La Loi et le chemin du désir

Intervention de Jean-Louis Doucet-Carrière à l’ASSERC du 27 janvier 2017. Le thème des conférences 2016-2017 de l’ASSERC est : « Roman familial – Fantasme – Délire »

« Les hommes aiment que la brume se referment sur eux sous la forme du langage. »
P. Quignard

Tout commence par un cri. Ce cri fait signe, signe de vie, au monde qui l’accueille. Le nouveau-né entame une longue période de dépendance aux instances tutélaires qui lui prodiguent les soins. Les cris, les pleurs, les vagissements qu’il émet font signes à l’Autre et celui-ci peut trouver une ou des réponses totalement adaptées aux besoins qui génèrent ces signes. L’Autre nourrit, désaltère, nettoie, apaise, permet le calme du sommeil… Il y a toute une dimension imaginaire qui s’installe et qui perdure tant que les réponses données aux demandes de l’infans sont parfaitement adéquates ; si c’est un cri affamé, le sein peut y répondre parfaitement ; si le pleur traduit l’inconfort d’une déjection, la couche propre va redonner le bien-être perdu. Mais, très rapidement, devant le caractère énigmatique de certains pleurs, de certains cris de l’infans, disons de certaines demandes, les réponses de l’Autre ne viendront plus les satisfaire parfaitement. Un monde où il existait des réponses à tout disparaît brutalement, une zone de densité « opaque1 » vient faire effraction dans ce monde imaginaire, la naissance de cette zone nous la définirons comme l’apparition du réel. Ce réel vient faire traumatisme au sens étymologique de ce mot, c’est-à-dire que le réel c’est là, ce qui fait blessure à l’imaginaire. Mais au monde des signes qui régit l’ordre de la nature, l’être humain rajoute les signifiants qui structurent l’organisme dans l’ordre de la culture. Dès lors le signe adressé est pris par la fonction de la parole de l’Autre qui évolue dans le champ du langage. Cela a une conséquence incommensurable, c’est qu’à l’univocité du signe qui représente une chose pour quelqu’un, se substitue l’équivocité signifiante. C’est-à-dire que ce cri, ce pleur, cette colère du nouveau-né se trouvent captés par des signifiants qui peuvent renvoyer à une multitude de signifiés, ou, si l’on veut, à une multitude de concepts des choses. Cela veut dire que ces réponses maladroites aux demandes énigmatiques de l’infans sont quand même immergées dans la parole de l’Autre, baignées par ses signifiants et vont, de façon plus ou moins adaptée, permettre d’emprisonner du réel dans la chaîne signifiante. C’est ce réel qui va conditionner le mouvement de la chaîne métaphoro-métonymique qui soutient la structure du langage.
Lacan soutenait qu’il faut un minimum d’imaginaire pour symboliser le réel, il faut qu’il y ait eu passage par cet imaginaire2 d’une langue commune à la mère et l’infans, langue de signes parfaitement congruents, pour que la chaîne signifiante dans sa plurivocité vienne prendre en charge ce qui, inéluctablement, n’a pas de vocabulaire dans cette langue primitive imaginaire, et qui s’appelle le réel.
C’est le traumatisme, la blessure générée par l’irruption du réel qui crée le refoulement originaire à l’origine du « ça » freudien à jamais unerkannt, non reconnu. Notons ici que le refoulé originaire, le ça freudien, n’est pas constitué de désirs mais de demandes, cela ne sera pas sans importance dans la suite de notre réflexion. Mais bien entendu, la totalité de cette zone de densité opaque ne peut être recouverte par le champ des signifiants, une partie de cette zone échappe à la symbolisation et constitue le réel proprement dit en tant qu’on peut le définir comme ce qui échappe au symbolique.

Freud, après avoir pensé que ce refoulement originaire était un phénomène massif et unique, soutient3 : « Il peut même se faire, comme nous l’avons vu dans la genèse du fétiche, que le représentant pulsionnel originaire ait été divisé en deux morceaux, dont l’un a subi le refoulement, tandis que le reste, (…), a connu le destin de l’idéalisation. » Cette idéalisation telle qu’avancée par Freud constitue à mon sens, la pérennisation de cet imaginaire primordial évoqué il y a un instant. Elle installe l’Homme dans une position que le poète Lamartine définit parfaitement en écrivant : « L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. » Je dirais que cette « mémoire des cieux » c’est la trame de l’imaginaire. Autrement dit, l’infans baignant dans le langage, va traverser les différentes étapes de son développement, de ses rencontres avec le réel, en gardant par devers lui cette propension à l’imaginaire et à l’idéalisation. On peut ici souligner combien sont intenses les liens du corps et des signifiants de l’Autre. Ces phonèmes, portés par les signifiants perçus par l’infans, accompagnent les premières satisfactions, les premières jouissances liées aux besoins. L’infans se les approprie et les réexprime dans sa lalangue. L’infans va bientôt être appelé à traverser l’épreuve du sevrage, à s’identifier mentalement à l’autre au moment du complexe de l’intrusion et à accepter de rentrer dans l’ordre symbolique au moment du complexe d’Œdipe. Chacun de ces moments confronte à nouveau l’infans, puis l’enfant qu’il est devenu, au réel d’une perte définitive.
Pour traverser ce long et difficile apprentissage, le petit d’homme a besoin d’être accompagné d’un passeur, c’est une des définitions que l’on pourrait donner de l’Autre. L’Autre est le lieu où s’est accumulé le trésor des signifiants et où le sujet en devenir va venir s’approvisionner. Mais dans sa quête incessante de signifiants chez l’Autre, nous l’avons dit, le futur sujet va se trouver brutalement confronté à une non-réponse, à un Autre troué, à un endroit chez cet Autre qui est vide de signifiant. Pour pouvoir en-durer ces pertes successives que nous venons d’évoquer, il faut bien un outillage à ce sujet naissant, outillage qui fait défaut chez l’Autre. Cet outillage c’est ce que Lacan a conceptualisé sous la forme du signifiant du Nom-du-Père. Lacan le définit ainsi : « C’est le signifiant qui dans l’Autre en tant que lieu du signifiant est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi4. » Cela veut dire que pour devenir un « animal symbolique » l’infans se doit d’introjecter ce signifiant du Nom-du-Père, c’est grâce à ce signifiant métaphorique du manque dans l’Autre que ses propres signifiants vont pouvoir s’organiser en langage, que les lois du langage vont pouvoir structurer une pensée. Lacan soutient en effet qu’« à l’intérieur du système signifiant, le Nom-du-Père a la fonction de signifier l’ensemble du système signifiant, d’en faire la loi5 ». À défaut d’être introjecté, le signifiant du Nom-du-Père va être rejeté, exclu du système signifiant par le mécanisme de la forclusion. L’accès à la dimension métaphorique du langage sera désormais barré pour ce sujet qui ne pourra faire supporter sa parole que par le seul outil de la métonymie.
Mais ne brûlons pas les étapes et retenons que c’est à partir de ce double destin du refoulé originaire évoqué plus haut que nous pouvons nous attacher à suivre le chemin du désir. Une partie de ce refoulé originaire suivrait donc le chemin vers le préconscient- conscient par le moyen de l’idéalisation.

Ces quelques rappels et réflexions me sont apparus importants à situer en préambule à l’étude du bel argument proposé : « Comment l’individu peut-il se positionner par rapport au réel ? » C’est devenu un lieu commun que de rappeler le mot de Lacan paraphrasant La Rochefoucauld : « Le réel ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Si le réel est assimilable au soleil, il est évident qu’il faut s’équiper de lunettes aux verres bien trempés pour ne pas lui tourner le dos. Pour faire image disons que ces lunettes vont avoir la même structure que celle qui constitue le sujet. C’est-à-dire que selon que nous aurons affaire à une névrose dans ses différentes occurrences cliniques, à une psychose sous tous les aspects qu’elle peut revêtir ou à une perversion, ces lunettes auront chaque fois leur singularité.Nous avons évoqué plus haut les différentes étapes traversées par le petit d’homme durant son immersion dans le monde. Rappelons-les en évoquant les trois complexes familiaux en jeu selon Lacan dans la constitution d’un individu. Ce sont les complexes du sevrage, de l’intrusion et le complexe d’Œdipe. Si ce dernier est rentré dans la vulgate psychologique, il est indispensable de rappeler que les deux premiers (sevrage et intrusion) confrontent tout autant l’individu en devenir au réel de la perte. Perte du sein, perte de l’illusion d’une élection parentale, perte de l’illusion d’une relation non médiée à l’objet d’amour. Ce sont de lourdes pertes qu’essuient l’infans puis l’enfant dans la conquête de leur singularité subjective. Pertes réelles qui sont à l’origine de représentations refoulées et d’affects qui ne peuvent l’être. À chaque étape qui, dans son chemin désirant, va confronter à nouveau le sujet à la dimension du réel de la perte, ces affects vont resurgir, ces représentations vont essayer de franchir la digue du refoulement. Cette digue insubmersible, Freud nous dit qu’elle peut être contournée par la voie de l’idéalisation. Il propose de considérer que certaines représentations inconciliables se fraieraient un chemin vers le préconscient et le conscient. On peut proposer que cette voie de l’idéalisation est dans une dimension imaginaire pure. Cet imaginaire doit en permanence être l’objet de la loi symbolique qui vient rappeler le réel de la castration, le réel de la division du sujet. Celui-ci, chaque fois qu’il doit revivre une séparation et notamment au moment de l’adolescence, doit se « bricoler » une histoire personnelle qui lui permet à la fois d’accepter le réel de la castration et à la fois de maintenir une dimension imaginaire qui ne mettrait pas en péril son orthopédie moïque encore bien fragile. C’est ce à quoi répond, à mon sens, cette histoire complètement incroyable qu’est le roman familial découvert par Freud, où le sujet se remémore dans l’analyse, qu’il a pensé à une époque qu’il n’était pas le fruit de l’union du couple parental. Il s’est inventé des parents beaucoup plus flatteurs pour lui, notamment de par une position sociale beaucoup plus élevée. Ce scénario a un autre très gros avantage, Freud le souligne, c’est que, n’étant pas dans une filiation avec ce couple qui l’élève et l’éduque, il n’est pas soumis à l’interdiction de l’inceste que ce soit avec sa mère ou avec les membres de la fratrie ! Tout est imaginairement possible, mais Freud le souligne bien, les néo-parents que s’est inventé le sujet gardent malgré tout les caractéristiques affectives et les traits de personnalité qu’il chérit tant chez ceux qui lui ont donné son nom. Le roman familial est donc un scénario imaginaire qui, pourrait-on dire, garde les pieds sur terre ! En ce sens, le roman familial permet la libération de l’interdit surmoïque sans pour autant être un mode d’entrée dans une désinhibition maniaque. Il installera pourtant, à mon sens une culpabilité durable mais il préserve de la forclusion de l’imaginaire telle qu’on la rencontre dans la manie. Mais les émergences du réel sont incessantes et les grands moments de mutation subjective comme la puberté n’en sont que des acmés ponctuelles. « Il faut bien regarder la réalité en face », dit-on ! La réalité, certainement, mais, qu’est-ce que la réalité si ce n’est cette production du sujet désirant permise par le fantasme ?
Nous n’avons que deux outils à notre disposition pour affronter le réel : les mots et les images. On sait que Lacan soutient que «… le symbole se manifeste d’abord comme le meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir6 ». Cela veut dire que grâce à ce meurtre une distance salutaire est trouvée par rapport au réel, distance à jamais infranchissable dont le signifiant du Nom-du-Père est à la fois le témoin et le garant. Le réel n’est jamais totalement pris en charge par le mot. À ce titre, il nous échappe indéfiniment, « il ne cesse pas de ne pas s’écrire » selon le mot de Lacan. À défaut de pouvoir mettre en mots, nous pouvons tenter de mettre en image, de nous faire des re-présentations du réel, des représentations de choses, traces mnésiques visuelles qui attestent de la rencontre toujours manquée avec le réel. On sait que Freud, dès 1915, a distingué radicalement les représentations inconscientes des représentations préconscientes et conscientes « Nous voyons maintenant, dit Freud, ce que nous pouvons appeler la représentation d’objet consciente se scinder en représentation de mot et représentation de chose. Celle-ci consiste en l’investissement, sinon des images mnésiques directes de chose, du moins en celui des traces mnésiques plus éloignées et qui en dérivent. Nous croyons maintenant tout d’un coup savoir en quoi une représentation consciente se distingue d’une représentation inconsciente. (…) : la représentation consciente comprend la représentation de chose – plus la représentation de mot qui lui appartient – la représentation inconsciente est la représentation de chose seule. Le système Ics contient les investissements de chose des objets, les premiers et véritables investissements d’objets ; le système Pcs apparaît quand cette représentation de chose est surinvestie du fait qu’elle est reliée aux représentations de mots qui lui correspondent… Nous pouvons maintenant énoncer aussi avec précision ce que, dans les névroses de transfert, le refoulement refuse à la représentation écartée : c’est la traduction en mots lesquels doivent rester reliés à l’objet7. »
Freud, on le sait, soutenait qu’un homme était capable d’avouer un meurtre qu’il n’a pas commis mais qu’il n’avouerait jamais son fantasme. Ce rappel des fondamentaux freudiens me paraît nécessaire pour éclairer la place du fantasme dans l’économie subjective. En effet nous pouvons, à mon sens, y trouver en germe les dimensions lacaniennes du réel, du symbolique et de l’imaginaire. S’il y a re-présentation, c’est bien parce que nous n’avons pas accès au réel, nous nous en faisons d’abord des images et ces images doivent s’articuler, s’unir à la symbolique langagière afin qu’un sujet de l’énonciation puisse advenir. Le mathème lacanien S<>a formalise les trois dimensions évoquées il y a un instant en posant que le sujet (S) est divisé par le langage, par la prise dans le signifiant, mais qu’il est poinçonné, noué, stigmatisé par l’objet a en tant qu’objet réel à tout jamais perdu et non spécularisable, issu d’une opération logique de détachement de l’Autre. Cette opération laisse un vide, une béance que « le sujet va tenter d’obturer sa vie durant, par les divers objets a imaginaires que la particularité de son histoire (et notamment sa rencontre avec les signifiants marquants et les objets du fantasme des Autres concrets parentaux) l’aura amené à privilégier8 ».
On comprend donc que si les objets a réels sont limités (regard, voix, sein, fèces) les objets a imaginaires obturateurs du lieu vide, du réel sont en nombre infini. On peut donc en conclure que le fantasme a, dans l’économie subjective une « fonction de nouage (<>) du symbolique (S) de l’imaginaire (a) et du réel (a) (…) ainsi que la double protection. Il protège en effet le sujet, non seulement contre l’horreur du réel mais aussi contre les effets de sa division, conséquence de la castration symbolique ; autrement dit, il le protège contre sa radicale dépendance par rapport aux signifiants9 ». On se souvient que Lacan assurait : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme c’est le sujet pris et torturé par le langage10. » Le fantasme pacifie la relation du sujet au signifiant. Il permet en nouant le sujet au manque-à-être de soutenir le désir inconscient. Pour Lacan : « Le fantasme est le soutien du désir, ce n’est pas l’objet qui est le soutien du désir11. » L’objet du fantasme ne fait que maintenir la dynamique fantasmatique sans assurer la fonction de soutien du désir. Le fantasme est le soutien du désir car il met en image un sujet pris dans les lois de la parole et du langage.
Lacan assure que « Le fantasme est ce qui rend la jouissance apte au désir12 ». Je dirais que pour passer de la jouissance de la lalangue à une langue parlée par tous, il faut se soumettre, se plier aux lois de la parole et du langage. Il faut, pourrait-on dire, passer du réel de la jouissance de la lalangue à la symbolique langagière et pour ce faire, nous n’avons à notre disposition que le registre de l’imaginaire. Le fantasme formalisé comme S<>a le permet. Mais ce que nous venons d’énoncer revient, on le comprend, à assimiler l’accession au désir à la sujétion à la loi.
Dans son Séminaire X, L’angoisse, Lacan amène cette réflexion : « Le désir et la loi sont la même chose en ce sens que leur objet leur est commun. Il ne suffit donc pas de se donner à soi-même le réconfort qu’ils sont, l’un par rapport à l’autre, comme les deux côtés de la muraille, ou comme l’endroit et l’envers. C’est faire trop bon marché de la difficulté… Le mythe de l’Œdipe ne veut pas dire autre chose que ceci – à l’origine, le désir comme désir du père et la loi sont une seule et même chose. Le rapport de la loi au désir est si étroit que seule la fonction de la loi trace le chemin du désir. Le désir, en tant que désir pour la mère, est identique à la fonction de la loi. C’est en tant que la loi l’interdit qu’elle impose de la désirer, car, après tout, la mère n’est pas en soi l’objet le plus désirable. Si tout s’organise autour du désir de la mère, si on doit préférer que la femme soit autre que la mère, qu’est-ce que cela veut dire ? – sinon qu’un commandement s’introduit dans la structure même du désir. Pour tout dire, on désire au commandement. Le mythe de l’Œdipe veut dire que le désir du père est ce qui fait la loi13. » On saisit ici, avec cette assertion de Lacan : « Pour tout dire, on désire au commandement » que ce dernier va lier de façon définitive la Loi du père aux lois de la parole et tracer ainsi le chemin du désir. Cela nous amène immanquablement à considérer que le rapport à ces lois de la parole et du langage n’est pas constant et identique d’un individu à l’autre et que nous pouvons rencontrer des occurrences où ce poinçon sur le sujet divisé par les dimensions du réel et de l’imaginaire n’a pas été apposé. Le fantasme ne peut donc plus s’écrire selon le mathème lacanien S<>a qui repose sur un sujet divisé par les lois du langage. Le vide, le manque-à-être, que la métaphore du signifiant du Nom-du Père permet d’intégrer à la structure vont être rejetés, projetés dans la réalité extérieure et vérifier l’assertion freudienne qui soutient que dans le délire : « Ce qui a été aboli au dedans revient du dehors ». Le manque de signifiant dans l’Autre, le trou dans le symbolique qui en témoigne, non appareillés par le signifiant du Nom-du-Père, impliquent inéluctablement un trou équivalent dans l’imaginaire phallique. Pour Claude Landman : « L’interprétation délirante sera la tentative de pallier ce défaut dans le symbolique et ses conséquences dans l’imaginaire, mais au prix pour le sujet d’avoir à soutenir lui-même, en lieu et place du phallus qui fait défaut, la signification dans son ensemble. L’interprétation est ainsi une métaphore délirante que Lacan résume dans le cas Schreber en ces termes « Faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes », métaphore féminisante inaugurale à partir de laquelle on peut suivre les transformations successives du délire jusqu’à la rédemption finale14. »

Nous avons donc, très rapidement, évoqué différentes modalités qui s’offrent à un individu pour se positionner par rapport au réel. Quelle articulation pouvons-nous faire avec une clinique ?

Séverine aura bientôt 50 ans, je l’ai trouvée un jour dans ma salle d’attente en proie à une crise d’angoisse majeure. À l’âge de 21 ans, elle a fait un premier séjour en Hôpital psychiatrique pour, me rapporte-t-elle, une bouffée délirante aiguë à thématique mystique. Elle a, depuis, refait deux épisodes délirants qui ont justifié une prise en charge en psychiatrie. Maman très jeune d’une fille qui, me dit-elle, lui a été volée par sa belle-famille et qu’elle n’a jamais revue, elle a deux fils d’une deuxième union. Le plus jeune de ses fils est quasiment emprisonné en permanence depuis sa majorité pour des exactions diverses sur un terrain psychopathique manifeste. Elle vit séparée du père de ses fils et vit désormais seule d’une pension d’invalidité après avoir arrêté son métier d’aide-ménagère. Elle ne prend aucun médicament si ce n’est un comprimé de Xanax de temps en temps, c’est-à-dire à peu près une fois par mois. Je la vois depuis quelques années mensuellement. Elle vient pour parler. Et elle parle. Ce jour-là, elle me dit : « Vous êtes un médium ? », je lui fais part de mon étonnement devant ce diagnostic mais elle poursuit : « La dernière fois nous avons parlé de mon enfance et vous m’avez dit « vous étiez un véritable casse-cou » ! ; eh bien depuis je vais chez le kiné tous les jours car j’étais totalement bloquée du cou ! ». Un autre jour elle me déclare : « J’ai jeté à la poubelle tous les savons parfumés que l’on m’avait offerts et après, j’ai eu des problèmes de plomberie dans mon appartement. J’ai pensé « on m’a passé un savon » .» Séverine ne veut pas de médicament autre pour ses angoisses, d’ailleurs elle m’a dit récemment : « J’ai un état de nirvana et de plénitude, je contrôle mes pensées à 100%, aucune pensée ne vient plus de l’inconscient, tout est conscientisé. » Séverine, au contraire de ce que ces éléments cliniques pourraient faire penser, a une vie sociale adaptée au quotidien. Elle est tout à fait à même de satisfaire aux exigences sociales élémentaires. Pourtant Séverine n’obéit pas aux lois de la parole et du langage. Si nous reprenons son histoire de savons parfumés, nous voyons apparaître la métaphore délirante « on m’a passé un savon ». Imaginons qu’un de nos analysants névrosés nous raconte un rêve ayant le même scénario, on peut penser que « on vous a passé un savon » aurait été une interprétation déchaînant la vérité de la castration comme telle. Chez Séverine ce n’est pas du tout le cas, l’inconscient est à ciel ouvert chez elle, son imaginaire vient faire barrage à la distanciation symbolique. Il n’est bien sûr, à mon sens, pas question d’essayer de corriger la perception délirante qu’a Séverine de cet événement. On peut penser que c’est dans l’écoute attentive et étonnée de ses dires que Séverine peut ne pas rester figée, fixée dans cette dimension délirante. Jusqu’au prochain épisode…

Je connais Sylvie, 33 ans, depuis une dizaine d’année. Elle a eu ses premières manifestations dissociatives et paranoïdes vers l’âge de 17 ans après une fugue avec son premier copain qui, quand elle le décrit, paraît avoir eu des symptômes patents de grand automatisme mental. Il interdisait à Sylvie de revoir ses parents et surtout lui disait que jamais elle ne pourrait l’oublier ! Sylvie est bien stabilisée par son traitement et partage son existence ritualisée entre la maison familiale où elle vit avec ses parents et un foyer occupationnel. Mais une à deux fois par an, Sylvie me demande de la voir en urgence car dans la rue les gens la regardent en lui disant qu’elle est la fille de Francis Cabrel ou de Jean- Jacques Goldman. Ce qui lui fait peur, c’est le regard des gens, pour le reste, elle conçoit très bien qu’elle puisse être la fille de ces chanteurs tout en ayant son père à la maison. Les parents de Sylvie sont âgés, je n’ai jamais rencontré son papa, sa mère infirmière psychiatrique à la retraite a une carrure de rugbyman, des cheveux taillés avec une coupe militaire. Malgré l’expérience qu’aurait pu lui apporté son ancienne profession, la maman de Sylvie lui dit « Mais enfin Sylvie tu n’y penses pas, enlève-toi ces idées de la tête ! ». Je perçois dans le regard que porte cette femme sur sa fille une autorité, une dimension pénétrante qui, mais c’est mon ressenti personnel, atteint Sylvie au plus profond de son être, de son être-femme pourrais-je rajouter. Si je ramène cette vignette clinique c’est qu’elle me semble, peut-être, à même d’imager notre problématique. D’abord, j’ai fait le lien avec ce que dit Jean-Richard Freymann dans sa conférence Désir – Angoisse – Délire où dans son passage intitulé : du fantasme au délire, il fait référence au texte de Freud : « Un enfant est battu ». Je reprends cela très rapidement en espérant ne pas le dénaturer ! Vous connaissez tous ce texte majeur de Freud où il repère fréquemment ce fantasme chez ses analysants. Il souligne qu’en dépliant le fantasme, on y trouve « Le père bat un enfant haï par moi. » Comme le précise J.-R. Freymann, l’équivalent délirant de ce fantasme c’est : « tout le monde me bat et je regarde » ; on sait que le deuxième temps du fantasme : « Je suis battue par le père » est toujours refoulé. Le troisième temps « On bat des enfants, je regarde », en clôturant le scénario, dédouane le sujet d’une jouissance masochiste mais y souligne bien la place du regard comme objet a. L’équivalent délirant de ce troisième temps c’est la formule que J.-R. Freymann reprend de Michel Lévy : « Je ne vois que le regard de l’autre qui me frappe. » Chez Sylvie, l’élément le plus angoissant, ce n’est pas cette idée délirante de filiation, elle paraît très bien s’en accommoder. C’est le regard des gens qui véhiculent ce message. Je dirais, pour nous référer aux éléments théoriques avancés plus haut, que le regard comme objet a n’est plus, dans cette occurrence, dans la dimension du réel comme impossible, mais devient un objet spécularisable, ou pour le dire autrement, il devient un objet réel qui authentifie une vraie trouvaille pour la psychotique qu’est Sylvie. C’est cela, à mon sens, que l’on peut mettre en lien avec ce que Lacan amène dans le Séminaire X où il affirme que l’angoisse apparaît quand le manque manque. Ma propre appréciation du regard sur Sylvie porté par sa mère vient soit témoigner de ce regard « parlé » qui ne laisse aucune issue à une position subjective de par son accent totalitaire, soit il est déjà chez moi une interprétation de la souffrance de Sylvie comme résultante de l’absence de métaphore paternelle. Cette mère n’est pas désirante (Erastès), elle n’a pas présenté à Sylvie son père comme étant un être désirable (Eroménos).
Je crois que l’on peut, grâce à cette vignette clinique, faire un lien avec ce que nous avons évoqué plus haut de la découverte freudienne du Roman familial. Pour Sylvie, la vie n’est pas un roman. Sa cellule familiale (dans toute l’acception du mot cellule) l’a privée de la possibilité de romancer sa vie, d’idéaliser ce couple parental en l’élevant à la hauteur de personnages rêvés. Pas de roman familial car pas de refoulement possible en présence d’une mère non castrée. Le réel de la castration maternelle, abolie au dedans, revient du dehors sous la forme d’une idée de filiation délirante. Sylvie se pense (se panse ?) fille de chanteur à succès, Francis Cabrel ou Jean-Jacques Goldman. Quand je demande à Sylvie le titre d’une chanson d’un de ses « nouveaux pères », elle me répond sans hésitation « Elle a fait un bébé toute seule !» Sylvie reste sourde à la dimension signifiante des titres de chansons de ces « pères délirés ». Elle a totalement ritualisé sa vie, seule façon, avec ses poussées délirantes, de se protéger du regard néantisant de l’Autre non barré. Sylvie fait du régime car elle a beaucoup grossi du fait d’une gourmandise notable. Sa mère l’accompagne à son dernier rendez-vous et me lance : « Vous avez remarqué que j’ai perdu 15kg ? C’est que moi au régime, je m’y tiens ! »Tout cela n’est, bien entendu, pas de bonne augure pour faire sortir Sylvie de sa cellule et de sa cellulite ! Je ne suis jamais arrivé à éloigner un tant soit peu Sylvie de ses parents, le foyer occupationnel où elle va tous les jours pouvait la garder du lundi au vendredi mais « Sylvie a refusé » m’a dit sa mère… Une autre fois peut-être ! Pour Sylvie, nous venons de le voir, le roman familial peut se vivre dans la réalité mais ne peut pas s’écrire dans l’inconscient.

Chez certains sujets, tout différemment, vont apparaître au cours du travail analytique, des signifiants qui évoquent l’écriture de ce roman. « Donner joie à des mots qui n’ont pas eu de rente, tant leur pauvreté était quotidienne ; bienvenu soit cet arbitraire. » Cet aphorisme du poète René Char m’évoque le travail analytique dans la mesure où celui-ci permet de révéler, en suivant la rampe du signifiant comme le conseille Lacan, le lien avec le représentant de chose refoulé. Il faut faire appel à l’étymologie pour savoir que le mot roman qui vient du latin populaire romacium formé à partir de l’adverbe latin romanice qui signifie « en langue romaine vulgaire », c’est-à-dire parlée par la population des pays conquis (Gaule, Espagne…), par opposition au latin proprement dit. D’après son étymologie, ce mot désigne donc une œuvre en langage populaire. Le roman familial est donc écrit dans la langue populaire, celle des sujets de l’inconscient, sujets conquis et divisés par le langage. Je dirais, pour faire image, que dans le respect de l’association libre, nous voyons apparaître par la grâce du signifiant, ce que l’on pourrait appeler des mouvements de révolte du sujet qui visent à se réapproprier la noblesse de leur langue. Pour faire court, il s’agit pour le sujet de passer du roman à un latin plus légitime, plus académique, plus raffiné ! C’est ce qui transparaît à mon sens, lorsque sont amenés en séances des rêves nocturnes ou parfois éveillés qui mettent un protagoniste dans une position avantageuse quel qu’en soit le domaine et où il triomphe d’une adversité redoutable et redoutée où tout au moins lorsque sa position sociale dans le scénario ne l’assujettit pas de la même façon que tout un chacun à la loi, c’est-à-dire qu’il est à la fois reconnu comme socius et reconnu comme Un.

Chantal est en analyse avec moi depuis plusieurs années. Elle a une fonction de chef de service dans une institution. Son père, avec qui elle avait une relation privilégiée, est mort d’alcoolisme lorsqu’elle avait 11 ans, sa mère est connue comme déficiente intellectuelle et soignée pour une psychose maniaco-dépressive. Chantal est la deuxième d’une fratrie de six. Deux de ses frères et une sœur sont déficients intellectuels, une autre sœur est alcoolique. Seuls Chantal et un de ses frères ont une intégration sociale satisfaisante. L’enfance de Chantal est marquée par une maltraitance qui a justifié un placement en famille d’accueil lorsqu’elle a eu 13 ans. Élève vive et intelligente, elle a été fortement soutenue par le directeur de son école qui lui a permis de ne pas être déscolarisée. Ce sont les rapports pervers qu’avait envers elle son chef d’établissement (Ch. R.) qui l’ont conduit sur mon divan. Chantal me ramène ce rêve : « Je revois Ch. R. et sa maîtresse qui reviennent des Landes où ils ont eu deux enfants, un garçon et une fille. En fait ils les ont volés à une femme qui les a conçus avec quelqu’un d’autre. J’ai accès à la carte de SS du garçon et je vois qu’il est né en 1971 ce qui n’est pas possible car la scène se passe aujourd’hui et il s’agit d’un tout petit enfant dans le rêve. » Chantal associe : « Mon jeune frère est né en 1971. Je me souviens avoir vu ma mère enceinte de lui et d’avoir réalisé à ce moment là que j’étais bien l’enfant moi aussi de mes deux parents, jusque-là j’étais persuadée qu’il y avait eu une erreur quand ils étaient venus me chercher à la maternité et que mes vrais parents n’étaient pas ceux-là ! »… « Et les Landes, que viennent-elles faire là-dedans ? En Verlan on entend « de l’an »… « Je suis née le premier janvier !!! » Je rapporte ce rêve, avec l’accord de mon analysante, mais je n’en cite que les éléments qui m’ont paru imager certains points importants que nous avons évoqués. Le roman familial est bien remémoré par Chantal, c’est le gros ventre de sa mère qui l’a ramenée à la réalité de sa filiation. « J’ai compris tout d’un coup que, moi aussi, j’avais été dans ce ventre. » Retour au réel de la sexualité parentale et retour à la carence des imagos parentaux. Mais Chantal est née le jour de l’an, elle est née le Un janvier ce qui l’a faite malgré tout, à jamais, Une !

Je vais essayer désormais, après ces réflexions théorico-cliniques, de resserrer mon propos autour de ce bel argument que nous a proposé J.-R. Freymann. Nous avons abordé le roman familial comme une idéalisation des origines du sujet désirant qui lui permet, car l’écriture de ce roman est assujettie aux lois du langage, de se projeter dans un au-delà de la demande de l’Autre et de la demande à l’Autre. Je rappelle ce que dit Jacques Lacan : « Le désir se produit dans l’au-delà de la demande, de ce qu’en articulant la vie du sujet à ses conditions, elle y émonde le besoin, mais aussi il se creuse dans son en-deçà, en ce que, demande inconditionnelle de la présence et de l’absence, elle évoque le manque à être sous les trois figures du rien qui fait le fond de la demande d’amour, de la haine qui va à nier l’être de l’autre et de l’indicible de ce qui s’ignore dans cette requête15. » Je dirais que le roman familial véhicule à son insu l’identité du désir et de la loi et de ce fait affranchit le sujet de toute demande et de tout besoin. Le roman familial n’est pas du côté de la sublimation qui, elle, permet à la pulsion d’atteindre son but sans passer par le refoulement. Le roman familial me paraît permettre de supporter la déception inhérente à la reconnaissance de la castration de l’Autre grâce à l’identification au trait unaire, l’idéal du moi qui résulte de cette identification va pouvoir protéger la dynamique du moi-idéal. Voilà, à mon sens, ce que soutient le roman familial : une pérennisation du moi-idéal imaginaire sous-tenu par la figure symbolique de l’idéal du moi. Le roman familial est un témoin du désir du sujet, c’est, nous l’avons dit, le fantasme qui en est le soutien. Le mathème S<>a implique un sujet divisé par les lois de la parole et du langage, il suppose un sujet blessé par l’éclat d’une jouissance perdue qui l’installe pour toujours dans le manque-à-être, il produit l’histoire du sujet du désir inconscient. La Loi qui structure le fantasme, trace le chemin du désir. Méta-phorein, porter ailleurs, porter au-delà ; les lois de la parole et du langage portent le sujet désirant au-delà de l’exactitude du signe, elles le contraignent à refouler la vérité car, on le sait, la vérité tient au réel. Si ces lois ne sont pas là pour diviser le sujet, alors, comme chez Séverine, la métaphore devient délirante, le mot vient se coller à la chose et la chaîne signifiante ne laisse plus de place pour que le sujet y soit représenté entre chaque maillon. Cette métaphore délirante, peut-elle être remise en question par la parole et le langage ? Autrement dit, existe-t-il une alternative à la prise en charge psychiatrique d’une métaphore délirante ?

Ivana, 43 ans, est née en Biélorussie, fille d’un magistrat haut placé, elle a fait des études de rhumatologie sur place puis, avec son mari, chirurgien viscéral, elle est venue en France. Son diplôme n’étant pas reconnu, elle a repassé l’internat en France, a été chef de clinique dans un grand CHU. Elle est praticien hospitalier dans un Centre Hospitalier Régional. Connaissant un autre praticien hospitalier de ce CHR, celui-ci m’a demandé de la voir car elle ne souhaitait pas consulter un praticien dans la ville où elle exerce. Ivana est l’objet d’une mise à pied de la part du directeur du CH. Depuis de longs mois, en effet, son comportement devient insupportable pour ses collègues et pour tout le personnel. Elle est cassante, agressive, injuste. Elle soutient que tout le monde lui en veut, accuse ses collègues dont elle se méfie en permanence de la harceler, y compris sexuellement. Son mari confirme que c’est la même chose à la maison, assure que le couple est au bord de la rupture car lui- même est soupçonné d’infidélité en permanence. Tout cela n’a aucune conséquence sur l’activité professionnelle d’Ivana dont les compétences sont unanimement reconnues. Le confrère l’a mise en arrêt maladie afin de la protéger des foudres de l’administration. Ivana est effectivement dans une certitude délirante de harcèlement, tout fait signe chez elle pour alimenter ses convictions. « Quand avez-vous commencé à ressentir ce harcèlement ? En 2013, j’ai été nommée chef de service, on m’a quasiment obligé, moi je ne voulais pas ! À partir de ce moment-là, j’ai bien senti que l’attitude de mes collègues et du personnel commençait à changer, je me suis sentie de plus en plus seule et cette attitude envers moi n’a fait que s’aggraver progressivement pour finir par les allusions obscènes d’un collègue pendant la visite (elle mime des gestes obscènes avec sa bouche) ; mon mari de son côté était de plus en plus absent prétextant une surcharge de travail, son absence a bien sûr éveillé ma jalousie et j’ai même posé mon alliance ! » Ivana est épuisée, mais sa violence intérieure ne désarme pas. Je lui fais un arrêt maladie d’un mois, elle refuse tout traitement car elle dit qu’elle n’est pas malade. Je la revois une semaine plus tard, elle est un peu moins fatiguée, les relations conjugales semblent s’apaiser, ses convictions délirantes sont toujours aussi vives. Après une interruption de quelques semaines liée à une période de fête, je revois Ivana totalement transformée, elle est reposée, très souriante, très apprêtée, calme. « Je crois que ma ténacité et mon perfectionnisme ont peut-être joué un rôle dans ce que j’ai ressenti à l’hôpital. Je m’ennuie à la maison et je souhaite reprendre mon travail au plus tôt ! » Pendant les fêtes, elle a revu ses parents et sa sœur. Elle a, dit-elle, « réglé des comptes avec sa sœur et sa mère » car elle a toujours eu le sentiment que sa mère préférait sa sœur. Il n’y a pas eu de rupture pour autant et les relations familiales sont désormais apaisées. Son père n’est pas intervenu. Ivana me souligne que son père a fait une grosse dépression quand, après un changement politique dans son pays, il a été mis au placard ! Je ne connais pas assez l’histoire d’Ivana mais la métamorphose qu’elle me donne à voir me laisse perplexe. Cette histoire ne peut pas ne pas évoquer pour nous l’histoire de Schreber et du délire qu’il déclenche après sa nomination prestigieuse. Certes Ivana a continué longtemps son activité professionnelle sans fléchissement aucun, mais la certitude délirante est incontestable. Un des ses collègues me dira que c’est avec la gent féminine qu’Ivana est particulièrement agressive. Je suis étonné à la dernière consultation de percevoir l’apparition d’une certaine modestie et d’une certaine réserve chez Ivana, ces qualités contrastent de façon évidente avec la haute opinion d’elle-même qu’elle a manifestée les premiers temps. Nous savons combien est différente l’appréciation de l’importance du moi du paranoïaque, selon que l’on se place du point de vue psychiatrique qui le décrit comme hypertrophique, ou du point de vue psychanalytique qui le découvre dans sa grande précarité. Si l’on retient l’hypothèse de la structure paranoïaque, ce à quoi, pour l’instant, la clinique nous incite, que s’est-il passé pendant les fêtes de fin d’année ? Est-ce qu’Ivana a retrouvé une place dans l’histoire familiale ? Quelle a été la réponse de sa mère aux récriminations d’Ivana ? Toutes ces questions pourront, je l’espère, être reprises lors de nos prochaines rencontres. Je ramène cette vignette clinique car elle est susceptible d’installer la problématique soulevée dans notre argument. Si on admet qu’Ivana délire, où donc situer sa métaphore délirante ? « Je suis chef, donc je suis un objet de convoitise qui éveille la jalousie de l’Autre. Je suis jalouse dans mon couple, je suis jalouse de ma sœur ; donc l’Autre est jaloux de moi et veut ma peau ! » Ivana perd la tête en devenant chef, terrible paradoxe ! En suivant le fil de ce qui n’est que pure hypothèse, on peut imaginer que parmi les signifiants qui ont circulé lors de sa rencontre familiale, il y en ait un qui a pu révéler du manque dans l’Autre et, ce faisant, permettre à Ivana de métaphoriser sa souffrance, de la porter ailleurs, de relancer la capture du réel traumatique dans la chaîne métaphoro-métonymique. C’est une dimension poétique qui a peut-être surgi chez Ivana en passant de la métaphore délirante à une métaphore où s’inscrit le manque-à-être.

C’est sur cette idée là que je conclurai en citant Yves Bonnefoy : « La disparition du digamma du sein de l’alphabet de la langue grecque (…) fait penser à d’autres disparitions. Par exemple, dans les réseaux des significations conceptuelles, celle du savoir de la finitude. Une sorte de mauvais pli qui paraît alors entre l’existence et sa vêture verbale, une bosse sous la parole qui n’en finit pas de se déplacer sans se résorber dans des mots qui en seront à jamais fiction, en dépit des efforts – mais du fait des rêves – de ce que notre temps a dénommé l’écriture, cette attestation quelquefois de notre besoin de poésie. »

1 Charles Melman, Travaux pratiques de clinique psychanalytique, Toulouse, érès, 2012, p. 16 et seq.

2 On peut imager cela à partir de ce que le poète Yves Bonnefoy évoque dans son livre Le Digamma. Il imagine que, avant la disparition au sein de l’alphabet de la langue grecque de la lettre digamma, il y avait une adéquation parfaite entre la chose et le mot. Yves Bonnefoy, Le Digamma, Éditions Galilée, 2012.

3 Sigmund Freud (1915), « Le refoulement », dans Métapsychologie, Folio essais, 1990, p. 52.

4 Jacques Lacan, « Du traitement possible de la psychose », dans Écrits, Seuil, 1966, p. 583.

5 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V (1957-1958), Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », 1998, p. 240.

6 Jacques Lacan, Écrits, op. cit., p. 319.

7 Sigmund Freud (1915), « L’inconscient », dans Métapsychologie, Folio essais, 1999, pp. 116-117.

8 Patrick De Neuter, « Le Fantasme » dans Dictionnaire de la Psychanalyse, sous la direction de Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Larousse, 2012, p. 198.

9 Ibid.

10 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Le Champ freudien, 1981, p. 276.

11 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Champ freudien, 1992, p. 168.

12 Charles Melman, Travaux pratiques de clinique psychanalytique, op. cit., p. 57.

13 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre X (1960), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 126.

14 Claude Landman, « Délire », dans Dictionnaire de la Psychanalyse, sous la direction de Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Larousse, 2012, p. 141.

15 Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », dans Écrits, op. cit., p. 629.

La femme en robe jaune et le sourire du chat Women – Sur les Women de Willem de Kooning

 

« Je suis un peintre éclectique « by chance ». Je peux ouvrir à peu près n’importe quel livre de reproductions et y trouver une peinture par laquelle je pourrais être influencé. (…) Si je suis influencé par une peinture d’un autre temps, c’est comme avec le sourire du chat de Cheshire dans Alice au pays des merveilles, un sourire qui reste quand le chat est parti depuis longtemps. Maintenant je me sens comme Manet qui disait « oui je suis influencé par tout le monde. Mais chaque fois que je mets mes mains dans les poches, j’y trouve les doigts de quelqu’un d’autre ». »1

Oui le chat est parti mais le sourire est resté, cela fait du peintre un passeur qui glisse entre ces instants de vision et qui substitue à une logique diachronique des styles une autre logique indéterministe de crise qui se résout dans le tableau en train de se faire. Le tableau devient le théâtre de la puissance magique des associations où les sourires flottent et se frottent aux doigts, où les femmes changent de robes sans arrêt pour être belles à croquer à moins qu’elles ne fassent glisser ou exploser leurs oripeaux afin de révéler leurs seins et leurs ventres.

  1. Entretien avec Harold Rosenberg, dans Art News de septembre1972, cité par Louis Marin dans le catalogue De Kooning, Centre Georges Pompidou, Paris,1984, p. 32.

« Woman I était une fille à robe jaune que de Kooning avait remarquée dans la quatorzième rue, puis oubliée, mais qui revint à la vie au cours de la peinture, jusqu’à ce qu’elle disparût pour toujours dans la cimentation du processus pictural de de Kooning. Woman I contient aussi les mères que le peintre voyait en passant, assises sur les bancs du parc de l’East Side, une madone étudiée d’après une reproduction, E ou M auxquelles il avait fait l’amour, plus nous dit-il le rictus des idoles mésopotamiennes. » 2

La Woman de de Kooning présente une étrange familiarité avec la Ninfa de Warburg3, créature féminine paradigmatique qui nous introduit aux paradoxes de l’image elle-même, conçue comme le lieu où des temps hétérogènes prennent corps ensemble. Ninfa est un fantôme qui revient hanter la représentation et la troubler par sa gestuelle particulière qui a le

pouvoir de transmettre le pathos. Elle est d’abord l’héroïne de ces « mouvements éphémères des chevelures et du vêtement4 » que la peinture renaissante a voulu incarner. Warburg la décrivait comme la « stylisation d’une énergie concrète5 ». De Kooning ne pouvait qu’éprouver de l’empathie pour de telles séductions kinesthésiques.

Edwin Denby rapporte un détail éclairant d’une conversation qu’il eut avec lui :

« Nous parlâmes de la malignité mystérieusement puissante qui transparaît dans la chevelure d’un jeune homme de Raphaël, et qui vous regarde par-dessus son épaule. »6

Le coup d’œil saisissant sera un des moteurs de l’art de de Kooning, non seulement parce que ses Women en seront dotées et nous tiendrons sous l’autorité de leur regard, mais parce que lui-même fera du « regard en passant7 » l’invention puissante et paradoxale de son œuvre. Oui, le contenu, ou le sujet de la représentation, sera un regard en passant dont la

  1. Cité par Yves Michaud, Ibid., p. 22.
  2. Sur la figure de Ninfa selon Aby Warburg, se référer à l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, L’Image Survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002.
  3. Ibid., p. 256.
  4. Ibid, p. 257.
  5. Edwin Denby « Willem de Kooning », Paris, L’Échoppe, 1994, p. 17. Denby, qui a beaucoup écrit sur la danse, a rapporté que de Kooning contemplait ses tableaux « comme un chorégraphe ses élèves ».
  6. « Le contenu, c’est un éclair, une rencontre-éclair – comme une illumination », définition donnée par de Kooning dans un texte intitulé « Content is a Glimpse », dans catalogue De Kooning, op. cit., p. 219.

surface du tableau accueillera la commotion. Les Women seront des idoles « border line », véritables « bombes » toutes entières vibrantes de la vitesse que de Kooning insufflera à sa peinture. Elles devront leur aspect souvent terrible à la concentration et la coalescence de moments éparpillés. Les Women ne sont pas pensées d’avance, elles prennent forme par débordements, chevauchements et accidents, elles ruinent la vieille distinction entre forme et

fond. Woman est à la fois l’image et sa défection. En cela elle est symptomatique du XXe

siècle, le propre de ce siècle selon Alain Badiou aura été de combiner « le motif de la destruction à celui de la formalisation8 », propriété qui selon lui s’applique aussi bien à la science qu’à l’art.

Le manque, la perte, associés à une hypermnésie traverseront toute l’œuvre de de Kooning.

« La Woman devint absolument nécessaire en ce sens que je n’étais pas capable de la saisir. C’est vraiment très drôle de se retrouver coincé avec les genoux d’une femme9Ninfa n’est pas une mère consolante qui prend son enfant sur ses genoux10. »

Dans un entretien avec Selden Rodman en 1956, il dit :

« Peut-être avais-je peint, en cette phase de jeunesse, la femme en moi (-) J’aime les belles femmes. Dans la réalité, et même les modèles dans les revues. Parfois les femmes m’irritent. Dans la série des Women, j’ai peint cette irritation. »11

« Peut-être faudrait-il étudier le rapport singulier qu’entretient de Kooning avec les Women en détaillant la façon dont il s’en sort avec elles, les prenant parfois de vitesse ou au contraire s’épuisant dans un tableau impossible. Revenons donc à l’historique : Woman 1 voit le jour en 1950, après une toile abstraite nommée Excavation mais elle ne sera considérée comme terminée que deux ans après. de Kooning passe dans le milieu artistique newyorkais pour un peintre qui ne peut pas achever ses tableaux. Il peut réaliser un grand tableau en un jour, puis en gratter la peinture en quelques minutes pour le recommencer le lendemain – un tableau par jour pendant toute une année et toujours sur la même toile. »12

  1. Alain Badiou, « Le XXIe siècle n’a pas commencé », interview par Élie During. Entretien paru dans Art Press

n°310, mars 2005.

  1. « Content is a Glimpse », op. cit., p. 219.
  2. « Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer.
  3. Cité dans Barbara Hess, de Kooning, Les contenus, impressions fugitives, Taschen, Paris, 2004, p. 42.
  4. Ibid., p. 31.

« Je renonce à terminer. Je peins jusqu’à m’être sorti de l’image. Je suis toujours quelque part dans le tableau, toujours dans l’espace que j’utilise. C’est comme si je m’y déplaçais, et il semble qu’il y ait un moment où je perds de vue ce que je voulais atteindre. C’est alors que j’en suis sorti. »13

Les années cinquante verront proliférer une grande série de Women, peintes ou dessinées et obéissant donc à des temporalités variées. Si les peintures sont des compilations de différents moments, les dessins doivent aller très vite et sont parfois réalisés les yeux fermés. C’est le cas par exemple d’un dessin où de Kooning cherche à traduire l’hystérie des groupies des Beatles vues à la télévision.

Il porte un grand intérêt pour les supports de la vie quotidienne où la femme apparaît.

La star fait partie de cette galerie singulière, il consacre un dessin à Marilyn Monroe

en 1951.

Il découpe des sourires éclatants dans les journaux et les intègre à ses représentations. Il y a beaucoup de sourires dans ses Women14, parfois en des endroits inusités – souvenir du chat du Cheshire ?

Son atelier est jonché de feuilles de papier, pour lequel il a un attachement particulier, pas

uniquement parce qu’il lui sert de répertoire iconographique, mais en tant qu’outil opératoire indispensable.

Il se servait de papier parce qu’il pouvait le couper et le déchirer afin de pratiquer des combinaisons de formes inattendues. Ainsi une Woman pouvait-elle être morcelée et mise en relation avec une autre. Les Women émergent de cette pratique de la mobilité et souvent de la destruction, elles sont disjointes, déplacées sur le support puis réassemblées, sortes de 

  1. Ibid. p. 69.

14 « J’ai découpé beaucoup de bouches. D’abord j’ai pensé que tout devait avoir une bouche. Peut-être était-ce un jeu de mots. Peut-être était-ce sexuel. Quoiqu’il en soit, je découpais des bouches en quantités. Puis, je peignais les figures et après, j’y mettais la bouche plus ou moins là où elle devait être. À la fin, c’était toujours très beau ; ça m’aidait immensément d’avoir cet élément de réel. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi la bouche. Peut-être à cause du sourire – il me rappelle ces idoles mésopotamiennes, toujours dressées vers le ciel, avec ce sourire, comme si elles étaient stupéfiées, non par leurs problèmes respectifs, mais par la confrontation avec les forces de le nature. J’étais très conscient de cela – le sourire, c’était quelque chose à ne pas lâcher. » W. de Kooning, 1960 Content is a glimpse, op. cit.

cadavres exquis. Dans les dessins au fusain ou au pastel, les limites sont également brouillées, poussées par l’usage de la gomme ou du frottage. Le bord déchiré du papier est d’un usage essentiel, masquant une partie des figures et introduisant un hiatus soudain dans les traits de pinceaux ou de fusain, scellant le destin du hic et nunc des Women.

Cette exploration temporelle du mouvement garde une image d’un geste dans l’espace alors que le geste n’existe déjà plus, dans le « il y a » de la toile, on retrouve le « il y a eu ».

De Kooning utilise également largement le papier lorsqu’il peint – on peut d’ailleurs considérer que sa pratique du dessin et du collage est un laboratoire expérimental pour sa peinture – pour masquer une partie du tableau en cours. Un cache est posé sur la toile fixée au mur et le travail est fait autour de et sur la peinture. Quand le papier est enlevé, un passage abrupt refend la figure dans un lapsus prémédité. Il se sert aussi du papier pour conserver à la peinture à l’huile sa viscosité, en couvrant les parties qu’il veut retravailler, processus qui va faire glisser le médium et lui donner une épaisseur charnelle. Les Women chavirent dans les recouvrements, les giclures, les remontées de matières. De cette lutte, elles ressortiront à la fois mortifiées et triomphantes.

Ces mères de matière retournent à leur origine étymologique, la matière c’est d’abord la mère, mater. Et la tache exige la relation avec le vivant, l’inscription du vivant lui donne la

« magie temporelle » qu’évoquait Walter Benjamin15.

Dans les années 1960-1970 de Kooning poussera ces Women à l’extrême limite de la figurabilité. Il a alors quitté New-York pour s’installer à Long Island et porte une extrême attention à l’élément liquide :

  1. « La sphère de la tache est celle d’un médium (-) la tache apparaît surtout sur le vivant (stigmates du Christ, rougissement, peut-être la lèpre, les taches de naissance). Il est très remarquable que la tache, lorsqu’elle apparaît sur un vivant, soit si souvent liée, soit à la culpabilité (rougissement) soit à l’innocence (stigmates du Christ). Dans la mesure où le lien qui unit culpabilité et péché est de nature temporellement magique, cette magie temporelle apparaît dans la tache, en ce sens que l’interpolation du présent entre passé et futur est neutralisée et que, magiquement réunis, le futur et le passé font irruption sur la tête du pécheur. » Walter Benjamin, Fragments, La Librairie du Collège International de Philosophie, Paris, Puf, 2001, p. 138.

« Je travaille à une série sur l’eau. Les figures flottent comme des réflexions dans l’eau. La couleur est influencée par la lumière naturelle. C’est l’avantage d’ici. Oui, peut-être qu’elles ressemblent à du Rubens. Oui, Rubens avec toutes ces fossettes… Je dois faire attention à ce qu’elles n’aient pas l’air trop liquides. »16

Dès 1949, dans une conférence intitulée « A Desperate View », de Kooning dira :

« On reste à jamais perdu dans l’espace. On peut y flotter, y voler, s’y arrêter. Aujourd’hui cependant, il semble plus approprié, ou tout du moins plus opportun d’y vibrer. C’est une idée désespérée que celle de s’y intégrer. »17

Et plus tard :

« L’espace de la science, l’espace des physiciens m’ennuie profondément à présent. Quand j’étends les bras le long de mon corps et me demande où sont mes doigts, c’est tout l’espace dont j’ai besoin comme peintre. »18

Dans ses dialogues avec les Women, il est malaisé de savoir qui mesure l’autre. En tout état de cause, le peintre éprouve sa présence au monde dans le dispositif, étrange somme toute, qu’il met en place.

Il se mesure et se découvre dans des lieux – les toiles, les papiers – qu’il va éprouver de ses doigts. Et ses doigts, en retour, vont servir à ritualiser par l’usage de la cosmétique de la peinture ces idoles que sont les Women.

« L’anatomie n’est pas le destin, ni la politique : la séduction est le destin. Elle est ce qui reste de destin, d’enjeu, de sortilège, de prédestination et de vertige, et aussi d’efficacité silencieuse dans un monde d’efficacité visible et de désenjouement. »19

  1. Barbara Hess, De Kooning, Les contenus, impressions fugitives, Paris, Taschen, 2004, p. 57.
  2. Catalogue De Kooning, op cit. p. 193.
  3. Barbara Hess, De Kooning, Les contenus, impressions fugitives, p. 64.
  4. Jean Baudrillard, De la séduction, Éditions Galilée, 1998, p. 245.

Les évolutions depuis les « Complexes familiaux » de Lacan

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Les nouveaux complexes familiaux » qui a eu lieu le 8 mars 2017.  

Exposé introductif de la journée de formation

Le thème d’aujourd’hui réfère à l’actuel mais étudier l’actuel c’est « être dans un train et en même temps le regarder passer », c’est un mouvement topologique difficile à traiter. Je vais aborder cette question par un texte de Lacan, Les Complexes familiaux1, de 1938. Ce texte est important pour deux raisons : il est paru dans l’Encyclopédie Universalis, autrement dit il concerne toute une époque, c’est une sorte d’écran, voire de souvenir-écran dans lequel Lacan intègre tous les apports de ses congénères, toutes les avancées sociologiques, ethnologiques etc., et d’autre part, ce texte anticipe l’ensemble de son œuvre. C’est un plan projectif où nous avons à la fois le contexte dans lequel se trouve Lacan et tout ce qu’il va développer par la suite.

Faire ce travail, c’est, en quelque sorte, recevoir l’héritage de Lacan, travail qui, jusqu’à maintenant, n’a pas été fait. Les séminaires de Lacan ont été publiés sans étude critique. Ainsi, sans soutien, sans structures d’études, le travail pour les générations qui suivront sera trop complexe. Le travail des générations d’aujourd’hui et de celles de demain sera donc de trouver des fils traversiers qui permettront en quelques pages de donner des clés d’accès à l’œuvre de Lacan. Les complexes familiaux font, d’autre part, partie de la question « stylistique » de Lacan, c’est un « style maniéré » car Lacan avait une inhibition de l’écriture très importante. Quand vous lisez les Écrits2, il faut vous reporter aux séminaires correspondants qui en sont toujours une reprise.

L’actuel pose non seulement la question des Complexes familiaux mais aussi celle de la question psychanalytique. Comment « adapter » la question de la psychanalyse à l’actuel qui accorde maintenant une large part à l’arbitraire, arbitraire des sondages et arbitraire des individus ? Dans la Cité, les institutions religieuses, politiques et associatives faisaient le pont avec l’institution de la famille, autrement dit sur les choix objectaux et désirants des personnes. L’institution est la base du politique. Que penser aujourd’hui d’un individu qui pourrait décider de l’avenir d’un ensemble de personnes ? Qu’en est-il aujourd’hui de la Res publica ? Il y a une sorte de carence, un grand néant qu’il s’agit de combler. Comment le combler ? En mettant en place des leaders, des Führer…

En 1968, se posait la question de comment « sortir » de la famille ? Comment acquérir sa « liberté », liberté de penser autrement, liberté sexuelle et autres libertés ? C’était cependant l’époque où « il était interdit d’interdire ». Cet énoncé indiquait la place de la question du surmoi. Sans cette place du surmoi, on est dans l’ère d’un mélange de « lois », loi des juges, loi policière, « loi » des règles institutionnelles, loi symbolique etc. Toutes ces lois fonctionnent aujourd’hui comme si elles étaient mises bout à bout. On arrive à un système que Lacan appellera plus tard un sinthome. Faute de Loi, faute de règles du jeu, on met en place quelque chose qui noue ensemble des dimensions qui ne tiennent pas ensemble. Quand quelque chose ne fonctionne pas, on raboute.

Au fil des générations – de la génération d’après-guerre, la Première Guerre mondiale, en 1938 jusqu’à la génération de 1968 et au-delà des modifications qui s’opèrent – il y a dans les Complexes familiaux, au niveau analytique, un point de constance qui concerne la prohibition de l’inceste. Mais de quelle constance s’agit-il ? S’agit-il de la fonction du complexe d’Œdipe freudien, c’est-à-dire de la prohibition de l’inceste (non pas Œdipe-roi, ni d’Œdipe à Colone), ou s’agit-il de la mise en place d’autres valeurs ? À toute époque, le complexe d’Œdipe fonctionne dans la paranoïa, dans la phobie, l’essentiel de la question étant : comment la question du complexe de castration se positionne-t-elle par rapport au complexe d’Œdipe ? Dit autrement comment votre propre loi et comment votre propre désir s’articulent-ils par rapport à cette Loi ?

Qu’advient-il aujourd’hui de la prohibition de l’inceste ? Cette question n’est pas seulement analytique mais aussi sociologique, ethnologique, « lévi-straussienne ». Quand la loi symbolique ne tient pas, elle entraîne un problème « politico-analytico-psychologico- consultatif » : la loi de la réalité vient alors « couvrir » les défauts de la loi symbolique ; c’est à cet endroit qu’émergent les totalitarismes, que réapparaissent les fantasmes fascistes. Aujourd’hui, par exemple, quelque chose se joue autour de l’arbitraire du nombre de voix : avec le soutien des voix de 1 000 personnes, une personne se targue de décider du sort de millions de personnes, c’est une démarche délirante. La règle du jeu est donc masquée ici par la règle de la masse, différente de la règle de la psychologie collective. En effet, en réponse à la théorie de Le Bon, Freud démontre qu’un certain nombre d’instances interviennent dans le processus de psychologie collective tels que l’idéal du moi, le surmoi, le moi, l’objet, l’identification mutuelle etc.

Comment fonctionnent les constellations familiales (selon les termes de Lacan) ? Comment les différentes fonctions se répartissent-elles ? Aujourd’hui, les constellations familiales se sont modifiées avec les familles recomposées. Ces questions permettent de décoller la question des fonctions à l’intérieur de la famille de la question de l’être sexué des personnes, questions qui, souvent, sont mises bout à bout. Aussi, si la question des fonctions se pose, il reste cependant, à l’intérieur même de la constellation familiale, une conflictualité tout à fait structurale, à l’inverse d’une famille qui fonctionnerait bien, voire trop bien, c’est- à-dire comme une secte.

De génération en génération, de nouvelles significations se cherchent. La génération de nos enfants ou la génération de nos petits-enfants a des modes de fonctionnement différents, mais cette génération n’est pas plus « jouissive » qu’une autre. Ce que l’on peut constater cependant au fil des générations, particulièrement pour la génération des 30-40 ans, c’est un défaut, une sorte de « forclusion » de la question de l’historicisation, celle de l’articulation avec les « enseignements » du passé. Est-ce en rapport avec la rapidité des choses ? Philippe Breton avait fait une étude sur la raison qui avait conduit certaines personnes a voté pour l’extrême-droite, ce qu’il qualifiait de « sécession ». Sans être extrémistes, des personnes tournent le dos à la société légitime. Elles n’ont plus confiance dans les institutions et dans les différentes médiations qui leur étaient proposées jusque-là (le curé, l’instituteur, le juge etc.) D’autre part, on s’est rendu compte que beaucoup de personnes avaient des grands-parents qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, avaient été enrôlés de force dans l’armée allemande. Enrôlement forcé qui a eu pour effet de créer un double sentiment d’exclusion : d’une part, dans l’armée allemande dont les personnes se sentaient « exclues », puis par les Français lors de leur retour en France à la fin de la guerre. Que faire de cette question des « Malgré-nous » ?

La psychanalyse permet de découvrir qu’on est porteur – inconsciemment – des traumatismes des générations précédentes, elle permet non seulement que le rapport à l’angoisse puisse se modifier mais aussi de traverser tous les champs, la sociologie, l’ethnologie, etc. La question des « Malgré-nous » renvoie à une question que Lacan a beaucoup travaillée dans sa thèse3, celle des tensions sociales. Lacan s’interroge sur les effets des modifications sociales sur les structures, ce qui apparaît aussi chez l’enfant lorsque quelque chose se modifie dans la constellation familiale. Les premiers écrits de cette question concernent « Les sœurs Papin4 » ; Lacan met l’accent sur le fait qu’avec une structure de départ névrotique, psychotique ou perverse – structure donc avec une forme symptomatique prépondérante – on peut « perversionner » tous les symptômes. Se produit alors dans la constellation familiale un « bain pervers » avec du déni, des scénarios fétichistes etc. Dans la constellation familiale, on n’est pas seulement au niveau de la question de la structure individuelle, on est du côté de la manière dont on va « faire avec son symptôme » (selon le terme de Lacan), en lien avec des tensions sociales plus ou moins fortes. Avec les sœurs Papin, Lacan montre qu’à un certain moment, du fait d’une panne d’électricité, la patronne s’en prend à une des sœurs Papin, ce qui déchaîne les passages à l’acte.

Qu’en est-il aujourd’hui des tensions sociales ? Moustapha Safouan écrit à propos de Lacan, je le cite :

« Il (Lacan) assigne une fonction normativante au père au cours de la période de la sexualité précoce chez l’enfant. Quelle est la portée de cette sexualité précoce qui est, si je puis dire, une sexualité en pure perte du point de vue biologique5. »

Nous dirions aujourd’hui qu’on est bien confronté à cette question : quelle est la part de la biologie et de la science par rapport à l’enfant ? La vraie matrice de la constitution de l’enfant, ce n’est pas le stade du miroir, mais la clinique du stade du miroir, avant même la question œdipienne. C’est le fait qu’au moment où l’infans, en situation de prématurité et grâce à cette prématurité biologique, physique, embryologique, va voir une image unitaire, unifiée, une identification première primordiale, alors même qu’il n’est pas constitué spéculairement. À cet endroit, on voit que la prise dans les discours fonctionne déjà, avant même que l’enfant ne parle. C’est un paramètre difficilement repérable mais primordial. Ce n’est pas seulement primitif car, dans la plupart des psychoses familiales, le stade du miroir se rejoue. Les personnes psychotiques cherchent une identification primordiale première – on retrouve là, la question du Führer, du leader – pour reconstituer cette image spéculaire dans le miroir. La fonction du stade du miroir pose la question du comment on constitue une image « en dehors » où on se voit unitaire. La psychose est souvent une quête à l’intérieur des familles d’une sorte d’identification qui permettrait que « ça » tienne ensemble.

De ce fait, je ne vois donc pas en quoi une forme de structure familiale traditionnelle plutôt qu’une autre ne serait pas – au niveau de la clinique de l’inconscient – à même de produire une identification primordiale première. Freud avait bien repéré, sur le plan clinique, que ceux qui ont eu très peu de rapport à la loi dans leur fonctionnement familial – je pense à la question de la symétrie dans les générations, le fils « copain » du père – ont souvent un surmoi féroce considérable. La constellation familiale est un paramètre mais il faut avant tout s’interroger sur la question du stade du miroir, non seulement dans son mythe mais aussi dans sa fonction à la fois par rapport à l’identification, à la fois par rapport à la jubilation, à la fois pour savoir comment les choses se « posent » dans les psychoses.

Pour terminer, j’ajouterai que Lacan amène aussi un triptyque de trois complexes : le complexe de sevrage, le complexe de l’intrusion et le complexe d’Œdipe.

En plus de la question du miroir, Lacan donne une place toute particulière à la question fraternelle. L’intrusion, dans le monde psychique, est avant tout l’intrusion par le frère ou la sœur. À l’endroit où on est dans l’hainamoration, dans la catastrophe psychologique, dans l’irruption radicale, dans le viol systématique, dans la cascade des remaniements de la constellation familiale, c’est la naissance d’un frère ou d’une sœur qui est structurellement une catastrophe qu’il va falloir négocier d’emblée. Ceci me permet d’ouvrir une autre question, celle de la place de l’homosexualité. Dans le mot « homosexualité », il y a homosexualité en tant que « sexualité du même » qui renvoie au stade du miroir, de la mêmeté. C’est la question de : comment je me constitue une image ? Comment, avec l’autre, je me fais moi, l’alter ego ? Comment je me constitue par rapport à cet autre, le frère, la

sœur ? C’est la question que l’on retrouve dans « Pour introduire le narcissisme6 », qui renvoie à la libido narcissique. D’autre part, il y a la question du choix d’objet. L’homosexualité est alors la résultante de tout le processus du stade du miroir et de la question œdipienne.

Discussion

Nicolas Janel : Quelle est l’articulation entre la loi symbolique et le stade du miroir qui serait de l’ordre de l’imaginaire ?

JRF : C’est la question de l’identification primaire, celle de l’identification au père, André Green évoquait la question du principe de la « paternité ». Dans le stade du miroir, il y a un montage symbolique qui tente de constituer de l’imaginaire, il n’est pas d’imaginaire d’emblée. Dans le séminaire Les psychoses7, Lacan précise qu’il y a un défaut de constitution de l’imaginaire et ce qui est à produire, c’est l’imaginaire.

Question à propos de la recomposition familiale et des contrats pervers.

JRF : La constellation familiale en tant que telle c’est une série de « contrats pervers » au sens où les objets sont matérialisés, les liens sont déjà là. Ce que je constate dans les familles recomposées, c’est que quelque chose ne fonctionne pas au niveau de l’historicisation en lien avec le rapport à l’inceste. Quand on parle d’inceste, ce n’est pas l’inceste réel, il y a des incestes symboliques et des incestes imaginaires au sens fantasmatique du terme. Ce qui est en question, ce ne sont donc pas les familles recomposées en tant que telles, c’est comment la question générationnelle va être affirmée, il ne s’agit pas d’une personne, il s’agit dans certains cas d’un « climat » incestueux.

Questions :

  • À propos de l’articulation du stade du miroir et de l’identification primordiale avec la question de l’humanisation.
  • À propos de l’inscription sociale en lien avec le passage du « dedans » et du « dehors » d’avec la famille.
  • À propos du statut du désir d’enfant dans le lien amoureux.

JRF : L’évolution institutionnelle, ethnologique, sociologique suit son propre cours, mais le problème « raciste » est toujours là, c’est-à-dire le problème de l’ouverture à l’autre. L’homosexualité (comme choix d’objet) est-elle mieux acceptée par la société d’aujourd’hui ?

La famille est toujours l’unité institutionnelle. Lucien Israël disait : « Les femmes vont dans le sens de construire des familles, les hommes vont dans le sens de leur destruction. » Ce jeu entre homme et femme pose une question sous-jacente : la position de la femme dans l’institution familiale, entre la mère et la femme. Est-elle en position de mère pour tous les membres de la famille ? Comment va-t-elle pouvoir affirmer sa position féminine ?

Cette question renvoie au désir d’enfant. Qu’est-ce que le désir d’enfant ? On a le désir du désir de l’Autre, c’est-à-dire le désir de ce qui nous manque. Le désir d’enfant est déjà une réponse, c’est une forme matérialisée. Le désir d’enfant est une « forme fétichiste », c’est le fétichisme de la femme en même temps que son rapport aux vêtements.

Dans nos systèmes actuels, ce qui est intéressant à noter c’est l’enfant en position de parents particulièrement lorsque les parents sont vécus comme « fragiles ».

Question à propos de la nomination de l’enfant et de son inscription dans les générations.

JRF : La nomination est un effet du langage lui-même. Ce que l’on appelle stade du miroir a-t-il un effet de nomination ? La nomination, c’est reconnaître quelque chose qui est déjà là. La question du nom, c’est aussi comment le sujet va se débrouiller avec son nom, mais la nomination n’est pas première.

Question à propos de la « forclusion » de l’historicisation et de l’atemporalité de l’inconscient en lien avec la question de la répétition, c’est-à-dire de la pulsion de mort et du passage à l’acte.

JFR : La question du défaut d’historicisation sur le plan personnel, sur le plan politique etc., a des conséquences cliniques. Aussi, au cours des entretiens préliminaires, il ne faut pas hésiter à demander au patient des précisions sur son histoire avec cette idée de formuler des choses qui peuvent être sues en lien avec la question du savoir non su, c’est-à- dire l’inconscient. Freud interrogeait ses patients.

Quels sont les mécanismes en jeu ? Je pense que cela est en rapport avec le refoulement transgénérationnel, c’est le fait de ne plus tenir compte, comme le disait Lacan, de cette affirmation : « Honore ton père et ta mère. » Il faut entendre ici quelque chose de la Behajung qui a des répercussions cliniques ; aussi, ne faut-il pas hésiter à demander au patient tout de suite des précisions sur son histoire.

Epilogue de la journée : Les perversions extraordinaires

Je voudrais tout d’abord faire un rappel étymologique. Le mot complexe vient du terme complexus, participe passé de complector – enlacer, contenir – qui a donné complexité avec deux sens très différents : complexion, qui signifie assemblage, et tempérament.

À la question : y-a-t-il de nouveaux complexes familiaux ? La réponse – au niveau du contenu latent, au sens de l’inconscient freudien – est à chercher au niveau du triptyque lacanien dans le rapport au sevrage, à l’intrusion et au complexe d’Œdipe. L’actuel est à interroger au niveau de cette « triangulation ». Au niveau de la pratique, cela pose quelques difficultés puisque le devenir de la famille a changé dans notre monde contemporain, que ce soit au niveau des rôles, des droits (demande d’égalité des sexes), des religions qui ont conditionné et conditionnent encore les formes des familles. L’effet du « mariage pour tous », par exemple, est le reflet d’une certaine évolution civilisationnelle, « postmodernité » qui, il faut le rappeler, ne concerne qu’un tiers du monde. Cette évolution civilisationnelle n’a cependant pas à voir directement avec les subjectivités.

La question de l’inceste, en lien avec la structuration du sujet, est une des composantes qu’il sera nécessaire de reprendre car pour essayer de transgresser les lois, il faut qu’il y en ait. Au niveau sociétal, je dirais que la loi est « perverso-psychotique » du fait des mécanismes de la psychologie de groupe, du fait du médiatique, référence au virtuel, à internet, ne serait-ce qu’au niveau de la rencontre dite « amoureuse ».

Si on réactualise le triptyque de Lacan :

  • Le complexe de sevrage pose la question de la séparation. Je ne parle pas de la séparation amoureuse qui est l’effet a posteriori d’une Bejahung, d’une affirmation qui a fonctionné. La question de la séparation est la manière dont un enfant se structure difficilement en se séparant de son objet. La séparation, c’est le « fort-da », manière de négocier la séparation par le jeu de cache-cache, c’est-à-dire de négocier l’absence de l’autre, de la mère, du père ou du frère. Jacques Lacan et Sigmund Freud s’appuient sur la question du fort-da car la symbolisation est déjà là, mais cela ne la crée pas. Le jeu de cache-cache indique que le refoulement primaire est déjà là.

À la question : peut-on créer du refoulement primaire ? La réponse est oui. Lucien Israël disait8 : le S1, le signifiant-maître, n’est pas déjà là. L’ancrage, au départ, n’est pas déjà là, l’ancrage se crée dans la cure. Que se passe-t-il dans une cure ? On essaie de remobiliser les différents signifiants fussent-ils des signifiants-maîtres virtuels.

  • Le complexe d’intrusion concerne la question du tiers exclu, question plus actuelle que jamais, question que l’on retrouve dans la psychologie collective, dans le médiatique. Le médiatique n’est pas un « vrai » tiers, c’est du synchronique, du momentané. La relation amoureuse par le virtuel, le médiatique, ne tient pas ; il y a souvent confusion, au sens freudien, entre la sexualité et la génitalité.
  • Le complexe d’Œdipe, on l’a vu, est en lien avec la question du rapport clinique au stade du miroir en tant qu’identification primordiale, en tant que refoulement premier. L’œdipe est un moment complexe. Lacan y a rajouté la question du phallus. Freud, dès les lettres à Fliess9, indique qu’il y a des formes de structuration plus précoces ou moins précoces suivant que l’on est dans la paranoïa, dans la phobie ou dans l’hystérie. Ce ne sont pas les mêmes moments et modes d’ « œdipinisation ». Par exemple, le paranoïaque est déjà dans l’Œdipe-roi mais pas dans le complexe d’Œdipe par rapport à la castration.

Pour conclure, nous dirons que la constellation familiale est un paramètre qui fonctionne au niveau de la genèse pour l’enfant aussi bien pour les moments délirants que pour les moments d’angoisse aigus ou encore pour les moments difficiles entre fantasme et délire. La constellation familiale constitue un paramètre qui va faire évoluer d’une certaine manière les structures présentes ou virtuellement présentes.

Pour illustrer cette question, je présenterai trois exemples :

  1. Dans Le nazi et le psychiatre10, un psychiatre tente d’étudier, pendant le procès de Nuremberg, la psychopathologie des deux plus grandes figures et bourreaux du nazisme, Hermann Göring et Rudolf Hess, qui rappellent les tentatives d’étude faite aussi par Primo Levi et Hannah Arendt. Contrairement à toute attente, cette étude indique que tout est « normal ». Du côté de la constellation familiale, H. Göring est un homme très attaché à sa famille. La fonction familiale se situe « à part », dans son rapport à l’autre, dans son rapport aux institutions (il s’agit d’une véritable schize).
  2. Dans Le président T. W. Wilson, Freud réalise, avec William Christian Bullitt (un diplomate), un portrait psychologique du président T.W. Wilson, et fait ressortir un point très intéressant, celui du surmoi. Le président T. W. Wilson est celui qui a « poussé » à la création de la Société des Nations (SDN) et a tout fait pour que les États-Unis n’en soient pas membres. La problématique de T.W. Wilson, brossée en une phrase, est la suivante : « Si son père était Dieu, il était lui-même le fils unique et bien-aimé de Dieu, Jésus-Christ11. » Freud propose que lorsqu’on est pris dans une identification au surmoi, il est difficile de dire si c’est une force surmoïque dans le collectif, si c’est névrotique ou psychotique. Il ne s’agit pas obligatoirement d’un surmoi œdipien, c’est le surmoi tel que Mélanie Klein ou Winnicott en parle, c’est-à-dire quelque chose qui tient dans la prise dans le langage lui-même. Dès lors, il y a quelque chose qui interroge le fonctionnement du président, qui pose la question de sa folie (voir Trump).
  3. Louis II de Bavière a eu la chance d’être roi, il a pu faire des « constructions » délirantes à savoir des châteaux ! À propos du Journal clinique, un article sur Louis II de Bavière où il y avait d’une part « le » Louis II qui s’identifie au roi et d’autre part, comme l’écrivait Jean Clavreul12, « il est le roi ». On passe d’un mécanisme identificatoire imaginaire à un collage. Le journal de Louis II de Bavière est plein de néologismes délirants, par exemple la formule qui le faisait tenir : « L’État, c’est moi » donne : « Meicost Ettal » qui est la création d’un néologisme.

L’exemple de Louis II de Bavière est un essai identificatoire raté à Louis XIV. Louis II de Bavière essaie de « se tenir », il tente de créer une enveloppe architecturale pour reconstituer du moi. Ainsi ce n’est pas la question du sujet mais la question du moi. Faute d’un moi qui tienne – moi en tant que somme d’identifications chez le névrosé –, il est obligé de continuer à créer pour que le moi puisse exister comme contour, comme enlacement. « Si veut le roi, si veut la loi », Louis II voulait que « la Bavière n’ait qu’une seule tête pour pouvoir la trancher d’un coup ». Il était le seul spectateur des opéras de Wagner, il ne pouvait admettre aucun autre. Le rapport du moi à l’alter ego est totalement absent et revient sous la forme délirante. Ce qui est intéressant aussi à noter ce que la mère de Louis II n’existe pas en tant que sa mère, « sa mère n’est que celle qui a l’honneur d’être la mère du roi ». Quant à son père Maximilien : « Il s’agissait d’arracher le roi Maximilien à son cercueil pour lui donner une paire de gifles »… Quelle transmission !

Par perversions extraordinaires, j’indique que, peu importe la structure psychotique, névrotique, débile etc., une « perversion » va se constituer à partir de nos symptômes dès lors qu’ils sont pris dans le mouvement du collectif, dans le champ du médiatique. Les structures familiales sont une manière institutionnelle de singulariser ses rapports au désir, à l’amour, aux différentes générations et aux questions de Dieu le père. La structure familiale est l’unité minimale et ce qui se rejoue, c’est une certaine manière de tenter d’articuler la loi symbolique, la loi juridique, pénale, et la loi sociale, c’est le même mot mais chaque fois un autre champ. Mais le symbolique, chez l’être humain, essaie, car pris dans le langage, de recouvrir le réel, il essaie de le faire congruent au réel. Ce qui fait que chacun avec son symptôme – au niveau de la structure analytique – va, face à la complexité, créer une néoformation qui est une « perversion ». Cette « perversion » n’est pas « ordinaire ». Si elle était ordinaire, elle aurait à voir directement avec la singularité. Cette « perversion » a à voir avec quelque chose qui s’inter-sectionne entre le moi et la question de l’Autre qui n’est pas l’Autre barré.

Dès lors, chaque structure va tenter une sorte d’essai de sublimation très différente de la structure de départ. Par exemple, l’obsessionnel va devenir un exhibitionniste permanent. La phobique peut faire de l’échangisme pour dépasser ses inhibitions. L’hystérique, insatisfaite, peut devenir un tyran domestique. Le paranoïaque réussit à créer de la cruauté mélancolique – aux États-Unis, par exemple, c’est celui qui « se prend » pour « Le » président et veut vraiment réaliser son programme. Le schizophrène, face à ses dissociations, est obligé de mettre en place des délires, par exemple, celui de créer des châteaux.

En résumé, les « complexes familiaux » ne constituent toujours qu’un paramètre. Il ne faut pas en rester à une position familialiste, il ne faut pas penser qu’on peut utiliser des thérapeutiques qui vont soigner la famille en tant que telle. Pour que la famille ait une fonction, elle a besoin d’être prise dans différentes conflictualités. Notre travail consiste à essayer de soutenir le rapport au désir, aussi bien son propre désir que le désir de l’Autre, et de prendre en compte la question du rapport au sinthome dont la forme diffère selon les structures. L’important est d’oser soutenir par moments, comme dans Malaise dans la civilisation13, son rapport à la singularité malgré ce côté collectivisant qui constitue la famille. Le risque, c’est de s’orienter doucement dans une espèce de simplification à outrance du devenir de l’humain, opposition qui repose obligatoirement sur la haine et sur le « tiers exclu ».

1 J. Lacan (1938), Les Complexes familiaux, Navarin. Ou « Les complexes familiaux », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 23-84.

2 J. Lacan (1966), Écrits I et II, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1999.

3 J. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le Seuil, 1975.

4 J. Lacan « Les sœurs Papin », dans De la psychose paranoïaque suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, op. cit.

5 M. Safouan, C. Hoffmann, Questions psychanalytiques, Paris, Hermann, coll. « Psychanalyse », 2015, p. 58.

6 S. Freud (1914), « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1999.

7 J. Lacan, Le Séminaire livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981.

8 L. Israël, Le médecin face au désir, Toulouse, Arcanes érès, 2005.

9 S. Freud (1887-1902), « Lettres à Fliess », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956.

10 J. El-Hai, Le nazi et le psychiatre. À la recherche des origines du mal absolu, Paris, Les Arènes, 2013.

11 S. Freud, W. C. Bullitt, Le président T.W. Wilson. Portrait psychologique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2005, p. 109. (Ce texte n’est ni reconnu par le milieu intellectuel ni par le milieu analytique, il ne figure pas dans Die Gesammelte Werke).

12 J. Clavreul, « La folie de Louis II de Bavière », dans Le désir et la loi, Paris, Denoël, coll. « Espace analytique », 1987.

13 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1971.

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Clinique différentielle – Deuil et mélancolie

Liminaire

Cet article s’inscrit dans mon précédent cursus universitaire (master 2 mention psychanalyse) à l’Université de Montpellier, validant l’unité d’enseignement intitulée « Éthique du sujet et objet du manque1 ».
Ce qui va suivre concerne un fragment de texte extrait de l’ouvrage freudien « Deuil et mélancolie2 ».

Introduction

La mélancolie étymologiquement bile noire (µελας : noir ; ϰολή : bile) s’est trouvée de tout temps au carrefour de disciplines diverses, alimentant la réflexion philosophique, la littérature et inspirant des œuvres d’art.

Considérée par les Anciens comme « propriété ontologique » de l’être, la mélancolie y est définie comme coextensive à la condition humaine et deviendra au cours des siècles une disposition introspective faisant tantôt l’objet d’une exaltation, tantôt l’objet d’une crainte.

De manière plus contemporaine, cette « douleur d’exister » acquerra un nouveau statut, entrant dans la psychopathologie psychiatrique.

Même si initialement et en lien avec la terminologie psychiatrique allemande, Freud désignera la mélancolie par « tous les états de dépression et de morosité même légers3 », il se départira très vite de toute réduction nosographique en allant bien au-delà de ses manifestations nosographiques.

Il reprochera notamment à la psychiatrie de ne pas prendre en compte le « texte subjectif » de la personne en souffrance, seul à même d’articuler sa vérité et son désir face au réel que ce soit l’hystérique tel que conceptualisé au départ et le dialecte singulier de ses symptômes, et le sujet mélancolique plus tardivement.

C’est ce saut subversif que fera Freud dont nous allons commenter et analyser un extrait du texte « Deuil et mélancolie » rédigé en 1915.

Mais avant d’entrer dans le commentaire et l’analyse de cet extrait, une lecture préalable du cheminement conceptuel de Freud, tant synchronique que diachronique paraît s’imposer pour la clarté de l’exposé.

La théorisation de la mélancolie représente pour Freud un tournant dans son œuvre, dont il voulait en établir les enjeux et ressorts psychiques dans le cadre de sa « métapsychologie », à savoir la dimension topique, dynamique et économique de l’appareil psychique.

Cet article « Deuil et mélancolie » se fonde sur une clinique et une réflexion théorique partagées avec Karl Abraham dont il reconnaîtra sa contribution dans une de ses correspondances :

« Vos observations sur la mélancolie m’ont été précieuses (…) j’ai également mentionné le lien que vous établissez avec le deuil4. »

La porte est donc ouverte à Freud pour avancer et affiner sa conceptualisation. Ce chapitre, comme nous le verrons, constitue un carrefour conceptuel notamment relatif aux processus de déliaison pulsionnelle, de retournement de la libido, de la perte de l’objet et de dépréciation du sujet. Il y développera l’idée d’une identification à l’objet perdu, processus à l’œuvre dans l’organisation narcissique prédominante.

Il est à noter également que ce passage comporte de nombreuses références à la notion d’objet dont on sait l’importance cruciale pour Freud, question de l’objet inhérente à la théorie de la pulsion dont le concept apparaît une première fois dans les Trois essais sur la théorie sexuelle. Cette notion d’objet de la pulsion introduit la théorie de la libido et les deux courants pulsionnels contenus dans le moi (libido narcissique et d’objet), éléments conceptuels précurseurs de la théorisation de la mélancolie. Dans une correspondance avec Fliess, Freud entrevoyait l’articulation entre la pulsion et la mélancolie : « le refoulement des pulsions (…) semble engendrer la dépression, peut-être la mélancolie qu’il rend presqu’évidents5 ».

Nous allons dans un premier temps commenter et analyser au plus près le texte de Freud en abordant dans une première partie la clinique du deuil, et en poursuivant dans une deuxième partie la dialectique du deuil et du narcissisme dans la mélancolie.

La clinique du deuil

Avant d’entrer dans le corps du texte, rappelons la définition du deuil que fait Freud :

« Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté un idéal…6 »

Définition qui fait ressortir l’importance centrale de la perte d’objet, se disjoignant de la mort comme seule modalité.

Suivons donc Freud pas à pas dans l’extrait cité dans « Deuil et mélancolie ». Ce passage commence par une question relative à la notion de travail de deuil.

« En quoi consiste le travail qu’accompagne le deuil ? Je crois qu’il n’y a rien de forcé à se le représenter de façon suivante : l’épreuve de la réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet7. »

Le terme « travail » que l’on trouve d’ailleurs chez Freud dans d’autres notions telles

« die Traumarbeit » (travail du rêve), la « Durcharbeitung » (perlaboration), évoque bien la notion d’élaboration psychique interne. Il en va de même pour le travail du deuil, définissant un ensemble d’opérations psychiques en partie conscientes, mais essentiellement inconscientes.

C’est le travail du deuil présupposant une rupture, une traversée et un dépassement qui permet de restaurer le narcissisme blessé et de rétablir l’investissement libidinal du monde, déshabité par la perte de l’objet aimé et ce, par l’entremise de l’épreuve de réalité.

« Là contre s’élève une rébellion compréhensible – on peut observer d’une façon générale que l’homme n’abandonne pas volontiers une position libidinale, même lorsqu’un substitut lui fait déjà signe8. »

Dans un processus normal, un objet perdu peut faire place à un substitut, au terme d’une élaboration psychique qui permet la transformation d’un monde sans couleurs, déserté par le sens en une vie à nouveau soutenue par la « puissance désirante ».

Mais dans les premiers temps qui suivent cette épreuve, l’endeuillé ne peut que refuser la perte, au moins en première instance, se manifestant par un « salutaire » repli narcissique.

Mais souligne Freud : outre cette « rébellion compréhensible » contre la réalité, il peut exister « une rébellion si intense qu’on en vienne à se détourner de la réalité et à maintenir l’objet par une psychose hallucinatoire de désir9 ».

Cette régression vers l’hallucination du désir est à l’œuvre aussi bien dans le processus du rêve que dans la psychose. Freud fait ici référence à ce qu’il appelle « la psychose de désir, réaction à une perte que la réalité affirme mais que le moi doit dénier, parce qu’insupportable10 ».

Freud s’interroge sur la manière dont la réalité peut ainsi être abolie au point de

« restaurer l’ancien mode de satisfaction » et y répond de manière topique :

« L’hallucination consiste en un investissement du système conscient (perceptions), investissement qui ne se produit pas, comme il serait normal, de l’extérieur, mais de l’intérieur et a pour condition nécessaire que la régression aille jusqu’à atteindre ce système lui-même et puisse ainsi se placer au-delà de l’épreuve de réalité11. »

Freud considère le phénomène de régression vers une hallucination « réifiante » pourrait-on dire, comme il le précise dans son « Complément métapsychologique » :

« Lorsque par un phénomène de régression jusqu’aux traces mnésiques d’objet inconscientes et de là jusqu’à la perception, nous acceptons sa perception pour réelle. L’hallucination implique donc la croyance en la réalité12. »

Chez le mélancolique, cette régression est une tentative désespérée de maintenir vivante l’image du disparu jusqu’à en ressentir ou voir sa présence.

Cette régression témoigne de l’échec de l’épreuve de réalité, fortement sollicitée dans le deuil : le sens de la réalité – que Freud range parmi « les grandes institutions du moi13 » – vacille jusqu’à entraîner une profonde régression.

Mais voilà ce qui relève de la pathologie, car Freud poursuit aussitôt :

« Ce qui est normal, c’est que le respect de la réalité l’emporte. Mais la tâche qu’elle impose ne peut être aussitôt remplie. En fait, elle est accomplie en détail, avec une grande dépense de temps et d’énergie d’investissement, et pendant ce temps, l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement. Chacun des souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido était liée à l’objet, est mis sur le métier, surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur lui14. »

Cette épreuve de réalité qui seule permet de modifier les représentations internes de cette perte extérieure, nécessite donc un minutieux travail de « détachement », en prenant du

« temps », et dans le « détail ».

Grâce à l’alternance du désinvestissement et du réinvestissement (liaison-déliaison), l’évolution psychique peut se faire vers le travail du deuil et « la réalité finit par triompher » en l’emportant sur l’hallucination par une « activité de compromis » comme il l’exprimera plus loin.

Ce « triomphe de la réalité » suppose donc de « consommer une seconde fois la perte de l’objet aimé15 », « double perte » permettant d’inscrire dans la réalité cette perte douloureuse et la métaboliser par une redistribution de la libido et permettre au sujet d’accéder à nouveau à l’intersubjectivité qui constitue le lien social.

Ce travail s’actualise dans un « temps subjectif » celui d’une « remémoration de tout ce qui a été vécu du lien avec l’objet16 », temps subjectif ne recouvrant pas le temps chronologique. Le travail de deuil est un processus en mouvement, jamais complètement accompli. La temporalité chronologique n’a que faire de la temporalité psychique, l’inconscient ignore le temps : « les processus inconscients sont intemporels17 ». Il n’est pas inhabituel dans la clinique de voir resurgir l’affect douloureux inaugurant la perte de l’objet aimé, quelques années plus tard, alors même que le sujet pensait « en avoir fait le deuil ».

« Pourquoi cette activité de compromis, où s’accomplit en détail le commandement de la réalité, est-il si extraordinairement douloureux ? Il est difficile de l’expliquer sur des bases économiques. Il est remarquable que ce déplaisir de la douleur nous semble aller de soi. Mais le fait est que le moi, après avoir achevé le travail du deuil, redevient libre et sans inhibitions18. »

Freud s’interroge ici sur le quantum de la douleur même si, comme il le précise « ce déplaisir de la douleur nous semble aller de soi », dans la mesure où ces objets dont la perte est si douloureuse, sont aussi des objets narcissiques. Quoi de plus normal en effet que cette douleur morale (voire physique) après la disparition d’un être cher, dont la perte donne au sujet le sentiment d’une amputation psychique ? Cette « mauvaise rencontre19 » du réel, la tuché, est éminemment partageable et universelle même si elle s’inscrit dans la singularité de chaque histoire.

Comme le dit Paul Claudel, dans la perte de l’objet aimé « c’est la cause qui le faisait vivre20 » qui disparaît.

Concernant le caractère douloureux du deuil, « il est difficile de l’expliquer sur des bases économiques » ; Freud à l’époque de la rédaction de « Deuil et mélancolie » ne disposait pas encore de ses réflexions théoriques menées dans « Au-delà du principe de plaisir ». Dans ce texte rédigé en 1920, le concept de désintrication pulsionnelle pathognomonique de la mélancolie et l’existence d’un masochisme primaire éclaireront encore davantage la dialectique du narcissisme et du deuil, mais également l’idée d’une double polarité plaisir/déplaisir en fonction des instances « déplaisir pour un système et en même temps satisfaction pour un autre21 », ce que Lacan élaborera par la suite autour de la notion de jouissance.

Mais nous sommes en 1915 et le questionnement de Freud sur « les bases économiques » de la douleur peut s’expliquer par l’avancée de ses recherches.

Afin de résumer la pensée de Freud dans cette première partie, nous pouvons dire que le temps du deuil est un temps où le sujet fait l’épreuve d’une souffrance liée à la perte, qu’il précisera ailleurs « perte toujours consciente », contrairement comme nous le verrons à ce qui se joue dans la mélancolie. La temporalité psychique du travail du deuil peut se définir par le dépassement du refus initial, la douleur de la perte acceptée, permettant au moi de « redevenir libre et sans inhibitions ».

La mélancolie : dialectique entre narcissisme et deuil

Tout autre est le processus mélancolique où la perte objectale subie échappe à la conscience.

« Appliquons maintenant à la mélancolie ce que nous avons appris du deuil. Dans une série de cas, il est manifeste qu’elle peut être, elle aussi, une réaction à la perte d’un objet aimé : dans d’autres occasions, on peut reconnaître que la perte est d’une nature plus morale. Sans doute l’objet n’est pas réellement mort, mais il a été perdu en tant qu’objet d’amour (cas d’une fiancée abandonnée)22. »

Dans les deux cas, il y est question de perte douloureuse, mais il existe une différence entre deuil et mélancolie à partir de traits différentiels, notamment lorsque Freud dit :

« Dans d’autres cas encore, on se croit obligé de maintenir l’hypothèse d’une telle perte, mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu, et l’on peut admettre à plus forte raison que le malade lui non plus, ne peut pas sentir consciemment ce qu’il a perdu. D’ailleurs, ce pourrait encore être le cas lorsque la perte qui occasionne la mélancolie est connue du malade, sachant sans doute qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne23. »

À cet endroit, Freud nous donne une indication clinique très précieuse qui fait un des éléments différentiels de taille entre deuil et mélancolie. Cette nuance centrale témoigne de

l’insu de la perte affectant douloureusement le sujet mélancolique même s’il sait « sans doute

qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne24 ».

Le mélancolique se trouve donc en situation psychique où il est confronté à une perte

« sans objet perdu ». C’est l’inaccessibilité de cet objet perdu « insu » qui s’oppose à l’élaboration intrapsychique de la perte et « c’est dans cette ignorance que consiste l’infini de la mélancolie25 ».

Ce qui pourrait se traduire ainsi : dans la mélancolie, la perte ne vise pas tant l’objet aimé que « ce » qui permet de désirer, perte dans la vie pulsionnelle, et pour reprendre la belle expression de Kant « la faculté de désirer ».

« Cela nous amène à reporter d’une façon ou d’une autre la mélancolie à une perte d’objet qui est soustraite à la conscience, à la différence du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne n’est inconscient26. »

Ce double registre topique d’inscription de la perte d’objet permet de comprendre que pour le sujet mélancolique, la perte de l’objet dans la réalité constitue un facteur déclenchant par réactivation des traces mnésiques dans l’inconscient « la représentation consciente comprend la représentation de chose – plus la représentation de mot… la représentation inconsciente est la représentation de chose seule27 ».

Dans le deuil, les représentations conscientes de l’objet perdu permettent « la voie de propagation de l’inconscient au préconscient », et dans la mélancolie, « cette voie est barrée, mettant le préconscient hors-jeu28 ».

Dans la contemporanéité de la perte, comme « cause déclenchante », le sujet sera confronté in fine à la perte originelle, à l’instar d’une répétition-remémoration, dans un après- coup traumatique.

Car comment ne pas penser que cet objet perdu « familier » qui nous donne le sentiment de perdre un nouvel objet, n’est au fond que la répétition de pertes successives antérieures dans un climat « d’inquiétante étrangeté » ?

« Toute perte actuelle qu’il s’agisse de la mort d’une personne aimée, d’une renonciation narcissique renvoie le sujet à l’ensemble de ses deuils précédents29. »

Mais il est nécessaire pour qu’un travail de deuil puisse s’effectuer, que le sujet dispose d’un « réceptacle symbolique susceptible de conserver les signifiants fondamentaux de l’histoire du sujet, réserve représentative qui va permettre le jeu des substitutions nécessaires au remplacement de l’objet perdu par un nouvel objet30 ».

Faute de quoi, et c’est le drame du mélancolique, il lui est impossible de créer de nouveaux liens objectaux. La structure subjective du mélancolique se révèle dans toute sa défaillance, l’objet perdu se réduit à du « réel », ne pouvant être « irréellisé » par l’effet du symbolique. En d’autres termes, le mélancolique s’identifie à l’objet perdu sans médiation symbolique, contrairement au deuil. L’objet se présente au mélancolique comme non perdu sinon par incorporation dans le moi par identification, empêchant l’intégration de la perte.

Mais reprenons le cours de cet extrait :

« Dans le deuil nous trouvions que l’inhibition et l’absence d’intérêt étaient complètement expliquées par le travail du deuil qui absorbe le moi. La perte inconnue qui se produit dans la mélancolie aura pour conséquence un travail intérieur semblable et sera, de ce fait, responsable de l’inhibition de la mélancolie31. »

Que ce soit le deuil ou la mélancolie, l’opération psychique du deuil « qui absorbe le moi » est responsable de l’inhibition comme de l’inappétence vitale. Cette inhibition dans le deuil se traduit par une « limitation fonctionnelle du moi » invitant au repli sur soi, refuge provisoire devant la difficulté qui paraît insurmontable de faire face à l’absence et au manque.

« La seule différence c’est que l’inhibition mélancolique nous fait l’impression d’une énigme32. »

La dimension de l’inhibition dans la mélancolie est celle d’une profonde mésestime du moi et de son appauvrissement, trait différentiel entre les deux affections.

Dans l’impossibilité de la perte et donc en l’absence de sublimation, le seul destin pulsionnel est « le retournement sur la personne propre (…) le masochisme est précisément un sadisme retourné sur le moi propre33 » et le renversement en son contraire d’où « des auto- reproches, des reproches contre l’objet d’amour, renversés de celui-ci sur le moi propre34 ».

« La mélancolie présente un trait qui est absent dans le deuil, à savoir une diminution extraordinaire de son sentiment d’estime du moi, un immense appauvrissement du moi35 » qui provient de l’agressivité dirigée contre l’objet lié à l’ambivalence des sentiments vis-à-vis de l’objet, comme si le sujet obéissait à l’impératif « surmoïque » sous-jacent : « hais ton objet comme toi-même » ce qu’on retrouve dans l’expression « la cruauté mélancolique », titre du livre de Jacques Hassoun.

C’est ainsi que l’on peut comprendre que « le mélancolique emprunte une partie de ses caractères au deuil et l’autre partie aux processus de la régression à partir du choix d’objet narcissique36 », d’où l’idée de Freud d’une organisation narcissique prédominante chez le mélancolique.

« Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide », la dimension axiologique de l’existence étant provisoirement en panne, mais dans la mélancolie « c’est le moi lui- même » ; ce qui fait dire à Freud plus loin : « L’ombre de l’objet tomba sur le moi37 », il s’agit bien dans la mélancolie d’un « triomphe de l’objet » alors que le deuil, dans sa traversée s’ouvre vers le « triomphe de la réalité ».

Il apparaît donc que la différence entre le deuil et la mélancolie ne s’explique pas seulement de manière quantitative à l’instar d’un deuil pathologique, mais de manière qualitative concernant la nature de l’objet perdu.

Cet objet perdu chez le mélancolique « est le moi lui-même ». Cette « hémorragie libidinale » s’explique par la consomption du moi qui entraîne la rupture de la fonction du narcissisme, témoignant d’une atteinte profonde de la dimension du désir et d’une « perte subjective », à savoir le moi lui-même.

Et si le deuil permet au terme d’un long travail de renoncer à l’objet perdu, le mélancolique en renonçant à son moi, se trouve dès lors en « démission désirante » généralisée pouvant aboutir à l’acte suicidaire dans le déchaînement d’un narcissisme abîmé par la désintrication pulsionnelle.

Or « personne ne peut trouver l’énergie psychique pour se tuer s’il ne tue pas du même coup un objet auquel il s’est identifié38 » à savoir l’objet comme déchet dans un « délire de petitesse39 ».

On peut donc conclure en disant que si le problème du deuil normal est essentiellement objectal, la problématique de la mélancolie est essentiellement narcissique, ce qui justifie pleinement l’appellation de « névrose narcissique » dont elle représente le paradigme et relève donc de la structure même du sujet.

En conclusion, et suite à cette itinérance théorico-clinique du deuil et de la mélancolie, nous comprenons combien le message princeps de Freud tout au long de son œuvre, concernant l’économie du désir au cœur du processus de subjectivation, trouve ici son application.

Le rapport du sujet au monde et à soi-même est marqué du sceau du manque qui le constitue et le structure sur fond de « désêtre ».

Cette organisation psychique autour d’un objet manquant, d’origine maternelle « le

Nebenmensch » institue la logique du désir, ce « Trieb » qui propulse le sujet, le

« propulsionne » pourrions-nous dire, désir vers d’impossibles retrouvailles de cet objet, celui-ci ayant toujours été absent.

Nous pourrions dire avec une lecture lacanienne que c’est sur le fond de la perte de cet objet mythique et archaïque, au moment apertural de l’inscription du sujet dans l’Autre du symbolique, qu’advient l’objet a, cause du désir.

Le travail du deuil consiste donc à séparer l’objet aimé de son « habillage narcissique » pour le faire advenir au statut d’objet perdu, prix à payer pour que le sujet soit à même de décliner nouvellement ses signifiants en les investissant sur un nouvel objet.

À l’inverse, dans la mélancolie, l’objet n’étant pas constitué ne peut faire l’objet d’une perte, mais est incorporé dans le moi par identification, ce qui rend impossible le travail de deuil, qui ne « cesse pas de ne pas s’inscrire40 » pour reprendre les termes de Lacan.

« Ce n’est pas à l’objet premier auquel nous avons à faire ici, mais à cette part de la Chose, Das Ding, qui a échappé au meurtre c’est-à-dire au processus de symbolisation qui permet de donner à l’objet perdu son statut d’objet perdu. Il n’y a pas de deuil à cet endroit, mais un endeuillement interminable41. »

Cette dialectique du deuil et du narcissisme est essentielle pour comprendre combien dans la mélancolie, le manque, loin d’être cause du désir, est obstrué par le lien étouffant de l’objet qui forclôt la fonction du manque, dans une « plénitude du vide » et une « vie abandonnée par le désir42 ».

Tel est l’enseignement de la mélancolie, comme deuil impossible de l’objet.

1 Jean-Daniel Causse, cours de master 2, département de psychanalyse, 2015-2016.

2 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, pp. 147-150.

3 Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse. Correspondance avec Fliess (1882-1907), Paris, Puf, 1978, p. 82.

4 Sigmund Freud, Correspondance Freud-Abraham, Paris, Puf, 1969, pp. 224-225.

5 Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse, correspondance avec Fliess, op. cit., p. 185.

6 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 146.

7 Ibid., p. 147.

8 Ibid., p. 148.

9 Ibid., p.148.

10 Sigmund Freud, « Complément métapsychologique », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 141.

11 Ibid., p. 139.

12 Ibid., p. 136.

13 Sous la direction de N. Amar, C. Couvreur, M. Hanus, Le deuil, dans Revue française de psychanalyse, Puf,

p. 21.

14 Op.cit., p. 148.

15 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre X (1960), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 387.

16 Ibid., p. 387.

17 Sigmund Freud, « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 96.

18 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie » dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 148.

19 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1960-1961), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,

Paris, Le Seuil, 1973, p. 62.

20 Henri Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Paris, Flammarion, coll. « Champ Essais », 2010, p. 215.

21 Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1981, p. 60.

22 Ibid., pp. 148-149.

23 Ibid., p. 149.

24 Ibid., p. 149.

25 Sören Kierkegaard, « L’alternative », dans Œuvres complètes, volume 3, L’Orante, p. 171.

26 Op.cit., p. 149.

27 Sigmund Freud, « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 117.

28 Benno Rosenberg, Le travail de mélancolie, Séminaire Nant, document internet.

29 Sous la direction de N. Amar, C. Couvreur, M. Hanus, Le deuil, dans Revue française de psychanalyse, Paris, Puf, p. 7.

30 Henri Rey-Flaud, op. cit., pp. 215-216.

31 S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, op. cit., p. 149.

32 Ibid., p. 149.

33 Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 25.

34 S. Freud, « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 154.

35 Ibid., p. 150.

36 Ibid., p. 158.

37 Ibid., p. 156.

38 Sigmund Freud, «Psychogenèse d’un cas d’homosexualité », dans Névrose, psychose, perversion, Paris, Puf,

p. 261.

39 S. Freud, « Deuil et mélancolie », p. 150.

40 Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, « ne cesse pas de ne pas s’écrire », p. 87.

41 Jacques Hassoun, La cruauté mélancolique, Paris, Aubier psychanalyse, 1995, p. 52.

42 Jean-Daniel Causse, Cours de master psychanalyse, Subjectivité et expérience, Université Paul Valéry Montpellier, 2015-2016.

Les différents temps de la cure analytique

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Les temps de l’inconscient » qui a eu lieu le 27 janvier 2017.

Schéma Les temps de l’inconscient

Introduction

Le temps de l’inconscient et les temps de la psychanalyse sont des questions extrêmement difficiles. J’ai repris l’ensemble de mes notes et j’ai retrouvé un schéma sur lequel j’avais, à l’époque, essayé de figurer les différents temps que Lacan proposait sous forme de triptyque : l’instant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure.

Le temps du regard a à voir, non pas seulement avec le temps de la fin des préliminaires, mais avec la question de la séduction.

Le temps pour comprendre, c’est le temps de l’analyse du transfert, c’est la mise en place des différentes formes de transfert.

Le moment de conclure est un moment qui pose la question de scansions un peu définitives, des terminaisons d’analyse, des fins d’analyse, c’est-à-dire les effets d’après-coup mais d’après- coup par rapport à l’analyse elle-même.

J’ai figuré sur ce schéma1 un huit intérieur pour dire que nous sommes dans une structure qui, en fin d’analyse, est pratiquement « mœbienne », c’est-à-dire quelque chose qui ouvre à une nouvelle topologie par rapport à l’inconscient mais aussi par rapport au monde.

Je m’appuie sur ce schéma pour mettre en place des repères du temps de l’inconscient mais aussi du temps de la cure et vous donne maintenant la substance dont on aimait beaucoup parler à cette période, en particulier à l’École freudienne mais aussi à l’Internationale de Psychanalyse, qui concernait ces questions : comment une cure se déroule-t-elle ? Quels sont les différents temps de la cure elle-même ? À cette époque, Moustapha Safouan, dans son écrit Études sur l’Œdipe2, essayait de travailler – non pas seulement sur les temps de la cure à la manière post- freudienne ou sur les différences entre analyse thérapeutique et analyse didactique – mais aussi sur les outils des théorisations de Lacan pour essayer de penser ces différents temps.

Retour à l’argument

L’argument qui ouvre cette formation introduit aussi très bien cette question des temps de l’inconscient :

Questions de temps : à l’heure du streaming et de « l’achat-en-un-clic », la « guérison-en-un-clic » est souvent demandée par ceux qui consultent le « psy ». À l’opposé, si le temps ne s’appréhende que par les mots pour le nommer, le sujet mélancolique nous rappelle que lorsqu’il n’y a plus de sens à rien, le temps suspend son vol – et reste figé.

Hors-temps, à deux temps, à trois temps, l’inconscient danse bien des valses :

  • atemporalité de l’inconscient : l’infantile agit tout au long de la vie, et resurgit avec sa fraîcheur juvénile jusque chez le sujet âgé ;
  • effets d’après-coup : en deux temps, où le deuxième ne tient sa portée que de l’écho qu’il donne au premier ;
  • temps logiques : l’instant de conclure ne saurait jamais être que le troisième ;
  • temps de la cure : entretiens préliminaires, début d’analyse, cure, tranches, fin(s) d’analyse. Scandée par ces moments particuliers, la cure se déroule selon une temporalité qui lui est propre, et qu’il importe de respecter ;
  • et autres ?

Quels effets de ces temporalités dans la clinique et la pratique (deux versants de la même praxis) ? Quel rapport au temps de chacun selon ses mécanismes psychiques prédominants ? Que serait une clinique de la temporalité ?

Thèmes :

  • Comment comprendre « le temps, c’est le transfert » ?
  • L’inconscient est-il a-temporel ?
  • Les temps de la cure
  • La scansion et l’interprétation

Dans cet argument, il y a la question du temps mélancolique, il y a la question de l’atemporalité de l’inconscient, il y a la question de l’effet d’après-coup qui montre qu’il y a une circulation d’avant, pendant mais aussi après. Jean-Marie Jadin me disait que la question du rapport au regard, au moment où on est au moment de conclure, va modifier la manière du regard. Viennent les temps de la cure que je vais développer et les modifications du rapport au temps dans la cure elle-même. Lacan disait : « Le transfert, c’est le temps. » On pourrait dire que le temps, c’est le temps de la cure. Derrière la question du rapport au temps se cache ce rapport au monde qui se modifie. L’effet de transfert est un état anesthésique, même si le transfert peut être hautement haineux, c’est un temps suspendu et si on n’atteint pas un moment de conclure, on risque de rester suspendu à une chronicisation analytique grave, même si on en est toujours aux préliminaires.

Le rapport à la passion par rapport à la question du temps – où, en particulier, l’autre ne peut pas être absent, où c’est un insupportable de l’absence de l’autre – est une forme de temps assez particulier : une minute sans l’autre et le monde s’effondre. Toutes les manœuvres en psychopathologie ou en psychiatrie de l’érotomanie sont très intéressantes, elles indiquent l’absolue nécessité de la présence réelle de l’autre. Ce rapport érotomaniaque est présent dans certains moments de la cure.

Les rapports temporels

Dans la cure de « l’homme aux loups3 », Freud recherche aussi ce rapport temporel, je le cite :

« Des scènes appartenant à la première enfance telles que nous les livre une analyse à fond des névroses, par exemple dans le cas présent, ne seraient pas la reproduction d’événements réels auxquels on aurait le droit d’attribuer de l’influence sur le cours de la vie ultérieure du patient et sur la formation des symptômes mais les produits de son imagination nés d’incitations datant du temps de sa maturité [c’est à partir du temps de la maturité que va se reconstituer le temps infantile] destinés à servir en quelque sorte de représentations symboliques au désir et aux intérêts réels du patient et qui doivent leur origine [vous entendez les différents temps] à une tendance régressive à la tendance à se détourner des problèmes du présent. »

Le présent nous fait traverser quelque chose du temps de la maturité pour faire allusion à la première enfance pour, de fait, fermer l’accès à la réalité elle-même. C’est à ce moment que Freud met en place, en 1923, dans l’après-coup des Cinq psychanalyses, un autre temps, le temps chronologique des événements qui est un après-coup de ce qu’il a entendu dans la cure, je le cite :

« 1 an et demi : Malaria.

[…]

1 an et demi : Souvenir-écran du départ de ses parents avec sa sœur. […] […]

Juste avant 3 ans : Plaintes de sa mère au médecin.

1 an et 3 mois : Commencement de la séduction de la part de sa sœur […].

2 ans et demi : La gouvernante anglaise. […]

3 ans : Rêve des loups. […]

4 et demi : Influence de l’histoire de l’histoire sainte. […] Hallucination de la perte d’un doigt.

5 ans : Départ de la première propriété.

Après 6 ans : Visite à son père malade.

De 8 à 10 ans : Derniers sursauts de la névrose obsessionnelle4. »

Pour Freud, le but de l’analyse est la levée de l’amnésie infantile. Par associations libres, le patient part du présent – soi-disant maturité – et arrive à « repenser » le passé, passé qui renvoie à l’infantile. C’est en « repassant » par l’infantile que le patient aborde les problèmes du présent, c’est-à-dire la question de ses symptômes. Mais, c’est l’analyste lui-même qui, au cours de son écoute ou dans l’après-coup de son écoute, peut essayer de reconstituer une chronologie mais c’est une reconstitution, ce n’est pas la réalité vraie. La question des différents temps chez Freud est très importante, il ne se prive pas d’interroger le patient, un peu trop, car il cherche à constituer sa propre théorie. Interroger le patient n’est cependant pas à confondre avec la projection de ses problèmes, ni avec une interprétation. Jean-Pierre Bauer5 avait cette idée de souligner, à un certain moment, dans le brouhaha associatif, un point qui a été dit, soulignement qui n’a pas fonction d’interprétation mais fonction de scansion.

En lien avec la relation analysant-analyste, dans la situation analytique, une question à l’époque se posait : comment l’histoire temporelle se pose-t-elle dans des racines plus anciennes, dans le Talmud, plus particulièrement dans le Zohar ? Il est intéressant de noter que l’on n’ouvre pas la Kabbale avant l’âge de 40 ans ; dit autrement, il faut déjà avoir un certain niveau d’interprétation pour y accéder. Cette question renvoie à la relation maître-élève, à la question du but du travail avec l’élève, à savoir : quelle est la fonction de l’étude ? C’est d’apprendre à l’autre à se passer du maître. Tous les temps d’étude sont là pour apprendre suffisamment à l’élève à se passer du maître qui vous a enseigné ; dit autrement, on va du côté du moment de conclure qui fait référence à cette métaphore entre celui qui tête et le rapport au désir d’allaiter. Dès lors comment arrive-t-on à rompre cette relation ? Cette question renvoie au « laisser place », laisser la place à l’autre. À quel moment peut-on laisser place à l’autre ? C’est aussi la question du rapport à l’enfant, la question du rapport à l’adolescent.

Les différents temps du temps logique

Je voudrais maintenant aborder le texte de 1945, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée6, qui concerne le temps de la cure (pas le temps des préliminaires) et j’insisterai sur le temps du regard qui renvoie à la question du rapport à la séduction. Pour cela, je vais me référer au livre, toujours d’actualité, de Jean Baudrillard7, De la séduction qui a pour sous-titre L’horizon sacré des apparences. Dans ce texte, l’auteur touche à quelque chose de la séduction par rapport au temps ou ce non-rapport au temps, dans le moment du regard où il met bien en évidence la question du seducere. Jean Baudrillard écrit que dans la question de la séduction, il n’y a pas d’historicité, il y a quelque chose de déshistoricisant, quelque chose qui renvoie à un temps qui a déjà eu lieu. Il y a quelque chose de l’ordre d’une suspension des objets, je le cite : « Le seul relief est celui de l’anachronie, figure involutive du temps et de l’espace. On sait que ces objets se rapprochent du trou noir d’où vient la réalité, le monde réel, le temps ordinaire8. »

Cette définition est intéressante pour parler du temps de la séduction, de seducere9. Tout est en suspens. Le seul relief est celui de l’anachronie, il y a quelque chose d’anachronique dans le rapport à l’autre, les objets sont en trompe-l’œil. Jean Baudrillard conclut par une idée qu’on retrouve chez Lacan mais aussi dans la Kabbale : le problème n’est pas de croire en Dieu, c’est de savoir si vous dites que Dieu existe – ce qui n’est pas pareil. Dans la question de la séduction, il n’y a pas seulement le volet du rapport au maître ou à l’analyste, il y a le volet du rapport au leader, je le cite : « Ainsi le pape ou le grand inquisiteur ou les grands jésuites ou théologiens [j’ajouterai les grands talmudistes] savaient que Dieu n’existait pas, c’était là leur secret et leur force10. »

Autrement dit, l’effet de croyance est pour les autres, ce n’est pas mettre le leader dans n’importe quelle position commune avec ceux auxquels c’est adressé.

Pour ce qui concerne la question de la séduction, le premier temps dans la cure – le transfert n’est pas encore véritablement posé, c’est le moment où l’interprétation n’est pas possible – l’opération que Lacan met en place à cet endroit-là, au niveau de ce moment du regard, c’est la question du retournement dialectique, c’est la bascule des évidences. Dans ce premier temps, si, du côté de l’analyste, vous ratez ces retournements ou ces défétichisations d’un certain sens, les choses sont mal parties. Cette mise en place a une fonction, celle de permettre ensuite le déroulement, dit en termes freudiens, de l’analyse du transfert, dit en termes lacaniens, du déroulement du sujet-supposé-savoir.

Les différents temps de la cure : lecture des Études sur l’Œdipe de M. Safouan

Je vais présenter maintenant une sorte de condensé des différents temps de la cure (pas des entretiens préliminaires), point de départ pour des travaux de recherche ultérieurs, différents temps, j’insiste, selon Lacan, selon le mythe lacanien.

Le premier temps

Il s’agit d’un temps qui touche à la limite symptomatique. Les personnes viennent avec leurs signes cliniques, surtout leurs inhibitions, dit Freud. Quels que soient les symptômes, les troubles, quand les choses commencent transférentiellement à être mises en place, apparaissent souvent des angoisses. Moustapha Safouan parle à ce moment de fatigue et d’épuisement. Le premier temps, quand les patients ont « lâché » quelque chose de leur demande première, quand va se poser la question de la Durcharbeitung, se crée un état de fatigue et d’épuisement surtout, dit M. Safouan, pour les patients obsessionnels pris dans la neurasthénisation transférentielle. Ce premier temps a aussi des effets sur les affects.

Dans ce premier temps, quel est le travail de l’analyste ? Ce travail consiste à renverser toutes les certitudes du sujet, c’est la levée des évidences. À quoi correspond ce moment clé ? Je cite : « Le sujet se trouve à l’extrême limite de ce qu’il peut soutenir de son interrogation sur le désir de l’Autre11. » Le sujet est confronté au désir de l’Autre, voire à la demande de l’Autre. Du point de vue subjectif, au niveau du discours lui-même, ce temps est un temps très difficile, c’est la fameuse question du Che voi ? Quelle en est la trace ? La confrontation au désir de l’Autre ne se passe pas au niveau conscient ou préconscient, il faut l’entendre dans les formations de l’inconscient, particulièrement au niveau des rêves. Les rêves renseignent sur la manière dont l’inconscient se met en « exercice ». À cette étape, les rêves, dit Freud, sont souvent très utiles, ce sont des « rêves-programmes » qui peuvent être repris à certains moments de la cure. À ce moment-là, Moustapha Safouan12 donne un conseil technique, je le cite : « Nous n’hésitons pas à demander des associations qui paraissent nécessaires pour en pénétrer le sens. »

Avec Jean-Pierre Bauer, il était question de souligner, de mettre en exergue les scansions, ici il s’agit d’induire des associations à partir de points qui apparaissent opaques. Cependant, il ne s’agit pas de demander à l’analysant de faire une interprétation, il s’agit de « tirer » les associations de telle manière que la place de l’interprétation soit possible sinon le risque encouru, lors de ce premier temps, c’est le risque de traduction, de clefs des songes, c’est le risque de commencer à induire, en sachant que celui qui doit interpréter, c’est l’analysant.

Le deuxième temps

Ce temps correspond à « laisser entendre dans le discours de l’Autre, une référence à un troisième terme13. » Pour Freud, c’est la dritte Person. Nous dirions aujourd’hui la fonction signifiante, c’est-à-dire un même terme peut voiler la question d’un signifiant qui, lui-même, peut être pris dans différents sens. Par exemple : mon mari est un grand pervers, vous entendez : un

« Perver » alors qu’il s’appelle Perrier. C’est la manière dont va déjà s’introduire – pas par effet interprétatif, mais du fait du désir de l’analyste – la question de la logique signifiante, en sachant que dans ces temps qui sont mis en place, c’est la place de l’analyste nouée à l’analysant et à son devenir qui fait l’analyse. On voit bien qu’il s’agit tout le temps de l’écart entre le contenu manifeste et le contenu latent qui, du côté de l’analyste, fait moteur de ces différents temps. Quelque chose apparaît là des effets du Nom-du-Père et de la question de l’impair14. La question du manque est touchée à partir du moment où vous dites qu’il n’y a pas de traduction que, au niveau du discours, un même mot peut prendre différents sens, il y a quelque chose de l’ordre du perdu/du père dû. C’est un tiers dans l’écoute des discours de l’Autre – ce n’est pas un tiers réel – c’est dans le discours ce qu’on peut appeler la recherche d’emblée des pensées latentes, c’est l’abord véritable de la dimension symbolique en exercice. Se posent alors toutes les questions du sujet-supposé-savoir qui sont différenciées par rapport à Freud. Pour Freud, l’abord du transfert, c’est la question de l’amour de transfert ; pour Lacan, c’est cette instance symbolique du sujet- supposé-savoir qui est en place de tiers. Ce qui ne veut pas dire qu’une des formes prévaut, ce sont deux approches différentes.

M. Safouan, dans Les Études sur l’Œdipe, donne un exemple : c’est un garçon de 16 ans qui vit seul avec sa mère, son père l’ayant abandonné dès son plus jeune âge. Il fait un dessin où figure une sorte de chaos originel avec des objets hétéroclites qui, au fur et à mesure de la description par des rêves ou des dessins, par cet effet symbolique, sont répartis en couple d’opposition, par exemple, objets chauds/objets froids, objets animés/objets inanimés. Puis apparaît dans le dessin un jeu de lettres N, Y, P et des chiffres 7, 9, 11. Les associations mènent au fait que N fait penser à la nature, P à l’histoire de papa, mais ce qui est intéressant sur le plan symbolique, c’est le fait que 7, 9, 11 qui vont être ordonnés sont des chiffres impairs. La manière de signifier quelque chose de l’impair fonctionnait par ce déroulement des chiffres impairs au niveau de l’inconscient. Il s’agit alors d’entériner le sens qui, à cet endroit-là, va jaillir, car c’est déjà une production de sens métaphorique due à l’effet de la psychanalyse elle-même et de l’inconscient en exercice. Ici, on est dans une forme de scansion d’un autre type. Dans ce brouhaha des sens, par le biais de ce travail sur le rêve, sur les associations, il va y avoir un découpage qui va permettre l’émergence, par exemple, d’un jeu de lettres.

Le troisième temps

Ce temps est celui de la symbolisation de la castration. L’analysant touche à la question de la castration autant qu’il puisse le faire en mettant en évidence ses symptômes. C’est le moment où apparaît la question de son symptôme (pas des signes cliniques) et le refus des limites imparties par ce symptôme. C’est le moment où la question des limites apparaît, on touche aux effets du fantasme lui-même qui se produit entre le sujet et l’objet. À ce moment-là, on est dans le dispositif, on pourrait dire, de la phase la plus perverse : la question des limites va surgir, l’émergence de la question du fantasme inconscient va se jouer avec une forme de mise en acte du fantasme, c’est une phase de transgression. M. Safouan écrit : « L’analysant répudie cette symbolisation de la castration15. »

La question de la castration devient un système référentiel, c’est la castration symbolique. Mais comment fait-on pour ne pas y toucher vraiment ? C’est d’essayer de mettre en acte un certain nombre de choses puisque la question du scénario inconscient commence en même temps à apparaître. Vous pouvez vous reporter à un texte que j’ai écrit, À propos d’un scénario pervers16, paru dans la revue Ornicar puis dans L’Art de la Clinique. Scénario où on entend le côté phobique, et à côté de cela, une mise en acte pervers d’un scénario où quelqu’un allait voir une prostituée et se faisait déféquer dessus, scénario qui représentait l’essai de mettre en place un scénario de naissance face au père qui était mort. M. Safouan s’interroge sur le fait de savoir si, dans le temps de la mise en place de la symbolisation de la castration, l’analyste doit intervenir. Il répond qu’il faut du laisser-faire à condition que cela puisse être pris dans l’analyse elle-même.

Le quatrième temps

C’est ce temps où le sujet, au cours de son analyse thérapeutique, réalise un certain nombre de ses désirs qui étaient tout à fait inconnus par lui autrement que par les formations de l’inconscient. À cette étape, il n’est pas rare de voir se modifier – c’est un exemple intéressant – le rapport du sujet au nom qu’il porte. L’analyse vient faire émerger un certain nombre de désirs qui peuvent enfin se signifier au niveau de la signification de son nom propre – surtout quand le nom peut avoir des significations –, au niveau de la signification de son surnom, de son prénom donné par l’Autre. C’est un repérage de l’aliénation de l’être dans la question du signifiant. Le quatrième temps est un temps où l’analysant introduit un certain recul par rapport à sa propre histoire, il n’est plus fasciné lui-même par l’histoire qu’il narre, il n’est plus fasciné par le jeu associatif dans lequel il n’arrête pas d’être. Le sujet parle alors de « réveil ». C’est une forme de réveil, c’est une ouverture à une certaine forme de multiplicité des choses, le sujet n’est plus fixé sur certains objets de transfert, il n’est plus fixé sur les histoires de famille, sur ce qui est perdu, il a un rapport temporel à la variété des choses. Par exemple, l’ouverture après une période « don juanique » fait supporter « qu’il ou qu’elle ne les aura pas tous ou toutes ». Dans ce quatrième temps se pose la question de l’analyste – pas le fait de s’installer immédiatement comme analyste (!) – mais la question de pouvoir aborder ce qu’est le discours de l’analyste. Se pose aussi la question du jusqu’où l’analyste est capable, dans ce temps-là, de supporter que l’autre le laisse « tomber » comme objet du transfert, que l’autre aille par exemple ailleurs, prenne d’autres orientations : ceci concerne ce laisser-faire. Le rapport de l’analyste n’est pas symétrique à celui de l’analysant.

Se pose la question de ce temps où quelque chose a avancé du côté de la castration du sujet, dans le rapport à la castration de l’autre.

1 Voir schéma en pièce jointe.

2 Moustapha Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Le Seuil, 1974.

3 Sigmund Freud (1918), « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », dans Cinq essais de Psychanalyse, Paris, Puf, 1995, pp. 325-420.

4 Ibid., p. 420.

5 Jean-Pierre Bauer, Recueil, Textes et écrits, 1985.

6 Jacques Lacan (1945), « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits tome I, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1999, pp. 195-211.

7 Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Galilée, 1979.

8 Ibid.

9 On peut lire le texte de Jean-Richard Freymann « Seducere », dans L’Art de la clinique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013, pp. 257-268.

10 Ibid.

11 Moustapha Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Le Seuil, 1974.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 voir Erik Porge, Les noms du père chez Jacques Lacan, Toulouse, érès, coll. « Point hors-ligne », 2013.

15 Ibid.

16 Jean-Richard Freymann, « À propos d’un scénario pervers », dans L’art de la Clinique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013, pp. 139-149.

L’inconscient : un Eternel dans un Temporel

Intervention de Jean-Marie Jadin lors de la formation APERTURA « Les temps de l’inconscient » qui a eu lieu le 27 janvier 2017.

Le rapport au temps dépend des invariants

Il me semble que l’une des principales raisons de la grande difficulté à penser le temps provient de la diversité des invariants que les penseurs ont adoptés et mis en regard de ce temps. Ces absolus sont tout à fait relatifs, puisqu’il y en a une diversité. Newton et le commun des mortels ont pris le temps et l’espace eux-mêmes comme étant ces invariants. Selon cette idée le temps et l’espace ne bougent pas. Ils sont éternels et irréfragables. Il se pourrait que la biographie de Newton1 explique ce choix théorique. Il est né 3 mois après le décès de son père, et qui plus est le jour de Noël, le jour supposé de la naissance du Christ. Newton s’est sans doute défendu contre l’identification mortifère à son père, en adoptant l’hérésie arianiste qui n’attribue la divinité qu’à Dieu le Père, et en rendant absolus le temps et l’espace. Chacun y est à sa place et en son moment.

Einstein, inassignable à quelque attachement et quelque résidence que ce soit2, et la plupart des physiciens d’aujourd’hui pensent le temps en considérant que c’est la vitesse de la lumière qui est l’invariant. L’espace-temps est alors courbé par une masse qui exerce sur lui sa gravité. Si vous vous arrachez à cette masse, vous vous libérez quelque peu du temps. Le jumeau de Langevin qui quitte la Terre et voyage dans l’espace vers une étoile quelconque à une vitesse de 99% de celle de la lumière, et revient après 6 ans retrouvera son frère resté sur Terre vieilli de 40 ans3. Des horloges atomiques ultra-précises ont prouvé la justesse physique de cette théorie d’Einstein en mesurant la différence des temps liée à la différence de la gravité entre l’étage supérieur d’un immeuble et le rez-de-chaussée.

Pour penser le temps, beaucoup de philosophes ont pris la conscience comme référent principal. Il n’y a dès lors qu’un continuel présent, avec un présent du passé, un présent du présent et un présent du futur – c’est la célèbre « contemporanéité des ekstases » (« Gleichzeitigkeit der Ekstasen ») de Heidegger4. Dans une très belle conférence sur le temps, datée de 1993, André Comte-Sponville a dit : « […] il n’y a qu’un seul temps, depuis le début, et ce temps c’est le présent. Qui, parmi nous, a jamais vécu autre chose ? Pour ma part, en tout cas, je suis sûr de n’avoir jamais habité ni le passé, ni l’avenir, mais le présent seul, qui dure et qui change.5 »

Freud, quant à lui, a considéré que l’invariant était l’inconscient. C’est son absolu, et même la conscience n’est pour lui qu’un appendice latéral de l’inconscient. C’est à travers l’inconscient qu’il examine le temps. Il s’agit en vérité, comme nous le verrons, du registre symbolique de la parole, promu par Lacan. C’est de fait ce symbolique immuable, inentamable et impérissable qui fait l’éternité du temps de l’inconscient.

Pour Lacan, l’invariant est plutôt le devenir sujet, la subjectivation, le passage toujours à renouveler du Es au Ich, si l’on se souvient du célèbre « Wo Es war soll Ich werden » de Freud – « Là où c’était je dois advenir » (sous-entendu comme sujet). Ce mouvement de la subjectivation, étrangement temporalisé dans son sophisme du « temps logique », et spatialisable dans le « huit-intérieur » autant que dans le « schéma L », et dans beaucoup d’autres schémas, implique la présence connexe d’une topologie des surfaces unilatères, comme celle du « ruban de Möbius » ou de la « bouteille de Klein ». Cette dernière topologie nous permet de pénétrer ce singulier dedans-dehors que comporte le temps et qui a été souligné par de nombreux penseurs. Nous sommes en effet à l’intérieur du temps, lequel a l’air tout à fait indépendant et indifférent à notre personne, et ce temps est en même temps à l’intérieur de nous, s’occupant de nos cellules jusqu’à la moindre molécule. Ce dedans-dehors se voit également dans ce paradoxe du temps qui passe alors que c’est nous qui passons.

L’inconscient ne connaît pas le temps

Commençons par notre ancêtre adoptif. Freud a écrit que l’inaltérable inconscient ignore le temps tout comme la négation, le doute, le degré de certitude et la contradiction. Dans son article de 1915 intitulé L’inconscient6, on peut lire : « Les processus du système Ics sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. »

Dans la dernière phrase de L’interprétation des rêves de 1900, il avait déjà écrit : « Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à l’image du passé.7 »

Et quelques pages auparavant, il y avait évoqué cette indestructibilité :

« L’indestructibilité est même une caractéristique proéminente des processus inconscients. Dans l’inconscient rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié. […] Une offense reçue il y a trente ans, une fois qu’elle s’est frayé une voie vers les sources affectives inconscientes, continue à agir toujours comme si elle était actuelle.8 »

Comment comprendre cette intemporalité, cette indestructibilité, cette éternelle actualité qui ressemble à celle de l’être de Parménide ?

L’éternité du désir inconscient, qui est toujours un désir déjà réalisé comme Freud l’a écrit, s’exprime au moyen du mode verbal de l’optatif, qui manifeste un souhait et qui n’existe pas vraiment en français ou en allemand, alors qu’il aurait une place éminente dans les grammaires du grec ancien ou du sanskrit. En français, il est volontiers remplacé par l’infinitif (par exemple « Ah ! Mourir pour Chimène ! »). Comme son nom l’indique, l’infinitif marque ce qui dure infiniment longtemps. L’optatif formate l’éternité de l’inconscient.

L’indestructibilité de l’inconscient s’appréhende par ailleurs dans les recommandations de Freud pour écouter le récit d’un rêve. Il convient de le recevoir comme un texte sacré9wie einen heiligen Text »). Il est donc achevé, définitif, à l’instar d’une parole divine à laquelle on ne touche plus. Il ne faut pas le déformer, l’entamer ; la moindre nuance ou la plus petite inflexion de voix doit être notée plus fidèlement que ne le fait un greffier. Le scribe doit être sans faille. Sa mémoire doit ou plutôt devrait être absolue. Et ceci est valable pour toute la parole d’un analysant, puisque, à partir de l’analyse de l’Homme- aux-rats en 1907, c’est toute la parole d’un sujet qui devient une formation de l’inconscient identique à celle du rêve, de l’acte manqué ou du symptôme. Le psychanalyste doit se mettre au diapason de cette indestructibilité de l’inconscient.

Je crois, comme je l’ai proposé, que cette éternité est en fait l’éternité du système symbolique porté par la parole. Les règles du jeu des échecs qui métaphorisent assez bien ce système sont valables quels que soient les matériaux des pièces et les éventuelles modifications ou altérations liées au temps qu’on pourrait imaginer. Au bout de mille ans, les pièces peuvent être complètement usées, le jeu, et les interrelations qui le commandent, n’en resteront pas moins les mêmes, parce qu’elles sont indépendantes de leur réel. Il en va de même pour le jeu signifiant qui opère dans une parole. Chaque élément est présent dans tous les autres en tant qu’ils ne sont pas lui. Et c’est ainsi que la version littérale, localisée et saisissable du signifiant de « Rat », c’est-à-dire la lettre, fonctionne chez l’Homme-aux-rats. Le signifiant, qui est plus vaste, présent dans ce Rat, est présent à jamais, venu de son père et peut-être de plus loin, et n’a jamais disparu. Ce signifiant de Rat est immobilisé dans son être parménidien. Il ne s’use pas, alors que les divers phénotypes littéraux qui lui tournent autour, sont aussi variables que le fleuve d’Héraclite. L’inconscient éternel est fait avec ce symbolique sacré, qui ne connaît pas la révision ni le changement, et qu’on ne peut contredire et encore moins nier.

L’après-coup

Mais je crois que ce côté immuable, inaltérable, immarcescible, cette éternité de l’inconscient n’advient que grâce à la mise en œuvre de successions qui se déroulent dans une temporalité plus limitée, plus localisée. C’est une temporalité abstraite un peu particulière, qui implique certes un avant et un après selon le temps de Newton, mais en même temps et plus profondément un temps qui fait de l’avant quelque chose qui, d’une certaine manière, advient dans l’après, dévoyant ainsi la flèche du temps. L’après-coup inverse la causalité et le temps. « Nul ne sait de quoi le passé sera fait10 » a écrit la psychanalyste Sandrine Calmettes- Jean dans une publication de l’École Psychanalytique du Centre Ouest. Freud a par exemple évoqué cette rétroaction dans l’Esquisse, à propos de processus primaires qu’il qualifie de posthumes, qui n’apparaissent que dans un après-coup qui fait émerger et maintient l’avant. Il a ainsi mis le doigt sur la nature toujours rétroactive de l’inconscient. L’inconscient n’est que rétroaction. Il est la résurgence ou plutôt l’advenue d’un avant dans un après.

Dans la Lettre 52 à Flieβ et dans L’interprétation des rêves, Freud présente une succession ordonnée de traces psychiques qui se réorganisent et qui vont de la Wahrnehmung (perception) au Bewuβtsein (conscient), deux facultés psychiques qu’il a considérées comme incompatibles, tout comme la physique quantique a considéré comme incompatibles les mesures de la vitesse et de la position d’une particule. Entre les deux il y a les Wahrnehmungszeichen (signes de perception), l’Unbewuβt (inconscient), le Vorbewuβt (préconscient). Chacune se révèle dans l’après-coup de la suivante. Il s’agit selon Freud d’une sorte de temps spatialisé, topologisé, où l’ordre prévaut sur le temps chronologique. Cette topologisation peut se lire dans la phrase suivante de L’interprétation des rêves :

« Nous n’avons d’ailleurs même pas besoin d’imaginer un ordre spatial véritable. Il suffit qu’une succession constante soit établie grâce au fait que lors de certains processus psychiques, l’excitation parcourt les systèmes psychiques selon un ordre temporel donné.11 »

Ce qui compte n’est pas l’espace, mais le temps, la succession. Et j’ajoute qu’une étape n’apparaît que par et dans la suivante, tout comme une prise de conscience au cours d’une psychanalyse. Lorsqu’il écrit ailleurs « Wo Es war soll Ich werden», il suppose également un avant et un après, mais cet avant ne se révèle que dans cet après. D’une façon plus vaste, on peut dire que le refoulé n’apparaît jamais qu’au moment de son retour. Sa première fois se produit au sein de la seconde fois. Voilà qui est très étrange. La chose ressemble à une remontée du temps et n’est pourtant qu’un instant de sujet, là où un signifiant n’advient que pour un autre.

Lacan a mis en valeur cet après-coup et souligné cette temporalité-là. Il lui a donné la plus grande ampleur avec son article sur le temps logique que nous examinerons plus en détail plus loin. Disons d’ores et déjà que ce temps logique est une dialectique complexifiée, où l’après-coup est dédoublé, ce qui nous suggère qu’il pourrait être encore davantage démultiplié que dans le temps logique présenté par Lacan. Celui-ci a dit que l’inconscient advient dans le futur antérieur, dans l’ordre de ce qu’il y aura eu. On peut aussi évoquer un futur antérieur dédoublé. Dans le futur antérieur, on envisage au présent une vue rétrospective de ce présent depuis le futur – par exemple : cet instant n’aura été que ça. Il y faut donc trois points. On pourrait imaginer que le point du futur en question soit lui-même considéré depuis un futur encore plus lointain. C’est la même chose que l’après-coup d’un après-coup. Tel est le temps logique de Lacan. Ce temps logique implique des scansions, des suspensions de temps, des non-temps qui correspondent à ces scansions. Beaucoup de schémas de Lacan impliquent un tel temps logique. Le graphe est par exemple plein de rétroactions, le schéma de l’aliénation-séparation tout autant.

Lacan a par ailleurs dit que l’inconscient est ce qui se lit dans ce qui se dit. Ce qui pose la question de la temporalité inhérente à la lettre qu’on y lit. Je crois que c’est une stase temporelle, une fantastique combinaison entre un son purement temporel et une image purement spatiale. La lettre spatialise la sonorité temporelle et cela n’est pas simple. Réfléchir au temps de l’inconscient, c’est réfléchir à cette spatialité de l’inconscient, à la topologie du temps. Sandrine Calmettes-Jean a écrit : « Je me demande […] si l’espace n’est pas une dimension du temps. » Je crois que l’espace, avec sa simultanéité, est la trace du temps, avec sa succession. Je vous rappelle que La topologie et le temps était le titre du tout dernier séminaire de Lacan. Peut-être voulait-il décrire l’espace du temps ? Car je crois que le temps de l’inconscient structure et est structuré par une spatialité équivalente à celle qui peut être transposée à partir de la dialectique lacanienne du temps logique. Vous verrez en effet que ce temps logique est homologue à la figure du « huit-intérieur », lequel permet de représenter l’advenue du sujet, et qu’on retrouve comme invariant des figures « unilatères » utilisées par Lacan, en particulier comme bord du « ruban de Möbius ». Nous sommes structurés comme cela et notre temps également.

Et l’on peut faire l’hypothèse que l’éternité de l’inconscient advient comme un troisième temps de ce temps logique. Au cœur d’un temps « finissable » (endlich), il y a un temps « non finissable » (unendlich), pour reprendre les deux termes d’un article de Freud.

Le temps de l’origine comme origine du temps

Freud manipule aussi un autre temps que ce temps-là, un temps qui est un temps originaire. Freud « origine », pourrait-on dire, si l’on emploie le verbe « originer », qui n’existe pas. Il s’agit du temps d’une préhistoire, que ce soit celle de l’infantile, de l’époque glaciaire, du meurtre du père de la horde primitive, du meurtre d’un premier Moïse ou encore celui des choses anciennes décrites dans le Malaise dans la civilisation. Et ce premier temps est en creux, oublié et insaisissable. Comme s’il fallait toujours l’oubli d’un premier temps très ancien, d’un temps zéro, le temps du refoulement primaire (Urverdrängung), pour constituer une suite. Ceci me rappelle une intervention du philosophe François Recanati au cours du séminaire … Ou pire de Lacan12. Recanati y proposait qu’un temps zéro était peut- être nécessaire pour constituer ce qu’on appelle couramment le temps. Il appliquait au temps la logique des fondements conceptuels de l’arithmétique de Gottlob Frege. Celui-ci a soutenu l’idée que le zéro, qu’il définit au moyen d’un concept purement logique, celui de « non- identique à soi-même », était nécessaire à la constitution de la suite des nombres. On pourrait ainsi concevoir le non-temps comme étant nécessaire à la constitution du temps.

Le temps de l’interlocutoire

Passons à un autre aspect du génie créateur de Lacan. Dans son discours de Rome de 1953, paru sous le titre de Fonction et champ de la parole et du langage13, il avance d’autres considérations sur le temps. Il y souligne le fait que toute parole est interlocutoire. Emmanuel Levinas ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit dans Le temps et l’autre : « […] le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais […] il est la relation même du sujet avec autrui.14 »

Ce caractère interlocutoire introduit la dimension d’un temps différent de celui de la diachronie ordinaire de la parole, celle qui se déroule du passé vers le futur selon la concaténation de ses phrases et de ses mots. Ce temps ajoute un mouvement dialogual, un aller-retour, qui est là en permanence et surajoute à toute parole la dimension d’un appel à une réponse supposée. Ce dialogual implicite est le ressort du transfert. Tout est parlé en fonction de cette attente inconsciente d’une réponse. Et Lacan soutient quelque chose d’encore plus original : la parole interlocutoire n’est pas seulement là dans la parole effectivement prononcée, elle est présente en tout. Lacan s’inspire ici d’Heidegger. Car celui- ci a écrit en 1949 : « L’être humain parle ; nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d’une manière ou d’une autre.15 »

Cette affirmation est évidemment juste pour le rêve, pour les symptômes et pour le transfert, mais elle est aussi vraie pour les identifications, qui impliquent aussi un temps logique proprement lacanien, pour le pulsionnel, ce que Lacan va développer, et pour l’histoire du sujet qui en fait sans cesse un récit qu’il renouvelle, et qui est destiné à un autre. Car toute parole attend toujours une réponse. L’analyse réveille ce dialogual caché dans l’ontologie. Et selon cette théorie, l’ontologie n’est là qu’en raison d’un défaut de dialogue.

La dialectique analytique

Ce dialogual apparaît dans la dialectique – Lacan parle de « l’analyse en tant que dialectique ». L’élémentaire de cette dialectique est la scansion destinée à souligner un contenu déjà présent chez l’analysant qui parle. Lacan parle de « ponctuation dialectique ». Interrompre une séance a certes un contenu qui est nul mais souligne le contenu de cette séance, un peu comme si l’analyste avait dit « en effet ». « En effet » renvoie de l’énoncé à l’énonciation ; c’est comme un « tu l’as dit » qui soulignerait le dire de l’analysant. C’est l’interprétation minimale.

La dialectique n’est pas seulement de façon générale un retour du dialogual refoulé, elle est aussi une condition du retour d’un refoulé particulier. Dans son Intervention sur le transfert 16 de 1951, Lacan montre une succession de renversements dialectiques dans la psychanalyse conduite par Freud avec Dora. Ils permettent de mettre en évidence le fait qu’elle participe activement au désordre dont elle se plaint – un père qui la livre aux assiduités de Mr K. afin de pouvoir poursuivre sa relation avec Mme K. Puis, dans un second temps, qu’elle est jalouse en raison de son attachement à Madame K. Et enfin, dans le troisième temps que Freud n’a pas accompli, que cet attachement est très précisément une attraction par l’objet oral qu’est le sein, le sein en tant qu’il cache ce manque qu’est le mystère de la féminité (l’objet a est censé combler le manque – φ). Chaque position subjective dans laquelle Dora est engagée est renversée en un contraire qui était certes déjà présent, mais refoulé et inconscient.

La dialectique, qui est donc une condition du retour de l’inconscient refoulé, n’est pas un travail intellectuel ou une argumentation logique, mais une réfutation au moyen d’une idée opposée, qui est présente mais inconsciente. Dans cette dialectique, une justesse signifiante doit être accompagnée d’une justesse temporelle. Il y faut l’à-propos du « kaïros » du sophiste présocratique Gorgias – la juste parole de la juste manière au juste moment.

Pour Lacan le ratage de la dialectique analytique est ce qui instaure un transfert négatif. Dora quitte Freud parce qu’il rate le troisième renversement dialectique. Le transfert négatif est une stase dialectique liée au fait qu’on méconnaît l’ordre nécessaire pour qu’advienne une certaine succession. Quelqu’un « est » ceci ou cela parce qu’une espèce de gel empêche la poursuite d’une dialectique – c’est ce qui se passe continuellement en psychiatrie. Les étiquettes ne sont que des injures et des effets du ratage d’un dialogue. C’est la dialectique qui « désontologise ».

La dialectique insère le sujet dans son histoire. Elle permet au présent de devenir le juste moment dans une vie. Lacan en a décrit le processus dans deux phrases magnifiques17. La première est très brève et concerne l’advenue d’un présent « kaïronique » par rapport aux éléments du passé : « L’étant marque la convergence des ayant été. »

La seconde réunit passé, présent et futur : « C’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir. »

Ce qui est à venir viendra comme une juste réponse à ce qui aura été vécu. Le passé apparaît comme bien enchaîné et dès lors le futur n’étonne plus. On pourrait dire que la psychanalyse « nécessitarise » les contingences.

Les historisations primaire et secondaire

Lacan va encore plus loin dans son affirmation d’une présence du dialogual chez l’humain. Il soutient que même la réalité historique d’un sujet est déjà dialoguale. Il appelle cela l’ « historisation primaire ». Il écrit : « Les événements s’engendrent dans une historisation primaire, autrement dit l’histoire se fait déjà sur la scène où on la jouera une fois écrite, au for interne comme au for extérieur.18 »

Il y aurait donc comme une écriture qui se ferait à l’avance. Dans Temps et récit19, Paul Ricœur considère que le temps est fondamentalement et toujours lié à la mise en intrigue d’une narration. Cette historisation primaire de Lacan est le dialogual fondamental des faits historiques d’un sujet. Il l’oppose à une « historisation secondaire » encore appelée « historisation actuelle ». Celle-ci est faite de la reprise analytique de l’histoire du sujet dans une parole actuelle qui fait de cette parole « un acte de son histoire ». Cette actualisation actante et secondaire de l’histoire est possible parce qu’elle est depuis le début, dès l’historisation primaire, une affaire interlocutoire qui vise depuis toujours une réponse.

Cette idée provient également du philosophe Martin Heidegger, dont la thèse fondamentale formulée dans L’être et le temps, qui l’a rendu célèbre, est que l’être est temporel. Lacan s’en est inspiré et a conçu le sujet comme fondamentalement temporel. Le troisième sous-titre de Fonction et champ de la parole et du langage est « Le temps du sujet ». Il applique cette idée à la succession des stades pulsionnels. Il écrit à ce propos :

« Ainsi toute fixation à un prétendu stade instinctuel est avant tout un stigmate historique : page de honte qu’on oublie ou qu’on annule, ou page de gloire qui oblige… les stades instinctuels sont déjà quand ils sont vécus, organisés en subjectivité. Et pour dire clair, la subjectivité de l’enfant qui enregistre en victoires et en défaites le geste de l’éducation des sphincters, y jouissant de la sexualité imaginaire de ses orifices cloacaux, faisant agression de ses expulsions excrémentielles, et symboles de ses relâchements, cette subjectivité n’est pas fondamentalement différente de la subjectivité du psychanalyste qui s’essaie à restituer pour les comprendre les formes de l’amour qu’il appelle prégénital. Autrement dit, le stade anal n’est pas moins purement historique quand il est vécu que quand il est repensé, ni moins purement fondé dans l’intersubjectivité.20 »

L’inscription du stade, puis la réponse analytique, sont des historisations respectivement primaire et secondaire. Tous les faits de l’histoire d’un sujet sont interlocutoires et des appels à une réponse. Et ils sont constitutifs du sujet.

On sait par exemple que le passage du stade oral au stade anal est lié à la transformation d’une demande qui répond à l’Autre en une réponse à la demande de l’Autre. Au stade oral, la mère répond à la demande supposée de l’enfant. Au stade anal, le cadeau symbolisé comme fécal répond à la demande de la mère.

L’être-pour-la-mort

Cette temporalité si singulière et courbée par le dialogual se rattache à une autre donnée fournie par Heidegger, à savoir ce qu’il appelle « l’être-pour-la mort ». Le philosophe a écrit :

« L’être de l’être-là trouve son sens dans la temporalité. Celle-ci est aussi la condition de possibilité de l’historicité comme mode d’être temporel de l’être-là lui-même. […] Par historicité on entend la constitution de l’être-là comme accomplissement […].21 »

Et cette historicité heideggerienne implique « l’être-pour-la mort ». Lacan se réfère à cette notion à propos de la pulsion de mort.

« L’instinct de mort exprime essentiellement la limite de la fonction historique du sujet. Cette limite est la mort, non pas comme échéance éventuelle de la vie de l’individu, ni comme certitude empirique du sujet, mais selon la formule qu’en donne Heidegger, comme « possibilité absolument propre, inconditionnelle, indépassable, certaine et comme telle indéterminée du sujet », entendons-le du sujet défini par son historicité. En effet cette limite est à chaque instant présente en ce que cette histoire a d’achevé. Elle représente le passé sous sa forme réelle, c’est-à-dire non pas le passé physique dont l’existence est abolie, ni le passé épique tel qu’il s’est parfait dans l’œuvre de mémoire, ni le passé historique où l’homme trouve le garant de son avenir, mais le passé qui se manifeste renversé dans la répétition.22 »

Il y aurait donc un certain achèvement dans la répétition, et cet achèvement impliquerait l’être-pour-la mort. Comment comprendre cela ? Il ne s’agit pas d’un achèvement à venir, mais d’un achèvement qui est déjà là puisqu’il est présent à chaque instant. N’est-ce pas cet achèvement qui pérennise parce qu’il n’y a plus rien à ajouter ? Ça a eu lieu et ça aura toujours eu lieu parce qu’il n’y a plus rien à ajouter ni à enlever. Ici aussi il nous faut employer le futur antérieur, puisque l’on considère les choses de maintenant depuis l’éternité de la mort. L’être-pour-la mort se distribue à tout ce que le sujet dit, pense ou vit.

Lorsque dans son texte sur la Fugitivité23 (Vergänglichkeit) Freud dit à Rainer Maria Rilke que la vie a d’autant plus de valeur qu’elle est fugace, au contraire de ce que pense son interlocuteur, il est dans la même logique. Freud pense que « la valeur de l’éphémère est au regard du temps une valeur de rareté ». Et il écrit que ceux qui pensent comme Rilke que la vie ne vaut pas grand-chose « ne font que se trouver en deuil de la perte (in der Trauer über den Verlust) ». L’un, Rilke, investit la vie comme imaginaire, l’autre, Freud, l’investit comme symbolique. Je dirais que face à la perte de la vie, Freud vit cela comme le manque symbolique d’un objet imaginaire, c’est-à-dire comme une castration, tandis que Rilke la vit comme un manque imaginaire d’un objet réel, c’est-à-dire comme une frustration. D’une certaine façon, l’être-pour-la mort éternise la vie. C’est tel que c’est, à jamais. Par son idée d’achèvement, Lacan désigne le symbolique né de la pulsion de mort.

Le temps logique de Lacan

Pour clore mon excursion, venons-en à l’âme topologique du temps, qui est un vide, à savoir ce non-temps qu’est la scansion, la « scansion suspensive » comme le dit Lacan – Vous remarquerez après Recanati que le non-temps de la scansion est structurellement homologue à la non-identité à soi de Frege, laquelle constitue le concept sous-jacent au zéro. Ce non-temps est essentiel dans toute dialectique. Mais c’est dans la dialectique du temps logique de l’article des Écrits intitulé « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée24 » que nous pouvons l’analyser au mieux. Dans ce sophisme – puisqu’il arrive à Lacan de le désigner ainsi –, on trouve même une addition de ces étranges césures, ou plutôt un éclairage rétroactif de l’une par l’autre, ce qui est structurellement homologue à la succession des nombres selon Frege, pour lequel la non-identité à soi est reliée à une autre non-identité à soi. Un certain mouvement de quelques sujets est décrit dans ce temps logique comme une hâte deux fois interrompue et rattrapée par une précipitation conclusive. Tout comme dans l’inversion d’un passé qui se renverse en une répétition, un double ralentissement y devient l’accélération d’une précipitation. Il y a à chaque fois l’inversion d’un tempo.

Dans son article sur le temps logique, Lacan présente une énigme logique. Un directeur de prison convoque trois prisonniers et promet la liberté à celui d’entre eux qui réussira l’épreuve suivante : on accroche au dos de chacun des trois un disque choisi parmi cinq, trois blancs et deux noirs. Ils ne doivent pas parler et ne disposent d’aucun miroir pour connaître la couleur de leur disque. La liberté sera offerte à celui qui sera capable de dire quelle est la couleur de son propre disque, à la condition qu’il fonde sa conclusion de façon logique. Et de fait, on accroche à chacun des trois un disque blanc.

Lacan en propose une solution parfaite que je vous rapporte :

« Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble quelques pas qui les mènent de front à franchir la porte. Séparément, chacun fournit une réponse semblable qui s’exprime ainsi : « Je suis blanc, et voici comment je le sais. Étant donné que mes compagnons étaient des blancs, j’ai pensé que si j’étais un noir, chacun d’eux eût pu en inférer ceci : « Si j’étais un noir moi aussi, l’autre, y devant reconnaître immédiatement qu’il est un blanc, serait sorti aussitôt, donc je ne suis pas un noir ». Et tous deux seraient sortis ensemble, convaincus d’être des blancs. S’ils n’en faisaient rien, c’est que j’étais un blanc comme eux. Sur quoi, j’ai pris la porte, pour faire connaître ma conclusion ». »

Chacun des trois doit donc penser ce que pense chacun des deux autres de la pensée de celui qui serait un troisième. Ce n’est pas si facile à imaginer. Lacan dit que ça ne marche que si on y intègre deux scansions suspensives, deux hésitations. Celle liée au fait qu’il n’y a pas l’immédiateté de celui, le supposé troisième, qui verrait deux blancs. Et ensuite l’inertie de chacun des deux autres. « S’il reste à méditer, c’est que je suis un blanc » écrit Lacan. Cette inertie est l’effet d’une réciprocité dans l’absence de savoir immédiat. C’est la compréhension d’un insu. Le troisième dans l’ordre de la pensée ne sort pas immédiatement après un instant pour voir, les deux autres ne sortent pas rapidement après un temps pour comprendre et le sujet arrive dès lors au moment de conclure.

Vous allez penser que tout ceci n’est qu’inutilement compliqué. C’est pourtant, je le crois du moins, la clé de beaucoup de schémas lacaniens, et même de la topologie. Ce qui est le plus évident est l’analogie entre le temps logique de Lacan et son « schéma L25 » On y trouve aux quatre angles d’un rectangle le sujet S, le moi et l’autre semblable, a et a’, et enfin l’Autre A, d’où la parole prend son origine. Diverses flèches les relient. Ça ne va pas directement de A vers S, il faut, pour que le sujet advienne, passer par le chemin de la réciprocité imaginaire aa’. La chose est équivalente à la non-immédiateté du schéma logique. Mais le chemin imaginaire de la réciprocité est lui aussi insuffisant, ce qui ressemble aussi à une phase du temps logique.

(Es) S ’utre

a

(moi) a

utre

Le schéma L de Lacan

A

On peut reporter tout cela sur la boucle du « huit-intérieur ». Imaginons un « huit- intérieur » ayant la petite boucle en haut, et imaginons alors un départ à droite, quelque part sur la grande boucle. Nous sommes alors sur un chemin qui va vers le bas et dans la zone A de l’Autre du « schéma L », et au niveau de l’immédiateté dans le temps logique. Si nous continuons à descendre pour ensuite remonter, nous allons rencontrer la première superposition de la courbe : c’est le point a du « schéma L », c’est-à-dire le point du moi, qui n’est efficient qu’au moment de la rétroaction de la seconde superposition au niveau de a’, le point de l’autre semblable. C’est au niveau de la petite boucle le temps de la réciprocité, c’est l’axe imaginaire du « schéma L ». Nous retrouvons ensuite la ligne de départ, mais elle est maintenant constitutive du sujet. Tout y est à la fois ancien et nouveau. « Singe » y est en même temps le singe et « sein-je », la sonorité « vèr » y est le lien entre ses diverses

orthographes26. Ce sujet est maintenant défini par des traits unaires. C’est sur le « schéma L » l’arrivée à destination de la flèche symbolique interrompue par l’axe imaginaire. Il y a eu deux scansions : ce sont les deux superpositions. Au niveau du temps logique, nous sommes ensuite dans la précipitation conclusive.

Le schéma L reporté sur le huit-intérieur

Le ruban de Möbius

Cette forme en « huit-intérieur » du temps logique permet de le rattacher à la topologie, puisque le « huit-intérieur » est inhérent à toutes les figures de la topologie des surfaces unilatères. Il est par exemple la forme que prend le bord du « ruban de Möbius ». Cette homologie du temps et de l’espace nous permet de penser à une forme du temps, tout comme certains astrophysiciens évoquent des formes de l’espace27.

À quoi peut nous servir l’impraticable et irréalisable expérience de pensée de ce temps logique ? Il me semble que le temps logique fonctionne lorsqu’on le déploie dans le temps ordinaire au lieu de le cantonner dans le temps abstrait des hypothèses-gigogne des prisonniers du sophisme de Lacan. Il me semble qu’il peut concerner un petit moment dans une séance, une période de l’analyse, toute une cure, ou la totalité d’un destin.

Considérons le début d’une cure. Très souvent l’analysant place l’analyste dans la position de celui qui sait immédiatement la cause de sa souffrance. Il s’offre au regard dans l’espoir d’un effet direct du savoir de l’analyste. Il faut une suspension de cette phase. À un moment donné, l’analysant doit s’attribuer à lui-même la cause de sa souffrance. C’est son moi qui prend cela en charge. C’est alors que le passage à l’analyse est possible. Puis une deuxième scansion va survenir au moment de l’énoncé par l’analyste de la règle fondamentale. Ce n’est alors plus le moi de l’analysant qui est en cause, mais sa parole. On lui demande de se soumettre aux dés des idées lancées par sa parole librement associée.

On retrouve également les trois phases du temps logique déployées le long de la vie de Freud, et plus précisément dans l’évolution de sa conception du travail de l’analyste. Dans son premier séminaire sur Les écrits techniques de Freud, Lacan a distingué trois périodes :

  • la « période germinale », qui va en gros jusqu’en 1910 ;
  • la « période intermédiaire » qui se termine vers 1920 ;
  • et enfin la « période métapsychologique » ou « structurale »28.

Au départ l’analyse consistait à deviner la pensée inconsciente qui était cachée à l’analysant et à la lui communiquer. L’interprétation nécessitait ainsi une sorte de divination. L’analyste était le sujet au savoir immédiat, tout comme celui qui voit deux noirs.

Les conseils de Freud de la seconde période sont comme une scansion suspensive dans l’action analytique. Il parle de multiples façons de la nécessité d’une réserve. Dans cette deuxième phase il y a un temps de réciprocité. Freud demande à l’analysant de confirmer ses interprétations. L’Homme-aux-loups fut ainsi sollicité pour souscrire à la réalité de la scène primitive.

Et c’est l’hypothèse d’une contrainte de répétition qu’il convient de mettre en acte qui a inauguré la troisième période. Freud y fait appel à une machine symbolique qui fonctionne au-delà du vivant.

Ces trois temps sont aussi les trois temps qui constituent successivement les registres de la parole que sont le réel, l’imaginaire et le symbolique. Ces registres ne sont pas d’emblée indépendants. Un psychanalyste de Marseille, Jean-Noël Trouvé, m’a soumis un magnifique travail sur l’évolution de ces trois registres chez le petit enfant, selon lequel ils seraient communs au départ et placés comme sur un classique nœud de trèfle. Certaines coupures et recollages appelés épissures transformeraient peu à peu ce nœud de trèfle en nœud borroméen. On peut penser que ces coupures-épissures sont des équivalents des scansions suspensives.

Le nœud de trèfle

Le nœud borroméen

On peut comprendre ainsi que l’éternité de l’inconscient qu’on peut attribuer au registre symbolique est l’œuvre du devenir sujet que le temps logique ne fait que résumer. Et l’imaginaire tout autant. Et le réel serait le départ de ce devenir sujet. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le titre que j’ai donné à mon exposé. L’inconscient est un éternel, à savoir le symbolique, né d’un temporel très particulier, le temporel du temps logique. Et la dialectique du dialogual, qui est le temps de la réciprocité, en procède également – c’est le second temps.

On retrouve ainsi les trois temps de mon exposé : l’inconscient éternel qui ne connaît pas le temps, puis la dialectique, et enfin le temps logique qui les englobe. L’advenue de ces trois temps constitue le devenir-sujet. Ce que Sandrine Calmettes-Jean a également soutenu en écrivant :

« Le refoulement introduit une scission temporelle du sujet, une dissolution de sa présence à lui-même, une éclipse du sujet. La temporalité subjective naît de la division du sujet, comme si elle venait recouvrir la coupure constitutive du sujet. »

Et elle a ajouté : « Le temps est précisément l’impossibilité de l’identité à soi-même », ce qui est une des définitions du sujet par Lacan, et un renvoi à la reprise de Gottlob Frege par François Recanati.

1 R. Westfall, Newton, Paris, Flammarion, 1994. Voir aussi L. Carpentier, « Newton », dans Les Cahiers de Science et Vie, Newton, N° 13, février 1993.

2 B. Hoffmann, Albert Einstein créateur et rebelle, Paris, Seuil, coll. « Points Science » n° S 19, 1975, p. 20 et

p. 40.

3 J.-P. Luminet, « Matière, espace, temps », dans Le temps et sa flèche, Paris, Flammarion, coll. « Champs » n°339, 1996, pp. 59-80.

4 M. Heidegger (1927), Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1993.

5 A. Comte-Sponville, « L’être-temps. Quelques réflexions sur le temps de la conscience », dans Le temps et sa flèche, op. cit., pp. 239-281.

6 S. Freud (1915), « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, Folio essais n°30, 1968, pp. 95- 96.

7 S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1967, p. 527.

8 Ibid. p. 491.

9 Ibid. p. 437

10 S. Calmettes-Jean, Temporalité, narrativité et division subjective, accessible par internet : http://www.ecolpsy-co.com/Htmpub/Conferences0902%20Calmette-Jean_P.html

11 S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 456.

12 J. Lacan, Le Séminaire Livre XIX (1971-1972), …Ou pire, Paris, Seuil, 2011, avant-dernière conférence. On trouvera le passage concerné dans la réécriture de cette intervention, « Intervention au séminaire du docteur Lacan », Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, pp. 60-61.

13 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 237-322.

14 E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, Puf, coll. Quadrige n° 43, 2001, p.17.

15 M. Heidegger, « La parole », dans Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1981.

16 J. Lacan, « Intervention sur le transfert », dans Écrits, op. cit. pp. 215-226.

17 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage… », dans Écrits, op. cit.

18 J. Lacan, « Fonction et champ… », dans Écrits, op. cit. p. 261.

19 P. Ricœur, Temps et récit, 3 vol., Paris, Seuil, 1983.

20 Ibid. p. 262.

21 M. Heidegger, L’être et le temps, G. A. Bornheim, Hatier, 1976, p. 19.

22 J. Lacan, « Fonction et champ… », op. cit. p. 318.

23 S. Freud (1915), « Fugitivité », Revue française de psychanalyse, vol.20, n°3, Paris, 1956, pp. 307-310. Également traduit par « Éphémère destinée », Résultats, idées, problèmes, vol.I, Paris, Puf, 1984, pp. 233-236.

24 J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, op. cit., pp. 197-213.

26 Ces deux exemples sont tirés d’un livre. Voir J.-M. Jadin, Côté divan, côté fauteuil, Paris, Albin Michel, 2003.

27 J.-P. Luminet (2001), L’univers chiffonné, Paris, Gallimard, 2005.

28 J. Lacan, Le séminaire Livre I (1953-1954), Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 14.

Lecture de « Robinson » de Laurent Demoulin

Robinson, Laurent Demoulin, Gallimard, Collection blanche, 2016.

Le livre que Laurent Demoulin a consacré à son fils autiste, un oui-autiste comme il l’appelle, est celui d’« un enragé de l’écriture ». Pour paraphraser « l’enragé du langage » avec lequel Maurice Nadeau qualifiait Roland Barthes au moment où il lui ouvrait les pages de Combat.

C’est aussi un livre d’une soufflante pertinence clinique. Au-delà des parcours obligés auxquels il contraint incessamment son père, Robinson ne peut tolérer d’être lâché d’un pouce, sans quoi c’est la suite ininterrompue de déconvenues que Laurent Demoulin décline avec pudeur, même s’il n’en laisse aucune dans l’ombre.

De la merde qu’il risque d’étaler partout à la moindre inattention paternelle à l’absence totale de mots qui font cette relation si particulière entre un oui-autiste et un non- autiste, de la tristesse profonde qui l’accable à la rigolade qui parfois le secoue comme pour rappeler avec son rire qu’il est bien de l’espèce humaine, nous pérégrinons avec le narrateur du supermarché à la soirée-barbecue, de la promenade en ville à celle dans la galerie commerçante, en quête de ce qui donne sa couleur inédite à cet in-fans, au sens propre du mot, à ce non-parlant même s’il n’est pas sans langage.

La pertinence clinique de ce véritable travail d’écriture auquel s’est tenu Laurent Demoulin tient précisément dans ce qu’il nous fait partager ce à quoi Robinson n’accède pas, à savoir ce qu’implique ce que l’auteur appelle la quatrième dimension – celle du langage – dans laquelle il est si douloureux d’entrer – car on y rencontre le mot « mort » et le mot « jamais » – et dont il est impossible de sortir.

Tout dans la description particulièrement fine de cette covivance entre père et fils, tout vient nous rappeler que n’a pas pu prendre place entre eux ce lien via le langage articulé qui définit notre espèce.

Seuls sont présents la rencontre brute mais non sans tendresse, le corps à corps incessant et en même temps aimant, la violence de l’irruption qui parfois atteint la jubilation, le choc quelquefois joyeux de leurs altérités, la menace permanente que constituerait toute mise à distance aussi bien que la douleur de leur présence réciproque. Les contraires sont là, complètement enchevêtrés.

Car contrairement au sens courant du terme, qui veut que l’autisme désigne une forme de coupure d’avec le monde, de total repli sur soi, je tiens pour vrai, écrit l’auteur de Robinson, qu’il s’agit d’une forme de contamination du sujet par le monde extérieur, contamination désordonnée, éclatée, absurde, non signifiante, prolifération folle d’altérité insaisissable. Qu’est-ce qui nous tient à distance de l’autre, sinon le langage ? Sans langage, l’autre est partout, en nous, autour de nous, à travers nous. Le repli autistique est une réalité seconde : il est protection face à cette invasion infinie.

Pas d’espace tiers, Dieu sait pourquoi ! Atteinte de la neurophysiologie à cet âge précoce où précisément l’enfant en principe intègre la possibilité de la parole ? Position subjective de refus radical de la part de ce oui-autiste qui, ce faisant, n’a plus d’autre voix que celle de son silence ? Présence d’un premier Autre qui n’a laissé aucune chance à un autre autre d’exister aux yeux de Robinson ? Impuissance d’un second Autre à s’immiscer dans la dyade première et à y inscrire un espace pour ce qu’exige la capture de l’être parlant ? La question restera sans réponse et c’est toute la force et la beauté du Robinson-livre que de s’en tenir au travail rigoureux du père-écrivain de ne faire que de tenter d’en soutenir l’écriture.

Pourtant, c’est bien le « radical » Père qui est ainsi montré et démontré comme absent, voire même aboli. Aucune place pour autre chose que de l’attache viscérale, pas seulement dans les idées, mais dans la chose elle-même : une ceinture de paternité, va jusqu’à écrire l’auteur sans en dire davantage.

Et il est bien vrai que le père, celui du « principe paternel », du « principe langagier » n’arrive pas à trouver existence dans la manière d’être du oui-autiste. Au point que l’auteur se demande : Suis-je le père de Robinson ou une seconde mère ?

Question plus que pertinente car elle dit bien ce à quoi l’auteur est confronté : quelle place est-il possible de donner aux mots dans ce monde du seul faire et des seules choses ? Quelle nomination peut avoir lieu dans l’espace abyssal que creuse le lien du père à son fils et du fils à son père ? La réponse est affreusement simple et ruine d’un seul coup toute réalité paternelle : aucune !

Et pourtant, ce dont témoigne l’auteur, c’est qu’il veut être le père de ce fils. C’est à ses trois enfants – Camille, Hadrien et Robinson – qu’il dédicace son livre. Et le plus stupéfiant, c’est que faute d’y arriver dans le réel de leur relation, c’est par et dans l’écriture qu’il y parvient.

Manière de prendre acte que la littérature a des pouvoirs que le pouvoir n’a pas.

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