Lecture et présentation : « Les entretiens préliminaires à une psychanalyse » (sous la direction de J.-R. Freymann

Les entretiens préliminaires à une psychanalyse, (sous la direction de) Jean-Richard Freymann, éditions érès, coll. « Hypothèses », 2016.

 

Cet ouvrage fait suite aux Journées d’avril 2014 de la FEDEPSY : La clinique psychanalytique aujourd’hui. Praxis des Entretiens préliminaires, journées coordonnées par Jean-Richard Freymann et Marcel Ritter.
Jean-Richard Freymann explique que ce livre se veut un passage de flambeau des aînés psychanalystes à la nouvelle génération.

« Entretiens préliminaires », de quoi s’agit-il ?
Les auteurs de ce livre : Jean-Pierre Bauer, Eva-Marie Golder, Jean-Marie Jadin, Patrick Landman, Daniel Lemler, Nicole Lévy, André Michels, Marcel Ritter, Moustapha Safouan et Marie-France Schaefer, tentent d’y répondre.
Dans son introduction, Jean-Richard Freymann dit que les entretiens préliminaires sont le marche-pied pour entrer dans une analyse.
Tous les auteurs de ce livre partageront, en l’explicitant chacun à sa manière, cette définition. Freud, quant à lui, ne parle pas d’entretiens préliminaires mais d’un traitement d’essai à une psychanalyse.

Dans Je parle aux murs, Lacan dit : « Il n’y a pas d’entrée possible dans l’analyse sans entretiens préliminaires ».

En considérant cette définition, les entretiens préliminaires désignent les premières rencontres d’une personne qui veut commencer une analyse avec un psychanalyste. C’est lors de ces entretiens, en effet, que le futur patient formule sa demande d’analyse à un psychanalyste. Le psychanalyste doit mesurer la possibilité de l’implication du sujet dans l’analyse et sa tolérance à ce travail qu’est une psychanalyse.

On peut dire que les premiers entretiens sont l’occasion d’une évaluation chez le sujet qui demande une analyse. Pour le dire autrement, et d’une façon plus explicite, l’analyste doit, lors de ces premiers entretiens, mesurer la capacité de symbolisation d’un sujet et du supportable de la perte.
L’instauration du transfert est un autre enjeu des entretiens préliminaires et c’est là que l’analyste doit formuler la règle fondamentale.
La formulation de la règle fondamentale est la seule exigence demandée au futur analysant : celui-ci doit dire ce qui vient, sans sélectionner et sans avoir peur de dire des bêtises.
Les entretiens préliminaires s’exercent dans une position de face à face de l’analyste et de l’analysant. Mais quand, exactement, le patient peut-il passer de cette position de face à face à celle du divan ? Quand peut-on dire que débute l’analyse ? La bascule de la position assise à celle du divan peut se faire au moment où l’analyste entend la vraie demande du patient. C’est l’entrée en jeu de son désir d’analyste.

Daniel Lemler parle de fin des entretiens préliminaires comme mise sur le divan et fin du corps-à-corps, c’est-à-dire passage du face à face avec l’analyste au divan où l’analyste formule la règle fondamentale.

Patrick Landman nous dit que les entretiens préliminaires amènent au constat d’une nécessité pour le patient de réaliser dans le transfert la brèche qui s’est ouverte (ouverture de l’inconscient), ouverture que l’on appelle l’initium de l’analyse.

Il y a un moment où se produit un virage dans certaines cures analytiques : c’est l’instant où l’analysé trouve le déclencheur de son mal être qui se trouve être la perte de l’objet petit a, cet objet irrémédiablement perdu.

Moustapha Safouan affirme que toute analyse fonctionne à ce niveau-là. Une fois que l’analysé est parvenu à cette perte et une fois débarrassé de son symptôme, il tombe dans cet état que l’on appelle « misère moyenne ». Mais force est de constater que cette misère-là, nos contemporains ne la supportent plus.

Or, il faut encourager l’analysant à ne pas reculer devant ce qui lui apparaît d’abord comme un abîme.

Marie-France Schaefer et Eva-Marie Golder nous disent ce qu’il en est des entretiens préliminaires avec des enfants. Le grand défi des premières rencontres avec un enfant est celui de la confiance à gagner. Mais n’en-est-il pas ainsi avec les adultes ? L’enfant n’arrive jamais seul chez le psychanalyste, mais entouré de ses parents.

La première rencontre est importante pour éclaircir ce que signifie une thérapie analytique au niveau du financement du temps nécessaire, de la fréquence des rencontres et de discerner si les parents parlent au nom de l’enfant ou s’ils lui laissent la parole. Le psychanalyste doit déterminer la place que l’enfant occupe auprès de ses parents. Il sera nécessaire de bâtir une « alliance thérapeutique » avec les parents pour que le travail se mette en place quel que soit le cadre.

Ce qui ressort de cet ouvrage d’articles coordonnés par Jean-Richard Freymann, c’est le grand rôle des entretiens préliminaires qui vont déterminer, pour le sujet qui demande une psychanalyse, sa capacité à symboliser et à accepter la « perte ».

Donc pas d’entrée en analyse sans entretiens préliminaires.

La psychanalyse est morte pour les autismes

La psychanalyse est morte pour les autismes, vive la psychanalyse pour les autismes !

Dire que la psychanalyse est morte pour les autismes est une affirmation qui repose sur plusieurs faits concordants :

Tout d’abord après les décennies soixante-soixante-dix du siècle dernier qui avaient vu la domination exclusive ou presque des théories psychanalytiques dans le champ de la pédopsychiatrie, les trente années qui ont suivi ont été l’occasion d’un changement de paradigmes au profit des théories neuro-scientifiques et des orientations comportementalistes. Tous les acquis exceptionnels apportés par la psychanalyse comme la finesse des observations cliniques, la subtilité des modèles descriptifs et des hypothèses sur le fonctionnement psychique en particulier les mécanismes de défense des personnes autistes comme l’identification adhésive ont été en quelque sorte balayés par la perspective nouvelle à orientation neuro-scientifique.

Déjà l’observation directe des bébés expérimentée par Brazelton (1970), Bower (1978) ou Trevarthen (1979) sur le modèle d’Ester Bick avait imposé une révision de certains concepts promus par Frances Tustin comme celui « d’autisme primaire normal » imposant de distinguer l’état autistique d’un état archaïque du développement normal avec fixation ou régression.

L’étape de l’autisme primaire normal n’existe pas, l’observation rigoureuse des nouveaux-nés le démontre sans ambiguïté, il semblerait exister un noyau d’intersubjectivité primaire plutôt qu’un autisme primaire mais ce noyau ne préjuge pas, ne détermine pas obligatoirement l’entrée dans l’intersubjectivité secondaire qui permet un contact avec l’autre distinct du sujet et constitué en objet distinct par le sujet ; certains éléments exogènes environnementaux dont l’interaction avec ceux qui s’occupent du bébé ou endogènes par exemple cérébraux peuvent entraver le passage du noyau primaire à l’intersubjectivité secondaire. Certaines hypothèses (Golse 2013) font un lien entre la co-modalisation de deux flux sensoriels impossible chez les autistes et le mantèlement/démantèlement à l’origine de la constitution de l’objet externe (Meltzer). Cette révision a entraîné une conséquence très importante : l’autisme ne pouvait plus entrer dans le champ des modèles freudiens ou kleiniens de développement du psychisme comme la perversion polymorphe de Freud pour les perversions ou les phases schizo-paranoïdes et dépressives de Klein pour les psychoses.

Les psychanalystes auraient pu alors passer d’un modèle explicatif à un modèle plus modeste purement descriptif mais ce ne fut pas le cas. Tout d’abord certains n’admettaient pas les révisions de Frances Tustin refusant les conclusions des observations directes en leur opposant leur expérience clinique propre, et Frances Tustin elle-même continua de parler d’un « autisme psychogène » en prenant comme référence des syndromes post traumatiques où se révèle une fixation sur le « ne pas savoir, ne pas entendre ». Dans l’autisme psychogène, il s’agirait d’une conscience traumatique de la séparation d’avec la mère, ce serait une amplification, une exagération, une intensification d’un groupe, d’un ensemble de réactions spécifiques au trauma. On serait face à un mécanisme de survie psychique. Si les cas cliniques décrits par certains analystes sont convaincants, les hypothèses qui soutiennent l’idée d’autisme psychogène ne sont pas corroborées par les découvertes des neuro-sciences, mais l’on sait de longue date que même avec des théories hasardeuses, approximatives ou fausses on peut « guérir». Il est bien évident que certains cas d’autismes sont corrélés à des trajectoires traumatiques comme les abandons, les carences en tout genre ou même parfois les maltraitances médicales, dites iatrogènes, lors d’hospitalisation dans les premiers mois de la vie, mais ce n’est pas la règle générale bien évidemment et corrélation ne veut pas dire causalité dans le sens où les événements traumatisants peuvent avoir le rôle d’événements déclencheurs sur un terrain de vulnérabilité neurologique ou génétique mais l’enchaînement des causalités reste inconnu.

Ces événements traumatisants ont en quelque sorte la même fonction que certaines maladies métaboliques, génétiques, certaines encéphalopathies ou épilepsie qui sont associés à des syndromes autistiques, ce que l’on appelle les autismes syndromiques à différencier des autismes prototypiques qui eux ne s’accompagnent d’aucune pathologie cérébrale détectable en dehors de l’autisme lui-même. Ces maladies associées jouent peut-être un rôle de déclencheur du syndrome autistique, ce qui ferait de ces formes d’autisme une sorte de « voie finale commune » en relation avec des pathologies très diverses. Il faut alors plutôt parler d’autismes au pluriel et non d’autisme au singulier.

La difficulté s’accroît avec les dernières découvertes génétiques qui retrouvent pour près de 40% des autismes un point de départ génétique mais un seul gène est exceptionnellement en cause ; la plupart du temps on est en face d’un tableau intéressant de multiples mutations sur plusieurs gènes qui ont chacune d’entre elles une faible pénétrance, seule leur association compte mais n’est pas suffisante car leur expression phénotypique n’est pas déterminée à l’avance, ce qui fait que les mêmes mutations peuvent entraîner tantôt un autisme tantôt aucune pathologie ou une autre pathologie que l’autisme. L’intérêt clinique repose sur le fait que, devant un tableau autistique en relation avec une mutation accidentelle « de novo », les parents n’ont a priori pas à s’inquiéter pour faire un autre enfant ce qui est différent dans un cas de mutation transmise. Autrement dit le gène de l’autisme n’existe pas. Par ailleurs les mutations génétiques intéressent surtout les autismes syndromiques et pour le moment très peu d’autismes prototypiques, c’est-à-dire plus l’autisme est « pur » moins il est « génétique » ; ce sont les découvertes actuelles mais cela peut naturellement changer.

La deuxième grande série de raison qui expliquerait la « mort » de la psychanalyse dans l’autisme tient à la nouvelle définition de l’autisme issue du DSM, le manuel US de classification des pathologies mentales. Après avoir éliminé les psychoses infantiles, le DSM a tout d’abord inclus l’autisme dans un ensemble que sont les troubles envahissant du développement (TED) puis, depuis la version 5 de ce manuel, on parle de troubles du spectre autistique (TSA). C’est dire que l’autisme est devenu la référence centrale : on est plus ou moins autiste, l’autisme lui-même étant défini selon des critères relativement simples permettant, avec un abaissement des seuils d’inclusion, une augmentation incroyable de la prévalence. Bientôt « tous autistes ». Deux seuls critères diagnostiques suffisent pour être inclus dans le trouble du spectre autistique :

  1. Existence de déficits persistants de la communication et des interactions sociales observés dans des contextes variés. La communication et les interactions sociales sont regroupées dans la version 5 du DSM alors qu’elles étaient dissociées dans la version IV.
  2. Caractère restreint et répétitif des comportements, des intérêts ou des activités. Avec ces deux critères diagnostiques, on peut commencer à poser un diagnostic d’autisme diagnostic qui sera confirmé ou infirmé par des tests complémentaires des évaluations de différentes sortes, mais le premier pas est franchi et cette inclusion selon les critères du DSM dans le spectre du trouble autistique est prise en compte dans le chiffrage de la prévalence. La prévalence est alors utilisable comme moyen de pression sur les décideurs politiques pour financer des établissements de soins, des recherches, fournir des aides en tout genre. Par ailleurs, le diagnostic d’autisme permet une ouverture de droits particuliers issus de législations particulières pour l’enfant et sa famille, et procure ainsi un avantage par rapport à d’autres diagnostics.

Le diagnostic de trouble du spectre autistique est un diagnostic essentiellement d’observation comportementale, il risque donc d’entraîner tout naturellement une démarche thérapeutique comportementaliste. Il met l’accent uniquement sur les déficits et ne parle pas des compétences des enfants autistes, là encore il favorise ou est dans l’esprit des méthodes purement normatives.

Pourtant, dans la plupart des cas, les autistes ont des compétences importantes et il n’est pas du tout sûr qu’il faille considérer leurs intérêts restreints d’un seul point de vue négatif et donc les empêcher alors qu’il s’agit peut-être d’une curiosité d’un éveil au monde extérieur, d’un recueil de données ou d’une recherche d’information. C’est le point de vue des partisans de la neuro-diversité et de Laurent Mottron. Les critères diagnostiques du DSM ne s’intéressent en rien à la réalité psychique des autistes comme par exemple les manifestations qu’on peut assimiler à des angoisses très fortes paroxystiques qui surviennent périodiquement, cette réalité psychique est hors jeu.

Le DSM a porté un coup de grâce à la psychanalyse dans l’autisme en désignant l’autisme comme trouble neuro-développemental, non pas en ce que le terme lui-même est gênant mais en raison des interprétations qu’il suggère concernant l’étiologie. Neuro- développemental suggère neurologique et donc une étiologie monofactorielle purement organique, un certain déterminisme pour ne pas dire un déterminisme certain, le retour à une médecine d’organe, le cerveau en l’occurrence, excluant toute causalité psychique car le psychisme n’est pas un organe.

Enfin la représentation sociale de l’autisme a également changé grâce à l’action des usagers et des autistes eux-mêmes qui se sont de plus en plus détournés non seulement de la psychanalyse mais de la psychiatrie qu’ils accusaient de culpabilisation, enfermement et stigmatisation. Ils refusent d’être considérés comme des malades mentaux – ce qui se comprend –, certains considèrent qu’être autiste représente une façon d’être comme une autre et, comme nous sommes tous différents, nous avons aussi un cerveau différent et qu’il existe des neuro-typiques et des neuro-atypiques que sont les autistes.

Cette vision des choses a entraîné une sorte de regroupement communautaire d’un certain nombre d’usagers autour de leur identité d’autiste. L’autisme, qui était en 1943 une pathologie très grave et très peu évolutive, est devenu en 2017 un mode d’être comme un autre et que la société se doit d’inclure.

Il ne sert à pas grand chose de dénoncer cette évolution si ce n’est à passer pour des nostalgiques des époques précédentes où régnait un âge d’or entre psychanalyse et psychiatrie, mais qui n’était pas du tout satisfaisante.

En France les autistes et leurs parents se sont heurtés trop souvent à une arrogance des psychanalystes qui masquait une impuissance à guérir, à une doxa dominante qui situait un péché originaire du côté du désir des parents et en particulier de la mère, et qui ne pouvait être pris autrement qu’une culpabilisation. Je me demande si ce n’était pas une sorte d’influence de la religion sur la doxa analytique ; au péché originaire de la Bible concernant la femme, on substituait le péché originaire de la mère d’autiste.

Mais tout cela a entraîné des traumatismes car, quand on vient en consultation avec un enfant très différent des autres et avec lequel l’interaction est si difficile, se voir indirectement accusé de sa pathologie ajoute de la souffrance à la souffrance. Ces traumatismes sont si répandus que de nombreux parents préfèrent des méthodes comportementalistes intensives comme la méthode ABA où ils sont réduits à la fonction d’auxiliaire éducateur au détriment de toute spontanéité et de toute initiative parentale et se sentent souvent culpabilisés s’ils dévient de la ligne. En fait, les psychanalystes qui travaillent spécifiquement dans le champ de l’autisme sont à des années lumière des pratiques encore aujourd’hui dénoncées par les associations d’usagers. L’idée même d’interpréter un symptôme autistique comme Freud interprétait un symptôme hystérique au début du siècle dernier est un non-sens absolu, une absurdité, les psychanalystes travaillent avec les autistes avec une toute autre approche.

De nos jours, les cures psychanalytiques avec les autistes sont intégrées dans un programme d’action pluridisciplinaire dans lequel prennent place des approches éducatives et rééducatives, orthophoniques et psychomotrices etc.

Enfin cette doxa psychanalytique qui « accusait » les parents a une bien étonnante postérité. Certains parents d’autistes, certains usagers accusent la doxa psychanalytique d’influencer les travailleurs sociaux qui préconisent les placements d’enfants autistes. En réalité le problème se pose face à un enfant autiste qui présente très régulièrement des plaies,

des ecchymoses, des hématomes, s’agit-il de maltraitance ou s’agit-il d’auto-mutilations ? La réponse est au cas par cas sachant que les auto-mutilations existent et qu’elles peuvent faire croire à de la maltraitance. C’est de la responsabilité des professionnels de savoir faire la distinction. Les parents d’autistes sont des femmes et des hommes comme tout le monde, ils ne sont en rien coupables de l’autisme de leur enfant, ils doivent supporter une interaction très complexe, très pénible qui engendre une souffrance psychique à prendre en compte. Les parents d’autistes ne sont ni à diaboliser, ni à culpabiliser mais ils ne doivent pas être sacralisés non plus, certains cas de maltraitance peuvent exister. Mais de là à accuser la psychanalyse dans les placements injustifiés, c’est irrationnel et c’est abusif.

Vive la psychanalyse dans les autismes !

Comment les psychanalystes ont organisé la résistance?

Après tout ce que je viens d’énoncer on pourrait m’objecter que la psychanalyse n’a plus sa place dans l’autisme, qu’elle s’est avérée défaillante en confondant psychoses et autismes, en prétendant que l’autisme était psychogène etc. Pourtant les cures psychanalytiques ont démontré leur efficacité comme en témoignent des centaines d’études de cas et des dizaines de livres. Ces études de cas ne sont pas prises en considération par les experts scientifiques qui ont leurs critères de preuves scientifiques, seules les études cliniques randomisées en double aveugle ou presque ont grâce à leurs yeux ; c’est la règle du fameux consensus qui est « l’enfant » de l’évidence based médecine (EBM). Pourtant il existe de nombreux livres et articles qui montrent les limites de l’EBM en général et surtout en psychiatrie, mais rien n’y fait car on ne trouve pas mieux pour orienter les décisions. Les études de cas ne sont évidemment pas parfaites, elles sont potentiellement biaisées – l’évaluateur étant le thérapeute lui-même – il n’y pas de groupe contrôle, les progrès que le thérapeute attribue à la thérapie d’un enfant autiste par exemple sont peut-être attribuables à une évolution spontanée de la pathologie ou sont dus à d’autres facteurs. Les études de cas ne sont pas reproductibles, comme l’impose la science.

Pour toutes ces raisons, les cas de cures psychanalytiques avec les autistes ne peuvent pas entrer dans le cadre du consensus d’experts qui sont chargés dans tous les pays européens de publier des recommandations de bonne pratique, plus ou moins opposables aux praticiens. Ce fait marginalise la psychanalyse et c’est la raison pour laquelle à la suite de l’American Psychological Association (APA) qui a publié des règles pour évaluer « scientifiquement » les psychothérapies, certains psychanalystes ont mis en place des protocoles de recherche qui tiennent compte de la spécificité des psychothérapies avec les autistes. Les résultats intermédiaires sont intéressants, encourageants. Dans ces études on constate par exemple le fait que les traits généraux de la pratique clinique ajustée des cliniciens, pour la plupart psychanalystes (58 sur 65), ne s’accordent aucunement avec les caricatures qui ont été diffusées sur la psychanalyse.

En revanche, on retrouve certaines qualités partagées par les cliniciens, notamment la sensibilité, l’implication, la place première réservée au patient et l’ajustement fin à ses possibilités, la capacité de faire face aux provocations et pulsions violentes des enfants, d’utiliser au mieux la dimension préverbale, etc. La participation et le soutien des parents sont évidemment aussi des aspects importants.

Donc les psychanalystes s’occupant d’autistes, ou au moins certains d’entre eux, ont décidé de participer à la recherche avec les modalités appliquées aux autres méthodes thérapeutiques, en particulier médicamenteuses. Les résultats font déjà l’objet de critiques ou de polémiques mais ils sont là.

La résistance des psychanalystes n’a pas simplement consisté à entrer dans le jeu de l’évaluation, elle a pris aussi d’autres formes comme la « résistance étiologique ».

À la définition consensuelle de trouble neuro-développemental, on peut opposer une autre définition : « L’autisme est la forme la plus grave d’échec de l’intersubjectivité. »

Mettre l’accent sur l’intersubjectivité plutôt que sur le neuro-développemental ouvre de nouvelles perspectives, car l’accès à l’intersubjectivité se fait par étapes successives au cours desquelles la relation avec les proches est essentielle, et bien sûr en premier lieu avec les parents. À l’ancienne causalité psychique, on substitue une causalité interactive. Dans les cures psychanalytiques c’est cet aspect – accès à l’intersubjectivité – qui est mise en avant et pour cela la psychanalyse est irremplaçable. On observe que des enfants peuvent avoir au cours de leur première année des signes de la série autistique mais qu’ils ne développeront pas tous un autisme, certains d’entre eux s’enfermeront dans un syndrome autistique alors que d’autres reprendront le cours d’un développement normal. Ce qui a fait dire à certains psychanalystes qu’il existe un processus autistisant sur lequel on peut intervenir pour en interrompre l’évolution vers un syndrome autistique complet ; tout n’est pas joué à la naissance, plusieurs facteurs peuvent intervenir dans ce processus autistisant, en particulier l’interaction avec ceux qui s’occupent de l’enfant. D’où l’idée que le psychanalyste peut aider, par son observation et son expérience clinique, les parents dans leur interaction avec l’enfant difficile.

Les vidéos familiales faites dans le cadre de recherches en Italie ont montré par exemple que l’interaction entre un bébé peu communiquant, peu répondeur, hypotonique, donc à risque d’évolution autistique et une mère hyperstimulante était souvent contre- productif. Agir sur l’interaction entre l’enfant à risque autistique et les adultes dans le but de favoriser une ouverture vers l’intersubjectivité, c’est prendre très précisément le contre-pied des méthodes comportementalistes type ABA qui ne prennent en compte que l’interaction comportementale, les parents jouant le rôle d’auxiliaire éducateur ABA : les règles doivent être les mêmes partout, au foyer de l’enfant comme ailleurs.

Parmi les nombreux reproches qui sont faits à la psychanalyse, il y a celui de ne pas être suffisamment actif, d’attendre trop que le désir de l’enfant émerge, ce qui laisse l’enfant trop longtemps dans ce monde autistique et surtout ce qui nuit à son développement, lui faisant perdre des chances. Derrière ce reproche il y a l’idée que le développement cérébral comporte certaines étapes sous forme de fenêtres qui s’ouvrent et si l’opportunité n’est pas saisie, l’acquisition sera beaucoup plus difficile voire impossible. En fait cela semble être le cas pour certaines acquisitions comme la lecture, mais pas pour toutes les acquisitions.

S’il est vrai qu’une cure psychanalytique avec un enfant autiste exige une retenue de la part du thérapeute, la cure ne se fait jamais seule, à l’exclusion des autres prises en charge de l’enfant qui, elles, sont actives ou plus actives. De plus les techniques éducatives d’éveil, de jeu, de récréation qui utilisent les désirs de l’enfant s’avèrent efficaces pour les jeunes enfants. Il faut souligner que les avancées scientifiques récentes ne discréditent pas du tout la question d’un traitement relationnel et par le jeu.

Par exemple le Pr Catherine Barthélémy qui a reçu le prix de l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a développé avec le Pr Lelord la Thérapie d’Échange et de Développement, thérapie par le jeu, pratiquée de façon intégrative (2 séances /semaine) en hôpital de jour. Elle déclare qu’on améliore « de toute façon » la qualité de vie des autistes « en leur permettant d’accéder à la confiance, à l’échange, à la complicité et à la relation avec l’autre ».

La méthode Denver (ESDM) a le vent en poupe dans les publications internationales. Elle est en train d’être implantée et expérimentée en France dans un certain nombre de services qui sont des services « intégratifs », mixant plusieurs approches pour répondre à la

complexité des troubles et la diversité des patients. C’est une approche dans laquelle le jeu et la qualité d’empathie et de réceptivité du thérapeute sont au premier plan.

La méthode des « 3i », également basée sur le jeu individuel et la réceptivité du thérapeute pour entrer en relation avec l’enfant, donne des résultats intéressants qui vont être publiés prochainement. Sans parler d’un retour de la psychanalyse, il semble évident que les méthodes qui tiennent compte de l’interaction sont de plus en plus utilisées et évaluées.

La méthode de « l’affinity Therapy » est également en cours d’évaluation et s’avère très prometteuse. C’est une méthode qui se fonde sur le fait que le savoir (le sujet supposé savoir ?) n’est pas seulement du côté de la personne en charge des autistes mais aussi du côté des personnes autistes.

Mais que peut-on attendre d’une cure analytique avec des enfants autistes ? Ces cures à deux ou trois séances par semaine se fixent en fait plusieurs buts :

  • Partant de l’hypothèse de la construction de l’intersubjectivité, de son accès progressif, la cure analytique avec des autistes doit faire ressentir à l’enfant qu’un autre existe et n’est pas menaçant. Il existe une dialectique entre la subjectivation et l’accès à l’intersubjectivité. L’autre est reconnu dans le même mouvement que le sujet se reconnaît comme sujet. Donc l’objectif est double : que le sujet se voit comme sujet et sujet distinct de l’autre avec lequel il entre en interaction sans danger excessif.
  • Certains comportements stéréotypés, certaines figurations peuvent recevoir un sens de la part de l’analyste, permettant de mettre des mots sur ce que l’enfant figure devant l’autre, donne à voir à l’autre.
  • Les émotions qui sont ressenties par l’enfant autiste peuvent également recevoir des mots pour les identifier, c’est le rôle de l’analyste que d’aider à la mise en mots, le psychanalyste par son empathie par son expérience du transfert et du contre-transfert est bien placé pour décoder les messages.
  • Ainsi l’enfant pourra faire l’expérience qu’il peut communiquer une part de sa vie intime de son vécu intime à l’autre sans en être détruit en retour.
  • L’enfant autiste éprouve des angoisses très archaïques, ces angoisses se manifestent lors des séances de psychanalyse comme lors des activités quotidiennes ; ce sont des angoisses que l’on appelle de vidange, vidage, de tremblement ou de liquéfaction, d’où la recherche récurrente par les autistes de points d’appui durs comme par exemple un mur contre lequel s’appuyer. L’analyste confronté à ces moments d’angoisse au cours de la cure pourra, saura mettre des mots sur ces angoisses archaïques.

Les autistes ressentent vivent des souffrances psychiques intenses et – si je comprends qu’il puisse s’avérer nécessaire de les écarter d’un point de vue plus méthodologique qu’épistémologique pour s’occuper des autistes selon certaines méthodes à forte teneur comportementale – il n’est pas admissible d’en nier l’existence. Nier l’existence de souffrances psychiques chez les autistes revient à une sorte de maltraitance. Les témoignages d’autistes qui ont en quelque sorte expérimenté à des degrés divers cette négation ne manquent pas. Elles ou ils (Temple Grandin par exemple ou Michelle Dawson) expliquent fort bien que le forçage des méthodes purement comportementalistes est une sorte de maltraitance et, sans explicitement réhabiliter les méthodes psychanalytiques, elles prônent un respect de la personne autiste, de ses désirs, de son développement atypique.

En conclusion, il semble que, comme souvent dans le champ de la psychiatrie, on assiste à un mouvement de balancier. Après les années de « l’arrogance psychanalytique » où la psychanalyse prétendait à l’hégémonie et servait de métalangage pour surplomber l’ensemble des autres discours, et après les années qui ont suivi de « l’arrogance scientiste » qui devait découvrir des marqueurs biologiques très rapidement de toutes les pathologies mentales, il semble que l’on revienne petit à petit à une situation plus mélangée en particulier dans l’autisme.

Le triomphalisme scientifique au service de certains intérêts mercantiles a laissé place au doute, en particulier sur la validité des résultats à long terme (Shea 2004) des méthodes purement comportementalistes. Certaines associations d’usagers essaient par l’activisme médical, le lobbying, la communication d’obtenir ce que la science ne leur donne pas, elles réussissent en partie à influencer certains législateurs, mais la réalité est bien là : il n’existe pas de vérité scientifique sur l’autisme, nul ne peut faire un diagnostic d’autisme sur des marqueurs biologiques, ce qui nuit à la prévention. Enfin aucune méthode ne peut prétendre guérir l’autisme ou même obtenir des résultats très satisfaisants.

Dans ce contexte les méthodes psycho-dynamiques et les cures psychanalytiques en tout premier lieu gardent leur pertinence à condition de bien poser les indications, de sélectionner les bons thérapeutes qui doivent avoir certaines qualités, et d’associer à ces cures d’autres prises en charge de types éducatives ou rééducatives. Le pari le plus audacieux des psychanalystes est de supposer un sujet à un être qui ne parle pas, ne semble pas comprendre ce qu’on lui dit, ne communique pratiquement pas par des voies non verbales et présentent des comportements déroutants. À partir de cette supposition subjective, les psychanalystes essaient de comprendre avec des modèles descriptifs le fonctionnement psychique, en particulier pulsionnel de ce sujet, et ils adaptent leur pratique à cette réalité psychique supposée. Cette méthode peut apparaître pas suffisamment active mais encore une fois elle n’est plus jamais pratiquée seule et il n’est pas sûr que les méthodes actives à 100 % ou

« hyperactives » obtiennent de meilleurs résultats à long terme.

Malheureusement, en 2017, les autismes conservent leur opacité, leur mystère et devant ce fait incontournable qui produit de l’incertitude, il convient de résister aux attitudes dogmatiques ou aux réactions passionnelles.

Le tout psychanalytique a échoué mais le tout comportemental a également échoué.

Références bibliographiques :

Gary B. Mesibov and Victoria Shea, Evidence Based Practice and Autism, Autism

15(1):114-33. September 2010.

Bernard Golse, Mon combat pour les enfants autistes, Odile Jacob, 2013. Jean-Claude Maleval http://autistes-et-cliniciens.org/_Jean-Claude-Maleval

Laurent Mottron, L’intervention précoce pour enfants autistes, Mardaga, 2016. Lisa Miller and al, Closely observed infants, 1989.

Frances Tustin, Autistic states in children, 1994.

La loyauté, un sym-ptôme psychanalytique ?

Intervention de Jean-Louis Doucet-Carrière lors de la séance inaugurale de l’ESRFP le 22 octobre 2016 à Sète.

« L’homme comme l’arbre est un être où des forces confuses viennent se tenir debout. »
Gaston Bachelard

« Ô moi qui aspire à croître Je regarde dehors et voilà
Que croît en moi l’Arbre intérieur »
Rainer Maria Rilke

Nous avons, ici-même, travaillé ces dernières années des sujets qui mettaient en dialectique la psychanalyse avec des principes que je pourrais qualifier de très républicains : la liberté, la question du sacré, la fraternité… La question des rapports de la psychanalyse avec l’égalité aurait dû s’imposer naturellement. Certes, cette notion a une importance socio-politique majeure mais, aux yeux du psychanalyste dont la tâche est de tenter de faire surgir de la différence, de la disparité subjective, le principe d’égalité ne peut se comprendre que comme une équidistance de chaque « Un » par rapport aux lois qui sont celles du système politique qui gère notre quotidien. Système que l’on peut définir comme une République laïque et démocratique et qui doit s’attacher à préserver cette équidistance.
Le concept d’égalité renvoie donc à une loi républicaine, c’est-à-dire à la notion de légalité. La légalité est une valeur qui, à mon sens, n’a pas une dimension subjective première. Toute autre est la dimension de la loyauté ; ce terme, dans son acceptation courante, évoque en effet une qualité qui ne peut se soutenir que d’une position subjective.
L’usage a voulu que ces deux termes aient la même étymologie, en effet le légal comme le loyal dérive, d’après Alain Rey1, du mot latin legal issu du latin legalis qui veut dire conforme à la loi. D’après les mêmes sources, le qualificatif de loyal apparaît avec le sens de « qui a le sens de l’honneur, de la probité » dans le contexte de la chevalerie. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que la distinction sémantique définitive s’est faite entre légal et loyal. Je dirais, pour faire court, que la légalité renvoie à la loi qui concerne l’individu en tant que socius, alors que la loyauté a trait à ce que je pourrais appeler une appropriation subjective de la loi, une introjection de la loi.
Arrêtons-nous un instant sur ce concept d’introjection.
Dans son article « Pulsions et destin des pulsions » (1915), Freud emprunte ce terme à Ferenczi (Introjection et transfert, 1909) pour décrire le mécanisme par lequel : « Il (le moi2) prend en lui, dans la mesure où ils sont sources de plaisir, les objets qui se présentent, il les introjecte (selon l’expression de Ferenczi) et, d’un autre côté, expulse hors de lui ce qui, à l’intérieur de lui-même, provoque du déplaisir »3. Une nouvelle étape est franchie pour ce que Freud appelle le moi-sujet, dans la mesure où, contrairement au moi-réel primitif qui ne connaissait que « le plaisant » puisque, indifférent au monde extérieur, il n’aimait que lui-même, le processus d’introjection va désormais, en reconnaissant l’existence d’un monde qui lui est extérieur, imposer au moi- sujet de distinguer ce qui est à l’intérieur de lui, l’objet qui lui procure du plaisir, qu’il aime, et ce qu’il rejette à l’extérieur, la part de l’objet qui n’est pas incorporée, objet de sa haine. Avec ce moi-sujet-plaisir purifié, tel que le nomme Freud, apparaît l’opposition mais aussi le lien amour-haine4.
Dans le Séminaire XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan reprend de façon différente la problématique de l’introjection. Pour lui, le moi-plaisir purifié tel que le définit Freud, correspond à ce qui, « dans le moi-réel primitif, se satisfait de l’objet, se fait l’image en miroir de cet objet5 ». Mais l’étranger, le non-moi, le déplaisir, ce qui est hostile et générateur de haine, fait aussi partie de ce moi-réel primitif et persiste dans le moi, sans que jamais le principe de plaisir puisse en venir à bout. Pour Bernard Vandermersch, je cite : « C’est là sans doute l’origine du mauvais objet interne de Mélanie Klein et, pour Lacan, de l’objet a. Lacan replace l’introjection dans la dialectique du sujet à l’Autre avec sa dissymétrie fondamentale. Ce qui est introjecté est toujours un trait de l’Autre, un signifiant qui, dans le même temps qu’il fait surgir le sujet (qui, chez Lacan, est un effet du signifiant et n’est donc pas là au départ), le réduit à n’être que ce signifiant. Le rapport du sujet à l’Autre est donc toujours marqué d’une perte. C’est ce que Lacan appelle l’aliénation.6 » Dans ce même Séminaire, Lacan situe en effet le rapport du sujet à l’Autre dans ce qu’il définit comme le processus d’aliénation-séparation.
Précisons. Pour illustrer son raisonnement, Lacan part d’un type de choix singulier qui peut se poser de n’être résolu que par : ni ceci ni cela, ni l’une ni l’autre des possibilités du choix n’est recevable. Sauf, nous dit Lacan, a accepter que la conséquence de ce choix génère immanquablement une perte, c’est l’exemple bien connu qu’il retient devant l’ultimatum : « La bourse ou la vie », si on choisit la bourse on perd les deux, si on choisit la vie, ce sera une vie délestée de la bourse. Le choix entre la liberté ou la vie ne laisse la perspective que d’une vie de servitude. Seul le choix entre la liberté ou la mort permettrait de ne rien céder sur la liberté. Pour Lacan c’est ce processus qui est en cause dans le rapport du sujet à l’Autre. En effet, l’introjection du signifiant (ce qui est plein de sens) est à l’origine du sujet. C’est en effet en introjectant un trait de l’Autre (le trait unaire) que se constitue le sujet. On sait que Lacan soutient qu’au commencement n’est pas le Verbe, mais le trait unaire ! Mais du fait de l’aliénation à l’Autre, l’introjection du signifiant ne peut s’instaurer qu’aux dépens de l’être. Autrement dit, lorsque l’on est du côté du sens, on est dans le manque à être ; lorsqu’on est du côté de l’être, on est dans le non-sens et donc du côté de l’inconscient.
« L’introjection du signifiant s’accompagne donc d’une disparition du sujet7. » Pour réapparaître le sujet doit, pourrait-on dire, payer son écot, c’est-à-dire qu’il doit se séparer d’une partie de lui-même pour compenser cette impossibilité à être que lui impose l’introjection du signifiant. L’Autre, en effet, et il importe d’insister sur ce point, ne fournit que du signifiant, il ne garantit aucunement l’être, il ne désigne ni ne construit jamais le sujet. C’est en cédant ce qui est séparable de son corps, nommément les objets a de la pulsion, à savoir, le sein sevré, les fèces abandonnées, le regard et la voix que le sujet, qui est dès lors divisé, peut resurgir. On voit bien là qu’il y a un « Au-delà du principe du plaisir » puisque l’introjection du signifiant, signifiant dont il est important de rappeler qu’il est le représentant psychique de la pulsion, l’introjection du signifiant témoigne que la pulsion tourne toujours autour d’objets a qui ne sont pas tous des objets favorables au plaisir, objets a « qui en fin de compte, ne peuvent servir à rien8. »
Cette longue et difficile digression sur le mécanisme de l’introjection ne nous fait pas oublier notre réflexion sur la loyauté. Nous avons, plus haut, proposé de définir la loyauté comme la qualité qui résulte de l’introjection de la loi. Quelle est l’hypothèse théorique qui pourrait soutenir cette proposition ? De notre place d’analyste, la loi qui est introjectée ne peut être que la loi symbolique. Posons à la suite de cette réflexion que ce qui est introjecté, ce trait de l’Autre que prélève le sujet, c’est justement ce qui manque dans l’Autre. Si nous suivons le fil des hypothèses exposées plus haut sur l’introjection, ce trait de l’Autre, ce qui manque dans l’Autre, c’est un signifiant, Lacan est formel sur ce point. Je pose comme hypothèse que ce signifiant introjecté, signifiant qui permet d’élever le sujet à la dimension de la loyauté, c’est le signifiant du Nom-du-Père dans la mesure où Lacan le définit ainsi : « C’est le signifiant qui dans l’Autre en tant que lieu du signifiant est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi9. » Cette formule, certes un peu énigmatique, nous conduit, je crois, à considérer que chez l’Autre – c’est-à-dire ce lieu qui est le réservoir, le trésor des signifiants où vient s’approvisionner l’infans –, le Nom-du-Père est le signifiant de cet Autre dans sa dimension d’incomplétude, dans sa structure marquée par un trou, un manque, une absence autour de laquelle s’ordonne la chaîne signifiante, les lois du langage. En introjectant le signifiant du Nom-du-Père, le sujet en devenir, incorpore de fait une absence effacée par ce signifiant. On sait que Lacan définit le trait unaire comme le « signifiant non d’une présence, mais d’une absence effacée10 ». En disant cela, je ne veux pas confondre signifiant du Nom-du-Père et trait unaire, je souhaite montrer que, à mon sens, c’est grâce au signifiant du Nom-du-Père que peut s’inscrire le trait unaire. La métaphore du signifiant du Nom-du-Père est la condition de possibilité du trait unaire. C’est le fait que l’Autre ne puisse pas tout dire, ne puisse pas interpréter tous les cris, tous les vagissements de l’infans, qui peut permettre au sujet en devenir d’inscrire dans le langage son manque à être. Le manque-à-être répond au manque dans l’Autre. Le signifiant du Nom-du-Père fait césure dans le langage, et c’est à partir de cette césure que s’ordonnent les lois qui le régissent.
Lacan le soutient : « … je vous ai dit qu’à l’intérieur du système signifiant, le Nom-du-Père a la fonction de signifier l’ensemble du système signifiant, de l’autoriser à exister, d’en faire la loi…11 »
Bernard Vandermersch assure : « L’opération dite par Lacan du « Nom-du-Père » est la métaphore qui donne un sens sexuel à ce manque dans l’Autre par la mise en place d’un référent, le phallus. Le phallus donne accès au désir, soit que le sujet veuille l’être, pour être désiré par le père, soit qu’il veuille l’avoir pour désirer comme le père. Le père est ainsi celui qui unit le désir à la loi et non celui qui interdit le désir12. »

Je crois que nous touchons là à un point capital de notre réflexion sur la loyauté. Je dirais que la notion de loyauté, pour le psychanalyste, ne peut se concevoir que du fait de l’identité du désir et de la loi.
Dans le Séminaire X L’angoisse, Lacan précise de façon lumineuse ce que recouvre cette notion d’identité du désir et de la loi, je cite : « Le désir et la loi sont la même chose en ce sens que leur objet leur est commun. Il ne suffit donc pas de se donner à soi-même le réconfort qu’ils sont, l’un par rapport à l’autre, comme les deux côtés de la muraille, ou comme l’endroit et l’envers. C’est faire trop bon marché de la difficulté. (…). Le mythe de l’œdipe ne veut pas dire autre chose que ceci – à l’origine, le désir comme désir du père et la loi sont une seule et même chose. Le rapport de la loi au désir est si étroit que seule la fonction de la loi trace le chemin du désir. Le désir, en tant que désir pour la mère, est identique à la fonction de la loi. C’est en tant que la loi l’interdit qu’elle impose de la désirer, car, après tout, la mère n’est pas en soi l’objet le plus désirable. Si tout s’organise autour du désir de la mère, si on doit préférer que la femme soit autre que la mère, qu’est-ce que cela veut dire ? – sinon qu’un commandement s’introduit dans la structure même du désir. Pour tout dire, on désire au commandement. Le mythe de l’œdipe veut dire que le désir du père est ce qui fait la loi.13 » Dans son séminaire, Lacan, notons-le au passage, nous y reviendrons plus tard, comme toujours n’utilise pas ce terme de commandement au hasard…
Pour revenir à la définition donnée au début de ce travail, la loyauté serait donc cette qualité qui rend conforme à la loi, et avançons maintenant qu’est loyal ce qui est conforme au désir et nous pourrions même rajouter qu’est loyal ce qui est conforme au désir en tant que celui-ci est articulé au signifiant du Nom-du-Père.
Dont acte.
Se pose désormais une double problématique. Ces deux problématiques étant d’ailleurs difficilement séparables comme nous le verrons. La première de ces problématiques, Lacan dans son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse14, la formule comme suit : « As-tu agi en conformité avec ton désir ? » Je m’autoriserai donc à le paraphraser ainsi : « As-tu été loyal ? » Cette question relève, on le voit, plus d’un positionnement éthique que d’une affaire de moralité. Pour Lacan : « L’éthique consiste essentiellement – il faut toujours repartir des définitions – en un jugement sur notre action, à ceci près qu’elle n’a de portée que pour autant que l’action impliquée en elle comporte aussi ou est censée comporter un jugement, même implicite. La présence du jugement des deux côtés est essentielle à la structure. S’il y a une éthique de la psychanalyse – la question se pose – c’est pour autant qu’en quelque façon, si peu que ce soit, l’analyse apporte quelque chose qui se pose comme mesure de notre action – ou du moins le prétend15. » Dit autrement, si je ne trahis pas la pensée de Lacan, toute action en elle-même est déjà le fruit d’un jugement d’attribution, le positionnement éthique va, lui, mesurer l’adéquation de ce jugement avec les exigences du désir et de la loi. C’est là que je situerais le concept de loyauté. La loyauté c’est la capacité du sujet de l’inconscient à ériger son désir en loi éthique. J’ai souligné plus haut que quelqu’un de loyal est quelqu’un qui a le sens de l’honneur, de la probité. Alain Rey16 nous rappelle que le mot probe vient du latin probus qui désigne une récolte, un végétal qui pousse bien droit, il est assimilé aussi au verbe croître. La loyauté permet au sujet de rester droit, de croître dans sa relation à l’Autre. C’est ce qui permet au sujet de ne plus être incarcéré dans les demandes, demandes de l’Autre et demandes à l’Autre. Pour François Balmès17 : « L’identité du désir et de la loi est (…) ce qui affranchit de l’assujettissement à la demande. »
Être loyal, c’est consentir à ne pas distinguer le désir de la loi. Et Lacan de souligner : « Ce que j’appelle céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet – (…) de quelque trahison. Ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui-même, et c’est sensible pour lui- même. Ou, plus simplement, il tolère que quelqu’un avec qui il s’est plus ou moins voué à quelque chose ait trahi son attente, n’ait pas fait à son endroit ce que comportait le pacte – le pacte quel qu’il soit, faste ou néfaste, précaire, à courte vue, voire de révolte, voire de fuite, qu’importe. Quelque chose se joue autour de la trahison, quand on la tolère, quand, poussé par l’idée du bien – (…) – on cède au point de rabattre ses propres prétentions, (…). Là vous pouvez être sûr que se retrouve la structure qui s’appelle « céder sur son désir ».18 » Cette « idée du bien » qu’introduit ici Lacan nous conduit directement à notre deuxième problématique qui est celle de la prise du sujet du désir dans le filet des lois morales qui organisent le fonctionnement d’une société. Autrement dit, il s’agit d’envisager les rapports entre, d’une part, cette loi symbolique s’exprime dans les lois du langage et le désir qui en est consubstantiel, et, d’autre part, les règles qui régissent les rapports du sujet à ses semblables qu’on peut appeler les règles morales et dont l’instance psychique a été conceptualisée par Freud sous la forme du surmoi. Dit de façon laconique, comment concilier le désir inconscient dans sa dimension de vérité subjective et les exigences du surmoi, cette instance morale, interdictrice, féroce et obscène comme la qualifie Lacan ?
Freud nous dit que le surmoi est l’héritier introjecté du complexe d’Œdipe, il vient donc en permanence, rappeler et la loi du père et le désir. Cette question du surmoi est excessivement complexe mais nous retiendrons essentiellement la duplicité qui le caractérise, à savoir qu’il est une instance à la fois pacifiante et/ou traumatique. Les cliniques de la mélancolie et de la névrose obsessionnelle nous le montrent au quotidien. Comment comprendre, comment articuler cette duplicité surmoïque avec ce que nous avons avancé sur le signifiant du Nom-du-Père et son rôle dans la genèse des lois du langage ? Je crois que l’on peut avancer que, en ordonnant les signifiants de l’Autre, le signifiant du Nom-du-Père, autorise le surgissement du sujet du désir, mais dans le même mouvement il le condamne définitivement à se soumettre à ces lois. Je crois que c’est ce que Lacan avance lorsqu’il soutient : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme c’est le sujet pris et torturé par le langage.19 ». Mais il y a, à mon sens, une autre manière d’appréhender la férocité surmoïque et cela à partir de la distinction que fait Lacan entre père symbolique, père réel et père imaginaire. Le père symbolique, c’est le père mort, la métaphore du signifiant du Nom-du-Père vient en tenir lieu. Le Père réel, c’est celui qui est là au quotidien pour l’enfant et qui permet à celui-ci d’avoir accès au désir sexuel. En effet c’est ce père réel qui montre à l’enfant que la mère lui est interdite tout simplement parce que c’est lui qui la possède, il était là avant et elle est son bien-propre. Lacan le qualifie de « Grand Fouteur ». Il rajoute : « Seulement, ce père réel et mythique ne s’efface-t-il pas au déclin de l’œdipe derrière celui que l’enfant, à cet âge tout de même avancé de cinq ans, peut très bien avoir déjà découvert ? – à savoir le père imaginaire, le père qui l’a, lui le gosse, si mal foutu.20 » et : « N’est-ce pas autour de l’expérience de la privation que fait le petit enfant – non pas tant parce qu’il est petit mais parce qu’il est homme – n’est-ce pas autour de ce qui est pour lui privation (par le père réel21), que se fomente le deuil du père imaginaire ? – c’est-à-dire d’un père qui serait vraiment quelqu’un. Le reproche perpétuel qui naît alors, d’une façon plus ou moins définitive et bien formée selon les cas, reste fondamental dans la structure du sujet. Ce père imaginaire, c’est lui, et non pas le père réel qui est le fondement de l’image providentielle de Dieu. Et la fonction du surmoi, à son dernier terme, dans sa perspective dernière, est haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses.22 » Cela revient à dire que c’est du deuil du père imaginaire que va naître le surmoi, ce guerrier qui ne peut se résoudre à renoncer à ses illusions de grandeur et qui peut installer le sujet dans la pure culture de la pulsion de mort. On voit bien dès lors, pour revenir plus directement à notre thème de la loyauté, que l’introjection du signifiant du Nom-du-Père – qui autorise le prélèvement chez l’Autre du trait unaire, cette marque distinctive qui crée le sujet – permet à celui-ci de ne pas rester fasciné par un père imaginaire qui ne lui aurait pas fait testament de sa grandeur et évite ainsi au sujet de passer le reste de son temps à cultiver sa rancœur ! C’est de la jouissance de cette rancœur dont la loyauté doit signer l’abandon. Jouissance de la rancœur, certes, mais bien sûr pas uniquement. Il s’agit également pour le sujet dans la loyauté à son désir de se positionner par rapport à la jouissance des biens à savoir ce qui relève de l’utile, du besoin, et au-delà même, des pièges et des illusions que véhiculent souvent la compassion et l’amour du prochain. J’ai souligné plus haut cette phrase de Lacan : « Pour tout dire, on désire au commandement. » Cette formule est bien sûr destinée à mettre en dialectique le désir avec les Tables de la Loi remises à Moïse et porteuses des dix commandements. Lacan en effet relie ces dix commandements aux lois de la parole : « Ces dix commandements, tout négatifs qu’ils apparaissent – on nous fait toujours remarquer qu’il n’y a pas que le côté négatif de la morale, mais aussi le côté positif – je ne m’arrêterai pas tellement à leur côté interdictif, mais je dirai, comme je l’ai déjà indiqué ici, qu’ils ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu’ils explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole – je n’ai pas dit de discours – possible.(…). Je veux vous faire remarquer ceci – dans ces dix commandements, qui constituent à peu près tout ce qui, contre vents et marées, est reçu comme commandements par toute l’humanité civilisée – (…) – dans ces dix commandements, nulle part il n’est signalé qu’il ne faut pas coucher avec sa mère. Les dix commandements ne pourrions-nous pas essayer (…) de les interpréter comme quelque chose de fort proche de ce qui fonctionne effectivement dans le refoulement de l’inconscient ? Les dix commandements sont interprétables comme destinés à tenir le sujet à distance de toute réalisation de l’inceste, à une condition et une seule, c’est que nous nous apercevons que l’interdiction de l’inceste n’est pas autre chose que la condition pour que subsiste la parole.23 » En assimilant les lois de la parole au décalogue, Lacan montre qu’elles soutiennent aussi le désir, en le rendant consubstantiel à la loi, mais en le liant à la culpabilité. Ce que doit la loyauté à l’identité du désir et de la loi, il me semble que Lacan le formule de la façon la plus claire : « La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir.24 » Si le sujet cède sur son désir, c’est qu’il ne peut céder sur sa jouissance. Mais cette impossibilité à lâcher de la jouissance va l’entraver dans son destin car il va se trouver confronté à un affect, le seul qui ne trompe pas, à savoir l’angoisse. L’angoisse trouve sa place entre jouissance et désir. La méthode psychanalytique, en permettant le surgissement d’une énonciation – à savoir cette libération ponctuelle du sujet de la somme des énoncés accumulés sur son nom – est à même d’autoriser le franchissement de l’angoisse (tout en maintenant une certaine dose de culpabilité car celle-ci est consubstantielle à l’identité du désir et de la loi).

Le titre que j’ai donné à notre thématique de l’année : « La loyauté, un sym-ptôme psychanalytique ? » est pour le moins insolite. Si j’ai marqué une césure dans le mot symptôme c’est que j’ai souhaité le prendre dans son acception historique. Alain Rey25, toujours, précise que ce mot dérive du verbe sumpiptein « tomber ensemble », « survenir en même temps ». En ce sens il me semble que l’on peut avancer que la loyauté, envisagée comme une introjection de la loi et donc comme véhicule du désir, tombe littéralement dans le mouvement, le moment de l’énonciation. Dans sa conférence à Sainte Anne du 2 décembre 197126, Lacan avance que le symptôme a valeur de vérité. Il précise bien que la réciproque n’est pas vraie, que la valeur de vérité n’est pas un symptôme. Cela conduit, à mon sens, à penser que le symptôme envisagé comme une construction du sujet, prend toujours sa source dans les méandres du désir inconscient là où « la vérité balbutie », la loyauté est, peut-être, un des ruisseaux qui en témoigne. Cette approche analytique théorique de la loyauté peut nous autoriser à éclairer autrement certains liens sociaux qui n’arrêtent pas de nous interroger, parfois de nous faire souffrir dans le trajet de notre subjectivité. Une des premières idées qui me vient à l’esprit met en dialectique légalité et loyauté. En effet, il me paraît que, notamment dans les institutions, s’est installé progressivement un mécanisme que je qualifie de pervers qui consiste, pour faire court, à respecter la légalité tout en ignorant la loyauté. Je veux dire par là, que s’instaure délibérément, ce que j’appellerais une application psychotique, du moins à la lettre, de la loi, des règles, des conventions, en en soustrayant toute la dimension symbolique, tout « L’esprit » aurait pu dire Montesquieu. Les individus savent se servir des lois qui organisent le fonctionnement de l’institution de telle manière que toute la dimension symbolique, la dimension de fiction comme dirait Valéry en est forclose. Ces lois deviennent des écrans opaques qui ne laissent passer aucune lumière créatrice au lieu de rester des tissus certes denses mais dont les mailles peuvent permettre aux sujets de continuer à respirer librement. Un exemple peut être trouvé dans ce que Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean Sauret appellent « La folie Évaluation27 ». Quoi de plus conforme en effet aux lois qui régissent le fonctionnement d’une institution, que de s’assurer qu’elles sont en tous points respectées et qu’elles sont toujours adaptées à la finalité de cette institution ? Or on s’aperçoit rapidement que les outils utilisés pour évaluer ces règles de fonctionnement ne sont adaptés qu’à la seule politique de gestion des individus qui l’ont sollicitée. Il s’agit d’une évaluation qui ne peut déboucher le plus souvent que sur un agrément à la politique menée. Les acteurs institutionnels sont par-là dépossédés de leur potentiel critique de la manière la plus légale mais aussi la plus déloyale qui soit. Un autre exemple me vient à l’esprit. Depuis la tragédie du Bataclan, l’état d’urgence est décrété. La question n’est pas de savoir si c’est une bonne ou une mauvaise chose, le but affiché de cette mesure est la lutte contre le radicalisme islamique. Pour autant, de nombreux éléments ont montré que les passe-droits qu’autorise cette mesure ont servi également à déstabiliser les comités de défense contre l’aéroport prévu à Notre-Dame-des-Landes. On voit bien que cela est fait dans le respect de la légalité nouvelle instaurée par l’état d’urgence, mais que toute loyauté par rapport à la parole avancée est éliminée.

Identité du désir et de la loi avons-nous dit. La loyauté s’impose de cette identité. Qu’est-ce qu’être loyal en amitié, qu’est-ce qu’être loyal dans un milieu professionnel, et, pourquoi pas, qu’est-ce qu’être loyal dans une institution analytique ? L’amitié, cette « force qui enjambe l’absence » comme le soutient René Char, peut être prise comme paradigme de la loyauté. Je dirais que l’amitié c’est la rencontre de deux désirs qui se respectent et qui s’admirent. On connaît tous la manière dont Montaigne parlait de son amitié pour La Boétie : « Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». » Cela veut dire, à mon sens, qu’une amitié ne peut naître que lorsque l’on accepte, que l’on respecte, voire que l’on admire l’énigme du désir de l’autre. On reste loyal en amitié même si l’on prend des décisions, des positions intellectuelles, politiques, affectives, radicalement opposées à un ami, dans la mesure où l’on ne cède pas sur son désir, car ne pas céder sur son propre désir c’est respecter celui de son ami. C’est pour cela qu’une amitié doit résister à des disputes, des violences, des éloignements que ceux-ci soient physiques ou spirituels. Pardonnez cet oxymore provocateur mais, en amitié, on doit pouvoir trahir par loyauté. Je pense que la loyauté dans le milieu professionnel se subsume à la loyauté en amitié. Dans le travail, la loyauté c’est de ne pas déroger à la conception que l’on a des méthodes et de la finalité de ce travail.
Quid maintenant de la loyauté dans une institution analytique ? C’est presque un non- sens, en suivant le fil de notre réflexion, que de poser la question. Dans leur ouvrage Questions psychanalytiques28, Moustapha Safouan et Christian Hoffmann abordent cette question sous un angle différent. Je cite Moustapha Safouan : « Mais, même dans une analyse qui libère l’être de la fascination phallique, même une telle analyse ne dispense pas le sujet d’avoir à choisir à l’occasion entre son désir et son narcissisme, et pour autant que les analystes font partie d’institutions où les enjeux de pouvoir dominent d’autant plus férocement qu’ils sont simplement déniés, il y aura gros à parier que le choix des analystes penchera du côté de leur narcissisme. » Cela souligne, à mon sens, que le travail analytique oblige le sujet à castrer en permanence ce moi-idéal qui le fascine et qui le pousse sans cesse à se détourner de son désir inconscient. C’est la castration symbolique qui rappelle au sujet la loyauté à son désir. Nous avons vu tout à l’heure de quelle façon Lacan liait la possibilité de la parole à l’interdiction de l’inceste. C’est lier la parole à une perte de jouissance. Le caractère, je le reconnais, très austère du rappel théorique sur l’introjection ne doit pas nous faire oublier que selon Bernard Vandermersch : « L’introjection, en tant qu’elle concerne le fond de toute conduite à l’égard de l’autre, nous montre ainsi l’échec d’une éthique qui se situerait dans le seul registre de l’utile comme du plaisir pur et simple.29 » L’introjection de la loi symbolique oblige le sujet à céder sur sa jouissance afin de ne pas céder sur son désir. On voit bien là que la loyauté telle que nous avons essayé de la concevoir, ne correspond guère aux valeurs que prônent les énoncés véhiculés par le discours courant. La « nouvelle économie psychique » cherche à ne garder que le plaisir et la jouissance comme finalité. L’identité du désir et de la loi oblige le sujet, l’oblige à renoncer à une part de jouissance. Le sujet du désir inconscient, divisé par le langage, doit s’attacher à tenir une parole qui ne démente pas son désir. Bien sûr, trop souvent, les éléments conjoncturels peuvent pousser notre désir à composer avec le service des biens, mais pour autant la culpabilité, l’angoisse qui découlent de ce renoncement doivent sans cesse nous rappeler que nous sommes avant tout et que nous devons rester des êtres de parole dans tous les sens que l’on peut donner à cette formule.

1 Alain Rey (sous la dir. de), Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française.

2 Rajouté par nous.

3 Sigmund Freud (1915), « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Folio essais, 1990, p. 37.

4 Voir également le texte de Freud « La dénégation » (1925).

5 Bernard Vandermersch (sous la direction de Roland Chemama et Bernard Vandermersch), Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse in extenso, 2009, p. 284.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Jacques Lacan, « Du traitement possible de la psychose », dans Écrits, Seuil, 1966, p. 583.

10 Jacques Lacan, Le Séminaire Livre IX, L’identification, inédit.

11 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1998, p. 240.

12 Ibid. note n°4, p. 331.

13 J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 126.

14 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 359.

15 Ibid.

16 Ibid. note n°1.

17 François Balmès, Le nom, la loi, la voix, Toulouse, érès, 1997, p. 105.

18 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit. p. 370.

19 J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 276.

20 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit. p. 355.

21 Ajouté par nous.

22 Ibid.

23 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit. pp. 81-86.

24 Ibid. p. 370.

25 Alain Rey (sous la dir. de), Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.

26 J. Lacan, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 48 et seq.

27 Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret, La folie Évaluation, Éditions Mille et Une Nuits, 2011.

28 Moustapha Safouan, Christian Hoffmann, Questions psychanalytiques, Hermann Éditeurs, 2015, pp. 47-48.

29 Bernard Vandermersch, op. cit.

Obèse qui es-tu ?

Texte d’Yves Dechristé suite à son intervention à la Journée européenne sur l’obésité qui s’est déroulée aux Hospices Civils de Colmar (20.05.2016).

Mes propos sont le fruit d’une réflexion à partir des difficultés et particularités auxquelles je me suis trouvé confrontées depuis une vingtaine d’années à l’occasion de la rencontre de patients dans le cadre d’une prise en charge pluridisciplinaire (chirurgiens, diététiciens, psychologues, psychiatres) venant demander une chirurgie bariatrique.

Notre étonnement est venu notamment de la présentation particulièrement stéréotypée de ces patients lors de la consultation psychiatrique. Tous ou presque ont le même discours spontané : ils se plaignent de leur incapacité à perdre du poids malgré les divers régimes suivis, du retentissement fonctionnel de leur obésité, parfois du regard pesant que portent sur eux la société et les membres qui la constituent. L’intervention, qu’il s’agisse de l’anneau ou du « by-pass », revêt cette caractéristique d’un objet salvateur à leur tourmente, « il me le faut ! ». Le chirurgien apparaît comme la seule personne qui puisse leur concéder un billet vers la plénitude.

L’importance accordée à ce service que leur propose la médecine est d’autant moins à contester qu’il est soutenu par les autorités sanitaires ; elles font de la lutte contre l’obésité une question de santé publique et publient des directives sanitaires qui mandatent les réseaux de prise en charge de lutte contre l’obésité, et cela si possible dès le plus jeune âge.

Faut-il alors s’étonner de ce deuxième constat : la très grande majorité des patients expriment leur incompréhension concernant l’intérêt d’une consultation psychiatrique, et cela malgré les explications avancées par les chirurgiens (lors de la consultation initiale ou de la participation aux réunions d’informations groupées) qui insistent notamment sur les risques de dépression ou les risques suicidaires plus importants après une telle intervention. Comment comprendre alors cette surdité ou cette passion de l’ignorance, cette façon de ne rien vouloir savoir ?

Une ignorance qui fait symptôme

Il y a là pour nous quelque chose qui fait symptôme au sens d’un message, un inconscient, énoncé signifiant, qui s’adresse à quelqu’un, à un Autre dans le transfert, qui va insister tant qu’il n’est pas entendu.

Il faut repérer ici la sensibilité de tout un chacun au discours dominant. Or, que dit ce discours concernant l’obésité ? L’obésité est en hausse dans le monde entier, elle entraîne une lourde charge pour la société, notamment en raison des complications somatiques (maladies cardio-vasculaires, hypertension, diabète, dyslipidémie, limitations fonctionnelles, durée de vie réduite), mais aussi une perte sèche pour la consommation. Ce discours désigne les facteurs favorisants : la sédentarité, l’excès de consommation des produits sucrés, une alimentation riche en graisses, un apport pauvre en vitamines et sels minéraux… avec son corollaire ; un système d’obligations quasi-morales, l’idéal étant d’éviter tout ce qui fait grossir, assorti d’orientations éducatives (école du poids, faire du sport…) et chirurgicales.

En 2009, le Président de la République déclare « l’équilibre nutritionnel et la lutte contre l’obésité et le surpoids, grande cause nationale ». Il faut mesurer le poids de ce discours social normalisant et hygiéniste (au XIXe siècle, sont apparus les premiers programmes d’hygiène des populations portant notamment sur l’alcool, la sexualité, la propreté… – l’état se voulant responsable du bien-être physique, mental et social des individus, l’hygiène devenant alors un nouvel ordre moral qui organise la société et s’assure de la force vive des travailleurs) discours qui empêche le sujet d’accéder à ses propres questions, et fait de l’obésité une faute morale au sens d’un écart par rapport à une norme sociale médicalisée ?

La pédagogie à la base de ce programme nutritionnel a pour but d’améliorer l’observance, le consentement, mais à quoi ? Cette pratique médicale, si elle va au-delà de la prise en compte de la dimension singulière de chaque individu, caractérise une « société de contrôle » qui risque d’aboutir à des mesures de résistance, à travers le rejet des médecins, le refus de soins. Pourtant, l’obèse le sait, il s’expose à des complications somatiques. Mais il peut aussi se sentir coupable de se trouver devant la nécessité de dénoncer le mensonge dont il pâtit tout en ayant du mal à se poser pour son propre compte des questions sur son désir. Il est donc de la responsabilité du médecin d’être attentif à ne pas donner une occasion supplémentaire au patient de s’aliéner dans les discours et dispositifs qui lui sont proposés.

Des groupes de concertation pluridisciplinaire sont mis en place dans le cadre du traitement chirurgical de l’obésité. Le psychiatre ou le psychologue sont appelés à y participer pour éliminer une pathologie mentale (psychose, dépression, déficiences intellectuelles, troubles graves de la personnalité) qui pourrait constituer un risque important dans la conduite du traitement (décompensation mentale, suicide, inobservance dans le suivi).

Mais à travers ce discours, qu’en est-il de la subjectivité du patient, de son vécu ? Les mots d’ordre du discours médical ne sont-ils pas de nature à amener l’individu à oublier sa subjectivité ?

La motivation

Si l’une des questions essentielles posées aux psychiatres au-delà de l’existence ou non d’une pathologie mentale, il y a celle de la motivation du patient, question à laquelle il convient peut-être d’être encore plus attentif. Que peut bien vouloir signifier « motivation » dans le cas présent ?

La première façon de le comprendre est de s’assurer que le patient a bien compris les tenants et aboutissants de l’intervention, qu’il est prêt à s’y plier, pour respecter les règles médicales qui lui sont prescrites (maîtrise du comportement alimentaire, prise des suppléments vitaminiques, observance des consultations post-chirurgicales).

Si l’on se réfère aux travaux de Philippe Le Breton, cité par J.-R. Freymann, sur la pression qu’exerce le discours ambiant sur le sujet, il y a quatre situations cliniques qui reflètent autant de manières de fonctionner par rapport à l’emprise du politique.

  • Près de 70 % des patients apparaissent initialement comme des « collaborateurs », au sens où ils suivent le discours commun. Tout au moins, c’est ce qui semble apparaître à l’issue d’un ou deux entretiens. Ils ont compris, affirment leur « motivation », n’expriment pas de plaintes particulières.
  • Un certain nombre apparaissent « inhibés » ou « indécis » ; ils font la demande, consultent le chirurgien, puis attendent quelques mois, voire quelques années avant de se présenter à nouveau à la consultation chirurgicale pour réaffirmer leur motivation. Comment entendre le fait que ces patients ne bougent pas ?
  • Les « résistants » ; ils refusent rapidement de tenir compte du dispositif de prise en charge qui leur est proposé avec ses divers examens et consultations, sans pour autant renoncer à consulter le chirurgien à deux ou trois reprises pour le convaincre de l’importance de cette intervention pour eux. Très rapidement, apparaît une situation de conflictualité entre l’équipe pluridisciplinaire qui ne peut accepter une telle position et ces patients.
  • Les « opportunistes » ; catégorie de patients qui profitent du dispositif qui leur est proposé, en se montrant complaisants, charmants, mais qui, sitôt l’intervention réalisée, ne donnent plus signe de vie. Ils se servent du discours actuel.

Ces observations nous amènent à considérer que la situation n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît en première apparence. Le sujet obèse n’est pas à l’aise avec le discours ambiant, il perd ses repères, il peut être tenté d’y adhérer sans limite (les collaborateurs) ou au contraire de le refuser de façon plus ou moins massive (les inhibés, les résistants, les opportunistes). À quel niveau faut-il entendre cette conflictualité ? Est-ce en rapport direct avec la personnalité du patient ou avec le système qui lui est proposé ? Concernant l’évaluation de la motivation, il faut donc se poser la question de « qui parle » ?

Le discours s’adresse au moi, là où le sujet interpelle l’Autre

Est-ce le moi ou le sujet ? Il faut donc distinguer ici le moi et le sujet.

Le moi a une affinité particulière au discours ambiant, car le moi y trouve un support à un sentiment d’identité fragile, puisque le moi se constitue à partir de l’image que l’autre lui renvoie, et cette image va être celle que la personne a d’elle-même. Ces personnes vivent dans un monde imaginaire où elles peuvent réaliser leurs exploits, leurs rêveries ; elles se constituent un refuge vis-à-vis d’un monde extérieur vécu comme décevant ou frustrant.

Il faut souligner ici que le discours médical et social ambiant concernant la prise en charge de l’obésité s’adresse préférentiellement au moi de la personne ; il propose une solution rapide, dans laquelle le chirurgien est volontiers appréhendé comme celui qui va concéder le billet vers la plénitude. Il est attendu de lui qu’il permette au patient de lutter contre l’insoutenable image de « l’obèse », bien loin de l’idéologie actuelle de la personne mince. Le patient devient un « consommateur de soins » qui négocie sa prise en charge avec les soignants.

Cette position est à craindre pour ces personnes en recherche de soutien, de réassurance, ou d’idéalisation de l’autre, avec les difficultés qui s’ensuivent dans leur vie affective et sociale. Le médecin, le chirurgien sont investis de pouvoir qui met la personne dans une position de servitude.

Le risque est celui de succomber, de se laisser prendre, fasciner par ce discours sans dialectique, qui soutient un idéal sans interrogation, qui devient une injonction, « il faut perdre du poids » en mettant en place un objet de sacrifice. Le sacrifice, c’est s’amputer d’une partie du corps (certains patients perdent plus de 50% de leur poids de départ) pour une médecine qui l’absorbe, avec une avidité sans fin, pour ceux qui ne trouvent pas de limites (comme dans les compulsions alimentaires). Ce risque peut être repéré dans les entretiens préopératoires ; la personne ne veut rien savoir de sa souffrance, « planque » ses symptômes en mettant en avant la gourmandise, l’excès de la prise calorique ; ses tensions ou ses angoisses dans la relation à l’autre, il n’en fait guère état. C’est aussi l’hypnose, en se conformant sans retenue à la démarche adoptée par d’autres patients dans la même situation et qui ont trouvé leur salut dans l’intervention chirurgicale. Le patient se rassure en montrant à cet Autre, incarné par le monde médical, qu’il lui est fidèle, non sujet à de mauvaises pensées à son encontre. Mais comment s’arrêter sur cette pente du sacrifice qui conduit à un vécu insupportable de cette perte de poids qui va au-delà de ce qui est attendu ?

La difficulté pour ces personnes à supporter l’attente doit aussi alerter ; elles sont focalisées sur le présent, ne peuvent inscrire leur demande et leur désir dans le temps ou dans leur histoire, il leur faut une satisfaction immédiate.

C’est tout l’intérêt du protocole préopératoire qui dure quelques mois, ce qui permet d’introduire une certaine temporalité : elle pose que tout n’est pas possible en même temps et dévoile au patient qu’il tend à se comporter comme un roi sans royaume ; le patient proteste, ne satisfait pas aux examens et suivis préalables à l’intervention, nie ou banalise l’importance du protocole, exige une opération dans des délais plus brefs pour des motifs sans véritable fondement. Autrement dit, il évolue dans un monde imaginaire qui exclut l’autre, sans prendre en compte la dimension de l’adresse, le fait qu’il s’adresse à un autre.

Par opposition, le sujet c’est l’individu qui se constitue dans son rapport à l’Autre, un Autre auquel il s’adresse, il passe par la parole pour essayer de se faire reconnaître. C’est par sa propre parole qu’il interpelle l’Autre, de façon détournée et allusive, pour se faire reconnaître. Le sujet, avec le désir qui le porte vers un autre sujet, dépend de ce rapport à l’Autre qui se situe au-delà du partenaire réel, mais cette dépendance ne se fait pas sans la médiation de la parole. C’est ainsi que le patient peut exprimer une souffrance et des difficultés sur le plan subjectif en des termes que l’on retrouve régulièrement : « Je mange sans faim (« sans fin ») », « je mange lorsque je m’ennuie », « je mange lorsque je suis stressé ou contrarié », « je comble un vide », « je mange lorsque je suis seul »…

On peut déceler une composante psychique au trouble des conduites alimentaires sans pour autant considérer l’obésité comme d’origine uniquement psychologique. Autrement dit, les difficultés alimentaires travaillent psychiquement ces sujets qui ont quelque chose à en dire. Le sujet peut soutenir un discours dans lequel il s’engage avec son histoire, avec son

désir, et peut se confronter avec les autres. Lorsque du sujet est impliqué, la demande d’intervention apparaît également comme demande d’autre chose, un certain nombre de choses que le patient demande à verbaliser.

La consultation préopératoire : un lieu pour dire l’expérience de l’enfermement

La consultation psychiatrique ou psychologique n’a donc pas qu’une fonction médicale visant à repérer les contre-indications à la chirurgie, mais à repérer qui parle (le moi ou le sujet), mais aussi de créer un lieu (Autre), celui de la rencontre, pour que du sujet puisse se constituer.

Elle doit être l’occasion de passer de la position « obèse qui est tu » – au sens de obèse que l’on fait taire, en méconnaissant l’importance de l’emprise du discours ambiant, et/ou en oubliant la dimension de la parole – à la position de « obèse qui es-tu ? », toi en tant que sujet, c’est-à-dire personne qui accède à tes propres questions pour repérer quels sont ta place, tes désirs, tes obligations, et sortir de l’errance.

L’enjeu est de taille ! Ces consultations peuvent révéler au sujet une expérience d’enfermement ; enfermement par le regard social ou familial qui pèse sur lui, enfermement qui entre en résonance avec la répétition ou les compulsions alimentaires dont il ne parvient pas à sortir, et qui tournent d’autant plus fort que le sujet n’est pas entendu.

Cette expérience d’enfermement, comme effet de l’exclusion de cette dimension du sujet, est régulièrement présente.

On pense notamment à l’échec des divers régimes passés, marqués par une perte de poids suivie d’une reprise quasi systématique, qui fait osciller le patient entre espoir et désespoir, euphorie et désarroi, pour le conduire invariablement vers un vécu où il se sent sans recours, esseulé, enfermé dans le cercle de la répétition, incapable de sortir de ce combat avec les aliments, ou encore incapable de s’ouvrir aux autres.

La problématique de dépendance focalisée autour de la sphère alimentaire ne peut que persister si l’on ne déplie pas les divers registres où cette dépendance s’exerce : dépendance à l’autre, à un objet matériel, à un discours qu’il soit maternel, paternel, médical, social… Sortir les patients de cet enfermement passe par la nécessité de dénouer ces liens pour que du sujet puisse se constituer.

Les difficultés relationnelles sur le plan sexuel avec leur partenaire, particulièrement chez les femmes, sont volontiers mises au compte d’un malaise lié à l’image du corps. Une fois la perte de poids obtenue suite à l’intervention, un certain nombre d’entre elles se voient confrontées à la persistance, voire à l’accentuation de leurs difficultés ; elles semblent n’avoir aucun accès à la possibilité d’engager quelque chose sur le plan de la sexualité, et lorsque c’est le cas, c’est assez vite totalement désinvesti. L’intervention ne les a pas sorties de cet enfermement dans le corps ; c’est qu’il y a un rapport du sujet à sa propre image, le mouvement de désir qui le porte vers un autre sujet se trouve entravé si l’autre continue à être le porteur de cette fonction de miroir qui lui renvoie une image dévalorisée ou asexuée de lui- même, et non de sujet avec l’énigme de son désir.

Conclusions

La consultation préopératoire, au-delà de sa fonction de diagnostic d’une pathologie mentale, a un double objectif.

En premier lieu, offrir un lieu où peut s’établir quelque chose de l’ordre d’un lien, d’une relation à l’autre où cet autre se démarque du discours ambiant afin que des effets « sujet » puissent se manifester. Cette offre n’est pas sans constituer pour certains une véritable violence, et n’est pas acceptée ; c’est que l’on ne se déprend pas ainsi de l’emprise de l’environnement, du discours ambiant, du discours médical, qui offrent toutes les opportunités pour oublier le questionnement sur son existence et le sens particulier de la vie. Le blablabla, la fausse communication, sont plus confortables, mais ne permettent pas de sortir de l’enfermement que nous avons évoqué.

Le fait de reconnaître le poids d’un discours social déréglé peut faciliter un franchissement et ouvrir la voie à un questionnement plus personnel. L’abord d’une position personnelle n’est souvent possible qu’en faisant d’abord la part des discours sociaux dans lesquels le patient se trouve pris et qui l’infantilisent.

En deuxième lieu, établir une clinique plus fine de ces patients en fonction de la réponse au protocole de soin par rapport à un trépied :

  1. ceux qui sont d’emblée dans la parole et peuvent interroger le dispositif proposé, exprimer leur crainte, éventuellement formuler une demande de suivi ;
  2. ceux qui mettent en avant leur moi, leur image, en abdiquant de leur subjectivité et dans un rapport à l’immédiateté où il y a à distinguer deux formes :
    • celle où le sujet est pris dans les discours médicaux ou sociaux qui empêchent la personne d’accéder à ses propres questions. Il peut y réagir soit en s’y

conformant soit en s’y opposant, mais il garde la capacité d’investir un lieu, un lieu troué où l’Autre ne sait pas tout, à savoir un lieu de parole ;

    • celle de ces personnes qui ne peuvent lâcher le discours ambiant ; il leur faut un partenaire sans faille, pour ne pas être confrontées aux contraintes de l’existence, limiter l’angoisse de la perte. Ici les risques sont ceux de décompensations psychiques, notamment dépressives, les conduites suicidaires, le maintien de conduites addictives.

En fin de compte, il y a toujours quelque « chose » qui résiste, et c’est ce à quoi nous, représentants du psychique, nous avons à tenir compte pour adapter nos pratiques à la clinique actuelle.

Le silence du psychanalyste

Imposé à Freud par une patiente hystérique, le silence du psychanalyste fait désormais partie de la technique de base de l’analyse avec l’attention flottante et l’association libre. Le silence réclamé par Emmy von M. pour expliquer ses symptômes sans que Freud ne la harcèle de questions inaugure l’importance de la parole du patient et même le fait que c’est sa parole qui va faire office d’interprétation, c’est-à-dire remonter à l’origine des traumatismes, des non-dits et des malentendus pathogènes. Malheureusement cet idéal subit souvent des revers divers. D’abord le silence du praticien peut être reçu comme une désapprobation ou tout simplement une absence d’écoute, ensuite la quête des origines peut conduire aux vœux mortifères qui ont présidé à la naissance du sujet et cela peut conduire à des impasses dramatiques, voire à l’éclosion d’un délire, enfin et dans tous les cas, la personne de l’analyste concentre sur elle les frustrations qu’a subies le sujet comme les idéaux auxquels il aspire, ce qui le fait taire. Une phrase de Lacan résume bien cette paradoxalité du silence :

« L’analyste intervient concrètement dans la dialectique de l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position […] soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre résistance là où il est l’autre avec un petit a.1 »

La question qui se pose dès lors est de savoir ce que signifie « cadavériser sa position » quand l’analyste est vécu comme un autre quelconque. S’il s’agit de la résistance du psychanalyste, faut-il qu’il reste silencieux ?

Le silence de l’analyste

Pour Lacan, l’analyste peut donc être grand Autre ou petit autre : cela est induit par le patient, mais c’est à lui de savoir à quelle place il est mis. Comme grand Autre, en effet, il est le représentant incarné, si je puis dire, de l’Inconscient. À ce titre, il entend ce que dit le patient, lui-même à l’écoute de son propre discours, et n’est pas dispensé de ponctuer cette parole inédite. Mais l’analyste peut aussi être un petit autre, c’est-à-dire, dans le vocabulaire lacanien, un alter ego, un individu comparable à tout autre et identifié par exemple professionnellement. Il s’agit de la part du patient d’une résistance certaine mais Lacan, à son habitude, préfère parler de la résistance de l’analyste et il a raison car je pense que dans le cas où il est quelqu’un de quelconque l’analyste doit parler et non se taire.

La situation analytique au sens strict est en effet une position unique et difficile. La fameuse règle fondamentale implique non seulement de supprimer toute censure mais, si on y réfléchit bien, impose pour la première fois de penser sous le regard de l’autre. Même avec la mère, le nourrisson n’a pas cette intimité. En effet, Freud ne dit pas de tout raconter mais de saisir les Einfälle, « ce qui vient », et cela afin d’entendre l’articulation entre deux idées dont l’association révèle une autre pensée, inconsciente celle-là. Cette méthode doit pouvoir laisser parler la pulsion. Or la parole est sous la domination du moi, si bien que la psychanalyse se situe d’emblée au cœur du conflit bien connu. L’inconscient du patient idéalement projeté sur celui de l’analyste est bien obligé de s’exprimer à travers le moi, c’est- à-dire en somme le petit autre qu’il est avec ses préjugés à lui, ses défenses, ses idéaux, son surmoi, bref tout ce qui peut prendre le nom de résistance, dans la mesure où toutes ses pensées passent par ce filtre moïque. Il en va de même de l’analyste qui se tait par souci technique certes mais qui doit surtout faire taire en lui ses propres préjugés. Il arrive souvent, par exemple, que le patient se mette à raconter sa journée ou à décrire le cabinet où il se trouve et quand l’analyste lui en fait la remarque proteste en arguant de la règle qui lui est imposée. L’analyste pourrait évidemment continuer à se taire et certains s’en tiennent là. Il est vrai qu’il a souvent du mal à distinguer ce que j’appelle verbiage, qui est fait d’associations de type métonymique, des associations véritables. En effet, le discours métonymique peut refléter certaines consonances signifiantes qui sollicitent ce que certains lacaniens appellent scansion. Pour ma part, quand je prends conscience d’un discours superficiel, j’interviens toujours et ce, depuis que ces patients ont reconnu à chaque fois que ce discours venait masquer des pensées inavouables et importantes dont bien entendu le transfert comme l’avait découvert Freud. En intervenant ainsi ou en parlant tout simplement, l’analyste se démarque de la statue de Commandeur (voir Don Juan de Molière), qu’imaginait le patient dans son transfert, et condescend lui-même à parler en personne ordinaire. La résistance de l’analyste consisterait en l’occurrence à se conforter dans cette statue qu’a érigée le sujet. On aurait tort, à mon sens, d’assimiler cette place du Commandeur à celle de grand Autre : c’est même cette illusion qui constituerait la résistance de l’analyste et sa raison de se taire dans un silence mortifère qui vient faire dangereusement écho à celui du patient et alimenter la pulsion de mort muette comme on le sait grâce à Freud. Car il n’y a pas que le verbiage pour se défendre contre le silence de l’inconscient. Certains mutismes en effet ne laissent pas d’être inquiétants et requièrent non pas une intervention ponctuelle mais de véritables paroles capables de permettre au patient de prendre une certaine distance : c’est même pour cela qu’il est parfois nécessaire de reprendre le dialogue en face à face. Cette dialectique entre passivité analytique et activité thérapeutique, si on peut caricaturer les choses ainsi, est parfaitement illustrée par la pratique du psychodrame individuel qui se joue avec un patient et deux sortes d’analystes. Les uns – les co-thérapeutes – jouent le rôle que le patient leur a confié et, ce faisant, interprètent la scène analytiquement, tandis que l’ensemble est dirigé par un analyste qui ne joue pas mais choisit les scénarios avec le patient et interrompt la scène quand celle-ci a provoqué une interprétation qu’il se contente en général de ponctuer. Ces deux types d’analystes sont bien entendu confondus dans la cure, mais passer de l’un à l’autre en séance d’analyse selon les nécessités est grandement facilité par l’expérience de cette pratique.

Les silences du patient

Le silence technique de l’analyste est bien entendu particulièrement confronté à celui du patient et c’est souvent ce dernier qui pousse l’analyste à sortir du sien. Toute la question, on l’a vu, est de savoir si et à quel moment il doit le faire, ce qui nous renvoie à « l’activité » du paragraphe précédent et à la nécessité pour l’analyste de sortir de son rôle hiératique. Or l’un des éléments indicatifs de ce changement éventuel d’attitude est la qualité et le type de silence du patient. Robert Fliess, le fils du célèbre ami de Freud, s’est attaché à cette tâche2. Pour lui, les silences sont liés au type de langage utilisé par le patient et à la pulsion partielle qu’ils révèlent. Il distingue ainsi trois types de silence :

  1. Érotique-urétral, forme de silence analogue au fonctionnement du sphincter urétral avec un arrêt des paroles lié à la pensée. C’est un silence « normal » qu’il suffit d’interroger pour l’interrompre.
  2. Érotique-anal, correspondant à une inhibition et à une retenue quasi volontaire des pensées que l’analyste a du mal à obtenir. Il s’agit, nous dit Fliess, d’une véritable « constipation verbale ».
  3. Enfin le silence érotique-oral dans lequel le langage échappe au « contrôle de l’érogénéité orale » et s’apparente au mutisme. Il s’agirait en effet d’une incapacité réelle, insurmontable, liée à une régression infantile narcissique et reflet d’un « transfert archaïque ».

Car bien entendu, comme l’avait deviné Freud, le silence du patient est le fait du transfert, mais un transfert d’intensité et de tonalité variables selon les patients et les moments de l’analyse. Cela nous conduit à reparler du transfert et de son « maniement ». Freud, on le sait, distinguait deux types de transferts, l’un « amical et tendre » ou encore positif facilitant l’analyse, le second négatif, érotique ou haineux, et obligeant l’analyste à interpréter. Cette question de l’attitude de l’analyste, en effet, nous préoccupe car elle n’est pas aussi simple que l’écrit Freud en 1910. En effet, et comme le dit Lacan :

« Si le transfert se fait trop intense il se produit un phénomène qui évoque la résistance […] sous la forme la plus aiguë […] : le silence »

mais il ajoute :

« Il n’est pas simplement négatif, mais il vaut comme au-delà de la parole.3 »

Certes, cette remarque conserve toute sa valeur à condition que patient et analyste soient unis dans un silence représentant alors, poursuit-il, « l’appréhension la plus aiguë de la présence de l’autre comme tel ».

Or si certains silences ponctuent le discours et prennent ainsi du sens, comme les deux premiers types répertoriés par Robert Fliess, ce n’est pas le cas d’un silence qui, tel l’érotique-oral (toujours selon Fliess), semble refléter un arrêt de la pensée. Celui-là, qu’il faut bien distinguer d’un silence transférentiel parfois durable, équivaut à ce que Freud appelle un retrait de libido du monde extérieur sur le moi, ce qui implique un total désinvestissement de l’analyse et du transfert. D’ailleurs, Fliess précise que dans ce cas les interventions de l’analyste sont totalement inopérantes. Bien entendu on se trouve là en présence d’un pur schéma mélancolique4, dans la mesure où le praticien se heurte au narcissisme absolu que Freud assimilait à la psychose. Il signe en effet une rupture totale avec l’objet réduit à l’incorporation et traduit au pire une décompensation, mais aussi un traumatisme résistant ou un raptus suicidaire, l’absence de pensée – c’est-à-dire en fait la paralysie du préconscient qu’elle implique – formant la matrice du passage à l’acte. Bien entendu ce genre d’épisode doit entraîner ce que j’ai appelé l’activité de l’analyste.

La dialectique psychanalytique

Comme on le voit, le silence du patient peut avoir des significations diamétralement opposées et susciter des attitudes non moins opposées de l’analyste. Cette asymétrie apparente cache en fait une asymétrie fondatrice instaurée par la règle de l’association libre d’un côté, et de l’écoute flottante sinon silencieuse de l’autre. C’est cette asymétrie qui permettra que puisse s’analyser, et non se créer, le transfert. En effet, de deux interlocuteurs amis dont l’un fait des confidences à l’autre, qui va transférer ? Faites-en l’expérience ; c’est bien entendu celui qui écoute. Le cadre psychanalytique permet donc d’inverser artificiellement cette situation et cela à l’aide du silence obligé de l’analyste. Comme on le voit, les choses ne sont pas tellement tranchées entre les deux protagonistes5. C’est d’ailleurs ce qui a poussé tout un courant de la psychanalyse à insister sur le contre-transfert, que Lacan réduit aux préjugés de l’analyste. Il n’empêche, le jeu des identifications réciproques conduit parfois à de véritables impasses auxquelles le silence participe, comme dans un véritable rapport de force. Sans aller jusqu’à ces situations extrêmes, il est sûr que certains blocages de l’analyse s’expliquent par les préjugés techniques ou idéologiques de l’analyste et justifient le recours des jeunes analystes à une supervision par un collègue qui jouera le rôle de tiers. Les préjugés techniques forment ce qu’on appelle le surmoi de l’analyste, surmoi qui se transmet comme le surmoi parental de façon transgénérationnelle. Quant aux préjugés idéologiques qui peuvent prendre la forme paradoxale d’une connivence, ils ne sont pas moins opérants mais restent souvent occultes. Quelle que soit leur nature, ces blocages, soit l’arrêt des véritables associations, obligent l’analyste à parler et à ne pas répondre au silence de fait du patient par un silence professionnel dont un Ferenczi fustigeait l’hypocrisie et Kohut l’impolitesse (sic). De fait, si l’analyste parle, il ne joue plus en quelque sorte son rôle officiel et expose malgré lui son inconscient, car il suffit de parler à quelqu’un pour que l’interlocuteur « entende » quelque chose d’autre. C’est sans doute ce risque que redoutent les analystes débutants, risque que la pratique du psychodrame permet précisément de dépasser parce que la fonction analytique est scindée et que seuls les co-thérapeutes s’exposent, tandis que l’interprétation analytique, souvent réduite à une scansion, revient au directeur de jeu. Mais le psychodrame a ses limites et il a en particulier le défaut fondamental de ne pas permettre l’analyse du transfert, analyse fondamentale et parfois interminable. Car en définitive si le transfert permet parfois la sorte de communion silencieuse qu’évoquait Lacan, c’est lui aussi, dans ses formes archaïques, qui produit l’arrêt de la pensée et la rupture du processus engagé. Bref, dans tous les cas, le patient agit au lieu de se remémorer. C’est le paradoxe du transfert dont Freud nous dit à la fois l’importance considérable en analyse –

« ce que le patient a vécu sous la forme d’un transfert, jamais plus il ne l’oublie et il y attache une conviction plus forte qu’à tout ce qu’il a acquis par d’autres moyens6 »

et le fait qu’il se manifeste par un agir transgressant la règle analytique :

« tout se passe comme si [le patient] agissait devant nous, au lieu de seulement nous informer.7 ».

Et le silence du patient est le parangon de ce comportement.

La psychanalyse, par son offre infinie, ouvre parfois la voie à des forces démoniaques dont certains sujets ont besoin qu’on les défende. Le silence de l’analyste dans tous les cas renvoie au silence de la solitude et de la déréliction de l’être humain confronté au mystère des origines. À cette question que l’analyste soutient parfois malgré lui, n’est-il pas naturel que le patient réponde par un silence, fût-il transférentiel ?

1 J. Lacan, « La chose freudienne », Écrits, Le Seuil, 1966.

2 Silence et verbalisation : un supplément à la théorie de la « règle fondamentale » (1949), dans J. D. Nasio, Le silence en psychanalyse, PBP, 2001, Éd. Payot et Rivages.

3 Leçon du 7 juillet 1954, dans Le Séminaire, Livre 1, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, cité dans le livre de J. D. Nasio, op. cit.

4 Voir S. Freud, Deuil et mélancolie, traduction inédite, PBP, 2011.

5 Beaucoup de patients faisant allusion à la séance précédente disent : « On a dit l’autre jour », alors que l’analyste est resté silencieux.

Abrégé de psychanalyse, Puf, 1978, p. 45. C’est nous qui soulignons.

Ibidem.

Analuein N° 25 – janvier 2016

 

Ce dernier numéro d’Analuein est diversement traversé par le mouvement électif des affinités entre l’art et la psychanalyse. L’art poussé dans ses retranchements, comme la psychanalyse poussée à son terme, ont ceci de commun de n’être inféodés à aucun pouvoir, ni devoir, sauf à celui d’un bien-dire où écrire : « Wo es war, soll Ich werden ». Ni l’un ni l’autre n’ont vocation à changer le monde. Rendre la tragi-comédie de la vie un peu plus supportable ; nous aider à supporter le Réel.

Joël Fritschy

Analuein n° 25 – Janvier 2016 (PDF)

Du cri à l’écrit : le désir de l’analyste en question

« La mort dans un cri et l’enfant dans la vie », c’est le dernier vers du poème de Jacques Prévert : « Premier jour » où avec tout son génie il décrit la mort en couche d’une jeune femme et la venue au monde de son enfant. J’ai, l’année dernière, été bouleversé par la représentation de la pièce de Fédérico Garcia Lorca :  »Noces de sang »1 où ce dernier martèle à plusieurs reprises la problématique qui est celle de  »La recherche de la racine obscure des cris ».

C’est à partir de là que j’oserais aborder la problématique du désir de l’analyste.

Le cri n’est-il pas la forme la plus archaïque de la demande ? Ou, plutôt, ce cri énigmatique qui accompagne l’entrée dans la vie n’est-il pas la première  »offre » faite par la vie, in statu nascendi, à l’Autre qui peut l’accueillir comme une première demande ?

La question du désir de l’analyste doit être, à mon sens, abordée exactement de la même manière que celle du désir de l’analysant et donc être située dans ses rapports au besoin et à la demande. La question qui est plus singulière est celle du pourquoi du passage de la position d’analysant à celle d’analyste.

Lacan soutient que le désir se produit dans un au-delà de la demande et qu’il se creuse dans son en-deçà.

L’au-delà de la demande, quand le besoin est suffisamment satisfait par l’Autre, est le lieu d’où peut surgir le désir en tant que celui-ci est intransitif, le désir est sans objet. Il ne répond pas au besoin et doit être affranchi de toute demande. Il n’est le serf ni du besoin ni de la demande mais il en est le produit.

Il y a un en-deçà de la demande car celle-ci est par essence ambivalente, elle est demande de la présence et de l’absence, de l’aliénation et de la séparation. C’est le manque à être consubstantiel au parlêtre qui le condamne à demander à perpétuité. Le désir naît de ce creuset où le vide créé par la séparation aspire à l’amour, où la plénitude de l’aliénation est négation de l’autre dans la haine, où la lettre reste à jamais indéchiffrable et nous laisse à jamais responsable de ce que nous dirons, la lettre nous contraint à renoncer à toute garantie sur ce dire.

Toute démarche analytique est, à mon sens, toujours radicalement du côté d’une demande, demande d’aller mieux, de moins souffrir, d’y voir un peu plus clair dans ce qui nous empêche dans

  1. Saison du  »off »’ 2015. William Mesguich à la mise en scène et dans le rôle principal. Théâtre du Chêne noir.

notre quotidien. On connaît la position de Lacan sur l’analyse didactique et nous le suivons dans la critique négative qu’il en a faite. En effet, même si une cure analytique est entreprise dans l’objectif déclaré de devenir psychanalyste, il y a aussi un au-delà et un en-decà de cette demande qui ne répondent pas à un besoin et qui n’échappent pas, eux aussi, aux passions de l’être que sont, selon Lacan, l’amour, la haine et l’ignorance.

Le désir est intransitif, ai-je rappelé, il ne décline pas ses objets, mais il ne se conjugue jamais qu’au singulier. C’est l’Un qui permet l’émergence du désir inconscient. C’est dans la mesure où pourra advenir un dire qui est de l’ordre de l’inouï dans le cadre contenant du transfert, qu’il y a acte analytique et libération d’une parole. Cette parole, parole actée selon Françoise Dolto, personne au monde n’aurait pu la dire que ce sujet-là. Elle est l’œuvre du sujet, elle est le sujet à l’œuvre. Elle ne relève pas de la doxa, de « ce qu’on entend ou voit partout », et de ce fait elle est éminemment subversive.

C’est là, à mon sens, qu’intervient le désir de l’analyste dans le sens où celui-ci doit s’exonérer radicalement de toute demande. Il ne s’agit pas de lester le patient avec les énoncés sociaux, moraux, politiques, humanistes, religieux et autres, il s’agit de laisser la parole de l’analysant errer dans les méandres de l’association libre, méandres qu’il est le seul à pouvoir parcourir et d’où pourra surgir une vérité pas-toute dans l’acte de son énonciation.

Ce voyage au bout de la nuit de l’association libre c’est, pour faire image, le trajet d’une analyse. L’acte analytique ce c’est les éclairs de lumière qui jalonnent ce trajet et nous permettent in fine, d’accepter d’être ce « rêve d’une ombre : l’homme » comme le soutient Lacan citant Pindare.2

Car ces méandres traversent toute la géographie des affects humains, des plus élevés aux plus décadents.

Le désir de l’analyste c’est celui de faire advenir inéluctablement du Un. Ne parons pas ce désir d’une auréole éthique univoque. Les passions de l’être – amour, haine, ignorance – sont, si je puis m’exprimer ainsi, bien à leur affaire dans ce désir de faire émerger une différence. Mais le désir de l’analyste relève de la quête désespérée d’une vérité qui ne sera jamais toute et c’est en cela qu’elle tient au réel.

Je crois que, dans la précipitation du moment de conclure que constitue l’énonciation – l’acte analytique, cette sorte d’Euréka du désir – se trouvent conjoint Éros et Thanatos dans la mesure où, pour qu’advienne du sujet, du Je, il faut à la fois qu’il y ait acceptation de la perte et adresse d’un cri vers l’autre. L’accouchée du poème de Prévert, crie à l’adresse de la vie au moment où celle-ci se

  1. « Nous ne vivons qu’un jour, un jour furtif et sombre ; La vie est un éclair entre être et n’être pas ;

C’est l’éclair du néant, c’est le rêve d’une ombre, C’est le seuil du trépas. »

Pindare. Pythiques, Ode VII. Traduction P.-A Mazure.1838. Gallica, Bibliothèque numérique. Hachette livre. BNF

dérobe à elle et donne cet enfant en gage de son désir.

Ne cherchons-nous pas dans le travail analytique, sans jamais le trouver, ce que Garcia-Lorca appelle  »La racine obscure des cris » ? Autrement dit, ne cherchons-nous pas sans relâche, à découvrir ce qui nous pousse à poursuivre dans la voie du désir, cet objet a, ce réel à jamais perdu. Dans Tristes Tropiques, Claude Lévy-Strauss assure que : « Tout effort pour comprendre détruit l’objet auquel nous étions attachés, au profit d’un effort qui l’abolit (…) jusqu’à ce que nous accédions à l’unique présence durable où s’évanouit la distinction entre le sens et l’absence de sens. »

Je dirais que l’acte analytique peut permettre d’advenir à cette présence durable hors-sens, l’énonciation nous permet de  »marcher » avec ce  »pas de sens » dont parle Lacan en utilisant toute l’ambiguïté de cette formule. On comprend, dès lors, que le désir de l’analyste, ne puisse en aucun cas être du côté d’une ligne de conduite à proposer à son analysant – aussi généreuse que celle-ci puisse être – mais bien plutôt du côté de celui qui donne une direction à la cure afin que, dans le cadre du transfert – lieu de rencontre avec l’inouï (Lucien Israël) – du Un puisse advenir.

Le désir de l’analyste ne peut se confondre avec le désir d’être analyste. Je ne sais pas si on choisit vraiment d’être analyste. Je dirais plutôt qu’on choisit d’être analyste… par défaut. Je veux dire par là que des quatre discours qu’a théorisé Jacques Lacan, c’est celui du psychanalyste qui garde notre préférence après avoir flirté avec les autres. Bien sûr, en tant qu’analyste, nous sommes aussi pris dans le tourbillon de ces quatre discours que nous empruntons tour à tour, mais, pour rester dans la métaphore, nous flirtons avec les autres mais c’est avec le quatrième que nous souhaitons construire notre histoire…

Suivez-nous sur les réseaux sociaux