesse de la lumière, ou Jacques Lacan paranoïaque

Voilà bien des années, j’ai déclaré à mon analyste d’alors que, dans la théorie de la relativité d’Einstein, la vitesse de la lumière joue le rôle de Nom-du-Père.

Il me semble que ni lui ni moi n’avions alors eu envie de comprendre à quel point j’avais raison.

De quoi était-il question ?

Chez Jacques Lacan, le Nom-du-Père fut présenté, après plusieurs années d’élaboration, comme ce qui fait tenir ensemble les dimensions1 du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.

Peu importe ici que nous le considérions plutôt comme un symbole ou plutôt comme une fonction : qu’il suffise de dire que le Nom-du-Père est ce qui fait tenir ensemble ces trois consistances hétérogènes.

***

Chez Einstein, la vitesse de la lumière joue le même rôle. Elle est une constante et fait tenir ensemble la matière, le temps et l’espace.

La très-bien-nommée théorie de la relativité générale indique que la matière, l’espace et le temps ne sont pas des constantes.

L’espace et le temps sont relatifs à un référentiel.

Quant à la matière, elle est réversible en énergie aussi bien qu’en mouvement, conformément à la fomule e = mc2.

Ainsi, dans la physique einsteinienne, l’espace, la matière et le temps n’ont pas de constance. En revanche, la vitesse de la lumière ne varie pas : 300 000 kilomètres par seconde, à quelques miettes près.

Dans la théorie einsteinienne, l’invariante vitesse de la lumière fait tenir ensemble l’espace, le temps et la matière. Depuis plus d’un siècle, notre physique repose sur cette lumineuse fixité.

***

Voilà qui met en lumière un aspect de la controverse qui, en 1922, opposa Bergson à Einstein.

Pour Bergson, la notion de durée, désignant le temps vécu, fonctionnait comme un Nom-du-Père.

La durée était ce qui, pour Bergson, faisait tenir ensemble la matière, l’espace et le temps. Bergson la considérait comme un invariant. Il fixait la valeur du temps vécu hors de tout référentiel.

Par un malentendu, cela conduisit Bergson à refuser que le temps ne soit pas un invariant. Einstein l’acceptait et déclara, à juste titre, que Bergson ne comprenait rien à la physique.

Il n’est pas anecdotique de souligner qu’il s’agit là d’une controverse entre deux juifs peu à l’aise avec leur judaïsme. L’un était français, parisien, l’autre allemand d’origine.

Un autre juif malaisé, viennois célèbre prénommé Sigmund, trouva dans la réalité psychique son propre Nom-du-Père.

Pour Sigmund, la réalité psychique était ce qui ne varie pas. Revêtue des atours de l’inconscient, il disait qu’elle n’est d’aucun lieu, et qu’elle ignore le temps.

***

En 1963, Jacques Lacan dut interrompre le Séminaire qu’il envisageait de consacrer aux Noms-du-Père. Plus tard, lorsqu’il revint sur les circonstances de cette interruption, « un petit vent de persécution se lève »2.

Nous assistons en effet à l’un des seuls moments connus où la bizarrerie de la parole lacanienne cède la place à une sorte de théorie complotiste.

C’était justement les gens à qui ça aurait pu rendre service qui m’en ont empêché. Ça aurait pu leur rendre service dans leur intimité personnelle, c’est des gens particulièrement impliqués du côté du Nom-du-Père ; il y a une clique très spéciale dans le monde qu’on peut épingler d’une tradition religieuse, c’est eux que ça aurait aérés, et je ne vois pas pourquoi je me dévouerais spécialement à ceux-là. Alors j’explique l’histoire de ce que Freud a abordé comme il a pu justement pour éviter sa propre histoire, al’shaddaï en particulier c’est le nom dont il se désigne, celui dont le nom ne se dit pas, il s’est reporté sur l’Œdipe, il a fait quelque chose de très propre en somme, d’un peu aseptique.3

Vaincu peut-être par sa propre paranoïa (qui n’en a pas ?) et par des résurgences de l’antisémitisme dans lequel avait baigné sa jeunesse, Lacan préféra laisser planer le doute.

Ce qu’il avait à dire, concernant les Noms-du-Père de Sigmund Freud, fut en fin de compte écrit par une femme, Marie Balmary, dans un livre un peu plus qu’à moitié délirant, publié quelques années plus tard : L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée (Grasset, Paris, 1979).

Sans rien en conclure d’audacieux, émettons l’hypothèse que nul ne touche impunément à l’invariant du discours analytique, pas davantage qu’un physicien, sans trembler, ne changerait la vitesse de la lumière.

1 Ou dit-mansions, si nous voulons lacaniser jusqu’au bout du signifiant.

2 Erik Porge, Les noms du père chez Jacques Lacan, érès, Toulouse, 1997, p. 129.

3 Jacques Lacan, Les non dupes errent, séance du 13 novembre 1973, inédit, cité par E. Porge, loc. cit. Les amateurs de pamphlets remarqueront que ce passage semble énoncé dans le plus pur style célinien.

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