Enseignements à Athènes

 

Séminaire :

« Psychanalyse : du presque-zéro à l’infini humain. 2ème partie : Clinique psychanalytique »

Novembre 2019 – Avril 2020, Mercredi de 20h30 à 22h

Institut de Santé Mentale et de Développement Personnel Galien, 260 avenue Messogeion, Cholargos, Tél. + 30 2106523300

Contact : Nicolas Sideris – siderisn@gmail.com

 

 

 

D’un écho qui fait écho(s)

Une lecture du dernier ouvrage de Bernard Baas, L’écho de l’immémorial (Lacoue-Lacan)

L’écho de l’immémorial (Lacoue-Lacan), Bernard BAAS, éd. Herrmann, Paris, 2016.

 

Le dernier ouvrage de Bernard Baas évoque ce double mouvement singulier, bien connu des cures analytiques, où remonter vers un originaire, quand bien même le découvre-t- on et l’expérimente-t-on comme inéluctablement insaisissable, revient à avancer, notamment ici dans l’élucidation d’un champ de travail fertile entre philosophie et psychanalyse, mais aussi à produire un discours nouveau, du moins ici de nouvelles perspectives : j’espère pouvoir restituer quelque chose de ce qui travaille là de la philosophie à la psychanalyse et comment, de cela, émerge une réouverture de la question pulsionnelle, et notamment des rapports « inframinces »1, entre le désir et la pulsion.

En guise de rapport à l’originaire, il ne s’agit pas ici directement d’élaborer les symptômes de l’insupportable d’une perte, ni d’aller débusquer la fonction de voile du mythe, mais plutôt de mettre à jour les effets et la productivité d’un paradoxe, le paradoxe de l’immémorial, formulé ainsi, de manière telle que le motif de l’« écho » prend déjà tout son sens problématique : « Résumé au plus court, le paradoxe affirme que l’origine n’advient que dans sa répétition ; c’est aussi bien dire que l’origine n’a pas eu lieu. Ou encore que c’est la perte qui est originaire, sans rien qui soit perdu ».

Mais quelle idée et quel désir, de continuer ainsi à chercher et penser quelque chose, quelque Chose, là où l’on sait qu’il n’en sera rien et que cela mène à la perte ?

Lacan revendiquait et exprimait cette démarche paradoxale d’une autre manière à propos du savoir de l’analyste et du «savant », mais qui s’inscrit dans la même logique :

« ceci [le savoir de non savoir] n’autorise nullement le psychanalyste à se suffire de savoir qu’il ne sait rien, car ce dont il s’agit c’est de ce qu’il a à savoir. Ce qu’il a à savoir peut-être tracé du même « en réserve », selon lequel opère toute la logique digne de ce nom. Ça ne veut rien dire de particulier mais ça s’articule en chaîne de lettres si rigoureuses qu’à la condition de n’en pas rater une, le non-su s’ordonne comme le cadre du savoir ».

De la même manière ici, mais sur le plan de la vérité plutôt que du savoir : ce n’est pas tout pour le penseur, psychanalyste et/ou philosophe, de supporter le toujours déjà perdu de la cause ou disons, même si c’est moins élégant, le ‘n’ayant-jamais-été de ce qui pourtant se vit comme perdu et désiré’, encore peut-on apprendre à en entendre et à en déjouer les effets : par exemple pour le clinicien ses effets symptomatiques, là où le sujet se confond dans une répétition infernale, là où la jouissance opère, car le sujet de tenir au désir, y va de sa personne ; pour le philosophe, cet endroit où philosopher sera toujours déjà assigné à ce battement, où donner du sens sera d’emblée en couvrir un autre, qui s’échappera ou l’excèdera toujours, signifiant même de son incomplétude insatiable. Et là aussi, à pousser au- delà du sens comme le poète, le penseur y va de sa personne, c’est bien ce qui apparaît dans l’élaboration par Lacoue-Labarthe de l’expérience poétique telle qu’elle est abordée ici : une âpre et productrice confrontation au désistement continuel de son être même, sans cesse répétée.

Qu’y-a-t-il donc « à savoir » là, avec et malgré ce paradoxe fondamental ? Qu’y a-t- il plutôt, car c’est cela auquel cet ouvrage nous invite, à entendre et à penser là ?

Cela s’élabore tout d’abord dans une dialectique entre deux régimes de la vérité qu’il faudra distinguer, la vérité comme adequatio et comme aléthéia ; cela s’élabore encore à partir d’un sujet bien différent du cogito, qui n’ek-siste que de quelque part mourir à lui- même, et dont la production poétique se fait l’écho de ce qu’il n’aurait été ; cela s’élaborera finalement, autour de l’énigme d’un maillage entre les mouvements contradictoires du désir et de la pulsion, entre satisfaction ratée, et insatisfaction réussie, où l’on verra en quoi comme le saisit Baas d’un trait, le « désir ne renonce pas à réussir » et « la pulsion ne renonce pas à échouer »2.

Cette énigme sera travaillée et soutenue tout du long par une dynamique de subversion de la conception habituelle de la pulsion de mort qui émerge dès la première étude de l’ouvrage : et si la question de la pulsion de mort, qui s’élabore chez Freud dans une oscillation entre le motif de la répétition-pulsation et de l’annulation des tensions, n’était pas seulement celle d’une poussée vers la mort réelle comme destruction, mais celle dont la satisfaction est l’insatisfaction même, déniant la loi symbolique, dont le ratage de l’objet, en boucle perpétuelle, fait la réussite, celle d’un vivre au-delà du supportable, et dont le motif infernal est que l’on ne peut s’en défaire ? Telle est la proposition de Zizek, reprise et réinterrogée par Baas, en quatrième partie de ce livre. De manière surprenante, tant le thème trouvera de constance et de variations, dans les quatre études proposées, la pulsation de vie et la pulsion de mort se retrouveront à se jouer de concert, au lieu d’une mort-vive, où répéter sur un versant une certaine mort est aussi d’un autre côté la perpétuation d’un certain vivre, ou comme le dit Lacan, d’une «mort qui porte la vie »3.

À cet endroit où se jouent les thèmes de la répétition, d’une présence/absence, d’une mort-vivance, entre versants symbolique et réel, la question de l’écho comme résonance impalpable d’un non-lieu, et qui se répète, prend toute sa richesse conceptuelle. Quelque chose de ce spectre sonore évoque alors ces vers de Mallarmé souvent cités par Baas, comme s’ils ne cessaient pour lui de faire question : l’écho de l’immémorial se tramerait alors comme l’effet en suspens d’une « inanité sonore »…dont le « néant s’honore ».

L’écho de l’immémorial se constitue de quatre études qui à la fois développent chacune un objet spécifique, mais puisent donc aussi pour avancer à la source d’une relecture de la pulsion de mort :

  • La première étude pourrait se saisir tout entière dans cet aphorisme « Lacoue- Lacan », qui produit à la fois consonance et dissonance. Baas met là au travail les effets de coïncidences de Lacan à Lacoue, comme les ‘faux amis’ du français à l’anglais, quelques fois ‘faux ennemis’, là où l’un et l’autre ont en commun dit-il de « se tenir à la hauteur de ce qui dans le langage est toujours déjà en excès du langage »4 et de pouvoir y contempler le franchissement poétique de la vérité subjective.
  • Dans la deuxième étude, Baas reprend le vif du rapport de Lacan « avec et contre » Hegel, notamment dans « Subversion du sujet et dialectique du désir5 », là aussi un rapport paradoxal, puisque Lacan ne se réfère jamais autant, implicitement, à Hegel que dans ce texte où il entreprend de s’en démarquer. La première critique lacanienne de Hegel est connue, celle qui concerne l’idéalisme du savoir absolu et le préjugé métaphysique6. Mais dans ce texte il s’agit bien moins de cela que d’une véritable référence dialectique avec le cœur de la philosophie hégélienne du désir, qui inspire Lacan un point essentiel, sur lequel ces deux conceptions se retrouvent : le désir de l’homme est le désir de l’autre. Hegel en effet, fait apparaître ceci qui sera déterminant pour Lacan : pour l’être humain, le désir excède le besoin ; c’est ce qui ressort du motif fameux de la ‘lutte de pur prestige’7, qui déterminera la condition du maître et de l’esclave, à partir d’un certain rapport entre désir et peur de la mort.

Notons ici que Baas opère une lecture particulièrement minutieuse de ce texte, où sont éclaircis nombre de ces points souvent un peu figés et voilés par une formule devenue écran, rappelant ainsi des éléments importants parfois oubliés : par exemple ceci que la limite à la jouissance n’est pas ici le désir, ni la loi, mais le plaisir. Et une déconstruction- reconstruction du texte qui nous permet d’élucider et de reformuler après avoir repositionné élément par élément, le nouage de la pulsion, du désir et du fantasme : « le désir se soutient du fantasme par lequel, tout à la fois il se rapporte à la pulsion et se défend contre elle »8. Une parmi les nombreuses formulations ici, où travaille constamment sous couvert de références multiples et à bras le corps le maillage infime du désir et de la pulsion.

  • La troisième partie restitue ce que Baas appelle la « traversée » par Derrida et par Lacan de la phénoménologie. Étonnant franchissement là encore : on aurait pu croire que la phénoménologie, venant par définition rendre sa légitimité au phénomène sensible comme lieu et source authentique du rapport au monde et donc de l’être, rendait là aussi à la vérité du phénomène sa véritable et ultime perception. Mais non, à propos de la voix, Derrida et Lacan franchissent dans cette lecture encore une barrière : celle qu’implique l’institution de la voix comme objet a chez Lacan, et qui est explicitement travaillée chez Derrida, d’une voix non phonétisée. Derrida en effet déconstruit l’approche phénoménologique de la voix qui reste pour lui « phonocentriste », et réhabilite la question de la voix intérieure ; d’une voix même qui surgit de l’expectative signifiante, celle que Baas interroge, quand il donne l’exemple d’une phrase qui reste en suspens. C’est là que se produit le motif d’une signifiance en résonance, l’énigme de la présence d’une absence. Élément qui prend toute son importance dans la clinique de l’hallucination, selon les modalités dont cette voix plus ou moins s’autonomise pour le sujet, et devient pour lui plus ou moins réellement la voix de l’Autre qui s’adresse à lui9.

Dans chacune de ces trois études, émerge un nouveau point de vue sur la pulsion de mort, et même sur le motif de la mort, qui ne soit pas disparition, coup d’arrêt, fin, néant ou destruction ; une mort apparemment à l’inverse ou à revers, j’y reviendrai, qui produirait l’étrangeté d’un survivre à la mort du sujet.

Or la quatrième partie s’intéresse à cela directement et livre les termes de l’énigme, à partir d’une traversée des péripéties de la théorie psychanalytique des pulsions chez Freud et chez Lacan marquée par une oscillation entre une pulsion de mort pensée quelques fois comme inertie, annulation des tensions, comme « destrudo » ou à partir de la contrainte de répétition traumatique. Zizek aura là-dessus une position tranchée et Baas avec lui : celle de rompre et de travailler au-delà d’une vision naïve de la pulsion comme tendance à l’autodestruction, ou d’une référence mythique à une lutte entre pulsion de vie et pulsion de mort, éros et thanatos.

Signalons à ce propos, que c’est aussi ce qui avait été relevé d’une autre manière dans un texte de Lina Balestrière, justement sur la question des origines chez Freud10, et précisément dans l’Esquisse d’une psychologie scientifique11 texte « originaire » de la psychanalyse s’il en est. Elle y évoque le glissement à l’œuvre au fil de l’élaboration freudienne entre un premier principe de plaisir/principe d’inertie, et un principe de plaisir/principe de constance. Alors qu’elle est en train d’expliciter les fonctions primaires et secondaires dans l’Esquisse, elle remarque en substance ceci : la fonction secondaire intervient sous le coup de « l’urgence de la vie », pour bloquer la décharge hallucinatoire et ainsi, permettre un processus de reconnaissance, de différenciation entre réalité et hallucination. À partir de l’introduction de la fonction secondaire, la nature du principe de plaisir semble glisser, se modifier et osciller, entre la radicalité du motif de l’inertie cherchant la décharge rapide de l’excitation, et l’équilibre du motif de la constance, qui apparaît avec la fonction secondaire, régulant l’excitation ainsi stabilisée ; elle y voit la différence entre un primaire originaire et un primaire secondaire, et un point d’entrée dans la question de la pulsion de mort. Il y a déjà là oscillation autour du motif de constance et de disparition, et elle tombe là aussi sur la question de la pulsion de mort.

C’est à partir de ce thème-là que je voudrais me frayer un chemin dans cet ouvrage, parmi bien d’autres possibles et en association libre bien souvent… et bien loin d’une exhaustivité ou même de la précision qu’il faudrait ici pour restituer la rigueur des raisonnements : à chacun de s’appuyer sur ces failles de lecture, pour y aller de sa propre traversée.

1. Lacoue-Lacan – L’écho

D’emblée donc, Baas se démarque de la scène du mythe originaire et de la figuration : il ne s’agira pas ici de Narcisse mais d’Écho. Certes, sans doute ni Lacoue- Labarthe ni Lacan ne sont complètement libres de toute dimension mythique au cœur de leur théorie, il pointe ainsi l’insistance du thème de la voix maternelle chez Lacoue-Labarthe, ou le motif désigné comme tel du « mythe de la lamelle » chez Lacan. Mais tous deux ont en commun d’avoir produit une théorie du mythe et notamment, de reconnaître la dimension mythique de toute théorie et parviennent à leur manière à franchir l’écran imaginaire du mythe originaire pour toucher à ce que l’on peut supposer d’un effet premier de la prise de l’être dans le langage. À cet endroit ce qui émerge progressivement, c’est une question sur ce que Baas appelle une « dimension létale » à la fois de l’expérience poétique et de la psychanalyse.

Place est faite d’abord, donc, à ce qui s’entend et ce qui résonne, là où se trame ce que Lacan appellera la « vérité de la vérité », la vérité de l’énonciation, introduite ici à partir de la distinction philosophique entre deux modes de la vérité, la vérité comme adequatio ou homoïsis et la vérité comme aléthéia.

D’un côté, la vérité de l’énoncé ; cette vérité, ou plutôt comme le dit Badiou, cette « véridicité », est fondée sur l’adéquation de la pensée et du réel. Et Lacan de montrer que le propre de cette vérité est de se fonder dans l’ignorance de son présupposé qui est que quelque part, il y a correspondance entre la pensée et le réel, le langage et le réel, c’est-à-dire que quelque part il y a un sens à trouver à la situation de l’être parlant dans la nature, ce que Lacan signifie quand il parle de l’Autre de l’Autre, ou du métalangage.

De l’autre côté, la vérité de l’énonciation, ou comme aléthéia, « dévoilement », ainsi que l’élabore Heidegger, renouant avec le terme premier grec de la vérité, comme une réouverture ou même une retrouvaille, comme la levée d’un oubli constitutif de la philosophie occidentale, qui a consisté depuis Platon à avoir fait passer l’être « sous le joug de l’idée », autrement dit en terme lacanien, le signifiant sous le joug du signifié.

En ce sens ici, la psychanalyse participe de cette réouverture, à partir de la prise en compte de la dimension du réel : reconnaître la causalité du désir comme le produit d’un ratage intrinsèque entre le réel et le symbolique. Alors la vérité ne se réduit pas à la véridicité de ce qui est dit, il se produit en excès des effets de dire, la vérité de ce que parler requiert, quelque chose du ‘réel de parler’, ce que Lacan a aussi appelé la « vérité de la vérité » c’est-à- dire qu’elle n’est toujours qu’un mi-dire, incomplète et divisée.

Certes, retraversant l’essai pour partie critique de Lacoue-Labarthe et Nancy sur Lacan, dans Titre de la lettre12, qui tendait à montrer notamment que la vérité comme adequatio rattrape finalement la théorie lacanienne, Baas la dépasse d’une certaine manière, en soulignant l’interdépendance inéluctable de ces deux régimes de vérité : si la vérité de la vérité, peut-être passée sous silence, refoulée, déniée, forclose, elle n’en produit pas moins des effets (de toutes les manières elle parle dans les symptômes, véritables lettres en souffrance) ; et à l’inverse si l’on entendait qu’elle, elle parlerait toute seule comme une folle, et ne constituerait aucun sujet, ni aucun savoir, ni finalement aucune vérité ? Peut-on faire vérité sans constituer de l’Autre, un rapport même aliéné à l’Autre ?

En tous les cas, dans ce cadre, Lacoue et Lacan se retrouvent tout d’abord en ceci.

Ils pensent tous les deux la constitution subjective à partir d’une perte constitutive et première : de ce fait, pour Lacan et Lacoue le sujet n’ek-siste que d’un « mourir » quelque part. Le sujet n’est plus le sujet cartésien comme point support, conscient et garant, au fondement de la science moderne, celui qui s’appartient, qui sait ce qu’il pense et ce qu’il veut ; il est ce dont se produit la possibilité pour un être humain de s’articuler dans cette réalité qui le conditionne et lui est unique et propre, et le divise, le langage.

Et pourtant ils n’y entendent pas du tout la même chose.

La préoccupation de Lacan, quand il met au travail la question du sujet de l’inconscient, notamment dans le Séminaire XI, est de refonder à partir de Freud, une théorie, un discours, un savoir, une pratique – le champ de la psychanalyse ; il se positionne alors ‘contre et tout contre’ La Science alors avec majuscules. Ce qu’il avance alors, ce sont les concepts fondamentaux de ce champ à partir de la théorie freudienne et ce qui ressort concernant le sujet, c’est le motif de la division, une dialectique de la division qui met en jeu la condition de possibilité de l’advenue subjective au lieu de la production d’un rapport aliénation-séparation avec l’Autre. Pas de sujet de l’inconscient sans Autre. C’est ce qui apparaît dans la clinique, et soutient la pratique au sens du transfert : le sujet n’advient que représenté par un signifiant au champ de l’Autre, il se constitue donc en ‘se parant’, (se « parents » !), séparant, s’emparant, des signifiants de l’Autre : le signifiant représente le sujet [« au champ de l’Autre »] pour un autre signifiant », et y forge son désir comme désir de l’Autre ; je reviendrai sur cette dialectique plus loin (voir note n° 24).

La question de Lacoue-Labarthe n’est ni clinique, ni proprement scientifique, ici ; elle est « littéraire » au sens fort, en tant que le littéraire/ral supporte l’origine de l’être : il travaille sur l’advenue poétique de la phrase subjective et elle se pense comme « désistance »13, fondant la dimension létale de l’expérience poétique ; un sujet qui émerge non pas de se désister mais de ‘désister’, c’est-à-dire d’une perte de soi, qui d’un même mouvement s’approprie et se perd. S’il s’agit d’un lien ici, il semble bien qu’il s’agisse non pas là du lien à l’autre/Autre, mais du lien à cet originaire qui l’excède, au point de s’essayer sans cesse à lui donner de la voix, celle qui pourra dire quelque chose de ce qui n’aura pas été.

Le « retour sur soi » vers les origines d’une parole, côté philosophie et côté psychanalyse n’est donc pas le même.

Lacoue-Labarthe élabore cette remontée dans le texte « Écho du sujet »14 – nous y sommes – à partir déjà du travail d’un psychanalyste, Theodor Reik, sur la part de ce qu’il appelle la « mélodie lancinante » du sujet dans le travail de la cure. Lacoue cherche à mettre en lumière un lien entre autobiographie et musicalité. Il décrit notamment à partir de la lecture lacanienne de l’Œdipe, comment celui-là remontant le fil de ses réminiscences pour se trouver, se retrouve pris dans un double bind identificatoire où se produit d’un même effet appropriation et désappropriation de lui-même ; sur le mode d’un battement, assez proche de ce que Lacan décrit d’ailleurs dans la dialectique de séparation et d’aliénation ; sauf que Lacan y fait peser de toute sa portée la question du réel, alors que justement Lacoue à cet endroit se démarque : dans le battement, entre la figuration imaginaire et l’existence symbolique, Lacoue ne mettra pas le réel, même s’il en garde, dit-il, le motif de l’impossible. Il pense cela en terme de battement, de rythme, un sorte de préinscription première et continuelle de l’être dans un battement infini.

Mais notons que quelque chose d’un « mourir » particulier comme condition du sujet a été introduit des deux côtés, ce que Baas interroge ici comme « la dimension létale » de l’émergence subjective, pourrait-on dire.

Il ne s’agit pas là bien sûr d’une mort réelle. Baas le dit à un autre moment, côté psychanalyse, il s’agit de la castration, ou dans le Séminaire XI, de l’aphanisis ; du côté de Lacoue-Labarthe, il s’agirait de quelque chose d’un battement premier, constitutif et indépassable, de l’ordre d’une « désistance ».

Mais Lacan et Lacoue travaillent cela comme une question de mort à différents endroits – et la clinique à ce titre témoigne de ceci que bien souvent le névrosé craint la castration comme la mort – : l’entre-deux-morts dans le Séminaire VII, je n’en prends que la référence finale : Lacan décrit alors, après avoir longuement travaillé et commenté le sort d’Antigone, ce qu’il appelle une « topologie du tragique », il faudrait dire du héros tragique ; de l’homme du commun au héros, il formule deux modes de positionnements éthiques à partir de deux rapports entre le désir et la mort. Il met alors en lumière cette « double limite » qui se joue entre une mort réelle risquée, et la mort préférée du héros tragique, le me phunai d’Œdipe (« Plutôt ne pas être ! ») : chez l’homme du commun cette double limite est voilée, refoulée, et c’est là que se produit le Surmoi, une haine de Dieu retournée en culpabilité ; le héros tragique, lui, se porte au franchissement de ceci qui le dessaisit absolument de lui-même et l’efface aux yeux du monde, là où de vouloir se trouver, il désire et produit l’effacement de soi-même et étrangement cet effacement de soi se double d’une subsistance. C’est cela qui frappe dans ces exemples : le rapport à la vérité ou à la loi signifiante, produit la destitution subjective, mais quelque chose d’un vivre subsiste, d’un vivre non inscrit, déjeté de l’histoire, une sorte de mort-vivance aux confins du désir.

Ainsi, Lacan décrit deux rapports à la mort : une mort réelle risquée, qui renvoie le sujet à une compromission dans la conservation de soi ; et une mort préférée c’est-à-dire un désir de mort, entre, en quelque sorte, un « tout pour ne pas mourir » et un « préférer la mort ». Ici je dis « désir », pour souligner une ambiguïté qui sera remarquée par Baas en 4ème partie, à propos du Séminaire XI, mais qui est déjà une question dans le Séminaire VII : ce « préférer la mort » qui se pense en lien à la visée de la Chose et à la jouissance, semble qualifier tantôt quelque chose de la pulsion de mort, tantôt quelque chose du désir, comme désir pur. Toute la complexité de ce qui est mis à jour dans ce travail se situe peut-être là, on le verra : à cet interface souvent ignoré entre une problématique du désir, produit du symbolique, du manque, d’une perte produisant le sujet du désir, où la répétition est celle du symptôme ; et de la pulsion, où la répétition n’est pas celle d’une coupure, mais d’une continuité de retournement, là où l’insatisfaction satisfait, à l’infini, et dont on ne peut se défaire. Tout en sachant que l’économie du désir et de la pulsion sont nécessairement liées et déduites l’une de l’autre théoriquement et que s’il est plus évident que le désir procède de l’ordre symbolique et de la loi de la castration, la pulsion n’est pas sans relever déjà et procéder elle-même du signifiant : elle n’est pas le réel pur, mais quelque chose du réel qui revient, confronte, déjoue, met la loi symbolique en échec ; car, si l’on dit que l’insatisfaction satisfait, invalidant la limite logique du principe de contradiction, qu’est-ce qui du symbolique peut encore faire limite à cet endroit ? J’y reviendrai en deuxième partie.

En tous les cas, s’expose ici le retournement de cet entre-deux-morts : au sens le plus classique, c’est du moins ce autour de quoi la plupart des humains semblent organiser leur vie, la mort réelle assure une éternité, quelques fois un nouveau sens symbolique, à l’image des écrits qui restent, de la sépulture, de l’oraison funèbre. Et les formulations sont nombreuses

chez Lacan pour montrer le rapport entre la mort et le signifiant, meurtre de la Chose, ou Saint Esprit parfois. Alors qu’ici, les héros tragiques entrent dans une zone d’effacement du symbolique, hors de l’histoire, quelque chose ne tient plus, s’efface, alors que quelque chose d’un vivre qui préférerait mourir, au début en tout cas, continue, comme pour exposer quelque chose de la vérité de la loi de la castration. Les formes en sont bien différentes, mais les personnages de mythes et de légendes évoqués ici, de cette mort-vivance présenteront tous ce paradoxe. Ici une forme de mort symbolique révèle ce fond de vivre, dont elle peut se délier, révélant à quoi s’expose celui qui dénie l’ordre symbolique, où le mourir et le vivre semblent se confondre.

Cette double limite, on la retrouve d’une certaine manière dans la partie consacrée au motif hégélien de la lutte de pur prestige.

La question du désir apparaît chez Hegel dans le cadre de son élaboration de la conscience de soi ; il s’agit de rendre compte du processus au travail pour passer d’une vie animale, à une vie humaine. Ce processus s’articule comme une problématique du désir. Chez l’animal, besoin et désir sont superposés, voire confondus, dans un rapport immédiat à l’objet, qu’il appelle le sentiment de soi. Pour que puisse advenir quelque chose comme une conscience de soi, il faut que l’animal en question désire quelque chose qui ne soit pas naturel. Or, dans le contexte naturel posé par Hegel, la seule chose qui échappe à cette objectivité naturelle, c’est le désir lui-même : le désir est une réalité présente, mais il est présence d’une absence – L’élaboration de la conscience de soi se fonde sur un rapport du désir au désir. De ce fait, s’il y a conflit entre deux désirs, le combat n’a pas prioritairement pour enjeu l’objet lui-même, mais l’affirmation du désir, et pour cela les combattants s’engagent dans une lutte à mort.

En s’engageant dans cette lutte, ils estiment chacun que son désir a plus de valeur que celui de l’autre, et que le désir a plus de valeur que la simple conservation de soi. Le combat dans ce contexte, est exposition à la mort : celui qui recule devant le néant de la mort, est perdant, et le rapport entre le maître et l’esclave se détermine ainsi : devient le maître, celui qui aura affirmé son désir au risque de la mort. Il possède alors tout pouvoir sur l’autre, que, bien loin de tuer, il épargne, en tant qu’il représente la reconnaissance de sa place de maître à lui.

Ce n’est pas là la dernière phase de la dialectique hégélienne à ce propos, et l’esclave gagnera une forme de domination par la question du travail et du savoir.

Mais l’important pour nous ici, c’est le motif de la mort, comme arbitre ; motif qui amène Hegel à cette formulation situant la mort comme « Maître absolu ».

Baas relève la critique lacanienne pointant l’ignorance du présupposé à la lutte de prestige : le grand arbitre n’est peut-être pas la mort réelle. Car des deux côtés finalement, quelque chose précède, et présuppose l’affrontement à la mort : pour que la lutte de prestige organise la reconnaissance de la domination du maître, il faut à la fois que le maître ne meurt pas dans ce combat, et qu’il épargne l’esclave. Lacan décèle ici le pacte symbolique ignoré qui précède et d’une certaine manière ordonne la convention de cette lutte, et donc comment le symbolique est prioritaire et organise le rapport imaginaire de la lutte. Alors Lacan pose la question ainsi en substance, le meurtre est-il véritablement le maître absolu, c’est-à-dire qu’il dévoile le leurre dans l’enjeu réel de la lutte qui ne serait là encore que la mort biologique – si l’on poursuit d’ailleurs dans cette logique on retombe sur la question de la conservation de soi.

La question de la double limite persiste donc ici : celle de la mort non-biologique, et qu’il saisit dans cette phrase : « il s’agit encore de savoir de quelle mort, celle que porte la vie, ou celle qui porte la vie », en écho direct à une formulation hégélienne15. Mais alors que Hegel porte la différence sur la question de la vie (celle qui peut ou non affronter la mort), Lacan ouvre une question sur la mort et introduit une différence productrice véritablement d’un autre sens : il y a la mort que porte la vie qui correspondrait à la mort biologique, et la mort qui porte la vie, et il insiste plus loin, la mort « qui soutient l’existence » libérant ainsi à nouveau ce même motif, d’une mort-vive.

Cette critique, elle se rapproche encore de la critique ouverte par Bataille16 et commentée par Derrida dans un texte en hommage à Bataille17 et dans Écriture de la différence18, point de départ de la troisième partie de l’ouvrage de Baas : Derrida jouant de la métaphore bancaire, entre ce maître qui « épargne » un vaincu qui lui assure la reconnaissance, la spéculation et l’investissement sur la négativité propre à la dialectique hégélienne, montre ce qui reste là « en réserve » chez Hegel, quelque chose qui sous couvert d’une négativité calculée et contrôlée, s’épargne une expérience plus radicale de la négativité, celle dont s’institue la « souveraineté » élaborée par Bataille et reprise ici par Derrida : quelque chose de l’expérience de la mort n’a pas été ici traversé, le présupposé du sens n’a pas été questionné ni franchi. Et cela, on peut désormais le formuler précisément après la lecture de cette partie : la dialectique produit une spéculation sur le sens de la mort pensée ici comme négativité, elle suppose la confrontation et le dépassement par le travail du négatif, mais il ne s’agit pas là d’une négativité depuis un hors sens, depuis un dehors, ce point 19 d’où la mort se rencontre comme impossible et franchissement, on n’est pas sorti ici de ce que Baas appelle alors « l’économie du sens ». Car cette « souveraineté »20 chez Bataille, se gagnerait alors de la traversée, d’un au-delà de « l’économie » du sens, franchissement qui s’élabore et s’opère chez Derrida et chez Lacan, conclut Baas, comme un rapport à l’écriture. Ne peut-elle pas prolonger ou suppléer un peu le sujet vacillant ?

C’est exactement à ce même niveau enfin, que s’ouvre la question chez Lacoue- Labarthe, dernière référence ici à cette seconde mort, ce qu’il appelle aussi la « traversée de la mort », la katabasis d’Ulysse, dans l’expérience poétique et littéraire, ce que Baas poursuit donc dans cet ouvrage sous le motif d’une « dimension létale ».

Certes, Lacoue ne se situe pas dans une perspective tragique – ni comique, d’ailleurs, comme le fait aussi Lacan avec le motif de la chute – car sa visée ici n’est pas éthique, même s’il considère bien là semble-t-il une forme de courage, tout au moins une forme d’aventure, dont l’issue est incertaine. La métaphore de la mer insiste ici, me semble-t-il, pour dire cette aventure, tout autant d’ailleurs qu’elle insiste et travaille l’expérience littéraire en général (Rimbaud, Pessoa, Melville, Conrad..)

On retrouve là en effet la question d’un littoral/littéral, la frontière du sens, et le chant des sirènes. Il y a la houle intérieure, singulière et solitaire, qui pousse à s’avancer là, à s’aventurer sur ce sol instable et gorgé de mondes et de monstres étranges. L’homme est toléré sur la mer, il semble qu’il peut l’emprunter, s’y plaire et s’y servir, mais la mer reste arbitraire et imprenable, et de sa masse immense et grevée sur un espace-temps planétaire, elle peut d’un frémissement infime soudainement l’engloutir.

N’est-ce pas une belle manière de décrire le fait de « lalangue », celle que Lacan dégage d’un lapsus plus ou moins contrôlé dans le séminaire donné à Sainte-Anne en 1971 « Le savoir du psychanalyste » et qui est reprise dans l’ouvrage de Baas, non seulement comme point de coïncidence avec la question de Lacoue concernant la ‘Phrase’ originaire, mais aussi au cœur de cette différenciation qu’il éclaire ici entre le champ du désir et le champ de la pulsion. Lalangue, ce legs non choisi, en dépôt du fond des temps, elle n’est ni instituée, ni capitonnée d’un nom du père, imposant ces extractions sonores au sujet, sans que jamais véritablement il puisse s’en emparer ni les faire sienne. Pas de divinité de lalangue, ni prophétie, ni tables de la loi, ni forcément de sujet, seulement des sédiments-signifiants qui remontent d’un autre âge, tout chargé de l’intonation maternelle et qui quelques fois trouvent une « voix » pour se dire. Baas montre ici comment finalement elle se retrouve à l’origine, lalangue, en place du sujet, le « Moi, la Vérité, je parle ». N’est-ce pas toute la force du poète de pouvoir lui donner de la voix ?

La force d’un Joyce, par exemple, force de l’écrivain, souvent considéré par Lacan sur le mode d’un savoir-faire entre art et artisanat, qui sait en jouer et se tailler là un nom d’artiste de suppléance et déjouer l’institution phallique défaillante. Il semble bien pourtant à le lire, que quelques fois la vague d’une certaine jouissance reprenne le dessus. Quelques fois en effet, on ne sait plus qui a la main, ni qui se joue de qui, entre lalangue et lui ; mais c’est peut-être la liberté de ce domaine où il peut exister, la fiction ou le champ littéraire, qui lui permet de s’y laisser prendre, dériver, dépasser même, et aussi parfois en revenir ?

Comment le poète en général se tient-il là et comment s’y porte-t-il ? Pour ne pas être emporté tout à fait par la force de la langue qui disperse, projette, dupe, se contorsionne sans cesse ; mais plutôt se mourir quelque part, pour donner soudain de la voix à la vérité qui parle ? Alors nous saisit cet étrange événement où ce que ce poète allait puiser au fond de l’unique et de l’intime de son être, s’exprime tout à coup et résonne comme la voix de la condition humaine.

Une autre question pour la clinique serait celle-ci : comment en revient-il, et comment en revient-on, de certaines rencontres du réel, notamment du réel de la structure ? Car Œdipe et Antigone sont morts-vivants mais pas tout à fait morts, de quoi serait fait pour eux un retour ? Ulysse en ce sens, représente la difficulté d’un retour ; n’est-ce pas là une question pour la clinique ?

Il reste que le seul homme – quelques fois une femme maquillée en homme d’ailleurs, qui semble de cette mer sauvage s’être fait l’hôte privilégié, est le pirate, celui dont le nom, Baas le souligne, signifie étymologiquement tout à la fois traverser, franchir, expérience, et périr, et qui navigue inéluctablement, dans un dedans-dehors particulier, aux marges de la loi.

Mais reprenons le fil : si Lacoue et Lacan n’ont pas ici la même visée, ni finalement le même objet, pour parler de ce « mourir », les paramètres principaux en sont pourtant similaires : celui du franchissement, et celui du retournement – qui ressort me semble-t-il d’une logique de réversion propre au lieu de l’impossible et qui fonde la logique fantasmatique, j’y reviendrai –. Tout d’abord le franchissement de ceci que le sens n’est qu’une illusion, un voile, une croyance, une compromission, le confort d’une vie sans perte et sans une estocade qui libérerait l’abîme ; celui d’un franchissement qui produit très étrangement à la fois la disparition et la persistance d’un survivre sans sujet : que ce soit Antigone, Œdipe ou le poète de Lacoue. À vouloir la vérité, elle parle, et ce qu’elle signifie peut-être c’est que le sujet n’était qu’un signifiant ; en tant que tel il peut être désisté, au bout de son désir de la Chose, pour lui, il n’y avait que l’impossible.

Mais, on l’a vu ce n’est pas ce versant justement, le versant du désir, de la perte et de l’ordre symbolique qui est ici à l’honneur. Non, justement, et même s’ils sont intrinsèquement liés, c’est le versant pulsionnel qui sera éclairé à partir de l’émergence de cette figure de la mort-vivance infernale d’un être a-sujet-ti, qui ne peut pas mourir. Zizek élucidant véritablement ce motif, donne l’exemple enfin de ses héros wagnériens, prisonniers d’une errance mort-vivante dont ils ne peuvent s’extraire.

2. Désir et pulsion : entre satisfaction ratée et insatisfaction réussie

Dans la dernière partie de l’ouvrage, la question de la pulsion de mort, prise comme prototype de la pulsion et du rapport entre désir et pulsion devient l’objet central, à partir de la lecture originale qu’en fait Zizek21.

Pour resituer la problématique, Baas commence par un parcours de la théorisation de la pulsion chez Freud et chez Lacan, ses temps et ses points pivots – par exemple la référence à la perversion – mais aussi d’un côté comme de l’autre, ses indéterminations et difficultés significatives.

Une forme d’indétermination, disons de double détermination, est là d’emblée chez Freud, dès la première élaboration de la pulsion de mort dans l’ « Au-delà du principe de plaisir » : elle est d’abord pensée à partir de la question de la contrainte de répétition traumatique, puis rapportée au principe du nirvana, comme principe organique du vivant, qui serait la tendance à revenir à l’état antérieur, tendance à l’annulation de toutes les tensions. Une oscillation entre répétition et annulation des tensions donc. La pulsion de mort, rattachée au principe de Nirvana, mettrait donc en échec le principe de constance (maintien du plus bas niveau de tension), garant, lui, de la conservation de soi, à l’origine de la pulsion de conservation.

Dans une deuxième lecture, Malaise dans la civilisation, la pulsion de mort est rattachée à une pulsion d’agression, de destruction et entre dans la perspective d’un dualisme pulsionnel, plus connu, qui sera critiqué ici par Zizek et par Baas.

Si Freud, comme à son habitude, ne cache là ni doutes ni questionnements, il ne va pas jusqu’à reconnaître ni élaborer des motifs pourtant a priori paradoxaux : celui de la répétition d’abord, rattachée à la pulsion de mort, alors que de prime abord, et dit naïvement, la répétition semble plutôt être un ‘signe de vie’. Ici apparaît l’ambiguïté propre au motif de larépétition, ce en quoi, de ce fait, il prendra sa place en interface entre les mouvements contradictoires co-existants entre le désir et la pulsion. Puis celui du rapport entre un principe de plaisir pensé comme constance d’un niveau bas de tension, donc d’une certaine manière du côté de la vie, puisqu’il supporterait un principe de conservation de soi, et pensé comme principe de Nirvana, au sens d’une annulation de toute tension : quelque chose se dessine là d’une problématique des rapports entre survie, sexualité et mort, qui se retrouve au cœur de la question pulsionnelle chez Lacan.

La lecture sur ce point de l’article de Balestrière cité en introduction, montre qu’un double motif était déjà là entre annulation et constance, ‘à l’origine’ de la théorie freudienne dès l’ Esquisse d’une psychologie scientifique, autour d’une problématique de l’inertie : le principe de plaisir pensé indépendamment du principe de réalité – ce qui reste théorique – est d’abord pensé comme principe d’inertie. La dimension létale consiste en ceci que sous la pression d’une excitation interne (plus tard la pulsion), le système cherche à décharger sa tension et le principe de plaisir produit l’hallucination de l’objet ; il se décharge alors pour un leurre et ne produit pas l’opération qui lui permet la survie. Là encore il faut noter une oscillation chez Freud, qui semble tantôt penser l’hallucination du côté du Nirvana, tantôt du côté d’une insatisfaction douloureuse. On saisit bien en tous les cas, le motif de cette boucle hallucinatoire quasi onaniste contradictoire avec la survie : Lacan y verra dans le Séminaire VII, une « inadéquation radicale » première de l’appareil psychique avec la survie. C’est donc bien ici d’un premier état (théorique), de jouissance, synonyme à la fois de vivre et de mourir, que s’extirpe pour l’être humain et par l’investissement de l’Autre qui donne un sens à son réel, la possibilité de la reconnaissance progressive de son être au monde. Quelque chose sera relevé chez Zizek, autour d’une trace de l’Hilflosigkeit, source d’un attachement premier non séparé, qui correspond pour lui à une exposition originaire à l’énigme du manque de l’Autre.

À partir du moment où Freud introduit la question du processus secondaire, donc de ce qui deviendra plus tard dans sa théorie, les jugements d’attribution et d’existence et le refoulement, le principe de plaisir est évoqué comme principe de constance, comme maintien d’un niveau assez bas, voire le plus bas des tensions ; introduisant une ambiguïté entre nirvana et homéostasie. Or que se passe-t-il du processus primaire au secondaire ? De fait, la question du refoulement, encore posée en d’autres termes dans l’Esquisse : l’action du Moi qui contient la décharge pour que puisse se mettre en œuvre la question du jugement de réalité, rencontrer, se confronter à la réalité et à l’autre, avec notamment la question du

Complexe du Nebenmensch, opération d’où « restera » le das Ding. Je le dis très vite ici pour souligner ceci : le das Ding a à la fois l’effet d’une perte, puisqu’il sera remisé comme objet perdu de la jouissance ; mais aussi d’un trop, inassimilable, d’un surplus. Ce qui nous renvoie ici à ce sur quoi aboutira Zizek ici dans son élaboration du rapport entre sujet du désir et sujet,

« acéphale », de la pulsion : d’un côté le manque constitutif, de l’autre un surplus, un excès constitutif22 . D’un côté l’effet de parole, d’ek-sistence unique au langage, de l’autre une quantité de jouissance donc d’un réel, qui se produit dans un autre rapport au langage, dont aucun sujet ne peut advenir, auquel il faudrait peut-être rattacher la question de lalangue.

Zizek ici reprend cette différenciation entre néant et basse tension et montre, en passant là par les propos de Lacan sur le principe de Nirvana, qu’il faudrait de fait distinguer radicalement pulsion de mort et principe de Nirvana : la pulsion de mort se situe du côté du maintien de la tension la plus basse et de la constance, elle maintient en dernier recours le psychisme dans une « vitalité irréductible ». Ici apparaît la subversion de la question pulsionnelle : la conservation de soi est liée non pas à un minimum, mais à l’excès de jouissance de l’être premier de l’humain, qui fera retour et persisterait comme un trop fondamental, qui se joue comme pulsion, pulsation ; la question clinique serait alors : si ce trop procède toujours encore de la logique signifiante – car le désir et la pulsion procèdent tous deux de la logique signifiante – quelque chose de l’opération symbolique est en reste, et de la loi de la castration fait défaut ; mais de la même manière, s’il s’agit là du registre du réel, ce surplus n’est pas une production du corps que l’on peut atteindre bien évidemment, par une opération réelle ; c’est là le cœur du lieu de la pulsion : comment rejouer ou déjouer la motion pulsionnelle restante, s’il en est une bien sûr, qui déborde la reprise symptomatique, de la symbolisation (refoulement) ou non symbolisation (forclusion), par l’analyse, par le transfert ? Cette quantité ne serait-elle pas représentée comme formation de l’inconscient ?

Chez Lacan, s’il y a une indétermination, elle n’est pas la même, et il s’agirait plutôt d’une difficulté à saisir ses formulations sur le nouage annoncé entre répétition, mort, et réel sexuel, notamment de tout ce qu’il élabore autour du mythe de la lamelle.

Baas indexe sa relecture de la question de la pulsion de mort chez Lacan à deux Séminaires, le Livre VII, l’Éthique de la psychanalyse et le Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse ; il ne tient pas compte précise-t-il des suites de la théorie lacanienne des pulsions notamment de la question de la borroméisation de la pulsion.

Dans le Séminaire VII, la question de la pulsion de mort est rattachée au motif de la destruction, dit « destrudo », comme doublure de la libido. Mais c’est dans ce Séminaire aussi, nous l’avons vu, qu’il dégage le motif de la seconde mort ou de ‘l’entre-deux-morts’. Mais, nous l’avons dit déjà, il se réfère plutôt au désir à ce moment-là. Disons que dans le Séminaire VII, il semblerait que la question de la pulsion soit prise et comprise dans l’élaboration générale de la jouissance et des rapports à das Ding, à la Chose. Comme le désir. Dans le séminaire sur l’Éthique de la psychanalyse, il est sans doute logique que la problématique centrale qui organise ici la conceptualisation du désir et de la pulsion, soit celle de la loi, et des rapports de la Chose et de la Loi ; notamment autour du motif pervers sadien.

Ce n’est pas le cas dans le Séminaire XI. Autre temps de son travail, autre contexte. Le Séminaire XI suit ce que Lacan appelle son « excommunication » de l’IPA, de fait il franchit le pas d’une refondation en son nom de la psychanalyse – c’est-à-dire de sa lecture et de sa rencontre avec la découverte freudienne – et cela correspond à un dépassement du primat du symbolique, pour s’avancer plus avant aux limites du symbolique, dans l’appréhension, la modélisation d’un savoir sur le réel envisagé désormais comme impossible. Dans ce contexte, la pulsion sera cette fois liée à la répétition, un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, c’est-à-dire qu’elle sera pensée plutôt comme pulsation que comme poussée, dans le cadre d’une théorisation de l’inconscient comme structure de béance, et abordée comme un « montage », théorique aussi. Tout est là peut-être dans cette phrase, même si elle est difficile :

« La pulsion est précisément ce montage par quoi la sexualité participe à la vie psychique, d’une façon qui doit se conformer à la structure de béance qui est celle de l’inconscient »23.

Ici c’est cette coïncidence entre le psychisme et le corps qui fonde la pulsion, où la libido, le corps désirant représenté psychiquement – par le traitement neuronal de la perception interne – s’étaye sur les orifices du corps réel et biologique, fonctionnel, là où les orifices sont mis en jeu d’emblée du sujet à l’Autre entre besoin, demande et désir (les fameux se faire bouloter, etc.. de Lacan dans le Séminaire X ) au-delà du besoin naturel lié à la survie organique ; pulsion qui contourne un objet chu de cette rencontre, l’objet a.

À partir de là Lacan dessine le tracé de la boucle pulsionnelle qui contourne l’objet. Cette boucle sera reprise par Zizek, et pensée comme boucle perpétuelle, ce qui fera la différence ici, c’est peut-être ceci : Lacan parle certes de la libido comme lamelle, immortelle et continue, et quand il travaille la question de la pulsion il aboutit au motif d’une « satisfaction paradoxale » de la pulsion, mais il semble qu’il pense toujours cela en terme de ratage, ce qui d’une certaine manière introduit la question d’un écart, d’une différence, d’une insatisfaction ; or Zizek s’attache au motif pulsionnel à partir du motif de retournement en son contraire qui fonde la forme du déni pervers, où c’est l’insatisfaction même qui constitue la satisfaction, et donc non pas à partir d’un ratage mais d’une réussite : la possibilité des contraires, invalide d’un certain point de vue, la prise de la loi symbolique sur le réel.

Zizek reprend ces questions et commence par faire travailler une logique de différenciation entre le désir pensé sur le plan de l’hystérie, et la pulsion sur le plan de la perversion : pour le redire vite, dans le cadre de sa réflexion à cet endroit, le désir est pensé comme hystérique et la pulsion comme perverse. Même si cela est hypothétique, car la pulsion est bien impliquée dans le procès névrotique, à ce titre on attendrait par exemple une réflexion sur le refoulement, cette logique permet de faire apparaître ici une problématique inédite de la pulsion, restée en creux chez Lacan et mise ici au premier plan par Zizek et Baas.

Ce qui est intéressant tout d’abord c’est la différenciation de leur mouvement :

  • Le désir est porté par le manque de la Chose ; il vise la jouissance et rencontre du manque, il est donc sans cesse insatisfait et relancé, il passe, infiniment sur le mode métonymique d’un objet empirique à l’autre y cherchant la Chose. Comme le saisit Baas d’un trait cité en introduction « Le désir ne renonce pas à réussir ».
  • La pulsion est fixation à un objet, objet a ; toujours le même, pas de variable ici, ce qui nous inviterait peut-être à reprendre la question freudienne du représentant de la pulsion. Mais elle ne le rate pas, passant d’un objet à un autre, elle le contourne sans cesse ; la différence de taille est que c’est là atteindre son but : elle se satisfait de s’insatisfaire en tournant indéfiniment autour de l’objet ; Zizek dira alors : « elle transforme l’échec en triomphe »24. La satisfaction de la pulsion est donc justement son insatisfaction, et le mouvement pulsionnel semble-t-il illimité, ou seulement par la mort réelle. Cela évoque une problématique de la perversion. C’est-à-dire que sur un plan la continuité est assurée, alors que la loi symbolique comme limite semble désamorcée, dans la perversion déniée c’est-à- dire qu’elle peut ne pas être reconnue véritablement, et donc ne pas opérer sur le réel. Comment cela se traduit-il hors perversion ? D’un point de vue plus métaphorique, cela évoque me semble-t-il, terme insistant ici, la figure de l’Enfer, d’un processus infernal, de ne pouvoir mourir, pâtir par là où la loi a été transgressée. Plus réellement et crûment, on retrouve ici le motif de la torture, comme corps qui ne meurt pas livré indéfiniment à la jouissance illimitée de l’Autre, où c’est bien d’un vivre du corps qui ne peut pas décider de mourir dont on souffre là de façon infernale, dont il s’agit, poussé au bout de l’enfer de la division subjective. Baas convoque ici d’autres figures, qui font plus référence là, non pas à un pâtir absolu de la jouissance de l’Autre, mais plutôt à ce qui se joue là de cette persistance, dans une forme de clivage, moins radical et plus proche de ce que dira Zizek sur le motif pulsionnel comme attachement à l’énigme de l’Autre, plus précisément qu’à sa jouissance : il évoque la question du démoniaque, à rattacher à la pulsion ; il évoque aussi la figure du désespoir chez Kierkegaard, introduisant une nuance importante et dans un autre registre structural : celui qui voudrait être César, ce n’est pas de ne pas être César dont il souffre, c’est de demeurer soi-même – d’une certaine manière de continuer à vivre – en n’étant pas César. Une autre forme donc de ce rapport à un persister à vivre dont on ne peut se défaire. « La pulsion ne renonce pas à échouer »

Ainsi, la pulsion fait contre mouvement au désir, et la conception, même la logique de la pulsion de mort se trouve renversée : elle devient la persistance infernale d’un vivre dont on ne peut se défaire ; un excès, un surplus produit par la logique signifiante ; et là où le désir se supporte de viser sans l’atteindre la jouissance, la pulsion se supporte d’être le point où l’on ne peut s’en défaire, s’en séparer, et j’ajouterai, au plus basique, là où la pulsion s’étaye sur lecorps fonctionnel et justement le motif de l’urgence du vivre ; je pense ici à l’anorexie, la boulimie, les addictions peut-être, aux symptômes qui engagent la question de la survie et du besoin. À un endroit en tout cas, où il est difficile d’aller opérer avec un signifiant qui fasse incise, différence, loi ; tant, dans l’anorexie par exemple, quelque chose serait séparé ou clivé, entre la continuation de la parole sur certaines scènes du social par exemple, mais qui n’engage pas le sujet (lalangue ?) et défile aux oreilles de l’Autre, et la persistance de l’indifférence pulsionnelle illimitée, déliée du besoin, continuant son œuvre, effaçant le corps au regard de l’Autre – n’y a-t-il pas là une question entre ce qu’il ‘veut bien’ entendre et ce qu’il ‘doit bien’ voir ? – deux statuts d’un Que me veut-il ? dont Zizek fait la source du motif pulsionnel, je vais y venir. Je retiendrai seulement ceci : quelque chose ici de la dynamique pulsionnelle semble s’être séparé de l’opération désirante, mais aussi de son étayage sur le corps fonctionnel, si bien que le manque réel lui-même ne fait plus limite, et c’est peut-être le manque réel qui est ici dénié.

Le motif pulsionnel serait donc lié à la question de cet excès du vivre ; or cet excès, nous l’avons dit, procède toujours déjà de la logique signifiante, il se constitue donc dans un rapport à l’Autre, et Baas pointe la manière originale dont Zizek relie la question de l’attachement premier indifférencié du nourrisson et de son désarroi quand il se sent pris comme objet du désir de l’autre, à l’énigme structurelle du manque de l’Autre : cela se constitue pour lui comme un attachement passionnel originaire et il remarque que si le nourrisson, certes, n’existe pas hors de cet attachement, c’est cette non-existence virtuelle qui fait son être propre, et Baas le formule ainsi : « être attaché à l’Autre, c’est être ce rien que l’on serait, si l’on y était pas attaché »25 ; forme d’une existence négative, de ce rien qui est tout de même d’être rien, c’est cela qui chute, la Chose, ‘là où c’était’, et qui sera exposition à la « tache obscure » de l’énigme de l’Autre : logique absolument isomorphe avec la logique de constitution du sujet présentée dans le Séminaire XI, et qui permet d’insérer la logique du mouvement pulsionnel décrite par Zizek, dans la logique structurelle définit par Lacan à ce moment-là des séminaires VII, et XI, entre le mythe de la lamelle et la dialectique de l’aliénation et de la séparation26, donc dans le procès de constitution subjective : la pulsion se rattacherait à un en-deçà du fantasme, qui serait ce que Lacan appelle la « tâche obscure », celle à quoi renvoie la question du Che Vuoi, « Que me veut-il ? » (qui suis-je en tant qu’objet pour l’Autre ?). À sa place entre le besoin et la demande, la pulsion serait exposition à ce qui reste d’une tache obscure dans l’Autre, qui est refoulée, produit le fantasme, mais semble-t-il, quelque chose d’un en-deçà, de la trace de cette exposition serait toujours actif comme une pulsation, un pousse à jouir indestructiblement lié pourrait-on dire, à l’ombilic même du sujet.

Un dernier élément ici qui vient ouvrir une nouvelle perspective mais aussi éventuellement, produire une boucle logique en point d’orgue : quand il explicite la nature ineffaçable de cette « tache obscure », Baas pointe un élément de taille ici me semble-t-il : si la jouissance est certes cet impossible, c’est comme cela qu’elle est le plus souvent évoquée ou travaillée, elle est aussi nécessaire. C’est bien sans doute ce qui rattache la question de la pulsion à la vie dans ce travail : elle représente un contre-mouvement par rapport au désir, qui émerge de s’en défendre, et dans la subjectivation, et pourtant elle est nécessaire au vivre.

L’impossible et le nécessaire sont deux modes du ‘carré modal’27, et seront travaillés en tant que tels par Lacan : entre ce qui ne peut pas être, et ce qui ne peut pas ne pas être ; ce qui ne cesse de s’écrire et qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Lacan reprendra ces motifs, pour penser une logique causale de la vérité, de l’ek-sistence et de la destinée. À cet endroit il aura une approche particulière du statut logique du néant, en rapport à l’idée d’un vide qui n’est pas rien, et de l’inexistence, qui pourrait peut-être éclairer encore différemment cette destinée pulsionnelle infernale.

Entre ‘ce qui ne cesse pas de s’écrire et ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire’, est une autre manière, pour finir, d’évoquer ce paradoxe de la répétition, de mort et de vie, lovée au cœur et support à l’interface, de ce rapport impossible et nécessaire entre le désir et la pulsion.

 

 

  1. En référence à la préface de l’ouvrage par Jean-Luc Nancy.
  2. B. Baas, L’écho de l’immémorial, Lacoue-Lacan, Hermann Editeurs, Paris, 2016, p. 152.
  3. J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir », in Les Ecrits, Paris, Seuil, 1966.
  4. B. Baas, op.cit. p. 30.
  5. Texte cité note n° 3.
  6. La métaphysique présuppose, plus ou moins consciemment, que l’exhaustion du réel par le symbolique est possible, c’est- à-dire que la vérité peut se dire et se déterminer tout entière et que l’on peut produire le savoir absolu, et donc que quelque part le réel a un sens, pour et par l’être humain ; si l’on pense que l’ensemble du réel peut s’articuler entièrement dans le concept, alors il existe une correspondance entre le mot et la chose, entre la raison humaine et le réel. Le travail du négatif tel que Hegel le conçoit, ne met pas en jeu les limites et conditions du sens et même du symbolique lui-même, par un dehors, là où il y a une hétérogénéité radicale entre le réel et le symbolique, le mot et la chose.
  7. Expression devenue classique, mais qui a été introduite par Kojève dans sa célèbre « Introduction à la lecture de Hegel » (cours suivi par Lacan), et désignant la « lutte pour la reconnaissance » chez Hegel, qui fonde la dialectique du maître et de l’esclave.
  8. B. Baas, p. 92.
  9. À ce propos, voir l’article de G. Pommier, Le sujet de l’hallucination, in Cahiers de psychologie clinique, De Boeck, 2003, n° 21.
  10. L. Balestrière, Freud et la question des origines, 3ème édition, Bruxelles, De Boeck Supérieur, « Oxalis », 2008.
  11. S. Freud, Esquisse d’une psychologie scientifique, 1895.
  12. J.L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe, Titre de la lettre, une lecture de Lacan, 1973. Baas revient ici sur la référence, compliment « mitigé », de Lacan à ce texte dans le Séminaire XX, Encore. Cf. Baas, p. 21, et sur la raison sur le fond de ce compliment en demi-teinte, ou précisément d’un compliment exceptant la dernière partie du texte évoqué. Cf ici p. 35-36.
  13. Lacoue-Labarthe, comme l’explique Baas, parle d’un sujet qui désiste ; c’est Derrida qui parlera de « Désistance » dans un essai du même nom consacré à Lacoue-Labarthe : Désistance, in Psyché, Invention de l’autre II, Paris, Galilée, 1987 – cité par Baas, p. 19.
  14. Cité par Baas p. 15 : Lacoue-Labarthe, L’écho du sujet, in Le Sujet de la philosophie, Paris, Aubier-Flammarion, 1979.
  15. « Ce n’est pas cette vie qui recule d’horreur devant la mort et se préserve de la pure destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit ».
  16. Notamment Bataille, Hegel, la mort et le sacrifice, Deucalion 5, Études hégéliennes, éd. de la Baconnière, Neufchâtel, 1955 – cité par Baas p. 97.
  17. Cf . n° de l’Arc consacré à Bataille, 1967.
  18. J. Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale : un hégélianisme sans réserve », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967 – cité par Baas, p. 97.
  19. Cf. réf 17 consacrée à Bataille.
  20. Cette étude de Baas se construit à partir de deux lectures : celle de la reprise et du déplacement de Bataille par rapport au motif de la dialectique hégélienne (voir note 16) et celle de Derrida à partir de cette lecture de Bataille (voir note 17).Le concept de souveraineté chez Bataille est d’abord connu comme concept de la subjectivité attaché à une pratique de l’écriture, dans laquelle l’écriture de l’érotisme joue un rôle déterminant. La souveraineté est alors comprise comme le statut impossible du sujet qui, faisant l’épreuve de sa propre finitude et limitation, les dépasse par une expérience de la mort ‘sans réserve’, impréparable. À travers cette expérience – dont la dépense (de richesses ou de soi-même) est la modalité pratique – le sujet passe de la « conscience malheureuse », motif hégélien, à la souveraineté. Le sujet retrouve là un domaine de l’être antérieur à lui-même, dont il s’est arraché et contre lequel il s’est construit. Sur le plan de la connaissance, le sujet éclaté de la souveraineté fait l’épreuve de la fusion du sujet et de l’objet, et son savoir se résorbe dans un non-savoir, raison d’être et finalité ignorée du savoir. On retrouve là la citation de départ de Lacan, reprise en introduction ; et on notera que tout l’essai de Baas relève le travail de Derrida à partir du « en/sans réserve » de Bataille : certainement une référence implicite de Lacan à Bataille.
  21. La logique de Zizek et de Baas est très précise, notamment dans leur lecture de Lacan, je ne pourrai ici qu’en présenter certains traits ou conclusions qui de ce fait paraîtront peut-être péremptoires ; il faudra se reporter au texte pour suivre la démonstration.
  22. Cela évoque, me semble-t-il, la problématique de recouvrement de deux manques dans la dialectique de l’aliénation et de la séparation, que l’on peut formellement rapprocher de la morphologie singulière de l’appareil psychique tel que J.M. Jadin la décrit dans sa lecture de l’Esquisse d’une psychologie scientifique, où se joue là aussi le recouvrement de deux trous, un trou de mémoire, et trou de conscience, là aussi au lieu de la causalité subjective, et qui correspond à deux motifs du trou, trou de symbolique (coupure signifiante), et trou de réel (quantité inassimilable), qui je pense pourrait se réfléchir ici dans une tension et les effets de ratage et rencontre entre trou-matisme et trop-matisme originaire. Car on trouve chez Lacan, tel que l’explicite Ph. Julien, une forme tardive de la conception de l’imaginaire, qui ferait comme un troisième trou, donnant consistance à cet impossible, et qu’il introduit à la réflexion à partir de la figure kantienne repris par Lacan autrement, du doigt de gant retourné. C’est là peut-être qu’il y aurait quelque chose à rattacher concernant une « lalangue », non séparée, et qui colle à la peau. Mais ce serait l’objet d’un autre travail.
  23. J. Lacan, Séminaire XI, p. 160 – Baas, op. cit., p. 135.
  24. S. Zizek, Le Parallaxe, Paris, Fayard 2008, p. 185 – cité par Baas, p. 149.
  25. Baas, Op. cit., p. 150.
  26. La réflexion de Zizek s’insère tout à fait dans les termes, dans la logique aliénation-séparation de Lacan dont je rappelle succinctement les éléments : le sujet émerge et se fonde d’une division. En tant qu’il n’apparaît que représenté par un signifiant, le sujet apparaît au champ de l’Autre (qui doit être une chaîne mobile, trouée); mais l’être n’est pas présenté tout entier par le signifiant, il est re-présenté, c’est-à-dire qu’il émerge au signifiant de perdre une part de réelle dans la représentation, Lacan dira ici ce n’est pas anodin de vivant, part non symbolisable, éprouvée comme une perte d’une part de lui-même. Il disparaît de ‘là où il était’, de son antécédence, qui n’est qu’une antécédence logique, puisque concrètement, il n’a pas été pour lui-même avant qu’il puisse advenir au signifiant. L’aliénation désigne cette opération constitutive. La séparation justement, se jouera dans les failles de l’Autre, des failles perceptibles dans la chaîne signifiante (s’il en est une), dans les interstices de la chaîne signifiantes (les « inter-dits » de l’Autre), là où l’Autre, la mère par exemple, désire ailleurs, ou à côté, là où il se trompe, trompe, là où quelque chose est possible de l’intervalle S1-S2. Quelque chose sera supposée là comme le manque de l’Autre : « il me dit cela mais que me veut-il ? ». Par cette question le sujet croit pouvoir saisir quelque chose de son propre désir, qui va se constituer donc en rapport à un désir supposé de l’Autre. Lacan pense ici cette opération comme recouvrement de deux manques, un manque réel et un manque symbolique : le sujet perçoit le manque dans l’Autre, c’est un manque symbolique de l’ordre du signifiant ; face à ce manque, le sujet tente de répondre par son manque réel, « peut-il me perdre » – c’est-à-dire qu’il tente de répondre au manque symbolique par le manque vécu comme antécédent ce qu’il a supposément perdu. C’est là que se situe le retournement moëbien : la part de réel, le Ding, qui est vécu comme perdu, devient ce qui manque à l’Autre, l’objet du désir de l’Autre voire de la demande de l’Autre, c’est là le mouvement et la formation du fantasme ; tout cela se produit donc dans une forme de méprise constitutive, où le sujet ne pourra atteindre quelque chose de son désir, qu’en se posant d’abord comme ce qui manque à l’Autre, et en s’en séparant (refoulement).
  27. Nécessaire, contingent, possible, impossible.

 

EIDESIS

Michel Forné

Ed. Thot

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Amour, mélancolie et clivage

Intervention de Guillaume Riedlin lors de la formation APERTURA « Mélancolie et Paranoïa » qui a eu lieu le 8 juin 2016.

Dans ce cycle de formation organisé par Apertura, il est question, à cette session, d’évoquer en particulier la paranoïa et la mélancolie. Mon intervention s’inscrit dans ce contexte et propose d’aborder la notion de mélancolie et ses rapports à la paranoïa autour d’un cas clinique dans un premier temps et, dans un deuxième temps, de proposer une réflexion personnelle sur ce que seraient des moments mélancoliques au sein d’une cure analytique.

La mélancolie aujourd’hui

La mélancolie est une notion qui traverse toutes les nosographies, toutes les théorisations depuis Hippocrate. Sur le plan analytique, si le champ de la mélancolie, d’un point du vue du discours mélancolique ou même en termes de structure, est souvent discuté, on retrouve peu de textes qui fassent référence hormis le texte de Freud « Deuil et mélancolie1 » écrit en 1917.

Dans la nosographie freudienne où l’on retrouve – en citant rapidement – : les névroses actuelles, les psychonévroses de défense ou de transfert et les psychonévroses narcissiques, la mélancolie se retrouve dans cette dernière catégorie où elle représente une dépression marquée par un désinvestissement narcissique extrême ; en ce sens, et avec la paranoïa en miroir, elle apparaît même paradigmatique de cette entité nosographique.

Pour Freud, et d’un point de vue clinique, la mélancolie est repérable ainsi : il s’agit

pour le patient d’ « une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui se manifeste en des auto-reproches et auto-injures et va jusqu’à l’attente délirante du châtiment21 ».

S’il est vrai que cette entité clinico-théorique traverse toutes les théorisations, elle n’est pourtant plus présente en tant que telle dans la psychiatrie moderne organisée autour du DSM, elle est maintenant intégrée au spectre des troubles bipolaires, au moins des troubles unipolaires, dans une vision dimensionnelle et selon le principe d’une dépression spécifique par sa gravité, avec l’apparition d’idées délirantes congruentes à l’humeur. Selon le Larousse en ligne, la congruence est la « qualité d’une articulation ou d’une anastomose dont les deux parties s’adaptent parfaitement ». On entend bien là, la volonté d’une intégration dimensionnelle des choses. Sur la réglette de l’intensité du ressenti dépressif et de l’ampleur des signes cliniques associés, allant d’un soleil jaune à un trou noir, la mélancolie serait certainement ce qui se rapproche le plus de ce dernier. Si l’on revient à une définition plus mathématique de la congruence : un angle est congru à un autre en fonction du nombre de tours que l’on a réalisé pour y arriver. C’est-à-dire, que par exemple, deux angles peuvent être égaux à une congruence de 2π près (modulo), cela fait disparaître de la scène le nombre de tours qu’il a fallu pour arriver à cette même valeur comprise entre 0 et 2π. Cette répétition perdue correspond peut-être, d’un point analytique à ce qui se perd de la substance mélancolique quand on l’intègre au spectre des troubles de l’humeur et que nous allons essayer de retraverser ici au décours d’un cas clinique. Ceci apparaît même souvent nécessaire aux psychiatres qui auront à se référer parfois au discours analytique, au cas par cas, pour prendre en charge des patients mélancoliques, de par leur spécificité.

D’un point de vue psychopathologique, et d’un point de vue analytique, pour dire quelque chose de la mélancolie il faudra en passer par Freud et avec un regard empruntant à Lacan selon les interrogations suivantes autour de la texture de l’idéal du moi, le statut de l’objet et du clivage.

Pour ce faire, comme l’indique le titre de mon intervention pour parler de la mélancolie on va partir de l’amour. J’aborderai rapidement, à la fin, une idée toute personnelle sur les traces de mélancolie retrouvées dans la cure en rapport à ce qu’il en est de chacun d’un rapport au langage, cela constituera une hypothèse que je formulerai.

Voici le cas clinique que je voulais aborder comme toile de fond de cette intervention :

Mme C. rencontrée à l’hôpital et dont l’anamnèse fait état d’un lourd passé de dépression grave (le mot mélancolique est prononcé dans son dossier), souffre actuellement d’un trouble bipolaire de type 1 et d’une maladie de Parkinson. Le début de ses troubles remonterait à presque 20 ans.

À notre première rencontre dans le service, Mme C présente : angoisse majeure de fond avec des excès paroxystiques au cours de l’entretien qui la font se taire, passer par le corps ; elle sue, tremble, se rigidifie, et le regard est terriblement fixe, vide et suppliant. La tristesse est intense et particulièrement palpable, elle fait l’effet d’un vent froid dans le dos. Elle présente une tristesse très perméable, c’est quand même l’effet premier, angoissant, que produit chaque mélancolie que j’ai pu croiser.

Au décours de ces accès, au moins deux dans l’entretien, le discours, qui se tenait un peu avant, prenait une tonalité délirante sous la forme d’une culpabilité délirante « je leur ai fait tellement de mal, la police va venir me chercher », elle parle de voix qui résonnent comme des injonctions à se suicider au moment des excès d’angoisse. « Tu dois te tuer » « suicide-toi » « tu n’es rien » « tu es coupable ».

Finalement, au cours du suivi, la patiente va pouvoir me raconter son histoire de la maladie, c’est-à-dire la manière dont elle fait état de ce qui lui arrive :

Peu de temps avant son entrée dans la maladie, elle avait un amant dont elle était très amoureuse, avait déjà deux enfants, son mari était éthylique chronique, violent, elle subissait elle-même de la maltraitance dans son enfance de la part d’un père violent et alcoolique. L’idée, formulée par son amant et entretenue par elle, de la possibilité d’un départ à deux vers un horizon plus amoureux se discutait de plus en plus sérieusement. Le jour où elle décide d’aborder la question avec son mari, celui-ci demande une entrevue à trois, lui, elle et l’amant. Avant cette entrevue, elle préparera ses valises.

Elle ne dira pas grand chose de ce qui s’est dit à ce moment-là, ce serait certainement le point central à déplier si j’avais pu être amené à suivre cette patiente sur le long terme ; à la fin, elle va finalement refuser de partir, c’était à la demande de son mari. C’est à ce moment qu’elle va commencer à entrer dans une dépression, selon ses dires, qui va aller en s’aggravant et de concert va développer une maladie de Parkinson. Elle tentera plusieurs fois de mettre fin à ses jours, sauvée au moins deux fois de justesse par la réanimation médicale. Aux dernières nouvelles, 20 ans après, le neurologue qui la suit depuis le début, dans un courrier, explique qu’il faut arrêter de prendre en charge la pathologie neurologique comme une maladie de parkinson, que lui-même n’est plus certain du diagnostic.

Au fil de cette histoire, on va commencer par parler d’amour.

Amour et mélancolie

Dans l’article « Pour introduire le narcissisme2 », Freud, en 1914, explique que l’on aime ce que l’on est, ce que l’on a été, ce que l’on voudrait être soi-même. De ce point de vue, narcissique, l’amour a à voir du côté d’un mécanisme qui fonctionnerait comme un déplacement de l’image du Moi. Pour que ça fonctionne, l’amour suppose un dépôt dans l’Autre. Tous les autres ne sont pas susceptibles d’être des réceptacles à ce déplacement, il s’agit souvent d’un trait qui offre cette possibilité, trait qui sera la manière dont on évoquera l’idéal du moi, c’est-à-dire que cela implique le symbolique. Le dépôt, ainsi constitué, arrime le mouvement des instances. Avec des objets lacaniens, on dirait que l’opération amoureuse serait alors celle qui conjugue l’image spéculaire i(m) (moi idéal) et l’objet a sous le réglage de l’idéal du moi. Comme l’évoque Jean-Richard Freymann dans le devenir de la mélancolie3.

Alors quand il y a rupture ? Et, toujours selon Jean-Richard Freymann, quand il y a une chute réelle, « l’autre réel quitte le montage », la place vacante devenant déshabitée, il y aurait deux conséquences :

  • d’une part, l’amoureux se retrouve encombré de l’objet a qu’il avait déposé dans l’autre ;
  • le jeu symbolique entre moi (moi idéal) et idéal du moi soit les rapproche soit les éloigne.

C’est dans un échec de la deuxième, et sous la forme d’un rapprochement, que se constitue la mélancolie.

Avant d’aller plus loin il nous faut redéfinir les choses : Le moi idéal est un représentant du premier narcissisme, il est exempt de la dimension de l’identification. Selon Lacan, et commentant le stade du miroir3 : « L’image du moi, du seul fait qu’elle est image, le moi est moi idéal, résume toute la relation imaginaire chez l’homme4. » C’est un lieu caractéristique de l’état dit de toute-puissance.

L’idéal du moi selon le texte de Freud « Introduction au narcissisme5 » est présenté sur le mode d’une formation intrapsychique autonome qui joue le rôle d’une instance qui évalue le moi. Issues du deuxième narcissisme, qui se constituerait ainsi, les idées de grandeur réprimées par les parents induiraient une intériorisation progressive sous la forme d’une instance exerçant une censure possible sur un mode d’auto-évaluation. Freud précise, sur le mode identificatoire, dans « Psychologie des foules et analyse du Moi6 » en 1921, que c’est aussi le lieu spécifique où fonctionneraient la fascination amoureuse, la soumission au leader, la dépendance vis-à-vis de l’hypnose et de la suggestion, c’est-à-dire où le sujet s’identifie à une personne tierce en place d’idéal du moi.

On peut aller un peu plus loin dans l’interrogation de cette instance : il s’agit d’une répétition de réprimande à l’endroit des idées de grandeurs, cela constituerait un modelage du moi idéal, mais ce qui est intériorisé serait la répétition progressive, ce qui entre en-je(u) n’est plus le contenu de ce qui est réprimandé mais le rapport à la réprimande. Fonction du trait, et donc de l’instance, et donc son inscription du côté symbolique. Il s’agit de l’introduction de symbolique, de tiers. Au niveau du schéma optique, l’idéal du moi pourrait être représenté par l’angle d’inclinaison du miroir qui fait plus ou moins bien correspondre i’(a) en fonction de i(a).

Toujours d’après Gérard Pommier7, dans « Le moi et le ça8 », Freud parle d’un rapprochement ambigu entre l’idéal du moi et le surmoi ; en 1931, Freud expliquera que le surmoi déborde l’idéal du moi. Le surmoi serait investi d’une triple fonction : auto- observation, conscience morale, fonction d’idéal. Schématiquement, le rapport entre le moi et le surmoi renverrait au sentiment de culpabilité et d’infériorité, culpabilité en rapport à la conscience morale, et infériorité en rapport avec l’idéal du moi.

Mécanismes mélancoliques, mise en corps et clivage

Dans la mélancolie, selon Freud, par le mécanisme d’identification, cet objet d’amour est reconstitué dans le moi, et sévèrement jugé et critiqué par l’idéal du moi et « les reproches et agressions envers l’objet se manifestent sous la forme d’auto-reproches mélancoliques9 » ; il y a un renversement des reproches à l’objet d’amour sur le moi propre, c’est le mécanisme de la genèse de la mélancolie, ce qui éclaire cette phrase :

« L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné10. »

Mais qu’est-ce qu’il y a à entendre de cette question de l’identification ? Il y aurait

trois mécanismes identificatoires chez Freud11 :

  1. La dimension de l’incorporation, introjection développée par Abraham et Ferenczi ;
  2. L’identification hystérique, qui permettrait que l’amour persiste car l’identification se ferait selon des traits empruntés à l’objet d’amour, l’inverse d’une totalité ; et enfin
  3. L’identification régressive.

C’est dans cette dernière que se retrouve le mode identificatoire dans la mélancolie.

Cette modalité identificatoire n’est pas tant propice à un remaniement, puisqu’elle se distingue comme totale : le Moi était complètement confondu avec l’objet de la pulsion.

Le mélancolique devient ce qu’il aime et ne peut que supporter une perte de l’ordre de la mutilation, « l’autre réel sort du montage » : avec le départ ou la mort de l’objet, c’est l’édifice narcissique qui se dénoue : le Moi n’a plus de quoi se soutenir, sinon l’hallucination d’un cadavre.

D’après Freud, et à propos du texte sur Schreber12, qui contribuera à mettre en place la deuxième topique, la négation de « je l’aime » chez le paranoïaque n’est pas marquée de la négation, il s’agirait d’un négativisme. Pour ce faire, il faut s’employer à mettre en place une négation sans signe syntaxique, ce qui va impliquer notamment un recours à l’acte, selon sa composante réelle. Ainsi Freud va décomposer le jugement négatif en deux temps :

  • renversement sémantique « je l’aime » devient « je le hais »,
  • puis dans un deuxième temps un renversement de sujet « je le hais » devient « il me hait ».

Une double négation faisant retour à l’affirmation, un double négativisme validant l’affirmation ?

L’idée serait de dire que dans la mélancolie de par cette identification régressive, le renversement du sujet n’est plus possible et le seul renversement possible d’un point du sujet est contre lui-même : « je le hais » se transformant en « je me hais ». Cette position valide le caractère non névrotique du moment mélancolique.

Dans le chapitre « l’identification » écrit en 1921 et présent dans l’ouvrage

« Psychologie collective et analyse du moi », Freud explique les choses ainsi :

« Mais ces mélancolies nous révèlent encore d’autres détails qui peuvent avoir de l’importance pour nos considérations ultérieures. Elles nous montrent le moi divisé, partagé en deux parties, dont l’une s’acharne contre l’autre. Cette autre partie est celle qui a été transformée par l’introjection, celle qui renferme l’objet perdu. Mais la partie qui se montre si cruelle à l’égard de sa voisine ne nous est pas inconnue non plus. Cette partie représente la « voix de la conscience », l’instance critique du moi ; tout en se manifestant même en temps normal, elle ne se montre jamais aussi impitoyable et aussi injuste. Déjà précédemment (à propos du narcissisme, de la tristesse et de la mélancolie) nous avons été obligé d’admettre la formation, au sein du moi, d’une pareille instance, susceptible de se séparer de l’autre moi et d’entrer en conflit avec lui. Nous lui avons donné le nom d’ « idéal du moi » et nous lui avons assigné pour fonctions l’observation de soi-même, la conscience morale, la censure des rêves et le rôle décisif dans le processus du refoulement. Nous disions alors que cet idéal du moi était l’héritier du narcissisme, dans lequel le moi infantile se suffisait à lui-même. Peu à peu il emprunte aux influences du milieu toutes les exigences que celui-ci pose au moi et auxquelles le moi n’est pas toujours capable de satisfaire, afin que, dans les cas où l’homme croit avoir des raisons d’être mécontent de lui-même, il n’en puisse pas moins trouver sa satisfaction dans le moi idéal qui s’est différencié du moi tout court13. »

Dans cette citation se retrouve l’essentiel des mécanismes que l’on a essayés de décrire.

Cette traversée nous a permis de dire quelque chose des mécanismes qui entrent en ligne de compte dans la mélancolie, le rapport au cas de Mme C nous permet d’entrevoir ce qui se joue de la clinique de la mélancolie. Pourtant quand Freud ouvre la porte au clivage et ses processus, on a envie d’aller plus loin avec les apports de Lacan pour répondre de la mise en-je(u) du corps.

En m’appuyant notamment sur le texte de Gérard Pommier déjà cité, je vais vous proposer de dire quelque chose de ce rapport au corps par le biais du clivage.

À propos du stade du miroir, G. Pommier nous dit ceci : Le sujet est en face du petit autre du miroir dans une complète asymétrie, la maîtrise anticipée que cette image autorise provoque une jubilation, non sans angoisse qui l’amène à se référer à la place où il a été désiré par l’Autre. À cet instant il se tourne vers la personne qui le porte. Il pourra se voir aimable dans la mesure où il se reconnaîtra tel à la place virtuelle de l’idéal du moi, désignée par la mère. Il s’agit de cette instance symbolique où le sujet vient se signifier. Sans elle, il reste appendu au spéculaire.

Dans ce même texte, l’auteur propose un rapprochement entre le « schéma L » de Lacan et la théorie freudienne à cet endroit précis du narcissisme et dans le texte « Pour introduire le narcissisme » ; l’articulation logique apparente : auto-érotisme donne narcissisme donne amour objectal ne serait pas complètement satisfaisante pour Freud, c’est du côté du semblable, du côté de l’homosexualité dans le sens de la sexualité envers le semblable. (voir le texte sur Schreber qu’il va critiquer). Il explique que « quelque chose » doit venir se rajouter à l’auto-érotisme pour donner le narcissisme.

(Es) S ’utre

a

(moi) a

utre

On retrouve une dialectique autour de quatre termes : pulsions auto-érotiques que l’auteur propose de placer en A, une entité non définie et qui n’est pas encore le moi ce serait le sujet, le « quelque chose » serait le a qui vient s’ajouter au moi d’un point de vue de l’image et serait a’

A

Cette complexité autour de quatre places serait celle repérée dans le « schéma L » qui apparaît comme le fondement de la relation spéculaire. Dans ce montage ainsi proposé, le clivage serait un effet de discours, résultat d’une forclusion du nom du père et viendrait couper la ligne imaginaire, c’est-à-dire la ligne aa’.

Cela a deux conséquences :

  • Le corps étant de l’ordre de l’imaginaire, il entre en scène à ce moment précis pour tenir encore un peu un petit quelque chose de désirant ;
  • La marque de cette fragilité imaginaire a à voir avec un défaut d’inscription symbolique, le clivage rejoignant ici la forclusion lacanienne du nom du père, d’un point de vue de l’idéal du moi si on s’attache à Freud.

C’est à ce moment précis de lâchage sur une structure fragilisée que vient s’organiser la construction mélancolique.

Ainsi, le retour au cas clinique pourrait s’interpréter comme suit : l’idéal du moi vient persécuter le moi idéal suite à ce clivage opérant sur le mode de la chute de la ligne aa’. La mise en-je(u) du corps ne fonctionne plus de la même manière, cela s’est rigidifié (marque du syndrome extrapyramidal qui fonde la maladie de Parkinson).

L’effet jubilatoire de l’image comme lieu où apparaît l’autre opère sur un autre mode, comme pur semblable, l’angoisse générée lui fait s’adresser à l’Autre en interrogeant la place où elle a été désirée, il y a certainement quelque chose qui a fait défaut à cet endroit, c’est le point de fragilité structurelle, le clivage est marqué par les deux hommes (le père, le mari est à la fois comparé à son père et père de ses enfants et l’amant) toujours est-il que la patiente se retrouve dans l’incapacité d’entendre un au-delà de la demande permettant à un trou de se former et d’ouvrir la porte à un deuil, la demande s’adressant à un absent.

C’est l’endroit où cela va lui revenir du réel, le clivage se fait tranchant, il y a forclusion de ce qui n’avait jamais pu se symboliser.

Mme C reste à ce moment prise dans la jubilation et l’angoisse qu’elle génère. Il y a production d’une injonction de jouissance. Or ici, il ne restera que le corps comme semblable sur un glissement psychotique en deux temps du : je l’aime, je le hais, il me hait. Sauf que contrairement à la paranoïa, les choses sont plus complexes ici et surtout elles sont intériorisées. On n’est pas dans la capacité de produire de la projection au sens de Ferenczi.

Il reste donc ce corps que l’instance de l’idéal du moi va réduire à son état de cadavre, rigide et froid, parkinsonien. Mme C n’en est pourtant pas morte et cet en-je(u) du semblable du miroir à travers l’image perçue, le corps, est la dernière possibilité d’entretenir désespérément une trace de désir, de tenir le sujet mal barré.

Moments mélancoliques au sein d’une cure analytique

La fin de ce propos tiendra d’une autre question. Il s’agit de proposer de dire quelque chose de ce que pourrait être les « moments » mélancoliques rencontrés dans la cure analytique. Il y a, à cet endroit, une hypothèse que j’aurais envie de formuler. Si le travail dans la cure consiste à effectuer une « traversée » du fantasme inconscient, pour le dire rapidement, il y a, chez le sujet, des points qui n’y sont pas pris. Cliniquement on pourrait proposer de dire qu’il s’agit de pointes de discours qui sont figées, quasi holophrasiques, où l’espace entre les signifiants n’existe plus, ça n’est pas troué.

Ces pointes seraient parfois même des reliquats de ce qui n’avait pas pu être symbolisé dans l’Autre, au sens d’un lègue. Il n’y aurait alors comme seul mécanisme possible psychique pour tenter d’en faire quelque chose – traverser serait déjà trop –, que d’en passer par des mécanismes « mélancoliques ciblés ». L’image d’une toile de fond générale organisée dans le fantasme mais sur laquelle, ou au travers de laquelle, se trouveraient des points de fixation inabordables permettrait d’envisager que, sous le couvert d’une instance psychique, un rabotage soit envisageable, à la manière dont l’idéal du moi critique et réduit le moi idéal.

Cette opération analytique ouvrirait-elle à la possibilité de soutenir un travail analytique avec un patient mélancolique ?

1 S. Freud (1915), « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Payot, 2011.

2 Ibid.

3 J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

4 J. Lacan, Le Séminaire livre I (1953-1954), Les écrits techniques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975.

5 S. Freud (1914), « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1999.

6 S. Freud (1921), Psychologie des masses et analyse du Moi, coll. « Points », 2014, commentaires

P. Hochart, trad. D. Tassel.

7 G. Pommier, D’une logique de la psychose, Point hors ligne, 1983.

8 S. Sigmund (1923), Le moi et le ça, Paris, Puf, 2011.

9 S. Freud, Deuil et mélancolie, op. cit.

10 Ibid.

11 J.-R. Freymann (sous la dir.), L’art de la clinique : Les fondements de la clinique psychanalytique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013.

12 S. Freud (1911), « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Le Président Schreber) », Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.

13 S. Freud (1921), « Psychologie des foules et analyse du moi ch. L’identification », dans Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993.

Clinique psychanalytique des états mixtes

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Mélancolie et paranoïa » qui a eu lieu le 8 juin 2016.

Double nosographie

Le titre de mon intervention, Clinique psychanalytique des états mixtes, tient au fait de l’énigme que constitue ce qu’on appelait les états mixtes. Les états mixtes étaient déjà un peu énigmatiques dans les classifications de l’époque, travaillées par Henri Ey qui disait : « Il faut rappeler ici la possibilité d’états mixtes (Kraepelin) qui offrent tous les tableaux de transition entre l’accès de manie et celui de mélancolie ». Kraepelin, à l’époque, décrivait six formes d’états mixtes, la dépression avec fuite des idées, la mélancolie agitée, la stupeur avec éléments maniaques, la manie improductive, la manie dépressive et la manie akinétique. Point important parce que des personnes peuvent présenter à la fois des éléments mélancoliques et des éléments maniaques, point important cliniquement parce que ce sont des formes très fréquentes qu’on trouve dans les prises en charge « analytiques » des psychoses ; ces formes se développent souvent dans les transferts, disons, « psychotiques ». C’est donc quelque chose de très énigmatique dans la mesure où quelqu’un peut présenter à la fois un délire mélancolique et des éléments maniaques. C’est tout le problème des classifications actuelles : dans la mélancolie ou dans le moment mélancolique, ce n’est pas la même chose, vous avez un délire ; le délire, c’est ici la culpabilité délirante, sinon ce n’est pas une mélancolie. C’est là où nous avons de graves problèmes avec les classifications actuelles, vues sous l’angle de la clinique, en ce sens que cette histoire n’est pas du tout nette dans les questions de « bipolarité ». Cliniquement, il est très important de pouvoir repérer si quelqu’un, dans sa déprime, présente un délire mélancolique ou pas, ce qui peut arriver chez quelqu’un qui a une apparence très névrotique. Remarque que je fais, parce qu’il est très difficile de travailler les classifications actuelles et les classifications cliniques que l’on avait auparavant. Travail pourtant intéressant parce qu’à l’envers et positivement, j’ai trouvé concernant la définition de la paranoïa, dans la référence 201.0 – F60 du DSM-IV, la phrase suivante à propos de la personnalité paranoïaque et des critères diagnostiques : « … Garde la rancune c’est-à-dire ne pardonne pas d’être blessé, insulté ou dédaigné ». Intéressant ! Une phrase clinique surgit, qui est juste !

Paranoïa et aussi signifiant

Mais aussi, ce que je veux amener, concerne une phrase de Lacan à propos de la paranoïa ; c’était à l’ouverture de la section clinique de Vincennes, je le cite : « Dans la paranoïa, le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ». Cela signifierait que dans la paranoïa, on a les mêmes mécanismes de logique signifiante que dans la névrose ; c’est évident dès le cas Aimée que Lacan travaille dans sa thèse. Ce qui veut dire que vous pouvez prendre en analyse des gens qui sont dans un cheminement langagier tout à fait habituel et qui sont de parfaits paranoïaques. C’est ce qui arrive, parce que ce qui fait défaut dans la paranoïa, c’est plutôt la question du fantasme. Quelle est la place du fantasme dans la paranoïa ? Entre le fantasme comme scénario inconscient et le délire révélé, complet, il y a du fantasme délirant. Freud le dit d’ailleurs dans les textes concernant « Névrose et Psychose »1 ou à propos de perte de la réalité.

Le problème pour l’analyste n’est alors pas simple. Que fait-on avec cela ? Est-ce que ces moments délirants, qui sont souvent sur un mode très paranoïaque – c’est une certitude par rapport à l’autre – ce sont des moments qui tranchent soudainement, qui existent dans la structure du sujet et c’est là où la notion de structure n’est plus du tout suffisante. Est-ce qu’il faut alors pousser quelqu’un à l’analyser ou à le contourner ? Moments d’intensité différente selon les individus mais qui, quand-même, sont là. Lacan répond à cette question dans les Conférences américaines2 ; il dit que quand la personne se sent vraiment bien, on arrête le travail, quitte à reprendre le travail analytique quelques années après. Sur cette question, on a inventé, surtout à Strasbourg, cette idée « d’entretiens post-analytiques », c’est-à-dire qu’il y a des moments dans la vie où on reprend, on pourrait dire, « un temps » d’analyse, dans le sens d’analyser son analyse, parce que quand vous avez fait une analyse, vous tombez sur des moments paranoïaques, mélancoliques, sans compter avec les fins de cure ratées. Je rappelle aussi que le risque encouru avec les questions de la castration, le rapport au manque, c’est que

  1. S. Freud, Névrose, Psychose et Perversion, Névrose et Psychose, PUF, 1973, p. 283.
  2. Scilicet : Conférences Américaines.

le sujet de l’inconscient avance mais va tout faire pour voiler cette question du manque, de la perte etc. C’est tout à fait fréquent qu’il y ait, en fin d’analyse, un moment de nature mélancolique, mais ce n’est pas de la mélancolie et c’est à ce moment-là qu’il ne faut pas lâcher l’analysant.

Et le désir ?

La question de la mélancolie et de la paranoïa, que nous avons traitée aujourd’hui sous différents angles, « les vides et les pleins », la question des « glissements structuraux », la question des clivages, du rapport à l’imaginaire… est illustrée par un schéma, le schéma Du désir et de son interprétation qui résume exactement la question de la structure du parlêtre et nous permet, au regard de l’inconscient aussi, de se repérer dans la question de la paranoïa et de la mélancolie. Ce schéma résume, au fond, toute la théorie de Lacan.

Schéma – Du désir et de son interprétation3

Les quatre points représentent l’unité de base de la structure ; avec ce schéma, vous pouvez faire le même développement du côté du graphe et du côté des différents schémas sur la psychose.

Vous avez S, qui est la question du sujet, vous avez A – le grand Autre ; le sujet se constitue dans l’Autre ; l’Autre n’est pas le discours ambiant ; l’Autre, c’est sa capacité ou non à créer de l’adresse. L’Autre est une adresse. Entre le discours ambiant et le sujet, il n’y a pas de lien direct ; ce n’est pas parce que vous êtes entourés, de fous – contrairement à ce que pense la psychiatrie – que vous deviendrez fous ; atout donc formidable ! C’est-à-dire qu’il y

  1. J. Lacan., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, Ed. de la Martinière, 2013, p. 145.

a quelque chose « entre ». Pour que le sujet se constitue, il va être obligé – avant – de constituer cette question de l’Autre ; ça peut-être aussi le petit autre, la maman, le papa, le voisin etc… Il faut, pour cette adresse, quelque chose de l’ordre d’un conflit de discours, il faut du tiers. Cela veut dire qu’il faut quelque chose de poreux, vous ne pouvez pas être pris uniquement dans un seul discours.

Une exception cependant à cette question : est-ce qu’on peut devenir fou à cause du discours ambiant ? Oui, mais uniquement dans la névrose post-traumatique ; si vous êtes pris dans une guerre, dans un effroi total, vous pouvez devenir fou. Est-ce que pour autant, on le reste, c’est encore une autre question ?

Dans ce schéma du parlêtre, de l’être parlant, le sujet se constitue dans l’Autre et ce qui fait obstacle à cette constitution, c’est la relation imaginaire du moi et de son image. Le lien avec la question de l’imaginaire, c’est que le moi n’est pas l’ego ; le moi, c’est la somme des identifications, et l’image du moi, c’est ce qui donne aussi, pour une part, la question du moi- idéal c’est-à-dire ce dont on a hérité de la question du narcissisme de l’enfance. Ceci pour le schéma de la « normalité » psychanalytique c’est-à-dire vous vous constituez dans l’Autre mais tout est fait pour que ça ne marche pas ; alors vous faites une analyse et le lien entre les deux pôles, c’est le transfert ; il y a du transfert imaginaire, réel, symbolique. Sur ce schéma, vous avez une sorte de croix et ce qui se passe, c’est qu’au fond, le transfert permet de sceller les « points » ensemble, pendant un certain temps ; après, quand le transfert est quelque peu dénoué sur le plan imaginaire, c’est quelque chose…. Ce modèle est au fond, le modèle névrotique.

Dans la paranoïa, qu’est-ce qui se passe ? Dans la structure paranoïaque, même si « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant », il y a quelque chose du sujet qui ne peut pas être clivé, qui est insupportable dans son clivage, c’est-à-dire qu’il ne peut pas être divisé. Du côté symbolique, c’est un modèle de « sujet consistant » c’est-à-dire qu’entre les signifiants, le signifiant représente le sujet, mais ce n’est pas le même sujet, c’est un sujet qui n’est pas divisé ; c’est quelque chose qui est univoque. Dans la logique paranoïaque, on a beaucoup plus accès à la question de la vérité, à la question de la réalité, à la question de la justesse beaucoup plus que le névrosé ; le névrosé a son semblant. Dans la paranoïa, le sujet prend une autre forme, et le moi qui est un ego, n’est pas le moi freudien ; c’est une structure où, je pense, il y a quelque chose qui est une contre-indication proprement dite à la psychanalyse typique. Je n’ai pas dit que c’était une contre-indication à une approche analytique ; là se pose vraiment la question du regard, il ne faut pas le lâcher des yeux sinon le délire devient prépondérant, mais ce n’est pas systématique.

La mélancolie

En ce qui concerne la question de la mélancolie, on se trouve dans la question de

« L’ombre de l’objet est ainsi tombé sur le Moi ». C’est le moi, lui-même, qui, non seulement, n’est pas de l’ego, n’est plus du moi ; Freud dit qu’il y a deux positions : pour s’identifier à l’objet perdu, au lieu de perdre de l’objet, on va perdre le moi, ce qui veut dire que là, on est dans quelque chose qui est un accès au sujet divisé, beaucoup plus prégnant. C’est pour ça que certaines fins d’analyse se terminent bien ; le seul problème, c’est que, s’il n’y a plus de moi, il n’y a plus rien. Lacan a toujours dit, dès le séminaire sur les psychoses, qu’il n’y a pas simplement les questions d’ancrage symbolique, les signifiants, la forclusion, le déni du réel, etc… c’est l’imaginaire lui-même, qui n’est plus capable de spéculariser et il y a deux imaginaires : l’imaginaire spéculaire, on pourrait dire le monde de l’image et l’imaginaire non spéculaire qui est l’endroit du lien entre le réel, le symbolique et l’imaginaire. Lorsque vous avez le nœud borroméen, il y a la place de l’imaginaire qui est branché sur les deux autres dimensions et vous avez la place de l’imaginaire autour de l’objet a. En général, l’analyse a tendance à racler du côté de l’imaginaire spéculaire ; alors justement, le moment où on tombe sur l’imaginaire non spéculaire, un imaginaire où ce n’est plus l’autre qui vous parle, un endroit où vous êtes confronté, non pas à l’autre comme objet mais à un objet que vous avez déposé dans l’autre, au moment où vous n’êtes plus concentré sur l’idée de l’altérité, vous vous rendez compte que tout tient au fait que vous avez déposé quelque chose dans l’autre. Le transfert analytique, c’est cela, et au moment où vous allez essayer de récupérer cela, le problème, c’est qu’il y a des moments qui sont extrêmement difficiles, structuralement. Même s’il y a des moments mélancoliques ou même des moments paranoïaques, ce sont des choses qui peuvent être traversées.

Ce qui fait que, a contrario, on peut dire que la psychanalyse soigne les psychoses, elle ne les guérit pas. Il faut arrêter de dire que la psychanalyse ne soigne pas les psychoses, c’est faux ! Le problème, c’est qu’on est obligé de réinventer nos outils, c’est-à-dire les formes de transfert. On peut mettre en place un transfert érotomaniaque, ce n’est pas pour autant que ce n’est pas un transfert. L’érotomanie, par exemple, fait le pont entre les formes de mélancolie et la question de la paranoïa.

DISCUSSION

Michel Lévy – J’aimerais poser une question : comment appelles-tu ces moments délirants dans la névrose ? Comment les nommes-tu ? Quelle est la théorie que tu appliques là-dessus parce qu’empiriquement, on les voit, on les décrit, ils sont là mais est-ce qu’il s’agit des forclusions partielles ? Dans la mesure où c’est réversible, est-ce que ce sont des forclusions réversibles ? Est-ce que ce sont des clivages dans la structure ? Est-ce que ce sont des forclusions locales ? Je ne sais pas comment les nommer. Est-ce que ce sont des juxtapositions mosaïques ? Est-ce que c’est un dénouage et un renouage ? Comment penses-tu ce « truc » ? On le voit, mais pour le comprendre, c’est quoi ?

Jean-Richard Freymann – J’ai une conception pour le travail, celle de penser qu’on est tous clivés, c’est-à-dire que chacun est porteur de tous les mécanismes du monde. On a de la forclusion, on a du déni, on a du refoulement, on a tout en « stock ». Il se trouve que, structurellement, comme résultante, il y a un des mécanismes qui est prépondérant. La première réponse, c’est qu’il n’est pas étonnant que quand vous grattez de manière importante un des mécanismes, la levée du refoulement, ça a un effet sur les autres mécanismes, sur le devenir des pulsions ; il y a d’autres devenirs des pulsions, ça a à voir avec la question des pulsions. À un moment donné, les gens qui ont été le plus magnifiquement obsessionnels, font des passages à l’acte incompréhensibles parce que c’est une mise en route des pulsions. Autrement, il faut faire attention, c’est ce en quoi la fin de cure et la fin d’analyse, ce n’est pas la même chose, ce sont des temps différents. La deuxième réponse, c’est bel et bien des forclusions d’un signifiant ou le déni du sein de la mère. On avait mis avec Michel Patris un triptyque en place qui nous avait beaucoup appris sur cette question-là, c’est le triptyque : croyance, conviction, certitude. Ce sont des mécanismes qui cohabitent aussi. En général, les formes transférentielles sont des formes de croyances, en général, les formes paranoïaques sont des formes de certitude et les formes de psychoses collectives sont des formes de conviction, avec la question de la religion etc. On a des tas de formes possibles, et je pense qu’il y a des choses qui permettent de se repérer, dont on n’a pas parlé ici, mais à d’autres moments, c’est le rapport au symptôme. Les personnes viennent d’abord, on pourrait dire, pour un certain nombre de signes cliniques, ils vont découvrir un symptôme prépondérant, et par la suite, si les choses se passent à peu près bien, ils vont modifier leur rapport à ce symptôme, et là, ça met en route – je réponds indirectement à ta question – d’autres mécanismes. Mais Lacan dit, la structure elle-même en tant que telle, c’est le symptôme ; c’est le symptôme qui définit la structure.

M. L. – J’ai une deuxième question dans la « foulée ». Si dans la paranoïa, il y a du signifiant qui vient représenter le sujet pour un autre signifiant, si dans la paranoïa, le sujet n’est pas divisé et qu’on est dans la certitude, est-ce que tu n’es pas en train de dire après Lacan, que le signifiant représente le moi, pour un autre signifiant ?

J-R. F. – Non, je pense que c’est un rapport au signifiant, si le sujet n’est pas clivé – on fait de la métapsychologie – mais l’effet du signifiant est beaucoup plus radical.

M. L. – Qu’est-ce que c’est que ce sujet complet, de certitude, non clivé, comment appelle-t-on cela ?

J-R. F. – C’est le sujet fétichiste, c’est celui qui s’est doté de quelque chose qui permet de ne pas être troué. C’est très facile, tu prends la religion, tout ce qui remplit – on pourrait dire – ce manque qui se trouve à l’intérieur du sujet. C’est déjà une tendance spontanée cette paranoïa ; la paranoïa quotidienne, ce n’est pas se promener avec un sujet divisé.

M. L. – Donc, dans ce truc-là, il n’y a pas de glissement métonymique.

J-R. F. – Si, parce qu’on est quand-même dans la Ichspaltung, donc on n’est pas entièrement dans la paranoïa, il y a toujours un clivage et c’est vrai aussi pour les schizophrènes ; c’est là que je dis qu’il y a un traitement psychanalytique ; les personnes ont toujours des parts, donc elles peuvent toujours avancer dans leur propre cheminement, c’est ce que je trouve génial du côté de l’invention de la psychanalyse. En psychiatrie, ce n’est pas ainsi. Alors comment apprend-t-on aux personnes à supporter pendant 30 ans un même patient ? Ce qui le permet, c’est le désir du désir ; c’est de désirer qu’il y ait du désir, c’est ça qui nous soutient.

M. L. – Je rajoute, à propos de la question de l’effroi et du traumatisme, que, si ça ne rend pas fou la personne elle-même, ça peut rendre fou ses enfants.

Une participante – Vous parliez de trop de sens, de pas assez de sens, je me demandais si, chez une personne mélancolique, la paranoïa ne devenait pas un mécanisme de défense ?

J-R. F. – Oui, les cliniciens l’ont toujours dit. Il y a une solution à la mélancolie, c’est une bonne paranoïa ; c’est aussi vrai pour la schizophrénie, mais c’est un peu dangereux par moments…

Un participant – Est-ce que tu fais un distinguo entre la temporalité dans la mélancolie et d’autre part, dans la névrose obsessionnelle ?

M. L. Oui, une différence totale. Dans la mélancolie, tout est déjà terminé, dans la névrose obsessionnelle, le temps est mis de côté, il est mis en réserve, il peut être scandé. Il y a du désir dans la névrose obsessionnelle, je ne dis pas qu’il y en a pas du tout dans la mélancolie, tant que la personne se lève, même si elle se lève à 3 heures de l’après-midi et qu’elle se recouche à 5 heures, il y a un tout petit élément qui la fait bouger encore. Dans la névrose obsessionnelle, le temps est scandé, de façon machinique, il est rythmé de façon très précise, il y a une tentative fantasmatique de maîtrise du temps, tandis que dans la mélancolie ce n’est pas la question, ce n’est pas là que ça se joue ; le rapport à la temporalité est complètement différent. Au contraire, c’est même l’inverse de ce point de vue-là, dans la névrose obsessionnelle, la mort est toujours repoussée à plus tard, c’est une tentative d’évacuer la question de la fin ; dans la mélancolie, ce serait le constat que c’est déjà là. Il y a des points communs, mais il y a des grandes différences.

J-R. F. – Ce à quoi on est confronté, ce sont des moments mélancoliques qu’on peut faire dans toutes les structures ; l’endroit délicat, c’est justement le moment mélancolique et le point fondamental qu’on va reprendre dans nos prochaines formations, en septembre, c’est le rapport à la temporalité.

Séminaire « Les retours à Freud de Jacques Lacan »

28 juin 2016 : Martine Chessari – L’amour dans le transfert selon Freud et Lacan

Martine Chessari – L’amour dans le transfert

31 mai 2016 : Bernard Baas a fait une intervention sur la dénégation dont vous pouvez lire ici le texte.

Il nous a aussi semblé intéressant d’y associer, en contrepoint, un ancien texte de J. P. Bauer paru dans les Lettres de l’Ecole Freudienne de Paris en novembre 1974.

En partant de l’article de 1925, Die Verneinung, où Freud y évoque une articulation précise entre la psychose et la pulsion de mort, J. P. Bauer développe la question du négativisme psychotique, défini comme plaisir de nier (Verneinungslust). Il sera questionné à partir des quatre points suivants : la négation et la résistance, la négation et le jugement, la négation et les pulsions primaires, le sujet du plaisir de nier.

Bernard Baas Séminaire du mardi 24-06-2016

Jean-Pierre Bauer – Le plaisir de nier

22 mars 2016 : Dans le cadre de ce séminaire, il semble important de développer encore la recherche sur les pulsions et vous trouverez ci-joint les textes autour du thème « Les interprétations des pulsions »

J.-M. Jadin 22-03-2016 L¹interprétation de Lacan

Ch. Schneider 22-03-2016 Le Concept de Pulsions et de leurs Destins

J.R. Freymann 22.03.2016 Les interprétations de la pulsion 

N’oubliez pas d’envoyer vos échos dans le cadre de ce nouveau bulletin interne.

Lecture d’« Une langue à venir », de Patrick Anderson

Patrick Anderson, Une langue à venir,De l’entrée dans une langue étrangère la construction de l’énonciation,L’Harmattan, 2015.

Patrick Anderson est professeur émérite de l’Université des sciences du langage de Franche-Comté. Son livre Une langue à venir n’a pas de lien direct avec la psychanalyse ni même avec les sciences du langage, mais il est une interrogation sur ce que c’est d’enseigner une langue et de parler du désir. Ce livre est subversif. Il innove dans la méthode traditionnelle de l’enseignement des langues étrangères.
Au centre de son ouvrage, Anderson place le parlêtre et son désir de s’immerger dans une langue autre que la sienne. Il s’appuie sur le livre du Japonais Akira Mizubayashi : Une langue venue d’ailleurs qui retrace la démarche particulière de ce dernier dans l’apprentissage du français. En effet, dans cet apprentissage, le parlêtre émerge en tant que sujet singulier à l’origine d’un désir d’apprendre, d’incorporer, de s’approprier la nouvelle langue. Patrick Anderson commence son livre par l’évocation de l’œuvre de Ferdinand de Saussure.

Le nom de Saussure et son Cours de linguistique générale faisaient référence dans les années 1970 en matière de linguistique. Anderson le présente comme une référence de sa propre pratique. Or, la figure de Saussure est aujourd’hui tombée dans l’ombre et renvoi lui est rarement fait dans l’apprentissage des langues étrangères. Le livre d’Anderson veut avant tout réhabiliter la linguistique de Saussure sur laquelle Lacan s’était appuyé dans sa recherche et son enseignement.

Il s’avère essentiel pour notre auteur de poser des questions sur le rapport du sujet à une langue. Or, aujourd’hui, on met à l’écart tout ce qui pourrait concerner la subjectivité. Pour Anderson, la lecture du livre d’Akira Mizubayashi Une langue venue d’ailleurs a été primordiale car c’est un texte qui nous parle de la relation en construction entre un sujet et une langue.
Notre auteur, invité au Brésil, a assuré des cours de Didactique des langues étrangères sous l’éclairage du travail de Mizubayashi. Il prend conscience, à la lumière de ce livre, qu’il n’est pas possible de laisser fonctionner une langue sans prendre en compte le sujet qui l’anime. Il insiste sur l’advenue d’un sujet au cours de l’énonciation car, dans l’énonciation, le sujet advient, il se fait co-auteur de la langue qu’il apprend.

L’écueil est aujourd’hui que toute activité de connaissance est évaluée selon un critère économique et adapté au marché du travail.
On constate que les langues en devenant des objets consommables et superposables sont converties en profit professionnel.
Nous avons été amenés à couper l’apprentissage des langues étrangères de leur fondement historico-culturel et à le limiter à la seule pratique écrite. Passer d’une langue à une autre est beaucoup plus qu’acquérir un nouveau système linguistique, mais c’est quelque chose qui touche le sujet dans tout l’ensemble de son être. Le langage est issu à la fois de l’inconscient et du désir.

Aujourd’hui, la primauté est donnée à la satisfaction des besoins, or la langue ne doit pas uniquement être parlée dans un but utilitariste et détaché du sujet, comme le veut la conception actuelle d’apprentissage d’une langue coupée de son lien avec la linguistique générale et l’absence totale de référence au désir. Celui qui apprend et que l’on désigne comme « apprenant » est celui qui participe à l’apprentissage, qui est motivé et qui s’engage en tant que sujet. L’apprenant est co-auteur de son apprentissage. L’apprentissage implique au moins deux sujets : le Je et le Tu du dialogue à travers un médiateur qui est le langage.
Freud avait déjà découvert que celui à qui je parle est un autre interne, un autre de son discours et non l’autre de la réalité.
Pour apprendre une langue, il ne s’agit pas d’emmagasiner un savoir-faire à la mode d’aujourd’hui, mais bien d’ un cheminement, d’une approche de l’Autre venu d’un lointain, d’un ailleurs, là où se situe le manque. Il s’agit d’un manque qui nous pousse vers un autre dans l’adresse d’un sujet à un autre sujet même si le sujet à qui on s’adresse est un autre que celui du discours.

La façon dont on enseigne de nos jours une langue étrangère montre que nous avons perdu le sujet.
Apprendre une langue étrangère se doit d’être placé sous le signe d’une rencontre mais la rencontre est à la fois étrange et familière.

La parole doit être avant tout capable de faire advenir le sujet à la fonction symbolique et permettre en parlant, de se désigner soi-même comme sujet parlant qui s’adresse à un autre dans une expression singulière.
La parole est une pratique intersubjective parce qu’elle noue à autrui. Lacan dira que la parole est médiation entre le sujet et l’autre et fonde une relation.

Selon Chomsky, chaque être humain a la capacité et la propriété d’apprendre une langue, mais Hymes affirme que cette disposition n’est pas innée et demande un long processus de travail et d’assimilation.
Patrick Anderson nous rappelle que nous sommes des êtres de parole et de langage et c’est le passage par le langage qui fait d’un individu un sujet et qui lui donne un inconscient. Selon Benveniste, le langage entre dans la définition même de ce qu’est un homme.

La psychanalyse nous montre que le langage n’est pas un simple outil mais qu’il est ce qui subvertit la nature biologique de l’être humain.
La langue, tout le monde la parle, tout le monde la comprend mais personne au juste ne sait ce que comprend l’autre et comment il le comprend.

Dans le livre Une langue venue d’ailleurs, Akira Mizubayashi raconte comment va s’instaurer entre lui et la langue française une relation singulière et c’est sur ce livre que Patrick Anderson s’appuie. L’auteur japonais dira habiter le français. La langue étrangère provient d’un ailleurs géographique mais plus encore de l’ailleurs du sujet.
Mizubayashi fut sous l’emprise des grands textes de la littérature française du XVIIIème siècle. Il en fut littéralement séduit. Surtout par la langue de Jean-Jacques Rousseau.
Il parle de « jouissance phonatoire ».
C’est la musicalité qui fonde le rapport à la langue française car la musique est l’entrée qui permet de pénétrer dans la langue. L’auteur japonais va appeler « langue paternelle » le français devenu un vrai instrument de musique comme le violon pour le violoniste.
Ce qui a déclenché cet amour pour la langue française, c’est l’audition des Noces de Figaro de Mozart. En effet, une cristallisation, dans le sens où l’entendait Stendhal, s’est opérée sur le personnage de Suzanne dont, dit-il, il tombe follement amoureux.
Mizubayashi noue avec la langue française comme une relation de transfert. Il parle même de sublimation.
Dans cette relation, s’exerce à la fois l’attirance pour devenir autre et la séduction éprouvée par la voix de l’Autre qui s’approche du sensuel, de l’ordre de la jouissance.

Il s’agit, et Patrick Anderson cite Denis Vasse : d’expérience du corps dans son rapport au désir de l’autre, de faire du corps le lieu d’un sujet.
Le rapport construit avec le français prend source dans la musicalité de la langue. La vocalisation permet le rapport corporel et l’écoute des Noces de Figaro par l’intermédiaire de la sublimation de Suzanne. L’accroche à la langue de Rousseau permet le transfert nécessaire à l’acte d’apprendre.
Il s’agit bien là d’une dimension d’accès à une parole singulière.
Ainsi, l’enseignant de langue donne la langue comme quelque chose qui vient d’au- delà de lui. La langue se donne comme quelque chose qu’on a reçu de l’Autre, car la langue vient d’un lieu autre, d’un ailleurs. D’un ailleurs du désir.

La Hilflosigkeit : de l’ère glaciaire à la fin de l’analyse, en passant par l’œdipe et la psychose

Intervention de Daniel Lemler lors de la formation APERTURA « Clinique de l’aliénation et de la séparation » qui a eu lieu le 8 avril 2016.

Problème de traduction

Le terme Hilflosigkeit doit être traduit de façon correcte par « sentiment d’impuissance », car c’est un désarroi dû à un sentiment d’impuissance ; le terme de détresse est peut-être un peu fort, mais surtout il ne rend pas l’idée d’impuissance, car c’est bien de cela qu’il s’agit chez Freud. D’ailleurs l’allemand a d’autres mots correspondant mieux au français « détresse » : Not, Notlage. Traduire Hilflosigkeit par désaide – comme cela est proposé ailleurs – est, sur le seul plan linguistique, un non-sens.

Le premier cri

Une devinette pour débuter ! Qui a dit : « Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des anges ? » (Silence absolu dans la salle) C’est exactement comme ça que cela se passe, un grand cri dans un silence absolu. « Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des anges ? », c’est ainsi que Rilke ouvre sa première élégie. (1912). C’est un cri, c’est un appel, mais c’est un appel dans un cri, c’est un appel inarticulé qui est voué à demeurer irrecevable, inaudible et ça, ça renvoie à ce que Lacan vient dire quand il parle de l’advenue du sujet au monde. « A l’origine, dit Lacan, le sujet rencontre la détresse absolue. Le cri échappe au nourrisson, ce cri signale l’intrusion radicale à l’intérieur de l’organisme de quelque chose de si autre à l’être qui vient au monde. »

Première relation du sujet à l’Autre, comme dit Lacan, mais c’est une intrusion à l’intérieur. Première question du rapport que tout sujet humain peut avoir à la question de l’altérité. C’est comme cela que Lacan traduit le fameux traumatisme de la naissance de Rank, une intrusion de l’Autre à l’intérieur de soi, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement la séparation d’avec la mère, ce n’est pas seulement la sortie de quelque chose, c’est l’intrusion de l’altérité, c’est cela qui fait traumatisme, l’aspiration en soi d’un milieu foncièrement autre, c’est-à-dire que ce qui va faire respirer l’être humain, l’infans, commence par le faire suffoquer. Lacan dit : « D’emblée, le sujet humain est saturé de détresse sans nom. » Le premier contact que nous avons avec « être au monde », c’est une Hilflosigkeit absolue et sans nom, nomenlos. Ceci nous introduit la question de la Hilflosigkeit ; elle nous saisit au commencement, elle nous retrouve à la fin…

De la Hilflosigkeit à l’angoisse

Lacan articule cette Hilflosigkeit avec la question de l’angoisse, avec la question du Angst au sens où il s’agit de discriminer entre l’angoisse, le danger (Gefahr) et cette détresse absolue. Pour Lacan, ce qui est en jeu, c’est l’imminence de l’objet du désir et donc la question du désir ; quelque chose se joue entre cette détresse primordiale, initiale, et la question de l’être désirant, avec comme nécessité l’angoisse qui est déjà une parade à la détresse.

L’angoisse va nous permettre de nous défendre contre la Hilflosigkeit et en même temps, nous introduit à la dimension du désir. Cela apparaît dans ce terme qu’utilise Freud : die Erwartung, l’attente. Lacan, reprenant Freud, dit que, dans l’angoisse, l’élément essentiel c’est justement cette dimension de l’attente, c’est l’Erwartung. Il souligne ainsi que l’angoisse est le mode radical par lequel est maintenu le rapport au désir ; l’angoisse est ce qui permet de maintenir notre rapport désirant. Même dans les pires situations, même quand quelque chose de l’objet est complètement déhiscent, c’est l’angoisse qui nous maintient comme désirant ; voilà l’arête centrale de la question.

Phylogenèse de la Hilflosigkeit

Vous savez que pour Freud, tout commence à « ur- » (pas Ur en Chaldée, quoique…), dans tout ce qui est de l’ordre de l’originaire. Toute la pensée freudienne s’articule sur des « ur » qui sont les fantasmes originaires, les formations de l’inconscient originaires, auxquels on n’a jamais accès mais qui sont nécessaires à notre constitution subjective.

Ces fantasmes qui sont toujours les mêmes, et qui interrogent, en tant qu’originaires, l’origine, ce sont : « la scène primitive » qui écrit le mythe de l’origine du sujet, « la séduction » qui mythifie l’origine de la sexualité, et « la menace de castration » qui, elle, étaye la question de la différence des sexes.

Comment cela fonctionne-t-il ? Soit ces fantasmes s’appuient sur le vécu du sujet, ou alors si ce vécu fait défaut, ils vont puiser dans un matériel phylogénétique, qui aurait la particularité d’être commun à l’ensemble de l’humanité.

C’est ce à quoi fait allusion l’ère glaciaire de mon titre : dans le tout dernier texte qu’on a retrouvé de Freud sur les névroses de transfert (1915), Freud inscrit l’origine de la Hilflosigkeit humaine, dans l’ère glaciaire, c’est là l’origine phylogénétique de notre détresse absolue. Au temps de la glaciation, l’espèce humaine s’est trouvée en détresse et nous avons hérité de ce sentiment de génération en génération.

Deux ans auparavant, dans Totem et Tabou, Freud a introduit l’Urvater, le père originaire de la horde primitive pour nous donner une origine aussi bien de la constitution du social que de la constitution du sujet dans la différence des sexes ; deux mythes : le père de la horde et Lucy, notre ancêtre de l’ère glaciaire ; nous sommes descendants de ce couple particulier, l’Urvater et Lucy.

De la Hilflosigkeit à l’œdipe

A l’époque de la grande détresse, de la Hilflosigkeit, comment l’enfant peut-il vivre l’absence de la mère, cette mère qui est tout pour lui ? Comment l’infans supporte-t-il l’absence de cet Autre, puisque le paradoxe de l’existence du sujet humain, c’est que l’Autre est à la fois ce qui va faire intrusion et à la fois ce dans quoi il existe et donc ce sans quoi il n’existe plus ou il n’existe pas ? L’absence, les premières absences, se traduisent par la mort ; il n’y pas de pensées : il est / il n’est pas. Donc, l’absence de la mère, c’est la mort de l’Autre et donc la mort du sujet. C’est dans un temps second que la question de l’absence fera intervenir du tiers. Cette absence prend alors la signification d’un autre désir chez la mère ; si elle part, c’est qu’elle désire ailleurs. Cet ailleurs, c’est la première présentification du père. Mais, c’est aussi ce qui symbolise le phallus. Ainsi, le père fait-il son apparition dans l’univers imaginaire de l’enfant. L’introduisant dans la problématique œdipienne, il lui permet de se séparer de la mère. Toutefois, la plupart du temps, c’est quelqu’un de la fratrie qui fait tiers, bien avant qu’un père fasse émergence, le sujet entre dans la « frèrocité ».

Une représentation « métaphorique » de la métaphore paternelle présente ici un intérêt : le Tsimtsoum. Isaac Louria au XIIe siècle se pose la question théologique suivante : Comment, dans une conception d’un Dieu qui est tout, comment peut-il y avoir la création du monde ? La théorie de Louria, c’est que Dieu s’est retiré en lui-même, cela s’appelle le Tsimtsoum. Il a laissé ainsi un espace qui est vide de Dieu qui est l’espace de la création du monde. C’est ce que Lacan vient pointer quand il dit que la mère n’est pas toute ; que dans la relation à cet Autre, qui est à la fois ce qui fait intrusion et ce qui fait existence, cette existence n’est possible que si elle n’est pas toute, et l’endroit où elle n’est pas toute, c’est cela la fonction paternelle ; c’est ce qui vient laisser un espace possible pour l’existence du sujet.

A mère Nature, Dieu le Père

Freud ne dit jamais aussi bien la question des enjeux œdipiens de la Hilflosigkeit que dans son étude de Léonard de Vinci, où il écrit : « Nous retrouvons dans le complexe parental, [ce n’est pas très souvent qu’il utilise Elternkomplex], la racine du besoin religieux. » En effet, « Dieu juste et tout-puissant, la nature bienveillante, nous apparaissent comme la rénovation et des reconstructions des premières représentations de l’enfance » ; c’est la version soft. Dans L’avenir d’une illusion, c’est la version hard, puisque, à cet endroit-là, la nature n’est pas seulement bienveillante. Freud décrit dans L’avenir d’une illusion l’image paradoxale de la mère, à la fois première protectrice contre l’angoisse mais rapidement remplacée par le père car « elle est aussi nature hostile, violente et indomptable provocant chez l’homme un sentiment de détresse, de Hilflosigkeit qui l’amène à rechercher la protection d’un super père. C’est à ce niveau, dit Freud, que la religion prend son importance par sa dimension anxiolytique ». Voilà, nous sommes issus de ce couple impossible, Dieu/la nature ; Dieu n’étant pas ambivalent dans la représentation freudienne. Ceci définit la constitution du sujet freudien à partir de la Hilflosigkeit première.

Hilflosigkeit de fin d’analyse

La confrontation à la Hilflosigkeit se repose à la fin de la vie, question que je ne vais pas développer ici.

Par contre, je vais aborder un moment particulier qui vient marquer un retour de cette question de manière tout à fait spécifique : la fin de l’analyse. La fin de l’analyse qui consiste, entre autres, à dénouer le lien du transfert, à mettre en place une séparation ; cette fin d’analyse va confronter le sujet à revivre de manière absolue cette Hilflosigkeit. Pour que cela puisse avoir lieu, pour que ce moment puisse exister, il est indispensable que du côté de l’analyste, on ne vienne pas recouvrir, qu’on ne vienne pas combler, qu’il n’y ait pas quelque chose qui fasse « tout » à cet endroit-là.

Quand chutent les signifiants dans lesquels le sujet se reconnaît imaginairement, apparaît ce que Freud désigne sous le terme de Hilflosigkeit, que je propose d’interpréter comme un moment de dénouement du « nœud borroméen ». Ce moment de fin n’est pas unique dans une cure. Donc, ces moments de fin seraient à entendre comme dénouements successifs des noms du père (dans leur fonction de raboutage).

Moments de dénouement ; moments de dénuement ; qui restituent pour le sujet la folie originelle.

Pour que ce moment de dénouement qui va se traduire par un dénuement – le sujet se trouve nu des signifiants qui l’ont constitué et qui se sont articulés dans la relation transférentielle –, pour que soit possible ce qui ramène le sujet, on pourrait dire à la folie originelle, au chaos de départ, il faut que du côté de l’analyste, ce soit supporté. En effet, il se joue quelque chose de tout à fait spéculaire à cet endroit ; à ce moment-là chacun se retrouve confronté à cette Hilflosigkeit. D’où une tendance, pour chacun des protagonistes, à l’évitement, ce qui laisse la fin de cure en suspens.

Hilflosigkeit et résistance de l’analyste

Nous touchons là au problème de la résistance du côté de l’analyste. Lacan parle de cette question dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse, séance du 29 juin 1960 : Le procès d’une analyse ne conduit-il pas sur ce versant que ce soit au travers de moments de dépersonnalisation [dans laquelle Lacan parle de franchissement] lorsque le moi perd un peu de son écorce ou plus fortement encore dans ce qui est attendu par lui de la fin d’une cure.

« Je pose, dit-il, la question de la terminaison de l’analyse, la véritable, j’entends celle qui prépare à devenir analyste, ne doit-elle pas à son terme affronter celui qui la subit à la réalité de la condition humaine ? C’est proprement ceci que Freud, parlant de l’angoisse, a désigné comme le fond où se produit son signal à savoir Hilflosigkeit, la détresse où l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort n’a à attendre d’aide de personne. »

Voilà quelque chose de l’enjeu de la fin de l’analyse et je répète, pour moi, c’est quelque chose, cet enjeu-là, qui se joue de chaque côté du divan.

« Au terme de l’analyse didactique, le sujet doit atteindre et connaître le champ et le niveau de l’expérience du désarroi absolu au niveau duquel l’angoisse est déjà une protection non pas Abwartung, attendre l’autre, attendre la catastrophe, mais Erwartung, s’attendre à. »

Vous voyez que ça se joue autour de la question de l’attendre, on pourrait dire non- dupes, s’attendre à, qui est à mon avis un élément tout à fait important de ce que nous a laissé Lacan.

« Ce s’attendre à, par où se traduit, dit Lacan, la constitution de l’hostile comme tel. Paradoxalement, c’est la constitution de l’hostile qui marque un premier pas vers la protection. L’angoisse déjà se déploie en laissant se profiler un danger alors qu’il n’y a pas de danger au niveau de l’expérience dernière de la Hilflosigkeit. »

Le danger est déjà une manière de structurer quelque chose pour nous protéger, c’est déjà une tentative d’élaboration secondaire. Et pour que le passage soit franchi, cela suppose aussi que l’analyste ait pu premièrement, reconnaître l’expression de cette détresse, deuxièmement lui faire place sans la recouvrir.

L’exemple, c’est Goethe, Le roi des aulnes. C’est un père qui porte son enfant qui est confronté à l’Unheimlich, enfant qui ne cesse pas de dire au père qu’il se passe quelque chose qui l’angoisse, mais le père ne l’écoute pas et le rassure jusqu’à ce qu’ils arrivent et que dans ses bras, l’enfant est mort. Je résume très vite, mais c’est la question ; le père n’a pas entendu, il n’a pas pu laisser cette place à ce moment que vit l’enfant, et ne pouvant pas laisser cette place, l’enfant est mort, le sujet disparaît. Voilà ce qui est pour moi l’enjeu de la Hilflosigkeit.

Détresse psychotique

Une manière d’entendre pourquoi la Hilflosigkeit nous met en demeure d’entendre quelque chose et, c’est le dernier terme de mon titre, c’est la psychose. Quand Serge Leclaire vient nous dire qu’on ne peut entendre le sujet psychotique que du lieu de notre propre faille, celle qui renvoie à notre folie originelle, parce qu’on est confronté à celui qui n’a connu que la Hilflosigkeit, c’est de pouvoir l’entendre du lieu où il parle, c’est-à-dire du lieu que l’on reconnaît en nous, que quelque chose devient possible et c’est aussi en ce sens-là que le sujet psychotique par rapport à notre rapport à la résistance et notre la formation, a pour nous figure d’analyste.

Discussion

Pascale Gante : Le monde psychotique n’existe-t-il que dans la Hilflosigkeit ?

D. Lemler : Vous vous rappelez ce que dit Freud à propos de Schreber qui vivait dans un univers dans lequel il n’y avait que des « sehr hingemachte Männer », traduit par « des ombres d’hommes bâtis à la six-quatre-deux », c’est un univers qui n’est pas humain. Serge Leclaire reprend cette question-là, c’est-à-dire que le sujet psychotique, c’est celui qui ne rencontre pas l’autre, qui est donc laissé en permanence dans cette détresse absolue. Lacan dit que le psychotique, au début, parle à la cantonade et quand il s’adresse à vous, il est déjà à moitié guéri, c’est-à-dire que quand quelque chose d’humain intervient, existe dans son univers, eh bien il y a quelque chose qui s’est construit.

Khadija Nizari-Biringer : Une remarque sur le cri que vous avez introduit au début qui annonce l’être au monde ; j’interroge la question de l’au-delà du cri mais on peut aussi poser la question de l’en deçà du cri ; qu’en est-il de cet entre-deux ? Autrement dit, on peut se poser la question de l’inscription de ce cri, de cette Hilflosigkeit dans le temps, par rapport à une temporalité inconsciente autrement dit dans une logique temporelle et non pas dans une chronologie temporelle.

D. Lemler : Le cri en question, c’est cette détresse absolue initiale, c’est le cri du déploiement alvéolaire, c’est vraiment l’irruption du sujet dans le monde où Lacan vient reprendre la question du traumatisme de la naissance comme le modèle de tout traumatisme, en lui restituant une dimension nouvelle qui est que ce cri n’est pas seulement séparation, il est aussi intrusion, c’est-à-dire il est ce paradoxe de la question de notre rapport à l’altérité ; c’est à la fois ouverture à l’autre et à la fois intrusion de l’autre et c’est dans cette dialectique- là qu’on a à exister.

Liliane Goldsztaub : J’aimerais te poser une question sur la fin de l’analyse que tu abordes du côté de l’imaginaire, si j’ai bien entendu, et ça va dans le même sens c’est-à-dire est-ce que c’est vraiment du côté de l’imaginaire et tu parles du côté du dénouement. Est-ce que cette séparation ne peut pas avoir lieu justement parce que c’est la position subjective la plus symbolique qui est là, c’est-à-dire la capacité de se désaliéner du psychanalyste ?

D. Lemler : C’est la capacité de l’analysant de se désaliéner du psychanalyste, j’entends bien, mais c’est aussi, j’ai envie d’utiliser ce terme-là, le courage.

J-Richard Freymann : C’est très important que tu aies posé cette histoire de la Hilflosigkeit en ce sens que c’est un signifiant, c’est une zone de passage, c’est cliniquement juste et je suis d’accord avec la question de l’angoisse ; le rapport à l’angoisse, c’est déjà d’une certaine manière, comment dire, de se défendre, de faire une construction ou d’introduire le désir, c’est déjà un « rempardage », et on voit bien qu’on travaille autour de différentes théories sur l’angoisse, les théories de Freud, première, deuxième, troisième, on a la position de Lacan. La question que je voudrais te poser est double, la première, il y a la question de la Hilflosigkeit, la question des angoisses ; et la question de la frérocité, où la situer ? Est-ce qu’on va la mettre plutôt du côté de l’angoisse ou encore en deçà de la question de la Hilflosigkeit et en particulier ce que tu n’as pas dit, c’est que derrière la Hilflosigkeit se cache aussi toute la question des pulsions. L’autre question, c’est que tu mets Dieu en position de grand Autre et je ne suis pas sûr que dans l’œuvre de Lacan on puisse dire ça tout au long ; je pense qu’il y a différents temps et justement peut-être que dans Les quatre concepts, si Lacan introduit la question de l’aliénation-séparation, c’est pour sortir de ça en mettant en place les opérations logiques, les cercles eulériens, la bourse ou la vie, autrement dit c’est pour essayer de structuraliser. Alors, je voudrais te poser cette question, pourquoi tu as besoin de coller Dieu là-dedans ?

D. Lemler : Ce n’est pas moi qui ait besoin de coller Dieu, c’est la position de Freud de venir poser dans un des éléments fondamentaux de la structuration le Elternkomplex comme étant ce couple particulier qui serait composé de la nature avec son ambiguïté ou son ambivalence d’un côté et la question de erhöher Vater, ce père plus élevé qui serait dans la figure de Dieu.

J-R Freymann : Oui, c’est la mythologie freudienne mais on est dans une question clinique de l’aliénation-séparation. Alors, est-ce qu’une fin d’analyse va travailler du côté de la Hilflosigkeit ? C’est une très bonne question mais si on dit ça, on est tenu de dire quelque chose sur le rapport entre la Hilflosigkeit et la question de l’objet a. Qu’est-ce qu’il en est de la Hilflosigkeit par rapport à la théorie de l’objet a concernant la fin d’analyse ?

D. Lemler : On en avait parlé au moment des entretiens préliminaires assez paradoxalement mais ce moment de dénouement en termes lacaniens, c’est là qu’il se passe un double mouvement qui met, je dirais « presque » en cause aussi bien l’analysant que l’analyste, c’est-à-dire que si on parle en termes d’objet a, c’est supporter de faire choir l’analyste en tant qu’objet petit a, ce qui va permettre ce dénouement du côté des effets signifiants, ça c’est du côté de l’analysant ; du côté de l’analyste, ça veut dire qu’il est dans la capacité, quelque chose qui se joue au moment des entretiens préliminaires, de pouvoir accepter, supporter – quel terme convient le mieux ? – d’être quelque part ravalé à cette dimension à tel point que Lacan, quand il en parle de ces choses-là, se pose la question de savoir si les analystes qui sont dans la salle comprennent ce qu’il dit, parce qu’il le dit clairement, ce n’est pas une position enviable que de choir comme objet fût-ce comme objet petit a, l’enjeu est là.

J-R Freymann : Je suis d’accord avec toi mais il y a nécessité d’introduire une opération qui est la question de la séparation, qui n’est pas seulement la séparation avec maman, le sein. A partir de la Hilflosigkeit que tu amènes, on est obligé d’introduire quelque chose qui permette la coupure, c’est une opération logique ; alors séparation par rapport à quoi ? Lacan le dirait dans la genèse signifiante donc par rapport à l’aliénation. Donc, tu as montré la nécessité d’utiliser autre chose que le recours à Dieu et aux mythes.

Nicolas Janel : Il y a cette idée d’une prise dans l’Autre où à la fois, on a besoin de ce lieu de constitution pour se constituer et à la fois de pouvoir s’en séparer pour exister. J’ai beaucoup réfléchi et puis je suis allé voir les définitions exactes de ce qu’on pouvait trouver chez Lacan sur la séparation et l’aliénation. Pour Lacan, la séparation, c’est une perte de vie qui a rapport avec le réel, et l’aliénation, c’est une prise dans les signifiants où le sujet serait lui-même aliéné dans les signifiants, c’est-à-dire où il ne peut pas à la fois se repérer dans ces signifiants et à la fois y exister, on ne peut pas être à deux endroits en même temps. Je voulais simplement témoigner de cela où l’intuition clinique ne correspond pas forcément à la définition qu’on retrouve chez Lacan et je trouve que les deux sont opérants.

J-R Freymann : Très juste.

L’angoisse comme imminence de la présence de l’objet (J. Lacan) s’oppose-t-elle aux trois théories de Freud de l’angoisse ?

Intervention de Jean-Richard FREYMANN lors de la formation APERTURA « Clinique de l’aliénation et de la séparation » qui a eu lieu le 8 avril 2016.

Introduction

Je voudrais montrer la difficulté que pose la clinique freudienne par rapport à ces questions et reprendre de manière condensée la question du moment où Lacan introduit, dans la question du sujet à l’Autre, la question de l’aliénation et de la séparation. En rappelant que chaque période d’un auteur concerne un travail de recherche à un moment donné qui peut éclairer un pan de notre pratique. Ce n’est pas parce qu’on passe à une autre période – par exemple la grande mode aujourd’hui, c’est de parler du sinthome chez Lacan – que ce sinthome devient plus important que la première théorie sur le symptôme. Nous avons une pratique, et cette pratique est tellement nouée, articulée que vous avez besoin d’un outil de théorisation. Cet outil, il faut faire très attention de le dater et savoir qu’il va être partiel. La théorie analytique est quelque chose qui est fait pour être partialisé comme on utilise les pulsions de manière partielle.

Est-ce que la question de l’aliénation-séparation existe chez Freud ? Oui, elle existe, mais peut-être pas avec ces mots-là. Elle existe du côté d’une difficulté freudienne, une difficulté de Freud qui, elle, transverse son œuvre, c’est le rapport entre la relation d’objet et l’identification. On a tous nos « tics » et c’est une partie du « tic » de Freud et de sa question : qu’est-ce qu’une relation d’objet ? Puis vient la question de l’objet – objet quelque peu consistant, un partenaire, un être – et de la question : comment met-on fin à cette relation d’objet aliénante ? On y met fin en s’y identifiant. Pour Freud, l’identification est une des solutions pour se séparer de la relation d’objet ; solution qui commence à vaciller avec le texte sur « l’Identification », dans Au-delà du principe de plaisir (ou Psychologie des foules…), (tout ce qui tourne autour de la deuxième topique). C’est un texte où il parle véritablement du complexe d’Œdipe comme d’un conflit identificatoire. Autrement dit l’œdipe en tant que complexe est assez peu abordé, et Freud parlera de l’œdipe comme mythe mais pas du côté du complexe d’Œdipe.

A côté de l’identification, ce qu’on appelle souvent identification dans le discours commun, c’est l’aliénation totale, c’est la question du mimétisme ; dans le discours commun, le mimétisme et l’identification se confondent. Le mimétisme correspond à quelque chose qui fait tout tandis que la question identificatoire, vue sous l’angle de Lacan et de Freud (sauf dans la Psychologie collective), n’est que partielle ; il n’y a d’identification que partielle ; elle correspond à un trait, dit Freud, et pour Lacan, c’est l’identification au signifiant.

Les identifications à partir de Freud

Dans ce petit texte de quatre pages, on trouve les différents types d’identification.

« Premièrement, l’identification, écrit Freud, constitue la forme la plus primitive de l’attachement affectif à un objet. Deuxièmement, à la suite d’une transformation régressive, elle prend la place de l’attachement libidinal à un objet et cela par une sorte d’introduction de l’objet dans le moi. Troisièmement, l’identification peut avoir lieu chaque fois qu’une personne se découvre un trait (souligné par l’intervenant) qui lui est commun avec une autre personne sans que celle-ci soit pour elle un objet de désir libidineux. »

L’amour, c’est une rencontre de traits ! Freud ne tombe pas sur quelque chose de structural, on tombe directement sur l’inauguration par la perte d’objet, la perte de la mère, la séparation d’avec la mère, par le traumatisme de la naissance etc. Daniel Lemler a raison, Freud est dans l’Ur. J’ai travaillé la traduction de l’Ur, c’est une question complexe ; j’ai travaillé à l’époque sur la traduction de l’Urteil, c’est la traduction du jugement en allemand ; la traduction de l’Urteil, c’était de dire que lorsqu’il y a une levée de refoulement – Freud dit que la levée du refoulement n’est pas propre à l’analyse, de nombreuses situations permettent la levée du refoulement, l’amour, l’hypnose, etc. –, mais ce qui est propre à l’analyse, c’est la manière dont le jugement, mais pas n’importe quel jugement, va être subjectivement utilisé. Quand vous avez une motion qui sort, vous avez découvert le problème mais l’analyse, ce n’est pas juste de faire sortir la motion, c’est comment vous allez subjectivement l’utiliser. C’était le point de l’Urteil, de trouver l’Urteil, donc levée du refoulement puis après le jugement. Mais Ur, pourquoi ? Apparemment, c’est l’origine, l’originaire, l’originel, l’Urvater ; mais ce Ur n’est pas la racine, linguistiquement, donc c’est faux. Il y a quelque chose chez Freud du côté de cet originaire, de cet originel, Freud lui-même est remonté à l’ère glaciaire où il trouve une résolution du côté des identifications, du côté de la relation d’objet, de l’Urteil, et par quel biais ? Par le biais du complexe d’Œdipe, manière de trianguler ; on a donc trois termes mais, du coup, on a un conflit des identifications.

Après le complexe d’Œdipe, Freud tombe sur trois obstacles pour penser la question de l’aliénation-séparation, c’est la question de l’angoisse qu’il est obligé de repenser en termes de refoulement, obligé de le penser par rapport à la question de l’inhibition et du symptôme. Ainsi l’angoisse n’est pas la névrose d’angoisse et ce n’est pas l’angoisse du petit Hans. Il se rapproche de la question de savoir quelle est la fonction de l’angoisse par rapport au psychisme ordinaire. Le deuxième point de butée, c’est la question de la Ichspaltung, c’est- à-dire que dans la structure de l’enfant le moi est clivé, il n’est pas un. Il y a d’un côté un aspect phobique, on dirait aujourd’hui signifiant, et de l’autre côté un aspect fétichiste. Freud donne l’exemple d’un enfant qui a une sorte de fourmillement au niveau des doigts de pied. Donc le côté fétiche-phobie fait partie de la structure ; notre structure intime est phobico- fétichiste et, pour Freud, c’est le point limite ; après il meurt. Il n’a pas pu terminer ce texte et c’est sur ce point que Lacan redémarre, sur la question de la Ichspaltung.

De Freud à Lacan

Là où Freud introduit un triangle, Lacan introduit un quaternaire, c’est-à-dire là où Freud introduit papa-maman-enfant, Lacan introduit en plus le phallus ; l’introduction de ce quatrième terme change tout. La fin de la cure pour Freud, c’est le roc de la castration, et il aurait bien voulu que cela passe par la sublimation. Lacan reprend la question à l’endroit du roc de la castration où il dit à Freud : « ça ne suffit pas, il n’y a pas seulement le fait d’être le phallus, il y a le fait d’avoir le phallus, ce n’est pas pareil. » Les deux points qui, à mon avis, rendent compte de l’aliénation-séparation chez Freud, c’est la question de Deuil et Mélancolie. Le devenir du névrosé dans son histoire, dans sa forme d’aliénation, dans sa forme de coupure, est du côté du deuil. La fin d’analyse, c’est un deuil d’un certain temps passé. Le problème, c’est qu’il y a plusieurs temps dans la vie, je n’ai pas dit des stades ; c’est une série de deuils, ce dont parlait Lucien Israël : à un moment donné, on peut aussi jouir du deuil. Et il y a l’envers du deuil, c’est quoi ? C’est la mélancolie, il ne faut pas la confondre avec les fins d’analyse, c’est-à-dire l’endroit où le sujet va dans le sens de supporter la perte. C’est bien dans cette direction qu’on essaie d’aller quand on parle de castration. Si ça se passe mal, ça peut tourner à la mélancolie : on perd non seulement l’objet mais aussi le moi ; c’est la position de Freud dans Deuil et Mélancolie.

La logique signifiante

Pourquoi Lacan a t-il besoin de s’appuyer sur la question de l’aliénation-séparation ? Parce que l’aliénation reprend son invention, c’est la logique signifiante. Pourquoi a-t-il pu introduire cette logique signifiante à partir de Freud ? Grâce à la linguistique que Freud n’avait pas. Freud a dû bâtir sa propre linguistique comme le Vorstellungsrepräsentanz, la Traumdeutung avec tous les schémas, perception, conscience etc. Lacan, à la place de la métaphore et de la métonymie, linguistique, situe cette logique signifiante : « Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. » Ce qui veut dire que pour passer d’un signifiant à l’autre, il faut chaque fois perdre de l’objet ; pour que je puisse être animé par un autre signifiant, il y a quelque chose d’une perte, donc chaque fois passer par un deuil de l’objet. Lacan met en place quelque chose de la métonymie en acte ; l’aliénation, c’est l’idée du signifiant qui « représente le sujet pour un autre signifiant ». La logique signifiante met en place cette place éthique du sujet qui est une place extrêmement évanescente ; le sujet, au sens de l’éthique de la psychanalyse, a une consistance minimum, il n’est que dans l’intervalle du passage. L’aliénation, c’est encore le fait de mettre en scène d’une part la question de l’Autre, du grand Autre, et pas de Dieu, c’est une place structurale, d’autre part, de mettre en place la question du sujet, à ceci près que le sujet est à apparaître, il n’est pas là, il est en constitution, il va se dérouler dans cet Autre et va se manifester aussi quelque chose de l’ordre de la pulsion.

Pour Lacan, la constitution du sujet va se faire, on pourrait dire, par un scénario qui est le scénario de l’œdipe qui est la constitution à partir de l’Autre – les signifiants sont d’abord dans l’Autre –, d’où la nécessité d’introduire la question du phallus. On est avant tout pris, quelle que soit la situation, dans la question du discours de l’Autre, de la demande de l’Autre, dans le désir de l’Autre. Après notre propre manière de nous constituer, cela va être comment on va y répondre, comment on va résister, comment on va délirer mais ça vient de l’Autre. Pour Lacan, le désir est le désir de l’Autre, ce qui veut dire que le désir se constitue dans l’Autre.

Ceci pour dire que c’est la part perdue que l’on repère chez l’autre ; je vais être pris par les pertes ou non qu’a l’autre, et c’est là que je vais offrir ma propre perte. Si j’offre ma perte globalement sous une forme mimétique, je vais vous faire une anorexie du tonnerre de Zeus. Quand le désir se met à mal tourner, au trou de l’autre, vous donnez tout votre corps ; vous donnez votre corps pour qu’il y ait encore du désir. Ceci pour dire que ce n’est que la mise en place de cette structure du signifiant, c’est-à-dire la structure du signifiant qui est la fonction de la coupure, qui est la fonction topologique du bord et qui est la question de la béance.

À côté du mouvement d’aliénation qui est donc ce glissement d’un signifiant à l’autre, cette perte, il y a quelque chose qui doit marquer le temps d’arrêt qui est une espèce de battement. À savoir que là où va fonctionner cette opération – d’intersection entre deux manques, c’est-à-dire au manque rencontré dans l’autre –, je vais proposer quelque chose pour répondre du manque réel qui est en moi, du facteur létal qui est en moi, de mon risque de mort. Il faut donc arrêter de penser que l’anorexie est le modèle même de la séparation. Si vous pouvez toujours jongler entre separare et separere, c’est une opération de séparation quelque peu de dernier recours parce que, en temps normal, ça veut dire quelque chose, il faut bien que, face à une prise dans le signifiant, il y ait quelque chose qui vienne faire coupure ; vous allez proposer quelque chose de l’ordre d’un manque et la question de la scansion est prise là-dedans.

Phallus et œdipe

Pour Lacan, il y a eu cette question de mettre l’aliénation-séparation à la place de la métaphore et de la métonymie, c’est aussi le moment où il introduit la question du phallus dans l’œdipe ; ensuite Lacan tombe sur la logique signifiante elle-même ; après cette logique signifiante, il tombe sur cette nécessité de poser des opérations dites de subjectivation ; mais cela s’avère aussi problématique. Pourquoi c’est problématique ? C’est qu’il va tomber sur la question du non-sens pour dire que l’interprétation psychanalytique, c’est quelque chose qui touche au non-sens, pour ne pas toucher au sens ; ainsi, il y a une seule interprétation qui peut être juste mais c’est une interprétation qui devrait tomber sur le non-sens.

C’est important pour le rêve parce que, lorsque vous faites un rêve pendant une analyse, dans les conceptions véritablement analytiques, vous n’avez qu’une interprétation possible ; vous avez une interprétation et il faut qu’elle soit juste ; or, il y a un problème parce que l’opération aliénation-séparation conduit davantage à mettre en place un florilège de sens que la question du non-sens et donc, c’est insuffisant. Or, c’est à cet endroit-là que la question de la topologie se pose ; topologie comme moyen de rendre compte dans la répétition et dans le mouvement et dans la temporalité de la question du non-sens. Parce que l’aliénation nous renvoie à l’aliénation de la mère, de l’enfant ; la séparation, c’est la séparation de l’enfant d’avec les parents ; le problème, c’est que ça ne va pas. Lacan n’a jamais dit que c’est inutilisable mais il faut trouver encore autre chose ; c’est là que l’on passe à la topologie.

Psychosomatique

Pour conclure, je voudrais vous lire un extrait du Séminaire XI, Les quatre concepts (p. 206), où Lacan pose la question de la psychosomatique face à l’endroit où l’aphanisis du sujet n’est pas possible : « La psychosomatique, c’est quelque chose qui n’est pas un signifiant mais qui tout de même n’est concevable que dans la mesure où l’induction signifiante du sujet s’est passée d’une façon qui ne met pas en jeu l’aphanisis du sujet. »

C’est-à-dire que si on n’est pas troué de partout, si on n’a pas de lésion partout, si on n’est pas encore tout à fait mort (!), c’est que quelque part, on est à même de produire à partir de cette logique signifiante, à partir de l’aliénation-séparation, ces moments d’aphanisis du sujet, c’est-à-dire au moment où ça refait trou. Et la démarche psychosomatique, c’est de garder les signifiants sur le corps qui, on pourrait dire comme des marques sur le corps, se mettent à apparaître. Ce qui fait de nous des êtres de pulsion, donc des êtres troués, c’est que cette aphanisis fonctionne, autrement dit que cette séparation fonctionne, que de cette manière de lâcher du côté du signifiant, cette séparation nous permet de faire vivre un corps troué ; c’est une hypothèse de travail. La psychosomatique, ce n’est pas de la psychologie, les conflits etc., c’est qu’il y a quelque chose qui se passe du côté du rapport au signifiant peut-être à un certain moment, qui fait que le corps à ces moments-là en termes de langage, ne va plus être troué.

Discussion

Liliane Goldsztaub : Quand tu parles d’aliénation-séparation, est-ce que c’est juste de le dire comme ça : l’aliénation, c’est la chaîne signifiante qui glisse et la séparation, c’est justement cet objet petit a qui chute à chaque fois entre deux signifiants ?

J-R. Freymann : Oui, à ceci près que la séparation, c’est ce qui se passe déjà dans la logique signifiante, mais là c’est le fait que face au manque de l’Autre, on propose un autre manque qui est le manque réel ; c’est la rencontre de deux manques ; ce n’est pas un seul manque, ce n’est pas uniquement une perte. « C’est la bourse ou la vie », c’est-à-dire si tu prends la bourse et gardes la bourse, tu perds la vie, et si tu as la vie avec la bourse, tu peux toujours y aller, de toute façon, tu es dans une opération écornée.

L. Goldsztaub : Oui, alors je me posais cette question : est-ce que, dans l’anorexie, c’est une identification au manque de l’Autre ou justement un manque non symbolisable et est-ce que c’est celui de l’Autre ou son propre manque ?

J-R. Freymann : Eh bien, c’est offrir son corps, c’est une sorte d’offrande à l’Autre de telle manière que du désir puisse vivre. Seulement le problème, c’est que c’est une opération quasiment mimétique, ce n’est pas une opération purement identificatoire. Après, il y a différentes formes d’anorexie, mais ça arrange très bien Lacan parce que l’opération de la séparation est une opération qui est ravissante du côté de la separare, de la separere. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut être clair ; on a besoin de cette opération de séparation tout le temps pour fonctionner du côté du langage et il y a des moments où ça ne fonctionne pas, c’est-à-dire qu’il y a des moments où le manque manque aux gens. Que ce soit à ces moments-là qu’on puisse tomber malade, qu’on fasse une grippe ou autre chose, c’est au moment où on ne peut plus trouer, ce qui arrive facilement avec la répétition ; quand une idée n’arrête pas de vous ennuyer à longueur de journée – cela arrive – on est à la recherche d’une opération de séparation.

L. Goldsztaub : Juste une association d’idées par rapport au mimétisme, il y a un film formidable là-dessus, c’est le Zelig de Woody Allen.

Un participant : Par rapport à ta dernière question sur la psychosomatique, si je saisis bien, c’est que s’il y a quelque chose d’une marque qui reste dans le corps, un tatouage, quelque chose ne fonctionne plus du côté du langage, un corps parlant qui ne serait plus troué. Il peut y avoir dans une cure des moments psychosomatiques, comment tu les articules avec la question du corps troué et de la fin de la cure ? Ou bien est-ce que c’est imparable en quelque sorte ?

J-R. Freymann : Je voudrais commencer par une phrase positive, à l’envers. Après quelques années d’expérience, je peux dire que les gens qui sont en analyse, qui font une maladie grave, je suis quand même étonné du fait que souvent ces maladives graves sont relativement bien résolutives si les personnes continuent leur analyse. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais c’est vrai. Est-ce que c’est lié au transfert ? Je ne sais pas, mais en général ça pose la question que je n’ai pas abordée, parce que ça nécessite tout un développement, c’est le rapport à la pulsion. Je crois que, contrairement à ce que pensent mes collègues, la notion de pulsion, maintenant qu’on a tous ces outils théoriques, n’est pas seulement métapsychologique. Quand on trifouille le fantasme, quand on se met à reconnaître par quel fantasme on a été un peu animé, on titille nos intrications pulsionnelles et à ce moment-là, il y a des risques, je ne dis pas de psychosomatisation – psychosomatique, c’est une bonne manière de faire appel à la médecine – mais qu’il y ait des somatisations à l’endroit où on convoque la question pulsionnelle. Alors cette somatisation peut passer tout à fait inaperçue si elle arrive à passer du côté des formations de l’inconscient, mais ça n’arrive pas toujours et c’est là où, je crois, est la part non symbolisable du sujet aussi. Mais il y a des structures plutôt psychosomatiques et qui sont résolutives pour une part en analyse ; je veux dire par là, les gens psychiquement sont névrosés, psychotiques, pervers mais ils sont aussi « somatisants ».

Alors, il y a des choses que je ne comprends absolument pas, j’ai du mal avec ça, c’est la question des tatouages, il faudrait vraiment réfléchir sur cette question. Lacan en parle ; il dit la libido, c’est un organe irréel et donc le tatouage, c’est une manière de mettre en place cet organe irréel dans le réel. C’est une question qui serait à reprendre sur le plan mythique, mais je pense qu’elle a à voir avec cette histoire de somatisation, c’est une somatisation artificielle, une somatisation secondaire.

L. Goldsztaub : Par rapport au tatouage, je crois qu’il y a eu beaucoup de changements. Je fais référence aux années 1970, lorsque je travaillais avec des adolescents délinquants, il me semble que le tatouage avait une fonction de représentation de nom du père qui n’était pas symbolisé, d’inscription sur le corps, là où la fonction du père n’avait pas été symbolisée, où le nom du père était brinquebalant, je le dis comme ça. Aujourd’hui, la fonction du tatouage est tout autre, parce qu’il y a une mode, il y a des enjeux qui ne sont plus les mêmes ; il y a peut-être encore la question du « nom-du-père » mais il y a aussi peut-être des identifications, du mimétisme, un lien avec internet où on s’expose, des enjeux de cet ordre-là aussi.

Une participante : Vous parlez d’un moment de somatisation dans le cadre de la cure ; il peut y avoir une résolution, on va dire, positive, c’est-à-dire que ce moment-là, il arrive quand il y a un transfert ; ce n’est pas la même chose qu’une personne qui vient parce qu’elle est malade et qui vient interroger ça.

J-R. Freymann : Cela n’a rien à voir, je dirais même que c’est un impossible. Quelqu’un qui vient parce qu’elle a un cancer du sein, ce serait déraisonnable de lui dire de venir faire une analyse pour ça, parce que ce qu’on essaie de faire à ce moment-là, c’est de singulariser l’affaire. Mais si elle vient demander un avis psy, c’est autre chose. J’ai fait partie des consultations psychosomatiques de Lucien Israël, on a parlé de cas qui ont été résolutifs du côté du cancer mais il y avait toute la gamme du médical ; les consultations psychosomatiques existent encore. Mais les demandes sont différentes maintenant : j’ai eu un cancer du sein, j’ai perdu mon mari, tout ça m’a déstabilisée, je ne me retrouve pas dans mon rapport à mon image corporelle, je ne me retrouve pas par rapport à mon désir, et ça, ce sont les demandes actuelles.

Psychanalyse et architecture – Plaidoyer pour une architecture humaniste

En mettant la parole au centre de sa pratique, la psychanalyse nous rappelle que la singularité de l’homme est d’être un être de langage (un parlêtre disait Lacan). Non seulement nous fabriquons du discours mais nous sommes aussi pris, et parfois bien pris, dans le discours des autres ce qui fait que quand je parle, ça parle aussi et même parfois à mon insu et que c’est même cela qui a amené la grande découverte de la psychanalyse, à savoir l’inconscient. L’architecture comme toute production humaine est donc aussi un discours même si c’est parfois à l’insu de celui qui le prononce. Comme votre habillement, votre voiture, votre logement parle de vous et en dit parfois plus que ce que vous croyez qu’il dit. Évidemment ce discours-là n’a rien à voir avec ce que les critiques appellent le vocabulaire des architectes qui se résume le plus souvent à des clichés réutilisés comme marques de fabrique.

Pour illustrer de quoi nous parle un bâtiment, je vais prendre un exemple que j’ai quotidiennement sous les yeux, la tour Europe du centre commercial de la place des Halles à Strasbourg (Fig.1). Conçue par l’atelier UA5 et construite en 1978, elle culmine à 64 m, elle est entourée de répliques. Nous avons affaire là à ce que j’appelle le degré zéro de l’invention architecturale. En fait l’invention des architectes, si on peut appeler cela invention, s’est résumée à la conception d’un module qui correspond à une fenêtre et qu’on a répété indéfiniment sur chaque façade. Pourtant malgré la pauvreté de la conception, cette architecture dit des choses et certainement bien davantage que ce que les architectes eux- mêmes pensaient dire. D’abord la répétition du même module incarne le fantasme d’une société industrielle qui pense qu’il suffit de reproduire à l’infini le même objet pour faire le bonheur des gens. Ensuite ces tours n’ont pas de toit, pas même de corniche ; l’arrêt à un certain étage est totalement arbitraire comme si on avait pu continuer indéfiniment. Autrement dit, ces tours participent de la croyance en une croissance infinie, source d’accumulation de richesses. Ces tours ont grandi comme les piles de pièces d’or de l’oncle Picsou ! Les quatre façades identiques nous disent aussi qu’à cette époque on pensait que l’homme et son habitat s’étaient totalement affranchis des lois de la nature par le chauffage et la climatisation. Il n’y avait plus lieu de différencier une façade nord d’une façade sud ou une façade est d’une façade ouest. Cette non-prise en compte de l’exposition solaire trahit aussi la croyance en l’inépuisabilité des ressources énergétiques. Ne parlons même pas de la symbolique de pouvoir et de puissance toujours liée à une tour. Comme vous pouvez le constater, cette architecture parle bien plus des lieux communs d’une époque aujourd’hui révolue, celle des trente glorieuses, que des architectes eux-mêmes qui auraient sans doute été surpris d’une telle lecture de leur œuvre. Ce n’est sans doute pas par hasard que cette Place des Halles est apparue si vite ringarde malgré ses liftings successifs. Donc une architecture même débile, ça parle et moins elle est intelligente, plus elle a de chances de n’entonner que les lieux communs d’une époque.

Il nous faut maintenant poser une autre question : avec quoi ça parle l’architecture ? Certainement pas avec des mots mêmes placardés sur les façades ni avec ce qu’on a appelé le vocabulaire des architectes ou des effets de style. L’architecture, ça parle avec des symboles, elle est avant tout un discours symbolique.

Pour ceux qui l’auraient oublié, les événements du 11 septembre 2001 sont venus le rappeler cruellement. Ne pouvant s’attaquer militairement à la puissance américaine, les terroristes ont choisi de détruire les symboles de la puissance économique et militaire des États-Unis. Et ces symboles c’étaient de l’architecture : les Twin Towers et le Pentagone. Au- delà du carnage humain (mais objectivement il ne représente pas plus que les morts par armes à feu aux États-Unis en un seul trimestre et ce dans l’indifférence quasi générale), on a pu mesurer, là, la force mentale des symboles.

À ne pas vouloir prendre en compte cette dimension essentielle de l’architecture, elle resurgit comme le refoulé inconscient là où on ne l’attend pas. Ainsi malgré tout le talent de l’équipe d’Architecture Studio, malgré tous les discours sur la démocratie, la pluralité, le bâtiment du Parlement Européen à Strasbourg (Fig.2) propose une architecture de pouvoir que je qualifierai de moyenâgeuse : une grande muraille entourée de douves et d’où surgit un donjon. Seule différence, la muraille est en verre pour matérialiser la transparence, mot magique qui, à lui seul, est censé résoudre toutes les perversités liées au pouvoir. Mais à l’intérieur, l’hémicycle lui-même du parlement est totalement opaque1. La transparence affichée n’est qu’un leurre !

Une fois la prise de conscience de cette dimension symbolique de l’architecture, on peut essayer de l’intégrer, d’en jouer en connaissance de cause. Je vais vous donner un exemple concret. En analysant les œuvres de Sinan, le grand architecte ottoman du XIVème siècle, qui a bâti les plus belles mosquées d’Istanbul qui servent encore aujourd’hui de prototype à quasiment toutes les mosquées du monde, je me suis aperçu que toute sa recherche était axée, et avec une invention chaque fois renouvelée, sur la manière de relier le plan carré du sol à la coupole circulaire. Pourquoi ? Parce que le carré symbolise la terre et la coupole le ciel et que la religion est une façon de relier les hommes à la divinité (Fig.3). J’ai donc repris cette problématique dans mon projet de mosquée lui aussi basé sur un plan carré au sol avec une coupole et j’ai dissocié tous les éléments traditionnels d’un bâtiment, sol, murs, toit, et les ai reliés par des vitrages et une verrière pour dire que c’est la lumière qui les unit, lumière symbole de la spiritualité.

L’architecture est aussi qu’on le veuille ou non un langage symbolique. Sans symboles pas de consensus possible entre humains, donc pas de civilisation. On pourrait formuler ceci : l’architecture est une organisation signifiante de l’espace.

Plaidoyer pour une architecture humaniste

Cette dimension de langage de l’architecture nous donne maintenant quelques outils pour définir ce que pourrait être une architecture humaniste. Mais d’abord essayons de décrypter ce lieu commun tout à fait aberrant : « Nos villes sont devenues inhumaines. » Et tout un chacun de penser : occupation forcenée de l’espace, bétonnage, pollution, nuisances automobiles, petite délinquance, anonymat, etc. Et pourtant quelle farce ! Comment un environnement exclusivement construit par l’homme pour l’homme qui s’appelle une ville peut-il être ressenti comme inhumain ? Comment cela est-il possible ? Mettons à part les problèmes socio-économiques (il n’est pas sûr qu’ils soient moindres à la campagne) et reprenons notre outil de lecture de l’architecture comme discours. De quoi nous parle l’architecture de nos villes modernes ? Elle nous parle de contraintes liées à la circulation ou au stationnement automobile, de contraintes réglementaires d’urbanisme (c’est-à-dire du pouvoir de l’administration pour le bien des administrés, cela va de soi), exceptionnellement de virtuosité technique ou formelle de rares architectes mais surtout et avant tout et constamment de contraintes économiques. Le bâtiment est devenu avant tout un outil de rentabilité financière et ce, de plus en plus à court terme. Nous voyons apparaître là le personnage clé qui façonne nos villes contemporaines, le promoteur. Voilà de quoi nous parle l’architecture de nos villes. Et de quoi ne nous parle-t-elle pas ? Tout simplement des hommes et des femmes qui y vivent, y travaillent, y aiment, y meurent. Alors comment faire pour qu’une architecture devienne humaine ?

Mais d’abord qu’est-ce qu’une architecture humaniste ? Je répondrai ceci : une architecture dont tous les éléments sont envisagés non seulement comme une fonction (les ravages du fonctionnalisme n’ont pas encore fini de sévir) mais aussi comme un langage qui parle des hommes et des femmes à qui cette architecture est destinée. Comment faire ?

Je suggérerai d’abord au ministre du logement de prendre trois mesures simples.

  1. Inclure dans la formation des architectes un stage obligatoire en milieu médical ou paramédical pour que les étudiants prennent conscience du « poids » d’un corps humain, de son rapport à l’espace, de ses contraintes, de ses limites. L’architecture est destinée à des corps humains. Nous ne sommes pas des oiseaux et pourtant on fait vivre les gens dans des espaces entre ciel et terre nommés tours et où notre semblable au sol ressemble à une fourmi.
  2. Obliger tous les promoteurs à suivre une formation en histoire de l’architecture, architecture et urbanisme sanctionnée par un diplôme. L’inculture des gens qui font nos villes est proportionnelle à leur appétit financier. Jamais encore dans notre civilisation, le fossé n’aura été plus grand entre pouvoir économico-financier et culture.
  3. Pour toute nouvelle norme, en supprimer non pas une mais dix autres ; au moins serait-on certain que cette norme est indispensable car au rythme actuel, on ne fera bientôt plus qu’une architecture normative.

Aux enseignants en école d’architecture, je proposerai de mettre l’accent sur un certain nombre de points qui me paraissent fondamentaux pour qu’une architecture ait une chance de devenir humaniste et humaine.

  1. Faire prendre pleinement conscience aux étudiants que les espaces créés par l’architecture ne sont pas statiques mais qu’ils organisent, conditionnent, guident les déplacements du corps humain tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ceux-ci.
  2. Réinscrire les bâtiments dans le cycle jour-nuit, symbole de la vie et de la mort qui donne sa dimension spirituelle à l’homme. Pour ce faire il faudrait une réflexion un peu plus approfondie que de dessiner des petites fenêtres au nord et des baies vitrées au sud.
  3. Concevoir des bâtiments qui ne soient pas interchangeables quelle que soit leur fonction en leur donnant une spécificité dans le tissu urbain et en les faisant parler de leurs occupants et de leur histoire. Comment a-t-on pu imaginer donner la conviction à chacun qu’il a sa place dans une société en le faisant vivre dans des logements totalement standardisés ? Quand prendra-t-on conscience de la violence des façades des barres de nos cités proclamant à longueur de vie que leurs occupants sont interchangeables et n’ont qu’un destin, rester anonymes. « Bâtir, c’est s’inscrire dans un territoire, et dans son histoire. Imaginez un bâtiment et mettez-le ailleurs : si ça va, c’est qu’il n’a rien à faire là » a récemment déclaré Jean Nouvel2.
  4. Rendre possible le dialogue entre les espaces intérieurs et extérieurs par ce que j’ai appelé les espaces de transition, les dedans-dehors et les dehors-dedans afin d’éviter les affrontement brutaux signes d’exclusion. Ce point mérite une petite explication.

L’objet de l’architecture, pour le dire de façon un peu provocante, est de fabriquer du vide. Il ne s’agit pas de poser un bloc de béton au milieu d’un champ de patates mais de concevoir et de fabriquer un espace creux qui soit abrité des intempéries, vent, pluie, froid, soleil, chaleur, dans lequel des hommes et des femmes puissent vivre, travailler avec un minimum de confort et de sécurité. L’architecture est donc une enveloppe séparant un espace abrité d’un espace extérieur, autrement dit c’est une peau ! Il suffit de voir un immeuble en démolition pour se rendre compte que l’architecture est avant tout du vide, un espace creux ou des espaces creux (les appartements) séparés entre eux ou de l’extérieur par de minces cloisons.

Cette notion d’enveloppe, de peau, permet déjà d’appréhender quelques-uns des enjeux de l’architecture. L’architecture est le lieu où se joue la séparation abrité-exposé, dedans-dehors, intérieur-extérieur, privé-public, soi-non-soi, ce qui est caché et ce qui est donné à voir, etc. Lieu de séparation cette enveloppe est aussi un lieu de dialogue entre ces enjeux. Comment ? Par ce que j’appelle des espaces de transition entre le dedans et le dehors. Ainsi un perron, un auvent, un hall d’entrée, une coursive sont des espaces publics faisant partie du bâtiment (même si la mode des digicodes en restreint l’usage). Ce sont des dehors-dedans. Un balcon, une terrasse, une loggia, un patio sont des espaces privatifs ouvrant sur l’extérieur. Ce sont des dedans-dehors. Certains espaces peuvent participer de plusieurs définitions. Un cabinet médical, un commerce, un café, un restaurant, une salle de spectacle, un service public, un musée, un lieu de culte, sont des dehors-dedans lorsqu’ils sont ouverts au public et des espaces privés, des dedans, une fois fermés. À l’inverse, une terrasse de café est un dedans-dehors provisoire.

On peut caractériser de la même façon les espaces extérieurs. Une rue est un espace en creux non abrité, un vide, qualifié par les enveloppes des bâtiments qui la bordent mais aussi par les espaces de transition (commerces, cafés, coursives, balcons, etc.). Abstraction faite du problème d’échelle qui est fondamental, on pourrait proposer l’équation suivante : plus il y a d’espaces de transition, moins l’enveloppe qu’on appelle architecture apparaîtra comme une muraille qui confisque l’espace collectif au profit de quelques-uns et plus l’espace creux nommé rue apparaîtra humain. C’est le cas d’une rue historique de centre-ville par exemple (Fig. 4). Les espaces de transitions y sont en général nombreux. En traversant ces rues, le passant a l’impression qu’il peut s’approprier de multiples dehors-dedans et qu’il peut dialoguer avec les habitants grâce aux dedans-dehors. Le contre-exemple en est nos cités (Fig. 5). Les dehors-dedans se limitent à l’indispensable, les halls d’entrée et les rues ont disparu au profit des parkings pour voitures. Où sont les espaces de transition et de dialogues que peuvent s’approprier les habitants ? Faut-il dès lors s’étonner que les entrées d’immeubles soient squattées et que les voitures brûlent sur les parkings ?

Cette réflexion conduit donc à la nécessité d’un dialogue entre le dedans et le dehors, entre le chez-soi claquemuré et l’extérieur hostile. Nous sommes très loin de la notion de « peau », le plus souvent en verre ou en métal, cache-misère de l’architecture contemporaine et empêchant tout véritable dialogue.

  1. Enfin donner aux futurs architectes les moyens et les stratégies pour résister à la pression financière des promoteurs.

Naïvetés d’amateur, utopies, oui tant qu’on laissera, aux seuls promoteurs et à eux seuls, le soin de faire nos villes, oui tant que le profit et seulement le profit bâtira nos cités.

Illustrations pages suivantes

Fig. 1 : Strasbourg, Place des Halles.

Fig. 2 : Strasbourg, Parlement Européen.

Fig. 3 .: Concours de la Grande Mosquée a Strasbourg, projet Pfister-Valente, 2000 Vue intérieure de la salle de prière.

Fig. 4 : Strasbourg, rue d’Austerlitz.

Fig. 5 : Strasbourg, rue de Boston.

1 Au dernier moment, on a cru bon de percer une petite fenêtre linéaire pour pouvoir profiter de la vue sur l’eau. Au Moyen-Âge cela s’appelait une meurtrière…

2 Jean Nouvel, Une autre perspective, Le magazine du Monde du 17 octobre 2015.

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