La Hilflosigkeit : de l’ère glaciaire à la fin de l’analyse, en passant par l’œdipe et la psychose

Intervention de Daniel Lemler lors de la formation APERTURA « Clinique de l’aliénation et de la séparation » qui a eu lieu le 8 avril 2016.

Problème de traduction

Le terme Hilflosigkeit doit être traduit de façon correcte par « sentiment d’impuissance », car c’est un désarroi dû à un sentiment d’impuissance ; le terme de détresse est peut-être un peu fort, mais surtout il ne rend pas l’idée d’impuissance, car c’est bien de cela qu’il s’agit chez Freud. D’ailleurs l’allemand a d’autres mots correspondant mieux au français « détresse » : Not, Notlage. Traduire Hilflosigkeit par désaide – comme cela est proposé ailleurs – est, sur le seul plan linguistique, un non-sens.

Le premier cri

Une devinette pour débuter ! Qui a dit : « Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des anges ? » (Silence absolu dans la salle) C’est exactement comme ça que cela se passe, un grand cri dans un silence absolu. « Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des anges ? », c’est ainsi que Rilke ouvre sa première élégie. (1912). C’est un cri, c’est un appel, mais c’est un appel dans un cri, c’est un appel inarticulé qui est voué à demeurer irrecevable, inaudible et ça, ça renvoie à ce que Lacan vient dire quand il parle de l’advenue du sujet au monde. « A l’origine, dit Lacan, le sujet rencontre la détresse absolue. Le cri échappe au nourrisson, ce cri signale l’intrusion radicale à l’intérieur de l’organisme de quelque chose de si autre à l’être qui vient au monde. »

Première relation du sujet à l’Autre, comme dit Lacan, mais c’est une intrusion à l’intérieur. Première question du rapport que tout sujet humain peut avoir à la question de l’altérité. C’est comme cela que Lacan traduit le fameux traumatisme de la naissance de Rank, une intrusion de l’Autre à l’intérieur de soi, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement la séparation d’avec la mère, ce n’est pas seulement la sortie de quelque chose, c’est l’intrusion de l’altérité, c’est cela qui fait traumatisme, l’aspiration en soi d’un milieu foncièrement autre, c’est-à-dire que ce qui va faire respirer l’être humain, l’infans, commence par le faire suffoquer. Lacan dit : « D’emblée, le sujet humain est saturé de détresse sans nom. » Le premier contact que nous avons avec « être au monde », c’est une Hilflosigkeit absolue et sans nom, nomenlos. Ceci nous introduit la question de la Hilflosigkeit ; elle nous saisit au commencement, elle nous retrouve à la fin…

De la Hilflosigkeit à l’angoisse

Lacan articule cette Hilflosigkeit avec la question de l’angoisse, avec la question du Angst au sens où il s’agit de discriminer entre l’angoisse, le danger (Gefahr) et cette détresse absolue. Pour Lacan, ce qui est en jeu, c’est l’imminence de l’objet du désir et donc la question du désir ; quelque chose se joue entre cette détresse primordiale, initiale, et la question de l’être désirant, avec comme nécessité l’angoisse qui est déjà une parade à la détresse.

L’angoisse va nous permettre de nous défendre contre la Hilflosigkeit et en même temps, nous introduit à la dimension du désir. Cela apparaît dans ce terme qu’utilise Freud : die Erwartung, l’attente. Lacan, reprenant Freud, dit que, dans l’angoisse, l’élément essentiel c’est justement cette dimension de l’attente, c’est l’Erwartung. Il souligne ainsi que l’angoisse est le mode radical par lequel est maintenu le rapport au désir ; l’angoisse est ce qui permet de maintenir notre rapport désirant. Même dans les pires situations, même quand quelque chose de l’objet est complètement déhiscent, c’est l’angoisse qui nous maintient comme désirant ; voilà l’arête centrale de la question.

Phylogenèse de la Hilflosigkeit

Vous savez que pour Freud, tout commence à « ur- » (pas Ur en Chaldée, quoique…), dans tout ce qui est de l’ordre de l’originaire. Toute la pensée freudienne s’articule sur des « ur » qui sont les fantasmes originaires, les formations de l’inconscient originaires, auxquels on n’a jamais accès mais qui sont nécessaires à notre constitution subjective.

Ces fantasmes qui sont toujours les mêmes, et qui interrogent, en tant qu’originaires, l’origine, ce sont : « la scène primitive » qui écrit le mythe de l’origine du sujet, « la séduction » qui mythifie l’origine de la sexualité, et « la menace de castration » qui, elle, étaye la question de la différence des sexes.

Comment cela fonctionne-t-il ? Soit ces fantasmes s’appuient sur le vécu du sujet, ou alors si ce vécu fait défaut, ils vont puiser dans un matériel phylogénétique, qui aurait la particularité d’être commun à l’ensemble de l’humanité.

C’est ce à quoi fait allusion l’ère glaciaire de mon titre : dans le tout dernier texte qu’on a retrouvé de Freud sur les névroses de transfert (1915), Freud inscrit l’origine de la Hilflosigkeit humaine, dans l’ère glaciaire, c’est là l’origine phylogénétique de notre détresse absolue. Au temps de la glaciation, l’espèce humaine s’est trouvée en détresse et nous avons hérité de ce sentiment de génération en génération.

Deux ans auparavant, dans Totem et Tabou, Freud a introduit l’Urvater, le père originaire de la horde primitive pour nous donner une origine aussi bien de la constitution du social que de la constitution du sujet dans la différence des sexes ; deux mythes : le père de la horde et Lucy, notre ancêtre de l’ère glaciaire ; nous sommes descendants de ce couple particulier, l’Urvater et Lucy.

De la Hilflosigkeit à l’œdipe

A l’époque de la grande détresse, de la Hilflosigkeit, comment l’enfant peut-il vivre l’absence de la mère, cette mère qui est tout pour lui ? Comment l’infans supporte-t-il l’absence de cet Autre, puisque le paradoxe de l’existence du sujet humain, c’est que l’Autre est à la fois ce qui va faire intrusion et à la fois ce dans quoi il existe et donc ce sans quoi il n’existe plus ou il n’existe pas ? L’absence, les premières absences, se traduisent par la mort ; il n’y pas de pensées : il est / il n’est pas. Donc, l’absence de la mère, c’est la mort de l’Autre et donc la mort du sujet. C’est dans un temps second que la question de l’absence fera intervenir du tiers. Cette absence prend alors la signification d’un autre désir chez la mère ; si elle part, c’est qu’elle désire ailleurs. Cet ailleurs, c’est la première présentification du père. Mais, c’est aussi ce qui symbolise le phallus. Ainsi, le père fait-il son apparition dans l’univers imaginaire de l’enfant. L’introduisant dans la problématique œdipienne, il lui permet de se séparer de la mère. Toutefois, la plupart du temps, c’est quelqu’un de la fratrie qui fait tiers, bien avant qu’un père fasse émergence, le sujet entre dans la « frèrocité ».

Une représentation « métaphorique » de la métaphore paternelle présente ici un intérêt : le Tsimtsoum. Isaac Louria au XIIe siècle se pose la question théologique suivante : Comment, dans une conception d’un Dieu qui est tout, comment peut-il y avoir la création du monde ? La théorie de Louria, c’est que Dieu s’est retiré en lui-même, cela s’appelle le Tsimtsoum. Il a laissé ainsi un espace qui est vide de Dieu qui est l’espace de la création du monde. C’est ce que Lacan vient pointer quand il dit que la mère n’est pas toute ; que dans la relation à cet Autre, qui est à la fois ce qui fait intrusion et ce qui fait existence, cette existence n’est possible que si elle n’est pas toute, et l’endroit où elle n’est pas toute, c’est cela la fonction paternelle ; c’est ce qui vient laisser un espace possible pour l’existence du sujet.

A mère Nature, Dieu le Père

Freud ne dit jamais aussi bien la question des enjeux œdipiens de la Hilflosigkeit que dans son étude de Léonard de Vinci, où il écrit : « Nous retrouvons dans le complexe parental, [ce n’est pas très souvent qu’il utilise Elternkomplex], la racine du besoin religieux. » En effet, « Dieu juste et tout-puissant, la nature bienveillante, nous apparaissent comme la rénovation et des reconstructions des premières représentations de l’enfance » ; c’est la version soft. Dans L’avenir d’une illusion, c’est la version hard, puisque, à cet endroit-là, la nature n’est pas seulement bienveillante. Freud décrit dans L’avenir d’une illusion l’image paradoxale de la mère, à la fois première protectrice contre l’angoisse mais rapidement remplacée par le père car « elle est aussi nature hostile, violente et indomptable provocant chez l’homme un sentiment de détresse, de Hilflosigkeit qui l’amène à rechercher la protection d’un super père. C’est à ce niveau, dit Freud, que la religion prend son importance par sa dimension anxiolytique ». Voilà, nous sommes issus de ce couple impossible, Dieu/la nature ; Dieu n’étant pas ambivalent dans la représentation freudienne. Ceci définit la constitution du sujet freudien à partir de la Hilflosigkeit première.

Hilflosigkeit de fin d’analyse

La confrontation à la Hilflosigkeit se repose à la fin de la vie, question que je ne vais pas développer ici.

Par contre, je vais aborder un moment particulier qui vient marquer un retour de cette question de manière tout à fait spécifique : la fin de l’analyse. La fin de l’analyse qui consiste, entre autres, à dénouer le lien du transfert, à mettre en place une séparation ; cette fin d’analyse va confronter le sujet à revivre de manière absolue cette Hilflosigkeit. Pour que cela puisse avoir lieu, pour que ce moment puisse exister, il est indispensable que du côté de l’analyste, on ne vienne pas recouvrir, qu’on ne vienne pas combler, qu’il n’y ait pas quelque chose qui fasse « tout » à cet endroit-là.

Quand chutent les signifiants dans lesquels le sujet se reconnaît imaginairement, apparaît ce que Freud désigne sous le terme de Hilflosigkeit, que je propose d’interpréter comme un moment de dénouement du « nœud borroméen ». Ce moment de fin n’est pas unique dans une cure. Donc, ces moments de fin seraient à entendre comme dénouements successifs des noms du père (dans leur fonction de raboutage).

Moments de dénouement ; moments de dénuement ; qui restituent pour le sujet la folie originelle.

Pour que ce moment de dénouement qui va se traduire par un dénuement – le sujet se trouve nu des signifiants qui l’ont constitué et qui se sont articulés dans la relation transférentielle –, pour que soit possible ce qui ramène le sujet, on pourrait dire à la folie originelle, au chaos de départ, il faut que du côté de l’analyste, ce soit supporté. En effet, il se joue quelque chose de tout à fait spéculaire à cet endroit ; à ce moment-là chacun se retrouve confronté à cette Hilflosigkeit. D’où une tendance, pour chacun des protagonistes, à l’évitement, ce qui laisse la fin de cure en suspens.

Hilflosigkeit et résistance de l’analyste

Nous touchons là au problème de la résistance du côté de l’analyste. Lacan parle de cette question dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse, séance du 29 juin 1960 : Le procès d’une analyse ne conduit-il pas sur ce versant que ce soit au travers de moments de dépersonnalisation [dans laquelle Lacan parle de franchissement] lorsque le moi perd un peu de son écorce ou plus fortement encore dans ce qui est attendu par lui de la fin d’une cure.

« Je pose, dit-il, la question de la terminaison de l’analyse, la véritable, j’entends celle qui prépare à devenir analyste, ne doit-elle pas à son terme affronter celui qui la subit à la réalité de la condition humaine ? C’est proprement ceci que Freud, parlant de l’angoisse, a désigné comme le fond où se produit son signal à savoir Hilflosigkeit, la détresse où l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort n’a à attendre d’aide de personne. »

Voilà quelque chose de l’enjeu de la fin de l’analyse et je répète, pour moi, c’est quelque chose, cet enjeu-là, qui se joue de chaque côté du divan.

« Au terme de l’analyse didactique, le sujet doit atteindre et connaître le champ et le niveau de l’expérience du désarroi absolu au niveau duquel l’angoisse est déjà une protection non pas Abwartung, attendre l’autre, attendre la catastrophe, mais Erwartung, s’attendre à. »

Vous voyez que ça se joue autour de la question de l’attendre, on pourrait dire non- dupes, s’attendre à, qui est à mon avis un élément tout à fait important de ce que nous a laissé Lacan.

« Ce s’attendre à, par où se traduit, dit Lacan, la constitution de l’hostile comme tel. Paradoxalement, c’est la constitution de l’hostile qui marque un premier pas vers la protection. L’angoisse déjà se déploie en laissant se profiler un danger alors qu’il n’y a pas de danger au niveau de l’expérience dernière de la Hilflosigkeit. »

Le danger est déjà une manière de structurer quelque chose pour nous protéger, c’est déjà une tentative d’élaboration secondaire. Et pour que le passage soit franchi, cela suppose aussi que l’analyste ait pu premièrement, reconnaître l’expression de cette détresse, deuxièmement lui faire place sans la recouvrir.

L’exemple, c’est Goethe, Le roi des aulnes. C’est un père qui porte son enfant qui est confronté à l’Unheimlich, enfant qui ne cesse pas de dire au père qu’il se passe quelque chose qui l’angoisse, mais le père ne l’écoute pas et le rassure jusqu’à ce qu’ils arrivent et que dans ses bras, l’enfant est mort. Je résume très vite, mais c’est la question ; le père n’a pas entendu, il n’a pas pu laisser cette place à ce moment que vit l’enfant, et ne pouvant pas laisser cette place, l’enfant est mort, le sujet disparaît. Voilà ce qui est pour moi l’enjeu de la Hilflosigkeit.

Détresse psychotique

Une manière d’entendre pourquoi la Hilflosigkeit nous met en demeure d’entendre quelque chose et, c’est le dernier terme de mon titre, c’est la psychose. Quand Serge Leclaire vient nous dire qu’on ne peut entendre le sujet psychotique que du lieu de notre propre faille, celle qui renvoie à notre folie originelle, parce qu’on est confronté à celui qui n’a connu que la Hilflosigkeit, c’est de pouvoir l’entendre du lieu où il parle, c’est-à-dire du lieu que l’on reconnaît en nous, que quelque chose devient possible et c’est aussi en ce sens-là que le sujet psychotique par rapport à notre rapport à la résistance et notre la formation, a pour nous figure d’analyste.

Discussion

Pascale Gante : Le monde psychotique n’existe-t-il que dans la Hilflosigkeit ?

D. Lemler : Vous vous rappelez ce que dit Freud à propos de Schreber qui vivait dans un univers dans lequel il n’y avait que des « sehr hingemachte Männer », traduit par « des ombres d’hommes bâtis à la six-quatre-deux », c’est un univers qui n’est pas humain. Serge Leclaire reprend cette question-là, c’est-à-dire que le sujet psychotique, c’est celui qui ne rencontre pas l’autre, qui est donc laissé en permanence dans cette détresse absolue. Lacan dit que le psychotique, au début, parle à la cantonade et quand il s’adresse à vous, il est déjà à moitié guéri, c’est-à-dire que quand quelque chose d’humain intervient, existe dans son univers, eh bien il y a quelque chose qui s’est construit.

Khadija Nizari-Biringer : Une remarque sur le cri que vous avez introduit au début qui annonce l’être au monde ; j’interroge la question de l’au-delà du cri mais on peut aussi poser la question de l’en deçà du cri ; qu’en est-il de cet entre-deux ? Autrement dit, on peut se poser la question de l’inscription de ce cri, de cette Hilflosigkeit dans le temps, par rapport à une temporalité inconsciente autrement dit dans une logique temporelle et non pas dans une chronologie temporelle.

D. Lemler : Le cri en question, c’est cette détresse absolue initiale, c’est le cri du déploiement alvéolaire, c’est vraiment l’irruption du sujet dans le monde où Lacan vient reprendre la question du traumatisme de la naissance comme le modèle de tout traumatisme, en lui restituant une dimension nouvelle qui est que ce cri n’est pas seulement séparation, il est aussi intrusion, c’est-à-dire il est ce paradoxe de la question de notre rapport à l’altérité ; c’est à la fois ouverture à l’autre et à la fois intrusion de l’autre et c’est dans cette dialectique- là qu’on a à exister.

Liliane Goldsztaub : J’aimerais te poser une question sur la fin de l’analyse que tu abordes du côté de l’imaginaire, si j’ai bien entendu, et ça va dans le même sens c’est-à-dire est-ce que c’est vraiment du côté de l’imaginaire et tu parles du côté du dénouement. Est-ce que cette séparation ne peut pas avoir lieu justement parce que c’est la position subjective la plus symbolique qui est là, c’est-à-dire la capacité de se désaliéner du psychanalyste ?

D. Lemler : C’est la capacité de l’analysant de se désaliéner du psychanalyste, j’entends bien, mais c’est aussi, j’ai envie d’utiliser ce terme-là, le courage.

J-Richard Freymann : C’est très important que tu aies posé cette histoire de la Hilflosigkeit en ce sens que c’est un signifiant, c’est une zone de passage, c’est cliniquement juste et je suis d’accord avec la question de l’angoisse ; le rapport à l’angoisse, c’est déjà d’une certaine manière, comment dire, de se défendre, de faire une construction ou d’introduire le désir, c’est déjà un « rempardage », et on voit bien qu’on travaille autour de différentes théories sur l’angoisse, les théories de Freud, première, deuxième, troisième, on a la position de Lacan. La question que je voudrais te poser est double, la première, il y a la question de la Hilflosigkeit, la question des angoisses ; et la question de la frérocité, où la situer ? Est-ce qu’on va la mettre plutôt du côté de l’angoisse ou encore en deçà de la question de la Hilflosigkeit et en particulier ce que tu n’as pas dit, c’est que derrière la Hilflosigkeit se cache aussi toute la question des pulsions. L’autre question, c’est que tu mets Dieu en position de grand Autre et je ne suis pas sûr que dans l’œuvre de Lacan on puisse dire ça tout au long ; je pense qu’il y a différents temps et justement peut-être que dans Les quatre concepts, si Lacan introduit la question de l’aliénation-séparation, c’est pour sortir de ça en mettant en place les opérations logiques, les cercles eulériens, la bourse ou la vie, autrement dit c’est pour essayer de structuraliser. Alors, je voudrais te poser cette question, pourquoi tu as besoin de coller Dieu là-dedans ?

D. Lemler : Ce n’est pas moi qui ait besoin de coller Dieu, c’est la position de Freud de venir poser dans un des éléments fondamentaux de la structuration le Elternkomplex comme étant ce couple particulier qui serait composé de la nature avec son ambiguïté ou son ambivalence d’un côté et la question de erhöher Vater, ce père plus élevé qui serait dans la figure de Dieu.

J-R Freymann : Oui, c’est la mythologie freudienne mais on est dans une question clinique de l’aliénation-séparation. Alors, est-ce qu’une fin d’analyse va travailler du côté de la Hilflosigkeit ? C’est une très bonne question mais si on dit ça, on est tenu de dire quelque chose sur le rapport entre la Hilflosigkeit et la question de l’objet a. Qu’est-ce qu’il en est de la Hilflosigkeit par rapport à la théorie de l’objet a concernant la fin d’analyse ?

D. Lemler : On en avait parlé au moment des entretiens préliminaires assez paradoxalement mais ce moment de dénouement en termes lacaniens, c’est là qu’il se passe un double mouvement qui met, je dirais « presque » en cause aussi bien l’analysant que l’analyste, c’est-à-dire que si on parle en termes d’objet a, c’est supporter de faire choir l’analyste en tant qu’objet petit a, ce qui va permettre ce dénouement du côté des effets signifiants, ça c’est du côté de l’analysant ; du côté de l’analyste, ça veut dire qu’il est dans la capacité, quelque chose qui se joue au moment des entretiens préliminaires, de pouvoir accepter, supporter – quel terme convient le mieux ? – d’être quelque part ravalé à cette dimension à tel point que Lacan, quand il en parle de ces choses-là, se pose la question de savoir si les analystes qui sont dans la salle comprennent ce qu’il dit, parce qu’il le dit clairement, ce n’est pas une position enviable que de choir comme objet fût-ce comme objet petit a, l’enjeu est là.

J-R Freymann : Je suis d’accord avec toi mais il y a nécessité d’introduire une opération qui est la question de la séparation, qui n’est pas seulement la séparation avec maman, le sein. A partir de la Hilflosigkeit que tu amènes, on est obligé d’introduire quelque chose qui permette la coupure, c’est une opération logique ; alors séparation par rapport à quoi ? Lacan le dirait dans la genèse signifiante donc par rapport à l’aliénation. Donc, tu as montré la nécessité d’utiliser autre chose que le recours à Dieu et aux mythes.

Nicolas Janel : Il y a cette idée d’une prise dans l’Autre où à la fois, on a besoin de ce lieu de constitution pour se constituer et à la fois de pouvoir s’en séparer pour exister. J’ai beaucoup réfléchi et puis je suis allé voir les définitions exactes de ce qu’on pouvait trouver chez Lacan sur la séparation et l’aliénation. Pour Lacan, la séparation, c’est une perte de vie qui a rapport avec le réel, et l’aliénation, c’est une prise dans les signifiants où le sujet serait lui-même aliéné dans les signifiants, c’est-à-dire où il ne peut pas à la fois se repérer dans ces signifiants et à la fois y exister, on ne peut pas être à deux endroits en même temps. Je voulais simplement témoigner de cela où l’intuition clinique ne correspond pas forcément à la définition qu’on retrouve chez Lacan et je trouve que les deux sont opérants.

J-R Freymann : Très juste.

L’angoisse comme imminence de la présence de l’objet (J. Lacan) s’oppose-t-elle aux trois théories de Freud de l’angoisse ?

Intervention de Jean-Richard FREYMANN lors de la formation APERTURA « Clinique de l’aliénation et de la séparation » qui a eu lieu le 8 avril 2016.

Introduction

Je voudrais montrer la difficulté que pose la clinique freudienne par rapport à ces questions et reprendre de manière condensée la question du moment où Lacan introduit, dans la question du sujet à l’Autre, la question de l’aliénation et de la séparation. En rappelant que chaque période d’un auteur concerne un travail de recherche à un moment donné qui peut éclairer un pan de notre pratique. Ce n’est pas parce qu’on passe à une autre période – par exemple la grande mode aujourd’hui, c’est de parler du sinthome chez Lacan – que ce sinthome devient plus important que la première théorie sur le symptôme. Nous avons une pratique, et cette pratique est tellement nouée, articulée que vous avez besoin d’un outil de théorisation. Cet outil, il faut faire très attention de le dater et savoir qu’il va être partiel. La théorie analytique est quelque chose qui est fait pour être partialisé comme on utilise les pulsions de manière partielle.

Est-ce que la question de l’aliénation-séparation existe chez Freud ? Oui, elle existe, mais peut-être pas avec ces mots-là. Elle existe du côté d’une difficulté freudienne, une difficulté de Freud qui, elle, transverse son œuvre, c’est le rapport entre la relation d’objet et l’identification. On a tous nos « tics » et c’est une partie du « tic » de Freud et de sa question : qu’est-ce qu’une relation d’objet ? Puis vient la question de l’objet – objet quelque peu consistant, un partenaire, un être – et de la question : comment met-on fin à cette relation d’objet aliénante ? On y met fin en s’y identifiant. Pour Freud, l’identification est une des solutions pour se séparer de la relation d’objet ; solution qui commence à vaciller avec le texte sur « l’Identification », dans Au-delà du principe de plaisir (ou Psychologie des foules…), (tout ce qui tourne autour de la deuxième topique). C’est un texte où il parle véritablement du complexe d’Œdipe comme d’un conflit identificatoire. Autrement dit l’œdipe en tant que complexe est assez peu abordé, et Freud parlera de l’œdipe comme mythe mais pas du côté du complexe d’Œdipe.

A côté de l’identification, ce qu’on appelle souvent identification dans le discours commun, c’est l’aliénation totale, c’est la question du mimétisme ; dans le discours commun, le mimétisme et l’identification se confondent. Le mimétisme correspond à quelque chose qui fait tout tandis que la question identificatoire, vue sous l’angle de Lacan et de Freud (sauf dans la Psychologie collective), n’est que partielle ; il n’y a d’identification que partielle ; elle correspond à un trait, dit Freud, et pour Lacan, c’est l’identification au signifiant.

Les identifications à partir de Freud

Dans ce petit texte de quatre pages, on trouve les différents types d’identification.

« Premièrement, l’identification, écrit Freud, constitue la forme la plus primitive de l’attachement affectif à un objet. Deuxièmement, à la suite d’une transformation régressive, elle prend la place de l’attachement libidinal à un objet et cela par une sorte d’introduction de l’objet dans le moi. Troisièmement, l’identification peut avoir lieu chaque fois qu’une personne se découvre un trait (souligné par l’intervenant) qui lui est commun avec une autre personne sans que celle-ci soit pour elle un objet de désir libidineux. »

L’amour, c’est une rencontre de traits ! Freud ne tombe pas sur quelque chose de structural, on tombe directement sur l’inauguration par la perte d’objet, la perte de la mère, la séparation d’avec la mère, par le traumatisme de la naissance etc. Daniel Lemler a raison, Freud est dans l’Ur. J’ai travaillé la traduction de l’Ur, c’est une question complexe ; j’ai travaillé à l’époque sur la traduction de l’Urteil, c’est la traduction du jugement en allemand ; la traduction de l’Urteil, c’était de dire que lorsqu’il y a une levée de refoulement – Freud dit que la levée du refoulement n’est pas propre à l’analyse, de nombreuses situations permettent la levée du refoulement, l’amour, l’hypnose, etc. –, mais ce qui est propre à l’analyse, c’est la manière dont le jugement, mais pas n’importe quel jugement, va être subjectivement utilisé. Quand vous avez une motion qui sort, vous avez découvert le problème mais l’analyse, ce n’est pas juste de faire sortir la motion, c’est comment vous allez subjectivement l’utiliser. C’était le point de l’Urteil, de trouver l’Urteil, donc levée du refoulement puis après le jugement. Mais Ur, pourquoi ? Apparemment, c’est l’origine, l’originaire, l’originel, l’Urvater ; mais ce Ur n’est pas la racine, linguistiquement, donc c’est faux. Il y a quelque chose chez Freud du côté de cet originaire, de cet originel, Freud lui-même est remonté à l’ère glaciaire où il trouve une résolution du côté des identifications, du côté de la relation d’objet, de l’Urteil, et par quel biais ? Par le biais du complexe d’Œdipe, manière de trianguler ; on a donc trois termes mais, du coup, on a un conflit des identifications.

Après le complexe d’Œdipe, Freud tombe sur trois obstacles pour penser la question de l’aliénation-séparation, c’est la question de l’angoisse qu’il est obligé de repenser en termes de refoulement, obligé de le penser par rapport à la question de l’inhibition et du symptôme. Ainsi l’angoisse n’est pas la névrose d’angoisse et ce n’est pas l’angoisse du petit Hans. Il se rapproche de la question de savoir quelle est la fonction de l’angoisse par rapport au psychisme ordinaire. Le deuxième point de butée, c’est la question de la Ichspaltung, c’est- à-dire que dans la structure de l’enfant le moi est clivé, il n’est pas un. Il y a d’un côté un aspect phobique, on dirait aujourd’hui signifiant, et de l’autre côté un aspect fétichiste. Freud donne l’exemple d’un enfant qui a une sorte de fourmillement au niveau des doigts de pied. Donc le côté fétiche-phobie fait partie de la structure ; notre structure intime est phobico- fétichiste et, pour Freud, c’est le point limite ; après il meurt. Il n’a pas pu terminer ce texte et c’est sur ce point que Lacan redémarre, sur la question de la Ichspaltung.

De Freud à Lacan

Là où Freud introduit un triangle, Lacan introduit un quaternaire, c’est-à-dire là où Freud introduit papa-maman-enfant, Lacan introduit en plus le phallus ; l’introduction de ce quatrième terme change tout. La fin de la cure pour Freud, c’est le roc de la castration, et il aurait bien voulu que cela passe par la sublimation. Lacan reprend la question à l’endroit du roc de la castration où il dit à Freud : « ça ne suffit pas, il n’y a pas seulement le fait d’être le phallus, il y a le fait d’avoir le phallus, ce n’est pas pareil. » Les deux points qui, à mon avis, rendent compte de l’aliénation-séparation chez Freud, c’est la question de Deuil et Mélancolie. Le devenir du névrosé dans son histoire, dans sa forme d’aliénation, dans sa forme de coupure, est du côté du deuil. La fin d’analyse, c’est un deuil d’un certain temps passé. Le problème, c’est qu’il y a plusieurs temps dans la vie, je n’ai pas dit des stades ; c’est une série de deuils, ce dont parlait Lucien Israël : à un moment donné, on peut aussi jouir du deuil. Et il y a l’envers du deuil, c’est quoi ? C’est la mélancolie, il ne faut pas la confondre avec les fins d’analyse, c’est-à-dire l’endroit où le sujet va dans le sens de supporter la perte. C’est bien dans cette direction qu’on essaie d’aller quand on parle de castration. Si ça se passe mal, ça peut tourner à la mélancolie : on perd non seulement l’objet mais aussi le moi ; c’est la position de Freud dans Deuil et Mélancolie.

La logique signifiante

Pourquoi Lacan a t-il besoin de s’appuyer sur la question de l’aliénation-séparation ? Parce que l’aliénation reprend son invention, c’est la logique signifiante. Pourquoi a-t-il pu introduire cette logique signifiante à partir de Freud ? Grâce à la linguistique que Freud n’avait pas. Freud a dû bâtir sa propre linguistique comme le Vorstellungsrepräsentanz, la Traumdeutung avec tous les schémas, perception, conscience etc. Lacan, à la place de la métaphore et de la métonymie, linguistique, situe cette logique signifiante : « Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. » Ce qui veut dire que pour passer d’un signifiant à l’autre, il faut chaque fois perdre de l’objet ; pour que je puisse être animé par un autre signifiant, il y a quelque chose d’une perte, donc chaque fois passer par un deuil de l’objet. Lacan met en place quelque chose de la métonymie en acte ; l’aliénation, c’est l’idée du signifiant qui « représente le sujet pour un autre signifiant ». La logique signifiante met en place cette place éthique du sujet qui est une place extrêmement évanescente ; le sujet, au sens de l’éthique de la psychanalyse, a une consistance minimum, il n’est que dans l’intervalle du passage. L’aliénation, c’est encore le fait de mettre en scène d’une part la question de l’Autre, du grand Autre, et pas de Dieu, c’est une place structurale, d’autre part, de mettre en place la question du sujet, à ceci près que le sujet est à apparaître, il n’est pas là, il est en constitution, il va se dérouler dans cet Autre et va se manifester aussi quelque chose de l’ordre de la pulsion.

Pour Lacan, la constitution du sujet va se faire, on pourrait dire, par un scénario qui est le scénario de l’œdipe qui est la constitution à partir de l’Autre – les signifiants sont d’abord dans l’Autre –, d’où la nécessité d’introduire la question du phallus. On est avant tout pris, quelle que soit la situation, dans la question du discours de l’Autre, de la demande de l’Autre, dans le désir de l’Autre. Après notre propre manière de nous constituer, cela va être comment on va y répondre, comment on va résister, comment on va délirer mais ça vient de l’Autre. Pour Lacan, le désir est le désir de l’Autre, ce qui veut dire que le désir se constitue dans l’Autre.

Ceci pour dire que c’est la part perdue que l’on repère chez l’autre ; je vais être pris par les pertes ou non qu’a l’autre, et c’est là que je vais offrir ma propre perte. Si j’offre ma perte globalement sous une forme mimétique, je vais vous faire une anorexie du tonnerre de Zeus. Quand le désir se met à mal tourner, au trou de l’autre, vous donnez tout votre corps ; vous donnez votre corps pour qu’il y ait encore du désir. Ceci pour dire que ce n’est que la mise en place de cette structure du signifiant, c’est-à-dire la structure du signifiant qui est la fonction de la coupure, qui est la fonction topologique du bord et qui est la question de la béance.

À côté du mouvement d’aliénation qui est donc ce glissement d’un signifiant à l’autre, cette perte, il y a quelque chose qui doit marquer le temps d’arrêt qui est une espèce de battement. À savoir que là où va fonctionner cette opération – d’intersection entre deux manques, c’est-à-dire au manque rencontré dans l’autre –, je vais proposer quelque chose pour répondre du manque réel qui est en moi, du facteur létal qui est en moi, de mon risque de mort. Il faut donc arrêter de penser que l’anorexie est le modèle même de la séparation. Si vous pouvez toujours jongler entre separare et separere, c’est une opération de séparation quelque peu de dernier recours parce que, en temps normal, ça veut dire quelque chose, il faut bien que, face à une prise dans le signifiant, il y ait quelque chose qui vienne faire coupure ; vous allez proposer quelque chose de l’ordre d’un manque et la question de la scansion est prise là-dedans.

Phallus et œdipe

Pour Lacan, il y a eu cette question de mettre l’aliénation-séparation à la place de la métaphore et de la métonymie, c’est aussi le moment où il introduit la question du phallus dans l’œdipe ; ensuite Lacan tombe sur la logique signifiante elle-même ; après cette logique signifiante, il tombe sur cette nécessité de poser des opérations dites de subjectivation ; mais cela s’avère aussi problématique. Pourquoi c’est problématique ? C’est qu’il va tomber sur la question du non-sens pour dire que l’interprétation psychanalytique, c’est quelque chose qui touche au non-sens, pour ne pas toucher au sens ; ainsi, il y a une seule interprétation qui peut être juste mais c’est une interprétation qui devrait tomber sur le non-sens.

C’est important pour le rêve parce que, lorsque vous faites un rêve pendant une analyse, dans les conceptions véritablement analytiques, vous n’avez qu’une interprétation possible ; vous avez une interprétation et il faut qu’elle soit juste ; or, il y a un problème parce que l’opération aliénation-séparation conduit davantage à mettre en place un florilège de sens que la question du non-sens et donc, c’est insuffisant. Or, c’est à cet endroit-là que la question de la topologie se pose ; topologie comme moyen de rendre compte dans la répétition et dans le mouvement et dans la temporalité de la question du non-sens. Parce que l’aliénation nous renvoie à l’aliénation de la mère, de l’enfant ; la séparation, c’est la séparation de l’enfant d’avec les parents ; le problème, c’est que ça ne va pas. Lacan n’a jamais dit que c’est inutilisable mais il faut trouver encore autre chose ; c’est là que l’on passe à la topologie.

Psychosomatique

Pour conclure, je voudrais vous lire un extrait du Séminaire XI, Les quatre concepts (p. 206), où Lacan pose la question de la psychosomatique face à l’endroit où l’aphanisis du sujet n’est pas possible : « La psychosomatique, c’est quelque chose qui n’est pas un signifiant mais qui tout de même n’est concevable que dans la mesure où l’induction signifiante du sujet s’est passée d’une façon qui ne met pas en jeu l’aphanisis du sujet. »

C’est-à-dire que si on n’est pas troué de partout, si on n’a pas de lésion partout, si on n’est pas encore tout à fait mort (!), c’est que quelque part, on est à même de produire à partir de cette logique signifiante, à partir de l’aliénation-séparation, ces moments d’aphanisis du sujet, c’est-à-dire au moment où ça refait trou. Et la démarche psychosomatique, c’est de garder les signifiants sur le corps qui, on pourrait dire comme des marques sur le corps, se mettent à apparaître. Ce qui fait de nous des êtres de pulsion, donc des êtres troués, c’est que cette aphanisis fonctionne, autrement dit que cette séparation fonctionne, que de cette manière de lâcher du côté du signifiant, cette séparation nous permet de faire vivre un corps troué ; c’est une hypothèse de travail. La psychosomatique, ce n’est pas de la psychologie, les conflits etc., c’est qu’il y a quelque chose qui se passe du côté du rapport au signifiant peut-être à un certain moment, qui fait que le corps à ces moments-là en termes de langage, ne va plus être troué.

Discussion

Liliane Goldsztaub : Quand tu parles d’aliénation-séparation, est-ce que c’est juste de le dire comme ça : l’aliénation, c’est la chaîne signifiante qui glisse et la séparation, c’est justement cet objet petit a qui chute à chaque fois entre deux signifiants ?

J-R. Freymann : Oui, à ceci près que la séparation, c’est ce qui se passe déjà dans la logique signifiante, mais là c’est le fait que face au manque de l’Autre, on propose un autre manque qui est le manque réel ; c’est la rencontre de deux manques ; ce n’est pas un seul manque, ce n’est pas uniquement une perte. « C’est la bourse ou la vie », c’est-à-dire si tu prends la bourse et gardes la bourse, tu perds la vie, et si tu as la vie avec la bourse, tu peux toujours y aller, de toute façon, tu es dans une opération écornée.

L. Goldsztaub : Oui, alors je me posais cette question : est-ce que, dans l’anorexie, c’est une identification au manque de l’Autre ou justement un manque non symbolisable et est-ce que c’est celui de l’Autre ou son propre manque ?

J-R. Freymann : Eh bien, c’est offrir son corps, c’est une sorte d’offrande à l’Autre de telle manière que du désir puisse vivre. Seulement le problème, c’est que c’est une opération quasiment mimétique, ce n’est pas une opération purement identificatoire. Après, il y a différentes formes d’anorexie, mais ça arrange très bien Lacan parce que l’opération de la séparation est une opération qui est ravissante du côté de la separare, de la separere. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut être clair ; on a besoin de cette opération de séparation tout le temps pour fonctionner du côté du langage et il y a des moments où ça ne fonctionne pas, c’est-à-dire qu’il y a des moments où le manque manque aux gens. Que ce soit à ces moments-là qu’on puisse tomber malade, qu’on fasse une grippe ou autre chose, c’est au moment où on ne peut plus trouer, ce qui arrive facilement avec la répétition ; quand une idée n’arrête pas de vous ennuyer à longueur de journée – cela arrive – on est à la recherche d’une opération de séparation.

L. Goldsztaub : Juste une association d’idées par rapport au mimétisme, il y a un film formidable là-dessus, c’est le Zelig de Woody Allen.

Un participant : Par rapport à ta dernière question sur la psychosomatique, si je saisis bien, c’est que s’il y a quelque chose d’une marque qui reste dans le corps, un tatouage, quelque chose ne fonctionne plus du côté du langage, un corps parlant qui ne serait plus troué. Il peut y avoir dans une cure des moments psychosomatiques, comment tu les articules avec la question du corps troué et de la fin de la cure ? Ou bien est-ce que c’est imparable en quelque sorte ?

J-R. Freymann : Je voudrais commencer par une phrase positive, à l’envers. Après quelques années d’expérience, je peux dire que les gens qui sont en analyse, qui font une maladie grave, je suis quand même étonné du fait que souvent ces maladives graves sont relativement bien résolutives si les personnes continuent leur analyse. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais c’est vrai. Est-ce que c’est lié au transfert ? Je ne sais pas, mais en général ça pose la question que je n’ai pas abordée, parce que ça nécessite tout un développement, c’est le rapport à la pulsion. Je crois que, contrairement à ce que pensent mes collègues, la notion de pulsion, maintenant qu’on a tous ces outils théoriques, n’est pas seulement métapsychologique. Quand on trifouille le fantasme, quand on se met à reconnaître par quel fantasme on a été un peu animé, on titille nos intrications pulsionnelles et à ce moment-là, il y a des risques, je ne dis pas de psychosomatisation – psychosomatique, c’est une bonne manière de faire appel à la médecine – mais qu’il y ait des somatisations à l’endroit où on convoque la question pulsionnelle. Alors cette somatisation peut passer tout à fait inaperçue si elle arrive à passer du côté des formations de l’inconscient, mais ça n’arrive pas toujours et c’est là où, je crois, est la part non symbolisable du sujet aussi. Mais il y a des structures plutôt psychosomatiques et qui sont résolutives pour une part en analyse ; je veux dire par là, les gens psychiquement sont névrosés, psychotiques, pervers mais ils sont aussi « somatisants ».

Alors, il y a des choses que je ne comprends absolument pas, j’ai du mal avec ça, c’est la question des tatouages, il faudrait vraiment réfléchir sur cette question. Lacan en parle ; il dit la libido, c’est un organe irréel et donc le tatouage, c’est une manière de mettre en place cet organe irréel dans le réel. C’est une question qui serait à reprendre sur le plan mythique, mais je pense qu’elle a à voir avec cette histoire de somatisation, c’est une somatisation artificielle, une somatisation secondaire.

L. Goldsztaub : Par rapport au tatouage, je crois qu’il y a eu beaucoup de changements. Je fais référence aux années 1970, lorsque je travaillais avec des adolescents délinquants, il me semble que le tatouage avait une fonction de représentation de nom du père qui n’était pas symbolisé, d’inscription sur le corps, là où la fonction du père n’avait pas été symbolisée, où le nom du père était brinquebalant, je le dis comme ça. Aujourd’hui, la fonction du tatouage est tout autre, parce qu’il y a une mode, il y a des enjeux qui ne sont plus les mêmes ; il y a peut-être encore la question du « nom-du-père » mais il y a aussi peut-être des identifications, du mimétisme, un lien avec internet où on s’expose, des enjeux de cet ordre-là aussi.

Une participante : Vous parlez d’un moment de somatisation dans le cadre de la cure ; il peut y avoir une résolution, on va dire, positive, c’est-à-dire que ce moment-là, il arrive quand il y a un transfert ; ce n’est pas la même chose qu’une personne qui vient parce qu’elle est malade et qui vient interroger ça.

J-R. Freymann : Cela n’a rien à voir, je dirais même que c’est un impossible. Quelqu’un qui vient parce qu’elle a un cancer du sein, ce serait déraisonnable de lui dire de venir faire une analyse pour ça, parce que ce qu’on essaie de faire à ce moment-là, c’est de singulariser l’affaire. Mais si elle vient demander un avis psy, c’est autre chose. J’ai fait partie des consultations psychosomatiques de Lucien Israël, on a parlé de cas qui ont été résolutifs du côté du cancer mais il y avait toute la gamme du médical ; les consultations psychosomatiques existent encore. Mais les demandes sont différentes maintenant : j’ai eu un cancer du sein, j’ai perdu mon mari, tout ça m’a déstabilisée, je ne me retrouve pas dans mon rapport à mon image corporelle, je ne me retrouve pas par rapport à mon désir, et ça, ce sont les demandes actuelles.

Psychanalyse et architecture – Plaidoyer pour une architecture humaniste

En mettant la parole au centre de sa pratique, la psychanalyse nous rappelle que la singularité de l’homme est d’être un être de langage (un parlêtre disait Lacan). Non seulement nous fabriquons du discours mais nous sommes aussi pris, et parfois bien pris, dans le discours des autres ce qui fait que quand je parle, ça parle aussi et même parfois à mon insu et que c’est même cela qui a amené la grande découverte de la psychanalyse, à savoir l’inconscient. L’architecture comme toute production humaine est donc aussi un discours même si c’est parfois à l’insu de celui qui le prononce. Comme votre habillement, votre voiture, votre logement parle de vous et en dit parfois plus que ce que vous croyez qu’il dit. Évidemment ce discours-là n’a rien à voir avec ce que les critiques appellent le vocabulaire des architectes qui se résume le plus souvent à des clichés réutilisés comme marques de fabrique.

Pour illustrer de quoi nous parle un bâtiment, je vais prendre un exemple que j’ai quotidiennement sous les yeux, la tour Europe du centre commercial de la place des Halles à Strasbourg (Fig.1). Conçue par l’atelier UA5 et construite en 1978, elle culmine à 64 m, elle est entourée de répliques. Nous avons affaire là à ce que j’appelle le degré zéro de l’invention architecturale. En fait l’invention des architectes, si on peut appeler cela invention, s’est résumée à la conception d’un module qui correspond à une fenêtre et qu’on a répété indéfiniment sur chaque façade. Pourtant malgré la pauvreté de la conception, cette architecture dit des choses et certainement bien davantage que ce que les architectes eux- mêmes pensaient dire. D’abord la répétition du même module incarne le fantasme d’une société industrielle qui pense qu’il suffit de reproduire à l’infini le même objet pour faire le bonheur des gens. Ensuite ces tours n’ont pas de toit, pas même de corniche ; l’arrêt à un certain étage est totalement arbitraire comme si on avait pu continuer indéfiniment. Autrement dit, ces tours participent de la croyance en une croissance infinie, source d’accumulation de richesses. Ces tours ont grandi comme les piles de pièces d’or de l’oncle Picsou ! Les quatre façades identiques nous disent aussi qu’à cette époque on pensait que l’homme et son habitat s’étaient totalement affranchis des lois de la nature par le chauffage et la climatisation. Il n’y avait plus lieu de différencier une façade nord d’une façade sud ou une façade est d’une façade ouest. Cette non-prise en compte de l’exposition solaire trahit aussi la croyance en l’inépuisabilité des ressources énergétiques. Ne parlons même pas de la symbolique de pouvoir et de puissance toujours liée à une tour. Comme vous pouvez le constater, cette architecture parle bien plus des lieux communs d’une époque aujourd’hui révolue, celle des trente glorieuses, que des architectes eux-mêmes qui auraient sans doute été surpris d’une telle lecture de leur œuvre. Ce n’est sans doute pas par hasard que cette Place des Halles est apparue si vite ringarde malgré ses liftings successifs. Donc une architecture même débile, ça parle et moins elle est intelligente, plus elle a de chances de n’entonner que les lieux communs d’une époque.

Il nous faut maintenant poser une autre question : avec quoi ça parle l’architecture ? Certainement pas avec des mots mêmes placardés sur les façades ni avec ce qu’on a appelé le vocabulaire des architectes ou des effets de style. L’architecture, ça parle avec des symboles, elle est avant tout un discours symbolique.

Pour ceux qui l’auraient oublié, les événements du 11 septembre 2001 sont venus le rappeler cruellement. Ne pouvant s’attaquer militairement à la puissance américaine, les terroristes ont choisi de détruire les symboles de la puissance économique et militaire des États-Unis. Et ces symboles c’étaient de l’architecture : les Twin Towers et le Pentagone. Au- delà du carnage humain (mais objectivement il ne représente pas plus que les morts par armes à feu aux États-Unis en un seul trimestre et ce dans l’indifférence quasi générale), on a pu mesurer, là, la force mentale des symboles.

À ne pas vouloir prendre en compte cette dimension essentielle de l’architecture, elle resurgit comme le refoulé inconscient là où on ne l’attend pas. Ainsi malgré tout le talent de l’équipe d’Architecture Studio, malgré tous les discours sur la démocratie, la pluralité, le bâtiment du Parlement Européen à Strasbourg (Fig.2) propose une architecture de pouvoir que je qualifierai de moyenâgeuse : une grande muraille entourée de douves et d’où surgit un donjon. Seule différence, la muraille est en verre pour matérialiser la transparence, mot magique qui, à lui seul, est censé résoudre toutes les perversités liées au pouvoir. Mais à l’intérieur, l’hémicycle lui-même du parlement est totalement opaque1. La transparence affichée n’est qu’un leurre !

Une fois la prise de conscience de cette dimension symbolique de l’architecture, on peut essayer de l’intégrer, d’en jouer en connaissance de cause. Je vais vous donner un exemple concret. En analysant les œuvres de Sinan, le grand architecte ottoman du XIVème siècle, qui a bâti les plus belles mosquées d’Istanbul qui servent encore aujourd’hui de prototype à quasiment toutes les mosquées du monde, je me suis aperçu que toute sa recherche était axée, et avec une invention chaque fois renouvelée, sur la manière de relier le plan carré du sol à la coupole circulaire. Pourquoi ? Parce que le carré symbolise la terre et la coupole le ciel et que la religion est une façon de relier les hommes à la divinité (Fig.3). J’ai donc repris cette problématique dans mon projet de mosquée lui aussi basé sur un plan carré au sol avec une coupole et j’ai dissocié tous les éléments traditionnels d’un bâtiment, sol, murs, toit, et les ai reliés par des vitrages et une verrière pour dire que c’est la lumière qui les unit, lumière symbole de la spiritualité.

L’architecture est aussi qu’on le veuille ou non un langage symbolique. Sans symboles pas de consensus possible entre humains, donc pas de civilisation. On pourrait formuler ceci : l’architecture est une organisation signifiante de l’espace.

Plaidoyer pour une architecture humaniste

Cette dimension de langage de l’architecture nous donne maintenant quelques outils pour définir ce que pourrait être une architecture humaniste. Mais d’abord essayons de décrypter ce lieu commun tout à fait aberrant : « Nos villes sont devenues inhumaines. » Et tout un chacun de penser : occupation forcenée de l’espace, bétonnage, pollution, nuisances automobiles, petite délinquance, anonymat, etc. Et pourtant quelle farce ! Comment un environnement exclusivement construit par l’homme pour l’homme qui s’appelle une ville peut-il être ressenti comme inhumain ? Comment cela est-il possible ? Mettons à part les problèmes socio-économiques (il n’est pas sûr qu’ils soient moindres à la campagne) et reprenons notre outil de lecture de l’architecture comme discours. De quoi nous parle l’architecture de nos villes modernes ? Elle nous parle de contraintes liées à la circulation ou au stationnement automobile, de contraintes réglementaires d’urbanisme (c’est-à-dire du pouvoir de l’administration pour le bien des administrés, cela va de soi), exceptionnellement de virtuosité technique ou formelle de rares architectes mais surtout et avant tout et constamment de contraintes économiques. Le bâtiment est devenu avant tout un outil de rentabilité financière et ce, de plus en plus à court terme. Nous voyons apparaître là le personnage clé qui façonne nos villes contemporaines, le promoteur. Voilà de quoi nous parle l’architecture de nos villes. Et de quoi ne nous parle-t-elle pas ? Tout simplement des hommes et des femmes qui y vivent, y travaillent, y aiment, y meurent. Alors comment faire pour qu’une architecture devienne humaine ?

Mais d’abord qu’est-ce qu’une architecture humaniste ? Je répondrai ceci : une architecture dont tous les éléments sont envisagés non seulement comme une fonction (les ravages du fonctionnalisme n’ont pas encore fini de sévir) mais aussi comme un langage qui parle des hommes et des femmes à qui cette architecture est destinée. Comment faire ?

Je suggérerai d’abord au ministre du logement de prendre trois mesures simples.

  1. Inclure dans la formation des architectes un stage obligatoire en milieu médical ou paramédical pour que les étudiants prennent conscience du « poids » d’un corps humain, de son rapport à l’espace, de ses contraintes, de ses limites. L’architecture est destinée à des corps humains. Nous ne sommes pas des oiseaux et pourtant on fait vivre les gens dans des espaces entre ciel et terre nommés tours et où notre semblable au sol ressemble à une fourmi.
  2. Obliger tous les promoteurs à suivre une formation en histoire de l’architecture, architecture et urbanisme sanctionnée par un diplôme. L’inculture des gens qui font nos villes est proportionnelle à leur appétit financier. Jamais encore dans notre civilisation, le fossé n’aura été plus grand entre pouvoir économico-financier et culture.
  3. Pour toute nouvelle norme, en supprimer non pas une mais dix autres ; au moins serait-on certain que cette norme est indispensable car au rythme actuel, on ne fera bientôt plus qu’une architecture normative.

Aux enseignants en école d’architecture, je proposerai de mettre l’accent sur un certain nombre de points qui me paraissent fondamentaux pour qu’une architecture ait une chance de devenir humaniste et humaine.

  1. Faire prendre pleinement conscience aux étudiants que les espaces créés par l’architecture ne sont pas statiques mais qu’ils organisent, conditionnent, guident les déplacements du corps humain tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ceux-ci.
  2. Réinscrire les bâtiments dans le cycle jour-nuit, symbole de la vie et de la mort qui donne sa dimension spirituelle à l’homme. Pour ce faire il faudrait une réflexion un peu plus approfondie que de dessiner des petites fenêtres au nord et des baies vitrées au sud.
  3. Concevoir des bâtiments qui ne soient pas interchangeables quelle que soit leur fonction en leur donnant une spécificité dans le tissu urbain et en les faisant parler de leurs occupants et de leur histoire. Comment a-t-on pu imaginer donner la conviction à chacun qu’il a sa place dans une société en le faisant vivre dans des logements totalement standardisés ? Quand prendra-t-on conscience de la violence des façades des barres de nos cités proclamant à longueur de vie que leurs occupants sont interchangeables et n’ont qu’un destin, rester anonymes. « Bâtir, c’est s’inscrire dans un territoire, et dans son histoire. Imaginez un bâtiment et mettez-le ailleurs : si ça va, c’est qu’il n’a rien à faire là » a récemment déclaré Jean Nouvel2.
  4. Rendre possible le dialogue entre les espaces intérieurs et extérieurs par ce que j’ai appelé les espaces de transition, les dedans-dehors et les dehors-dedans afin d’éviter les affrontement brutaux signes d’exclusion. Ce point mérite une petite explication.

L’objet de l’architecture, pour le dire de façon un peu provocante, est de fabriquer du vide. Il ne s’agit pas de poser un bloc de béton au milieu d’un champ de patates mais de concevoir et de fabriquer un espace creux qui soit abrité des intempéries, vent, pluie, froid, soleil, chaleur, dans lequel des hommes et des femmes puissent vivre, travailler avec un minimum de confort et de sécurité. L’architecture est donc une enveloppe séparant un espace abrité d’un espace extérieur, autrement dit c’est une peau ! Il suffit de voir un immeuble en démolition pour se rendre compte que l’architecture est avant tout du vide, un espace creux ou des espaces creux (les appartements) séparés entre eux ou de l’extérieur par de minces cloisons.

Cette notion d’enveloppe, de peau, permet déjà d’appréhender quelques-uns des enjeux de l’architecture. L’architecture est le lieu où se joue la séparation abrité-exposé, dedans-dehors, intérieur-extérieur, privé-public, soi-non-soi, ce qui est caché et ce qui est donné à voir, etc. Lieu de séparation cette enveloppe est aussi un lieu de dialogue entre ces enjeux. Comment ? Par ce que j’appelle des espaces de transition entre le dedans et le dehors. Ainsi un perron, un auvent, un hall d’entrée, une coursive sont des espaces publics faisant partie du bâtiment (même si la mode des digicodes en restreint l’usage). Ce sont des dehors-dedans. Un balcon, une terrasse, une loggia, un patio sont des espaces privatifs ouvrant sur l’extérieur. Ce sont des dedans-dehors. Certains espaces peuvent participer de plusieurs définitions. Un cabinet médical, un commerce, un café, un restaurant, une salle de spectacle, un service public, un musée, un lieu de culte, sont des dehors-dedans lorsqu’ils sont ouverts au public et des espaces privés, des dedans, une fois fermés. À l’inverse, une terrasse de café est un dedans-dehors provisoire.

On peut caractériser de la même façon les espaces extérieurs. Une rue est un espace en creux non abrité, un vide, qualifié par les enveloppes des bâtiments qui la bordent mais aussi par les espaces de transition (commerces, cafés, coursives, balcons, etc.). Abstraction faite du problème d’échelle qui est fondamental, on pourrait proposer l’équation suivante : plus il y a d’espaces de transition, moins l’enveloppe qu’on appelle architecture apparaîtra comme une muraille qui confisque l’espace collectif au profit de quelques-uns et plus l’espace creux nommé rue apparaîtra humain. C’est le cas d’une rue historique de centre-ville par exemple (Fig. 4). Les espaces de transitions y sont en général nombreux. En traversant ces rues, le passant a l’impression qu’il peut s’approprier de multiples dehors-dedans et qu’il peut dialoguer avec les habitants grâce aux dedans-dehors. Le contre-exemple en est nos cités (Fig. 5). Les dehors-dedans se limitent à l’indispensable, les halls d’entrée et les rues ont disparu au profit des parkings pour voitures. Où sont les espaces de transition et de dialogues que peuvent s’approprier les habitants ? Faut-il dès lors s’étonner que les entrées d’immeubles soient squattées et que les voitures brûlent sur les parkings ?

Cette réflexion conduit donc à la nécessité d’un dialogue entre le dedans et le dehors, entre le chez-soi claquemuré et l’extérieur hostile. Nous sommes très loin de la notion de « peau », le plus souvent en verre ou en métal, cache-misère de l’architecture contemporaine et empêchant tout véritable dialogue.

  1. Enfin donner aux futurs architectes les moyens et les stratégies pour résister à la pression financière des promoteurs.

Naïvetés d’amateur, utopies, oui tant qu’on laissera, aux seuls promoteurs et à eux seuls, le soin de faire nos villes, oui tant que le profit et seulement le profit bâtira nos cités.

Illustrations pages suivantes

Fig. 1 : Strasbourg, Place des Halles.

Fig. 2 : Strasbourg, Parlement Européen.

Fig. 3 .: Concours de la Grande Mosquée a Strasbourg, projet Pfister-Valente, 2000 Vue intérieure de la salle de prière.

Fig. 4 : Strasbourg, rue d’Austerlitz.

Fig. 5 : Strasbourg, rue de Boston.

1 Au dernier moment, on a cru bon de percer une petite fenêtre linéaire pour pouvoir profiter de la vue sur l’eau. Au Moyen-Âge cela s’appelait une meurtrière…

2 Jean Nouvel, Une autre perspective, Le magazine du Monde du 17 octobre 2015.

Lecture et présentation de « La vieillesse en analyse », de Charlotte Herfray

Charlotte Herfray, La Vieillesse en analyse, Arcanes-érès, 2015.
Lu par Matthieu Bergeon1

 

Introduction

Nous avons choisi d’appréhender la question de l’âge avancé, celui qui représente le dernier temps de la vie avant la mort. On l’appelle également vieillesse, grand âge ou bien encore âge avancé.
Les écrits ne manquent pas sur le sujet, les approches non plus, mais c’est la théorie psychanalytique qui a finalement retenu notre attention. Cela fait suite à une Rencontre.

Entre tous, nous avons donc entrepris d’étudier le livre de Charlotte Herfray, La vieillesse en analyse, publié la première fois en 1993 chez Desclée de Brouwer, puis réédité en 2007 chez érès dans la collection « Hypothèses », et plus récemment en novembre 2015.
Charlotte Herfray est Strasbourgeoise, psychanalyste ; elle a été enseignante et chercheuse à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg, après un doctorat en psychologie et en sciences de l’éducation.

Pour avoir eu la chance de l’entendre parler à différentes occasions, alors âgée de plus de 80 ans, impossible de ne pas dire à quel point fait envie son énergie, son enthousiasme et son humour, au-delà bien évidemment de la richesse et de la pertinence de ce qu’elle a à transmettre.
Mais d’où cela peut-il bien lui venir? « Du Désir », répondrait-elle sûrement…
Le Désir, en tant que concept psychanalytique, il en sera question dans notre travail, aux côtés d’autres concepts incontournables, fondamentaux, à travers lesquels nous essaierons d’éclairer et de re-lier à « La vieillesse avancée et aux temps de la fin », titre du dernier chapitre de l’ouvrage.

Nous insisterons sur l’hypothèse théorique de l’auteur, selon laquelle la vieillesse serait un temps où « l’enfance fait retour ».
Nous illustrerons notre propos en allant puiser dans la littérature, la chanson française et le cinéma.
Un dernier mot d’introduction pour exprimer que cet exercice d’écriture, d’élaboration et de formalisation, n’a pu se faire que dans un « aprèscoup », c’est-à-dire après avoir laissé passer du temps, car le sujet de la mort n’est pas sans avoir pour effet de remuer…

 

Partie 1

Dans la première partie de l’ouvrage, La vieillesse en analyse, l’auteur élabore une définition de la vieillesse en prenant appui sur une image d’Épinal du XIXe siècle qui représente la vie comme un cycle. L’interprétation que la psychanalyste donne la conduit à formuler l’hypothèse suivante, à savoir que si toute vie a bel et bien un début, un commencement et une fin, cette fin est un temps où quelque chose de l’enfance fait retour. Il y a une symétrie entre la première partie du cycle de la vie et la dernière. L’acmé se situant à l’âge de cinquante ans.

À l’intérieur de ce cycle, on trouve un certain nombre d’étapes que l’être humain est amené à franchir jusqu’à l’ultime étape qu’est la mort.
Ce qui retient l’attention de Charlotte Herfray, c’est que ce qui ponctue le passage d’une étape ou d’un temps de la vie à un autre, c’est ce qu’elle va qualifier de « crise ». Nous sommes allés rechercher l’étymologie de ce vocable : crisis en latin médiéval signifie la manifestation violente, brutale d’une maladie qui s’accompagne d’un changement de symptômes ; Krisis en grec signifie jugement, décision.

La crise renvoie donc à un moment crucial où, en quelque sorte, tout doit se décider. C’est le moment ou jamais. Ce vocable contient l’idée d’un vécu douloureux mais également un moment d’opportunité. Dans le champ de la psychologie appliquée au développement, la crise marque les changements importants dans l’évolution de l’enfant qui grandit et favorise son passage d’un état à un autre.
Selon Charlotte Herfray, la vieillesse comporte des moments de crise. La résolution de ces différentes crises vécues différemment par chacun, passe par l’acceptation d’avoir quelque chose à perdre…
Le sujet est tout d’abord touché dans son estime. L’amour propre prend un coup, par exemple lors du passage de la vie active à la mise à la retraite. Le sentiment d’inutilité qui surgit plus ou moins à la conscience de celui ou celle à qui la société impose de se tenir à l’écart de l’activité professionnelle ébranle ce qu’en psychanalyse on nomme le narcissisme (Freud, Métapsychologie, 1914).

Être contraint de rester sur la touche alors que parfois on se sent encore des capacités, des compétences, de l’énergie, de la force, renvoie au fait que le monde du travail et des travailleurs n’a plus besoin de compter sur nous. « Je ne compte plus pour personne », « je ne suis plus bon à rien », « à quoi bon ? » sont des phrases lourdes de sens que peuvent parfois prononcer des personnes qui souffrent narcissiquement. C’est-à-dire qu’elles vivent la retraite sur le mode d’un retrait irréversible qui affecte la totalité de leur être-au-monde. Il s’agit bien là d’une perte à travers le changement d’un statut à un autre, d’actif à inactif, de quelqu’un à plus personne, voire à plus rien.

Renaud, dans son album À la belle de Mai, a écrit une chanson qui s’intitule « Son bleu » et qui résume bien ce sentiment d’avoir tout perdu :
« Cinquante balais c’est pas vieux, Qu’est-ce qu’il va faire de son bleu, De sa gamelle de sa gapette,
C’est toute sa vie qui était dans sa musette. »

Le narcissisme traduit l’amour que l’on se porte à soi-même. Un narcissisme minimum est nécessaire, ne serait-ce que pour se maintenir en vie.
La psychanalyse parle de « blessure narcissique » lorsque l’estime que j’ai pour moi est ébranlée à l’occasion d’un événement extérieur qui atteint les profondeurs de mon être.

Avec l’exemple de la retraite, Charlotte Herfray analyse ce qui pourrait correspondre à l’entrée, pour le sujet, dans le temps de la vieillesse, en ce sens qu’il est le signe d’une crise de la vie et d’un basculement que chacun traverse en fonction de ses propres ressources, de la subjectivité de son parcours et de son entourage affectif.
Ce qui est véritablement mis à l’épreuve, c’est notre capacité à faire des deuils, c’est- à-dire à nous enrichir de nos pertes. C’est ce que nous allons tenter d’expliciter dans ce qui suit.

 

Partie 2

Après avoir évoqué ce que représente la vieillesse d’un point de vue psychanalytique, donc du côté de l’inconscient et de la subjectivité, à la suite de Freud et de Lacan, Charlotte Herfray s’est intéressée dans un second chapitre à ce dont « parle la vieillesse » après l’étape de la retraite, entre crise et deuil.

Vieillir, être vieux, c’est apprendre à être ce qu’on n’est plus, ce que l’on ne sera plus jamais et faire avec. Quelque chose est derrière nous, et définitivement. Le travail de deuil a intimement à voir avec le temps. En effet, le temps fait sa part de travail dans tout travail de deuil, pourrait-on dire. Et sur le temps qui passe nous n’avons aucune prise. Impossible de l’arrêter, l’accélérer ou le faire ralentir ! À ce propos, on se souvient du poème de Lamartine et du célèbre vers : « Ô temps, suspends ton vol »… Le temps passe et il ne revient pas.
Avec l’âge qui avance une prise de conscience émerge, c’est justement celle, non pas du temps déjà parcouru, mais imaginairement de celui qu’il reste à parcourir. Aussi, cette réalité est accompagnée d’un cortège d’angoisse. Comme un sentiment d’urgence à vivre devant cette échéance inévitable qu’est la mort.

L’Angoisse est un concept psychanalytique complexe auquel Jacques Lacan a consacré l’intégralité d’un de ses séminaires. L’angoisse n’est pas le propre du grand âge, mais sa proximité d’avec la mort produit chez le sujet vieillissant cette forme spécifique d’anxiété devant cette question qui reste sans réponse.
Cette absence de réponse à la question de la mort, ce vide, chacun tente de le remplir comme il peut afin de mieux le supporter. C’est à cet endroit que viennent se loger les croyances de toutes sortes. L’humain en appelle à l’imaginaire et à la symbolisation pour supporter l’insupportable et être en mesure de continuer à vivre ces temps de la fin où il se vit comme se sachant mortel.
Ce qui habite le sujet une bonne partie de sa vie est un sentiment d’immortalité. Or, devenir vieux c’est justement être confronté à la dure réalité de notre temporalité donc de notre finitude. Cette réalité passe par le Réel. Le Réel est un autre concept psychanalytique fondamental élaboré par Jacques Lacan et qui se loge au sein de la triade : Réel, Symbolique, Imaginaire (Séminaire XXII « R.S.I »).

Le Réel se situe hors symbolique et imaginaire. Il n’est pas à confondre avec la réalité. Le Réel échappe à la raison, c’est l’impossible à dire. D’une certaine manière, pour prendre une image, c’est l’arbre qui tombe sur la voiture, mais sans le dire car se serait alors déjà une tentative de symbolisation. En psychanalyse, il est coutumier de dire que le Réel « fait effraction » dans le champ de la conscience, ou du Moi pour reprendre une notion freudienne. Hors langage, donc. C’est en ce sens qu’il est angoissant.

Nous n’avons finalement de prise sur le Réel qu’à travers le discours métaphorique et métonymique. Grâce à la faculté langagière propre à l’être humain, le trauma causé par le Réel peut éviter de devenir un traumatisme. C’est la raison pour laquelle les cellules d’« urgence psychiatrique et psychologique » mises en place par exemple immédiatement après un événement comme un attentat, incitent les victimes à parler, à exprimer ce qu’elles viennent de vivre.

Charlotte Herfray fait référence à ce concept relativement difficile à expliquer lorsqu’elle aborde les marques du vieillissement sur le corps, son affaiblissement, la diminution des facultés physiques et psychiques, la fatigabilité, la maladie. Ce sur quoi le sujet ne peut pas grand-chose, a peu de prise. Le Réel passe donc par le corps sans que l’on puisse s’y soustraire, y échapper.

Cependant, la distinction Réel et réalité renvoie à la façon dont le sujet vit les effets irréversibles de ce Réel sur son propres corps, à travers le discours qu’il produit. On en arrive ici à un élément clé de l’approche de la question de l’âge avancé d’un point de vue psychanalytique, à savoir la subjectivité.
La subjectivité fait de tout homme un « être à part ». C’est de cela dont témoigne le travail de la cure psychanalytique, une expérience singulière et au singulier. Personne ne vit strictement un événement objectivement similaire, de la même manière. Chaque production du discours atteste de la réalité subjective, voire de ma vérité propre.

« Le sujet qui parle ne sait pas ce qu’il dit » nous apprend Lacan. Il dit des choses à son insu et qui le révèle aux autres et à lui-même. Ce qui lui échappe se traduit par des lapsus, des oublis, des actes manqués, des néologismes, comme Freud l’a démontré dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne (1901). Il s’agit de manifestations de l’inconscient, toujours originales, inédites, elles trahissent la vérité du sujet et de son Désir.

L’inconscient est a-temporel. Le matériel qui le constitue n’est pas organisé chronologiquement. L’inconscient ne se détériore pas avec le temps. Ce qui fonctionne moins bien avec l’âge avancé, c’est le mécanisme de refoulement. Cela a pour conséquence de rendre plus perméable au champ de la conscience les éléments contenus voire constituant l’inconscient dans son acception freudienne.
Ce que Charlotte Herfray a repéré chez la personne âgée, au gré de sa pratique de clinicienne, ce sont des souvenirs anciens, parfois même très anciens, qui refont surface avec une étonnante précision et intensité émotionnelle. Des paroles entendues, des événements vécus, des images, des sensations et des émotions associées reviennent, « font retour » en langage psychanalytique, involontairement.

Parmi ces souvenirs, le sujet dans sa subjectivité se retrouve en proie à un re- surgissement d’un moment particulièrement douloureux chez le nouveau-né et que Freud a désigné sous le terme d’Hilflosigkeit, c’est-à-dire le sentiment d’abandon. Il en est question lorsque l’infans, l’enfant qui ne parle pas encore, accède à ce qu’on appelle sa « corporéité », autrement dit qu’il est physiquement séparé du corps de sa mère. Cela provoque vers sept ou huit mois une angoisse profondément douloureuse dont chacun porte en lui la marque, le signe, la trace.

Cela fait retour donc, comme Charlotte Herfray a pu le constater. Par quoi cela se traduit-il chez le sujet âgé ? Pour en donner une illustration nous allons faire référence au film de Michael Haneke, Amour, qui met en scène dans le huis clos d’un appartement parisien, un couple de personnes âgées dont la femme devient de plus en plus démente et dépendante. Condamnée à être alitée, elle répète inlassablement la même plainte : « Mal, mal, mal… ». Il paraît évident qu’elle doit souffrir physiquement, mais lorsque son époux s’assied près d’elle et lui prend la main, soudain elle s’arrête.
La souffrance physique ne disparaît pas de la sorte, par contre, la souffrance morale ou la détresse insondable se trouve apaisée. Le contact bienveillant se révèle essentiel, précieux, dans ces moments-là, surtout s’il s’accompagne de paroles qui sont prononcées dans une langue qui n’est pas n’importe laquelle, la langue maternelle.

D. Winnicott, psychanalyste anglais spécialiste de l’enfance, affirme que le bébé a besoin de « paroles enveloppantes ». Paraphrasant un passage biblique du Nouveau Testament, Charlotte Herfray rappelle au moins à trois reprises dans son ouvrage que « l’homme ne se nourrit pas seulement de pain ». Ce n’est pas sans évoquer la définition que donne Lacan de l’être humain, avec ce néologisme : « le parlêtre » (1974).

L’autre bienveillant, qui touche et qui parle à celui qui s’éteint, quand il ne se trouve pas mû par le projet égocentré de maintenir ainsi la personne en vie le plus longtemps possible, peut avoir un effet anxiolytique.

À ce propos Freud cite l’exemple d’un jeune garçon qui, parce qu’il a peur de la nuit, demandait à sa grand-mère chaque soir pour pouvoir s’endormir de lui parler. L’enfant aurait expliqué qu’ « il fait moins noir lorsque quelqu’un parle » ! (Introduction à la psychanalyse, Freud, 1923).
Jusqu’à la fin, l’être vivant est un parlêtre, même s’il a perdu l’usage de la parole.
La vieillesse est un temps de la vie, ponctué de crises, de deuils à accomplir et où, petit à petit, l’enfance fait retour. Du Réel s’exprime à travers le corps qui se meurt et la temporalité resitue le sujet comme mortel alors qu’il se vivait jusqu’ici comme immortel. De l’Angoisse surgit là où la question de la mort ne trouve pas sa réponse. Être enveloppé par des paroles évocatrices de la mère à travers la langue maternelle introjectée dès le commencement de la vie in utero, fait rimer les temps de la fin avec ceux du début.

Mais qu’en est-il de la question du désir dont Charlotte Herfray précise l’« indestructibilité » ? C’est ce que nous allons examiner dès à présent, en référence au dernier chapitre de l’ouvrage, « La vieillesse avancée et les temps de la fin ».

 

Partie 3

Aussi affaibli, malade, souffrant, meurtri par un vieillissement inexorable, le corps abrite cependant un esprit au « Désir indestructible ». Ce Désir ne se laisse pas altérer par le temps qui passe, ni par l’accumulation des années et des expériences de la vie. C’est une force désirante qui habite le sujet. Sujet de l’Inconscient, il est aussi sujet désirant.

Lacan s’est inspiré de la notion hégélienne de désir pour en créer un concept psychanalytique. Comme chez le philosophe allemand, le désir est propre à l’humain. Il naît du manque. Le désir renvoie à la question d’objet. En psychanalyse, c’est-à-dire du point de vue de l’inconscient, l’objet du Désir n’est pas un désir d’objet. Autrement dit, son objet ne peut se matérialiser. Il fait partie intégrante de la vie psychique. D’une certaine manière on pourrait dire que c’est ce qui nous anime (du latin « anima » : l’âme ), nous pousse à réaliser tel ou tel projet, activité, réalisation, création, qui apportent de la satisfaction, un sentiment de plaisir, de bien-être.
Mais, appliqué à la personne âgée, le Désir se heurte au Réel. Pour Lacan, il y a dialectique. La réalité désirante est limitée par la réalité du corps vieillissant. En effet, le poids des années qui pèse sur le corps handicape le sujet dans ses réalisations qui nécessitent des capacités physiques. Et pourtant, elle ne peut se résoudre à ne plus rien désirer au risque de sombrer dans la mélancolie ou la mort.

Dans son troisième et dernier volet documentaire sur Najac, Y’a pire ailleurs, le réalisateur Jean-Henri Meunier filme un très vieux garagiste, Henri Sauzeau qui, malgré son âge, a toujours continué à réparer ses voitures et à travailler à la réalisation de son rêve, fabriquer un hélicoptère. Son savoir-faire était reconnu et on venait le voir pour lui demander son aide. Mais il arrive un jour où il prend véritablement conscience qu’il en est de moins en moins capable. Voici ce qu’il dit à un moment clé de son histoire, un verre de café à la main, assis dans sa cuisine :
« J’en ai ras le bol, je suis sur les nerfs, sur les nerfs mon pauv’vieux, j’peux pas faire comme je veux alors j’suis pris au piège, je peux plus passer sous la voiture, comment on va devenir, oui, c’est comme ça la vie. »

Henri Sauzeau sera hospitalisé suite à une fracture du bassin. Il mourra peu de temps après…
Lorsque la perte est vécue comme insupportable, le sujet se laisse littéralement mourir. Il n’est pas rare de constater ce phénomène chez les personnes âgées alors qu’elles se trouvaient en relative bonne santé. Il n’est pas rare non plus d’observer que ces temps de pertes successives et irréversibles subies ne signent pas pour autant d’arrêt de mort, et que l’être vivant s’accroche à la vie, au désir de vivre.

Le mécanisme psychique à l’œuvre selon Freud est désigné par le terme de « sublimation ». Il s’agit de la capacité spécifiquement humaine à orienter vers un autre objet une satisfaction impossible via l’objet initial. Lorsque cela se produit, cela donne lieu par exemple à des créations protéiformes, artistiques, intellectuelles voire contemplatives.
Si, trop âgé, trop faible ou diminué, je ne peux plus faire ou agir en mettant en mouvement mon corps vers la satisfaction de ma pulsion à travers un objet initial, je peux néanmoins écouter, sentir, voir, goûter, écrire, penser, rêver, transmettre…

L’hypothèse psychanalytique que l’enfance fait retour dans les temps où la vie prend fin est corroborée également par l’incontinence urinaire et fécale chez les personnes âgées. Des fonctions acquises dans la petite enfance se perdent de manière irréversible et progressive, comme celles de marcher seul, de se nourrir seul, de s’habiller seul, de se laver seul. Certaines fois, la fonction de la parole disparaît et les sons encore prononcés ressemblent étonnamment aux babillages enfantins pré-langagiers.
En perte d’autonomie, le sujet devient ou plutôt redevient dépendant des autres pour assurer son bien-être et sa survie. Il en résulte un renversement parents-enfants. L’enfant a le sentiment paradoxal d’être le père ou la mère de son propre père ou mère devenu comme un enfant. Il est ainsi amené parfois à accomplir des gestes et des actes en direction de la personne qui naguère les réalisait pour lui. Cela n’a rien d’évident. Cela ne va pas toujours de soi. Beaucoup de choses resurgissent à cette occasion qui ont à voir avec la relation parents- enfants, voire entre frères et sœurs.

L’écrivain Annie Ernaux a tenu un journal pendant les trois dernières années de la vie de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, qu’elle a passées dans une maison de retraite. Elle écrivait ce qui lui venait spontanément à l’esprit, immédiatement après chacune de ses visites. Voici de quelle manière elle exprime, dans Je ne suis pas sortie de ma nuit, cette expérience de renversement que nous évoquions :

« samedi 27 (avril 1985)
(…) Elle mange bien. Ensuite elle veut se laver les mains. Je la conduis au cabinet de toilette : « Je vais en profiter pour faire un petit pipi ». Elle n’arrive pas à enlever la culotte de résille pleine de couches : « Ils en mettent trop ». Je l’aide, ensuite lui remets la culotte. Une enfant. Tout est là. (…) »
« mercredi 23 (octobre 1985)
(…) Je me suis mise à lire un journal. Elle a tendu sa main vers le papier des gâteaux et je le lui ai donné comme à un enfant. Une minute après, levant les yeux, je me suis aperçue qu’elle le mangeait. Elle ne voulait pas que je le lui enlève, serrant les doigts avec force. L’horreur de ce renversement mère/enfant. »

En ces temps de la fin où l’enfance fait retour, le sujet vieillissant vit des pertes irréversibles qu’il parvient parfois à sublimer. En proie au Réel, il est renvoyé à la dialectique subjective de son désir et il trouve quelquefois au fond de lui-même un nouveau sens à la vie. Les proches, quant à eux, vivent comme ils peuvent un renversement paradoxal des rôles parents-enfants mais, au-delà, chacun se trouve interpellé sur la question de la vie et de la mort, de sa vie et de sa mort.

Avant de conclure ce travail, voici un extrait de l’ouvrage de Charlotte Herfray qui a accompagné et guidé l’ensemble de notre réflexion sur la question de La vieillesse en analyse :
« (…) Nous avons voulu mettre l’accent sur l’importance de la symbolisation au fil des crises de l’existence et tout particulièrement quand elle s’achève. Car la mort ne se théorise pas : elle se symbolise. Notre interprétation est infléchie, comme toute interprétation, par les propres lettres de l’interprète que nous sommes. D’où la dimension subjective qui sous-tend le présent travail et qui affleure nécessairement dans la manière dont nous faisons lecture des phénomènes en question. Signifiante du fait que la finalité de l’existence c’est la mort, la vieillesse nous appelle à interroger et à ne cesser de déchiffrer le texte mystérieux auquel tout ce qui vit est soumis et qui régente donc aussi notre propre existence. Lors des épreuves ce mystère fait quelquefois écho au niveau de notre propre expérience quotidienne : il importe alors de n’en point négliger les leçons (…) » p. 174

 

Conclusion

Notre travail sur la question de la vieillesse et de la mort du point de vue de la psychanalyse se termine ici. Au fil du texte, nous avons revisité avec Charlotte Herfray nombre de concepts fondamentaux de la théorie de l’inconscient.

Nous avons tenté d’élaborer une réflexion la plus originale possible en laissant, une fois l’ouvrage lu, fermé, et en procédant par associations d’idées, technique privilégiée par les psychanalystes pour que du savoir insu (Lacan) puisse se dire.
Il y a eu subjectivation, c’est-à-dire réappropriation subjectivée du contenu de la réflexion de Charlotte Herfray. Cependant, nous avons essayé d’être attentifs à respecter une rigueur conceptuelle primordiale.

Les choix de références culturelles et artistiques se sont faits spontanément, productions issues de l’imagination d’un auteur ou bien de la réalité, cela fonctionne systématiquement comme témoignage. C’est cette singularité que nous avons tentée de saisir, de capter et d’interpréter.

Enfin, d’un point de vue éthique, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur les processus de déshumanisation à l’œuvre dans notre société contemporaine où la vieillesse et la mort semblent niées. La psychanalyse, dans sa dimension politique, est là pour nous alerter sur les dangers d’un « retour du refoulé » dont tout tabou ou déni font à un moment ou à un autre l’objet.

Albert Camus a écrit que « l’homme est le seul animal qui sait qu’il va mourir ». Osons la paraphrase en guise de conclusion à notre conclusion : « L’homme contemporain est sans doute le seul animal qui met tout en œuvre pour surtout ne pas se savoir mortel ! »

––––––––––––––––––––––

1 Matthieu Bergeon est Assistant social au Centre Hospitalier de Rouffach, Formateur en travail éducatif et social à l’IFCAAD, diplômé en Sciences de l’Éducation et en Éthique (Centre Européen d’Enseignement et de Recherche en Éthique).

 

Bibliographie

Annie Ernaux, Je ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, coll. « Folio », 1997.

Michael Haneke, Amour, avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva, Isabelle Huppert, France-Autriche, Drame, 2012, 2h06 mn.

Charlotte Herfray, La vieillesse en analyse, Arcanes-érès, coll. « Hypothèses », 2007. Jean Henri Meunier, Y’a pire ailleurs, France, Documentaire, 2011, 1h32 mn.

Jean-Luc Nachbauer et Antoinette Spielmann, avec Charlotte Herfray, L’abécédaire de Charlotte Herfray, France, Documentaire, 2011, 52 mn.

Conditions, fondements et enjeux de l’Amour dans la conceptualisation de François Perrier

À l’autre, dans son rapport à l’Autre chose de l’amour

« L’amour est toujours exilé comme le terme qui justement ne rendra pas compte de ce dont il s’agit. » François Perrier, Séminaire 1970-1971, L’Amour

Retour sur un certain rapport à la cause

Le séminaire de François Perrier intitulé L’Amour1 a été l’objet d’un travail d’élaboration mené au séminaire du GEP2 de la FEDEPSY3 sur plusieurs années.

Je dois à l’association de Besançon « À la rencontre de la psychanalyse » et à son invitation, dans le cadre de la préparation d’une journée consacrée à l’amour, cet essai de synthèse de l’ensemble de ses apports, pour une formulation des contours de la conceptualisation de François Perrier. L’échange ouvert sur le terrain d’une question commune a mobilisé un effort de structuration dans ma parole non négligeable pour une maturation de mes propres élaborations.

Le travail dont je fais part ici est lié également à l’institutionnalisation d’un lieu spécifique qui permet que des échanges puissent faire enseignement et contribuer à l’élaboration de la chose analytique. C’est pourquoi je dois aussi à FEDEPSY, le cadre institutionnel qui a autorisé, avant tout et avec d’autres, mon cheminement dans la création et l’élaboration d’un lieu d’étude et de recherche dans le champ analytique.

Ma rencontre avec François Perrier s’inscrit à l’origine de ce cheminement, et l’occasion qui m’a été offerte d’un exposé à Besançon a participé d’un second tour de boucle, qui n’est pas sans rapport avec le terme conclusif qu’il me restait encore à formuler, quand bien même l’émergence de nouvelles questions est toujours possible.

Cela ne va pas sans dire combien il peut être utile de repérer, dans le fil d’un parcours, comment peuvent s’intriquer les éléments, en regard de leur(s) cause(s). Avec cet essai de synthèse, je suis renvoyée, en effet, au point d’origine de cette étude, en l’occurrence, la question que j’avais initialement portée dans le champ universitaire, pour l’écriture d’une thèse de doctorat en psychanalyse, Le féminin et le maternel dans la créativité. Me déprenant – avec la lecture de Perrier – du discours universitaire, j’ai pu me rendre compte, par la suite, que cette question concernait un peu aussi la sienne, comme celle du champ et du discours analytique lui- même, à travers lequel nous allions alors cheminer dans notre groupe de travail. « Le corporel et l’analytique » a été le nom de ce groupe au sein du GEP de la FEDEPSY, en référence au texte du même nom4 de François Perrier et qui devait inaugurer ma rencontre avec sa conceptualisation.

Le séminaire de François Perrier dans son contexte

La fin de notre travail dans ce séminaire qui a duré sept ans, avait donc donné lieu à une sorte de « terminaison » un peu suspendue, sur le trajet d’une traversée qui, voulant reprendre et suivre à la trace les mouvements de la Durcharbeitung de son auteur, devait nous conduire en fin de compte vers une mise en abyme de sa propre question. Donc comment interpréter cette mise en abyme aujourd’hui ? Et comment, par le biais de ce nouveau tour de boucle, parvenir à une mise en perspective et une élaboration secondaire des différents éléments déployés ? Nous avions tenu à étudier les discours et conceptualisations en tenant compte du contexte dans lequel ils étaient nés.

La traversée de François Perrier que nous avons abordée nous est apparue, en effet, comme indissociable du moment qui l’a produite, au regard de l’évolution de la psychanalyse et des enjeux, alors prégnants, des relations transférentielles et institutionnelles autour du champ lacanien. Elle débute avec l’acte de sa séparation d’avec Jacques Lacan dont le séminaire sur l’Amour est un écho direct, et se termine avec celui qui s’intitule Le trans-subjectal5 qui traite de la question du lieu du dire pour les deux protagonistes du travail de la cure que sont l’analysant et l’analyste. Entre les deux, le séminaire Le corporel et l’analytique est un travail consacré aux avatars des problématiques liées au corps, dans leur rapport avec la loi du signifiant, le corps étant conçu comme lieu de l’Autre. Ce sont trois années de séminaire, de 1970 à 1974, devant l’auditoire de Sainte-Anne (à l’association culturelle du FIAP6 également pour la dernière), qu’il faut concevoir non pas comme la succession de trois moments distincts d’un certain temps logique, mais comme les trois versants d’une même question liée aux limites de l’analyse et de l’analysable, dans la quête hyperbolique d’une inscription du symbolique qui repousserait le réel à l’infini, question dont Perrier s’est fait le représentant malgré lui et à son corps défendant, pour le devenir de la cause freudienne.

Le séminaire de François Perrier est à lire comme une prise de parole inédite, en solo, depuis la longue amitié de travail qu’il avait entretenue dès 1956 avec ses amis de la Société Française de Psychanalyse (SFP) et du cercle lacanien, Wladimir Granoff et Serge Leclaire, ses implications diverses avec ceux-là mêmes (le fameux trio qui avait été surnommé « la Troïka »), notamment dans la négociation en 1960 avec l’association psychanalytique internationale (IPA) pour la reconnaissance de la SFP comme société membre.

 

Depuis la première scission dans le mouvement psychanalytique en 1953, Perrier est présent aux côtés de Lacan, il participe activement au renouvellement de la psychanalyse, hors de l’orthodoxie en place, en soutenant très freudiennement les apports subversifs du champ lacanien, jusqu’à organiser à son domicile les modalités pratiques de la fondation par Lacan, en juin 1964, de l’École Freudienne de Paris. Le récit qu’il fera en 1985 dans Voyages extraordinaires en Translacanie7, de ce moment particulier et de ses rapports avec Lacan, (quand on sait après coup quels ont pu être, à cette époque, les enjeux de l’institutionnalisation du mouvement lacanien) est particulièrement signifiant de ce qui a pu devenir le point de rupture et d’achoppement de cette relation. Ce point concerne la question de l’acte de fondation de l’École Freudienne dans lequel il s’est trouvé impliqué, reprochant en quelque sorte à Lacan de l’avoir instrumentalisé, quand Lacan, dans son acte même, a produit un effet de fonction paternelle.

Cette rupture aura lieu en 1969, même s’il avait déjà démissionné en 1966 du directoire de l’École Freudienne, quand ont émergé les premières dispositions sur la formation des analystes avec lesquelles il était déjà en désaccord. L’École freudienne venait en effet d’adopter la « Proposition du 9 Octobre 19678 » et d’institutionnaliser la Passe comme la procédure destinée au repérage du passage de l’analysant à l’analyste. La dénonçant comme procédure perverse, Perrier posa aussi son acte aux assises du Lutétia sur la Passe et signifia alors sa démission de l’institution en même temps que Piera Aulagnier et Jean-Paul Valabrega. Avec eux il fondera, dans la foulée, une nouvelle institution, le Quatrième Groupe, toujours active aujourd’hui. Quatrième pourquoi ? En référence au quatrième terme de la boucle traversée par le psychanalyste en formation, à savoir l’analyste autre, auprès duquel il va travailler la question des reliquats, dans sa pratique naissante, de son transfert sur son propre analyste. Avec la question épineuse du transfert comme reliquat, Perrier inscrit au lieu de la didactique et de sa pratique une conception singulière de la fin de l’analyse, dans son rapport avec la dimension essentielle pour lui du lieu en constitution de la parole. C’est sur ce point particulièrement que la question de l’Amour viendra choir, pour ne pas se conclure. Et si la Passe représente pour lui une procédure perverse, c’est que de la constitution de ce lieu, rien ne peut être saisi sans être articulé dans une dimension où inévitablement intervient un impérialisme des signifiants du désir de l’autre.

Ce tournant, qui verra en 1970 l’entrée de la question d’une adresse à travers l’auditoire de Sainte-Anne, s’inscrit donc dans un contexte historique très particulier où traverse, de manière aiguë dans le milieu analytique, le problème de la transmission de la psychanalyse et de son renouvellement. L’enseignement de Perrier, ainsi référé à la question de la réflexion sur la didactique, va soutenir et porter alors, dans la nouvelle institution du Quatrième Groupe en plein essor, un essai d’institutionnalisation à partir d’une réinterprétation des concepts freudiens, où la part inventive laissée au cheminement de la parole a eu une place particulière. Ce tournant reste certes le témoin d’une démarche singulière, mais qui ne peut s’entendre qu’en regard d’une trajectoire dans cette histoire du mouvement psychanalytique et dont nous avons quelques traces, notamment grâce à Jacques Sédat qui a contribué, dans sa relecture et sa mise en forme du texte, aux premières publications des enseignements de François Perrier en 1978 par l’éditeur Christian

Bourgeois. Ce seront les deux volumes de La chaussée d’Antin9 dans lesquels apparaîtront les premiers textes fondamentaux, depuis ses premiers écrits cliniques, son fameux cas princeps « Psychanalyse de l’hypocondriaque » (1959) dans lequel se retrouve toute la trame de sa théorisation future, en passant par ses textes sur la didactique, la psychothérapie des schizophrènes et aussi le séminaire sur l’Amour.

C’est aussi à Jacques Sédat que l’on doit l’information selon laquelle le texte « Thanatol », en reprise de la conférence qu’il donna au séminaire de Piera Aulagnier sur le rapport du sujet à l’alcool et publié ensuite également dans La chaussée d’Antin, avait été refusé à la publication en 1974, dans la revue Topique du Quatrième Groupe. Refus qui interviendra au terme des trois années de son enseignement et qui sera à l’origine, non seulement de son projet de publication mais aussi de son retrait progressif du Quatrième Groupe, depuis sa démission du comité de rédaction de Topique jusqu’à son départ de l’institution en 1981, année de la mort de Lacan.

Les publications qui ont suivi cette première démarche vers une diffusion de son apport à la théorisation sont d’un tout autre genre. Elles restituent une évolution très particulière dans sa prise de parole, déplacée de l’énonciation vers l’écriture, et où l’adresse d’un auditoire d’analystes en formation se perd dans l’anonymat d’un lecteur non identifié, interpellé néanmoins et de façon tragique au lieu de l’Autre. Il s’agit d’une écriture singulière, travaillée dans sa forme et son style, pour restituer une sorte de témoignage de son cheminement sur le fil de la question analytique, dans un entrecroisement de son interprétation de l’histoire collective du milieu psychanalytique et de ses revendications propres, sur la scène littéralement exposée de ses multiples déboires affectifs, psychiques mais aussi somatiques. Un texte construit sur la structure d’un dialogue imaginaire où le silence de l’Autre voudrait se résoudre au lieu d’une double place qu’il occupe irrémédiablement, pour l’ultime inscription symbolique d’une subjectivation, aux frontières trop largement franchies de l’inanalysable.

C’est le cas du livre L’alcool au singulier10 publié en 1982. Mais aussi de Voyages extraordinaires en Translacanie qui paraîtra en 1985, en même temps que Double lecture, la transcription de la troisième année de son séminaire sur le Trans-subjectal qui reprend plus directement les questions liées au dispositif analytique de la cure et à la position de l’analyste. Entre les deux, en 1983, il publiera encore Le corporel et l’analytique, renommé dans son double titre Les corps malades du signifiant alors qu’il sera complété d’une préface qui réinscrit le texte dans l’après-coup de la mort de Lacan.

Il n’y a pas lieu d’insister sur la question de son rapport à Lacan dont il a fait lui-même état, entre amour, reproches, deuil, … et corps, laissant apparaître les arêtes de son rapport à la question analytique et à l’inconscient, en tant qu’il se pose non pas comme une élaboration secondaire de la question du désir mais comme le retour au lieu d’un ancrage, au plus proche du réel.

La conceptualisation de Perrier, malgré ou du fait des rapports étroits qu’il a entretenus avec Lacan, est avant tout un retour à Freud, en ce sens qu’elle met au premier plan le concept de libido comme le vecteur fondamental, exigeant, dans le champ psychanalytique, de la dimension créatrice en faveur de la subjectivation. Les pulsions de vie issues du corpus freudien chevillé au corps de l’analyste en constitution donneront lieu à une conceptualisation du corporel, du matriciel et deviendront alors les représentants d’une fonction analytique sans cesse mise à la question. De là à supposer l’existence, dans l’expression de sa revendication, d’un transfert irrésolu envers Lacan, irrésolu parce que maternel, il n’y a qu’un pas…

Le séminaire sur l’Amour : retour sur une lecture

Très riche et impossible à résumer, le texte du séminaire est une mine de références, d’associations, d’élaborations de la théorie freudienne, de prolongements interprétatifs et de commentaires qui sont autant d’invitations à prendre la parole, d’interpellations au lieu de l’Autre, sollicitant indéniablement le lecteur (auditeur) dans un abord qui ne peut être que singulier. Il n’est pas de mon intention de venir coloniser l’espace de l’amour par un quelconque savoir totalisant, fût-il celui de Perrier, et quand bien même il serait possible de le circonscrire. Il se dégage néanmoins du texte une trame qui restitue l’orientation de sa démarche et l’intérêt qui est le sien, sur le fil de son élaboration. Des lignes fortes apparaissent en effet sur les différents plans de son investigation clinique et théorique, situant toujours les problématiques à l’intersection du réel et du symbolique. Si, dépliée ainsi sous ses différents versants, la question de l’amour traverse l’ensemble du séminaire comme le paradigme d’une interrogation sur les avatars de ces problématiques, psychanalyse et psychanalyste sont eux-mêmes également mis à la question : le registre de la psychanalyse étant interrogé dans ses principes et ses visées, le psychanalyste aura à rendre compte de son rapport inévitable à l’amour, au lieu de son désir et de sa fonction.

En s’intéressant davantage aux effets de l’amour, effets sur le sujet, effets sur le réel, Perrier, tout au long de son séminaire, ne fait pas de l’amour un objet d’étude en soi et ne glisse donc jamais vers une objectalisation de l’amour qui pourrait en définir les contours et en déterminer la saisie, fût-elle de l’ordre d’une interprétation. L’amour est abordé comme l’Étranger à part entière, l’Altérité même, impossible à concevoir au lieu d’une pensée mais qui surgit, au même titre que le « hasard objectif » des surréalistes, faisant de l’expérience amoureuse « une tentative d’invention du réel comme possible et, en même temps, certitude d’autre chose ». Ainsi en vient-il à poser sa question : « La question de l’Amour-en-tant-que-tel n’est-telle pas toujours à exiler ou à mettre hors champ analytique, pour qu’à travers ce qui s’en dit avant l’analyse, pendant l’analyse, pour l’analyse et après l’analyse, ça renvoie toujours ailleurs – comme dans les légendes des trésors cachés et introuvables – sans que le phénomène lui-même, dans sa dimension propre, ait à être saisi par l’analyse et par l’analyste ?11 » L’amour comme manifestation inédite issue d’un ailleurs radical, aussi sûr et réel qu’insondable, sera le point d’entrée de toute une élaboration où s’ouvre tout un champ, dont la psychanalyse et le psychanalyste n’auraient rien à dire s’il ne mettait pas avant tout en rapport, du côté de la clinique, un questionnement sur les enjeux et questions de subjectivation qui lui sont liées, comme les conditions subjectives qui en permettent sa survenue. Quel ordre de structure est-il requis pour la possibilité d’une émergence, d’une actualisation ? À quoi renvoient les impossibilités d’amour chez l’homme, chez la femme ? Quelle place, quel avenir pour l’amour dans les différentes structures ? La rencontre amoureuse interpelle le sujet au lieu de sa vérité et dans ce sens, elle n’est pas sans effet sur sa condition et sur son devenir. La célèbre phrase d’André Breton extraite de L’amour fou, et que Perrier reprend à son compte, l’exprime de façon poétique : « C’est vraiment comme si je m’étais perdu et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles.12 » Elle induit de la même façon un effet de dévoilement qui renvoie au dénuement le plus profond de l’être et à la fragilité de toute construction narcissique.

Mais l’autre versant de l’amour aussi abordé par Perrier du côté de ses effets est sa potentialité à réinscrire une réalité nouvelle dans l’univers subjectif de celui qu’il affecte.

L’amour devient alors l’agent d’une redéfinition des paramètres mêmes de la subjectivation, en réorganisant le statut narcissique du sujet, voire son mythe personnel ou son identité subjective, au regard d’une sollicitation particulière du rapport au réel et à la loi. Ainsi, si l’amour interpelle aussi le psychanalyste, ce ne sera pas par la question du transfert et de la névrose constituée qui pourrait donner lieu à l’interprétable du refoulement, du côté de l’histoire de la sexualité infantile ou de la structuration œdipienne. L’amour le convoquera au lieu de sa capacité à ne pas recouvrir de son savoir, ni de son désir, l’ouverture d’un champ qui s’expose et où se produit l’ancrage du symbolique dans le réel, à ne pas déflorer non plus la virginité d’un espace originaire qui est celui de la parole en constitution. Au lieu de la fonction à laquelle il prétend, il l’assignera par conséquent et de façon paradigmatique, à la réinvention d’une dimension de créativité, dans les retrouvailles d’un temps premier qui est le temps de l’inachèvement, le temps du renouvellement.

Dans ce cadre ainsi posé, l’interrogation de Perrier va déployer tout le registre de la question analytique elle-même, au regard de ce qui fait exister le désir dans la dynamique subjective. Son abord est freudien, en ce sens qu’il met d’emblée en relation l’implication des forces de liaison qui interviennent dans une forme de lutte contre ce qui se présente comme l’adversité même, ce qui fait violence au sujet et à la loi, dans la menace ultime que représente toute confrontation au réel. L’amour surgit de la dimension de l’impossible, mais il convoque la possibilité d’une union qui est toujours symbolique et productrice de symbolisation. Interrogé dans son interrelation avec la jouissance, il renvoie à la capacité du sujet à supporter, l’instant d’un moment, l’effacement du signifiant qui le représente. La jouissance, expérience singulière d’une forme de « démoïsation » du sujet, sera-t-elle ainsi fondatrice d’une nouvelle structuration narcissique, ou bien deviendra-t-elle destructrice, quand de la haine surgit au lieu d’une impossibilité d’amour ?

Quel rapport aux pulsions la jouissance met-elle aussi en scène ? Au-delà de l’amour stendhalien, au-delà de la dimension imaginaire de l’amour, c’est au carrefour de sa question avec celle de la jouissance que la place de l’érotisme sera introduite. La part que Perrier en fera dans son commentaire ainsi que le point où il en est de son abord, trouveront son sens du côté du rapport avec la question sadienne de Georges Bataille13 qui lie justement la jouissance à la pulsion de mort. Avec l’érotisme de Georges Bataille, intervient donc la dimension de la mort à laquelle il sera inévitablement renvoyé14, quand il s’agira d’interroger plus particulièrement le réel. Elle représente ici une des déclinaisons de l’élément tiers qu’il faudrait savoir intégrer, pour une nécessaire dialectique entre loi et liberté, entre l’ordre établi et le franchissement de la transgression. L’érotisme, ainsi mentionné par Perrier, représente une des modalités de la jouissance – l’amour courtois en sera une autre – où s’inscrit cette lutte entre désir d’union et forces hostiles et dont les enjeux, sur le plan de la subjectivation, seront à situer du côté de la signifiantisation de la dimension du sexuel et de la différence des sexes. Le sexuel freudien, conçu au lieu d’une articulation entre le réel du corps et la part du désir, prend ici toute sa place, dans la mesure où l’originalité de la théorisation de Perrier tiendra dans la mise en relation des questions de la sexuation avec la particularisation des modes d’inscription du tiers dans la structure.

Les nombreuses situations cliniques qui traversent le séminaire, en interrogeant spécialement ce nouage, éclairent de manière exhaustive les impasses possibles de la structure face à l’amour et à ses possibles effets de symbolisation. Mais elles donnent peut-être avant tout une indication très précise de la question qui sous-tend la démarche de Perrier dans le procès de sa théorisation, question qui le mène progressivement vers le repérage des problématiques du féminin au regard du réel du sexe et de son ancrage dans l’inanalysable du lien à la mère comme premier Autre, l’étranger radical en même temps que le plus intime, au sens du rapport à la vérité. Perrier sexualise sa question. Ainsi la paranoïa présentera la structure de tous les points d’achoppement de l’expérience amoureuse. Dans le séminaire sur l’amour (puis plus précisément dans le séminaire sur « les corps malades du signifiant »), il montre que cette catégorie clinique, mise en perspective avec la question hystérique, porte plus particulièrement les spécificités d’une symptomatologie en rapport avec un défaut de l’ancrage du symbolique dans le réel maternel. C’est d’un réel privé de toute référence aux quelconques identifications de la féminité qu’il s’agit, privé de tout mythe narcissisant quand, prise dans la transmission transgénérationnelle et l’appel du symbolique, la femme est renvoyée non pas à l’écriture du hiéroglyphe de son origine, mais à l’horreur innommable d’un trou sans bords pour le circonscrire, sans contours susceptibles de porter une nouvelle inscription identificatoire. Perrier appelle ces femmes les « amatrides », en cela qu’elles manquent radicalement d’accès à la constitution d’un lieu de l’Autre, lieu à la fois de leur propre subjectivation et lieu d’accueil, dans la relation amoureuse, pour les signifiants du désir de l’Autre. « Silence pétrifié » de l’archaïque, rencontre mortelle de « l’œil crevé du cyclope », « zone invisible » et abyssale d’une béance obscure sont les lieux de cet impossible de l’amour auquel est renvoyée l’amatride, en prise avec le défaut d’un ancrage fondamental qu’aucun emblème phallique ne pourra compenser, qu’aucun nom ne pourra résoudre. Au-delà de l’ordre langagier et en référence au contrepoint hystérique de la paranoïa, Perrier situe la métaphore des trois regards de mères inscrits dans la temporalité des trois générations, regards aimants et porteurs de désirs pour le sujet en constitution ou bien regard issu du « mauvais œil » comme oracle maléfique sur le berceau de son devenir. La dimension du regard est un repérage que Perrier mentionne au sujet de la question hystérique, le regard comme vecteur d’une esthétisation qui fait de la beauté qui en surgit, la modalité féminine « d’une transfiguration qui voile le non-représentable », d’une division aussi, d’un écart signifié au lieu de la source de vie et de mort, constituant du rempart contre la mort à l’origine de toute vie, d’une séparation de vie entre la mort de l’avant-naissance et la mort d’après-coup.

La métaphore des trois regards de femmes porte, comme dans les poupées russes, la question d’une transmission du féminin qui s’inscrit d’une nécessaire différence au lieu d’un retour du même. Le regard de la mère qui est au fond de tout regard aimant, inscrit donc, au travers de la question de son désir articulé au désir de l’Autre et à la métaphore paternelle, un champ de narcissisation qui est aussi un bain langagier, un bain de paroles où vont se jouer toutes les conjonctures du roman et des lois symboliques qui précèdent et président à la vie du sujet, qui préfigurent aussi la structuration d’une articulation entre le corps et les signifiants. La notion de « champ de narcissisation » est une autre façon de faire intervenir dans l’amour la question du narcissisme, pour ne pas la réduire à sa seule dimension imaginaire, mais la référer également au lieu de l’Autre. Pour Perrier, « on s’aime toujours au nom de quelqu’un d’autre », faisant de l’expérience amoureuse l’épreuve d’une vérité où ce qui arrive en cette rencontre est toujours à la fois « la menace du mauvais œil et le désir du bon regard aimant de la mère ». Les paroles prononcées, tout comme les blancs et tous les non-dits, mais aussi toutes les problématiques de deuils que Perrier examine dans leur rapport à une configuration symbolique de la perte et de la castration, vont contribuer à donner à cette temporalité de l’avant une place significative dans le devenir de tout état amoureux.

« Se douloir ». C’est le signifiant issu du vieux français que Perrier utilise pour renvoyer l’accent de réflexivité particulier du long travail de deuil qui est un travail de symbolisation du lieu de la jouissance, dans une confrontation au réel de la mort. Se douloir, c’est la situation analytique elle-même qui conduit l’analysant dans l’espace circonscrit du divan de sa propre Durcharbeitung, au travers du défilé et de la scansion de sa parole. C’est aussi le signifiant qui parle de l’inscription du manque dans la structure du sujet, inscription qui barre le mouvement involutif de tous les signifiants du sujet au lieu de la jouissance qu’a cristallisé le trou du réel. Toutes les problématiques liées aux décompensations du somatique comme aux addictions qui mettent en rapport l’internalisation d’un objet mort, de la même façon toutes les mélancolies, ont pour Perrier une relation avec cette jouissance dans le corps perdu, parce que trop réel, que produit le manque du manque, avec l’absence également d’un travail de deuil entendu alors comme le paradigme d’une symbolisation des contours du trou du féminin. À cet endroit-là de la clinique, Perrier identifie encore une impossibilité d’amour au lieu d’une obturation qui rabat et brise la métaphore sur le cristal de la surface corporelle.

« Parthénogenèse ». Voilà un autre signifiant, autrement évocateur de la question des amatrides, et qui introduit plus spécifiquement les problématiques des perversions, perversions féminines, significativement et structuralement différenciées selon Perrier des perversions masculines, dès lors qu’il aborde, avec Michèle Montrelay, les notions de créativité et de sublimation, à partir de l’apport inédit des travaux de celle-ci sur la spécificité de la jouissance féminine. C’est ainsi, en passant à présent par un autre frayage, celui d’une femme, que va se préciser pour Perrier ce mouvement de métonymie depuis l’Amour-en-tant-que-tel jusqu’à la question qui va l’occuper alors, quant au rapport du féminin au lieu de l’origine, lieu de la vérité du sujet.

Michèle Montrelay vient effectivement, au moment du séminaire de Perrier, de produire un travail d’élaboration théorique tout à fait original, sur les questions du féminin, reprenant particulièrement la polémique irrésolue entre Freud et Jones quant à la connaissance innée ou construite de l’identité sexuelle de la fille. Ce travail est paru en 1970 dans le n° 278 de la revue Critique, sous le nom : Recherches sur la féminité15. En proposant l’identification d’une coexistence de structure, chez la femme, d’une position féminine originaire liée aux pulsions archaïques, avec une construction secondaire référée à un phallocentrisme, elle introduit dans le champ théorique un dépassement de la dualité, mais aussi la question d’une double jouissance, une jouissance proprement féminine, immédiate et relative à une forme de concentricité que préfigure un certain rapport au corps et aux pulsions pré-œdipiennes (orales, anales, vaginales) tandis que, secondairement, s’élabore une autre jouissance liée à un processus de sublimation, qui dépendra d’une composante phallique extérieure et de fait, d’un discours. M. Montrelay situe cette jouissance sublimée sur le plan de la métaphore, elle s’écrit donc elle-même comme discours sur la surface d’un corps, dont la part de jouissance archaïque perdue est le prix à payer pour l’émergence de la représentation. Elle fait ainsi la différence, qui va intéresser particulièrement Perrier, entre le blanc d’une censure, toujours subie, qui caractérise cette part non-analysable, inexplorable du continent noir freudien et la question du refoulement en tant que tel, l’opérateur de la structuration symbolique qui est à l’origine du registre de l’inconscient et des représentations, d’un investissement de la parole et de son potentiel de créativité. Pour M. Montrelay, la parole de l’analyste, en délimitant sa fonction au lieu d’une exterritorialité, contribue à faire exister une sexualité dans un champ qui excède la question du corps et du sexe. Elle produit une articulation qui refoule et structure la jouissance en produisant de la perte, pour faire passer le sexuel dans le discours de la métaphore. Il s’agit d’une opération symbolique qui creuse l’espace d’un entre-deux des signifiants, l’espace de la métaphore en tant qu’elle se trouve liée aux effets de la parole de l’autre.

Le processus de parthénogenèse mentionné par Perrier s’inscrit comme point de butée, en référence à cette séparation, signifiée par M. Montrelay, entre ces deux modes de jouissances féminines.

Mentionnons encore le texte de Michèle Montrelay auquel il ne faut pas manquer de se référer, « Sur le ravissement de Lol V. Stein », exposé en 1965 à l’ENS, dans le cadre du séminaire de Lacan, puis réécrit en 1976, qui est un écho signifiant de la question de Perrier, à partir du roman de Marguerite Duras. Voici comment M. Montrelay l’aborde à partir de la fiction : « [Lol V. Stein] est « ravie », c’est-à-dire emportée dans la jouissance parce que soudain son vide lui est révélé. Elle le voit dansé, réalisé par les deux autres sous la forme de son oubli. […] Comment l’amour arrive-t-il d’habitude ? Est-ce que la rencontre fait bord pour un trou qui était déjà là ? Sans doute mais on est encombré d’objets, de tant d’objets, de ceux qui dans le roman vont faire retour à la fin du bal. L’amour ne peut donc tout envahir. Si Lol ne vivait pas en état complet de pauvreté, le ravissement n’aurait pas lieu. Elle ne serait pas ce point d’oubli total, ce trou qui est nécessaire à l’amour fou de Richardson et d’Anne-Marie Stretter. » p.16.

Puis cette interprétation qui en prolonge autrement l’intérêt du côté de la Chose : « On s’est arrêté sur les personnages comme s’ils formaient chacun une entité séparée. On peut les voir aussi comme figures différentes mises en jeu dans un même inconscient. […] Lol est cette partie de nous-mêmes qui se tient du côté de la chose, qui demeure dans la jouissance, dans l’Ombre, à jamais rejetée au dehors, inhumaine, tapie quelque part comme une bête. Sans elle l’inconscient ne peut exister. Désormais, pour que les amants s’aiment, il faudra que la chose Lol, mêlée au seigle, les fixe de ses pupilles grandes ouvertes. » dans L’Ombre et le Nom, Paris, éd. de Minuit, p. 23.

Le concept de sublimation et la notion de créativité impliquée par le travail de la métaphore lui permettent, en effet, d’éclairer ce que serait une clinique en rapport avec une impossibilité de structure, au regard de la catégorisation qu’il vient d’établir. De ces éléments, il va ainsi extraire une différenciation de nature avec la mise en œuvre du pervers, à partir de la question de la scène primitive entendue comme le moment mythique de la naissance du sujet et du désir. Si la créativité et la sublimation demeurent en échec sur le plan de la subjectivité, la mise en scène, convoquée par le pervers au lieu de son protocole érotique, répond à cette logique rigoureuse qui se voudrait néanmoins provoquer une expérience fondatrice par l’émergence du tiers en même temps qu’elle produit son meurtre, immanquablement et répétitivement. L’anonymat qui en résulte fait que cette scène, toujours abortive et alors que le pervers s’en fait l’agent, le créateur et le maître, ne peut jamais devenir la scène de l’inconscient, alors qu’elle voudrait faire advenir le sujet à sa propre cause. La tentative de recréation d’une scène primitive est selon Perrier, dans le scénario pervers, la modalité défensive d’une position masculine qui pâtit d’un défaut de l’inscription du désir dans l’économie sexuelle du père et de la mère, la mère n’apparaissant pas, en effet, comme l’objet du désir du père, le père n’étant pas non plus reconnu comme le représentant de la loi phallique. Avec l’apport de M. Montrelay et dans le champ ouvert de sa problématique, Perrier différencie une position perverse proprement féminine qui, de cette scène primitive inexorablement associée à l’impossible de la mère et au ratage de l’élaboration œdipienne de sa propre maternité, en cherchera, pour se refonder, sa nécessaire abolition. Ne permettant pas un accueil de l’altérité, ce moment premier de possible créativité symbolique convoqué dans l’espace de l’amour donnera lieu, dans la perversion féminine, à une confrontation à l’innommable de la mère et à l’horreur d’un rapport au rien dont seul un mouvement involutif vers la mort première peut surgir. Dans cette logique où la créativité et la sublimation sont barrées, la parthénogenèse est le signifiant venant traduire pour Perrier la modalité subjective qui trouvera le rempart contre le non-sens dernier dans le clivage nécessaire de la jouissance et de l’amour, dans l’ultime fantasme aussi du sujet, devant l’amour et au risque de l’Autre, d’être l’agent, au travers de son éventuelle maternité, de son propre engendrement, de son propre destin. Négation de l’amour dans l’actualisation d’une jouissance anonyme où aucun devenir ne peut entrer en jeu dans l’histoire de la rencontre qui s’inscrit sans parole. Négation de toute forme de jouissance dans l’expérience amoureuse qui ne peut reconnaître de prolongement métonymique à la question du signifiant du manque. Parthénogenèse enfin dans une position qui voudrait refonder l’histoire à partir d’une négation de l’Autre et d’une indifférenciation de la temporalité inscrite au lieu du féminin, dans la suite des générations de femmes.

Progressivement, on voit se dessiner, dans le cheminement de Perrier, la problématique de l’objet, le ou les objets partiels qui circulent dans l’amour comme le support d’une nécessaire esthétisation qui devient l’enjeu de la représentation de la Chose. Ici se séparent et se différencient encore la structure de l’hystérie de celle de la perversion, quand l’agalma se fait fétiche au profit d’une tentative de redéfinition des paramètres de la symbolisation. La question du regard intervient encore ici dans ses différentes fonctions au lieu des identifications requises du côté du moi idéal, dans un mouvement de projection, de l’idéal du moi quand il s’agira d’une introjection de ce qui constitue le trait unaire. Elle devient celle de l’opérateur d’une narcissisation globale du corps entendu comme objet d’amour possible, comme le support d’une possible beauté offerte sur le réel de la Chose et pour le désir de l’autre. Par là, la fente du regard, point d’ouverture/fermeture d’un champ de paroles qui pré-existent à la question du sujet, entre en jeu dans sa fonction de mise en œuvre de l’objet partiel, dans la structuration symbolique d’une image du corps. Il y aurait sans doute beaucoup à dire encore au sujet du rapport du désir et de l’amour, l’Amour-en-tant-que-tel, à la question de la Chose, premier Autre immédiat qu’il faut savoir perdre, pour que de son trou, de son vide ainsi créé s’origine toute forme de symbolisation, de sublimation.

Revenant au lieu de la situation analytique, il est temps, à présent, de faire retour aussi à la question du transfert laissée, jusque-là, au compte de l’interprétable et de l’actualisation de la névrose infantile pour une remémoration du refoulé. Dire de l’amour de transfert qu’il est du côté du leurre ou de l’illusion, parce qu’il est répétition de la névrose induite par le désir de l’analyste, ne revient pas pour autant à réduire son registre au seul versant de l’imaginaire. Dans l’approche de Perrier, la question du transfert fait intervenir aussi la question de l’objet partiel qui en est son ressort, ainsi tous les objets susceptibles de circuler au lieu de la cure : objet réel, symbolique, imaginaire, objet de paroles, signifiant, morceau de discours, écriture, mais aussi l’argent comme l’objet qui représente au mieux la dette au symbolique, qui donne à la parole sa dimension d’acte, dans une subversion des lois mercantiles de l’offre et de la demande16. Perrier énonce à cet endroit cette formule évocatrice qui ne manque pas de nous rappeler d’où il parle : « donner de l’argent en analyse, c’est donner ce qu’on n’est pas ». L’argent de l’analyse fixe le contrat de la règle fondamentale pour, d’une part garantir l’écart entre le désir de l’analyste et le désir du sujet-analyste, d’autre part signifier la différence avec ce qu’on n’a pas à donner, à savoir son fantasme ou son inconscient, pour autant que la question du désir sera entendue et non pas reçue. Les différentes problématiques cliniques considérées tout au long du séminaire laissent entrevoir que l’enjeu, dans le procès de la cure, est la constitution d’un objet symbolique pour la mise en œuvre d’une possibilité même de transfert qui va devenir le lit, le divan d’une parole en devenir. L’écoute analytique et le rapport de l’analyste à la dimension de la parole, en permettant un décollement du sens, en laissant aussi la place au silence et à la scansion dans le défilé des signifiants, sont les seules causes à l’origine d’une émergence au lieu d’un amour de transfert qui s’actualisera alors, non plus seulement comme répétition, mais comme la création ex nihilo d’un espace psychique propice à l’accueil de l’altérité comme champ des possibles. L’espace du transfert sort d’une représentation imaginaire pour donner lieu à la possibilité d’une intervention tierce qui n’est pas forcément du registre de l’interprétation (inter-venir sans avoir encore à inter- prêter) mais qui va produire de la coupure, de la différence, une frontière entre le dedans et le dehors du cadre de la parole, l’ouverture et la fermeture de l’inconscient, l’avant et l’après de la temporalité des séances, pour amener le sujet à constituer, comme pure création à partir de la matière de son discours, le terreau dans lequel pourra advenir sa question. Avec Perrier, les conditions qui permettent d’entreprendre une analyse se mesurent à cette possibilité de faire intervenir, dans le réel, un effet de coupure, un certain retranchement comme levée d’une aliénation primordiale pour que puisse naître la question subjective de l’être en devenir. En cela, le prix de l’analyse n’est plus une question de moyens, puisque l’analysant comme l’analyste doivent, avant tout, pouvoir compter sur la possibilité de vivre « au-dessus de leurs moyens », c’est-à-dire dans la considération d’un savoir de l’inconscient radicalement Autre et insaisissable, inabordable autrement que dans ses effets d’après-coup. C’est dire comment peut s’ouvrir le champ des possibilités de l’analyse au-delà de la cure-type de la névrose, vers toutes les configurations subjectives qui, sans être du registre de la psychose, mettent en question l’inscription même du tiers dans la structure. La richesse de l’apport de Perrier, à cet endroit de sa conceptualisation et avec l’amour comme étoile fixe dans le ciel de son élaboration, l’amour comme appel à la symbolisation de la Chose, est d’avoir mis l’accent sur la nécessaire dimension de créativité à l’œuvre dans le désir de l’analyste lui-même, pour faire advenir et faire exister, dans le dispositif de la cure, la place et l’adresse de celui qui a pu manquer en son temps, dans la constitution du sujet.

« Scène primitive ». Le renvoi du protocole de la perversion à l’endroit d’une élaboration de la dimension de créativité dans le dispositif analytique éclaire par le négatif le lieu d’une impossibilité, la place de la mort d’une parole qui n’est pas un silence mais une négation, un effacement qui n’en finit pas de produire de la mort, au nom d’une impossibilité d’amour comme impossibilité d’accueillir cette part venue d’un ailleurs, d’en être interpellé, touché, affecté au lieu de sa propre subjectivité. Revient alors la question inaugurale de Perrier : En quoi la psychanalyse et le psychanalyste sont-ils concernés par l’amour ? C’est que l’amour vient éclairer le processus de l’analyse comme émergence, émergence d’une parole au lieu d’un appel produit par une absence, au lieu d’une interpellation, d’un affect, que provoque, dans l’histoire d’une transmission, le vide de l’absence de celui qui a manqué, au moment où il était attendu, sans pour autant avoir été nié. N’est-ce pas la question de la cause du désir ?

Ouverture…

M’est-il permis, au terme de cet essai et avec la question du désir de l’analyste qui transparaît progressivement des élaborations de Perrier, de livrer une association ? Il s’agit d’une parole entendue au sein d’un groupe de travail de la FEDEPSY à propos de Lucien Israël qui aurait parlé de « la fin de l’analyse comme du moment de l’assomption de la castration dans l’élaboration d’un fantasme de grossesse ». Lucien Israël, qui a été à l’origine d’une forme de transmission de la psychanalyse à Strasbourg et dont la FEDEPSY est issue, a été en analyse chez Perrier… On ne sait sans doute pas ce que signifie là « un fantasme de grossesse », mais voilà de

quoi poursuivre et faire se poursuivre, avec ce que Perrier nous a transmis, la question de la psychanalyse.

Pour ne pas en finir

Parler de créativité renvoie à la question poétique superbement illustrée par une nouvelle de Jean Paulhan, mentionnée par Perrier, et qui s’intitule Lalie17. À mon tour et pour ne pas en finir, je ne manquerai pas de proposer au lecteur de découvrir plus particulièrement l’extrait sur les Dames-de-Puits. C’est un prolongement de cette mise en abyme à laquelle nous avons été conduits, et qui n’est autre que celle de la métaphore.

1 François Perrier, « L’Amour », dans La chaussée d’Antin, Paris, Albin Michel, 1994.

2 GEP : Groupement des Études Analytiques où se produisent les différentes activités de recherche et d’enseignement théorico-cliniques de la FEDEPSY.

3 FEDEPSY : Fédération Européenne de Psychanalyse, fondée à Strasbourg en 2000 et présidée par Jean-Richard Freymann.

4 F. Perrier, Les corps malades du signifiant, Le corporel et l’analytique (séminaire 1971-1972), Paris, Inter Editions, 1984.

5 F. Perrier, Double lecture, Le trans-Subjectal (1973-1974), Paris, Inter Editions, 1986.

6 FIAP : Association créée en 1962 par Paul Delouvrier autour de l’idée d’une participation à la construction d’une Europe ouverte sur le monde, afin de lutter contre le racisme et favoriser les échanges culturels entre les jeunes du monde entier. Elle a ouvert ses portes à Paris en 1968 et se nomme aujourd’hui FIAP Jean Monnet.

7 F. Perrier, Voyages extraordinaires en Translacanie, Mémoires, Paris, Lieu Commun, 1985.

8 J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.

9 F. Perrier, La chaussée d’Antin vol. 1 et 2, Paris, Union Générale d’Editions, 1978. Nouvelle édition, Paris, Albin Michel, 2008.

10 F. Perrier, L’alcool au singulier, L’eau de feu et la libido, Paris, Inter Editions, 1982.

11 F. Perrier, L’amour, Paris, Albin Michel, 1994, p. 19.

12 « Il va sans dire que, dans ces conditions, l’émotion très spéciale dont il s’agit peut surgir pour moi au moment le plus imprévu et m’être causée par quelque chose, ou par quelqu’un, qui, dans l’ensemble, ne m’est pas particulièrement cher. Il ne s’en agit pas moins manifestement de cette sorte d’émotion et non d’une autre. J’insiste sur le fait qu’il est impossible de s’y tromper : c’est vraiment comme si je m’étais perdu et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles. » A. Breton, L’amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p.13.

13 G. Bataille, L’érotisme, Paris, Les éditions de minuit, 1957.

14 « Une chose me semble certaine, le sera-t-elle pour vous ? C’est que l’amour, ça ne se prêche pas. Et ça ne se conseille pas. Ça s’espère quelquefois. En fait, tout ce qu’on peut en dire, c’est que ça arrive ou n’arrive pas. Ça peut être repéré comme une exigence ou un désir ou tout autant comme une menace, car nous l’avons déjà vu, déjà bu et déjà vu, c’est toujours le breuvage mortel de Tristan et Yseult, la mort est toujours à l’origine et au bout. On aime ça ou on n’aime pas ça, l’amour. Autrement dit, ce qui tue sûrement l’amour, c’est d’en faire un projet. Voire un projet thérapeutique. » F. Perrier, L’Amour, Paris, Albin Michel, 1994, p.220.

15 Publié ensuite en 1977 dans L’Ombre et le Nom, aux éditions de Minuit.

16 « Il me semble intéressant de prendre la notion de transfert au niveau le plus simple, à savoir qu’on transfère un objet d’un endroit à un autre […] La question du transfert, pour le psychanalyste est celle-ci : une fois que tel objet est transporté ici, qu’il a été pris, fait, créé ou volé ; qu’il est donné, disposé ou prêté, qu’il est reçu ou pas et qu’il vient dans telle ou telle économie, de quoi est-il l’enjeu ? C’est toujours ça le transfert ; l’objet sera-t-il rendu, nesera-t-il pas rendu ? Sera-t-il oublié, modifié, métaphorisé, métonymisé, transmuté ou transmutant ? Est-ce un objet au sens d’un objet réel comme un briquet ? Est-il beau, est-il laid ? Est-ce un objet de parole ? Est-ce un signifiant ? Est-ce un discours ? Est-ce un retour du refoulé ? Est-ce un phantasme ? Est-ce un fragment de souvenir ou d’histoire ? Est-ce une reconstruction ? Un élément de théorie? Une phrase écrite ? De quoi qu’il s’agisse, quel est l’enjeu ? Avoir ? Être ? S’identifier ? (Est-ce s’identifier au sens anthropométrique du terme ?) Jouir ? Aimer ? Tuer ? Être tué ? Donner la vie ? C’est toujours ça qui est en question dans une analyse ; et dans chaque analyse c’est différent. Aucune théorie du transfert ne peut se faire sinon à partir de cela et aucune extrapolation de la relation analytique dans autre chose que ce qu’on appelle la névrose de transfert typique (à savoir l’hystérie) ne peut se concevoir, se soutenir et aboutir à quelque chose si on ne supporte pas d’être dans des coordonnées différentes d’un cas à l’autre, à partir justement de ce transfert et de cette circulation de l’objet partiel. » F. Perrier, L’Amour, Paris, Albin Michel, 1994, p.209.

17 Jean Paulhan, Le guerrier appliqué – Progrès en amour assez lents – Lalie, Paris, Gallimard, 1982, p.177-186.

Cannibalisme, oralité et sexualité

Relecture du numéro 6 (1972) de la Nouvelle revue de psychanalyse « Destins du cannibalisme » 1

Cannibalisme : action ou habitude pour les hommes ou les animaux de manger des êtres de leur propre espèce. (Dictionnaire Larousse en ligne)

D’un point de vue sociologique, le cannibalisme apparaît comme loin de nous, culturellement primitif peut-être même. Pourtant des traces de cannibalisme subsistent : l’anthropophagie comme moyen de survie, le fait d’avaler des liquides d’origine corporelle, l’anthropophagie criminelle, mais et surtout dans le discours sous forme de mythe, conte et trace. Le lien du cannibalisme avec l’oralité est évident dans sa forme d’incorporation, mais à travers cela, exprime quelque chose de la sexualité. Dans le numéro 6 de la Nouvelle revue de psychanalyse datant de 1972 et s’intitulant : « Destins du cannibalisme » plusieurs textes pourront servir de point de départ à une réflexion que nous amènerons sur le terrain du signifiant et de ce qu’il représente.

Parmi les articles présents dans la Nouvelle revue de psychanalyse, numéro 6, automne 1972, proposant comme à son habitude un tour de la question autour d’une approche à la fois sociologique, philosophique et analytique, un article en particulier signer d’André Green propose une synthèse de la question : Réalité ou fantasme agi.

Après un tour d’horizon rapide du champ du cannibalisme, ou notamment il nous propose certaines remarques constituant pour lui « le fond commun de toute relation cannibalique au-delà de ses variations contextuelles »1, l’auteur met en avant quatre points :

  1. Il y aurait une équivalence quasi universelle entre manger et copuler, celle-ci soutenue par Freud dès 19052 et étayée par Lévi-Strauss notamment. « Tout comme la sexualité, la nourriture est partout l’objet de prohibitions »
  2. La position du cannibalisme se situerait sur deux axes : l’amour et la haine. « Manger le même se justifie soit par le gout plus ou moins exclusif qu’on a pour lui, soit par l’aversion qu’il inspire. Mais le plus souvent, les deux motifs sont étroitement intriqués, l’amour pour cette nourriture privilégiée est empreint de cruauté et la haine pour le rival que l’on s’apprête à dévorer dissimule à peine l’admiration qu’on éprouve pour ses qualités. »
  3. L’auteur va différencier l’endo de l’exo-cannibalisme et proposer son intrication avec la problématique : alliance ou filiation. « le cannibalisme peut alors être compris dans une inspiration proche de Lévi-Strauss comme une modalité de l’échange »1, articulant de ce fait le Même et l’Autre sur un mode référant au rapport narcissique-objectal.
  4. Par son rapport on ne peut plus clair à la mort, le cannibalisme « pose la question du but ou du destin de l’incorporation »

D’autres éléments du champ de la question sont abordés par André Green notamment mythologiques avec Chronos, les récits populaires, le christianisme faisant état du corps (hostie) et du sang du Christ (vin). Rappelons ici l’invitation du Christ rapportée par Matthieu et Marc, métaphorisée par Jean : « En vérité, je vous le dis, si vous mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même qu’envoyer par le Père, qui est vivant, moi je vis par le Père de même que celui qu’ont manger nos pères : eux sont morts ; qui mangera de ce pain vivra à jamais »3.

Au sein de la psychanalyse, le cannibalisme fait son entrée en temps que tel en 1913 dans Totem et Tabou de Freud 4 qui, en condensant les hypothèses de Robert-Smith et de Darwin, élabore le mythe de la horde primitive. Pour André Green, la force remarquable de ce mythe fondateur réside dans ce qu’il lie ensemble le sacrifice, le parricide, l’inceste (et la sexualité en général), le cannibalisme, l’identification, l’introjection du surmoi et des interdits. Freud se décalera de la question directe du cannibalisme en lui-même pour l’aborder par le repas sacrificiel, cela lui permettant via le déplacement et la métaphore d’aborder en particulier le caractère prescrit et interdit, sacré et sacrilège de la question. En effet, « tuer le père ne met pas fin a e son existence et ne résout pas le complexe paternel. Il faut encore le consommer pour en retenir la puissance convoitée, en exorciser les maléfices, lui redonner la vie par cette nouvelle conception qui aboutit à une renaissance, celle-ci bientôt suivie de sa deuxième mort par l’élimination de son cadavre excrémentiel. »1. Pourtant, l’incorporation de la puissance et la jouissance de la mère ne sont pas individuelles mais collectives, partagées par les frères. Ainsi, la mort ne suffit pas, le cannibalisme par son approche du repas sacrificiel et collectif permet, pour éviter le conflit entre les frères et la mémoire du père s’exprimant par une vengeance possible de l’au-delà, l’introjection des interdits. Le prix de la puissance est finalement le pouvoir interdicteur qui a été incorporé.

Dans les suites de totem et tabou, Freud va proposer dans Deuil et mélancolie en 1975 5 trois aspects propres à la relation orale cannibalique : « l’amour, sous la forme du désir de prendre en soi l’objet aimer, la destruction qui accompagne sa consommation, la conservation et l’appropriation des qualités du dit objet »1. La mélancolie au sens de ce qu’elle remplace l’objet perdu par son propre moi, a pour effet que son surmoi dévore le moi comme le moi dévorait l’objet. Cette opération étant prise dans des éléments de miroir, l’autre comme autre soi.

Les travaux d’Abraham et de Ferenczi orienteront les concepts freudiens de déplacement et de condensation comme mécanismes primaires vers les concepts d’introjection et de projection, liant l’oralité et le cannibalisme. Ces éléments continueront à évoluer avec les apports de Mélanie Klein.

Les questions que posera le cannibalisme à la psychanalyse sont multiples pour l’auteur. Dans un premier temps Andre r Green scinde les choses en deux. Le rapport au cannibalisme est double, pour le névrosé, il constituerait une phase normale du développement au sein de la phase orale permettant l’émergence psychique, mais se constituerait aussi une place privilégiée dans le contenu fantasmatique restant disponible « pour servir de déguisement à d’autres motifs »1. Ainsi le cannibalisme comme représentant de l’oralité serait « une matrice symbolique, inductrice et productrice de fantasme »1. Dans un deuxième temps, à la recherche d’un noyau de réalité et de son lien au fantasme, il sera proposer que « le morcellement de ce noyau primitif (André Green fait ici référence au noyau inceste, meurtre et cannibalisme comme devenant interdit à l’ensemble des hommes civilisés qu’évoque Freud dans l’avenir d’une illusion en 1927 6) permettrait de rendre compte ici de la relation cannibalique comme équivalente de l’acte sexuel ou de l’inceste, de son rapport à la rivalité, ailleurs de son lien à la résurrection de l’ancêtre, etc. »1 et dans ce cadre « si certains groupes humains pratiquent le cannibalisme réel, ils ne le font qu’agir un fantasme remanie r et rationaliser »1. Nous y reviendrons mais il y a ici une notion importante que l’auteur n’évoque pas en tant que telle et que nous mettrons un peu en lumière, c’est le rapport à la perte première. Ainsi, le rapport, pour l’auteur en un noyau de réalité et le fantasme cannibalique s’articule ainsi : « le fantasme produit par la non-incorporation du sein réél sera incorporé et ce fantasme incorporera le sein comme objet fantasmatique »1. Dans un troisième temps enfin, la problématique du rapport oral et de ce qui y tient le cannibalisme comme place s’explique ainsi pour l’auteur : « l’activité symbolique débute avec le premier objet susceptible de remplacer le sein. Objet qui sera et ne sera pas le sein, autrement dit, objet transitionnel. Ainsi la relation orale cannibalique apparaît-elle comme étroitement liée à l’activité amoureuse, destructrice, incorporatrice de l’objet perdu. Elle est donc foncièrement récupératrice. Son but est de ne pas se laisser abandonner par l’objet, comme de ne pas l’abandonner. Incorporer, l’objet est fixer, assimiler, fait sien : on se fait l’objet pour ne pas le perdre. Et dans certains cas, lorsque les pulsions destructrices ont la haute main sur la vie psychique, pour ne rien perdre de l’objet, on ne les rejette plus, on les garde à l’intérieur, quitte à ce que le mauvais moi et le mauvais objet détruise à la fois le bon moi et les bons objets. Dans cette circularité aliènante, le développement symbolique par l’activité du déplacement métonymique ou de la condensation métaphorique reste d’un jeu très limité »1.

Les éléments qu’apporte André Green nous amènent à réfléchir sur deux plans, la perte première et l’articulation du corps et du langage. La perte première, primordiale est d’un abord difficile. Certains parlent de ce que l’enfant perd en venant au monde, il serait alors à jamais séparé de la mère. Si l’on s’attache à cette métaphore qui est déjà prise dans une tentative de reconstruction après-coup et aliénée au langage, il faut quand même préciser que l’enfant ne se sépare pas de la mère mais de lui-même. La perte est bien réelle dans le sens où le placenta, le cordon et les cellules qui ont constitué la coque interne de la bulle où il s’est développé lui appartiennent. Cela constitue une partie de la perte primordiale, un pan est réel donc, car elle s’inscrit aussi de la perte de l’objet de désir, cette perte est directement liée au langage et se déplie sur les trois plans réel, symbolique et imaginaire. C’est à cet endroit d’un trou causé par la perte première que se constitue le rapport à la sexualité. On touche ici à l’une des limites du texte d’André Green, pourtant écrit en 1972, dans le sens qu’il fait l’impasse sur les apports lacaniens et notamment d’un rapport au signifiant. Le trou est premier. C’est une fille ou un garçon ? L’enfant est d’emblée pris dans le langage, j’espère une fille, un garçon, avant même qu’il naisse, il y perd donc l’autre sexe et se différencie de lui. C’est certainement ce qui aurait à voir avec ce que Lacan définie à plusieurs endroits de ses séminaires (V, XI notamment) 7,8 de ce que serait « le réel de la sexualité ». Cette béance, ce trou, va être pris dans le langage, et à travers les signifiants il en marquera sa présence. Le fantasme organisera le rapport de chacun à cette perte, un fantasme qui sera d’abord celui des autres avant que de se constituer pour chacun, plus ou moins d’ailleurs. C’est à cet endroit que le cannibalisme est opérant. André Green l’évoque à sa manière. Le rapport au trou nécessite de la constitution du fantasme car le réel est en position de non-sens.

Avec l’interdit du meurtre et de l’inceste, l’interdit du cannibalisme marque la naissance de la civilisation selon Freud (1927, l’avenir d’une illusion 6). De son caractère originaire, le cannibalisme participe donc à la fantasmatisation et par ce biais, devient un signifiant témoin de cette perte et de l’arrangement qui en est fait de manière collective, pris dans le A. On pourrait aussi formuler cela de cette manière, collectivement il y a une aliénation cannibalique à la perte première provoquant une trace entendue dans le fantasme. Cet abord permet de revisiter, comme l’ont fait d’ailleurs certains auteurs de la revue, les différentes traces collectives du cannibalisme, dans les contes par exemple, mais aussi dans les mythes.

En tant que pris dans l’oralité, le cannibalisme porte le rapport à la sexualité. A propos de l’homme aux loups 9, Freud a écrit dans le chapitre récapitulation et problèmes divers ceci : « J’ai été amené à considérer comme la première phase d’organisation sexuelle connue l’organisation dite cannibale ou orale, dans laquelle l’étayage originel de l’excitation sexuelle sur la pulsion de nutrition domine encore la scène. On ne peut s’attendre à des exteriorisations directes de cette phase, mais bien à des indices lorsque interviennent des perturbations. »9, le cheminement d’André Green nous a amené à entrevoir le cannibalisme comme l’un des mécanismes de l’incorporation de la perte première, qu’il situe au niveau de la perte du sein, engendrant les bases à la constitution d’un fantasme. L’incorporation au sens de Ferenczi 10 est en rapport direct avec la question de la relation d’objet, ce qui permet d’ailleurs d’en rapprocher théoriquement les éléments de la mélancolie.

Ainsi par le biais de l’oralité et de sa composante essentielle de cannibalisme, se constitue sous le couvert de ce que certains ont présenté sur le mode de l’incorporation, une relation possible entre un sujet marquer d’une perte primordiale comme on l’a expliquer, liée à la sexualité, un objet, en tous les cas l’ébauche d’une relation d’objet, et le

A. On peut ainsi poser les fondements d’une possibilité à venir de ce que constituera le fantasme au devenir du sujet : $ ◇ a ◇ A.

La notion d’incorporation a fait son chemin, et les apports de Lacan dans le domaine du sujet, de la perte, de l’articulation du fantasme sont marqués du rapport au signifiant qui, s’il n’est pas évoqué, place la théorie du côté d’une modélisation logique. Le rapport au signifiant organise les choses différemment. Dans une clinique de la déshumanisation 11, Jean-Richard Freymann présente les choses de cette manière : « ce réel du sexe qui est un manque dans l’inconscient, ne peut être repris dans le langage que par une connotation symbolique qui est celle de la fonction phallique ». Pour autant, ce qu’apporte André Green en proposant son incorporation fantasmatique sur le mode d’une double incorporation : le fantasme est incorpore r puisque par le biais du cannibalisme il incorporera le sein comme objet fantasmatique, c’est la relation au corps, et nous permettre d’aller encore plus loin dans cette idée que le cannibalisme fonctionne du côté du signifiant comme un témoin, un témoin d’une perte première, mais également comme le témoin d’un premier nouage du corps à la parole. C’est dans ce sens que l’on entend une mère parler ainsi à son bébé : « il est mignon, on le croquerait bien».

« il n’existe pas de rapport sexuel » 12, l’impossible du rapport sexuel constitue un trou, abordable que par le signifiant, pas n’importe lequel, le signifiant phallique. André Green, en plaçant la relation d’objet et par son rapport, la perte, en mécanisme fondamental est déjà dans une reconstruction symbolique de ce qui se constitue d’abord comme un trou,

topologie fondamentalement nécessaire à l’abord désirant du sujet. D’ailleurs, tout ce qui est conceptualisé autour du prima de la relation d’objet engendrant une conception régressive des symptômes, Lacan dès 1958 les abordera différemment : « la régression au stade anal, avec toutes ses nuances et variétés », voir au stade oral, c’est toujours la présence, dans le discours du sujet, de signifiants régressifs » 8. L’impossible du rapport sexuel, représentable, peut-être, comme ce que le pénis ne remplit pas complètement le vagin et que cet espace constitue un trou rendant l’impossible de l’unité reconstituée et symbolisée, cet espace, par le phallus, cet impossible, donc, est d’emblée présent dans le discours, d’emblée marque l’inconscient, d’emblée est un trou, la perte primordiale d’objet n’est en ce sens possible que par la pré-existante de ce trou dans l’inconscient.

Ainsi le cannibalisme donc, n’apparaît pas seulement comme signifiant, témoignant de la perte première, il signifie quelque chose du signifiant phallique lui-même, ou tout du moins d’un positionnement du sujet au phallus. Le « j’ai envie de te croquer » de la mère à son fils témoigne ainsi directement d’un désir directement articuler aux pulsions car s’approchant de près à la question même du trou comme premier, il n’y a que le fantasme finalement qui sauve un peu l’enfant de cette dévoration cannibalique maternelle, si tant est que celui-ci se soit suffisamment consister, ouvrant dans sa variété à la clinique orale du sujet.

Bibliographie :

  1. Collectif. Nouvelle Revue de psychanalyse 6. Destins du cannibalisme. (Gallimard, 1972).
  2. Freud, S. & B, R.-J. Trois essais sur la théorie de la sexualité. (Editions Gallimard, 2001).
  3. SPIRITUALITE, C. La Bible de Jérusalem. (Pocket, 2005).
  4. Freud, S. Totem et tabou. (Payot, 2004).
  5. Freud, S. Deuil et mélancolie. (Payot, 2011).
  6. Freud, S. L’ avenir d’ une illusion. (Presses universitaires de france, 1971).
  7. Lacan, J. Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

(Seuil, 1973).

  1. Lacan, J. LE SEMINAIRE. Livre 5, les formations de l’inconscient. (Seuil, 1998).
  2. Freud, S. Cinq psychanalyses. (Presses Universitaires de France – PUF, 2001).
  3. Ferenczi, S. Transfert et introjection. (Payot, 2013).
  4. Freymann, J.-R. & Collectif. Clinique de la déshumanisation : Le trauma, l’horreur et le réel. (Erees, 2011).
  5. Lacan, J. LE SEMINAIRE. Livre 20, encore. (Seuil, 1975).

Berlin – Séminaire

Claus-Dieter RATH
Séminaire public : Sublimation et violence, pouvoir, maîtrise (Gewalt)
Freud-Lacan-Gesellschaft Berlin (Freud-Lacan-Berlin.de)

A partir de l’expérience clinique et politique contemporaine nous examinons la façon dont la théorie psychanalytique de la pulsion questionne la « communauté de travail » des êtres humains. En particulier, nous nous occuperons de quelques énigmes de cette obscure vicissitude pulsionnelle nommée sublimation.

Contact : Claus-Dieter Rath, Niebuhrstr. 77, 10629 Berlin, Tel. 030/881 91 94 – RathCD@aol.com

Dates et lieu : les samedis, reprise le 7 janvier 2017, 17-19h.
Psychoanalytische Bibliothek, Hardenbergstr. 9, 10623 Berlin (Hinterhaus, Erdgeschoss). (www.psybi-berlin.de)

Analuein n° 17 – Décembre 2011

EDITORIAL
Trente ans
Laurence Joseph

Nous ne pouvons pas aborder cet édito d’Analuein sans évoquer les trente ans de la mort de Jacques Lacan au mois de septembre dernier. Cette date anniversaire a été largement reprise dans la presse, les radios et la télévision. Le témoignage et la filiation étaient au cœur des débats et des publications, une question sans cesse s’entendait : qui a vraiment connu Lacan, qui était cet homme, qui a su voir au-delà des apparences et presque coincer la « substance Lacan»?
En écoutant le flot de témoignages et d’anecdotes, je me faisais la réflexion suivante : voici une famille qui a perdu son père, frères et sœurs se réunissent pour reconstituer le corps et la voix du père mort.

Analuein n° 17 – Décembre 2011

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