Lecture libre de Mahmoud ou la montée des eaux[1], d’Antoine Wauters,

et quelques livres en écho ou contrepoint

« La douceur allège la peau, disparaît dans la texture même des choses, de la lumière, du toucher, de l’eau. Elle règne en nous par de minuscules brisures de temps, donne de l’espace, enlève leur poids aux ombres. »[2]

C’est souvent la surprise qui laisse les marques les plus profondes. Que ce soit la marque au fer rouge du traumatisme. Ou la marque inattendue d’une lecture, tout à coup, qui vient introduire un nouveau monde, une voix nouvelle dans le familier intérieur. Un de ces livres que l’on a choisi distraitement, dans les errances un peu vagues en librairie au seuil de l’été – tout ce que l’on pas vu passer cette année, en quête si possible de quelque chose de léger, qui vienne trouer de fraîcheur le plomb caniculaire, trouer le plein de vide propre à cette époque pourtant serrée de près par la guerre et la catastrophe. Et si possible alors, relever un peu l’insistance du motif des violences, à nombreux endroits de ma pratique, sans s’endormir sur le pire, sinon à prendre les armes, du moins à produire, « (se) donner des armes », et ce que cela signifie et lesquelles, n’est-ce pas une question qui nous engage comme citoyens, mais aussi comme analystes, et comment ?

Mahmoud ou la montée des eaux, d’Antoine Wauters. Qui ne sera pas, mais l’est finalement quand même rien que pour son titre, un roman d’anticipation écologique, plutôt un conte philosophique mais bien enraciné dans l’histoire récente de la guerre en Syrie. « Inspirés de faits réels », dit-on.

C’est sans doute le motif de cet homme nageant avec son tuba autour de sa barque, cherchant au fond d’un lac artificiel la ville de son enfance engloutie, qui m’a questionnée. L’Atlantide engloutie sur fond d’une histoire vraie, et même réelle : vivre avec les traces du passé effacé par le délire d’un régime. D’un homme et d’un régime : comment une « folie » au pouvoir peut-elle s’instituer – si l’on peut même ici parler d’une institution – et organiser les rapports sociaux ? Est-ce que c’est simplement un plaquage forcé sur une société contrainte mais pas dupe, et quelles traces cela laisse-t-il dans la constitution du lien social des générations d’après ? Des questions qui se déchaînent plus près de nous en Russie et sur les Ukrainiens.

Ici, il semble que ce soit une forme de délicatesse profonde, éthique, qui prime. Et qui d’ailleurs évoque pour moi une autre lecture récente d’Anne Dufourmantelle que j’ai mise en exergue. Lecture précieuse pour changer un peu son point de vue : La puissance de la douceur[3].

« La douceur allège la peau, disparaît dans la texture même des choses, de la lumière, du toucher, de l’eau. Elle règne en nous par de minuscules brisures de temps, donne de l’espace, enlève leur poids aux ombres. »

La peau. Une tache sur sa peau qui s’étend et s’impose : le narrateur a justement un cancer de la peau, c’est de la peau qu’il mourra, dit-il, on lui a fait la peau bien avant, dans les geôles du régime.

Il s’agit d’un homme plutôt âgé, même si cela ne s’entend pas tellement dans l’écriture, l’auteur est jeune et/mais philosophe, même si l’horizon passé derrière lui qu’il considère en pêchant depuis sa barque sur le lac, se prolonge bien loin en arrière, au cœur du siècle dernier, il y a une vivacité, une jeunesse, une fougue dans le récit de ses amours. D’aucuns appelleront sans doute cela le désir !

Tour à tour on l’entend lui, comme un poème intérieur, puis sa seconde épouse parlant de lui, en l’observant de loin tourner autour et sur ce lac. Il est comme suspendu et tourne en errance circulaire, satellisé par ses pertes et fracas, sur un lac au bord duquel il s’est installé avec son épouse, un second mariage : un lac inqualifiable, qui représente à lui seul le caractère socio-politico-psychopathologique du régime El Assad, celui d’Hafez El Assad d’abord. On n’en est pas aux Châteaux de Louis II de Bavière, non. Mais nous sommes sur le fil d’une folie au pouvoir, du délire au pouvoir : la famille El Assad au pouvoir, radicalisant le régime autoritaire du parti Baas, a détourné l’Euphrate en apprenti sorcier de l’agriculture, de l’industrie et de l’ordre nouveau, arguant volontiers un nouveau cours de l’Histoire qui commencerait là, avec lui : un lac artificiel créé de toutes pièces par un détournement du fleuve comme un détournement historique au nom d’Hafez El Assad, père du tristement célèbre encore Bachar El Assad.

Ceci est distillé dans le texte, tout de même comme une hantise, mais très sobrement, très finement, quand on pointe la question du point fou : le chef qui se prend pour le chef. Décrivant en quelques traits la structure délirante du discours présidentiel, personnifiant le fleuve lui-même, qui, ainsi délogé de son « lit d’origine », était à « nouvelle école de la vie », symbole de la réécriture de l’Histoire à partir de Hafez El Assad.

Or le lac formé par cette grande opération, finalement, de révision de l’histoire d’une terre et d’une région, est venu littéralement recouvrir tout le monde du narrateur. Les terres portant la trace ou se faisant traces de son histoire. Les gens ont été évacués, à l’époque.

En quelques traits mimant ce qu’aurait dit le dictateur ou en quelques souvenirs de ce régime, où les professeurs devaient répéter sans ironiser sur le ridicule officiel, nous touchons des arcanes essentielles, propres au régime syrien, une version syrienne de la dictature.

Les associations de lecture m’ont permis de poursuivre, en lisant Ziad Majed, Syrie, la révolution orpheline[4], et quelques textes de Rafah Nached, une des rares psychanalyste syrienne, qui tente de constituer la pratique et un mouvement psychanalytique en Syrie. Qui fût arrêtée des mois en 2011[5].

Des lectures qui permettent par le biais socio-politique et psychanalytique de saisir la fonctionnalité d’un régime, la folie d’un homme, puis un lieu de la psychanalyse à partir duquel faire entendre et déjouer, résorber les terreaux engloutis de la guerre :

Ziad Majed : « Par ailleurs, le charisme et la personnification outrancière du pouvoir étaient le moyen de convaincre les gens de ce dont ils devaient être convaincus. En d’autres termes, en s’attribuant des titres qu’il faisait afficher sous ses portraits et ses statues dans tous les recoins de la Syrie, Assad créait des  »vérités » que tous se devaient de croire. […] »

Le culte d’Assad a été remarquablement analysé par Lisa Wedeen[6]. Elle a montré que l’objectif de cette idolâtrie n’était pas de susciter un élan affectif réel des citoyens envers sa personne, mais de définir la forme et le contenu de l’obéissance civile qui leur est demandée : allant au-delà des armes et des salles de torture,

« le culte d’Assad avait pour but de soumettre les citoyens et de leur imposer de se comporter comme s’ils adoraient le chef. À travers ce culte, le régime [assis sur police politique et néo-récit national] visait à les cerner et à rompre les liens qui les rattachaient les uns aux autres. Et quand bien même ils essayaient de s’opposer à cela, frontalement ou à travers des blagues ou des allusions caricaturales et des sourires ironiques devant les écrans de la télévision officielle, ils ne faisaient qu’affirmer l’empire du culte, car précisément, ils n’y croyaient pas. »

« Je crois que la psychanalyse et la mystique, au sens large du mot, ont une grande place dans l’histoire de l’homme aujourd’hui. La psychanalyse est à l’intérieur de la vie et peut interroger le tourment qui déchire le monde aujourd’hui entre pauvres et riches, faibles et forts, dominés et dominants[7]. »

Dans ce roman, le narrateur se retrouve là, plus ou moins en fin de vie, comme suspendu dans un espace-temps cyclique, où passent les saisons, mais où l’histoire semble s’être arrêtée, se retourner sur soi, chercher l’ombilic, dans une certaine tangence poétique indirecte. Sous sa barque, sous l’eau, se trouve son monde d’origine, le monde de sa jeunesse, toute sa jeunesse jusqu’à ses premières années, premières années, enseignant dans cette école aujourd’hui ensevelie sous les eaux. Là qu’il rencontra son premier amour.

L’amour bouleverse tout ici – c’est la véritable pulsion de vie. À tel point que les arrachements sont ravageurs, à la hauteur d’une histoire de « cœur » : source vitale et battant le rythme du désir de vivre.

Il n’y a pas là de message, mais plutôt tout un premier temps de « dérive » à l’image de cette barque sur l’eau, le soutenant au-dessus du souvenir. Cet homme suspendu à un là où c’était. Lac où c’était ! Pas véritablement, car le « je » à « advenir » avait déjà fonctionné dans sa vie, notamment à travers sa carrière d’écrivain. Alors, peut-être les « pertes », les pertes doivent advenir. Un lac. Comme disent les Anglais un « lack of », « un manque de ». Un « lack of Assad » ? Qu’Assad vienne à manquer pour retrouver ce qu’aurait dû être sa véritable histoire. De quoi Assad est-il le nom ?

Un texte qui s’infiltre comme l’eau fraîche du lac, avec douceur mais si peu transparente, si savante dans ce qu’elle dessine sur la peau comme cartographie et comme Histoire, histoire de torture, de répression, de guerre. Comme souvenirs de la rencontre. En quelques traits, on a accès à quelque chose de cela, l’expérience de ce qui fait les griffes de la dictature, à quoi elle tient, sur quelle contrainte, quelle absurdité, quelle violence.

Et puis comment le destin individuel n’existe pas, comment la vie privée est entravée, pilonnée, constamment, l’État peut y faire effraction, la petite histoire se cache au point aveugle de la Grande, le point aveugle étant justement… l’amour, notamment la « rencontre amoureuse ».

Au cœur de ce théâtre ridicule et macabre, c’est cela qui éclate comme une tempête de joie, le souffle de l’amour, toujours perçu comme l’apparition de l’enchantement, du miracle, du miraculeux : l’amour est éblouissant mais aussi drôle et ingénieux, la dérision ne manque pas, depuis les premiers après-midi à lézarder sur l’herbe ou le sable, à se lire des poèmes, aux dernières réminiscences soudaines et illuminées, d’un moment ou d’un visage. Au bord du fou(tu) de lac, les amoureux on n’y croit pas tout à fait, « même pas mal. »

L’amour est ce qu’il est alors : une source vitale, un ressourcement perpétuel, une éternelle jeunesse.

En quelques traits simples, clairs, profonds, il taille de l’amour un portrait, qui évoque le motif du Visage chez Levinas, comme source de la dimension éthique, peut-être de « l’affect de l’éthique ». La joie de l’être aimé, par-dessus tout.

Il y aurait un autre commentaire à faire sur un texte qui descendra d’une octave, du premier amour, Leïla, au deuxième amour, Sarah, pulvérisant la peur et la douleur des régimes, du premier El Assad au deuxième, du premier au deuxième amour perdu, une descente dans les graves. Une extorsion, les générations Assad l’auront extorqué, d’un bonheur pourtant simple et facile pour lui. Il reviendrait là, pour en reprendre les morceaux, puis les quitter de lui-même.

Mais j’en resterai à l’orée, la rencontre, la surprise, la reprise, le pansement.

C’est la grâce de ce dialogue de regard des êtres aimés tour à tour l’un sur l’autre, presque comme un chant à deux voix qui défile le vivre, et survit transgresse tout. Portant à la fois la réalité, la singularité, la marque d’un monde atteint d’une maladie propre à un régime et ses répliques sanglantes, comment on y tient, comment on y reste, ou reste rivés, de génération en génération, sans atteindre la beauté infinie et la puissance d’un amour.

À nouveau résonne une phrase aux allures quasi mystiques de Dufourmantelle, La puissance de la douceur :

« La douceur a fait un pacte avec la vérité ; elle est une éthique redoutable. Elle ne peut trahir, sauf à être falsifiée. La menace de mort même ne peut la contrer. La douceur est politique. Elle ne plie pas, n’accorde aucun délai aucune excuse. Elle est un verbe : on fait acte de douceur. Elle s’accorde au présent et inquiète toutes les possibilités de l’humain. De l’animalité, elle garde l’instinct, de l’enfance l’énigme, de la prière l’apaisement, de la nature, l’imprévisibilité, de la lumière, la lumière ».

On sort de là bouleversé, à la fois puissant de la douceur et tendu de pied en cap, par la force et le courage de se battre.

Extrait et ouverture

Leïla, première épouse et première époque :

« À l’époque, je n’avais jamais vu autant de force chez quelqu’un. Tu ne reculais devant rien. Un miracle, la liberté n’ayant rien d’un sport national par chez nous.

Ailleurs, elle est sur toutes les bouches, chez nous elle coud les lèvres de ceux qui en parlent car telle fût la devise de nos dirigeants : nous changer en moutons doublés de pauvres ignares, afin de pouvoir nous manipuler à leur guise qu’il pleuve ou qu’il vente. Si bien que lorsque l’homme que j’aimais (toi, idiot, oui !) a dévié de la route des cases du parti, on l’a jeté en prison.

Moi non plus je n’oublie rien.

Quand il en est sorti la lumière avait déserté son regard, il ne parlait pratiquement plus. Il emmenait les enfants au lac. Il les installait sur sa barque.

Ensuite ils pique-niquaient et chassaient les mouettes avec toutes sortes d’armes fabriquées main.

Il s’efforçait de rire

Et eux aussi riaient, ne se doutant pas un seul instant du gouffre que cache parfois le rire d’un père.

De ses envies de se défenestrer.

De sa rage.

Les coups qu’il se donnait pour punir et bannir la violence que la prison avait semée en lui. »

En parallèle de cet étrange serpent de lac, qui vous entoure doucement jusqu’à vous serrer la gorge aux larmes, j’avais lu aussi, De purs hommes, de Mbougar Sarr. Autrement remuée par la différence de ces intensités, d’un côté, lumineuse et douce, de l’autre lumière sombre, histoire souvent plongée en soirée ou dans la nuit, branché sur le cheminement d’un jeune professeur d’université suspendu entre son être littéraire de poésie transi pour vivre et le morne déceptif de la transmission. En soirée, dans la nuit, intensité des corps à corps, qui représente sans que ce soit un thème direct, mais le marquage profond de l’injustice et de la contrainte, de la rébellion intérieure contre la violence sociale, les effets de l’innommable transgénérationnel, la poigne du sexuel et de la mort, le frayage âpre dans un lien social, tramé par une culture très fragilement reprisée – trempée de blessure et de violence de ces états où s’écorchent au sang parfois, un traditionalisme comme l’illusion de la source, corrosion néocoloniale et les élans de leur dépassement, d’un affranchissement. Entre reprise et représailles – à ne plus savoir comment tordre la formule de Lacan, s’en passer pour mieux s’en servir, ou s’en servir pour mieux s’en passer : Mbougar Sarr parvient à restituer cela, au cœur des logiques et cheminements de chacun dans l’appréciation des mœurs, si proche si loin de nos questionnements dans la même langue, qui n’est pas du tout la même, entre le défilé morbide de nos valeurs égrenées comme une litanie, comme si le signifiant « justice », « liberté », « égalité », en était plutôt la vague dépouille, et là, dans cette société-là du Sénégal, les mêmes mots, tout à coup, c’est vital, existentiel, parler ça engage, un sujet incarné, ça risque, ça pulse, ça expose aux représailles, à la haine, ou ça fait battre amour et amitié, au bord de la rupture.

Dans ce texte, c’est la question de l’acte, de la menace, d’un engagement en acte, de la jouissance, les paradoxes de l’indécence de la décence et d’une obscénité, qui sont mis au travail, là où encore, « l’être même », le corps même d’un homosexuel est insupportable, la dépouille même d’un homosexuel déjà enterré est insupportable. Insupportable présence de l’être, projection du monstrueux qui viendrait menacer le nommable dans l’ordre à peine établi, l’ordre de la nature et d’une tradition sans tâche, « pure », sacrée, d’un innommable qui viendrait le trouer, avec lequel il faudrait composer, au nom de l’existence duquel il faudrait perdre un peu de sa fascination, de sa conjuration aveuglante, pour le monde tel que le sacré le présente, et perdre de son pouvoir, cette existence m’enlève l’illusion de la complétude du sens, me convoque subjectivement, angoisse de castration insupportable, qu’il faut éradiquer, mécanismes des génocides.

L’œuvre ici se déroule comme au présent, actuelle et en acte, l’auteur Mbougar Sarr, prix Goncourt pour son roman suivant, Mémoire des hommes, a une manière puissante de restituer quelque chose de la trame de ces mondes où les références sont composition, je le disais si loin si proche, de l’ombre coloniale et de l’affranchissement, « créolisations plus ou moins écorchées » entre pratiques, mœurs, transmission, éducation, valeurs, règles, coutumes, dans un pays où la politique est prise dans les raies et intrications néocoloniales. L’intelligence sensible des positionnements socio-politiques qui saisissent et exposent les corps et l’existence.

Des « (non -) rapports sexuels » aussi : il me semble que ce livre serait à reprendre pour lancer le débat, dans ce qu’il fait apparaître aussi comme rapport homme-femme, comme couple, comme sexualité, le caractère et la liberté que cette femme se prend, et comment lui fait de son indépendance la cause du désir. Quand la femme parle, et « balance » la réalité de ce qui est, cela ne signifie pas forcément une entrée en radicalisme ou en ascétisme anti-séduction ou anti-sexe ni la fin de la sexualité ; comme ça se dit de plus en plus, dénégativement aujourd’hui : « je sais bien les violences faites aux femmes, mais quand même ». Un texte qui permettrait de décaler un peu la conflictualité des postures et commencer à dire et se coltiner ces questions.

Cet ouvrage, fait encore apparaître l’estomac du dire, quand parler bouleverse, acte, quand se battre et débattre se rejoignent, quand la censure est de mise, quand on ne parle pas partout, et que la simulation peut être de mise.

« Or, c’est parler des choses qu’il faudrait, je veux dire de l’intérieur des choses, de cet intérieur inconnu, dangereux, qui ne pardonne aucune imprudence, aucune bêtise, comme un terrain miné… ».

À suivre…

  1. A. Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Paris, Verdier, 2021.
  2. A. Dufourmantelle, La puissance de la douceur, Paris, Payot, 2013.
  3. A. Dufourmantelle, La puissance de la douceur, Paris, Payot, 2013.
  4. Z. Majed, Syrie, la révolution orpheline, Actes Sud, 2013.
  5. R. Nached, Psychanalyse en Syrie, érès, 2012.
  6. L. Wedeen, Ambiguities of domination, University of Chicago Press, 1999.
  7. Rafah Nached, Psychanalyse en Syrie, op. cit.

Écho à « Variations sur l’inspiration »

[1] de Cyrielle Weisgerber

Elle pose des questions qui me parlent :
Pourquoi ne me suffit-il pas de ressentir que je suis vivante. Pourquoi la nécessité d’en écrire quelque chose ?
Et
Pourquoi certains écrits d’il y a mille ou deux cents ans nous touchent encore. Ils recèlent des fragments de ce que vivre et penser donnent à dire à l’humain ?

Écrire, c’est matérialiser par des traces sur un support : du papier, un écran ou un objet ce qui se déroule, ce que j’ai vécu, ce qui se dit dans ma tête.
J’écris ce que j’ai fait dans ma tête de la réalité dans laquelle j’étais prise, après coup.
« Pour moi écrire serait un « mieux être » comme si ma personne dans le monde où elle se meut n’avait pas d’équilibre ou d’épaisseur, comme si les choses m’étaient étrangères, ou pire, menaçantes … Écrire comme les peintres font des natures mortes et y ajouter le monde- par surcroit. » (Annie Ernaux, Écrire la vie, p.72)

Le temps coule, avance, il ne s’arrête pas. Le vécu s’efface au fur et à mesure de l’écoulement du temps. Cela m’angoisse. Les photos, les vidéos ne disent rien des instants vivants. Celui qui les regarde voit autre chose, il se voit lui. J’écris pour une illusion. Celle d’arrêter le fil du temps. L’arrêter pour l’apprécier, pour fixer la vie.

« J’ai regardé des photos et ça ne m’apprend rien, c’est par la mémoire et l’écriture que je retrouve, les photos disent à quoi je ressemblais, non ce que je pensais, elles disent ce que j’étais pour les autres. » (Annie Ernaux, Écrire la vie, p.37)

Un discours, un évènement, une rencontre passent. Je veux tout garder et cela ne fonctionne pas.
Et en Thérapie ? (Je ne suis pas filmée…)
Noter ou pas ce que je retiens de ce que disent les patients, noter mes associations pendant qu’ils parlent, est-ce bien ? Les puristes ne notent rien devant les patients. J’ai parfois essayé d’arrêter, de me libérer de ma compulsion d’écriture. En vain.
Oui, je relis mes notes et parfois je ré-écris les séances.
Je détruis régulièrement mes notes.

Irving Yalom a beaucoup publié des récits de thérapies. J’ai aimé le lire. Mais a-t-il eu l’accord de ses patients ? A-t-il transformé les histoires ? Je n’aimerais pas que mes psys écrivent et publient ce que je leur raconte.
Alors, faut-il trouver un chemin pour transmettre la pratique sans trahir, en respectant le secret professionnel, l’intimité. Comment Françoise Dolto et les autres ont-ils fait ?

J’éponge mes frustrations en groupe clinique. Là où je peux parler de ce qui m’a émue pendant les séances et je peux recevoir dans le meilleur des cas un écho de mes collègues. Mais parler ne me suffit pas. Écrire permet aussi de préciser ma pensée, de chercher les mots justes. Écrire demande plus de temps.

« Il s’agit aussi de ne pas perdre la précieuse parole des patients. Dans ma réaction à ses paroles, le patient perçoit la gravité de sa douleur. » (Répondre de sa parole, Daniel Lemler, p.71).

La thérapie progresse quand je parle de mon patient en supervision. Peut-être que je souffre en écoutant mon patient et ce n’est pas de cette manière que je vais l’aider.

« Lève-toi, c’est décidé, laisse-moi te remplacer, je vais prendre ta douleur… Si tu as mal où tu as peur, tu n’as pas mal où je pense. » (Chanson de Camille Dalmais, 2005)

Je suis aussi fascinée par ce qu’il me raconte, ce n’est pas non plus une écoute de qualité que je lui offre dans ce cas.
Quand j’écris ce que j’ai entendu, je mets une distance, j’ajoute du temps, de la réflexion. Le patient a raconté ses tourments de mémoire, il les a réactivés en les parlant et c’est aussi de mémoire que je ré-écris ce que j’ai entendu et ce que j’ai pensé en écoutant, ce que j’ai ressenti. C’est un travail de filtrages successifs.
Certains patients sont très habiles. Ils racontent bien leurs histoires, de belles histoires ou des histoires monstrueuses. Ils restent au récit, ils ne décollent pas du vécu. Ils aiment leur histoire, leurs émotions même si elles sont difficiles, douloureuses, surtout si elles sont difficiles. Il s’agit de les aider à parler de ce qu’ils ont ressenti, de les aider à subjectiver pour sortir de leur douleur, en faire quelque chose de nouveau. J’écris leurs histoires pour essayer de trouver le chemin de sortie.

J’écris aussi pour garder pour moi ces histoires souvent passionnantes (évidemment, elles déclenchent des passions) qu’il ne faut pas raconter ailleurs.

« Soyons conscients de ce qui motive nos actes, de nos besoins narcissiques et de ce qui peut nous distraire de toute action désintéressée et professionnelle. » (Comment aider les victimes de stress post-traumatique, Pascale Brillon).

La théorie, les textes fondamentaux sont là pour ne pas délirer comme l’écrit Charlotte Herfray dans Les figures d’autorité (p.18).

« Les théories permettent (parfois) de ne pas trop délirer. Elles nous invitent à référer nos intuitions à des fictions ayant valeur d’exactitude, tant que les présupposés qui les fondent n’ont pas été infirmés. Elles permettent d’échapper aux constructions illusoires qui sont les produits de notre seul désir. »

Réponses partielles aux questions de Cyrielle Weisgerber

– Écrire permet d’arrêter le fil du temps, de filtrer le réel. Écrire c’est professionnel. C’est travailler.

– Les textes qui sont parfois très anciens nous permettent de ne pas délirer.

« Écrire, c’est à peu près comme se trouver dans une maison vide et guetter l’apparition des fantômes. » (John Le Carré cité par Eric Fottorino dans Korsakov, p.15)

Bibliographie :

Charlotte Herfray, Les figures d’autorité, Arcanes-érès, 2015.

Pascale Brillon, Comment aider les victimes souffrant de stress post-traumatique, Éditions Quebecor, 2005.

Daniel Lemler, Répondre de sa parole, Arcanes-érès, 2011.

Annie Ernaux, Écrire la vie, Éditions Quarto Gallimard, 2011.

Éric Fottorino, Korsakov, Gallimard, 2004.

Chanson

Camille Dalmais, Ta douleur, Album le fil, Virgin, 2005.

  1. C. Weisgerber, Billet d’où ?, Variations sur l’inspiration, La Lettre de la Fedepsy, juillet-août 2022.

« Jus ou Sauce[1] » Acheminement vers une nouvelle définition du « PASSEUR »

Peut-on oser parler positivement d’un groupe de psychanalystes ? Ce n’est pas à la mode ! En cette ère des thérapeutiques brèves et nouvelles, comment aborder la lenteur du devenir du psychanalyste et sa lente formation ?
Les réseaux sociaux autorisent-ils à aborder ces sentiers escarpés où le sujet de l’inconscient se constitue ? Comment ça ? Le sujet n’est-il pas cet être déjà constitué ? Un être consolidé ? Un individu prêt pour la « servitude volontaire » ?
Il est déjà fatiguant de lire, alors en plus écouter, voire entendre… Ce n’est pas une sinécure. Quel beau signifiant ! Ce d’autant plus qu’une cure nécessite bien du temps.

Changeons de cap !
Une rencontre d’analystes a eu pour effet d’échanger autour de l’objet de la psychanalyse. Cela s’appelait « acheminement vers le 2e témoignage ». À y perdre ses « testis ».
Chacun a pu circuler dans une ronde autour de la dialectique entre le singulier et le collectif, voire le groupal et le particulier.
Qu’est-ce à dire ? Que ce symptôme (au moins, ou sinthome… à voir) du devenir analyste soit mis sur le chantier.
Devenir analyste, c’est au moins permettre de « s’identifier » au discours de l’analyste. De pouvoir lâcher sur sa petite « historiole », d’abandonner la Durcharbeitung (en cours ou pas) et de jeter un regard – avec une coupe projective – sur sa destinée et sur son chemin caillouteux. Un petit coup de « Mehr Licht » comme le disait Goethe.

Alors on mesure des : « Que serais-je sans toi ? » ou « Que serais-je sans toit ? »
– « Par quel objet es-tu animé ? »
– « Quelles angoisses nous étreignent ? »
– « Comment suis-je sorti de la répétition ? »
– « Pourquoi l’amour de la théorie ? »
– « Peut-on se remettre de la passion ? » ou « Peut-on se ‘‘re-maître’’ de pas si on ? »
– « Comment sortir de la cage dorée ou argentée… de la cure analytique ? »

Je pourrais multiplier les interrogations mais elles ont été vécues et sont vivantes.

Une fois n’est pas coutume, nous n’avons pas cédé à l’enregistrement et nous attendons de l’écriture.
La conclusion est que le « CheVoi » ne s’adresse pas seulement aux anciens d’une autre génération mais s’adresse justement aux générations à venir.
Cette génération qui suit le senior s’adresse au(x) second(s) de cordée qui fonctionne(nt) comme passeur(s), et celui qui demande une reconnaissance se retrouve dans la position du PASSANT (avec soucis ?).

Que serais-je sans TOIT ? Dans un ailleurs c’est là qu’intervient le lieu de l’Agora. Une sorte de cartel géant qui varie à l’infini. Ma théorie de « sociologie analytique » est la suivante : faute de discours du maître, il va s’agir, pour les leaders, de s’adresser à une « foule » différenciée. Il ne sera pas possible analytiquement au senior de s’adresser directement à l’élève ou à l’esclave.
Mais les leaderships ont besoin d’une génération intermédiaire pour faire circuler la parole. Et de fait cette génération intermédiaire fait fonction de PASSEUR.
Voilà, le mot est lâché quand les messagers sont ainsi de retour.
Nous disions que le « désir de l’analyste » ne fait pas que se dire, il doit se signifier. Et c’est la fonction du passeur, avec le risque de ne pas reconnaître le message initial. Cette fonction de passeur est à redéfinir, même si elle est très présente dans « la proposition d’Octobre 1967 » de Lacan. C’est peut-être le passeur qui introduit le point de perspective… du tableau clinique psychanalytique.

Ce qui est à reprendre dans la « logique pulsionnelle » que nous aborderons l’an prochain.

Le passeur permet la métamorphose du message initial : pour une longue traversée des mots, en travers d’un sujet en constitution. Et il faut en avoir peur parce que les pas de la « métamorphose corporelle » peuvent être présents ou en devenir. J’oppose là la métamorphose de la psyché à celle du corps.
À cet endroit la question devient « Sinthomale » dans sa concaténation. Chaque traversée a un prix et pourquoi pas l’effet du témoignage, même s’il apparaît direct. Comment allons-nous nous réveiller ? (voir La métamorphose de Kafka[2]).

Par ailleurs la fonction de l’Agora est-elle de créer du grand Autre barré ?
Qu’est-ce à dire ? Que la question de l’Adresse n’est pas secondaire, elle est en saccade. Ainsi il faut un lieu du code troué pour que la parole puisse se constituer. Chemin faisant, le symptôme perd de son acuité et l’on voit apparaître du « Sinthome » ; quel est ce 4e rond de ficelle qui n’est ni R, ni S, ni I mais une émergence nouvelle qui peut nous combler du côté de la sublimation, mais pas seulement, une création dans le répétitif. Une cinétique nouvelle qui peut alors créer de « l’Ego » et souvent « Ego sum pauper » (L’Ego est pauvre) mais qui nécessite un mouvement, une cinétique, un essai répétitif.
De tous ceux qu’on a oubliés – pris dans l’éternel départ –, nous attendons parfois un témoignage dans notre solitude d’analyste ; si déjà vous l’avez traversée… ce qui renvoie, d’après Jean Clavreul, à la « solitude de l’infantile[3] ».

Alors, à ceux qui participent à la ronde de la FEDEPSY, merci d’avoir donné du sens à la question du lien social nouveau qui fait la nique au langage ambiant.
À la manière de Philip Roth, on pourrait se questionner « Jus ou Sauce ?[4] ». Selon mon ressenti il s’agit bien du « pur jus » singulier, à savoir, un temps d’arrêt du cheminement dans le champ analytique. Quant à la sauce, elle est prévisible. Celui ou celle qui a pris le risque de s’y essayer (par un témoignage) ne se retrouve pas dans la même configuration avant et après. C’est ce que l’on appelle un « moment analytique ». Faisons un parallèle dans la dialectique symptôme/sinthome en utilisant les propos de Philip Roth… : « … il n’est pas totalement inhabituel de voir se produire dans le monde réel des choses que l’on a couchées sur le papier uniquement de manière imaginaire. »
Et il a arrêté… d’écrire !

  1. Voir P. Roth (2017), Pourquoi écrire ? (Why Write ?), de Philip Roth, traduit de l’anglais (États-Unis) par Lazare Bitoun, Michel et Philippe Jaworski et Josée Kamoun, Gallimard, coll. « Folio », 2019.
  2. F. Kafka (1915), La Métamorphose, Gallimard, coll. « folio », 2000.
  3. J. Clavreul, L’homme qui marche sous la pluie, Odile Jacob, 2007 ; et L’ordre médical, Seuil, 1978.
  4. « Dans ce texte « jus ou sauce » Philip Roth se trouve dans un restaurant de Chicago à côté d’un cuisinier qui n’arrête pas de répéter « jus ou sauce » à tous les clients pour accompagner leur steak. C’est là qu’il trouve une feuille de papier sur laquelle il y a une liste de 19 phrases, en réalité, les premières phrases de tous ses livres à venir. P. Roth, Pourquoi écrire ?, op. cit., p. 448.

Le monde est-il fou ?

C’est la question que je me suis posée vendredi dernier après avoir écouté mes patients.
Les psys entendent des histoires qui semblent invraisemblables mais ma dernière patiente lâche à la fin de la séance que son fils est devenu une fille et que sa fille se prépare à devenir garçon. J’ai deux patients adolescents en thérapie qui sont en cours de transformation. J’avoue avoir du mal à écouter « cela ».
Je me console en me disant que cela doit être pire en psychiatrie, ce que l’on peut entendre « du Monde ». Une de mes stagiaires, lorsque je travaillais en milieu scolaire près de la prison, m’avait dit qu’elle trouvait que les scénarios des films étaient exagérés mais que la réalité qu’elle avait entendue étaient encore bien pire que dans les films.
Quand même…. Parmi toutes ces « folies », il y en a une qui m’interroge, me touche au-delà des autres. Ce sont les enfants, les adolescents qui se livrent à la médecine pour changer de sexe.

Une écoute ouverte devant un discours insupportable, est-ce possible ?

J’entends les paroles de mon superviseur : « Écouter le sujet qui parle et ne pas entendre  »le moi » qui réagit, mettre en mot l’affect qui sort à l’état pur, entendre l’altérité, ne pas généraliser, il n’y a pas  »les transgenres », mais un sujet devant moi. » « Permettre que le discours puisse s’élaborer, passer du pulsionnel au symbolique »

Je lis : « Entendre le symptôme, permettre une élaboration où la vie psychique se construit et donner le temps aux réalités internes et externes de se préciser et de s’articuler » (Marianne du 5/01/2021 Collectif de pédo-psychiatres).

Le symptôme de notre société ?

Si ce symptôme était le symptôme de notre société, comme l’hystérie à l’époque viennoise de Freud, que nous dirait-il ?

Films, romans, essais sur la question des genres sont nombreux et intéressants. J’en avale l’un après l’autre, découvrant que le sujet n’est pas nouveau du tout. Il s’est banalisé ces derniers temps et les patients arrivent avec cette problématique en thérapie, « même dans mon cabinet ». J’ai ma réflexion personnelle issue de ce que j’entends et je lis.

Le choix de vivre

Tous les enfants qui naissent actuellement sont désirés (ou presque). Les enfants que les parents ont choisi de faire naître le savent. Ils savent que leur arrivée sur terre est voulue, choisie, parfois forcée (par les PMA et autres techniques médicales).

Les générations d’avant la contraception entendaient souvent des commentaires qui mettaient en doute leur bienvenue sur terre (on était « un accident », une « surprise » ou autre chose, pas toujours sympathique…).

J’ai lu un jour que Françoise Dolto aurait dit que les enfants décidaient de naître. Certains ont pu le regretter. On les a choisis, ils n’ont pas choisi de vivre, c’est ce qu’ils disent.

Le mensonge

Les enfants d’aujourd’hui sont photographiés avant même de voir le jour, filmés, affichés sur « la toile », ils sont admirés pour ce qu’ils doivent être après tant de désir parental. Ils ont besoin d’être regardés, admirés à l’infini mais pas pour une image du corps qu’ils auraient choisi eux-mêmes. Et ils se plaignent d’être regardés.

Ils rêvent tous de choisir eux-mêmes leur destin. On (parents, école, médias, réseaux sociaux) leur fait un grand mensonge en leur disant de choisir ce qu’ils veulent devenir. « Être soi-même » « Tu es ici, la vie existe et l’identité. Le spectacle de la vie commence et tu peux y apporter ta rime » Citation de Whitman dans le film Le cercle des poètes disparus visionné et commenté en classe d’un de mes patients.

« ça rime à quoi ? Quand on a 14 ou 15 ans, et qu’on a si peu de responsabilités, qu’on est dépendant matériellement et qu’on a tant de discours suggérant une autonomie impossible et un chemin prévu d’avance. Une mère me disait que si son enfant voulait changer de sexe, elle l’accepterait, mais ne pouvait pas accepter son échec scolaire…

« Je n’ai pas choisi de naître, et puisqu’il faut choisir sa vie pour être comblé, heureux, je peux choisir de me suicider, de maigrir à l’extrême, de grossir, de façonner mon corps par le sport, la musculation, de me droguer, m’alcooliser, de changer de sexe ».

Si certains des enfants aujourd’hui n’ont pas choisi de naître, on a choisi pour eux. Ils souhaitent s’auto-engendrer avec l’aide de la médecine. Serait-ce une tentative de réponse inconsciente, agie au lieu d’être parlée, au non-choix de vivre ? Ce non-choix qu’ils ressentent comme une injustice. Puisqu’« on » leur dit que si on choisit soi-même, on sera heureux, comblé. Quel mensonge !

Le prénom

Choisir de changer son prénom, se faire appeler autrement que sur ses documents officiels a toujours existé. Le nom, le prénom a été aussi choisi par ses parents avec un projet, une intention plus ou moins consciente. Imposer un prénom d’un autre sexe que le sien aux représentants de l’autorité, vouloir l’officialiser sur ses papiers d’identité, c’est nouveau.

Ma patiente me reprochait d’avoir oublié ce que je savais, c’est-à-dire qu’elle était une fille. Elle me reprochait de ne pas la respecter dans son choix d’être considérée comme un garçon quand j’utilisais le féminin pour m’adresser à elle. Respecter quoi ? La nature, le nom officiel, ou la volonté d’un enfant ? Comment puis-je oublier qu’« il » est une fille puisque je le sais. Comment utiliser la grammaire qu’« il » m’impose. J’imagine le désarroi des parents dans le quotidien, plus long que la séance de thérapie, la confusion des professeurs. Pour l’un(e) d’eux (elles), je ne connaissais que le prénom imposé par elle. Le père m’a révélé fortuitement le nom de naissance et cela a changé mon regard et j’ai lutté encore plus pour utiliser le genre souhaité (est-ce qu’il le faut ?)

Et pourtant, ce n’était pas un caprice. « Ce n’est pas un choix, c’est une évidence que je ressens dans mon corps » me dit le patient. C’est un symptôme : « Ce serait plus confortable de vivre avec le corps de ma naissance » dit-elle. Cependant la transformation réelle par opération chirurgicale sera un choix…

Irréversible ?

C’est difficile d’être confronté à l’anorexie. Même si le danger de mort est grand, il existe cependant l’espoir de la réversibilité.

Durant ma formation, j’ai participé à un groupe clinique. Un collègue du groupe travaillait dans un service spécialisé dans les problématiques sexuées et sexuelles d’un hôpital à Francfort-sur-le-Main. Il nous rapportait les problématiques des transgenres ou d’hermaphrodites. J’ai entendu plusieurs cas de personnes opérées qui regrettaient leur transformation, devenaient gravement dépressives, suicidaires ou décompensaient en psychose.

Qu’il y ait aussi des personnes soulagées et heureuses de la transformation, je veux bien l’admettre. Mais à 16 ans, l’âge prévu par la loi française pour autoriser les traitements, le jeune est-il conscient de devenir un patient à vie ? « Il est douteux qu’un enfant de 14 ou 15 ans puisse comprendre et peser les risques et les conséquences à long terme de l’administration de bloqueur de puberté » (La fabrique de l’enfant transgenre, Caroline Éliacheff, Céline Masson p.79).

Une réalité est que la transformation est irréversible et que, en tant que thérapeute, si j’accompagne le patient dans son choix, est-ce que je l’approuve ? Est-ce qu’il peut me reprocher plus tard de l’avoir encouragé ? Des psychologues ont été traduits en justice (cas Kera Bell cité dans La fabrique de l’enfant transgenre). C’est une problématique que je rencontre dans les thérapies d’enfants : celui qui ment pour exister hors du carcan familial, celui qui vole parce qu’il n’a pas d’autre choix pour être accepté parmi ses pairs, est-ce que je les approuve en les écoutant ? Je les « pousse à penser », à parler de leurs actes. Mais quand la décision de l’acte est irréversible pour un enfant, rester neutre est impossible pour moi.

Colette Chiland, dans Changer de sexe, illusion et réalité, propose, sans encourager, sans fermer le discours, de pousser à l’expression, à la subjectivité, de ne pas influencer, de soutenir alors que l’idée est révoltante. Il faut savoir accueillir le pire et ne pas en avoir peur. Il faut les aider à voir clair en eux-mêmes et ne pas essayer de persuader de renoncer. Elle appelle cela « La maladie infantile du psychanalyste » (p.27).

Colère

La dernière séance d’une patiente de 15 ans s’est terminée après deux années intenses en thérapie, dans la colère. Elle est fâchée contre moi, contre elle-même. Elle avait manqué la dernière séance car elle n’avait pas envie de me le dire. Elle est de plus en plus consciente que si elle se fait opérer et prend des hormones, elle ne sera jamais « un vrai homme », elle ne sera jamais comblée, satisfaite. Elle dit qu’elle sera « handicapée » dans le futur pour sa vie amoureuse, relationnelle, qu’elle ne pourra pas aller à la piscine alors qu’elle aime nager.

Les séances qui l’ont aidée ne servent plus à rien maintenant dit-elle. Elles ne font qu’accentuer sa douleur. « Je suis déçue de vous, je suis déçue de moi ». Elle demande l’adresse d’un psychiatre pour obtenir des antidépresseurs. L’abandon de ce projet la laisserait dans un vide insupportable. Je n’ai pas de nouvelles pour le moment.

Je pense qu’elle se met à penser et que ça fait très mal. Je sais qu’elle est retournée à l’école, qu’un symptôme très handicapant qui se surajoutait a maintenant disparu, qu’elle a de nouveaux amis, qu’elle fait du sport et dessine beaucoup.

Abandon ?

Les parents ont compris qu’il ne fallait pas être trop insistants avec leurs enfants, qu’il ne fallait pas « faire pression », qu’il faut leur faire confiance. J’entends mes patients dire qu’après avoir été contrôlés, ils se sentent abandonnés dans leur chambre devant l’écran… C’est ce qu’ils disent.

J’entends aussi que les parents emmènent leurs enfants en voyage, leur cherche une école adaptée, les conduisent parfois très loin pour rencontrer des amis. Ils se démènent. « L’adolescent suicidaire, un persécuteur qui s’ignore » (Un chapitre du livre L’énigme du suicide à l’adolescence », A. Birraux, D. Lauru). On peut écrire la même chose pour les adolescents « trans ».

« Des interrogations se retournent contre les parents transformés en enquêteurs obsédés par leur propre responsabilité… Plus l’adolescent suicidaire prétend s’appartenir et pouvoir décider seul de son corps, plus il est pris à son corps défendant dans les rets d’une dépendance à l’autre qui lui donne le sentiment de non-exister… Ils cherchent en réalité à s’affirmer aux dépens des leurs, en forçant ces derniers à les faire revivre ou survivre dans la douleur et la culpabilité. »

Changer de sexe serait tuer une face de soi-même pour la transformer ? Je vais perdre ma petite fille » disait une mère.

Lâcher l’enfant, ce n’est pas l’abandonner.

Confusion identitaire

« Qui suis-je, qui puis-je choisir d’être ? » me dit-elle. Les parents sont de deux cultures, langues, religions différentes pour l’un de mes patients ; pour l’autre c’est la garde alternée dans deux mondes incompatibles. Les nouveaux prénoms choisis ne s’accordent pas du tout avec les mondes des parents.

Dans la littérature, les jeunes décident de garder le début de leur prénom de naissance (Où vivaient les gens heureux, Joyce Maynard 2021 ; Middlesex, Jeffrey Eugenides 2001), c’est plus facile pour l’entourage. D’une certaine manière, plus respectueux.

Le thème de la coupe de cheveux est souvent abordé. Commencer par là, pour se sentir autre .

« Le coiffeur déclara :  »Et voilà le travail ». J’ouvris les yeux. Et dans le miroir, je ne me vis pas. Ce n’était plus la Mona Lisa au sourire énigmatique. Plus la fille timide avec ses cheveux ébouriffés dans la visage » (Middlesex p.566 éd. Point,)

Changer sa voix, c’est plus difficile. Elle est vexée d’entendre sa propre voix, elle ne veut plus qu’on lui dise « Au revoir Mademoiselle ».

Bizarre

Le sentiment d’être « à part », renforcé par les commentaires de l’entourage, par des jeux d’enfants cruels, du harcèlement en cour de récréation est très précoce.

Les enfants de la classe l’avaient traité de « bizarre », cela revenait très souvent dans ses récits. J’ai découvert que le mot « Queer » est en fait la traduction du mot « bizarre » (définition : Personne dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants). Est-ce qu’elle a fini par se conformer à ce qu’on disait d’elle en cour de récréation ?

Les théories, les lectures comme écran à l’écoute ?

Se gaver de lectures pour comprendre, s’informer sur le phénomène qui semble tellement étrange. Est-ce une bonne manière de supporter l’écoute insupportable ? Je ressens souvent un brouillage.

Ne pas avoir d’opinion au moment de l’écoute, pas de représentation. Mon superviseur me rappelle ce que dit Lacan : « Le psychanalyste a horreur de son acte. » Je supporte le rôle d’être l’objet de la demande, la cause du désir, l’objet a.

« À cause de cette impasse, nous avons une profonde compassion pour eux. Le monde imaginaire dans lequel ces êtres en souffrance vivent avant comme après la chirurgie de changement de sexe, fait d’eux des êtres irréels dans un monde irréel » (Georgina Turtle Somerset, citée par Colette Chiland).

Résister à la compassion…

Être humain

Ce qu’il, elle veut atteindre dans son corps, c’est une idée de la perfection, qui ne sera jamais atteinte, qui ne comblera pas le manque sidéral. Il y aura toujours un sentiment d’incomplétude et toujours de la souffrance. La recherche d’un absolu ronge. (Marianne Chaillan Où est donc le bonheur ?) Être humain, c’est le savoir et vivre avec.

Les humains ne sont jamais certains que les choix qu’ils ont faits sont justes et personne ne les applaudira et il y aura toujours des jugements. Vivre avec…

Avec le temps…

Dans son roman L’Événement, Annie Ernaux décrit le calvaire de la jeune femme qui est seule devant son avortement illégal. Elle rencontre plusieurs professionnels de santé qui refusent de l’aider, ou l’aident mais pas jusqu’au bout du processus. Elle est maltraitée, commentée, réprimandée. C’est facile pour nous, lecteurs de notre temps de juger ces professionnels. Ils ne voulaient pas se mettre hors la loi pour les uns, mais pour d’autres il y avait une impossibilité d’agir contre leurs opinions, leurs valeurs. À l’époque (et encore maintenant dans d’autres pays que le nôtre, le sujet revient même aux USA), l’avortement était un meurtre.

À l’époque, « on » pensait autrement. Y aura-t-il une autre époque où le changement de sexe sera banalisé ? Et où je pourrais être libérée de mes questions existentielles ?

De toute manière, si la transformation n’est pas possible « chez nous », la personne déterminée trouvera un endroit où c’est possible. Les lycéennes de ma génération allaient en Angleterre se faire avorter.

Écouter

Écouter quand même, pousser à penser et penser moi-même, respecter.

Bibliographie

A. Birraux ; D. Larru, L’énigme du suicide à l’adolescence, Albin Michel, 2012.

J. Butler, Défaire le genre, Ed. Amsterdam, 2006.

M. Chaillan, Où donc est le bonheur ?, Équateurs, 2021.

C. Chiland, Changer de sexe, illusions et réalité, Odile Jacob, 2011.

F. Dolto, L’image inconsciente du corps.

C. Eliacheff, La fabrique de l’enfant transgenre, Observatoire, 2022.

D. Lemler, Répondre de sa parole, Arcanes-érès.

I. Yalom, Le bourreau de l’amour.

Romans :

J. Eugenides, Middlesex, Point, 2002 (auteur de Virgin suicides).

A. Ernaux, L’événement, Gallimard, 2000.

J. Maynard, Où vivaient les gens heureux, Philippe Rey, 2021.

Transfert(s) et Rencontre(s)

Au décours des journées de l’EPS de juin 2022, cadre de prises de parole sur les effets du premier témoignage et vers le deuxième témoignage, je propose d’y revenir déjà un peu autrement.

Il y a le cheminement de l’analyse personnelle et de la supervision. Si la question de l’analyse personnelle rejoint « la découverte de l’inconscient freudien à partir de son expérience singulière » ce que nous propose Jean-Richard Freymann comme formulation pour le premier témoignage, la question de la supervision, ou de l’analyse de contrôle, me paraît avoir un rapport plus direct encore avec cet acheminement vers le devenir analyste. Dans ce transfert, dans le fait de se rendre en analyse de contrôle, d’y évoquer tel ou tel analysant, telle ou telle séance, d’y reprendre un cheminement de début de cure, un accroc, d’y saisir une surdité, il y a quelque chose qui se met à fonctionner permettant de se déprendre de l’angoisse – telle qu’elle peut émerger chez l’écoutant. C’est quelque chose de compliqué de mon point de vue, qui a à voir avec ce cheminement, de pouvoir repérer les rouages du contre-transfert, de l’angoisse notamment parfois ou bien d’autres affects dans le contre-transfert, de s’en déprendre vers la neutralité. Si l’analyse de contrôle est essentielle pour l’écoute en neutralité dite bienveillante, elle est essentielle aussi pour se débrouiller avec la question de l’agressivité, et de ses formes fréquentes en consultation. Dans une des premières séances du séminaire de JRF cette année, cette question avait été abordée, discutée par Martin Roth en particulier, comme spécificité de l’analyse de pouvoir se débrouiller avec l’agressivité. Elle est essentielle encore à l’émergence de trouvailles pour remettre en mouvement, faire circuler à nouveau, les pensées et la parole, là où elles se trouvent entravées ou empêchées.

Il y a – nous l’avons discuté – ce qui émerge dans ces prises de paroles et les retours et échanges qui y font suite, dans l’instant et par la suite, au sein d’un groupe analytique, constitué ici de postulants aux témoignages et d’analystes de l’EPS. Ces émergences et ces échos témoignent d’un transfert de travail. Chacun peut dire quelque chose de là où il en est, dans un groupe, du fait que chacun soit pris individuellement dans un certain rapport à l’Autre. Il y a quelque chose qui passe de l’individuel au collectif, chacun étant concerné par un transfert sur grand Autre barré, condition rendant possible au niveau collectif un transfert sur Autre barré, c’est-à-dire un transfert de travail.

On voit là se décliner les enjeux transférentiels, et ceci fait, cela ouvre de nouvelles réflexions sur les modalités de relations à l’autre et plus spécifiquement de repenser ou de penser autrement ou de porter autrement attention aux rencontres, aux effets de rencontre, et de s’y prêter. Veiller aux effets (subjectivants) de la rencontre, veiller à ce que cela induit comme découverte (de soi, de l’autre, du monde), comme changement, transformation, production de significations nouvelles. C’est encore la question de l’inventivité, notre inventivité.

À l’ombre de Grothendieck et de Lacan

Un topos sur l’inconscient

ouvrage d’Alain Connes et Patrick Gauthier-Lafaye (Odile Jacob, Paris, mai 2022)

Ce livre est l’histoire d’une rencontre entre un mathématicien, Alain Connes, et un psychanalyste et qui n’ont pas eu peur d’échanger, sans parti pris, des idées sur leurs disciplines et ont rapidement dû constater qu’existaient de nombreux points de convergence entre elles.

En rapport avec l’écriture d’un nouveau livre, je me trouvais à Cerisy-La-Salle pour assister à un colloque ayant pour thème : « Les autres noms du temps ». Ce colloque m’a donné l’occasion de rencontrer Alain Connes, qui faisait partie des intervenants, et de lui poser une question, à mes yeux essentielle, permettant d’imaginer un avenir à la psychanalyse : existe-t-il ou pas l’équivalent du Nom-du-Père en mathématiques, garantissant qu’une équation n’est pas folle ? « Oui, les mathématiques archaïques » me répondit-il aussitôt. À ma demande, il m’expliqua longuement ce qu’étaient ces mathématiques archaïques.

Le Nom-du-Père/les mathématiques archaïques, une conversation commençait, qui dure encore. Puis j’ai eu l’occasion de lui demander ce qu’il pensait de l’écriture des formules de la sexuation telles que Lacan les a établies dans son Séminaire « Encore ».

À la suite de la publication du livre de Bricmont et Sokal Impostures intellectuelles, Alain Connes avait l’idée, partagée alors par beaucoup de scientifiques, que l’enseignement de Lacan relevait plus d’un phénomène de mode intellectuelle dépassé, sans doute amusant pour ses adeptes, que d’une authentique pensée rigoureuse.

Pourtant il a bien voulu les étudier et m’a répondu quelque temps après que ces formules n’avaient pour lui de sens que si on pouvait lire la partie droite, celle du féminin, en utilisant la logique intuitionniste. Comme je ne comprenais pas, il m’a expliqué longuement ce qu’était cette logique. Pour cela, il est parti d’exemples simples de situations dans lesquelles intervient la logique intuitionniste.

Ainsi, dans la logique classique, la négation de la négation d’une proposition équivaut à la proposition de départ. Mais dans la logique intuitionniste, il n’est plus vrai que la négation de la négation d’une proposition soit équivalente à celle-ci. Elle l’inclut mais peut être strictement plus grande ! Étonnement de ma part, mais il m’en fit une démonstration mathématique à la fois simple et brillante qui ne pouvait qu’emporter l’adhésion.

Pour donner un sens à la partie droite du tableau, m’expliqua-t-il, il fallait utiliser la logique intuitionniste et l’appliquer à Φ ! Et l’on voit immédiatement que la proposition « non-non Φ » est plus grande que Φ ! Cela me permit de comprendre plus profondément et en logique (c’est là le point intéressant, car il permet d’éliminer l’abord idéologique sur le sujet !) ces énoncés de Lacan : « La femme n’existe pas » et « il n’y a pas de rapport sexuel » ou le concept de « jouissance Autre » qui appartient au féminin.

Comprendre en logique, répétons-le, ces équations nées de l’observation clinique fine qui était celle de Lacan, ne garantit pas d’entendre vraiment cette clinique mais c’est, à minima, nous permettre de la penser à partir d’une base solide qui nous impose de ne pas dévier dans des dérives oiseuses, fussent-elles jugées par nous plus séduisantes ou plus acceptables. Tenant compte de cette logique intuitionniste et de ses conséquences possibles sur l’idée que nous nous faisons de l’inconscient, notre conversation s’est poursuivie et, très naturellement, Alain Connes en est venu à me parler des topos de Grothendieck dans lesquels les deux logiques, la logique classique et la logique intuitionniste, sont à l’œuvre. Mon ignorance sur le sujet étant d’emblée annoncée profonde, il se mit en devoir de m’expliquer cette découverte des topos par Grothendieck, au moins par rapport à ce qui lui paraissait pouvoir m’être utile en fonction de ce que je lui racontais de notre façon de « théoriser » notre clinique. Il l’illustra en utilisant l’image, très parlante et permettant facilement d’en avoir une représentation mentale, de « la scène » et des « coulisses ».

Les nombreuses discussions que nous avons eues à ce sujet nous ont fait proposer la formule : « l’inconscient est structuré comme un topos » comme complétant et développant celle de Lacan : « l’inconscient est structuré comme un langage ». Cette proposition n’est pas une révolution mais permet, peut-être, qu’évolue notre idée de l’inconscient. Une connaissance minimale de ce qu’est un topos de Grothendieck, qui n’est pas un « produit dérivé » de la topologie, nous permet de penser de façon autre que celle utilisée habituellement les problèmes posés par certaines manifestations de l’inconscient. Insistons sur le fait que notre façon « classique » d’analyser ces manifestations, sans perdre de sa pertinence en ressort au contraire aiguisée.

Notre proposition vise donc à compléter notre compréhension de l’inconscient en étendant son domaine et, me semble-t-il, en rejoignant le plus profond et le plus révolutionnaire de la pensée freudienne. Les topos de Grothendieck, en permettant d’adopter des points de vue relevant de logiques différentes à l’œuvre dans ces topos apportent ainsi un éclairage nouveau sur certains problèmes récurrents qui se posent à nous dans notre pratique. Mais n’est-ce pas ce que Lacan et plus encore Freud nous ont toujours appris : avoir un regard neuf et aussi éclairé que possible sur l’inconscient et ses manifestations ?

Bien sûr, pour faire connaissance avec ces topos et éviter l’accusation de syncrétisme qui disqualifie aussitôt les psychanalystes dès qu’ils empruntent des idées à d’autres domaines que celui qui leur est arbitrairement adjugé, il convient de le faire avec un mathématicien très à l’aise dans ce monde des topos et désireux de partager son savoir avec nous. Cela demande un vrai travail de sa part et du nôtre, tant il est rare que nous ayons une culture mathématique et logique au niveau qu’exige ce monde des topos… qui est pourtant celui que nous fréquentons tous les jours.

Au courant de cette difficulté qui peut sembler majeure, cela n’a pas découragé Alain Connes qui a utilisé des trésors de pédagogie pour nous faire partager son enthousiasme concernant les topos de Grothendieck et ainsi nous aider à mieux comprendre certaines idées exprimées par Lacan.

De là est né À l’ombre de Grothendieck et de Lacan.

Patrick Gauthier-Lafaye – 15 juin 2022

Mathématiques ◊ Psychanalyse – Une invitation au travail

La scientificité de la psychanalyse est une question qui a suscité, et suscite encore, d’importants débats. On se souviendra qu’en 2013, Moustapha Safouan dans son livre La Psychanalyse. Science, thérapie – et cause[1] y avait apporté ses réflexions et des prises de position tranchées à ce stade de son parcours. Questionné de façon plus précise à propos d’une éventuelle distinction entre psychanalyse thérapeutique et psychanalyse didactique, il évoquait que la question du désir qui se situe là serait venue à Lacan à un moment où il voulait une transmission scientifique de la psychanalyse, à une époque où il croyait que la psychanalyse était transmissible scientifiquement. On comprendra mieux sa déception quant aux résultats attendus de la passe, dont la procédure visait à la production d’un savoir sur « le désir qui fait l’analyste ». Que cette expérience soit un échec, au sens de l’échec de l’attendu d’un savoir sur un désir, ne veut pourtant pas dire que le désir de l’analyste ne réponde à un certain nombre de critères pour dire qu’une analyse a un peu été opératoire et qui font partie de critères éthiques.

Lacan avait un rêve, un rêve éveillé comme nous tous, au sens d’une réalisation d’un désir : un vœu, un Wunsch. C’est le rêve du psychanalyste en mathématicien[2]. Il semble bien qu’il avait l’ambition d’extraire du discours analytique quelque chose qui aurait à voir avec les réels mathématiques. Il s’était ainsi rendu familiers certains objets topologiques (bande de Möbius, cross-cap, bouteille de Klein, nœuds borroméens etc.) et les maniait très bien mais de manière intuitive. Il a eu l’espoir de pouvoir transférer les propriétés que l’on pourrait démontrer sur ces objets dans le discours analytique et il y a cru suffisamment pour consacrer les dernières années de sa vie à la pratique des nœuds. Avec ses mathèmes, ses diagrammes, sa topologie, ses nœuds borroméens, visait-il de mettre le réel de l’inconscient en formules ou en symboles, visait-il un réel qui pourrait s’écrire, s’inscrire et se lire dans une transmission totale ?

Son rêve fut un pari en acte pour lequel il a payé de sa personne et de sa jouissance, de la souffrance de l’inventeur, et de ses symptômes. Son rêve n’était cependant pas logiciste, au sens de la logique classique, bien loin de Frege et de son idéal de langue parfaite débarrassée de toute équivocité où chaque concept aurait une dénotation univoque.

Après la césure que constitue le séminaire XI où la question du réel s’affirme de plus en plus à partir du réel pulsionnel, on assiste à l’émergence d’un nouveau discours. Et ce, pourrait-on dire, avec un nouvel amour, un nouveau transfert, pour un nouveau type d’Autre, qui s’articule à la visée de Lacan d’un au-delà de la traversée du fantasme en fin d’analyse – l’analyste en tant qu’il produit un discours ouvre par ailleurs de nouvelles perspectives du côté d’une appréhension de la fin d’analyse comme création d’un nouveau discours.

Dès le Séminaire XII, il s’attachera, entre autres, à montrer que la logique du signifiant, défini comme étant ce qui représente le sujet pour un autre signifiant (par opposition au signe), ne peut pas relever de la logique classique qui se fonde sur trois piliers, dont l’un d’eux est le principe du tiers exclu qui fait partie de la logique depuis Aristote. Pour le dire rapidement, ce principe du tiers exclu affirme la disjonction : une proposition P est vraie ou fausse, sans qu’il y ait la possibilité d’une position tierce entre les deux, c’est pour cela que l’on parle de tiers exclu. Autrement dit : pour toute proposition P, P est vraie ou (non P) est vraie. Il est aussi équivalent à l’implication de la double négation : non (non P) revient à P que l’on note en écriture formelle : ¬ (¬P)  P.

Ce formalisme a ses limites, on le sait, ne serait-ce qu’en parcourant brièvement l’histoire des mathématiques. Il a, en son temps, donné lieu à une abondante littérature, à commencer par le célèbre échange de lettres entre Russel et Frege, concernant ce qu’ils appellent « La contradiction » : paradoxe de l’ensemble des ensembles qui ne s’appartiennent pas eux-mêmes, qui va provoquer un véritable séisme et faire vaciller les fondements de la théorie des ensembles ; paradoxe du menteur et leurs variantes, qui se développeront par la suite jusqu’aux théorèmes d’incomplétude de Gödel. On pourra se référer à ce sujet à Jean-Yves Girard dans son cours de logique Le point aveugle, tome 1, septembre 2006 qui a le mérite d’avoir réuni sous un formalisme unique les diverses formes que prend ce qu’on peut désigner à juste titre comme un « trou du symbolique ».

Lacan s’orientera vers la logique intuitionniste (qui récuse le tiers exclu) dont nous pouvons déjà trouver les prémisses chez Kronecker lorsqu’il résiste à la théorie des ensembles de Cantor et sa découverte fondamentale selon laquelle il existait deux types d’infini au moins, le dénombrable et le continu. Plus tard, la logique intuitionniste s’affirmera davantage au début du XXe avec la découverte des antinomies (contemporaine de la découverte de l’inconscient par Freud) qui sembla donner raison à Kronecker, et avec la position de Brouwer qui, contrairement au formalisme de Hilbert, soutiendra que la théorie mathématique relève du langage – nécessairement ambigu dit-il !

La position de Brouwer semble en effet pouvoir nous donner quelques accès précieux aux questions logiques que Lacan soulève dans le Séminaire XX, Encore. Lacan connaissait l’intuitionnisme de Brouwer et il s’est manifestement appuyé sur certains résultats intuitionnistes pour écrire ses formules de la sexuation et avancer ses hypothèses sur la fonction phallique Φ(x)[3], mais sans s’y arrêter davantage dans la suite de son enseignement.

Pour en revenir à la logique du signifiant à laquelle nous convoque Lacan, elle semble bien être du côté de l’intuitionnisme, en ceci qu’elle récuse le tiers exclu et nous préserve de toute constitution d’un espace littéral biface (non mœbien,).

Pour Jean Brini (physicien et psychanalyste), il est important d’insister sur le tiers cas, récusation du tiers exclu, débusqué par Brouwer dans les mathématiques de l’infini car il dépasse largement la logique mathématique pour s’appliquer aussi bien partout où des ensembles infinis sont en jeu, et tout particulièrement dans le domaine de la logique du signifiant. Partout où une logique binaire est à l’œuvre – c’est-à-dire quand même en bien des points de notre espace social et culturel – nous pouvons soupçonner et donc tenter de repérer une utilisation abusive du principe du tiers exclu qui conduit, comme on le sait, à la haine, au racisme sous toutes ses formes et à la destruction.

Après la célèbre affaire Sokal et Bricmont qui a pour origine la publication du livre Impostures intellectuelles, un grand nombre de scientifiques, notamment des mathématiciens, partageaient l’idée que Lacan n’était qu’un histrion farfelu au style baroque, jouant de toutes les ressources de la langue, loin de la réduction que demanderait une mathématisation. Son enseignement était alors perçu comme quelque chose qui relève davantage d’un phénomène de mode intellectuelle que d’une authentique pensée rigoureuse.

Un dialogue reste toutefois possible et souhaitable. La très récente publication du livre À l’ombre de Grothendieck et de Lacan – Un topos sur l’inconscient en est une illustration. Cet ouvrage est un dialogue issu de la rencontre lumineuse entre Alain Connes (mathématicien, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, Médaille Fields en 1982) et Patrick Gauthier-Lafaye (psychanalyste et psychiatre à Strasbourg).

Je tiens ici à remercier chaleureusement Patrick Gauthier-Lafaye qui a immédiatement accepté avec grand enthousiasme de nous présenter ci-dessous cet ouvrage. Je profite encore de cette occasion pour inviter toutes les personnes qui seraient intéressées par ces questions à se manifester de façon à pouvoir organiser une réunion de travail avec Patrick Gauthier-Lafaye, et Alain Connes qui serait disposé à venir à Strasbourg.

  1. M. Safouan, La Psychanalyse. Science, thérapie – et cause, Vincennes, éditions T. Marchaise, 2013.
  2. J.-A. Miller, « Un rêve de Lacan », Le réel en mathématiques. Psychanalyse et Mathématiques, Agalma, 2004.
  3. J. Brini, « Topologie et logique, Remarques à propos de la fonction Φ(x) », La revue lacanienne, Toulouse, érès, 2008.

Eloge de la psychanalyse comme lien de parole

Au regard de l’évolution contemporaine des discours et des mécanismes psychiques, j’aimerais ici insister sur un point qui me semble particulièrement important. Tout un ensemble de discours collectifs avancent de nos jours que la psychanalyse sous sa forme actuelle serait « dépassée » – souvent pour justifier sa minoration institutionnelle. Or cela ne me semble pas juste.

En effet, s’il s’avère que la psychanalyse a pu souvent être dénaturée et devenir dogmatique, et ainsi perdre en créativité, cela n’est heureusement pas toujours le cas. Elle existe aussi de nos jours sous une forme rigoureuse et créative (ce qui est la même chose). Dans ce cas-là, je dirais qu’elle se centre sur la création d’un lien de parole qui crée la situation analytique en tant que telle[1]. Sous cette forme, la psychanalyse élabore sur les critiques qui lui sont adressées. De plus, elle remet au travail ses apports, afin de prendre en compte les subjectivités sous leur forme contemporaine.

Dès lors, la psychanalyse a une très grande efficacité subjectivante, comme nous le constatons en pratique. Pour peu que le processus analytique se mette en place, du fait d’un positionnement fécond de l’analyste, dans le sens de la création du lien de parole et de la situation analytique. Bref, la psychanalyse en soi n’est pas  « dépassée », et il s’agit de mieux la faire connaître sous sa forme véritable, créative.

Dans ce cadre, la minoration institutionnelle actuelle de la psychanalyse acquiert à mon sens la signification suivante. Il s’agit, dans les institutions, d’empêcher le lien de parole nécessaire au sujet, ne pas laisser exister la parole, et particulièrement pas le lien de parole ni la parole sous leurs formes psychanalytiques. Ce afin que la psychanalyse ne risque pas de sortir les sujets et les institutions de leurs routines, ni d’un ennuyeux confort. Ce confort étant lié à une logique d’adaptation et de sécurité, et au déploiement désubjectivant de la compulsion de répétition, qui vont de pair. Bref, la psychanalyse est institutionnellement souvent mise de côté pour ne pas qu’elle risque d’apporter du nouveau au niveau du lien de parole, et dès lors ni subjectivement ni collectivement.[2]. Voilà à mon sens la principale raison de la minoration de la psychanalyse. Ce même si, en même temps, la forme dénaturée, dogmatique, qu’elle peut prendre, la dessert. Cela, bien sûr, il faut aussi le constater.

Sur le fond, nous avons affaire au malaise dans la culture sous sa forme contemporaine. Tel que je l’appréhende : nous avons affaire aux forces subjectives et collectives allant contre la subjectivation et contre le lien de parole et la parole en général. Ce malaise dans la culture, la psychanalyse permet de l’appréhender de manière tragique.

Il reste qu’au regard de ce que nous dit la tradition philosophique, ce rejet de la parole et du lien de parole, que nous constatons aujourd’hui, n’a rien de nouveau. Déjà, Levinas, en 1961, dans Totalité et Infini, posait les questions vertigineuses de l’« antilangage » et de la dystopie d’un « monde absolument silencieux ». En effet, considérant que « le monde est offert dans le langage d’autrui » – dans le lien de parole avec l’autre –, Levinas repérait déjà dans nos sociétés une tendance vers le déploiement de l’« antilangage », du « monde absolument silencieux ». Ici, dit-il, « l’interlocuteur a donné un signe, mais s’est dérobé à toute interprétation »[3] – et à tout lien de parole.

Et j’aimerais en ce point insister sur le rejet du geste d’interprétation, alors que l’interprétation introduit du subjectif, du singulier, puisque le sujet s’y autorise de sa propre lecture, de sa propre parole, du lien de parole, marqué par la séparation, qu’il a avec l’autre.

Ici, nous dit encore Levinas, dans ce monde absolument silencieux, règne le « pur spectacle », la « pure objectivité », qui en son fond est un rire « ricanant », et qui relève du sarcasme et non de l’humour, un « rire qui cherche à détruire le langage »[4]. En termes psychanalytiques : ici se déchaîne le surmoi en ce qu’il enjoint le sujet à se taire, à ne déployer ni parole ni lien de parole[5].

Plus encore, Foucault, en 1971, avançait que, derrière la prolifération apparente des discours de surface, « il y a sans doute dans notre société (…) une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements, contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés, contre tout ce qu’il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours »[6]. Le coup de génie de Foucault étant de montrer que cette logophobie trouve largement sa source dans les institutions, dans la manière dont les institutions en Occident sont historiquement construites et envisagées.

Ainsi, ces deux grands philosophes, de deux manières différentes, ont repéré dans l’histoire de nos sociétés occidentales le rejet de la parole – et du lien de parole –, que Foucault a situé au niveau institutionnel et collectif[7]. Et nous pouvons constater de nos jours le fait que cette logophobie et ce rejet du lien de parole se déploient de manière encore plus extensive qu’à leur époque, particulièrement dans ce que l’on appelle le champ du soin psychique.

Rien d’antimoderne dans mon propos. Dans l’histoire de l’Occident, la logophobie est plus ou moins dominante suivant les époques, cela fluctue. Plus encore, c’est à mon sens en bonne partie la logique institutionnelle, liée aux relations de pouvoir dans les institutions, qui déploie cette logophobie, réprime la parole et le lien de parole. De plus, cette logique institutionnelle logophobe, existante à l’époque de Lévinas et de Foucault – et de Lacan –, s’est bien depuis (et comme à d’autres époques) étendue, s’en prenant aux niches qui existaient à leur époque.

Ainsi, l’accélération de nos rythmes d’existence[8], liée à cette logique institutionnelle, arrive dorénavant souvent (pas toujours heureusement) à imposer une accélération de notre relation au langage, un court-circuitage de la parole, à empêcher toute durée permettant le parole et lien de parole – et le sujet se constitue dans le lien de parole.

Et face à cette logophobie et ce défaut de lien de parole[9], lorsque, dans la cure, l’analyste pose un lien de parole et qu’il donne la parole à l’analysant, il arrive régulièrement (pas toujours bien sûr) que la parole surgisse, spontanément, et que, dans la cure, pour peu que l’analyste se positionne en ce sens, il soit possible d’en faire une demande au sens psychanalytique.

Plus encore, le phénomène contemporain du défaut et du rejet de lien de parole dans les institutions, je crois que c’est quelque chose que beaucoup de nos contemporains appréhendent. Avec la dite « crise du Covid », s’est en effet à mon sens révélé au grand jour le fait que les institutions contemporaines rejettent le lien de parole. Et cela est maintenant allé si loin en ce sens que, par contrepoint, contradictoirement, les demandes de parole, de lien de parole, affluent. En effet, culturellement, il faut à mon sens noter qu’une bonne partie de nos contemporains refusent la logophobie, refusent le défaut de lien de parole. J’en veux pour preuve les éléments suivants. Avant tout, les demandes aux « psys », et particulièrement aux psychanalystes, affluent. L’intérêt en France pour la série « En Thérapie », malgré ses imperfections, témoigne aussi de cela. Plus encore, les nouvelles formes de problématiques discursives et psychiques liées aux revendications sociales contemporaines sous leurs formes collectivement ouvrantes[10], comme elles le disent d’ailleurs souvent, relèvent aussi régulièrement, au niveau subjectif comme au niveau social, d’une demande de parole et de lien de parole. Et ces demandes de parole et de lien de parole étayées sur ces revendications sociales et politiques, peuvent, si elles se déploient dans la cure, être écoutées de manière psychanalytique. Et ainsi elles peuvent être déplacées du social au subjectif. Sans que cela annule la fécondité de ces revendications en termes de reconnaissance sociale et politique. Juste, la psychanalyse se situe sur un autre plan, plus lié à la parole subjective, plus lié au un à un du lien de parole, que le plan de la reconnaissance sociale et politique. Partant, elle essaie dès lors de faire entendre les questions de la parole subjective et du lien de parole dans le social et dans le politique, afin d’ouvrir ceux-ci dans ce sens.

Bref, parmi différents facteurs contemporains expliquant les formes nouvelles de mécanismes psychiques et de discours, pèsent à mon sens particulièrement : le fait que le lien de parole est empêché dans les institutions, du fait de la logophobie qui y règne le plus souvent (pas toujours heureusement) ; mais aussi l’appréhension de nombres de nos contemporains concernant ce défaut de lien de parole et cette logophobie. C’est un point important à relever cliniquement il me semble, pour nous positionner dans le bon sens. En regard de cela, si l’analyste se concentre sur la création d’un lien de parole – qui est donc souvent souhaité –, et ainsi sur la création de la situation analytique, eh bien les choses peuvent s’ouvrir, et même s’ouvrent assez régulièrement.

Pour ma part, je vois dans les nouvelles formes de discours et de mécanismes psychiques, une nouvelle forme de demande[11], et même une nouvelle forme de possibilité de demande. À mon sens, cela implique, du côté du psychanalyste, une forme renouvelée de l’écoute analytique[12], centrée sur la création du lien de parole. Sous sa forme créative, centrée sur la création du lien de parole, et plus encore – comme la psychanalyse permet de le constater et de l’éclairer – sur la création du lien symbolique entre l’analysant et l’analyste, et donc sur la création de la situation analytique, eh bien la psychanalyste a une grande efficacité subjectivante.

La question est alors de savoir comment l’on peut envisager cette question de la création du lien – symbolique – de parole, et de la situation analytique. C’est de cette question dont je traite dans le texte suivant, comme j’y traite plus en profondeur notre situation discursive et psychique contemporaine.

  1. Voir particulièrement JRF, Naissance du désir ; Eloge de la perte***
  2. Sur ce point, ce que dit Israël n’a pas pris une ride L. Israël, Boiter n’est pas pécher***
  3. E. Levinas, Totalité et infini, p. 90-94.
  4. E. Levinas, Totalité et infini, p. 90-94.
  5. Tel que le psychanalyste Didier-Weill, d’ailleurs en lecteur de Levinas le montre A. Didier-Weill, Les Trois temps de la loi ; Qu’est-ce que le surmoi ?
  6. M. Foucault, L’ordre du discours, p. 92-3.
  7. C’est une longue histoire que la haine du langage et de la parole : pour des éléments concernant cette question, voir l’admirable ouvrage du linguiste allemand J. Trabant, Humboldt ou le sens du langage.
  8. B. Stiegler, H. Rosa***, coreen***
  9. Sur cette question du lien de parole et du défait de lien de parole, je suis aussi marqué par les travaux de Winnicott, que j’élabore de manière personnelle. Winnicott parle pour sa part de déprivation***
  10. En même temps qu’il existe aussi des revendications contemporaines prenant une forme fermante et produisant une nouvelle forme de conformisme, avec ses excès problématiques – ce qui d’ailleurs sans doute reconduit une logophobie. Sur cette question des revendications contemporaines, voir Benjamin Lévy, L’ère de la revendication,*** particulièrement p. 37-41 . J’ajouterai à cela Honneth***
  11. C’est ce que propose André Michels dans ses récentes réflexions. Ainsi lors de la soirée Apertura***
  12. Toujours comme nous y invite André Michels.

Espace-temps analytique : échos de l’École

L’agora de l’école est un lieu de fructueuses discussions. C’est même un espace de débat. Non pas au sens à la mode, médiatique, où chacun a un avis radical qui entraîne une guerre stérile mais jouissive pour le public. Mais au sens d’éviter de se battre physiquement et cela par l’échange verbal, l’élaboration à plusieurs. Ce débat permet à chacun d’en sortir avec un plus grand discernement de sa position singulière qui le distingue de l’autre. En cela, il y a débat analytique !

Une autre fonction de l’agora renvoie à une étymologie lointaine : le tribunal. Tribunal particulier où le juge n’attribue pas une sentence, mais permet un jugement d’existence. L’agora devient cet espace où le vide central participe à la transmission d’une parole qui rencontre l’écoute d’une assemblée. L’Autre surgit silencieusement de l’espace tiers, il fait résonner le discours qui s’énonce et se constitue dans le même mouvement. L’Autre murmure à l’oreille de l’inconscient du témoignant son propre message. Il y a en cela jugement. Non pas jugement surmoïque, moral, culpabilisant. Non, c’est justement le propre de l’agora de ne pas précipiter une parole dans son rabattement sur un jugement moral mais bien de faire entendre ce moment en amont, que la précipitation tente d’éviter : ce temps du jugement symbolique d’existence, où le sujet entend sa question. Voilà une caractéristique du débat analytique : le commentaire fait par un analyste suite à un témoignage ou une prise de parole, n’est pas à entendre comme une remise en question de l’individu mais bien comme une mise en question du sujet. Il est appelé à répondre symboliquement sur sa position et non imaginairement sur sa représentation. Lorsque ces deux dimensions sont confondues, rabattues l’une sur l’autre, l’individu prend le commentaire moïquement. C’est le début de la plainte, ressentiment, bouderie ! La chose analytique est si fragile, préservons la !

Lors de nos dernières journées d’études à propos du second témoignage, j’ai été saisi par le subtil mélange de prise de parole intime et sérieuse sans emprise du grave ni du sérieux. L’expression singulière amenait une élaboration collective. Les postulants ont permis aux questions d’école d’avancer. Il y avait comme un air de pousse-à-témoigner si entraînant que je me suis laissé aller à parler de ma fin de cure ! Fin de cure qui ne m’apparaît pas comme fin d’analyse, mais qui témoigne de l’épuisement d’un transfert. Si la psychothérapie opère par la catharsis du nœud symptomatique, l’analyse grignote la répétition dans et du transfert. L’épuisement du transfert dans mon cas s’est présenté comme un désinvestissement soudain, imprévu, dénotant avec mes habitudes, de la relation à l’analyste. Perdure simplement l’étonnement de la disparition d’une attente qui m’accrochait aux séances, ainsi qu’un sentiment de solitude : il n’y a plus d’Autre incarné.

Quel rapport entretient, en fin de cure, la répétition du transfert avec la résistance de l’analyste?

Ces journées d’études ont également amené l’impression que nous devons redéfinir ce qui fait repère théorique dans les témoignages. Evidemment en s’appuyant sur la tradition et sur ce qui a été élaboré jusque-là mais également en réinventant une pratique à partir de la période dans laquelle nous vivons. Les préparations au second témoignage ont toutes été enseignantes dans cette voie. La pratique nous devance. À l’instar de l’interprétation qui jaillit, surprend et dépasse la compréhension immédiate. L’après-coup, l’affaire de l’école, essaye de recevoir cet enseignement en le théorisant. Le témoignage, lui, surpasse le sens prévu. Il apporte à l’école un nouveau savoir qu’il s’agit

d’entendre. Il peut donc également chambouler ce que nous pensions savoir. Te laisseras-tu surprendre ?

Qu’est-ce qui rassemble une communauté d’analystes ? Quel est ce désir ? En ce qui me concerne il y a un désir de recherche et un désir de surprise. L’étonnement de la chose analytique ! Quel est pour toi l’objet analytique ? Un halo symbolique entoure l’assemblée d’analystes et donne une forme au goût de la découverte. Découverte pulsionnelle pourrais-je dire, qui renaît de ses cendres. La surprise également du surgissement imprévu des effets de l’inconscient au décours d’un mot, d’une phrase, d’une tonalité, d’un silence. Surpris par le désir ! Ce désir au sein de l’agora se rencontre à la croisée de la parole et de l’écoute. L’autre est donc nécessaire. L’inconscient c’est le social, à condition qu’il y ait des analystes qui l’entendent. Comment qualifier ce lien qui réunit les analystes d’une école ?

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