Voici le numéro 7 de la Lettre de la FEDEPSY (avril 2022)
Newsletter Fedepsy Avril 2022
Bonne lecture !
Bonne lecture !
La FEDEPSY souhaite retisser des liens qui se sont distendus ou rompus suite à la pandémie avec des psychanalystes d’autres associations, d’autres régions, d’autres pays… pour publier des travaux, des billets, des notes ou des articles qu’ils voudraient bien partager.
Entrelacs est un nouvel espace dédié à ces échanges.
Patrick De Neuter est l’un des premiers à avoir répondu à cette offre en nous proposant une note de présentation de son dernier ouvrage que vous trouverez ci-dessous :
Les hommes, leurs amours et leurs sexualités
Éditions Érès, collection Point hors ligne, septembre 2021
Patrick De Neuter, Préface d’Alain Vanier
Jupiter et Europe, esquisse de Benjamin Zix (vers 1800-1805), Cabinet des estampes de Strasbourg.
D’aucuns, d’aucunes se demanderont peut-être pourquoi j’ai souhaité qu’une reproduction de l’enlèvement d’Europe par Zeus déguisé en Taureau figure en couverture d’un livre consacré aux hommes d’aujourd’hui, à leurs amours, leurs fantasmes et à leurs sexualités.
C’est que le point de départ de cet ouvrage fut une question qui m’a été posée par des chercheuses et des chercheurs, un groupe pluridisciplinaire, qui se réunissait annuellement dans un colloque consacré à ce mythe dans ses diverses occurrences artistiques au cours des siècles.
Pour rappel, ce mythe raconte comment une jeune princesse phénicienne, appelée Europe, fut enlevée par Zeus, le père des dieux, qui était de surcroît arrière-arrière-grand-père mythique de cette jeune mortelle. Le père des dieux était coutumier de ces fugues extraconjugales. Les Grecs lui prêtent ainsi une soixantaine d’amantes et plus d’enfants encore. Son épouse Héra étant très jalouse, l’infidèle se dissimulait de diverses façons lors de ses escapades. Souvent sous forme animale. Cette fois, pour séduire Europe, il s’était déguisé en taureau. De plus, il lui avait promis qu’un continent porterait son nom.
Ces collègues me demandèrent ce qu’un psychanalyste pouvait en dire. Les matériaux sur lesquels ils travaillaient étaient nombreux et variés : différentes versions du mythe de l’Antiquité à nos jours, des mosaïques, peintures, sculptures, opéras, pièces de monnaie, timbres-poste et billets de banque d’Europe et d’ailleurs, sans oublier les œuvres monumentales installées dans diverses villes et, notamment, devant les Parlements européens de Strasbourg et de Bruxelles.
Comme vous le savez sans doute, différents auteurs ont attribué diverses fonctions aux mythes de l’Antiquité. Freud en fit le reflet de nos désirs inconscients. D’autres, dont Lacan, en ont souligné la dimension performative : les mythes avaient et ont des effets sur la pensée et les comportements de ceux à qui ils s’adressent, et de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, y ont accès.
Pour ma part, passionné de longue date par les mystères du couple, par ses joies et ses difficultés, par ses réussites et ses échecs, j’ai proposé à ces chercheurs quelques réflexions sur les désirs et fantasmes conscients et surtout inconscients des hommes d’aujourd’hui et, étant donné le mythe, sur ce que celui-ci disait plus particulièrement du désir des hommes à la chevelure grisonnante.
À l’occasion d’un second colloque, j’ai envisagé le vécu des jeunes filles enlevées ‒ que certains disent raptées et d’autres encore violées ‒ et, plus tard, celui des épouses confrontées, comme celle de Zeus, à leur vieillissement et souvent à l’infidélité, voire à l’abandon par leur époux ou compagnon de vie.
Tout ceci m’amena à un nombre de pages trop important pour un seul livre. Il fallut donc diviser en deux mon manuscrit initial.
Ce premier volume envisage les amours, désirs, fantasmes et sexualités des hommes d’aujourd’hui. Le second concernera, l’an prochain, ces mêmes thématiques du point de vue des femmes de ce siècle, jeunes et moins jeunes.
Dans le premier livre, qui sortira de presse en septembre, il est question de la difficulté des hommes à quitter le monde patriarcal et machiste du mythe qui est aussi celui dans lequel ils ont grandi, difficulté qui se reflète dans diverses tendances conscientes et inconscientes. Notamment celles de séduire des femmes et, plus particulièrement des femmes plus jeunes qu’eux ; d’obtenir des relations sexuelles par la ruse ou par la force, voire par le viol ; de dominer leur partenaire, compagne ou épouse, et de leur être infidèles ; d’aimer celles qu’ils ne désirent pas et de désirer celles qu’ils n’aiment pas ; et, enfin, de désirer faire l’amour comme des dieux ou encore comme un taureau.
Dans cet ouvrage, il est aussi question des angoisses masculines de castration ou de dévirilisation, des désirs incestueux des hommes d’aujourd’hui, de leur difficulté avec le vieillissement, qui heurte leur fantasme d’immortalité et qu’ils tentent de contrer par divers comportements sous l’influence du mythique démon de midi. Entre autres, en séduisant des femmes plus jeunes, voire nettement plus jeunes qu’eux.
Zeus a séduit Europe en lui promettant non seulement qu’un continent porterait son nom, mais aussi qu’il lui donnerait trois fils ; conséquemment, plusieurs pages sont consacrées aux désirs et craintes des contemporains quant à la paternité.
Par ailleurs, certains passages soulignent l’utilité de connaître les fantasmes inconscients qui peuvent habiter nos contemporains et, donc, chacun et chacune d’entre nous. Par ailleurs, j’aborde aussi la nécessité trop souvent oubliée de bien distinguer ce qu’il en est des fantasmes inconscients, des rêveries diurnes et des comportements effectifs. Ces savoir nous permettent en effet de décider, en connaissance de cause, les fantasmes qu’il est souhaitable de réaliser et ceux dont la réalisation serait nuisible, voire mortifère, pour nous-mêmes ou pour l’autre dont nous partageons la vie.
Enfin, suite aux réactions de certaines auditrices, j’ai abordé la question des effets négatifs possibles aujourd’hui de ce mythe patriarcal et machiste sur les lecteurs des écrits et sur les admirateurs des multiples œuvres d’art consacrées à cet enlèvement que certains considèrent comme je l’ai dit plus haut comme un rapt voire comme un viol.
Ce livre n’est donc pas un livre de psychanalyse pure. Il s’agit plutôt d’un essai d’anthropologie psychanalytique contemporaine.
En effet, tous ces thèmes sont abordés à partir de diverses disciplines. Non seulement la psychanalyse, mais aussi la mythologie, l’histoire, la psychologie clinique et la psychosociologie.
Diverses sources sont également utilisées, non seulement mes expériences de psychanalysant, de psychanalyste et de thérapeute individuel et de couple, mais aussi la littérature, le cinéma, certaines biographies et autobiographies d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que des propos recueillis sur la toile, qui est à mon avis une source non négligeable d’informations sur les pensées et comportements de nos contemporains.
C’est pourquoi je pense que ce livre sera fort utile autant aux cliniciens qu’aux lecteurs lambdas. C’est à eux aussi que j’ai pensé en l’écrivant. Ils trouveront d’ailleurs en annexe un glossaire explicitant les quelques termes plus spécialisés dont ils penseraient ne pas avoir une connaissance suffisante de leur signification.
Voilà ce qu’il me semble essentiel de vous dire pour vous présenter cet ouvrage et vous donner l’envie de le lire voire de le discuter.
Spyros Tsovilis est l’auteur d’un roman (Carnets de garde, L’Harmattan, 2007), et de poèmes : il nous fait l’amitié de nous autoriser à publier ici « Adèle et le fantassin », dont vous entendrez les résonances fortes avec l’actualité, et sa Lettre ouverte à Ludmilla Skydra, poétesse ukrainienne, dans laquelle il précise ce qui sous-tend son poème.
Au carrefour du Général Jacques Pâris de Bollardière,
sommeille encore ce matin mon fantassin,
Sur les bouches d’aération du labyrinthe de fer
où il repose
ses os mouillés
par la rosée de l’aube
ses haillons fumants préparent
à petit feu
une bouillie neuve.
Il recevra bientôt c’est l’usage
les hommages des habitants qui ont du cœur
cachet du quartier
de l’eau
et quelques victuailles.
En se levant tout à l’heure
il arrosera de sa fontaine pleine
le ventre rond
les asphodèles de l’asphalte.
Il s’annonce un glorieux mois de mars…
Comme tous les damnés de la terre
Il a vu partout ces derniers temps
le portrait tiré de l’autocrate
en son palais
qui prétend laver l’honneur des laissés-pour-compte
sur les affiches en couleur de tous les panneaux publicitaires
Il aura su lui
le petit-fils de serf
cuisinier de Lénine puis de Staline
chef en repas sécurisés
ne pas se laisser faire
À force de trier le linge sale
de dénoncer des camarades
et de moucharder
à force de brasser les secrets des secrets
il a gravi tous les échelons du pouvoir
sur les genoux des généraux
incontinents
en les tenant par les nouilles
Depuis les froides nuits de fin février
mon fantassin est en campagne
S’il dort chaque soir sur le trottoir
on ne saurait lui conter fleurette
et c’est la fleur au fusil qu’il s’est rangé d’emblée en rêve
aux côtés des défenseurs de la mère patrie
qui hier encore donnait à l’enfant tsar chéri le lait amer de son sein meurtri.
Hier ils avaient pris Sébastopol, demain ils descendront les escaliers d’Odessa, après demain il danseront sur la scène de l’Opéra de Kiev
À l’Opéra de Kiev !
Et le caporal en personne le félicitera !
Fantassin de la République
Il ressuscitera l’âme
des compagnons de la libération !
Ils n’avaient qu’à bien se tenir
les suppôts de l’OTAN
qui laissent partout faire
leurs alliés conquérants
mais qui se casseront les dents devant les grands poètes à la poigne de fer.
Un jour on déposera devant sa dépouille des gerbes !
Mais ce matin c’est Adèle
qui vient déposer devant lui
une petite fleur
qu’elle a cueilli à la frontière de son pays en flammes avec la Pologne.
Au carrefour du Général Jacques Pâris de Bollardière
À l’angle des avenues Suffren et la Motte-Piquet
Adèle dit bonjour à « Monsieur papa » !
Lui qui n’a pas encore pointé hors de sa couverture un orteil
et alors que le soleil hésite à darder encore avec ses rayons quelqu’injure
il perçoit sur son trottoir
de l’Ecole militaire
une intense lumière sous un ciel bleu.
Se peut-il qu’une fleur aussi frêle
irradie à ce point son horizon vineux ?
C’est son sourire qui déteint sur les yeux et les joues et la fleur d’Adele.
Antoine de Saint-Ex, s’il l’avait vue, l’aurait recueillie c’est sûr pour son petit Prince.
Elle écarquille les yeux.
Elle croit qu’il a passé encore la nuit dehors sous les pétards et les débris volants, pour arrêter avec ses camarades l’avancée des chars poubelles des assaillants qui ont pris pour cibles sa maison, son jardin, l’hôpital et son école.
Mais peut-être fait-il aussi partie de ces garçons attardés
qui se font mal en jouant à la guerre comme leurs aînés
qui n’ont jamais pu apprendre par cœur un poème de paix et d’amour faute de temps, happés par la discipline et le devoir de se montrer virils et soumis sans faille.
Elle est fâchée.
Elle voudrait le gronder.
Mais se ravise.
Elle est anxieuse aussi.
Pourquoi lui veut-on du mal ?
Pourquoi veut-elle à son tour les attraper par les cheveux ?
Elle dont la voix si douce et suave esquisse ce rêve d’amour et de paix le plus enraciné dans l’âme ?
Quel chant universel pourrait-elle peut-être entonner qui radoucirait le cœur des siens, de ses camarades et de ces fantassins comme ce Monsieur papa
au carrefour des avenues La Motte-Piquet et Suffren ?
Mais le chant ne vient pas et ce sont les mots de sa mère qui devancent les paroles d’Adele :
« Son papa est au front Monsieur,
Mon pays essuie une pluie de feu et de fer et les miens sont confrontés au dilemme de se battre pour leur liberté ou de mourir.
Il y a de nombreux enfants déjà dont on n’entendra plus la voix ni le désir de s’épanouir au printemps, pour d’autres prières, dans d’autres prairies que celles percées sous la pierre pour y enterrer leurs parents.
Le rêve de l’enfant Monsieur, disait le poète, c’est la paix… »
Et elle le récite.
Alors le fantassin du Carrefour du Général Jacques Pâris de Bollardière, ivre de son pot de poésie, se lève de son grabat,
Il secoue de ses épaules les étoiles de ses exploits nocturnes et se souvient du sens de ces mots de dignité et de liberté dans ses entrailles.
Il se souvient qu’avant de désapprendre à respirer l’air plus libre du ciel sans barbelés et sans frontières, il avait rêvé le même rêve qu’Adèle.
Il n’y a pas dit-il, de Russes, des Ukrainiens, des Français, des Allemands, des Iraniens et des Américains, des Grecs, des Turcs, des Palestiniens et des Israéliens.
Les concepts d’enfants ne pleurent pas, ni ne rient d’ailleurs.
Il y n’y a que des enfants dont on voudrait un jour qu’ils puissent vivre libres au milieu d’êtres libres comme eux, aptes à jouer, à créer et aimer leurs œuvres sous le soleil universel.
Et mon fantassin fourbit ses armes.
Chère Ludmila,
j’aimerais vous remercier beaucoup pour l’idée de rédiger une préface à mon poème et j’aimerais nourrir encore un peu nos échanges et notre amitié avec ces réflexions jointes.
Dans la tradition démocratique et républicaine d’Europe, le soldat est aussi le citoyen, oplitis/politis. Il suffit d’intervertir les deux premières lettres.
Celui qui prend part à la défense de la patrie participe aussi, sur un pied d’égalité, aux débats et aux décisions regardant les affaires de la cité.
Celui qui ne se mêle pas de politique ne mérite pas de passer pour un être paisible (ou un pacifiste) mais pour un citoyen inutile (un parasite) disait Thucydides.
Dit encore autrement, celui qui ne s’occupe que de ses affaires privées verse dans l’idiotie… qui vient du mot grec idiotevo.
Une cité ou un pays, composé d’individus indifférents au sort de ses prochains devient rapidement un peuple d’esclaves nous enseigne par exemple Montesquieu avec la parabole des Troglodytes dans ses Lettres persanes.
Tel est l’état délabré aussi des démocraties lorsque les citoyens se détournent de la vie de la cité, s’en désintéressent et laissent le soin à un homme ou à une oligarchie de gérer seuls les affaires publiques.
Mon fantassin de ce trottoir devant l’École militaire est donc une allégorie de ce citoyen démuni qui passe et qui crache à même le sol où il vit dans une société qui ne se soucie pas de lui et une politique instituée qui s’accommode de sa misère et de son apathie. C’est un fantassin gorgé de ressentiment et qui finit par accorder du crédit à ces autocrates, tels que Putin, qui semblent prendre le parti des perdants et laissés pour compte du siècle. Mais ces autocrates ne prennent généralement que le parti qui convient à leurs affaires et celles de leur clique. Et isolés bientôt, car dispensés de solliciter l’avis général, ils s’enferment dans leurs certitudes et deviennent des monstres.
Pourtant, s’il y a une guerre, on fait appel à toutes les femmes et les hommes du pays. On loue leur dévouement, leur sens moral et sollicite leur sacrifice pour la sauvegarde de la patrie.
Et ce n’est pas la même chose que de se battre pour défendre les siens et pour rester libre d’un côté, et de l’autre côté, de se battre pour un tyran.
Ce qui compte disait Xenophon, ce n’est pas l’épaisseur des murailles d’une cité, ce sont les valeurs pour lesquelles elle se bat.
Pour quelles valeurs se battent les Ukrainiens ?
Actuellement, ils se battent pour survivre à l’agression d’un tyran, mais lorsqu’ils s’en seront débarrassés, quelle Ukraine voudront-ils reconstruire et voir prospérer ? Une Ukraine libre, solidaire et démocratique j’espère, pas une Ukraine soviétique qui ressemble à l’ennemi qui essaie de la museler. Une Ukraine qui ne laisse de côté aucun citoyen, aucun fantassin de la République…
C’est la défense de son intégrité territoriale mais surtout la lutte pour la défense de la démocratie, de l’état de droit et des droits de l’homme qui émeut les Européens et les range d’emblée du côté des Ukrainiens.
C’est la sauvegarde de l’avenir de leurs enfants qu’ils voudraient voir vivre et grandir dans une société qui considère et respecte la dignité humaine, au fondement des droits et libertés.
Pas tous les Européens.
Certains se préoccupent encore de leurs affaires, de leur confort et de leurs profits et voudraient laisser les Ukrainiens se débrouiller seuls. D’autres, généralement aux extrêmes de l’échiquier politique, défendent Putin et accordent même du crédit à ses mobiles.
Mon poème voudrait leur répondre en rappelant qui est Putin (petit-fils du cuisinier de Staline… formé et corrompu par le KGB) et qu’il n’est pas là où il est par hasard. Non pour défendre la démocratie mais la pire des visions du monde, le pire des régimes liberticides et la pire des Russies.
Mais mon poème veut dire aussi que ce qui se passe en Ukraine nous concerne tous. Et que nul ne peut rester indifférent devant le malheur de ses semblables car nul ne peut s’en préserver s’il reste seul.
La lutte pour la souveraineté nationale ne saurait ignorer la nécessité de lutter aussi pour la démocratie, la solidarité européenne et la dignité humaine.
Ce fantassin est transfiguré par sa rencontre avec Adèle qui ne répugne pas à lui parler à lui l’indignant et à lui donner sa précieuse fleur.
La lumière de son sourire irradie partout et restitue au printemps sa raison, sa chaleur et son espoir.
C’est ainsi qu’opère le miracle des fleurs. Et comme vous le savez, les fleurs sont une allégorie, certes facile et usée, des poèmes eux-mêmes. Mais les poèmes, quelquefois, peuvent être plus puissants que les balles et la violence des armes.
Car si à présent il faut se battre pour survivre à l’agression du Tyran, si comme dans le poème l’enfant de Victor Hugo, même les enfants ukrainiens voudraient des balles et des fusils pour se battre, l’avenir appartient aux enfants qui cueilleront et s’offriront des fleurs pour bâtir un monde meilleur, à l’amour, pour célébrer les pulsions de vie et combattre les pulsions de mort. C’est Adèle qui a raison.
Le rêve de l’enfant c’est la paix écrivait le poète grec Yannis Ritsos et Melina Merkouri le récitait merveilleusement avec sa voix suave. Il parlait à la fois de la paix espérée après les obus et la guerre et de la paix civile intérieure, d’une société débarrassée de la peur des fascistes qui vous réveillent en pleine nuit chez vous pour vous mener dans les prisons du régime (lorsque celui qui frappe à la porte ne peut être qu’un ami et pas l’agent de la police politique…).
Par ailleurs, le poème dit qu’il n’y a pas de Russes, d’Ukrainiens… Ce sont des concepts qui masquent des réalités humaines parfois glorieuses d’autres fois tragiques ou misérables. Ce sont des institutions imaginaires collectives chargées et forcées de significations.
Les concepts d’enfant ne pleurent pas ni ne rient.
Mais les enfants réels comme Adèle souffrent. Et les enfants porteront longtemps les marques du traumatisme de la guerre.
Alors que notre humanité devrait plutôt s’unir pour mener ensemble la lutte contre le réchauffement climatique, la servitude et l’injustice.
« On ne peut bâtir un paradis sur les larmes d’un enfant » écrivait Dostoyevski.
On ne peut pas non plus bâtir une nation ni un quelconque avenir sur ces larmes d’enfant.
Parler de paix ou citer Dostoyevski ce n’est naturellement pas faire l’apologie de la Russie !
La poésie peut rappeler que la haine n’aide personne à s’épanouir.
Voilà donc, ma chère Ludmilla, l’objet de mon poème, qui, s’il est complexe, n’est pas pour autant je l’espère, obscur.
Bien à vous
Spyros
Dans son séminaire, Jean-Richard Freymann met au travail la thématique de recherche des « fins d’analyse ». En articulation avec les élaborations en cours, Frédérique Riedlin nous propose une lecture de l’article de Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir »[1] : le texte intégral sera disponible prochainement sur le site fedepsy.org. Nous vous proposons ici des extraits des premières pages, en guise de mise en bouche…
« Nous entendons montrer en quoi l’impuissance à soutenir authentiquement une « praxis », se rabat comme il est en l’histoire des hommes communs, sur l’exercice d’un pouvoir »
J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », 1958
À me proposer ainsi de relire un classique de Lacan – si l’on peut véritablement qualifier un texte de Lacan de « classique » – Jean-Richard Freymann, me permet entre plusieurs point d’entrées possibles ici, de tenter d’inscrire une lecture dans deux problématiques au travail dans les échanges et élaboration au sein de la Fedepsy et de l’Ecole psychanalytique de Strasbourg actuellement : celle de l’élaboration des paramètres de la consultation médicale, de manière générale et plus large, et celle plus spécifique à la pratique, d’élaborer un peu comment se décline l’ « être psychanalyste aujourd’hui », en rapport à une nouvelle génération d’analystes. Dans le même mouvement d’actualisation, en fond – à la place du mort du bridge, dont nous allons parler ici, se tient l’énigme des fins d’analyse, là où pour la psychanalyse depuis les premières divergences sur la fin de l’analyse, entre Freud et Ferenczi, finalité et terminaison sont liées, déterminent et étayent le désir de l’analyste.
Mon premier axe vient donc comme de l’extérieur, à la manière de la « psychanalyse en extension » et concerne le lien social au-delà de la cure analytique, un rapport à la pratique médicale, qui prenne en compte la question de la consultation dans son exercice. Il me semble que cet axe n’est pas dénué d’actualité, puisqu’il a été un point de mobilisation de la psychanalyse qui a inventé son offre d’écoute à sa manière à ce moment-là, selon les écoles et groupes, mais aussi des psychanalystes, pris par des fonctions institutionnelles par ailleurs – psychiatre, psychologue, enseignants, dans l’urgence « hospitalière » de ces dernières années, voire, dans l’accueil post-traumatique des réfugiés de guerre, post-attentat, ou ne serait-ce que dans une activité où ils soutiennent un espace-temps d’écoute dans tous les services. Certes, ils n’y sont pas officiellement en tant qu’analystes, mais c’est à ce titre, que se constitue là une clinique psychanalytique – qui peut étendre ses pratiques pour nourrir une modalité particulière de l’entretien et améliorer le soin.
C’est le travail entrepris avec CAFER, mais pas seulement : la psychanalyse, la psychiatrie, la psychologie, nous enseignent que quelque chose du soin, du thérapeutique, de la « prise en charge » médicale, se joue aussi dans et au moment de la consultation elle-même, quand on l’ouvre à la dimension d’un « colloque singulier ». À tel point que l’on organise des cours sur la « relation soignant-soigné », comme si quelque chose là pouvait être maîtrisé et essentiellement dans le sens de « prévenir » les effets de paroles : mais bien souvent, en voulant reconnaître la part de la rencontre, de l’adresse, de la demande, de l’asymétrie qui s’y joue, entre « l’attente anxieuse » disait Freud du patient et le savoir et savoir supposé du médecin, on tend souvent pour « faire science ou expertise », à une formalisation qui vient recouvrir ce qu’elle prétendait appréhender. À savoir les manier, au contraire, il s’avère que souvent, les « effets de paroles » ou je dirais peut-être « les effets de désir » dans l’écoute, libèrent le champ médical, somatique de la part enkystée par l’inconscient : la psychanalyse en effet, met à jour ce qui fait le lien inconscient entre le psychique et le somatique, c’est ce qui apparaît de manière symbolique dans le récit d’une séance de kinésithérapie menée par Boris Dolto, le mari de Françoise Dolto, dont témoigne, admirative, sa fille Catherine Dolto[2]. À ne pas reculer à questionner sur le vécu de la patiente, il se risque à sortir du champ de la découpe de l’organe endolori, ici le genou, et permet de faire advenir à la conscience par ses questions, un lien inconscient, ce que cette douleur au genou venait symboliser aussi et signifier. Pas de miracle ici, heureusement, ni de substitution, personne ne se met à marcher sur l’eau, guéri, mais l’engagement du soin, qui faisait résistance, est libéré : l’abord du genou, déchargé de l’enjeu inconscient, est plus accessible au soin, et Boris Dolto commence son massage.
Ainsi, l’entretien permet-il peut-être parfois sans se substituer à la réalité de la maladie, de déminer le champ de la part de jouissance inconsciente autour la maladie, pour aborder chacun dans son lieu le traitement physique et psychique nécessaire.
Dans l’actualité, éminemment « catastrophique », les psychanalystes ont donc été mobilisés indirectement pour des consultations d’urgence, de soutien aux soignants, aux citoyens pris dans les affres du covid, du confinement/déconfinement, d’une précarité renforcée, d’accueil de réfugiés. Poursuivant là le travail d’élaboration d’une clinique psychanalytique, à l’écoute de l’urgence sociale, sanitaire, il ne s’agit pas de penser seulement la question de la cure analytique, mais l’extension de son geste et de sa découverte, à toute situation d’adresse d’une souffrance, tant l’éthique de la psychanalyse à cet endroit, est garante a minima d’une réflexion et d’une réflexivité, d’un repérage de sa propre part, marge de manœuvre, positionnement, dans le démêlé de ce qui s’impose, comme faits, comme actes, des effets de perplexité, d’angoisses massives, de sidération et d’écrasement du débat démocratique.
Sur cet axe, deux éléments en introduction : je me posais la question de faire valoir là une différenciation évoquée par J.-R. Freymann, entre « effets de paroles », pas encore « d’interprétation », qui à la fois peuvent se travailler à partir de la référence psychanalytique, mais ne s’y spécifient pas, je me posais la question d’un « effet de désir » aussi, peut-être un « effet d’entendement » selon le terme de Lacan dans ce texte: « l’effet de parole » à l’intersection entre la cure psychanalytique, la psychothérapie d’inspiration analytique dans les institutions, et l’import du « savoir ce que parler veut dire », nommé ainsi par S. Leclaire, comme le propre du savoir analytique, à l’amélioration des soins en consultation. Ni interprétation, ni réponse préconçue au prix de réduire l’adresse, la rencontre, le singulier au déjà vu et su, il me semble que « l’effet de parole » est a minima un effet ouvrant, là où une parole crée surprise, sens nouveau, de la présence, de l’adresse, de la reconnaissance, à la fois dans le commun et comme singulier (…)
J’y reviendrai et la citation en exergue nous l’indique : le texte de Lacan complètement fulgurant, tant il articule synthèse et profondeur, saisissant formulation après formulation le cœur de chaque problématique, en bon texte d’analyste, participe d’un dessillement, notamment sur ce qui se joue comme pouvoir, préjugé sur le bien dans le positionnement des postfreudiens concernant la fin d’analyse. C’est ce travers que ne cesse pas de dénoncer Lacan ici, se référant aux derniers textes des postfreudiens, notamment à leur théorie de la fin d’analyse comme identification au Moi fort de l’analyste, que la notion de contre-transfert vient corroborer plus que bousculer. De quoi illustrer le vieil adage : « l’Enfer est pavé de bonnes intentions ». Le psychanalyste doit a minima, savoir restituer les tenants de l’expérience dont il est le garant, l’agent, et le « directeur ».
La deuxième question, en effet, concerne la psychanalyse en intention, et installe la question du « désir de l’analyste » en rapport aux conceptions de la fin d’analyse : ce texte de Lacan situe l’acte et la pratique analytique autour de ce qui est là engagé comme être, l’« être » analyste dans le transfert, comme rapport à « l’être » en général. La psychanalyse est une praxis, au sens marxiste : ce n’est pas une théorie qui s’applique avec une technique, c’est, Lacan le dit ailleurs[3], un artisanat, fondée sur un positionnement toujours réinventé dans un rapport à la parole de l’autre, disons au sens large, au parlêtre. En quoi s’engage-t-il dans un rapport à une question de l’être ? Qu’est-ce à dire du plan sur lequel opère et devrait opérer une « fin d’analyse » ? Médical, psychologique, philosophique ? A cet endroit Lacan va déplier tout un arsenal, en commençant par mettre en place cette dimension empruntée au bridge de « la place du mort ».
C’est à partir de ces deux questions à l’ouvrage que je vais reprendre certains aspects de ce texte et tenter d’y adjoindre des questions pour « aujourd’hui (..)
J’ajoute : La psychanalyse doit pouvoir quelque chose contre la connerie
C’est l’ouverture : Lacan situe sa critique du « contre transfert ». Non pas qu’il refuse l’existence du phénomène, mais il met en lumière ce que l’invocation du contre-transfert permet d’éviter concernant les enjeux dans le travail analytique, et notamment la place de l’analyste : de quelle pseudo reconnaissance du processus analytique en barre-t-elle justement l’accès, à produire un pseudo rapport, qui n’est finalement que de juxtaposition et voile le rapport à l’œuvre sur la scène transférentielle ?
Il attaque dur les « postfreudiens » qui annoncent avoir dépassé Freud, à partir du repoussoir d’un texte qui s’appelle Psychanalyse d’aujourd’hui, paru chez PUF en 1954, et qui collationne plusieurs textes, Lacan se réfère beaucoup à des formules infondées : « rééducation émotionnelle », « guérison par le dedans ». Il ironise volontairement dit-il, car ce sont des points non précisés dans leur rapport de rupture avec Freud, et de dévoiement de la rigueur et de la visée du travail analytique.
Lacan, lui, met l’accent sur la division, l’impossible, la perte : l’analyste est mal barré et il a plutôt intérêt à savoir un peu ce qu’il fait, c’est-à-dire ici : à travailler à restituer les coordonnées de la situation analytique, de quel endoctrinement il doit libérer la scène des entretiens préliminaires, dans l’introduction de la règle fondamentale, quel maniement du transfert, qu’est-ce qu’une interprétation, et puis de manière générale, l’éthique qui soutient et dirige son désir. Engagement du traitement, maniement du transfert, enjeux de l’interprétation, part de « l’être » – voilà de quoi se compose l’artisanat de l’analyste, sur lequel il s’appuie pour diriger non pas le patient précise-t-il, mais la cure.
Plus que le gourou, le maître, ou bon père de famille, Moi fort bienveillant, l’être analyste se rapprocherait alors plutôt d’un analyste joueur, rusé et stratège : son « pouvoir » n’est pas ici celui de faire le/du bien, mais une marge de manœuvre et de liberté dans un jeu qui prend en considération la part du symbolique et du leurre, la part de plusieurs inconnues, auxquelles il ne répondra pas, quand elles concernent justement les points d’inconscients de l’analysant, et qui tendrait plutôt à « déranger les défenses »[4].
Son pouvoir n’est donc pas de surplomb, de force, d’autorité, mais d’être conscient des tenants de son offre d’analyse : il oppose ainsi deux rapports au pouvoir. Un rapport au pouvoir assis sur une croyance elle-même assise sur une résistance, un rapport au pouvoir qui rend la dynamique du verbe « pouvoir » au potentiel, aux possibles, et que Lacan formule constamment ici en termes de liberté :
C’est ainsi que Lacan distingue trois niveaux de son action au regard de sa liberté dans l’action, dans un registre guerrier – tout comme le faisait Freud dans le « traitement psychique », trois niveaux d’action selon trois rapports à la liberté : l’analyste est libre de sa tactique, qui comporte l’interprétation et ses interventions, il est moins libre de sa stratégie, qui concerne le maniement du transfert, mais il est encore moins libre concernant ce qui surplombe cela, sa politique, à cet endroit Lacan pose une des affirmations centrales de ce texte : le repérage n’est pas la croyance sur son être, mais plutôt son manque à être, là où il sait qu’il ne l’est pas à cette place ou le transfert veut le mettre.
La « situation analytique » : à la table du bridge analytique
L’analyste est responsable de ce qu’il engage dans la partie :
L’analyse n’est pas affaire de dualité, ni symétrique, ni équivalente, ni dans cette déférence, où finalement, un analyste postfreudien, maintient le silence apparemment non pas parce qu’il ne sait pas, ou angoisse, ou tient la division, mais parce qu’il accouche un analysant à son image, tant il s’abstient de dire, mais cela cache une omniscience bienveillante sur le bien, le mal, la santé.
Lacan amène beaucoup cela dans ces années-là : la Lettre volée, où se déploie le Schéma L, Le temps logique ou de l’assertion de certitude anticipée, où se présente la structuration sous-jacente des rapports et des places, qui sous-tend l’adresse d’un analysant à un analyste dans la situation analytique, et qui permet de désencombrer un peu la situation de l’illusion imaginaire de se comprendre : dans chacun de ces textes, Lacan s’appuie sur un rapport entre voir, savoir et temps d’une part, selon les places par rapport à l’objet à voir. Ainsi dans la lettre volée, les trois regards : celui qui ne voit rien (le Roi et Police), celui qui voit que le 1er ne voit rien et se leurre d’ne avoir découvert ce qu’il cache (la Reine, puis le Ministre), le troisième de ces deux regards voit qu’ils laissent ce qui est à cacher à découvert, pour qui voudra s’en emparer (Ministre et Dupin) ; qui illustre cette intelligence. Se prêter au jeu qui se présente sans être dupe de ce qu’on lui suppose, là où on l’attend, ni du rapport entre les différentes places. Ainsi, dans le temps logique, ce repérage central de l’assertion de certitude anticipée comme instant de (sa)voir qui se ferme et à partir duquel il peut saisir un rapport au jugement au sens philosophique, et à la logique politique du sophisme qui en dit long sur ce qui a eu lieu dans la période quand on ne cessait de prévoir sans savoir concernant la pandémie.
Par ailleurs, Lacan y amène un élément nouveau : l’analyste se joue de « la place du mort ». Qu’est-ce qui vient apporter ici la notion de mort ? Pourquoi pas la neutralité ou le silence ou la non réponse à cet endroit ? Lacan amène cette notion, pour contrebalancer la notion de contre-transfert, en formulant que l’analyste doit mettre ses propres sentiments « en place du mort », telle que mise en jeu dans une partie de bridge.
La place du mort, est quelque part plus qu’une absence, plus qu’un simple silence ou une non-réponse, mais de garantir que dans son adresse le sujet percevra la place du signifiant (mort ?). Chez Lacan, la question de la mort, est associée à la notion de signifiant, le meurtre de la Chose. Le signifiant est à la fois ce qui reste post-mortem, ce qui reste sur la pierre tombale et support de la filiation, mais aussi ce qui reste actif quand il est inconscient, actif dans la vie d’un sujet – et qui libère quand l’analyste en éclaire la fonction et la place dans l’économie d’un désir singulier. La « mort » en analyse réfère aussi le point de jouissance, d’évanouissement du sujet dans la demande.
Si on file la métaphore du bridge, cela permet encore d’autres ouvertures : reprenons d’abord les règles du jeu : À suivre
Nous essayons de saisir avec des mots, avec de la pensée, l’épaisseur – opaque boueuse gluante explosive lumineuse parfois – de ce que nous vivons. Nous alignons quelques mots : voici ce que j’ai vécu, voici ce que je vis.
Autant essayer de traduire Madame Bovary (version intégrale) en une série d’émoticônes.
Je me penche au bord des mots – sous mes pieds à l’intérieur de moi des abîmes d’épaisseur – vertige.
Comment parvenez-vous à rester arrimé-e aux mots ? À continuer à les aligner, à construire des discours, jusqu’à des « explications » de tout, et de l’humain, et de la vie, et de la parole ? Comment ? Que faites-vous des abîmes sans fond de l’épaisseur du vivant ?
Jacques Lacan a été très clair à ce sujet :
« La question est plutôt de savoir pourquoi un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. »[1]
Je développe une idée, une opinion, une théorie telle que je l’ai comprise : je dissèque sous vos yeux une de mes tumeurs malignes. Pierre n’est pas d’accord : il rétorque un petit morceau de métastase sanguinolente. Mais sans doute seront-ce les arguments de Jeanne qui l’emporteront : il est vrai que son cancer cérébral est d’une taille exceptionnelle – on en voit un bout qui dépasse sous son œil…
Assez de chairs et de crudité ?
La parole prolifère d’elle-même, les mots se multiplient, engendrent d’autres mots.
Cherchons une image plus élégante que le cancer, peut-être : un pas de danse en appelle un autre, lorsque l’inspiration du mouvement traverse le corps du danseur. Une courbure, une virevolte, une jambe levée haut, un ralenti, un entrechat, je fonds au sol en grand écart, les jambes se rejoignent en une rotation qui fait tournoyer le corps sur lui-même, il s’arrête, évanoui au sol, ou se relève dans une explosion soudaine d’énergie ?
Une discussion : sur la scène les causeurs-danseurs improvisent chacun quelques pas de danse ?
Qu’entendons-nous vraiment les uns des autres, que comprenons-nous « vraiment » ? Qu’est-ce qui pourrait se « comprendre » de ces espèces de danses spontanées[2] ?
Projections et malentendus, entrelacés. Nos discussions seraient des formes de chorégraphies désaccordées, parallèles, non synchronisées ?
Comment est-il possible d’entendre quelque chose tout de même, de temps à autre ? Parce qu’il semblerait tout de même que, de temps à autre, quelque chose soit entendu…
Une danse en croise une autre, une rencontre, un entrecroisement, un frôlement, quelques pas de danse partagés – et le jeu en vaut la chandelle…?
Et parler de psychanalyse ?
À propos de psychanalyse il n’y a qu’une chose à dire, à faire entendre, à dessiner dans la vaste valse, pour que d’autres puissent continuer à faire exister la psychanalyse : l’être humain est une espèce de bric-à-brac. De la chair, des pulsions, des images, des mots, nouez cela n’importe comment[3] – c’est en général ainsi que le nouage se fait, n’importe comment, ce qui ne veut pas dire de façon aléatoire -, et vous aurez un être humain.
À savoir cela, le psychanalyste peut écouter ce truc bizarre qu’est un être humain et l’aider parfois, à dénouer, renouer, retricoter, ramasser des morceaux, se débarrasser de pièces superflues. Ni plus. Ni moins.
Nous parlons de narcissismes, de stade du miroir, de signifiants, de sujet divisé, de métaphore du Nom-du-Père : nous brodons sur des concepts complexes – cela n’a de sens qu’à essayer de faire entendre, à travers les broderies, l’idée de fond (le bric-à-brac humain). Certains parlent de théorie ainsi – d’autres ne parlent de théorie que pour voiler l’idée de fond.
À ceux qui ont le courage de lever les voiles !..
Rappelez vous la lyrique et émouvante fin du texte « Malaise dans la civilisation » : « il leur (aux hommes) est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, d’où une bonne part de leur inquiétude actuelle, de leur malheur, de leur angoisse. Il faut dès lors espérer que l’autre des deux puissances célestes, l’éros éternel, fera un effort pour l’emporter dans un combat contre son non moins immortel adversaire. Mais qui peut prédire le succès et l’issue ? »
Le qualificatif d’éternel nous situerait-il dans le mythe de l’éternel retour ? Condamnés à la dualité pulsionnelle et à ses avatars!
Si Éros est ouverture vers l’altérité, Thanatos vise l’extinction de celle-ci. L’altérité c’est l’autre, l’étranger, celui qui me rappelle que je ne suis pas seul, que je ne suis pas le seul. C’est aussi les alter ego, presque-égaux, ceux qui portent « la petite différence » qui entraîne tant de rejet, de haine et de jalousie. Il n’est pas anodin que l’autre soit souvent incarné par le tout proche, le voisin, celui qui pourrait très bien être moi. Il s’agit alors pour m’en distinguer de marquer au fer rouge la supposée différence. Mais quelle est cette « petite différence » ? Ne serait-ce pas un certain rapport au manque ? Celui que justement je ne m’autorise pas et que je projette sur l’autre ? Ainsi, l’altérité serait également l’Autre en moi : le sujet de la psychanalyse justement ! Lacan ne nous prévenait-il pas que celui qui avancerait, boitant, sur le chemin de son désir, le ferait seul et que tout n’y serait pas rose ?!
Ah ! J’oubliais dans la formule freudienne un terme important : narcissisme des petites différences. Ce terme nous renvoie à l’ « Ego surdimensionné » dont parlait Jean-Richard Freymann dans l’Édito du mois dernier. L’Ego se déploie et ne supporte pas qu’on se détache de lui : le manque pressenti dans cette séparation n’est pas symbolisable. Il s’agit donc soit de contraindre l’autre à faire partie de l’Ego, soit de l’éliminer. La conflictualité est évacuée au profit du seul conflit. La pulsion de mort vise l’aconflictualité. C’est dans la baisse de la tension que Freud situe le sentiment de plaisir. Plaisir ou jouissance ? Certains jouiraient-ils de la guerre entre les deux pulsions ? Je rappelle au passage que nous avons tous un narcissisme… à dimension variable…
Le tyran, qu’il soit père ou mère, supportera-t-il l’autonomisation/ différenciation de son enfant ? Ou considère-t-il l’enfant comme une partie de lui-même, un prolongement de lui-même ? Quel cas fait-il de l’autre qui participe de l’engendrement ? C’est en apprenant que son fils le remplacera (on peut l’entendre de différentes manières) que Laïos exigera qu’Œdipe soit éliminé. Et Dédale offre des ailes à Icare qui en mourra. Œdipe, avant d’être parricide, est victime d’infanticide. Icare se brûle les ailes en tentant de réaliser le fantasme paternel. Hum hum, le vœu plus ou moins inconscient d’infanticide précéderait-il celui du parricide ?!
Le mythe présente ce qu’il en serait du destin du névrosé s’il n’était limité par le fantasme. En effet, le mythe présente la version actée, la version réalisée du fantasme. L’absence de délimitation par le fantasme pousserait vers l’illimité. Et le fantasme, contrairement aux idées reçues, se construit avec l’autre. L’autre sous ses différentes formes : l’alter ego, l’Autre, mais aussi l’autre pulsion. L’approche analytique ne vise pas à éliminer l’autre qui gène, le symptôme ou le fantasme en l’occurrence, mais bien de « faire avec ». La boucle est bouclée : la dualité pulsionnelle persiste, et nous réécrivons alors notre titre :
Thanatos et Éros
Malgré la guerre (!), il faut nous pencher sur les questions de racisme et d’antisémitisme[1]. Je vois en effet que la guerre est un délire et pas seulement d’un seul[2] !
Nous, les enfants de « l’après-guerre », nous sommes confrontés à la guerre tout court… inside.
De plus les distances se rapprochent, la guerre est à nos portes européennes et on ne peut pas l’oublier. Plus facile de refouler ce qui se passe en Afrique, en Asie, voire en Chine où l’on ne se prive pas d’asservir jusqu’à des peuples entiers. Et que vient faire le psychanalyste de ces cascades de remaniement des signifiants et des signifiés ?
Chaque guerre a des conséquences, non seulement sur l’histoire de l’humanité mais aussi sur chaque individu personnellement. À cet endroit, je me rappelle une mélodie que susurrait un de mes grands-pères (Freymann) qui correspondait aux souvenirs des tranchées de 1914-1918 où, à côté d’un ami, dans les tranchées, il aurait entendu son voisin qui sifflotait cet air avant de prendre une balle sur le front. Aujourd’hui je recherche cette mélodie que j’avais retrouvée à une certaine époque en entendant un concerto de Mozart. Que reste-t-il, non seulement de nos amours, mais de nos chers morts ? Le Mythe de ce grand-père se poursuit puisque le grand-père « Prosper » aurait pris sous son aile sa nièce orpheline, devant le cadavre de ses parents. « Prends les affaires de cette petite », aurait déclaré Prosper, et il a élevé cette enfant. Où va-t-on chercher quelque mélodie, quelque slogan sinon dans le discours de l’Autre : l’inconscient est transgénérationnel. Bref on ne fait que happer quelques extraits. Quelques traits unaires, quelques sourires, quelques souvenirs… cela se reconstitue comme un puzzle, mais qui, chaque fois, s’enrichit.
Mais à côté de ce jeu de « glance », il nous reste aussi quelques malveillances que l’on a produites, quelques fautes de jugements qui nous reviennent, quelques injures que nous aurons proférées.
Ce qui nous manque parfois c’est un fantasme, ou un délire qui nous permettrait de refaire la scène. Ou une sorte de remake de la scène que l’on aimerait corriger.
Les fins de cure analytique lèvent l’oubli et permettent un autre oubli. Et les fins d’analyse permettent de nouvelles pages blanches. Mais la plupart des ex-analysants ne supportent pas cette page blanche. Alors « destitution subjective[3] », désêtre, identification au manque, changement de discours, voici de nombreuses expressions qui disent la visée d’une psychanalyse, mais rassurez-vous, visées rarement atteintes dans la pratique. On préfère se gorger de transfert, de montrer de l’hyperactivité plutôt que d’accepter son sort « d’être boitant[4] », de parlêtre castré. On aime tant la « castration » comme concept de l’asymptote. Et il suffit que l’analysant se frotte un peu à la séparation lacanienne (separare–separere), pour que l’on se gausse de la « faim de cure ».
Dans « Analyse fini et infini[5] », Sigmund Freud se montre d’une modestie inouïe, alors qu’il laisse ses élèves tricoter des fins d’analyse de tous poils[6].
Comme nos aînés, j’ai souvent envie de dire à nos jeunes collègues de pousser le bouchon analytique le plus loin possible. Ce qui n’est pas prétentieux en ce sens que l’on a envie de transmettre : « Ne ratez pas une sortie de cure… », buvez le vin tant qu’il est sorti du tonneau.
Quant à l’analyste « didacticien », il est confronté à la question de la déception.
Beau sujet, la déception !
Peut-être que l’on attendait trop d’Icare[7] ! Il s’est envolé trop haut vers le soleil, avec le risque de se « cramer » les ailes. Comment rester à bonne distance des soleils ? Si l’on vole, c’est que quelqu’un nous a appris à voler, que faire ensuite de cette dette ? Si elle n’est pas réelle, au moins qu’elle soit symbolique. Dieu merci, j’ai perdu la goût pour la déception, qui est pleine de rancune. « Que serais-je sans toi ? », comme disent les amoureux.
Quand on a côtoyé la mort (sans le savoir), on tire une expérience de revenant ou peut-être de fraîcheur pas tellement juvénile, mais jeune ? Cela donne encore plus l’envie d’écouter l’autre, dans sa différence, dans ses traits de créativité. Encore faut-il avoir fait le deuil du « Caligula » en soi, que l’on repère si bien en l’autre et que l’on laisse tomber pour éviter la guerre.
Alors « La guerre de Troie n’aura pas lieu[8] » ? À l’analyste de réintroduire de la triangulation dans un monde « sans foi ni loi ». Comment l’enfant peut-il perdre de la jalousie[9] ?
À la veille de boucler la Lettre d’avril, des textes imprévus pleuvent dans ma boîte mail. J’en suis ravie, mais devant l’éclectisme des styles, me demande : quel serait le fil directeur de ce numéro ? Dans un premier temps il se dessinait mythologique, avec :
Puis arrivent les « imprévus » :
Ne cherchons pas un fil unique ? Les fils sont multiples, chatoyants, se croisent, se rencontrent, sans pour autant tisser un voile aveuglant : nous ne pouvons faire abstraction du contexte, ni nous taire à son propos. Les effets de cure et les effets de poésie sont une résistance, en chacun de nous, à Thanatos qui est à l’œuvre, lui aussi, un peu partout.
Je vous souhaite une belle lecture, à suivre les fils, et dans les brèches…
Cyrielle Weisgerber
Voici le numéro 6 de la Lettre de la FEDEPSY (mars 2022)
Bonne lecture !
Voici une information transmise par Patrick de Neuter :
Texte paru dans : Jean-Richard Freymann, L’art de la clinique, Toulouse, érès, 2012.
Apertura n° 4, Le trait d’esprit (Witz) et l’interprétation psychanalytique, Springer-Verlag, 1990.
Jean-Richard Freymann : En 1983, vous avez fait paraître le livre Jacques Lacan et la question de la formation des analystes, en 1988 vous sortez Le transfert et le désir de l’analyste. Est-ce une tentative de réponse à cette question sur la formation des analystes ?
Moustapha Safouan : C’est devenu cela. Mais le point initial était tout à fait subjectif. Après la dissolution de l’EFP, je n’avais qu’une seule tâche en tête, c’était la question de savoir ce que j’avais fait pendant trente ans. J’avais commencé ma pratique en 1950, même fin 1949 ; alors quand cette dissolution a eu lieu, cela a été en quelque sorte l’impératif qui s’est posé pour moi. Puis est venue la mort de Lacan et cela a été aussi un travail de deuil, c’est-à-dire une façon de me détacher correctement de Lacan. On ne se détache pas correctement de Lacan en tombant dans l’imbécillité de confondre ceci avec dire : « le roi est nu », moyennant quoi on ne voit même pas que c’est sa propre nudité que l’on proclame ainsi.
Cela étant le point initial, si j’ai choisi le thème de la formation, c’est qu’il était évident que la question de la formation a toujours été la question autour de laquelle un différend, poussé jusqu’au conflit, a été amorcé, déclenché entre Lacan et les autres. Donc si j’ai essayé de savoir ce que j’ai fait pendant trente ans et si pendant trente ans j’ai suivi cet homme, il s’est agi aussi de savoir en quoi consistait la différence. C’est pourquoi il a été naturel de choisir la question de la formation.
Tout cela sur les raisons subjectives de l’entreprise ou sur la raison du choix de ce thème particulier. Au fur et à mesure que le travail s’accomplissait, il devenait évident que la question de la formation de l’analyste a quand même pour axe celle de la didactique, c’est-à-dire de l’analyse dite didactique. Dans la mesure où cette analyse donne lieu à l’analyste – il n’est analyste, disait-on et je continue à le soutenir, que dans la mesure où il aura fait cette didactique – c’est que l’analyse qu’il fait est censée produire une modification de l’économie libidinale. Et cette modification-là, qui n’est pas n’importe laquelle mais celle de son désir, c’est elle qui l’habilite à occuper la position qu’il prend en reprenant cette expérience au niveau d’autrui.
À partir de ce moment-là, ce travail sur Lacan et la formation a donc été fait en cours de route. C’était à l’intérieur d’un projet subjectif plus vaste. Par la suite, il a été naturel que l’ensemble tourne autour de la question du transfert. L’analyse, qu’elle soit entreprise pour des raisons où la formation joue sa part ou pour d’autres raisons, c’est de toutes façons l’analyse du transfert et c’est pourquoi il fallait prendre la question de plus haut. Et cela a été le deuxième livre.
J.-R. Freymann : Il y a une deuxième question qui se pose – puisqu’on est à l’orée du livre, on peut commencer à y entrer – c’est en ce qui concerne la forme que vous avez utilisée pour travailler cette question, à savoir quelque chose qui a pu être repéré d’une différence entre la manière dont vous abordez la question du transfert chez Freud et la manière dont vous l’élaborez chez Lacan. Je pense à une chose en particulier : vous avez tenu à suivre l’ordre des textes en qui concerne Lacan. Est-ce que vous pouvez nous dire quelque chose sur cette forme utilisée ?
M. Safouan : Pour Freud, le problème du transfert était connu depuis très longtemps. Comment cela fonctionne à la fois comme résistance et comme ouverture de l’inconscient, ou encore comment communiquer l’interprétation, la faire passer de l’autre côté, et même l’espèce de soupçon qui entache toute notre action dans la mesure où le transfert participe de la suggestion, donc la question de la scientificité même de la psychanalyse, tout cela était connu. Dans la mesure où il fallait reprendre les choses dès le départ, et le départ dans la psychanalyse c’est Freud, il a fallu suivre comment lui-même a été amené à formuler ces problèmes, qui sont des problèmes de la praxis analytique. Dans ce sens-là, il a fallu refaire son trajet avec une perspective nouvelle, venant du fait qu’il s’agit d’un regard sur son travail que lui-même ne pouvait avoir. C’était donc cela la méthode : choisir les textes où il a parlé du transfert, repérer chaque fois ses hésitations, la façon d’en sortir, ce qu’on peut dire sur cette façon de s’en sortir. C’était une reprise, non pas de l’œuvre de Freud, mais une reprise de son débat avec ce phénomène qu’il a lui-même repéré. Il m’a semblé que je ne pouvais pas procédé autrement. Alors la question était : trouve-t-on dans l’enseignement de Lacan de quoi nous donner les éléments permettant de résoudre le problème laissé en friche par Freud, c’est cela qui a déterminé le choix de certains textes au lieu d’autres. Enfin, dans cet abord, il y avait quand même la pratique qui était la mienne, pratique formée elle-même d’abord par la traduction de L’Interprétation des rêves et tout autant, si ce n’est plus, par le contrôle avec Lacan. Lacan avait une façon de mener le contrôle tout à fait différente de ce qui se passait ailleurs.
Ailleurs c’était simple… Il y a la psychanalyse que vous, l’analyste qui venez en contrôle, ne savez pas. Et qu’est-ce que c’est que la psychanalyse ? C’est la chose que sait le superviseur. Avec Lagache, il fallait dire où en est le patient avec le transfert, c’est-à-dire quel est votre repérage du transfert. Avez-vous repéré un transfert paternel, maternel, un transfert d’un personnage ancien qui n’est ni l’un ni l’autre, par exemple un frère, une sœur, un camarade de jeu, ou bien est-ce un transfert récent comme le transfert de M. K. sur Freud. Il fallait répondre à cette question, et puis dire si le transfert est négatif ou positif. Si c’est positif, ça va, il ne faut pas le toucher ; si c’est négatif, que faites-vous ou qu’avez-vous fait pour surmonter ce transfert négatif. Le résultat c’est que nous étions sept ou huit en contrôle et au bout de peu de temps, nous étions presque tous sans patients.
Pour Lacan, il n’y a pas de psychanalyse en soi. Ce qui existe, ce sont les analyses effectivement réalisées. Vous venez en tant qu’analyste et vous avez une analyse en mains. Il s’agit pour vous de voir ce que vous faites. Donc, déjà la perspective de qualification, où vous venez pour apprendre, pour mesurer vos capacités d’apprentissage, etc. : tout cela n’existait pas. C’était tout à fait une autre direction qu’une qualification ou une disqualification. Il s’agissait donc de l’arbitrage que je pouvais trouver, dans ma pratique, à la question de savoir si cette doctrine résout ou pas le problème.
Dans la mesure où cette pratique était quand même influencée par la lecture de Lacan, cela a pu jouer dans le choix de certains textes.
Mon choix s’est d’abord limité aux Écrits ; puis au Séminaire XI auquel j’ai assisté et à la Proposition d’octobre, il m’a semblé que le problème dont il s’agissait dans cet ouvrage, à savoir le transfert, a trouvé sa réponse.
Évidemment, tout cela n’a pas été sans me donner une satisfaction secondaire, c’est le sentiment de placer Lacan comme étant de bout en bout psychanalyste et rien d’autre.
Lacan, à mon avis et cela ressort de ce livre, est un analyste. Et quand on regarde bien, on trouve qu’il n’y a pas un seul emprunt de Lacan, à un philosophe ou à un autre, qui ne soit en fait une critique. S’il y a une critique de l’hégélianisme qui tienne debout, on la trouverait à mon avis chez Lacan et non pas chez les autres philosophes.
Alors voilà les raisons pour lesquelles je m’y suis pris comme je l’ai fait avec Freud, puis ensuite avec Lacan, avec en plus le supplément concernant la satisfaction que j’en ai tirée.
André Michels : En ce qui concerne la didactique, apparaît dans votre texte, presque en marge des élaborations théoriques, une réflexion personnelle qui n’en est peut-être pas moins importante pour autant. À un moment donné, vous citez Lacan, disant que dans une analyse, il s’agit éventuellement de tempérer, de tenir compte des limites du sujet pour supporter l’angoisse, sauf dans la didactique où il ne peut s’agir, du moins a priori, d’une guérison d’un symptôme. Cela pourrait nous donner une idée d’une pureté de l’analyse ou de l’analyse pure. La réflexion que vous ajoutez est que, même dans la didactique, il est souvent important de tenir compte justement de ces limites du sujet. Sur ce plan, votre expérience peut être extrêmement précieuse pour nous. Vous est-il possible de nous en dire un peu plus ?
M. Safouan : Il ne s’agit pas d’une position différente de celle de Lacan, mais de préciser que la position de Lacan est une position de principe. La question c’est cela. Il y a chez Freud l’idée d’un discours qui a son propre mouvement et ses propres lois de gravitation, indépendamment des intentions du sujet. Le sujet vient par exemple de mauvaise humeur, de bonne humeur, angoissé, déprimé, n’en pouvant plus, mais avec une volonté évidente de faire l’école buissonnière… Ce sont, comme on dit, les états d’âme, liés à son insu à ce qui se déroule dans son discours qui a son propre mouvement. L’analyse va quelque part. Au début, Freud va dire : vers le noyau pathogène, le trauma, pour y reconnaître par la suite le fantasme. D’ailleurs à partir de ce moment-là, le sens de « pathogène » devient différent et la pathologie devient plus proche du sens kantien que du sens psychiatrique. Donc la psychanalyse, c’est quelque chose qui a une direction, et s’il y a une psychanalyse qui va nous permettre de voir où va l’analyse, on peut s’attendre à ce que ce soit l’analyse didactique, dans la mesure où c’est une analyse où le souci thérapeutique n’oblige pas à ce petit détour appelé « aménagement ». Le seul commentaire que j’ai ajouté, c’est que c’est une position de principe qui est justifiée pour la raison que je viens de dire. Mais comme je l’ai dit, on ne peut plus clairement, une règle méthodologique en quelque sorte, ce n’est pas un décret méthodologique. C’est-à-dire que cela ne doit pas nous amener jusqu’à méconnaître les crises, les difficultés, les ennuis qui peuvent surgir au cours d’une analyse même si elle est didactique, c’est-à-dire qu’elle comporte la motivation qui consiste à exercer la psychanalyse un jour. Donc ce n’est pas une position différente. Tout en adhérant à la même position, cela n’empêche pas d’introduire la distinction entre les choses telles qu’elles sont en principe et les choses telles qu’elles sont en fait. Tout un chacun qui a eu affaire à une analyse de la sorte peut apprécier ce que j’ai dit sur le plan des faits.
A. Michels : Est-ce qu’on pourrait donc dire que l’analyse pure, dont il a été question chez Lacan, n’existerait que sur le plan théorique ?
M. Safouan : Si le principe selon lequel la psychanalyse a une direction –c’est le sens du terme « direction de la cure », cela veut dire où va la cure – dans cette mesure, le fait est qu’il n’y a que des psychanalystes qui acceptent de se plier comme cela aux exigences du discours jusqu’au bout. Je n’ai jamais vu une analyse thérapeutique qui va jusqu’au point de chute auquel va la psychanalyse de par son propre mouvement, c’est-à-dire où l’analysant suit les lois de gravitation de ce discours jusqu’à leur terme. Et dans ce sens-là, on peut y lire que ce sont quand même les analyses faites avec quelques analystes qui ont permis de répondre à la question de la direction de la cure.
J.-R. Freymann : Cela permet de vous poser une question par rapport à ce qui vient d’être dit. Il y a un terme qui revient assez souvent dans votre livre, la question du sérieux du psychanalyste. Qu’est-ce que c’est que le sérieux du psychanalyste ? C’est un Witz ?
M. Safouan : Non. Cela peut se définir par la capacité à se soumettre au discours de l’Autre, c’est-à-dire de ne pas introduire ce qu’il prend pour son savoir à lui, de ne pas l’utiliser au niveau où il a à conduire une analyse, à suivre une analyse plutôt que de la conduire. D’ailleurs il faut bien préciser que conduire une analyse, c’est suivre une analyse ; ce n’est pas prendre le volant d’une analyse. Alors le sérieux de l’analyste, c’est d’abord cela. C’est sa façon de s’abstraire des significations préétablies ramassées au cours des analyses précédentes ou au cours de ses lectures. Et puis, il y a un autre critère ou une autre exigence à laquelle le psychanalyste doit se plier pour définir ce sérieux qui consiste à être attentif à ses propres mouvements. Il y a quand même ce choix à faire, à tout instant, entre le narcissisme et le désir. Se déprendre de son narcissisme, cela ne veut pas dire tenir des laïus sur le petit a, les illusions et les désillusions parce qu’il y a autant d’illusions dans les désenchantements que dans l’enchantement. Tout le monde est capable de faire ces dénonciations au niveau de l’imaginaire. Mais il ne s’agit pas de cela. Lorsque, par exemple, vous oubliez un rendez-vous ou que vous ouvrez la porte de votre salle d’attente et que vous trouvez quelqu’un d’autre que celui que vous attendiez, ou lorsque vous faites un rêve où apparaît l’un de vos analysants, il s’agit quand même d’être attentif à ce genre de mouvement. Il y a donc là deux exigences qu’un analyste peut avoir vis-à-vis de lui-même, qui définissent ce qu’on peut entendre par son sérieux.
Marcel Ritter : Je crois qu’on touche là à la question des limites, surtout à partir de la définition que vous avez donnée de la direction de la cure, au sens de la direction que prend la cure de par son propre mouvement ou de par ses propres lois de gravitation dans le discours tenu par l’analysant. Ce mouvement rencontre des limites. Mais il y a des limites qui se dépassent. Il y a des moments de résistance qui annoncent l’ouverture ultérieure, et puis il y a à un moment donné quelque chose de l’ordre d’une limite, peut-être définitive. Je crois que cela rejoint la question que André Michels a soulevée précédemment ; si l’analyse peut être dite pure dans les principes ou sur un plan théorique, en pratique c’est tout à fait différent. Il y a toute une échelle de chemins parcourus, de distances, je ne sais pas si l’on peut dire d’approfondissements, je dirais plutôt de distances parcourues vers ce quelque chose qui est à l’horizon et en même temps au départ, c’est-à-dire le fantasme.
M. Safouan : Oui. D’ailleurs même dans une analyse didactique, il s’avère qu’à un moment donné, on découvre que c’est une analyse thérapeutique puisqu’il s’agit de débarrasser la demande de ce qui la fait participer au symptôme. C’est dit clairement dans un passage de ce livre.
Mais dans les analyses où il s’agit de se débarrasser de ce qui s’appelle la misère névrotique, du poids de certains symptômes, que celui-ci consiste dans un trouble de la fonction sexuelle, dans un symptôme d’autopunition intense ou d’une inhibition, le fait est que le symptôme peut très bien se dissiper une fois que son sens refoulé est restitué. Freud nous en donne l’exemple. Vous n’avez qu’à lire ses lettres à Fliess, au moment qui précède ce qu’il appellera l’abandon de sa Neurotica, c’est-à-dire le moment où il est sur le point de découvrir le fantasme. Alors, il donne là, dans ses lettres, les choses qui sont les plus émouvantes de toute la littérature analytique ; c’est le moment où il voit la signification phallique dans les mythes, les affinités hystériques dans le Moyen Âge, etc. Entre autres, il y a quelques lettres où il donne l’analyse de quelques symptômes. Il y a par exemple une lettre où il raconte le cas d’une patiente qui avait un symptôme phobique qui consistait en ceci que ladite patiente ne pouvait pas prendre un objet quelconque si ledit objet n’était pas enveloppé. Avec ses méthodes à lui, c’est-à-dire d’associations libres destinées à clarifier la signification des différentes formations tels les rêves, etc., il a pu dénicher le sens de ce symptôme qui était de bout en bout fondé sur le double sens que le mot « champignon » avait en allemand, à savoir la plante, mais aussi le préservatif. Il suffit donc de lever le soubassement sémantique de ce symptôme pour qu’il cède et il se peut qu’avec cela, le sujet soit tellement soulagé qu’il est appelé par d’autres choses dans l’existence, par exemple par un désir de maternité qui, à partir de ce moment-là, peut s’accomplir, ou bien une certaine capacité à supporter le succès, etc. Ça, c’est une limite au sens du degré de la satisfaction que le sujet demande.
Et puis, aussi bien dans les analyses didactiques que thérapeutiques, il y a les limites qui consistent dans ce qu’on peut appeler une fatigue du sujet. Il y a parfois des sujets qui viennent pour des raisons thérapeutiques, qui se débarrassent de leur symptôme et qui continuent quand même au-delà de sa dissipation. Mais il y a quand même un moment qui est un moment de fatigue subjective et cela peut se produire même dans les analyses didactiques. À ce moment-là, si le sujet veut pratiquer la psychanalyse, pourquoi pas, étant donné qu’il aura fait quand même un certain travail qui lui permet de rendre des services très appréciables à ceux qui s’adressent à lui. Il y a donc cette limite de la fatigue subjective qu’il faut bien respecter, dont il faut tenir compte.
Et puis il y a les limites, mais là au sens où il est souhaitable que cela ne se soit pas cela, à savoir les limites qui viennent de ce que le sujet se trouve approcher une zone de haute température et, à partir de ce moment-là, il réagit par ce que j’ai appelé la réaction psychanalytique négative. Cela existe. Vous pouvez avoir affaire à une hystérique chez qui, à un moment donné, le matériel donne lieu à quelque chose qui va taquiner de trop près ses théories infantiles de la sexualité. À partir de là, vous constatez ce que Freud appelle l’interposition du moi à mesure que le discours approche d’un foyer. L’interposition du moi est quelque chose de terrible parfois. La personne peut devenir une espèce de furie qui vous harcèle, vous pose des questions, vous adresse des impératifs, des ultimatums. Il s’agit de ne pas tomber dans une réaction du tac au tac, c’est-à-dire de ne pas la suivre sur cette pente. Cela aussi c’est une limite, à savoir qu’il y a là une victoire du narcissisme du sujet. Cela fait déjà trois sortes de limites qui ne sont pas tout à fait homogènes.
J.-R. Freymann : Une question pour aborder plus précisément le thème de l’interprétation : vous faites remarquer que Lacan aborde la question du transfert dix ans après le début de son enseignement, et une des questions que vous soulignez, c’est qu’il n’y a pas de possibilité de théorie du transfert sans une théorie de l’objet du fantasme et dans ses relations avec les questions de l’idéal du moi et du moi idéal. Est-ce à dire que l’interprétation analytique chez Freud et l’interprétation analytique chez Lacan, ça n’est pas la même chose ? Peut-on affirmer par exemple que chez « L’homme aux rats » il n’y a pas d’interprétation, « des coups de dents du rat » qui impliquent l’autonomie du signifiant, que Freud suit ses propres prescriptions en n’interprétant pas les rêves sans faire appel aux associations – je fais allusion à l’un des chapitres de votre livre –, que Freud interprète dans le transfert, et non pas sur le transfert. Autrement dit peut-on affirmer dans l’après-coup que les points de butée freudiens quant à ses théories du transfert ont des incidences sur son mode de travail avec l’interprétation ? D’autant plus que de l’autre côté, vous l’avez rappelé tout à l’heure, Freud insiste déjà tout à fait clairement sur le fait que le discours constitué par les associations libres ne va pas dans n’importe quelle direction, mais va vers la révélation du fantasme. De même, ce que vous avez rappelé également, que le moi peut se mettre au travers du discours au fur et à mesure que les choses avancent. Alors quelles sont les conséquences, chez Freud, au niveau de ses interprétations, de ses conceptions du transfert ?
M. Safouan : Ce que vous venez de dire sur la différence que cela entraîne, le fait de reconnaître que le discours va vers la reconnaissance du fantasme et qu’il a bien fallu d’abord tirer au clair la théorie du fantasme, tout cela est juste ; seulement il faut souligner ce point essentiel que c’est une théorie du fantasme qui reconnaît à ce dernier son autonomie significative. Parce que c’est à partir de là que l’on peut dire quelle est la différence entre l’interprétation freudienne et l’interprétation lacanienne. Cela va ensemble, c’est la même chose, mais avec quelque chose en plus qui va se produire dans le sillage de cette théorie de l’autonomie significative du fantasme.
Je veux dire par là que dans l’interprétation, il ne faut pas cracher sur la signification. La signification est très importante, il faut bien la tirer au clair. Chez Freud nous trouvons des leçons d’interprétation qui sont faramineuses. C’est une des fonctions de l’interprétation, et ce n’est pas une petite affaire de dire ce qu’il y a dans l’inconscient, comme cela. Cela intervient à des niveaux très variés, très variables, où la signification est toujours intéressée. Par exemple, déjà au niveau des entretiens préliminaires, et même au cours d’une analyse, il peut y avoir des interprétations qui consistent tout simplement à dire d’une façon plus nette ce que le sujet est en train de dire par des circonlocutions, d’une manière hésitante. En somme, à ce moment donné, on peut être amené à lui dire : « C’est cela ou ce n’est pas cela ? » C’est d’ailleurs une façon de voir, au cours des entretiens préliminaires, dans quelle mesure un sujet peut supporter ce qui s’appelle parler un peu sérieusement.
Il peut y avoir aussi, cela on le trouve chez Freud, ce qui ressort du rapport du sujet à son dire. Il y a l’exemple d’Anna O. qui raconte des petites histoires où l’on voit la petite fille qui gagne contre la mort. Même si elle ne pose pas la question, quelqu’un qui est analyste, et qui n’est pas analyste à son insu, peut lui souligner que si cela avait été ainsi, elle n’aurait pas été si malheureuse. Il s’agit là de rectifier une position du sujet vis-à-vis de quelque chose qui s’appelle donner la vie.
Il y a aussi des interprétations qui visent à débusquer la part que le sujet prend dans la construction de sa propre réalité, sa réalité telle qu’il la donne toujours dans un discours. Cela se ramène toujours à mettre au clair le rapport du sujet à ses énoncés. C’est le cas de Dora qui vient dire : « Voilà Monsieur le professeur, j’ai été l’objet d’un échange, oui ou non ? — Oui, mais alors pourquoi l’avez-vous supporté pendant quatre ans ? »
Il y a là des modes d’interprétation qui ne sont absolument pas à négliger et c’est pour cela que le psychanalyste a besoin de faire appel à ses ressources de dialecticien, de logicien, d’un homme qui a quand même un rapport plus tolérant avec ce qui s’appelle la vérité.
Et puis, il y a les interprétations au sens étroit du terme, ou si vous voulez très strictement psychanalytique : montrer le double sens d’un mot, par exemple le mot « Dick » dans le symptôme d’origine suicidaire de l’Homme aux rats. Et jusque-là, on peut dire que l’interprétation va dans le sens de produire ce qui s’appelle « un homme averti est à moitié sauvé » ou quelque chose dans ce style.
Mais ce qui s’ajoute avec la théorie du fantasme en tant que solidaire de la théorie de l’autonomie significative du fantasme, c’est que cette autonomie significative vient de l’opération d’un signifiant dans le sujet. L’opération du signifiant, cela se constate même en dehors de toute analyse. Pour chacun de nous, même avant la naissance, il y a déjà pas mal de signifiants qui sont là : le signifiant de la famille, c’est un Dupont, un Durand ; le signifiant de la patrie, c’est la France ou la Grèce ; ça peut être le signifiant de sa race ou de sa religion, c’est un juif, un chrétien, un musulman, etc. Le sujet ne peut faire autrement que de jeter, verser son existence dans ces signifiants-là. Il ne peut faire autrement, c’est-à-dire qu’il met dans ces signifiants ce qu’il appelle son existence ou sa vie, ou ce qu’il est… La moindre des choses dont on peut s’attendre d’un analyste, c’est qu’il ne participe pas à ce qui s’appelle les passions collectives, en tout cas pas bêtement comme cela.
Mais à un niveau plus profond, la psychanalyse nous montre deux choses. Quand le sujet parle, il y a déjà le discours avant lui, ce que Lacan appelle le discours universel, le discours concret, celui dont le sujet a été pétri de part en part et qui a fait de lui ce qu’il est. Il y a donc une partie de ce discours universel qui lui échappe. Ce que je viens de dire sont des exemples que la culture démontre suffisamment. Que ce discours, dans sa dimension diachronique, implique des structures qui échappent à la maîtrise du sujet ou à sa science ou à son savoir, ça c’est une chose qui a été parfaitement repérée par ces historiens formidables qui ont fait ce qui s’appelle l’École des Annales en France, c’est-à-dire notamment Lucien Febvre et Marc Bloch. C’est d’ailleurs cette école qui a donné lieu à toute la théorie de Michel Foucault.
Ce que la psychanalyse ajoute de décisif, c’est en dehors de cette efficience du discours considéré dans sa dimension diachronique, que ce soit à un niveau familial étroit ou à un niveau plus large, culturel, il y a des phénomènes qui se produisent du fait même que le discours est subordonné aux lois de la synchronie. Ce sont des phénomènes tout à fait repérables dans le mot d’esprit. La demande, même si c’est une holophrase, Mam, Lolo… ça passe par quelque chose qui a une structure phonématique propre, et ça c’est la dimension de la synchronie. On peut imaginer le sujet comme un trou cerné par un signifiant de la demande. À partir de ce moment-là, ce signifiant va engager, développer tout un réseau et le sujet en quelque sorte, on le repère disparu quelque part sous un élément ou sous un autre ou sous tous les éléments de ce réseau. Alors là, on peut dire que dans la psychanalyse conduite selon Lacan, l’interprétation mène à quelque chose qui restait encore à chercher après Freud, qui est de dévoiler la dépendance du sujet à ce signifiant de la demande première. Autrement dit, la réponse à votre question consiste en ceci, qu’avec l’affirmation que l’ordre de la chose, c’est-à-dire l’ordre du fantasme, de l’objet a, c’est l’ordre du langage, et du langage conçu dans sa dimension synchronique ; à partir de là, l’interprétation peut aller jusqu’à montrer quelque chose qui ne se montrait pas avec les interprétations que j’ai commencé par développer, à savoir cette dépendance par rapport au signifiant.
M. Charles : Est-ce qu’on peut dire que ces dépendances fonctionnent d’abord comme un déterminisme qui, reconnu et pas seulement reconnu, mais consenti au sens des stoïciens, accepté librement, permettrait ensuite l’ouverture dont parle Heidegger et que reprend Lacan à propos d’une libération du sujet ? Est-ce qu’après ce moment-là, après sa dépendance qu’il a perçue, le sujet deviendrait enfin susceptible d’être ouvert à une autonomie ?
M. Safouan : Ce que vous dites est ce que Lacan dit noir sur blanc. C’est le seul sens qu’il donne au mot libération. C’est la libération du sujet par rapport au signifiant combien dérisoire auquel il a été assujetti jusque-là. Mais avec cela, est-ce l’autonomie qui se produit ? Je ne sais pas. C’est justement la question, la question de l’heure, si je puis dire.
M. Ritter : Pourrait-on dire que l’interprétation au sens freudien s’adresse avant tout au contenu alors que le pas franchi par Lacan, c’est qu’elle s’adresse à la structure ? Est-ce qu’en touchant au signifiant sustenteur, à l’identification en somme, on peut espérer une modification à ce niveau-là ?
M. Safouan : Oui, mais à l’identification en tant qu’elle n’est pas l’identification imaginaire, c’est-à-dire au semblable. Cette autre identification est une identification issue des signifiants ; c’est l’identification à l’objet a. Au fond, cette différence vient répondre à la question de la fin de l’analyse. Avec cet ajout, qui résulte du repérage fait de l’efficacité du signifiant dans la détermination du sujet, la question de la fin de l’analyse trouve une réponse qu’elle n’avait pas trouvée dans la doctrine qui nous a été laissée par Freud. Mais remarquez : les termes que vous avez utilisés rappellent un peu les querelles entre Lacan et ses collègues de la Société Française. Le mot « structure » était à la mode dans les années 1960, alors que de l’autre côté on s’était fixé dans le camp opposé qui n’est pas structuraliste mais dynamiste. Ce qui venait constamment à la bouche de Georges Favez, pour marquer la différence des positions, était : « La psychanalyse, il ne faut pas oublier que c’est une dynamique. » Mais Lacan répondait, à juste titre, que si nous mettons l’accent sur la structure, c’est quand même pour arriver à une dynamique plus fine.
M.-J. Schmitt : Une question à propos de l’interprétation du transfert : dans la mesure où le transfert n’est pas une répétition ou l’ombre d’un amour passé mais ouverture sur le fantasme, sur quel mode intervenir ?
Je pense à deux exemples très simples : d’abord à celui d’une analysante qui un jour à sa séance refuse de s’allonger, finit par s’y résoudre, et entame un discours où elle joue avec l’idée d’arrêter son analyse alors que ce qui se laisse entendre, c’est qu’elle veut que l’analyste l’empêche d’arrêter, la retienne. Suit le récit d’un rêve : son enfant est allongé dans la cuvette des WC et elle le retient, s’efforçant de ne pas le lâcher afin qu’il ne soit pas emporté par la chasse d’eau.
Autre exemple : celui d’une patiente qui relate un rêve où elle se voit donnant le sein à un enfant et qui, à la fin de la séance, fait un chèque d’un montant très légèrement supérieur à ce qu’elle avait l’habitude de payer. De façon interrogative, elle commente : « Ah oui, je n’ai pourtant pas l’habitude de vous donner des pourboires. » Le simple fait de souligner les signifiants en question dans ces deux exemples, est-il interprétation du transfert ?
M. Safouan : Ce que vous nous dites, cela permet de préciser un point. Dire que le transfert ça n’est pas une répétition, cela ne veut pas dire que ça n’a aucun rapport avec le passé. Cela veut dire tout simplement que c’est le même signifiant qui était au cœur de la relation entre elle et une figure antécédente, antérieure, peut-être même préhistorique, archaïque, appelez ça comme vous voulez. Il y avait là un signifiant qui jouait, qui réglait la relation à cette figure préhistorique et qui continue à régler la relation avec l’Autre en tant que tel qui est, en l’occurrence, une place occupée par l’analyste. Mais c’est avec l’analyste que ça se signifie, que se déniche ce signifiant qui réglait tout. Il y a donc une répétition, mais ce n’est pas une répétition en tant que vous avez pris la place de ce personnage, mais c’est la même forme qui se reproduit. Qu’il y ait répétition de la même forme, ne veut pas dire une substitution d’un personnage à un autre personnage. C’est ça l’essentiel ; c’est ça qui fait le poids de vos exemples.
En l’occurrence, souligner ces signifiants, c’est exactement cela qui s’appelle interpréter le transfert.