Sublimes abîmes, sublimes élans ?

« Le travail de pensée est donc réalisé par la sublimation des forces pulsionnelles érotiques. Ainsi, toute activité signifiante est du domaine de la sublimation, pas seulement de sa nature, elle est activité de sublimation : c’est la question de la sublimation du désir. Le désir est-il alors une sublimation ? »
Jean-Richard Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient[1]

Que se passe-t-il, lorsque j’écoute de la musique ? une voix, ou un instrument, la voix d’un instrument, ou les deux mêlés, enlacés. Quel est cet effet ?
Pourquoi certaines musiques me touchent-elles si profondément, et d’autres non ? Dans une chanson, à un moment précis, là, maintenant, une voix s’ajoute à la voix de la chanteuse, un écho, une vibration de fond, une vibration venue du fond de je ne sais quoi, elle me traverse, se transforme en pulsation au fond de mon corps. La pulsation se propage, et l’envie de laisser le corps être porté, ondulé, saccadé, spasmé par l’onde vibratoire.

Pourquoi certaines musiques touchent-elles si fort une personne, et pas d’autres ?
Pourquoi certaines musiques me touchaient-elles il y a trois mois, un an, vingt ans, et me laissent-elles presque indifférente aujourd’hui ? La résonance entre cette musique et mon corps ne se produit plus : qu’est-ce qui se passe, dans le corps, dans le psychisme, pour que changent les points de résonance ?
En l’affaire il y a du corps, de la pulsation, de la pulsion ? du mouvement, du mouvement désirant ? Quel objet, quelle articulation entre l’objet et le sujet divisé, pour créer ou non la résonance ? quelle transformation de l’articulation entre l’objet et le sujet divisé, pour transformer la résonance ?

Histoires de couple. Affaires de couple. Amours, haines, indifférences. Les infinies variations qui se disent sur le divan.
On peut dénuder jusqu’à la trame de l’affaire, l’articulation entre une personne et une autre par « objets a » interposés. Effet étrange de voir la trame à nu : ainsi ce n’est « que » cela ? Où sont passés les promesses, les baratins, les émois, les drames, les déclarations fiévreuses, les basses trahisons, les sacrifices héroïques, les petites lâchetés, les soutiens indéfectibles, les leurres, les vérités, toute l’épaisseur de l’affaire ? Trame et épaisseur, les deux dimensions existent.
J’évoque tout cela aujourd’hui, ce joyeux et terrible bazar, parce que j’ai été frappée d’entendre dans la pratique l’étendue des effets qu’a l’articulation d’un couple, le « couplage » d’un couple.
Au-delà de l’épaisseur, la façon dont une personne est articulée à l’autre du couple a des effets sur les mécanismes psychiques essentiels de la personne : la forme de la dynamique désirante, et jusqu’à sa possibilité ou son impossibilité. Impossibilité ou possibilité de la dynamique désirante ne sont pas des détails : le monde est mort, ou le monde est vivant.
Je vous laisse imaginer quelques variantes et nuances.
« Vieux » couple pris dans sa routine : vivifiante, ou mortifère, ou répétition sans fin, immuable. Arrangements, accommodements, adaptations de l’un à l’autre : compromis ou entraves, camisoles, enfermements, bâillons. Mais lorsque quelque chose bouge dans l’articulation du couple, la trame de fond – et souvent une cure permet que les « couplages » grippés se dégrippent -, des effets étonnants peuvent se produire : « découplage » bien sûr, parfois, mais d’autres fois décalages, retricotage différent de la trame.
Et parfois, un monde mort redevient vivant.

Il est étonnant d’observer à quel point le monde « subjectif » que j’évoque là (la version très singulière du monde construite par le psychisme d’une personne) peut être indépendant des remous et fracas du monde extérieur – « une guerre, quelle guerre ?..», diront certains sans ironie aucune, pris qu’ils sont par leurs conflits internes, et résolutions internes.
Ou au contraire le monde « subjectif » peut être envahi tout autant que l’Ukraine – et sur d’autres tirent les armes, celles du conflit actuel, et jusqu’aux armes d’une guerre passée.

  1. J.-R. Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient, Toulouse, Arcanes-érès, 2019, p. 46.

ÉDITORIAL EN DEUX TEMPS – Pourquoi la guerre ?

PREMIER TEMPS – 17 février 2022

    Reprise
           I
Res primum

 

Ne confondons pas le traumatisme avec les irruptions du réel.
Est-on capable de transformer une irruption en un traumatisme freudien ?
Diantre ! Le traumatisme freudien serait-il différent du « trauma » dont on nous bassine les oreilles dans le médiatique et en médecine ?
Pourquoi préfère-t-on, sur la plupart des chaînes de télévision, mettre en premier des faits divers (ou d’été !), exhiber le plus meurtrier, le plus horrible avant même les nouvelles internationales qui nous annonceraient le risque de guerres ?
À tous les coups on privilégie les « films d’horreur » plutôt que les équilibres précaires entre les nations… Et vous constaterez que les événements immédiats (le politique) sont mis bout à bout avec les méandres de la diplomatie. Alors bien sûr on pousse vers l’expression de la rue qui le plus souvent dénie les formes de représentativité étatiques et démocratiques.

Puisque je parle de représentativité, je peux faire le pont avec la « représentance » signifiante. À savoir que dans le traumatisme freudien, il s’agit d’un écho en suspens.
Exemple : tel geste séducteur de l’oncle qui renvoie après moult méandres associatifs à un souvenir infantile (par exemple être sur les genoux de…) avec une chaîne signifiante renvoyant par exemple au « roman familial[1] ».

L’irruption du réel n’est pas du même bois. Ce qui tombe dessus n’est pas d’emblée pris dans la « réalité psychique », il est un temps de suspension. Si nous prenons l’exemple trop actuel d’une épidémie : le choc est troublant voire sidérant. Et nous aurons affaire à une angoisse ou plutôt une panique à partir d’une menace bien réelle (névroses actuelles). Mais il est déjà manifeste que les réactions psychiques ne sauraient se résumer à un trauma partagé par tous.

À côté d’une fantasmagorie collective, derrière une obéissance ou une désobéissance, se cachent des connotations particulières qui peuvent être du fantasme ou du délire. Nous dirions aujourd’hui que ces réactions ne sont pas sans lien avec du religio, voire de la religiosité.
On voit de tout : de ceux qui sont habillés comme des scaphandriers à d’autres qui crient « à la menace contre la liberté, et que l’on n’aille pas violer le temple du corps ! ».
Comme dirait Lacan, « il n’y a pas de rapport sexuel » entre les uns et les autres : sur un fond de délire collectif, le fantasme particulier ne se confond pas avec le délire individuel.
Les renfermements imposés ont provoqué des accentuations des réactions phobiques, mais comme on le sait par la clinique, la phobie n’exclut pas le déni.
Comme l’a fait remarquer Guillaume Riedlin, la pathologie s’est manifestée bien plus après le confinement que pendant le confinement.

Mais ces propos se réfèrent à un cadre freudien, à des opérateurs, dont le fond mythologique est celui du complexe d’Œdipe. À l’idée devenue presque « préhistorique » que le désir du sujet se constitue à partir du « désir de l’Autre » et que l’enfant se constitue à partir d’une tiercéité (fonction paternelle, Nom du Père, phallus symbolique…).
À l’heure actuelle la mythologie contemporaine perd les plumes de la question du tiers : l’Objet dominant est celui de la consommation, l’Éros sexuel n’attire plus les foules, tout « ce qui n’est (plus) symbolisé revient du réel ».
Qu’est-ce à dire ?
Faute de Fonction paternelle structurante et de Nom du Père triangulant[2], ce qui fait retour dans la société[3], c’est la quête d’un Père tout-puissant, un Ubu qui fait la loi, faute de respecter une Loi symbolique. Faute de « Nom du Père » et de « non-dupes errent[4] », nous voilà replongés dans une quête de Totem et Tabou[5] : rêve d’une Reprise ou d’une Répétition ?

 

 

  1. S. Freud (1909), « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1997.

  2. J. Lacan, « La métaphore paternelle », dans Le Séminaire livre V (1957-1958), Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998.

  3. J.-P. Lebrun, Ch. Melman, La dysphorie de genre, Toulouse, érès, 2022. Caroline Eliacheff, Céline Masson, La fabrique de l’enfant transgenre, Paris, éditions de L’Observatoire, 2022.

  4. J. Lacan, Le Séminaire Livre XXI (1973-1974), Les Non-dupes errent, inédit.

  5. S. Freud (1913), Totem et tabou, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2003.

 

 

 

DEUXIÈME TEMPS – 7 mars 2022

« Pourquoi la guerre ? »  Le présent comme naguère

 

Les paramètres causaux sont nombreux, les interprétations politiques fourmillent. Il n’en demeure pas moins qu’un seul dirigeant peut provoquer une « cascade des remaniements », non pas des signifiants, mais du réel.
Qu’est-ce qui permet que la folie d’un seul peut déchaîner des conflits mondiaux ?
La vraie question particulière est simple : chacun va-t-il mourir sous les bombes ou sous la bombe ?

Alors, nous avons par ailleurs une autre question : à quoi sert-il de continuer à parler avec un fou désaliéné alors qu’il fracasse réellement un pays entier ?
Et si l’on cherche une leçon de courage, regardez les Ukrainiens et leur Président !

De quelle symbolique s’agit-il quand, dans ces conditions, on continue à essayer de parler. Tout le monde avec cette énorme table entre Poutine et Macron…, j’ai donné à quelques-uns mon interprétation schreberienne de cette rencontre (silence). Mais notre Président a su affronter « le non-rapport sexuel » au niveau du langage. Chacun parlait dans sa ligne de course, rien ne se rencontre… sinon… je vous laisse deviner…
Quelle horreur !

Comment un humain peut-il ainsi fracasser l’humanité ? Il est une réponse possible : voici l’effet d’un délire qui pourtant ne se confond pas avec le mensonge affirmé : « C’est la faute de l’OTAN qui l’a attaqué. »
J’ai suivi sur ARTE l’émission consacrée au Président Poutine et un journaliste raconte et filme son ascension au pouvoir (document officiel). On y voit sa relation originaire avec le Président Boris Eltsine dont le visage a l’air aussi déformé par la Vodka. On y voit d’emblée le refus de sa propre reconnaissance, de son origine, de ce qu’il doit au Président Eltsine.
Quel est le contenu latent de refuser son origine et sa filiation ? Nous dirions le « déni de la réalité » qui est d’un autre bois que le déni de la castration (Verleugnung) – voir le livre de Jean-Richard Freymann sur Les mécanismes psychiques). Ce qui a pour effet un retour dans le réel marqué d’irréel. En tout cas un monde halluciné, marqué d’irréel. Ce qui provoque une déshumanisation en acte quand on a le pouvoir. Quand on dit « le pouvoir corrompt », on rompt le Moi de l’individu, au profit d’un Ego surdimensionné, qui a forclos la culpabilité. Rappelez-vous la culpabilité délirante du mélancolique.

 

« MORTEL TRANSFERT » – Entretien avec Jean-Jacques BEINEIX (2002)

Apertura : Nous profitons de la sortie de votre adaptation cinématographique du roman de Jean-Pierre Gattegno Mortel transfert pour vous demander ce qu’est pour vous actuellement la fonction du cinéma? Qu’est-ce qu’une image? Qu’est-ce qu’un film?

Jean-Jacques Beineix : Il y a une différence entre l’image et le cinéma. La fonction du cinéma aujourd’hui ? Pour ma part, je suis obligé de me référer à la fonction du cinéma dans mon enfance. C’est avant tout une distraction. C’est très proche des contes, des récits ou des lectures que l’on peut faire quand on est enfant ou que vos grands-parents vous ont faits. Cela éveille l’imagination. On est tout à coup confronté à quelque chose d’absolument immense. J’ai ce souvenir de cette confrontation à quelque chose de gigantesque, à des images gigantesques. Sans pour autant les comprendre, elles sont fascinantes. La compréhension, l’analyse, la capacité de discrimination, viennent plus tard, petit à petit avec l’adolescence, la sexualité… Ce n’est pas la vie mais c’est comme la vie. Je rêvais du cinéma. Le cinéma c’est aussi pour moi une éducation sentimentale. C’est une expérience. Et je le rattacherais plus généralement à l’expérience artistique. Rentrer dans le cinéma c’est aussi sortir un peu de la société. On va au cinéma pour ressentir des émotions qui permettent d’étalonner l’instrument de mesure que nous sommes. Peu à peu, on peut alors créer des références que l’on peut échanger avec les autres. Tel ou tel filin vous marque… Vous avez envie de le partager… Vous vous reconnaissez à travers tel ou tel film avec d’autres ou vous vous distinguez des autres à travers le film. Je pense que les films comme les œuvres d’art sont des miroirs qui nous permettent de nous identifier.

C’est la raison pour laquelle j’ai toujours lutté, de façon extrêmement politique, pour que la liberté de création reste quelque chose de très protégé en France. Parce que j’ai le sentiment que cette liberté est de plus en plus mise à mal, d’une part par la morale classique et d’autre part, surtout par la société de consommation. L’art est de façon croissante en première ligne de la tentative de formatage et de remise au pas de tous éléments qui peuvent sortir d’une certaine norme. Cette norme n’étant pas édictée par les membres d’un complot universel, ni des moralistes ou une censure quelconque, mais bien plus par la résultante de forces d’une société qui tend de plus en plus à fabriquer des produits de grande consommation pour le plus grand nombre. La société étant actuellement consensuelle, on cherche des œuvres de consensus. Étant une industrie, le cinéma n’y échappe pas. Les productions artistiques et cinématographiques qui sortent de cette norme sont vécues comme suspectes et dangereuses. Le financement devient un véritable moyen de censure parce que le cinéma est financé par la télévision et que la télévision est normative. Face à la globalisation, à la mondialisation qui n’est qu’une gigantesque standardisation, l’artiste a automatiquement une position politique parce qu’il cherche justement l’émotion, l’extraordinaire, les limites. Il frise la perversion ; il voisine la folie, il essaie d’être unique, différent, singulier. Obligatoirement, à un moment, il sera pris dans un étau où deux volontés deviennent absolument opposées.

La situation du cinéaste est en passe de devenir de plus en plus paradoxale et complexe. Des clivages rentrent en ligne de compte ainsi que des paramètres qui sont ou ceux du prix, du coût des films ou l’appartenance et l’identification à un certain groupe ou sous-groupe. Les sauts qualitatifs sont extrêmement compliqués à réaliser. C’est-à-dire que si vous faites du grand spectacle, vous ne pouvez plus faire un cinéma plus intelligent sous peine de décevoir votre public. Il y a aussi le fait d’être français ou étranger. Mais fort heureusement la France reste encore l’un des seuls pays qui décerne des distinctions à des cinéastes étrangers. Tous les plus grands metteurs en scène qui ont dit des choses importantes ont été reconnus en France. C’est en France, par exemple, qu’en ce moment, et tous les jours de l’année, le filin de Kubrick 2001, Odyssée de l’espace regardé par 1000 personnes. C’est formidable. C’est en France que l’on a découvert Tarantino, Jarmusch, Lynch ou des metteurs en scène asiatiques, indiens…

A. : Le rapport de l’art et du commerce est l’une des questions que vous nous aviez adressée par le biais d’un de vos plus grands succès, Diva.

J.-J. B. : À l’époque, ce qui est extraordinaire, c’est que personne n’a vu que le film traitait de l’artiste alors que je me suis époumoné à le dire. Qu’y avait-il dans le film ? Il y avait la question de la société multiraciale, il y avait la rencontre du rock’n roll avec l’opéra. Il y avait la question du double, de la copie, de l’enregistrement, du piratage et de la voix. Cela n’a intéressé personne. Le film traitait du rapport de l’artiste avec le monde des marchands. C’est intéressant car la seule préoccupation des producteurs, préoccupation qui d’ailleurs a généré un véritable combat entre nous, fut de supprimer cette phrase du film : « C’est au commerce de s’adapter à l’art et non pas à l’art de s’adapter au commerce ». J’ai refusé parce que dès le départ, je savais que c’était l’une des phrases les plus importantes du film. Mais Diva parle aussi de technologie et de la révolution technologique. Pour faire un enregistrement, il faut que ce soit technologiquement possible. Quand on le regarde maintenant, on s’aperçoit du saut technologique extraordinaire que l’on a fait en quelques années. Aujourd’hui, il y a Napster et le piratage officiel sur Internet. C’est devenu une industrie. À l’époque du film, c’était Taiwan ou les méchants chinois. Or nous savons que l’industrie du piratage est devenue quelque chose de colossal. En ce sens Diva reste un film extrêmement moderne. Sans prétention, j’ai le sentiment d’être un peu visionnaire. Je vois clairement quelque chose de mon époque. Ou alors je suis plutôt de mon époque et beaucoup de gens ont une guerre de retard. Quand De Gaulle dit qu’il faut des chars, au moment où il le dit, il a raison. Ce sont les officiers généraux du haut commandement qui veulent s’enterrer et qui sont encore en 14-18. Il n’est donc pas visionnaire, il est de son époque. Il doit y avoir un autre mot pour exprimer cela ou alors il faudrait tout décaler. Turner est visionnaire car il invente un truc qui n’est pas de son époque.

A. : La question du temps est quelque chose qui se formule dans vos films. Le rythme des images… Qu’est-ce que le présent ? Qu’est-ce que cette chose que l’on appelle le présent ? Être de son époque ? Suis-je là au moment où je pense y être ?

J.-J. B. : C’est une sacrée question que vous posez là. Je pense que ce qui fait œuvre d’art, c’est sans doute quelque chose qui, à un moment donné, saisit quelque chose dans un drôle de temps. C’est-à-dire que les trois quarts des gens voient la vie avec les lunettes du passé. C’est-à-dire avec les lunettes de leur histoire. Effectivement, visionnaire n’est pas forcément synonyme de celui qui voit l’avenir. C’est celui qui réussit à enlever ou à faire trembloter les lunettes de sa propre histoire. Parfois, par bonheur, quelqu’un arrive à aller un peu plus loin que les lunettes de sa propre histoire et s’affranchit un petit peu plus du passé.

Si la question du temps est très présente dans mes films, c’est aussi justement parce que je ne sais pas tout à fait où je suis. C’est là qu’il faut peut-être parler de l’inconscient. Je vais faire référence à André Green qui, lors d’une interview, rappelait une phrase de Freud, phrase qui est l’une des plus importantes de ma vie : « L’inconscient n’est pas du temps, l’inconscient est hors du temps. » Ce n’est pas du passé, ce n’est pas du présent, ce n’est pas du futur, mais ça a une existence. Je connaissais cette phrase mais ce n’est que depuis très peu de temps que je l’ai entendue. Ce fut une révélation. Impossibilité de vivre le moment même… Je me suis dit, mais alors, ça ressemble beaucoup à la mort. Sauf que la mort c’est l’inconnu absolu, personne ne sait ce que c’est. Alors que l’inconscient, lui, il se manifeste, nous le percevons, il a une existence, nous pouvons tenter de l’analyser.

A. : Ne peut-on pas voir un rapport entre ce que vous avez dit tout à l’heure au sujet de la société de consommation et la mort ?

J.-J. B. : Justement, la consommation c’est le mouvement perpétuel. La consommation, c’est l’infantilisation, c’est traiter l’acheteur comme un enfant. C’est jouer avec son désir et surtout le gratifier perpétuellement, pratiquement sans interdits. Je crois que des générations d’hommes de marketing ont rêvé du produit universel qui allait gratifier le plus de monde possible dans un laps de temps le plus court possible. Et en définitive, la résultante de toutes ces pensées convergeant vers la même chose, est que nous sommes arrivés à quelque chose de mieux, de plus fou encore : le formatage du client. Formater son goût! Il demande ce qu’on lui fabrique. C’est l’acheteur qui est formaté ! Je pense que l’artiste fait partie de ces gens qui ont pris le maquis. Ce sont des dissidents. Le problème actuel des artistes est de se situer dans ce rapport de collaboration ou de résistance. C’est valable aussi pour les journalistes, pour les hommes de pensée… Aujourd’hui on ne peut être que dans la dissidence ou dans la collaboration. Difficile d’être sur le fil du rasoir. Combien de fois m’a-t-on conseillé d’accepter les propositions de Hollywood : « Tu acceptes de faire un film, ils ont envie que tu travailles pour eux, tu prends un gros salaire et ensuite tu pourras faire le film que tu as envie de faire… » Ce n’est pas vrai car lorsqu’on mange avec le diable, il vous entraîne et vous ne pouvez plus vous en sortir. Parce qu’il va y avoir l’argent, la sollicitation, la griserie. C’est peu à peu la perte des relations avec le monde réel pour rentrer dans celui de Hollywood. C’est-à-dire un monde du caprice, de l’infantilisme et de la monstruosité. Je crois que tous ces gens sont devenus des Néron qui ont droit de vie et de mort et dont les caprices deviennent effroyables. C’est une société dont l’immaturité amène aux débordements les plus fous et aux choses les plus effroyables.

A. : C’est dans un tel contexte que vous faites un film sur la psychanalyse?

J.-J. B. : Ce n’est pas un film sur la psychanalyse, mais un film dont le personnage principal est un psychanalyste. On parle de psychanalyse, mais ça reste avant tout un divertissement. C’est un thriller. On a dit beaucoup de choses à propos de la sortie de ce film. Beaucoup de gens s’inquiétaient de me voir faire un thriller sur fond de psychanalyse : trop intellectuel donc « prise de tête ». C’est effroyable comme on vous catalogue…

Mercredi dernier, la sortie de La tour Montparnasse infernale a fait 35 000 entrées. C’est ce type de public qui vient actuellement au cinéma. Il est clair que ça n’est pas ceux-là qui vont aller voir Mortel transfert.

A. : Vous n’aviez plus réalisé de long-métrage depuis maintenant huit ans. Comment vous est venu l’idée de faire un thriller avec un psychanalyste ?

J.-J. B. : Je me suis arrêté de faire des films de cinéma pendant des années à la suite d’un blocage, d’une sorte de dépression: Je ne me sentais plus aucune fonction dans le cinéma. J’ai eu une perte de libido pour faire des films. Car il faut avoir du désir pour faire un acte artistique. C’est un acte de désir. Il faut avoir envie de quelque chose ou de quelqu’un, d’une histoire ou d’un sujet. Je n’avais plus envie de rien, rien ne m’intéressait plus. Tout me semblait trop lourd, trop dur. C’était donc lié à un contexte et objectif et subjectif personnel. Là-dessus s’est greffé le décès de ma mère qui fut un grand choc, inattendu, qui m’a laissé sonné. Mortel transfert est donc le premier film après la mort de ma mère.

Paradoxalement, lorsque je ne faisais plus de film, j’ai réalisé des documentaires. Un documentaire sur l’abandon des enfants en Roumanie, un reportage sur la jeunesse japonaise dans l’addiction au virtuel. Je suis allé produire un documentaire sur les unités de soins palliatifs. Un autre, magnifique, Assigné à résidence. Je pense que c’est ce que j’ai fait de mieux parce que cela m’a probablement complètement échappé. C’est un documentaire sur Jean-Dominique Bauby, qui atteint de « locked-in syndrom » avait écrit un livre Le scaphandre et le papillon en battant d’une paupière.

Pourquoi faire un thriller sur la psychanalyse ou plutôt sur un psychanalyste ? Il ne faut pas oublier que chaque film s’inscrit dans l’histoire personnelle du cinéaste. La psychanalyse m’a toujours passionné. Quand je faisais mes études de médecine, j’avais envie de devenir psychanalyste. J’avais pourtant envie, en même temps, de « faire chirurgien ». Deux choses qui sont complètement différentes, enfin qui peuvent paraître différentes. J’ai commencé une psychanalyse vers 23 ou 24 ans, mais le temps que me prenait la réalisation des films m’a contraint à abandonner. Puis, il y a quelques années, la profonde crise après le deuil de ma mère, m’a ramené à la psychanalyse. Vingt ans après, je suis retourné voir le même psychanalyste. C’est quand même extraordinaire de reprendre vingt ans après avec le même. C’est dans ce contexte que j’ai lu Neutralité malveillante de Jean-Pierre Gattegno. Je trouve formidable cette histoire d’un psychanalyste entraîné dans une affaire de crime par un pervers « serial killer ». J’ai voulu acheter les droits pour en faire l’adaptation mais c’était trop tard. Francis Girod est passé plus tôt pour obtenir les droits et c’est lui qui a fait le film. Je n’aime pas ce film parce que je pense qu’il est sur-joué et que le tueur n’est pas fascinant. Au cinéma, si un tueur n’exerce pas de fascination sur le spectateur, ce n’est pas un tueur. Anthony Hopkins est fascinant dans Le silence des agneaux. C’est un très grand acteur, il a un charisme exceptionnel. Il nous fait peur aussi dans ce film parce qu’on lui prête une intelligence hors norme. Il incarne aussi probablement quelque chose de la mort ou d’une mise en danger dès qu’on s’en approche.

Plus tard, Jean-Pierre Gattegno m’a envoyé son livre suivant, Mortel transfert. J’ai tout de suite acheté les droits.

A. : Un grand acteur, est-ce quelqu’un qui sait jouer la mort ? Ou est-ce de pouvoir incarner dans son jeu quelque chose que l’on n’arrive pas à représenter ?

J.-J. B. : Oui, je crois. J’ai découvert ça à la suite du décès de ma mère et aussi parce que l’idée de la mort, à ne pas confondre avec le vieillissement, est une préoccupation personnelle. Et puis aussi la psychanalyse m’a appris qu’on pouvait faire la confusion entre la mort, la castration et l’abandon. Enfin la frontière est floue et je ne suis pas certain d’être toujours moi-même dans cette ambiguïté, dans cette difficulté à discerner exactement l’un de l’autre.

On ne peut pas représenter la mort. C’est comme Dieu, c’est forcément quelque chose qui est de l’ordre du concept. Cocteau disait quelque chose comme ça : « L’artiste peint la mort en marche. »

A. : La mort est dans Roselyne et les lions ; c’est La jeune fille et la mort.

J.-J. B. : C’est tout à fait vrai. D’ailleurs à un moment, Roselyne regarde le tableau La jeune fille et la mort.

A. : Lorsque l’on regarde vos images, on est frappé par leur étonnante et étrange beauté. Mais il semble que ce voile de la beauté, ce vernis de l’esthétique n’est en somme que le masque qui est destiné à recouvrir l’horreur la plus crue. On ne sait pas trop si la beauté vient voiler l’horreur ou la dévoiler. Étrange proximité de la beauté et de l’horreur qui n’est pas sans nous rappeler cette phrase de R.M. Rilke : « Le beau n’est jamais que le début de l’effroyable … »

J.-J. B. : Oui, c’est tout à fait exact. Essayer de la cacher ou de la dévoiler… Je suis toujours resté dans un cinéma « esthétisant » puisque l’esthétique est pour moi très importante. Pour Mortel transfert, en dehors de faire des entrées, de séduire le public et de faire un bon film, j’avais l’ambition qu’il soit authentique au niveau de l’ambiance d’un cabinet de psychanalyste. Cette recherche esthétique est une recherche de distance par rapport à la réalité. C’est une sublimation, une hypertrophie. La relation avec le beau est quelque chose de très complexe. Le beau est hors des normes. Les gens beaux, ce sont les acteurs. Ce sont des gens qui ne sont pas tout à fait dans la société. Mais esthétiser le monde, c’est aussi lui donner une représentation idyllique. C’est cela aussi le cinéma. Champ, contrechamp. Le choc des images. Ça va au-delà du récit, au-delà de l’histoire.

A. : Nous sommes tous plus ou moins friands d’histoires au cinéma. C’est sans doute important mais ce qui nous intéresse dans votre cinéma, c’est l’existence d’un monde au-delà de l’histoire. On prend conscience de ce monde derrière, beaucoup plus fugace, moins tissé, que l’on n’attrape pas et qui finalement est plus effrayant.

J.-J. B. : Qu’est-ce qu’une bonne histoire ? Les rapports que j’entretiens avec l’histoire sont d’attirance et de répulsion. Je ne supporte pas les gens qui disent qu’un bon film, c’est une bonne histoire. Non, ce n’est pas suffisant. Il est impossible de raconter les histoires des films de Fellini, de Kubrick ou de Bergman. Beaucoup de très grands cinéastes ne racontent pas d’histoires. Ça va bien au-delà de ça. C’est un univers dans lequel l’histoire n’est qu’une des composantes. C’est comme l’inconscient et l’histoire. L’inconscient n’a pas d’histoire. Que l’inconscient raconte des choses, transmette des sensations, certainement. Il y a des lignes de force, des constantes, etc. Mais ça ne va pas d’un point A à un point B. J’ai l’impression qu’à travers l’histoire, c’est ce besoin de rationalité que les gens cherchent et c’est précisément pour cette raison que l’on déteste tant la psychanalyse. Elle effraie toutes ces personnes qui veulent du concret, du sérieux, du contenu et du pragmatisme qui va d’ailleurs de pair avec le totalitarisme et le fascisme. Toutes ces choses que l’on ne peut vérifier, tout ce qui est impalpable est vécu comme horrible et insupportable pour la plupart.

René Char disait : « Un artiste n’est pas tenu à laisser des preuves mais laisser des traces. » Une preuve, c’est scientifiquement démontrable, alors que les traces, c’est beaucoup plus informe. Pour moi, laisser des traces c’est quelque chose qui me permet d’aller vers quelque chose. C’est la différence entre une croyance, un savoir et une connaissance. La psychanalyse n’est pas un savoir mais une connaissance.

Dans l’art, il y a une obligation de moyen mais pas de résultat. Pas de preuves mais des traces. L’obligation de résultat, c’est l’industriel qui y est tenu mais pas l’artiste. Et d’ailleurs où est la vérité en art ? En science, il y a des vérités qui sont démontrables, vérifiables et reproductibles. En art il n’y a pas de vérité.

A. : Dans vos films, il y a d’un côté l’énigme et puis d’un autre côté, il y a autre chose qui n’est plus du tout du registre de l’énigme et qui court dans les couleurs, dans les cadrages… Dans Mortel transfert, vous nous présentez un psychanalyste avec des chaussettes rouges…

J.-J. B. : Beaucoup de gens m’ont parlé des chaussettes rouges. J’ai dit qu’il y avait plusieurs explications, parce que je crois que l’œuvre est un objet de notre création, mais en même temps on en est aussi le jouet. Elle nous dépasse. J’ai voulu que le psychanalyste soit en noir parce que c’est une mode vestimentaire qui n’est à vrai dire pas si commune mais je trouvais nécessaire qu’il ait des chaussettes rouges parce que c’est un trait de caractère qui le faisait sortir de l’anonymat. C’est la petite lumière rouge qui montre un peu de sa fêlure. C’est par ce qui donne prise sur quelque chose de lui, qu’à un moment, un patient va pouvoir se séparer de lui. Parce que quelque chose vient trouer sa soi-disant neutralité. Mais je me demande aussi si ce n’est pas un piège tendu à sa patiente pour qu’elle le remarque et elle le lui fait savoir lorsqu’elle lui dit: « … avec vos chaussettes rouges». C’est comme si elle le niait et le réduisait finalement à des chaussettes rouges, à un objet.

Il y avait en outre dans mon esprit la volonté d’avoir une tâche de couleur qui allait signaler ses pieds, et donc les matérialiser, dans la partie basse du décor. C’est à la fois un stratagème et un choix de couleur qui comme tous les choix de couleurs est très mystérieux. Les choix de couleurs vont pour moi de la phrase de Picasso qui disait : « Aujourd’hui, je n’ai plus de bleu, je prends du rouge », au fait que les couleurs sont des longueurs d’ondes qui répondent à un ajustement précis d’un tropisme qui nous est très personnel. Car au fond, je ne sais absolument pas quel rouge vous voyez. Je ne sais absolument pas quelles couleurs vous voyez. Moi je la vois comme ceci, mais vous, vous ne voyez peut-être pas la même. La couleur qui me plaît n’est peut-être pas celle qui vous plaît. Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas comme on dit. Il ne faut pas non plus oublier toute la symbolique des couleurs. C’est magnifique de se pencher sur la signification des couleurs et des pigments, dans les tribus, dans les religions… Les couleurs ont une importance capitale dans mes films. C’est là-dessus aussi qu’un certain nombre de critiques ont voulu me nier. Ceux-là mêmes qui n’ont, ni compétences picturales, ni graphiques, ni photographiques et qui ne savent parler que des concepts, des histoires et qui ramènent les scénarios à une narration plus ou moins habile.

A. : Et dans les cadrages ?

J.-J. B. : Il y a une adéquation qui me plaisait dans Mortel transfert. C’était ce psychanalyste obligé de passer à l’acte. C’est-à-dire un être humain qui sortait du cadre de l’analyse, au propre comme au figuré. Car qu’est-ce que je fais ? J’essaie de mettre les choses dans un cadre, de les faire tenir dans un cadre. La persécution que je subis à longueur de journée, c’est celle de cette assignation à une tâche que je ne maîtrise jamais. J’essaie de mettre dans un cadre quelque chose qui m’échappe de manière perpétuelle. Comme lorsque je vous parle, je cours après ce que je veux dire et qui m’échappe continuellement. Je souffre de ce malaise et je le mets dans mes films. Je l’ai dit, le lieu géométrique d’un film n’est pas nécessairement l’histoire. Il y a les couleurs, les sons… Je pense que le cinéma est un lieu d’imaginaire pour le spectateur qui ne vient pas uniquement regarder « quelque chose », sauf dans un certain nombre de films hypnotiques qui empêchent de penser. Dans ces films, on est pris dans une suite de stimuli dont on ne peut se sortir. On est, c’est le mot anglais qui me vient, « mesmerized ». À la sortie de la salle, on se réveille, on ne se souvient de rien, on n’a rien vu.

A. : « Mesmerized », de Mesmer, l’inventeur du magnétisme animal. Convocation d’une force invisible ? Vous avez fait référence tout à l’heure à Anthony Hopkins et au pouvoir de fascination qu’il exerçait sur les spectateurs dans Le silence des agneaux. Pourquoi est-il finalement si fascinant ?

J.-J. B. : J’ai dit tout à l’heure que c’est un acteur d’un charisme extraordinaire mais ça ne suffit pas. Difficile de répondre comme ça. Il est fascinant parce qu’on ne le cerne pas, on ne cerne pas sa pensée… Impossible de savoir où il veut en venir. On pourrait dire qu’il n’est pas entier, il n’est pas d’un seul morceau. Il est schizophrène ? Il est psychopathe ?

A. : Peut-on réellement dire que Hopkins joue un personnage dans ce film ? Ou alors peut-on dire au contraire qu’il incarne deux courants qui ne sont pas unis ? D’une part, il est mû par la dévoration de chair humaine, de l’autre, il demande à Jodie Foster qu’elle lui raconte absolument tout.

J.-J. B. : En tout cas, il incarne quelque chose de fondamental. Une pulsion ? C’est un personnage au sens d’un personnage pulsionnel ? Il n’est pas encombré par la censure. On l’envie presque de ne pas avoir de culpabilité.

A. : Avec Diva, vous avez réussi à faire un film dont le personnage principal est une voix. À la limite, aucun des acteurs n’apparaît comme un personnage du film. Il y a un seul personnage, c’est la voix. D’ailleurs lorsque vous parlez à quelqu’un de Diva, il se met à chantonner.

J.-J. B. : On n’aura jamais autant écouté la Waly. C’est un air d’opéra qui a été redécouvert grâce au film alors qu’il était connu depuis bien longtemps. Il revient à chaque moment, c’est un leitmotiv. Pour les plus méchants, ils diront que c’est un jingle.

A. : Vous évoquez la question de la culpabilité.

J.-J. B. : Mortel transfert est un film qui parle aussi de la culpabilité. La psychanalyse vise aussi à se débarrasser d’une bonne partie de cette culpabilité, de cet oedipe, de ces sentiments de culpabilité que l’on a pu avoir et ressentir, de ces sentiments de transgression que l’on a pu avoir.. . Cette culpabilité qui encombre le logiciel et qui vous amène à dysfonctionner. C’est passionnant. C’est pour cela que je ne peux concevoir que l’on nie la psychanalyse. C’est un déni d’humanité, un déni de vérité. L’inconscient, ça existe. Ne pas le voir, c’est nier une réalité.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire de crime ? C’est le passage entre le sens propre et le sens figuré que j’ai trouvé magnifique dans l’histoire de Mortel transfert. L’analyse passe son temps à faire des sinusoïdes entre le sens propre et le sens figuré, entre le mot et sa signification. Je trouvais que cette histoire avait une forme de perfection. Qu’il y avait un certain nombre de petites intrigues qui se bouclaient toutes et qu’elles avançaient toutes dans une direction. Parler pour une fois de quelque chose que je connaissais est au fond ce qui m’a séduit. Mais je me suis arrêté à des choses très simples qui sont le rituel de la cérémonie. Entrer, bonjour, s’allonger, les premiers mots qui viennent ou qui ne viennent pas, le silence, l’écoute. Cela me semblait important de bien le décrire. Et finalement cette histoire de crime n’est jamais qu’une grande métaphore, une mise en scène métaphorique de ce qui n’est littéralement pas filmable. J’ai été tenté de faire ce film, même si je n’ai pas tout à fait réalisé le film que je voulais faire. Je crois fondamentalement que le film que l’on veut faire n’est pas le film que l’on fait. Et l’on ne fait pas le film qu’on voulait faire. C’est comme Christophe Colomb qui part découvrir les Indes et qui découvre l’Amérique. Il y a une dérive perpétuelle qui est celle de la première pulsion, de la première image jusqu’à l’image complexe qui n’a pas cessé de se diviser, de progresser et d’avancer, qui ne va pas aller d’un point A à un point B mais qui va dériver. Il y a le cap initial et le cap de la dérive. C’est un calcul perpétuel.

A. : À l’époque de Freud, on a eu beaucoup de mal à traduire le mot allemand trieb. Il a d’abord été traduit par « instinct » qui fut une très mauvaise traduction. Il a enfin été traduit par « pulsion ». Mais saviez-vous que Lacan avait proposé de le traduire par « dérive » ?

Propos recueillis par Hervé Gisie et Marc Morali

« Frères humains… » Quand le monde actuel se métamorphose…

Introduire la parole, penser à la psychanalyse, n’est pas obligatoirement une mission de savant. Est-ce que la référence à la logique inconsciente ou à l’art du signifiant est de l’ordre des processus secondaires ?
S’est-on trop bercé dans la complexité théorique ? La question est double. L’analyste doit être capable d’épurer, voire d’apurer et d’autre part, il se doit de mettre sur le chantier une éternelle théorisation.
Je distingue théories et théorisation. Et ce d’autant plus qu’il faut savoir si entre l’un et l’autre se trouve branché un « parlêtre allongé » sur le divan.
La théorie dans la psychanalyse risque de s’endormir si le psychanalyste ne se réfère pas à la Règle Fondamentale[1]. Comment peut-on l’oublier ?
« Le discours ne s’associe pas à l’aventure… » disait Jacques Lacan[2]. Et voici que la confusion des registres apparaît à l’horizon.
N’a-t-on pas confondu « Liberté d’association » et Règle Fondamentale ? Il faut dire que l’inventeur de la psychanalyse ne nous a pas facilité la tâche. Essayez de vous y retrouver dans les Études sur l’hystérie[3] et dans « le cas Dora[4] ».
Eh oui, Sigmund Freud a débuté par l’hypnose, mais s’agissait-il d’une hypnose jacksonienne ou de celle de Chertok[5]. On se perd en conjecture si on se montre incapable d’historiser le devenir de la diachronie de la psychanalyse.
Comment vous repérez-vous dans les mouvements de bascule de la théorie analytique ? On a perdu beaucoup de didacticiens, on a connu de grands théoriciens, mais leur portée ne peut s’adresser qu’à ceux qui ont trempé dans les méandres du domaine. Mais alors, comment peut-on enseigner la psychanalyse ? Faut-il des instituteurs à différents niveaux, de bons scolaires sans fantaisie ?
Jacques Lacan a mis du temps pour répondre à ces questions mais, malgré les apparences, il a fini par y répondre clairement (voir Transmission des Lettres de l’École Freudienne).

Pour résumer il n’y a de transmission de la psychanalyse que par le Divan ; à chaque analysant d’inventer la psychanalyse à partir de son expérience singulière.
Question : Peut-on transposer les inventions qui ont pu avoir lieu à l’École Freudienne de Paris dans le contexte actuel, où la cure analytique est, aujourd’hui, oubliée, rejetée, condamnée… ?
Je ne le pense pas !
Le plus souvent on a oublié la psychanalyse et la difficulté serait de savoir de quel oubli il s’agit. On ne peut aujourd’hui rencontrer l’inconscient freudien que dans les effets de « non-mode », dans des rencontres traumatiques ou parce que l’on a déjà tenté toutes les techniques de la suggestion hypnotique. Peut-être que les poètes ainsi que les philosophes ont eux croisé les folies.
Je pense qu’il faut aujourd’hui avoir croisé un psychanalyste.
Qu’est-ce à dire ? Il faut avoir croisé quelqu’une ou quelqu’un qui nous a confronté à une pluralité de discours ou qui nous a lâché une interprétation « qui nous a parlé ».
Mais encore ? Quelqu’un qui, à partir du manifeste de votre discours, vous a restitué un contenu latent. Peut-être plutôt quelqu’un qui vous en « dégomme » une signification, un sens auxquels vous teniez. Disons-le autrement : un analyste qui vous a levé une certitude.
Exemple : À l’époque de Lucien Israël arrivaient fréquemment en policlinique des parents qui consultaient en raison d’un(e) adolescent(e) qui se prétendait homosexuel(le) ou transexuel(le). Lucien Israël les écoutait longuement et il lui arrivait de conclure l’entretien en disant : « Ne vous inquiétez pas, votre enfant va certainement finir par se retrouver bisexuel. » « Encore », ajoutait-il à l’attention des jeunes collègues « si les parents ne sont pas trop paranoïaques ».
Je suis persuadé que ce type d’échanges s’avère aujourd’hui impossible, dans l’actualité des rapports à la sexualité et à la différence des sexes. Le monde est actuellement trop psychologique, comme l’ont fait remarquer Eva-Marie Golder et Jean-Louis Doucet-Carrière dans la dernière conférence de l’ASSERC[6]. Nous avons conclu à ce moment-là sur le fait que le technoscientisme informatique (individuel et collectif) converge vers une forclusion de l’imaginaire[7]. Hypothèse que nous mettrons à l’épreuve dans un autre texte.
Le monde actuel a-t-il réalisé un tournant psychotique ?

  1. Apertura, La règle fondamentale, volume 1, Paris, Springer Verlag, 1987 ; Jean-Richard Freymann, L’art de la clinique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013.
  2. Ornicar. n°17/18, « Introduction de Lacan à la section clinique de Vincennes ».
  3. S. Freud, J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 1971.
  4. S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.
  5. L. Chertok (1959), L’hypnose, Payot et Rivages, 1979.
  6. Conférence de L’ASSERC du 21.01.2022.
  7. J. Lacan, Le Séminaire, livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981.

Hommage à Jean-Jacques Beineix

Jean-Jacques Beineix, cinéaste populaire, atypique, indépendant et marginal, est mort le 13 janvier dernier à l’âge de 75 ans. Né à Paris le 8 octobre 1946, il s’est éteint à son domicile parisien des suites d’une longue maladie.

Après son bac philo au lycée Condorcet, il entame des études de médecine mais sans les finir. Il tente alors de passer le concours de la prestigieuse école de cinéma, l’IDHEC, qu’il rate de peu, et réalise des spots publicitaires mais renonce, parce que « c’est bien de mettre son talent au service de causes », mais la publicité, « ce n’était pas des causes. » Il apprit, par la suite, les rudiments de son art en tant qu’assistant réalisateur sous la férule de cinéastes exerçant dans des registres les plus divers (Jacques Becker, Nadine Trintignant, Claude Zidi, Claude Berri…).

Lui qui pensait qu’il y a un danger dans le succès et s’en méfiait, sa carrière cinématographique fut à l’image d’un feu d’artifice, flamboyant et éphémère. Il compte six long-métrages à son actif. En 1981, à 35 ans, Beineix sort son premier film, Diva, qui révéla Richard Bohringer et Gérard Darmon et connut un succès public après avoir reçu quatre récompenses aux Césars. Suivit un deuxième, La lune dans le caniveau (1983), avec Gérard Depardieu, Nastassia Kinski et Victoria Abril, dont il se souvient surtout avoir été assassiné par la critique et insulté à Cannes. Puis un troisième, 37°2 le matin, en 1986, où il connaît la consécration et qui devint un film culte des années 80 en mettant en scène une histoire d’amour destructrice et de folie qui révéla aux yeux du public une jeune actrice inconnue, Béatrice Dalle, jouant aux côtés de Jean-Hughes Anglade.

Par la suite, sa carrière ne connaîtra plus jamais les mêmes sommets commerciaux et les films suivants se soldent par des échecs : Roselyne et les lions (1989) avec Isabelle Pasco et IP5– l’île aux pachydermes (1992) qu’il considérait comme son « meilleur », et le dernier d’Yves Montand, mort à la fin du tournage. Puis, à la suite d’« une chute de désir pour faire des films » et au décès de sa mère, plus rien, pendant 9 ans, jusqu’à Mortel transfert (2001), un « thriller psychanalytique » comme il aimait à le répéter, qui est en France un désastre commercial et un gouffre financier qui finit par le ruiner. Ce dernier long-métrage tout en second degré dans l’esprit de son réalisateur a cependant beaucoup plu en Russie et aux États-Unis où le public a beaucoup ri affirmait Beineix, regrettant qu’au pays de Lacan, on n’ait pas fait preuve du même sens de l’humour.

Préférant se consacrer à d’autres activités, il ne tournera plus que des documentaires (Les enfants de Roumanie, Assigné à résidence, Place Clichy sans complexes, Otaku : fils de l’empire du virtuel, Loft Paradoxe, Les Gaulois au-delà du mythe) sous la bannière de sa société de production indépendante, Cargo Films. Peintre et pianiste à ses heures, il fera encore une incursion remarquée au théâtre en signant une pièce sur Kiki de Montparnasse en 2015 et se tournera vers la littérature avec son très réussi premier roman, Toboggan (2020) : « Le roman, c’est le seul endroit de liberté qui me reste », confiait-il.

***

En 2002, Marc Morali et moi-même, avions profité de la toute récente sortie de Mortel transfert pour aller interviewer Jean-Jacques Beineix dans ses locaux à Paris. Nous lui avions demandé ce qu’était pour lui la fonction du cinéma, d’une image, d’un film… Nous l’avions encore interrogé au sujet du rapport de l’art et du commerce et de la société de consommation, sur le statut de la création artistique et de l’œuvre d’art, sur son rapport à la psychanalyse car il avait repris une cure analytique…

Il nous avait beaucoup parlé de temps, de rythme, de désir, de l’inconscient mais aussi de son rapport à la mort et à la pulsion. Nous étions encore revenus longuement sur son premier film, Diva, qui n’avait finalement qu’un seul personnage principal : la voix…

En republiant ici l’intégralité du texte de l’interview paru dans le numéro 17 de la revue Apertura, nous voulons rendre un dernier hommage à cet artiste farouchement attaché à son indépendance pour garantir sa liberté créatrice et qui nous confiait tout à la fin de l’entretien : « Je ne peux concevoir que l’on nie la psychanalyse. C’est un déni d’humanité, un déni de vérité. »

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À quand la fin des haricots ?!..

« Être » psychanalyste n’empêche pas de se poser des questions idiotes : y a-t-il un risque que l’être humain s’arrête de parler, ne sache plus parler ?
Je veux dire, un risque que l’être humain n’ait plus accès à l’ouverture possible par la parole, cet endroit où quelque chose – on ne sait trop quoi, et peu importe – se dit, peut s’entendre. Un risque que l’être humain se retrouve enfermé dans des discours ficelés, univoques, mécaniques, réduits au communicable et au consommable ?

À ma décharge, ce n’est pas à n’importe quel moment que la question m’a traversé l’esprit. Fin de longue journée de consultations, un jour gris, froid, d’un hiver interminable – ne dure-t-il pas depuis deux ans à présent, notre étrange hiver de la pensée ?
Lorsque le psychanalyste ne trouve pas sa position dans son fauteuil, lorsque sa pensée est engourdie, la série des discours de ses analysants/patients peut avoir des effets indésirés, indésirables. Par exemple, la sédimentation de la vase des discours ambiants, charriée par les vagues de la parole de chaque analysant.
Il faut le dire, tout de même : l’époque, et ses discours ambiants, exhalent des relents de marécage. Menaces en tous genres, seules réponses en termes budgétaires et sécuritaires : maître mot, l’argent. Ou plus précisément, la nuance est d’importance, mot dictateur, l’argent.
Les relents marécageux infiltrent le discours de chaque analysant/patient, bien malgré lui. Fin de longue journée de consultations, des couches successives de vase se sont sédimentées. Alors la question s’insinue dans mon esprit envasé : à force de sédimentation, la parole au sens de l’ouverture ne risque-t-elle pas de mourir écrasée sous la chape de roches en formation ? Risquons-nous d’oublier que nous sommes humains ? L’époque atteint-elle des sommets d’inhumanité jusque-là inégalés ? La dictature d’un mot peut-elle figer à jamais la danse de tous les autres ? Sommes-nous en train d’atteindre un point de non-retour, sommes-nous entrés dans une époque qui interdit tout espoir ? – oui, la journée avait vraiment été longue…

Trêve de « fin des haricots » !
L’époque n’est pas glorieuse, certes.
Mais, et la psychanalyse nous le fait entendre, la question de l’oppression est intemporelle : la dimension de l’oppression elle aussi fait partie de l’humain… Pouvoir, abus de pouvoir, discours qui impose un sens – combien illusoire soit-il -, ces mécanismes font partie de l’humain aussi, font partie des mécanismes de la parole.
À vrai dire nous ne pourrions pas même nous en passer totalement – comment vivre sans aucun sens, même illusoire ? Un pouvoir d’oppression existe en chacun de nous, et il s’exerce d’abord à l’intérieur de nous-même : aliénation et dans le même mouvement construction psychique, et séparation, si le sujet en trouve les voies. L’oppression s’exerce sur nous-mêmes et/ou sur les autres – en certains plus cruelle qu’en d’autres. La séparation, la désaliénation (relative) restent à conquérir : affaires singulières, affaires de transfert à un Autre non écrasant, affaires de psychanalyse… (et d’art et de rencontres, parfois ?..)

La parole comme ouverture est une perpétuelle révolte, une rébellion constante, une résistance en acte. « Frères humains », rappelle Jean-Richard Freymann ; amis résistants, ai-je envie d’écrire, haut la parole !

L’offre analytique ?

Le psychanalyste fait une offre déroutante à l’individu moderne : un cheminement singulier contre vents et marées… Contre les attentes familiales et contre les attentes sociétales… L’analysant creuse un sillon plus proche de son désir. Chaque époque conditionne des attentes, des demandes, des pensées et des impensés ! Conditionnement véhiculé par les discours ambiants… et leurs soubassements ! L’individu y est aliéné, mais le sujet s’en décolle en parlant à un analyste.

L’analysant sort du carcan environnant et s’autorise une voix propre. Prenons l’exemple du temps et du rapport à la temporalité. La déroute que rencontre le sujet qui s’ose à la parole est de nos jours d’autant plus intense que nous sommes conditionnés socialement par la vitesse, l’immédiateté, la précipitation. Car la temporalité, ou plutôt les temporalités qu’ouvrent la cure, dénotent avec les temporalités modernes. Entre l’atemporalité de l’inconscient et la précipitation quotidienne, l’exigence d’immédiateté, la connexion constante (téléphone, mail..), il y a un gap qui se creuse de plus en plus.

La frustration naît de ce gap entre une demande ressentie comme besoin, car présentée comme telle par la société et son impossible satisfaction. Ceci pousse l’analyste à repenser la temporalité dans sa pratique. Une ouverture possible du patient vers l’analysant dépend justement en partie de l’art de l’analyste à faire avec des temporalités différentes. L’accroche ou non de certains patients qui viennent vous voir, dépend de votre conception du temps en analyse !

« Qu’est-ce que la psychanalyse aujourd’hui? », entendis-je lancé lors d’une réunion FEDEPSY. Ah voilà une question passionnante qui doit nous pousser au travail ! Les séminaires, cartels, conférences, congrès, etc. sont autant de lieux qui « perlaborent » ce point. Les textes fondamentaux y sont repris. Ils sont réinterprétés au regard de nos pratiques actuelles. Donc, inévitablement, au regard du monde dans lequel nous vivons. Quels sont pour vous les fondamentaux, les invariants, de la psychanalyse ? Et quelles variations inévitables notre société forcent à penser, à pratiquer ?

Je vous donne un tuyau : votre cure, et celles de vos patients, indiquent ces deux dimensions. Les variantes souvent se déconstruisent, chutent parfois, au fur et à mesure de la cure. Bien que leur ténacité fait symptôme. Les invariants relèvent plutôt d’un réel, d’un trou de savoir, inaccessible autour desquels nous tournons ! Portons une attention flottante, ou plus justement une « égale attention » (traduction plus juste), à ces deux dimensions dans la clinique, qui nous guideront vers la poursuite d’une psychanalyse vivante !

« Quoi ma Demande, qu’est-ce qu’elle a ma Demande ? »

Echos et prolongements au texte de Martin Roth, « propositions actuelles et inactuelles à l’orée de 2022 »
« Faire écho », donc et plutôt « faire court », aussi. Un « court écho » n’est pas une mince affaire…

Echos

Mais allons-y. Ne serait-ce que pour faire résonner d’emblée cette première formulation « la demande est la partie dicible de la métamorphose d’un désir empêché ». Pas mal, non ? La faire ressortir pour la prolonger et avec elle, ce trait d’un « bien dire », qui soutient le texte de Martin et cette contribution à la transmission de l’expérience analytique, son frayage dans un contexte actuel parfois hostile, souvent encombré, ou comme il le dit, annoncé bouché, fini, incertain. A ce titre, il témoigne là d’une forme de tranquillité sur le devenir de l’analyse en tous les cas, « tant qu’il y aura des analystes » et sans rien perdre de lâcher sur la parure classique de la névrose et de la demande : tant qu’il y aura des analystes en mouvement, capables peut-être de s’assurer à l’inaliénable et au propre de leur champ et de leur objet pour supporter le deuil d’un âge d’or révolu, la nouvelle donne de la transmission, pour se cogner aussi parfois, certains règlements de compte, dévoiements, certains désirs d’effacement ou d’éradication de la psychanalyse dans l’air et les miasmes du temps.

L’éthique du bien dire n’étant pas qu’une simple émanation du dandysme de Lacan et de son admiration pour Baltasar Gracian, mais bien un point de repérage pour la pratique psychanalytique, et notamment pour la transmission et la passe, dans le mouvement du Séminaire VII, Lacan ayant traversé et repris le leg de l’éthique antique arrimée au mirage d’un Souverain Bien, une fois repéré l’ancrage surmoïque de l’interdit ou sadique de l’impératif catégorique kantien, une fois traversée le réel de la division subjective, qui impose à l’être humain cette condition du langage, la loi du signifiant, qui le constitue comme parlêtre manquant à jamais de réponse et de complétude, l’éthique du bien dire est un effet de trouvaille d’une libération subjective, signale une disponibilité du sujet de l’énonciation, libre d’un dire qui recrée et déjoue le sens qui voulait le déterminer, la voix surmoïque ou « le désir empêché ».

Et tout cela, quelle que soit la gueule de la Demande, nous dit Martin, à sa manière. Où l’éthique psychanalytique croiserait l’éthique médicale, au lieu de la « clinique » ? « Au chevet de chaque patient », sans jugement ni discrimination. « Au chevet de chaque patient », ce n’est plus directement le discours aux sept voiles, labyrinthique, évitant de la « bonne vieille névrose » que l’on rencontre, mais tout de même, dit-il « l’inévitable névrose infantile » parfois directe, virulente, au pied de la lettre, à l’heure d’une tendance lourde à la confusion entre le Sujet et le Moi ? Moi, ma liberté, moi et mon droit individuel autoproclamé en groupe, comme si c’était un état de fait qui n’avait pas son histoire, ses libérations, ses luttes, son héritage. Réaction épide(r)mique à cette drôle d’actualité où l’affirmation de l’« il y a »- ou pas, a été tellement tordue dans tous les sens, prétexte à restrictions – « pas plus de lits, pas les moyens ». Qu’il y ait ou pas dépend-il d’un fait naturel ou d’un choix de société ? Jeu de dupe poussé à l’absurde au point que savoir et vérité se confondent au regard d’un Autre trompeur, là où le seul point d’appui devient de pure conviction, « moins je le sais, plus j’y tiens »

Pour en revenir à ce que fait résonner ici Martin : en effet, ce n’est pas comme s’il y avait eu un jour une demande idéale ou une demande type. Un analysant « tout indiqué » pour lequel on tolérerait que la psychanalyse continue à exister ?

L’occasion de rappeler à quel point c’est en se prenant lui-même et constamment à contre-pied qu’évolue Freud, à sans cesse repartir de ses manques et limites, il parvient à ne pas s’enfermer. A ne pas livrer la psychanalyse au cadre de la seule névrose bien délimitée, du seul complexe d’Œdipe, de la seule maladie, ni même de la seule guérison, de la seule technique, même si tout cela à la fois, toujours un peu à l’avant-garde d’elle-même, toujours point d’appui pour visiter ses effractions, la névrose traumatique, ses envers et bords, la névrose actuelle, et même la paranoïa, et par défaut la psychose, le fétichisme et ainsi la perversion, toujours à conquérir le champ du parlêtre au-delà de ses symptômes à hauteur de civilisation, mais aussi à l’extrême de ses penchants les plus absconds et les obscurs, là où l’on ne ressemble à rien.

Le problème n’est pas et n’a jamais été pour les psychanalystes me semble-t-il, qu’il y ait des mauvaises ou des contre-indications : une contre-indication à la cure type, bien évidemment, cela fait partie du savoir transmis et des questionnements constants de Freud[1]. Mais c’est que justement, cela n’est pas pour autant une fin de non-recevoir : pour faire analyste, il ne s’agit peut-être pas toujours de viser la cure type, selon l’expression de Lacan, mais d’opérer à partir de la reconnaissance et de ce savoir-faire avec le réel de l’inconscient, la part du sujet de l’inconscient dans ce qui l’encombre, l’entrave, l’anéantit, au travail des points et formes de la jouissance.

Et pour cela, il faut de l’analyste, nous dit Martin, c’est le nerf de la guerre. Il faut de l’analyste, mais tel qu’il le dit me semble-t-il aussi, de l’analyste praticien, en mouvement, à la rencontre de l’actuel sans avoir à ramener l’inconnu vers le connu, l’inédit vers le déjà vu, mais peut-être de l’y référer et par ce qui excède, en être délogé, à partir de ce que la psychanalyse permettra toujours d’aborder, du rapport au réel, quel que soit la parure, même à l’envers, aux limites, au dépourvu d’abord, de la névrose infantile ou du transfert. Vue mes lieux de pratique, c’est souvent de là qu’il faut commencer, d’où ces quelques prolongements à partir de la proposition de Martin. Me revient pour ouvrir ce battement la formule d’un autre Martin, Martin Buber : « je distingue dans l’histoire de l’esprit humain, entre des époques où l’homme possède sa demeure et des époques où il est sans demeure. Dans les unes il habite le monde comme on habite une maison, dans les autres il y est comme en plein champ, il ne possède même pas parfois les quatre piquets qu’il faut pour dresser une tente ».

Prolongements

A partir d’une pratique répartie entre une clinique avec des adolescents en pédopsychiatrie, une consultation saturée ouverte aux victimes de violences intrafamiliales et une consultation beaucoup plus en pointillés, nouvelle, à temps très partiel, avec des femmes issues de la prostitution, de la traite prostitutionnelle particulièrement, sur laquelle je centrerai là ce propos. Un beau monde pétri de tendresse, donc et saisi de surcroît par l’engrenage pandémique entre angoisse de mort ou d’intrusion et dépression en cet ère de confinitude, comme j’aime à l’épingler, là où l’élan du « monde d’après », faute de soutien politique et social, laisse la place à « l’immonde d’après » qui monopolise les médias et vomit un révisionnisme haineux, au détriment de la pensée, cédant à l’économie du pire : encore un vote pour « éviter le pire » et encaisser le reste ?

Dans ce contexte « l’inévitable » de la névrose infantile et du désir de durer m’interrogent comme « impossible » ou « introuvable », prolongeant l’ouverture sur l’avenir de la psychanalyse, aux confins semble-t-il parfois, du psychotrauma.

Dans le cadre de cette consultation très particulière, avec des femmes issues de la traite prostitutionnelle, la question du traumatique est prépondérante, écrasante, elle fige au départ l’entretien dans ce rapport tendu et réticent, résistant à grand peine au théâtre qui a présidé à cet entretien, l’Ur-scène de l’horreur, théâtre de l’humiliation, de la déception vertigineuse, des exactions subies, de la violence depuis un départ du Nigéria, bien souvent : je rencontre là des femmes, plusieurs fois rescapées pour la plupart du périple migratoire Nigeria-Lybie-Italie-France, par le désert, les campements de Lybie, parfois déjà violées et prostituées là-bas, ou témoins de tortures et d’exactions arbitraires, traversées macabres de la mer, rapt en Italie, trottoirs pour rembourser leur « passeur », en état de survivance parfois très dissociées, qui ne parlent pas la langue, « objectalisées » déjà dans le cadre de la famille parfois, envoyées vers l’Eldorado européen, puis le réseau de proxénétisme, pour finir là, où, qu’on se le dise ou non, la situation ne vient que renforcer l’errance psychique, l’ « objectalisation » délétère, les effets de la pulsion de mort : sans papiers, elles ne peuvent travailler mais sont encouragées à faire du bénévolat.., apprendre le français, avoir inscrit les enfants à la crèche, sans accès à rien sans en passer par les associations qui compensent au compte-goutte de ce qu’on leur attribue, sans jamais les assurer de pérennisation ; l’attente infinie, le vide, la co-vide. Bien souvent ce sont les plus traumatisées qui seront les plus rejetées, pas « crédibles dans ses propos sur l’excision » … les victimes ont des comptes à rendre, puisque personne d’autre n’est accessible, et moins on a les moyens de les aider, plus le discours se retourne contre elles. Clinique de l’exil, de l’exclusion, du viol, de l’agression, de la précarité, d’une violence institutionnelle.

La question de la névrose infantile paraît bien introuvable alors, même celle de l’Hilflosigkeit : le ravage opère à partir de la déshumanisation et la dissociation, quand l’Hilflosigkeit, renvoie tout de même à la dépendance en un Autre omnipotent qui pourrait abandonner. Bien difficile de retrouver et d’opérer sur le plan du désir quand rien d’un accès ni matériel ni statutaire ou du vivre même n’est assuré et pourtant il y a une place pour cela, bien souvent quand celles du travailleur social, du juriste, de l’infirmier, fonctionnent aussi, une place ténue, fragile – le désir a bien rapport à la survie, de nombreux rescapés en témoignent et je voudrais en dégager deux aspects en association aux questions ouvertes par Martin autour de la névrose infantile et le désir de l’analyste.

Prolongement 1 : traumatisme infantile et psychotrauma : jouer des réels et de la logique du réel.

Névrose infantile : d’une logique de la causalité à une logique de la réponse ?

Parfois, il sera possible de renouer avec les investissements de l’enfance, quand il y a eu une « histoire » : quelque chose d’une intrigue qui l’a précipitée dans l’errance vers la prostitution, et ouvre parfois la piste d’une symptomatisation du fatum migratoire. Mais parfois ce fût juste le hasard d’un forçage, un rapt est venu dissocier le sujet de toute référence à l’enfance, qui apparaît comme un fantôme irréel, une vieille fable douloureuse et flétrie. Ci-gît mes rêves d’enfant, tu n’as pas honte de me rappeler cela ! C’est de là que la clinique psychanalytique du psychotrauma, souligne cette tangence, ce travail, qui convoque plutôt qu’une logique de causalité, une logique de réponse qui relève, révèle, réveille, l’existence d’un sujet, même au comble de l’horreur, qui a su se protéger, logique de réplique subjective à l’affront infligé par eux, par la vie.

Et pourtant, la nature même du rapport au réel sexuel, et à la névrose infantile qui en fût fait, permet une mise au travail du réel de la catastrophe rencontrée, sur de nombreux plans, j’en choisirai un :

La scène primitive. Ainsi, tout comme l’Hilflosigkeit…, la déshumanisation nous aide à penser ces zones post-traumatiques, zones de mort où la fonctionnalité d’un transfert est alors inaccessible. A cet endroit, l’idée n’est pas de faire du trauma un symptôme, quelquefois c’est trop, mais de trouer le réel social, par le réel sexuel, de faire de la scène traumatique une scène primitive : certes non pas de l’innommable origine du désir sexuel, mais l’innommable origine d’une renaissance ou d’une persistance, refondation d’un désir, néo-sujet, sujet d’un bien dire, sur ce qui pousse à préférer vivre.

Prolongement 2 : le pontage « collectif » : les articulations moi-nous-Je

C’est un point qui m’apparaît à tous les endroits : dans le contexte actuel la société souffre de dépolitisation, c’est-à-dire de penser la société qui pourrait et devrait être, avec l’élan d’y parvenir, ou peut-être aussi, de penser le rapport à la lutte autrement que formulée comme autoconservation de soi : un point de rencontre entre l’adolescent, la femme victime de violences conjugales, la femme victime de prostitution.

Je me souviens d’un professeur d’aïkido qui nous disait : tout est inversé en aïkido, pour créer la dynamique vers le bas, il faut d’abord viser le haut et déséquilibrer l’autre dans sa hauteur. La scène d’une rencontre possible se trouverait-elle parfois sur le plan de la grande histoire, collective : un pont sur le cratère traumatique ou l’ancestrale oppression, pour produire une surprise, quel que soit l’effroi traumatique qui sépare. ‘Quelle est la part du patriarcat dans ma sidération ?’ ! Etre prêt à quitter son fauteuil et entendre toutes les parts, notamment de l’histoire collective et institutionnelle, d’un Moi victime au Je, en passant si ça se trouve par un « eux », un « nous » ?

Prolongement 3 : Un besoin de Désir ?

Une clinique de la non-demande, qui ne cesse pas de s’élaborer auprès des adolescents. Ici, le public, qui se trouve en grande précarité et dans un état traumatique – la pose de manière plus vitale et tragique. Que viendrait faire un « psy » de surcroît analyste auprès de quelqu’un qui serait d’abord dans le besoin et ne demande rien ?

Là je m’inspire d’une conférence lointaine, de Nicolas Velut psychiatre, psychanalyste auprès de grands précaires : Que donner à quelqu’un qui ne demande rien ? Dans cette intervention il disait : la question au psychanalyste, plutôt que « qu’est-ce que je peux faire pour vous ? », qui tombait dans le vide, ou le ricanement, justement un « qu’est-ce que vous ne pouvez pas faire pour moi ? » – sortir du trans-faire, produire du trou dans le vide, de la castration dans la privation – et la place laissée à un sujet qui n’est pas seulement une bouche « impossible à nourrir », un corps « impossible à loger ». Il y a cette place qui opère comme manque, vient trouer la privation : passer d’une mère symbolique qui comble tout et continue de faire de l’autre un objet-déchet suspendu à la charité, qui souvent s’y refuse et disparaît, à une mère réelle, limitée, avec peu de moyen, j’ajouterai, qui assume l’indigence politique et sociale de notre système, sans la prendre à son compte, mais sans la verser à défaut de responsable, au compte du patient.

Une chose reste tout de même, la bourse ou la vie : sans la vie, il n’y a plus la bourse, s’il maintient le désir de vivre qui tient la survie par-delà la machine fonctionnelle, sans elle plus de vie non plus. La tentation parfois de troquer cinq minutes la position de l’analyste pour celui du « frère humain », offrir toit et couvert. Mais tout de même il y a une brèche. Un artisanat. Avec le temps. Une manière d’y mettre du sien, au sens de l’offre – être là, trouer la non-demande, en maniant l’impossible, pas l’impuissance, creuser un espace libre qui sera rempli par le sujet lui-même. Parfois, s’intrigue alors les bribes d’une histoire : l’inscription par le témoignage, la mémoire des séances précédentes, l’inscription d’un trait, l’écriture de certains propos. Faire consister une parole advenue dans ce creux de présence qui petit à petit recouvrera le statut d’être la sienne, c’est-à-dire de la représenter et signifier l’existence aux oreilles de l’autre, de l’Autre.

  1. Freud (1913), Sur l’engagement du traitement, in La technique psychanalytique, PUF, Quadridge, Paris, 2013

Textes en dialogue : Propositions actuelles et inactuelles à l’orée de 2022…

Un auteur propose un texte à quelques amis, collègues, qui à leur tour écrivent leurs commentaires, questions, réactions.

Il revient à Martin Roth, inventeur de ce format, de l’inaugurer : il choisit une thématique cruciale : qu’en est-il de la psychanalyse aujourd’hui ? Il repère quelques unes des difficultés actuelles mais à ne pas s’arrêter à leurs formes manifestes, ouvre des pistes techniques et éthiques vers des pratiques actuelles ou « actualisées ».
Puis quelques autres lui donnent la réplique, et nous voici en pleine discussion !

Propositions actuelles et inactuelles à l’orée de 2022…

Martin Roth

La psychanalyse résiste au cafouillis social actuel! Dieu est mort, Marx est mort, et la croyance populaire en la science bat de l’aile. On ne sait plus à quel Saint se fier ! La psychanalyse, elle, est souvent décriée, elle est parfois bannie, elle gêne toujours. Et pourtant, elle a de l’avenir. Bon, vous me direz que la tendance indique plutôt tout le contraire. Certes, et c’est précisément ce qui fait de l’approche analytique une ressource ayant de l’avenir. L’atmosphère est saturée, les perspectives sont présentées comme soit bouchées, soit incertaines. Dans les deux cas, l’étau de l’angoisse oppresse le sujet. La perte de sens envahit les esprits, la dépression guette.

Mais le sujet persiste, et le psychanalyste lui tend la perche. Dans le cafouillis ambiant la psychanalyse permet d’exister. Encore faudrait-il que l’analyste sorte parfois de son fauteuil. La demande ne se jette pas toujours sur son divan. Il s’agit au préalable d’entendre les nouvelles formes empruntées. Ces présentations collent aux modes sociétales. Attente d’un diagnostic, d’un conseil, d’une relaxation, etc. Alors oui, la demande est moins séduisante qu’une demande « d’analyser ma névrose d’âme ». Seulement, elle concerne tout autant l’analyste. La demande est la partie dicible de la métamorphose d’un désir empêché.

Analystes, entendez les nouvelles formes de demandes plutôt que de déplorer la disparition des anciennes ! Et si la bonne vieille névrose est moins fréquente, qu’importe, adaptons-nous au contexte dans lequel nous vivons. Il s’agit d’évaluer l’aide à apporter à un sujet “allant-devenant” pour reprendre une expression de F. Dolto. Et la manière de répondre à cette personne prend en compte le réel qui l’anime, les méandres de sa parole mais aussi les représentations qu’elle se fait d’elle-même ainsi que les croyances qui la portent. Non, elles n’ont pas disparu…

Revenons à l’avenir de la psychanalyse. Tous les chemins peuvent mener à l’analyse. À condition qu’il y ait des analystes à l’écoute des inconscients ! Il n’y pas d’âge pour débuter. Cela peut être même trans-générationnel : une interpellation peut résonner aux générations suivantes qui s’en empareront et conduiront vers l’analyse.

Je propose ici deux facteurs qui font de l’analyse une thérapeutique d’avenir : l’inévitable névrose infantile côté patient et la capacité de durer côté analyste.

Une fois le sujet autorisé à parler, c’est toujours son enfance qui revient. Ou plus justement la névrose infantile. La psychanalyse est la seule « thérapie » à proposer une méthode qui touche réellement ce point nodal de tout sujet. La névrose infantile est le drame de l’enfant qui hante l’adulte et qui revient sans cesse dans le couple, la vie familiale, professionnelle, extra-conjugale, etc. La névrose infantile assure le passé, le présent et l’avenir de la psychanalyse. En effet, l’oppression de l’enfance ne cesse pas. Qu’elle soit écrasante interdiction ou permissivité sans limite. Les symptômes prennent effectivement d’autres formes dans ces deux situations différentes. Ce qui ne change pas, c’est qu’avant de devenir un adulte, l’individu a été enfant. La névrose infantile peut être résumée ainsi : persistance d’un incompréhensible et insaisissable dont les associations renvoient à l’enfance. Alors voilà : la névrose infantile tente inépuisablement de se faire entendre. Et ce qu’offre l’analyse, et qu’elle est seule à proposer, c’est un temps d’élaboration de ce réel du passé qui ne passe pas. Nous ne disons pas que la cure efface ou réduit cette névrose, mais elle n’est pas sans effets sur elle. Quels sont ces effets ?

Abordons maintenant le deuxième argument (ou le même côté analyste) en faveur d’un certain futur pour la psychanalyse : la persévérance de l’analyste ! Il tient un cadre. Il propose un dispositif que le patient accepte. L’analyste est garant de ce dispositif. Celui-ci est le rythme des séances, leur durée, leur lieu, etc. : cadre qui assure un espace-temps qui autorise un sujet à s’exposer, s’explorer et se transformer. Autre point essentiel : le cadre est une invitation forte au transfert. Avec les cliniques actuelles et leurs dispositions à la thérapie, ce cadre peut prendre des formes variées et surtout connaître un chemin fluctuant avant de trouver une certaine assiduité. Ceci montre que ce cadre analytique n’est pas seulement un dispositif organisationnel mais également un positionnement éthique.

Voilà une spécificité analytique! Tenir le cap de l’inconscient! Ne pas lâcher le sujet sur ce qui ne le lâche pas! La liberté du sujet n’est possible qu’à condition de donner la juste mesure au poids des contraintes qui l’assiègent. La rigueur de l’analyste a pour modèle et guide la ténacité du symptôme. L’analyste tente de se tenir entre la surestimation des déterminants psychiques et leur sous-estimation. Pour cela, ou plutôt pour ne pas trop « estimer » les déterminants, il laisse place à la répétition ce qui permettra la répétition dans le transfert. Avant toute interprétation, il s’agit de permettre à cette répétition d’être ressentie, de devenir sensible: le sujet en est affecté! De nombreuses consultations (en psychiatrie, en pédopsychiatrie, donc pas seulement adressés à l’analyste, mais il faut de l’analyste pour le prendre en compte) laissent place à ce ressenti transférentiel. C’est ce même ressenti qui, lorsqu’il n’est pas pris en compte, met fin au suivi en laissant un goût amer. Ce ressenti n’est pas toujours amour de transfert. Il est bien souvent, dans les consultations les plus éprouvantes, ressentiment de transfert. Charge à l’analyste d’en permettre une élaboration.

Donc, le cadre tenu rend concrète la théorie de l’analyste. Il n’y a pas d’analyste sans théorie, pas plus qu’il n’y a d’analyste sans pratique. La ténacité à laisser revenir, dans le transfert, les manifestations de la névrose infantile, font de l’analyste un représentant de la contrainte. Il ne vous contraint pas, il tient la place depuis laquelle ce qui vous contraint se manifeste à vous.

Le ressenti de cette contrainte est mal toléré de nos jours. En effet, les promotions de la liberté individuelle, de l’autonomie, de l’indépendance, de l’auto détermination, de la consommation, de la priorité à la jouissance personnelle sur la vie collective, de l’accent mis sur les potentialités de l’enfant et moins sur l’obéissance, etc., entraînent une plus grande difficulté à faire avec une parole d’autorité. Cette parole est alors reçue comme injuste, car limitant la « liberté » individuelle, la jouissance individualiste et consommatrice, etc. Cela en oubliant qu’il n’y a de liberté que s’il y a une loi qui évite le chaos. La parole d’autorité, celle qui dit non, sera alors entendue comme autoritarisme.

La parole de l’analyste sera souvent attendue –ou fuie !- à cette place… Si nous introduisons ici le terme de « surmoi » nous percevons alors mieux les liens avec la névrose infantile. L’analyste est attendu/entendu depuis cette place d’autorité –qui autoriserait !- ne signifie aucunement qu’il y siège. L’acte analytique dépendra de l’adresse avec laquelle il « joue » entre ses deux places.

La réactualisation de la névrose infantile prend plus ou moins de temps pour apparaître dans le transfert. Je rencontre cependant de nombreuses situations où cette dimension est d’emblée présente, ce qui ne facilite pas la tâche. Il semblerait que l’inhibition névrotique réponde mieux au modèle « classique » de la cure analytique. Or, la mise à l’épreuve du praticien avec rapidement des revendications, des exigences, de la colère, du ressentiment, oblige le thérapeute à se positionner autrement que l’habituel retrait de la cure type avec de rares interventions. En tout cas ceci nécessite du temps et un usage révisé de nos paroles et silences. Cela tout en gardant le cap sur une direction analytique, celle orientée par la névrose infantile. Combien de répétition et de perlaboration pour supporter les limites qui nous contraignent. Et souvent ce temps est requis simplement pour ce qui s’appelait les entretiens préliminaires mais qui constituent aujourd’hui un travail analytique en soi.

Cette notion de temps, de durée mais surtout de durer – « dur désir de durer » disait l’autre – est un concept pratique fondamental. Car c’est cette lente élaboration qui permet de grignoter la névrose infantile et de la rendre moins envahissante.

Tant que l’enfant a de l’avenir, le psychanalyste aura du travail!

Commentaires et échos

Valérie Ritzenthaler :

C’est très juste de souligner qu’il y a eu un temps, dont certains sont sans doute nostalgiques, et je me compte parmi eux, parfois, un temps confortable, où les demandes étaient bien ficelées, une sorte de prêt-à-porter pour les psychanalystes en vogue. Mais c’est tout de même, comme nous le rappelle souvent Jean-Richard Freymann, la situation plus habituelle de l’analyse, que celle de ne pas être dans l’air du temps, d’être à contre-courant.

Finalement tu invites les psychanalystes à se déloger eux-mêmes d’une position de plainte et de nostalgie.

Le fauteuil est moins confortable, surtout en institution, les demandes cachées derrière l’armure de la quête du diagnostic, offert comme un leurre de vérité, et les demandes de gouttes, qui apaisent un temps la culpabilité et la souffrance.

Ton écrit n’est pas sans me rappeler ce que Charlotte Herfray soutenait, et qui tient dans le titre d’un de ses tout dernier texte, qu’elle n’avait plus eu la force de venir dire, « Et toujours le désir nous rendait soucieux ».

Soutenir une position désirante, tendre la perche au sujet, prêter l’oreille au contenu latent, n’est pas une position confortable.

Martin Roth :

Merci Valérie pour ton retour qui relance mon souci de précision!

Oui, ne pas être dans l’air du temps c’est ne pas adhérer, pour ne pas dire coller, aux modes de l’époque. Et toi, comment l’entends-tu? Pourquoi ne pas adhérer? N’est-ce pas avant tout car ces modes participent à la constitution du symptôme? Nous retrouvons ici « les non dupes »… air du temps! L’idée du contre-courant me parle bien, mais pour qu’il y ait contre-courant, il faut être dans le bain ambiant. Sinon le contre-courant court contre rien ! Ce que je veux dire, c’est que le contre-courant est intéressant en tant qu’il crée un remous et ainsi un point de friction qui met en lumière la non-évidence. Nous naviguons dans la Non-evidence Based Medicine. Ainsi, comment prendre suffisamment en compte les rets sociaux de notre époque, pour ne pas être sans patients, sans y être totalement aliéné?

La nostalgie ne me pose pas de problème, d’autant moins que je me surprends à être nostalgique d’une période que je n’ai pas connue…

Quant à la plainte, oui, en effet! Mais, distinguerais-tu différentes formes de plaintes? Par exemple la plainte « constructive », préalable à une élaboration, et la plainte passion, symptôme s’auto-entretenant?

Oui, soucions-nous du désir : quel désir dans la plainte?

Vincent Stutz :

Martin, tu nous invites à de l’optimisme concernant la place de la psychanalyse dans les différentes « offres » de soin, un optimisme pour plus tard, mais aussi pour maintenant puisque des demandes il y en a, c’est simplement qu’elles butent sur les attentes de réponses déjà élaborées par nos patients, avant même de venir nous consulter. Elles butent également, ces demandes, sur la « liberté individuelle », sur la « jouissance de consommation »…

Je ne peux que te rejoindre sur ces différents points, ayant été, avant d’être praticien de la chose psychique (psychanalyste?), analysant (je le suis encore d’une certaine manière), et il est vrai que la frustration qui est un des éléments de la rencontre avec un psychanalyste insiste, même si elle s’associe à cette liberté de dire et d’être écouté (entendu parfois) qui permet l’ouverture vers un autre horizon, sans forme particulière, si ce n’est quelque chose qui, si je prends au sérieux ce que me disent certains de mes patients, « leur fait du bien », tout simplement.

Oui, la cacophonie des discours rend paradoxalement un certain discours singulier (discours subjectif) parfois inaudible, et il suffit alors de lui donner toute sa place pour que des effets de rencontre se mettent en place, des effets transférentiels… Alors oui, peut-être qu’au lieu de s’accrocher au savoir, ce transfert s’agrippe plus radicalement à l’oreille de celui qui écoute, laissant pour un temps de côté le nécessaire grignotage sur une (pseudo) liberté, ce cocon dans lequel le monde contemporain tente de nous assoupir, en vain je l’espère.

J’espère donc. J’espère que tu dis vrai et que ton optimisme se confirmera ou se confirme déjà. Je devrais dire j’espère que nous disons vrai tant je partage cette foi dans le fait de parler, et dans cette élaboration de nos méandres infantiles sur lesquels nous butons dans une répétition parfois sublimée.

Et puis, par rapport à ce que tu dis sur ce réajustement du positionnement du psychanalyste, je ne peux qu’aller dans ton sens. Ma pratique avec des adolescents m’a depuis quelque temps déjà convaincu qu’il était crucial d’aller à la rencontre, voire de chercher la rencontre avec ces jeunes qui se trouvent face à nous, qu’ils aient choisi de venir en consultation ou que certains dans leur entourage aient pensé cela nécessaire. Aller à la rencontre n’est-ce pas alors aller au plus près de l’endroit d’où ils parlent ? Dans cette pratique, le silence n’est pas cette absence de parole mais plutôt quelque chose qui vise à faire taire le commentaire, pour laisser la parole de l’autre se dérouler, laisser le sujet se surprendre de ce qu’il ne s’attendait pas à dire, à pouvoir dire, de ce qu’il ne s’attendait pas à pouvoir être entendu. Pour ma part je parle ici de relation transférentielle, en mettant l’accent sur « relation », c’est peut-être là que la pratique analytique demeure subversive, dans le maintien, envers et contre tout, d’une relation dans laquelle le sujet peut se construire, s’élaborer, et plus encore, peut-être, se libérer de son injonction à la liberté.

Martin Roth :

Merci Vincent pour cette réponse qui prolonge et ouvre de nouveaux points de recherche.

Y a-t-il, selon ton analyse, dans cette « relation » particulière une quête? Peut-être faut-il accepter un temps préalable de requête, non? Nos patients ont souvent une requête à nous faire, qu’il s’agit de faire advenir à la parole. C’est seulement à partir de là que la quête commence. Quelles sont, selon toi, les spécificités de la quête analytique? Il me semble que tu amènes un début de réponse très intéressante : « aller vers ». Cette expression est à la mode (terme clef dans les projets de l’ARS) mais tu lui donnes un sens moins académique et bien plus analytique : aller vers l’Autre. « Aller au plus près de l’endroit d’où ils parlent », dis-tu. Cela me rappelle la belle expression de Jean Oury : « être au plus proche du lointain de l’autre ». L’Autre en soi également ou le « va vers toi » biblique. Tu rappelles combien la parole de l’Autre limite mais/et conditionne la liberté.

Éveiller, par la présence, une libération chez l’autre, voilà ce dont nous pourrions rediscuter!

Cyrielle Weisgerber

Dans ton article, Martin, tu fais entendre plusieurs points qui me semblent essentiels :

  • qu’apporte la psychanalyse ?
    Comme tu le dis, elle tend la perche au sujet : elle lui permet d’exister dans le cafouillis ambiant, malgré le cafouillis ambiant !
    Je proposerais d’ailleurs qu’il y a deux temporalités différentes : du côté des effets de désaliénation subjective, des effets de la cure en tant que tels, cela prend du temps, ce n’est pas gagné d’emblée, rien n’est assuré. Mais le simple fait de tendre la perche au sujet permet aussi des effets de subjectivation assez « immédiats ».
    « Parle-moi, je t’écoute, j’essaie d’entendre ce qui parle en toi, au-delà de ton Moi très actuel qui se veut la meilleure version de lui-même, j’essaie d’entendre ce qui parle en toi, cette parole à travers laquelle tu peux exister… », propose l’analyste.
  • les demandes adressées à l’analyste peuvent prendre des formes en écho avec le discours courant, apparemment non analytiques ou contre-analytiques : tu rappelles que toute demande peut n’être pas prise au premier degré, que ces demandes elles aussi peuvent être entendues comme demandes en tant que telles, c’est-à-dire point d’accroche d’un début de transfert. Si l’analyste peut « reconnaître » qu’il y a une demande, quelle que soit sa forme, sans la combler par une pseudo-réponse, toute la dynamique – et dynamite ! – de la parole peut se mettre en mouvement.
  • tu rappelles la place essentielle de quelque chose que tu épingles sous le nom de névrose infantile. Est-ce que tu serais d’accord de dire que cela correspond aussi aux fantasmes inconscients du sujet, à tout ce complexe ou cette matrice des mécanismes psychiques ?
    Les apports de Lacan à propos du fantasme ont l’intérêt d’éclairer que tout l’édifice psychique d’une personne (son identité, sa vision du monde, ses désirs, ses choix amoureux, sa façon d’agir et de réagir dans la vie…) est déterminé par quelques éléments : son rapport à l’objet cause de son désir, qui s’articule avec la construction qu’il se fait de l’Autre et son rapport à l’Autre à travers l’objet cause du désir (l’Autre me donne-t-il l’objet, et lequel, suis-je l’objet de son désir, et lequel, qu’est-ce que je lui veux, qu’est-ce qu’il me veut ?..), et s’articule encore avec toutes les questions de reconnaissance dans le regard de l’Autre et dans le miroir de l’autre (Idéal du Moi, Moi idéal, etc). En effet, tous ces éléments se construisent dans l’enfance, mais peuvent aussi se modifier un peu, de se colorer autrement, sous l’effet des événements ultérieurs de la vie.
    Tu le soulignes, Martin, et le formules ainsi : « La névrose infantile est le drame de l’enfant qui hante l’adulte et qui revient sans cesse dans le couple, la vie familiale, professionnelle, extra-conjugale, etc. »
    La matrice du fantasme inconscient trame toute l’existence de la personne : et il est parfois surprenant de voir la personne contrainte par cette matrice bien davantage qu’elle ne l’est par les éléments de la réalité extérieure de sa vie.
    À première vue, on pourrait penser que la psychanalyse ne s’occupe que des « petits problèmes nombrilistes de névrose », et néglige les « vrais problèmes du monde » : au contraire une cure permet à l’analysant de se défaire quelque peu de ses préoccupations et déterminants nombrilistes, et de faire face de façon plus subjective et plus libre aux problèmes et chaos du monde.
  • La cure permet une certaine désaliénation de la matrice du fantasme inconscient, ou du moins son assouplissement. Mais elle fait passer l’analysant par tout un périple de répétitions dans le transfert, périple qui se révèle souvent mouvementé et pénible.
    Tu le formules ainsi, Martin : « La ténacité à laisser revenir, dans le transfert, les manifestations de la névrose infantile, font de l’analyste un représentant de la contrainte. Il ne vous contraint pas, il tient la place depuis laquelle ce qui vous contraint se manifeste à vous. »
    Peut-être y a-t-il un intérêt à rappeler que la démarche n’est pas masochiste : si une cure n’était pas engagée, la répétition qui a lieu dans le transfert aurait lieu dans la vie, avec des conséquences probablement plus lourdes d’ailleurs. Et précisément la cure vise à lever quelque peu la contrainte de répétition, dans la vie !…
    Je m’arrête dans les commentaires, qui, à les vouloir assez précis, prennent une certaine lourdeur théorisante, pour faire écho plutôt à la note d’optimisme, d’espoir et de « foi » (?) que Vincent a prolongée dans sa réponse.

Les points que tu éclaires, Martin, permettent de soutenir (pour ceux qui en douteraient) que la psychanalyse a sa place et a des effets, même face aux demandes prises dans le discours courant actuel, même dans les institutions, elles aussi confites dans le discours courant actuel. Tu vas jusqu’à ouvrir des pistes précises vers des pratiques actuelles de la psychanalyse.

Je me pose une question : y a-t-il de la foi quelque part en l’affaire ? S’agit-il de croire en la parole, en ses effets possibles dans le dispositif analytique ?

Un élément de réponse me vient à repenser à la note d’optimisme et d’espoir de ton texte, qui filtre entre les lignes. On entend que tu écris à partir d’un mouvement désirant, porté par un désir de désir de l’autre, un désir de la possibilité du désir subjectivé de l’autre : ton texte lui-même comme une perche tendue au sujet, pourrait-on dire. Je ne pense pas qu’il s’agisse de « foi », cela : je pense qu’il s’agit de l’expérience personnelle des effets de la cure (un peu de désaliénation, d’espace de liberté, mouvement désirant quelque peu dégagé de la prise dans les objets, possibilité de prise de position subjective, possibilité de se sentir exister !…), expérience d’une telle force et d’une portée si cruciale, vitale (exister !…), qu’elle appelle à être renouvelée, réanimée, soutenue, encore et encore, pour soi-même, pour pouvoir tendre la perche, et pour l’autre, s’il saisit la perche ?

Martin Roth

Passionnante question que celle du rapport entre fantasme et névrose infantile ! Cela justifierait un séminaire entier ! Mais ici lançons peut-être des hypothèses.

Tout d’abord, non, je ne les confondrais pas. Ce sont deux concepts qui renvoient pour moi à des phénomènes différents. Mais, oui, ta proposition d’apposer le fantasme en regard de la névrose infantile est fructueuse car en effet ils paraissent indissociables. En tous cas, il semblerait qu’il y ait à distinguer cliniquement deux phénomènes qui s’imbriquent mais se distinguent. Disons ici la névrose infantile et le fantasme. Mais il pourrait s’agir d’une distinction qu’on pourrait opérer au sein de la névrose infantile ou au sein du fantasme.

La névrose infantile – concept freudien – renvoie à l’inassimilé et l’inassimilable d’un vécu de l’enfant qui fait retour chez l’adulte. Le vécu de l’enfant restant en tant que tel inaccessible car passé, et donc toujours reconstruit. Mais un quelque chose insiste. Le fantasme – concept lacanien – serait alors la séquence, le schématisme récurrent qui met en scène ce réel de la névrose infantile. La névrose infantile fait retour dans le transfert : retour d’un affect. Le fantasme serait alors l’interprétation qu’en fait le sujet, la petite histoire qu’il se raconte pour justifier cet affect. Cette petite historiette peut donc être dans son contenu une nouvelle histoire, mais dans sa structure, elle se répète et elle permet à la névrose infantile de s’exprimer.

Et toi, Cyrielle, comment vois-tu ce recouvrement de la névrose infantile et du fantasme? Comment définirais-tu l’un et l’autre? Évidemment, il faudrait revenir aux textes…

Deuxième remarque:

Je ne dirais pas que la matrice du fantasme trame TOUTE l’existence de la personne. Je me méfie « du tout ». Cette trame pèse lourd en effet, et ainsi elle oriente de manière intransigeante l’individu vers la répétition. Elle donne une orientation prépondérante. Mais cette trame n’est pas unique, seule, indépendante. Elle est associée à tout un réseau d’autres éléments signifiants pour le sujet, certes qui pèsent moins lourds, mais qui peuvent influer la tendance de la trame principale. Donc la parole en analyse, tout en révélant par le transfert cette trame principale du fantasme, laisse apparaître par association d’autres potentialités qui permettent la survenue d’indéterminé, de nouveauté, de liberté. Les contingences, et notamment les rencontres en font partie.

Enfin, j’accueille avec intérêt tes remarques sur la foi et la croyance, où tu introduis l’expérience !

En quoi croit le psychanalyste ? La pratique analytique est-elle dénuée de croyance ? Quel rapport entre la croyance et l’expérience ? Il faudrait au préalable redéfinir la croyance…

Billet d’où ?

D’accord, d’accord, je ne le nierai pas : dans mon titre s’entend l’envie de vous écrire un billet doux. Eh oui, un peu de douceur, que diable, dans ce monde de brutes !
Ou plutôt, à vrai dire, un peu de parole subjective, par pitié, dans ce monde de perroquets hypnotisés…

D’où ça parle ? d’où ça parle, pour faire entendre un peu le sujet ?
Ça parle, aujourd’hui ça parle trop, tout parle, à tort et à travers et sans sujet. Vos applications vous parlent : elles vous racontent votre vie, elles vous racontent qui vous êtes. L’application GPS retrace vos trajets et les présente sous forme de roman photo agrémenté des images de quelques « lieux phares » – où, Covid oblige, vous retrouvez davantage vos lieux de travail que vos lieux de vacances, sur la carte trois points entre lesquels vous tournez en rond, triangle des Bermudes ? Fin d’année, l’application musique vous rappelle vos découvertes de l’année, vos coups de coeur, les chansons que vous avez écoutées en boucle ; elle en fait une espèce de clip qui vous raconterait, avec extraits musicaux qui vous replongent dans l’atmosphère des moments les plus lumineux ou les plus sombres de votre année.
L’intelligence artificielle parle, « raconte » : une farce de fiction sans narrateur, sans histoire, construite à partir des répétitions repérées.
L’être humain parle, essaie de parler : mais ça parle, de manière robotisée, de manière téléguidée de l’extérieur – le discours courant parle à travers nos voix -, et de l’intérieur – ça parle, nos mécanismes psychiques déterminent le texte et nous l’imposent.
Où entendre un peu le sujet ? Où se fait-il entendre ?

Et encore : d’où ça écrit ? J’écris, donc je suis ?
Dans ses éditoriaux récents, Jean-Richard accoste au continent de l’écriture par différents rivages. Ce mois-ci, il évoque l’écriture « proche du cri, de l’énonciation pure, ni symptôme, ni sinthome » ; « une certaine musicalité du désir, une approche ultime dans l’adresse ».
Les formes d’écriture, publiques ou non, sont très diverses : les journaux intimes et leurs rêveries diurnes ou récit de symptômes, l’écriture comme parure narcissique, les textes littéraires qui vont du voile occultant l’humain, aux fresques magnifiques à travers lesquelles filtre l’humain, aux tableaux peignant l’humain, jusqu’à des philtres concentrés d’humain et de subjectivité. Amers, parfois, ces philtres, ou épicés, intenses, brûlants, insupportables presque. Clarice Lispector, Marguerite Duras, Virginia Woolf, Pascal Quignard…

Il est des écritures où ça parle, et ça n’est pas un robot. Ça parle, et s’entend le sujet. S’entend l’humain, sa complexité, le vivant, son incandescence.
Je propose l’idée que ce type d’écriture et ce qui vient à s’entendre dans une cure sont très proches. Il y a quelque chose d’un vif, d’un cru de la parole, qui dit quelque chose de l’indicible – le vif, le cru, l’incandescent du vivant humain.
Certaines écritures y touchent – on y touche dans la cure, à travers l’intensément singulier : ces moments où se dit – se mi-dit la forme singulière que prend l’incandescence du vivant pour un analysant ; forme qui structure et aliène, et qui à se dire un peu s’assouplit un peu, ouvre des brèches… Alors se sentir exister – un peu ! – et supporter d’exister, supporter le cri de l’incandescence qui se lève en nous…
… à travers les brèches il se module en chant.

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