Les différents temps de la cure analytique

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Les temps de l’inconscient » qui a eu lieu le 27 janvier 2017.

Schéma Les temps de l’inconscient

Introduction

Le temps de l’inconscient et les temps de la psychanalyse sont des questions extrêmement difficiles. J’ai repris l’ensemble de mes notes et j’ai retrouvé un schéma sur lequel j’avais, à l’époque, essayé de figurer les différents temps que Lacan proposait sous forme de triptyque : l’instant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure.

Le temps du regard a à voir, non pas seulement avec le temps de la fin des préliminaires, mais avec la question de la séduction.

Le temps pour comprendre, c’est le temps de l’analyse du transfert, c’est la mise en place des différentes formes de transfert.

Le moment de conclure est un moment qui pose la question de scansions un peu définitives, des terminaisons d’analyse, des fins d’analyse, c’est-à-dire les effets d’après-coup mais d’après- coup par rapport à l’analyse elle-même.

J’ai figuré sur ce schéma1 un huit intérieur pour dire que nous sommes dans une structure qui, en fin d’analyse, est pratiquement « mœbienne », c’est-à-dire quelque chose qui ouvre à une nouvelle topologie par rapport à l’inconscient mais aussi par rapport au monde.

Je m’appuie sur ce schéma pour mettre en place des repères du temps de l’inconscient mais aussi du temps de la cure et vous donne maintenant la substance dont on aimait beaucoup parler à cette période, en particulier à l’École freudienne mais aussi à l’Internationale de Psychanalyse, qui concernait ces questions : comment une cure se déroule-t-elle ? Quels sont les différents temps de la cure elle-même ? À cette époque, Moustapha Safouan, dans son écrit Études sur l’Œdipe2, essayait de travailler – non pas seulement sur les temps de la cure à la manière post- freudienne ou sur les différences entre analyse thérapeutique et analyse didactique – mais aussi sur les outils des théorisations de Lacan pour essayer de penser ces différents temps.

Retour à l’argument

L’argument qui ouvre cette formation introduit aussi très bien cette question des temps de l’inconscient :

Questions de temps : à l’heure du streaming et de « l’achat-en-un-clic », la « guérison-en-un-clic » est souvent demandée par ceux qui consultent le « psy ». À l’opposé, si le temps ne s’appréhende que par les mots pour le nommer, le sujet mélancolique nous rappelle que lorsqu’il n’y a plus de sens à rien, le temps suspend son vol – et reste figé.

Hors-temps, à deux temps, à trois temps, l’inconscient danse bien des valses :

  • atemporalité de l’inconscient : l’infantile agit tout au long de la vie, et resurgit avec sa fraîcheur juvénile jusque chez le sujet âgé ;
  • effets d’après-coup : en deux temps, où le deuxième ne tient sa portée que de l’écho qu’il donne au premier ;
  • temps logiques : l’instant de conclure ne saurait jamais être que le troisième ;
  • temps de la cure : entretiens préliminaires, début d’analyse, cure, tranches, fin(s) d’analyse. Scandée par ces moments particuliers, la cure se déroule selon une temporalité qui lui est propre, et qu’il importe de respecter ;
  • et autres ?

Quels effets de ces temporalités dans la clinique et la pratique (deux versants de la même praxis) ? Quel rapport au temps de chacun selon ses mécanismes psychiques prédominants ? Que serait une clinique de la temporalité ?

Thèmes :

  • Comment comprendre « le temps, c’est le transfert » ?
  • L’inconscient est-il a-temporel ?
  • Les temps de la cure
  • La scansion et l’interprétation

Dans cet argument, il y a la question du temps mélancolique, il y a la question de l’atemporalité de l’inconscient, il y a la question de l’effet d’après-coup qui montre qu’il y a une circulation d’avant, pendant mais aussi après. Jean-Marie Jadin me disait que la question du rapport au regard, au moment où on est au moment de conclure, va modifier la manière du regard. Viennent les temps de la cure que je vais développer et les modifications du rapport au temps dans la cure elle-même. Lacan disait : « Le transfert, c’est le temps. » On pourrait dire que le temps, c’est le temps de la cure. Derrière la question du rapport au temps se cache ce rapport au monde qui se modifie. L’effet de transfert est un état anesthésique, même si le transfert peut être hautement haineux, c’est un temps suspendu et si on n’atteint pas un moment de conclure, on risque de rester suspendu à une chronicisation analytique grave, même si on en est toujours aux préliminaires.

Le rapport à la passion par rapport à la question du temps – où, en particulier, l’autre ne peut pas être absent, où c’est un insupportable de l’absence de l’autre – est une forme de temps assez particulier : une minute sans l’autre et le monde s’effondre. Toutes les manœuvres en psychopathologie ou en psychiatrie de l’érotomanie sont très intéressantes, elles indiquent l’absolue nécessité de la présence réelle de l’autre. Ce rapport érotomaniaque est présent dans certains moments de la cure.

Les rapports temporels

Dans la cure de « l’homme aux loups3 », Freud recherche aussi ce rapport temporel, je le cite :

« Des scènes appartenant à la première enfance telles que nous les livre une analyse à fond des névroses, par exemple dans le cas présent, ne seraient pas la reproduction d’événements réels auxquels on aurait le droit d’attribuer de l’influence sur le cours de la vie ultérieure du patient et sur la formation des symptômes mais les produits de son imagination nés d’incitations datant du temps de sa maturité [c’est à partir du temps de la maturité que va se reconstituer le temps infantile] destinés à servir en quelque sorte de représentations symboliques au désir et aux intérêts réels du patient et qui doivent leur origine [vous entendez les différents temps] à une tendance régressive à la tendance à se détourner des problèmes du présent. »

Le présent nous fait traverser quelque chose du temps de la maturité pour faire allusion à la première enfance pour, de fait, fermer l’accès à la réalité elle-même. C’est à ce moment que Freud met en place, en 1923, dans l’après-coup des Cinq psychanalyses, un autre temps, le temps chronologique des événements qui est un après-coup de ce qu’il a entendu dans la cure, je le cite :

« 1 an et demi : Malaria.

[…]

1 an et demi : Souvenir-écran du départ de ses parents avec sa sœur. […] […]

Juste avant 3 ans : Plaintes de sa mère au médecin.

1 an et 3 mois : Commencement de la séduction de la part de sa sœur […].

2 ans et demi : La gouvernante anglaise. […]

3 ans : Rêve des loups. […]

4 et demi : Influence de l’histoire de l’histoire sainte. […] Hallucination de la perte d’un doigt.

5 ans : Départ de la première propriété.

Après 6 ans : Visite à son père malade.

De 8 à 10 ans : Derniers sursauts de la névrose obsessionnelle4. »

Pour Freud, le but de l’analyse est la levée de l’amnésie infantile. Par associations libres, le patient part du présent – soi-disant maturité – et arrive à « repenser » le passé, passé qui renvoie à l’infantile. C’est en « repassant » par l’infantile que le patient aborde les problèmes du présent, c’est-à-dire la question de ses symptômes. Mais, c’est l’analyste lui-même qui, au cours de son écoute ou dans l’après-coup de son écoute, peut essayer de reconstituer une chronologie mais c’est une reconstitution, ce n’est pas la réalité vraie. La question des différents temps chez Freud est très importante, il ne se prive pas d’interroger le patient, un peu trop, car il cherche à constituer sa propre théorie. Interroger le patient n’est cependant pas à confondre avec la projection de ses problèmes, ni avec une interprétation. Jean-Pierre Bauer5 avait cette idée de souligner, à un certain moment, dans le brouhaha associatif, un point qui a été dit, soulignement qui n’a pas fonction d’interprétation mais fonction de scansion.

En lien avec la relation analysant-analyste, dans la situation analytique, une question à l’époque se posait : comment l’histoire temporelle se pose-t-elle dans des racines plus anciennes, dans le Talmud, plus particulièrement dans le Zohar ? Il est intéressant de noter que l’on n’ouvre pas la Kabbale avant l’âge de 40 ans ; dit autrement, il faut déjà avoir un certain niveau d’interprétation pour y accéder. Cette question renvoie à la relation maître-élève, à la question du but du travail avec l’élève, à savoir : quelle est la fonction de l’étude ? C’est d’apprendre à l’autre à se passer du maître. Tous les temps d’étude sont là pour apprendre suffisamment à l’élève à se passer du maître qui vous a enseigné ; dit autrement, on va du côté du moment de conclure qui fait référence à cette métaphore entre celui qui tête et le rapport au désir d’allaiter. Dès lors comment arrive-t-on à rompre cette relation ? Cette question renvoie au « laisser place », laisser la place à l’autre. À quel moment peut-on laisser place à l’autre ? C’est aussi la question du rapport à l’enfant, la question du rapport à l’adolescent.

Les différents temps du temps logique

Je voudrais maintenant aborder le texte de 1945, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée6, qui concerne le temps de la cure (pas le temps des préliminaires) et j’insisterai sur le temps du regard qui renvoie à la question du rapport à la séduction. Pour cela, je vais me référer au livre, toujours d’actualité, de Jean Baudrillard7, De la séduction qui a pour sous-titre L’horizon sacré des apparences. Dans ce texte, l’auteur touche à quelque chose de la séduction par rapport au temps ou ce non-rapport au temps, dans le moment du regard où il met bien en évidence la question du seducere. Jean Baudrillard écrit que dans la question de la séduction, il n’y a pas d’historicité, il y a quelque chose de déshistoricisant, quelque chose qui renvoie à un temps qui a déjà eu lieu. Il y a quelque chose de l’ordre d’une suspension des objets, je le cite : « Le seul relief est celui de l’anachronie, figure involutive du temps et de l’espace. On sait que ces objets se rapprochent du trou noir d’où vient la réalité, le monde réel, le temps ordinaire8. »

Cette définition est intéressante pour parler du temps de la séduction, de seducere9. Tout est en suspens. Le seul relief est celui de l’anachronie, il y a quelque chose d’anachronique dans le rapport à l’autre, les objets sont en trompe-l’œil. Jean Baudrillard conclut par une idée qu’on retrouve chez Lacan mais aussi dans la Kabbale : le problème n’est pas de croire en Dieu, c’est de savoir si vous dites que Dieu existe – ce qui n’est pas pareil. Dans la question de la séduction, il n’y a pas seulement le volet du rapport au maître ou à l’analyste, il y a le volet du rapport au leader, je le cite : « Ainsi le pape ou le grand inquisiteur ou les grands jésuites ou théologiens [j’ajouterai les grands talmudistes] savaient que Dieu n’existait pas, c’était là leur secret et leur force10. »

Autrement dit, l’effet de croyance est pour les autres, ce n’est pas mettre le leader dans n’importe quelle position commune avec ceux auxquels c’est adressé.

Pour ce qui concerne la question de la séduction, le premier temps dans la cure – le transfert n’est pas encore véritablement posé, c’est le moment où l’interprétation n’est pas possible – l’opération que Lacan met en place à cet endroit-là, au niveau de ce moment du regard, c’est la question du retournement dialectique, c’est la bascule des évidences. Dans ce premier temps, si, du côté de l’analyste, vous ratez ces retournements ou ces défétichisations d’un certain sens, les choses sont mal parties. Cette mise en place a une fonction, celle de permettre ensuite le déroulement, dit en termes freudiens, de l’analyse du transfert, dit en termes lacaniens, du déroulement du sujet-supposé-savoir.

Les différents temps de la cure : lecture des Études sur l’Œdipe de M. Safouan

Je vais présenter maintenant une sorte de condensé des différents temps de la cure (pas des entretiens préliminaires), point de départ pour des travaux de recherche ultérieurs, différents temps, j’insiste, selon Lacan, selon le mythe lacanien.

Le premier temps

Il s’agit d’un temps qui touche à la limite symptomatique. Les personnes viennent avec leurs signes cliniques, surtout leurs inhibitions, dit Freud. Quels que soient les symptômes, les troubles, quand les choses commencent transférentiellement à être mises en place, apparaissent souvent des angoisses. Moustapha Safouan parle à ce moment de fatigue et d’épuisement. Le premier temps, quand les patients ont « lâché » quelque chose de leur demande première, quand va se poser la question de la Durcharbeitung, se crée un état de fatigue et d’épuisement surtout, dit M. Safouan, pour les patients obsessionnels pris dans la neurasthénisation transférentielle. Ce premier temps a aussi des effets sur les affects.

Dans ce premier temps, quel est le travail de l’analyste ? Ce travail consiste à renverser toutes les certitudes du sujet, c’est la levée des évidences. À quoi correspond ce moment clé ? Je cite : « Le sujet se trouve à l’extrême limite de ce qu’il peut soutenir de son interrogation sur le désir de l’Autre11. » Le sujet est confronté au désir de l’Autre, voire à la demande de l’Autre. Du point de vue subjectif, au niveau du discours lui-même, ce temps est un temps très difficile, c’est la fameuse question du Che voi ? Quelle en est la trace ? La confrontation au désir de l’Autre ne se passe pas au niveau conscient ou préconscient, il faut l’entendre dans les formations de l’inconscient, particulièrement au niveau des rêves. Les rêves renseignent sur la manière dont l’inconscient se met en « exercice ». À cette étape, les rêves, dit Freud, sont souvent très utiles, ce sont des « rêves-programmes » qui peuvent être repris à certains moments de la cure. À ce moment-là, Moustapha Safouan12 donne un conseil technique, je le cite : « Nous n’hésitons pas à demander des associations qui paraissent nécessaires pour en pénétrer le sens. »

Avec Jean-Pierre Bauer, il était question de souligner, de mettre en exergue les scansions, ici il s’agit d’induire des associations à partir de points qui apparaissent opaques. Cependant, il ne s’agit pas de demander à l’analysant de faire une interprétation, il s’agit de « tirer » les associations de telle manière que la place de l’interprétation soit possible sinon le risque encouru, lors de ce premier temps, c’est le risque de traduction, de clefs des songes, c’est le risque de commencer à induire, en sachant que celui qui doit interpréter, c’est l’analysant.

Le deuxième temps

Ce temps correspond à « laisser entendre dans le discours de l’Autre, une référence à un troisième terme13. » Pour Freud, c’est la dritte Person. Nous dirions aujourd’hui la fonction signifiante, c’est-à-dire un même terme peut voiler la question d’un signifiant qui, lui-même, peut être pris dans différents sens. Par exemple : mon mari est un grand pervers, vous entendez : un

« Perver » alors qu’il s’appelle Perrier. C’est la manière dont va déjà s’introduire – pas par effet interprétatif, mais du fait du désir de l’analyste – la question de la logique signifiante, en sachant que dans ces temps qui sont mis en place, c’est la place de l’analyste nouée à l’analysant et à son devenir qui fait l’analyse. On voit bien qu’il s’agit tout le temps de l’écart entre le contenu manifeste et le contenu latent qui, du côté de l’analyste, fait moteur de ces différents temps. Quelque chose apparaît là des effets du Nom-du-Père et de la question de l’impair14. La question du manque est touchée à partir du moment où vous dites qu’il n’y a pas de traduction que, au niveau du discours, un même mot peut prendre différents sens, il y a quelque chose de l’ordre du perdu/du père dû. C’est un tiers dans l’écoute des discours de l’Autre – ce n’est pas un tiers réel – c’est dans le discours ce qu’on peut appeler la recherche d’emblée des pensées latentes, c’est l’abord véritable de la dimension symbolique en exercice. Se posent alors toutes les questions du sujet-supposé-savoir qui sont différenciées par rapport à Freud. Pour Freud, l’abord du transfert, c’est la question de l’amour de transfert ; pour Lacan, c’est cette instance symbolique du sujet- supposé-savoir qui est en place de tiers. Ce qui ne veut pas dire qu’une des formes prévaut, ce sont deux approches différentes.

M. Safouan, dans Les Études sur l’Œdipe, donne un exemple : c’est un garçon de 16 ans qui vit seul avec sa mère, son père l’ayant abandonné dès son plus jeune âge. Il fait un dessin où figure une sorte de chaos originel avec des objets hétéroclites qui, au fur et à mesure de la description par des rêves ou des dessins, par cet effet symbolique, sont répartis en couple d’opposition, par exemple, objets chauds/objets froids, objets animés/objets inanimés. Puis apparaît dans le dessin un jeu de lettres N, Y, P et des chiffres 7, 9, 11. Les associations mènent au fait que N fait penser à la nature, P à l’histoire de papa, mais ce qui est intéressant sur le plan symbolique, c’est le fait que 7, 9, 11 qui vont être ordonnés sont des chiffres impairs. La manière de signifier quelque chose de l’impair fonctionnait par ce déroulement des chiffres impairs au niveau de l’inconscient. Il s’agit alors d’entériner le sens qui, à cet endroit-là, va jaillir, car c’est déjà une production de sens métaphorique due à l’effet de la psychanalyse elle-même et de l’inconscient en exercice. Ici, on est dans une forme de scansion d’un autre type. Dans ce brouhaha des sens, par le biais de ce travail sur le rêve, sur les associations, il va y avoir un découpage qui va permettre l’émergence, par exemple, d’un jeu de lettres.

Le troisième temps

Ce temps est celui de la symbolisation de la castration. L’analysant touche à la question de la castration autant qu’il puisse le faire en mettant en évidence ses symptômes. C’est le moment où apparaît la question de son symptôme (pas des signes cliniques) et le refus des limites imparties par ce symptôme. C’est le moment où la question des limites apparaît, on touche aux effets du fantasme lui-même qui se produit entre le sujet et l’objet. À ce moment-là, on est dans le dispositif, on pourrait dire, de la phase la plus perverse : la question des limites va surgir, l’émergence de la question du fantasme inconscient va se jouer avec une forme de mise en acte du fantasme, c’est une phase de transgression. M. Safouan écrit : « L’analysant répudie cette symbolisation de la castration15. »

La question de la castration devient un système référentiel, c’est la castration symbolique. Mais comment fait-on pour ne pas y toucher vraiment ? C’est d’essayer de mettre en acte un certain nombre de choses puisque la question du scénario inconscient commence en même temps à apparaître. Vous pouvez vous reporter à un texte que j’ai écrit, À propos d’un scénario pervers16, paru dans la revue Ornicar puis dans L’Art de la Clinique. Scénario où on entend le côté phobique, et à côté de cela, une mise en acte pervers d’un scénario où quelqu’un allait voir une prostituée et se faisait déféquer dessus, scénario qui représentait l’essai de mettre en place un scénario de naissance face au père qui était mort. M. Safouan s’interroge sur le fait de savoir si, dans le temps de la mise en place de la symbolisation de la castration, l’analyste doit intervenir. Il répond qu’il faut du laisser-faire à condition que cela puisse être pris dans l’analyse elle-même.

Le quatrième temps

C’est ce temps où le sujet, au cours de son analyse thérapeutique, réalise un certain nombre de ses désirs qui étaient tout à fait inconnus par lui autrement que par les formations de l’inconscient. À cette étape, il n’est pas rare de voir se modifier – c’est un exemple intéressant – le rapport du sujet au nom qu’il porte. L’analyse vient faire émerger un certain nombre de désirs qui peuvent enfin se signifier au niveau de la signification de son nom propre – surtout quand le nom peut avoir des significations –, au niveau de la signification de son surnom, de son prénom donné par l’Autre. C’est un repérage de l’aliénation de l’être dans la question du signifiant. Le quatrième temps est un temps où l’analysant introduit un certain recul par rapport à sa propre histoire, il n’est plus fasciné lui-même par l’histoire qu’il narre, il n’est plus fasciné par le jeu associatif dans lequel il n’arrête pas d’être. Le sujet parle alors de « réveil ». C’est une forme de réveil, c’est une ouverture à une certaine forme de multiplicité des choses, le sujet n’est plus fixé sur certains objets de transfert, il n’est plus fixé sur les histoires de famille, sur ce qui est perdu, il a un rapport temporel à la variété des choses. Par exemple, l’ouverture après une période « don juanique » fait supporter « qu’il ou qu’elle ne les aura pas tous ou toutes ». Dans ce quatrième temps se pose la question de l’analyste – pas le fait de s’installer immédiatement comme analyste (!) – mais la question de pouvoir aborder ce qu’est le discours de l’analyste. Se pose aussi la question du jusqu’où l’analyste est capable, dans ce temps-là, de supporter que l’autre le laisse « tomber » comme objet du transfert, que l’autre aille par exemple ailleurs, prenne d’autres orientations : ceci concerne ce laisser-faire. Le rapport de l’analyste n’est pas symétrique à celui de l’analysant.

Se pose la question de ce temps où quelque chose a avancé du côté de la castration du sujet, dans le rapport à la castration de l’autre.

1 Voir schéma en pièce jointe.

2 Moustapha Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Le Seuil, 1974.

3 Sigmund Freud (1918), « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », dans Cinq essais de Psychanalyse, Paris, Puf, 1995, pp. 325-420.

4 Ibid., p. 420.

5 Jean-Pierre Bauer, Recueil, Textes et écrits, 1985.

6 Jacques Lacan (1945), « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits tome I, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1999, pp. 195-211.

7 Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Galilée, 1979.

8 Ibid.

9 On peut lire le texte de Jean-Richard Freymann « Seducere », dans L’Art de la clinique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013, pp. 257-268.

10 Ibid.

11 Moustapha Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Le Seuil, 1974.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 voir Erik Porge, Les noms du père chez Jacques Lacan, Toulouse, érès, coll. « Point hors-ligne », 2013.

15 Ibid.

16 Jean-Richard Freymann, « À propos d’un scénario pervers », dans L’art de la Clinique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013, pp. 139-149.

L’inconscient : un Eternel dans un Temporel

Intervention de Jean-Marie Jadin lors de la formation APERTURA « Les temps de l’inconscient » qui a eu lieu le 27 janvier 2017.

Le rapport au temps dépend des invariants

Il me semble que l’une des principales raisons de la grande difficulté à penser le temps provient de la diversité des invariants que les penseurs ont adoptés et mis en regard de ce temps. Ces absolus sont tout à fait relatifs, puisqu’il y en a une diversité. Newton et le commun des mortels ont pris le temps et l’espace eux-mêmes comme étant ces invariants. Selon cette idée le temps et l’espace ne bougent pas. Ils sont éternels et irréfragables. Il se pourrait que la biographie de Newton1 explique ce choix théorique. Il est né 3 mois après le décès de son père, et qui plus est le jour de Noël, le jour supposé de la naissance du Christ. Newton s’est sans doute défendu contre l’identification mortifère à son père, en adoptant l’hérésie arianiste qui n’attribue la divinité qu’à Dieu le Père, et en rendant absolus le temps et l’espace. Chacun y est à sa place et en son moment.

Einstein, inassignable à quelque attachement et quelque résidence que ce soit2, et la plupart des physiciens d’aujourd’hui pensent le temps en considérant que c’est la vitesse de la lumière qui est l’invariant. L’espace-temps est alors courbé par une masse qui exerce sur lui sa gravité. Si vous vous arrachez à cette masse, vous vous libérez quelque peu du temps. Le jumeau de Langevin qui quitte la Terre et voyage dans l’espace vers une étoile quelconque à une vitesse de 99% de celle de la lumière, et revient après 6 ans retrouvera son frère resté sur Terre vieilli de 40 ans3. Des horloges atomiques ultra-précises ont prouvé la justesse physique de cette théorie d’Einstein en mesurant la différence des temps liée à la différence de la gravité entre l’étage supérieur d’un immeuble et le rez-de-chaussée.

Pour penser le temps, beaucoup de philosophes ont pris la conscience comme référent principal. Il n’y a dès lors qu’un continuel présent, avec un présent du passé, un présent du présent et un présent du futur – c’est la célèbre « contemporanéité des ekstases » (« Gleichzeitigkeit der Ekstasen ») de Heidegger4. Dans une très belle conférence sur le temps, datée de 1993, André Comte-Sponville a dit : « […] il n’y a qu’un seul temps, depuis le début, et ce temps c’est le présent. Qui, parmi nous, a jamais vécu autre chose ? Pour ma part, en tout cas, je suis sûr de n’avoir jamais habité ni le passé, ni l’avenir, mais le présent seul, qui dure et qui change.5 »

Freud, quant à lui, a considéré que l’invariant était l’inconscient. C’est son absolu, et même la conscience n’est pour lui qu’un appendice latéral de l’inconscient. C’est à travers l’inconscient qu’il examine le temps. Il s’agit en vérité, comme nous le verrons, du registre symbolique de la parole, promu par Lacan. C’est de fait ce symbolique immuable, inentamable et impérissable qui fait l’éternité du temps de l’inconscient.

Pour Lacan, l’invariant est plutôt le devenir sujet, la subjectivation, le passage toujours à renouveler du Es au Ich, si l’on se souvient du célèbre « Wo Es war soll Ich werden » de Freud – « Là où c’était je dois advenir » (sous-entendu comme sujet). Ce mouvement de la subjectivation, étrangement temporalisé dans son sophisme du « temps logique », et spatialisable dans le « huit-intérieur » autant que dans le « schéma L », et dans beaucoup d’autres schémas, implique la présence connexe d’une topologie des surfaces unilatères, comme celle du « ruban de Möbius » ou de la « bouteille de Klein ». Cette dernière topologie nous permet de pénétrer ce singulier dedans-dehors que comporte le temps et qui a été souligné par de nombreux penseurs. Nous sommes en effet à l’intérieur du temps, lequel a l’air tout à fait indépendant et indifférent à notre personne, et ce temps est en même temps à l’intérieur de nous, s’occupant de nos cellules jusqu’à la moindre molécule. Ce dedans-dehors se voit également dans ce paradoxe du temps qui passe alors que c’est nous qui passons.

L’inconscient ne connaît pas le temps

Commençons par notre ancêtre adoptif. Freud a écrit que l’inaltérable inconscient ignore le temps tout comme la négation, le doute, le degré de certitude et la contradiction. Dans son article de 1915 intitulé L’inconscient6, on peut lire : « Les processus du système Ics sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. »

Dans la dernière phrase de L’interprétation des rêves de 1900, il avait déjà écrit : « Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à l’image du passé.7 »

Et quelques pages auparavant, il y avait évoqué cette indestructibilité :

« L’indestructibilité est même une caractéristique proéminente des processus inconscients. Dans l’inconscient rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié. […] Une offense reçue il y a trente ans, une fois qu’elle s’est frayé une voie vers les sources affectives inconscientes, continue à agir toujours comme si elle était actuelle.8 »

Comment comprendre cette intemporalité, cette indestructibilité, cette éternelle actualité qui ressemble à celle de l’être de Parménide ?

L’éternité du désir inconscient, qui est toujours un désir déjà réalisé comme Freud l’a écrit, s’exprime au moyen du mode verbal de l’optatif, qui manifeste un souhait et qui n’existe pas vraiment en français ou en allemand, alors qu’il aurait une place éminente dans les grammaires du grec ancien ou du sanskrit. En français, il est volontiers remplacé par l’infinitif (par exemple « Ah ! Mourir pour Chimène ! »). Comme son nom l’indique, l’infinitif marque ce qui dure infiniment longtemps. L’optatif formate l’éternité de l’inconscient.

L’indestructibilité de l’inconscient s’appréhende par ailleurs dans les recommandations de Freud pour écouter le récit d’un rêve. Il convient de le recevoir comme un texte sacré9wie einen heiligen Text »). Il est donc achevé, définitif, à l’instar d’une parole divine à laquelle on ne touche plus. Il ne faut pas le déformer, l’entamer ; la moindre nuance ou la plus petite inflexion de voix doit être notée plus fidèlement que ne le fait un greffier. Le scribe doit être sans faille. Sa mémoire doit ou plutôt devrait être absolue. Et ceci est valable pour toute la parole d’un analysant, puisque, à partir de l’analyse de l’Homme- aux-rats en 1907, c’est toute la parole d’un sujet qui devient une formation de l’inconscient identique à celle du rêve, de l’acte manqué ou du symptôme. Le psychanalyste doit se mettre au diapason de cette indestructibilité de l’inconscient.

Je crois, comme je l’ai proposé, que cette éternité est en fait l’éternité du système symbolique porté par la parole. Les règles du jeu des échecs qui métaphorisent assez bien ce système sont valables quels que soient les matériaux des pièces et les éventuelles modifications ou altérations liées au temps qu’on pourrait imaginer. Au bout de mille ans, les pièces peuvent être complètement usées, le jeu, et les interrelations qui le commandent, n’en resteront pas moins les mêmes, parce qu’elles sont indépendantes de leur réel. Il en va de même pour le jeu signifiant qui opère dans une parole. Chaque élément est présent dans tous les autres en tant qu’ils ne sont pas lui. Et c’est ainsi que la version littérale, localisée et saisissable du signifiant de « Rat », c’est-à-dire la lettre, fonctionne chez l’Homme-aux-rats. Le signifiant, qui est plus vaste, présent dans ce Rat, est présent à jamais, venu de son père et peut-être de plus loin, et n’a jamais disparu. Ce signifiant de Rat est immobilisé dans son être parménidien. Il ne s’use pas, alors que les divers phénotypes littéraux qui lui tournent autour, sont aussi variables que le fleuve d’Héraclite. L’inconscient éternel est fait avec ce symbolique sacré, qui ne connaît pas la révision ni le changement, et qu’on ne peut contredire et encore moins nier.

L’après-coup

Mais je crois que ce côté immuable, inaltérable, immarcescible, cette éternité de l’inconscient n’advient que grâce à la mise en œuvre de successions qui se déroulent dans une temporalité plus limitée, plus localisée. C’est une temporalité abstraite un peu particulière, qui implique certes un avant et un après selon le temps de Newton, mais en même temps et plus profondément un temps qui fait de l’avant quelque chose qui, d’une certaine manière, advient dans l’après, dévoyant ainsi la flèche du temps. L’après-coup inverse la causalité et le temps. « Nul ne sait de quoi le passé sera fait10 » a écrit la psychanalyste Sandrine Calmettes- Jean dans une publication de l’École Psychanalytique du Centre Ouest. Freud a par exemple évoqué cette rétroaction dans l’Esquisse, à propos de processus primaires qu’il qualifie de posthumes, qui n’apparaissent que dans un après-coup qui fait émerger et maintient l’avant. Il a ainsi mis le doigt sur la nature toujours rétroactive de l’inconscient. L’inconscient n’est que rétroaction. Il est la résurgence ou plutôt l’advenue d’un avant dans un après.

Dans la Lettre 52 à Flieβ et dans L’interprétation des rêves, Freud présente une succession ordonnée de traces psychiques qui se réorganisent et qui vont de la Wahrnehmung (perception) au Bewuβtsein (conscient), deux facultés psychiques qu’il a considérées comme incompatibles, tout comme la physique quantique a considéré comme incompatibles les mesures de la vitesse et de la position d’une particule. Entre les deux il y a les Wahrnehmungszeichen (signes de perception), l’Unbewuβt (inconscient), le Vorbewuβt (préconscient). Chacune se révèle dans l’après-coup de la suivante. Il s’agit selon Freud d’une sorte de temps spatialisé, topologisé, où l’ordre prévaut sur le temps chronologique. Cette topologisation peut se lire dans la phrase suivante de L’interprétation des rêves :

« Nous n’avons d’ailleurs même pas besoin d’imaginer un ordre spatial véritable. Il suffit qu’une succession constante soit établie grâce au fait que lors de certains processus psychiques, l’excitation parcourt les systèmes psychiques selon un ordre temporel donné.11 »

Ce qui compte n’est pas l’espace, mais le temps, la succession. Et j’ajoute qu’une étape n’apparaît que par et dans la suivante, tout comme une prise de conscience au cours d’une psychanalyse. Lorsqu’il écrit ailleurs « Wo Es war soll Ich werden», il suppose également un avant et un après, mais cet avant ne se révèle que dans cet après. D’une façon plus vaste, on peut dire que le refoulé n’apparaît jamais qu’au moment de son retour. Sa première fois se produit au sein de la seconde fois. Voilà qui est très étrange. La chose ressemble à une remontée du temps et n’est pourtant qu’un instant de sujet, là où un signifiant n’advient que pour un autre.

Lacan a mis en valeur cet après-coup et souligné cette temporalité-là. Il lui a donné la plus grande ampleur avec son article sur le temps logique que nous examinerons plus en détail plus loin. Disons d’ores et déjà que ce temps logique est une dialectique complexifiée, où l’après-coup est dédoublé, ce qui nous suggère qu’il pourrait être encore davantage démultiplié que dans le temps logique présenté par Lacan. Celui-ci a dit que l’inconscient advient dans le futur antérieur, dans l’ordre de ce qu’il y aura eu. On peut aussi évoquer un futur antérieur dédoublé. Dans le futur antérieur, on envisage au présent une vue rétrospective de ce présent depuis le futur – par exemple : cet instant n’aura été que ça. Il y faut donc trois points. On pourrait imaginer que le point du futur en question soit lui-même considéré depuis un futur encore plus lointain. C’est la même chose que l’après-coup d’un après-coup. Tel est le temps logique de Lacan. Ce temps logique implique des scansions, des suspensions de temps, des non-temps qui correspondent à ces scansions. Beaucoup de schémas de Lacan impliquent un tel temps logique. Le graphe est par exemple plein de rétroactions, le schéma de l’aliénation-séparation tout autant.

Lacan a par ailleurs dit que l’inconscient est ce qui se lit dans ce qui se dit. Ce qui pose la question de la temporalité inhérente à la lettre qu’on y lit. Je crois que c’est une stase temporelle, une fantastique combinaison entre un son purement temporel et une image purement spatiale. La lettre spatialise la sonorité temporelle et cela n’est pas simple. Réfléchir au temps de l’inconscient, c’est réfléchir à cette spatialité de l’inconscient, à la topologie du temps. Sandrine Calmettes-Jean a écrit : « Je me demande […] si l’espace n’est pas une dimension du temps. » Je crois que l’espace, avec sa simultanéité, est la trace du temps, avec sa succession. Je vous rappelle que La topologie et le temps était le titre du tout dernier séminaire de Lacan. Peut-être voulait-il décrire l’espace du temps ? Car je crois que le temps de l’inconscient structure et est structuré par une spatialité équivalente à celle qui peut être transposée à partir de la dialectique lacanienne du temps logique. Vous verrez en effet que ce temps logique est homologue à la figure du « huit-intérieur », lequel permet de représenter l’advenue du sujet, et qu’on retrouve comme invariant des figures « unilatères » utilisées par Lacan, en particulier comme bord du « ruban de Möbius ». Nous sommes structurés comme cela et notre temps également.

Et l’on peut faire l’hypothèse que l’éternité de l’inconscient advient comme un troisième temps de ce temps logique. Au cœur d’un temps « finissable » (endlich), il y a un temps « non finissable » (unendlich), pour reprendre les deux termes d’un article de Freud.

Le temps de l’origine comme origine du temps

Freud manipule aussi un autre temps que ce temps-là, un temps qui est un temps originaire. Freud « origine », pourrait-on dire, si l’on emploie le verbe « originer », qui n’existe pas. Il s’agit du temps d’une préhistoire, que ce soit celle de l’infantile, de l’époque glaciaire, du meurtre du père de la horde primitive, du meurtre d’un premier Moïse ou encore celui des choses anciennes décrites dans le Malaise dans la civilisation. Et ce premier temps est en creux, oublié et insaisissable. Comme s’il fallait toujours l’oubli d’un premier temps très ancien, d’un temps zéro, le temps du refoulement primaire (Urverdrängung), pour constituer une suite. Ceci me rappelle une intervention du philosophe François Recanati au cours du séminaire … Ou pire de Lacan12. Recanati y proposait qu’un temps zéro était peut- être nécessaire pour constituer ce qu’on appelle couramment le temps. Il appliquait au temps la logique des fondements conceptuels de l’arithmétique de Gottlob Frege. Celui-ci a soutenu l’idée que le zéro, qu’il définit au moyen d’un concept purement logique, celui de « non- identique à soi-même », était nécessaire à la constitution de la suite des nombres. On pourrait ainsi concevoir le non-temps comme étant nécessaire à la constitution du temps.

Le temps de l’interlocutoire

Passons à un autre aspect du génie créateur de Lacan. Dans son discours de Rome de 1953, paru sous le titre de Fonction et champ de la parole et du langage13, il avance d’autres considérations sur le temps. Il y souligne le fait que toute parole est interlocutoire. Emmanuel Levinas ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit dans Le temps et l’autre : « […] le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais […] il est la relation même du sujet avec autrui.14 »

Ce caractère interlocutoire introduit la dimension d’un temps différent de celui de la diachronie ordinaire de la parole, celle qui se déroule du passé vers le futur selon la concaténation de ses phrases et de ses mots. Ce temps ajoute un mouvement dialogual, un aller-retour, qui est là en permanence et surajoute à toute parole la dimension d’un appel à une réponse supposée. Ce dialogual implicite est le ressort du transfert. Tout est parlé en fonction de cette attente inconsciente d’une réponse. Et Lacan soutient quelque chose d’encore plus original : la parole interlocutoire n’est pas seulement là dans la parole effectivement prononcée, elle est présente en tout. Lacan s’inspire ici d’Heidegger. Car celui- ci a écrit en 1949 : « L’être humain parle ; nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d’une manière ou d’une autre.15 »

Cette affirmation est évidemment juste pour le rêve, pour les symptômes et pour le transfert, mais elle est aussi vraie pour les identifications, qui impliquent aussi un temps logique proprement lacanien, pour le pulsionnel, ce que Lacan va développer, et pour l’histoire du sujet qui en fait sans cesse un récit qu’il renouvelle, et qui est destiné à un autre. Car toute parole attend toujours une réponse. L’analyse réveille ce dialogual caché dans l’ontologie. Et selon cette théorie, l’ontologie n’est là qu’en raison d’un défaut de dialogue.

La dialectique analytique

Ce dialogual apparaît dans la dialectique – Lacan parle de « l’analyse en tant que dialectique ». L’élémentaire de cette dialectique est la scansion destinée à souligner un contenu déjà présent chez l’analysant qui parle. Lacan parle de « ponctuation dialectique ». Interrompre une séance a certes un contenu qui est nul mais souligne le contenu de cette séance, un peu comme si l’analyste avait dit « en effet ». « En effet » renvoie de l’énoncé à l’énonciation ; c’est comme un « tu l’as dit » qui soulignerait le dire de l’analysant. C’est l’interprétation minimale.

La dialectique n’est pas seulement de façon générale un retour du dialogual refoulé, elle est aussi une condition du retour d’un refoulé particulier. Dans son Intervention sur le transfert 16 de 1951, Lacan montre une succession de renversements dialectiques dans la psychanalyse conduite par Freud avec Dora. Ils permettent de mettre en évidence le fait qu’elle participe activement au désordre dont elle se plaint – un père qui la livre aux assiduités de Mr K. afin de pouvoir poursuivre sa relation avec Mme K. Puis, dans un second temps, qu’elle est jalouse en raison de son attachement à Madame K. Et enfin, dans le troisième temps que Freud n’a pas accompli, que cet attachement est très précisément une attraction par l’objet oral qu’est le sein, le sein en tant qu’il cache ce manque qu’est le mystère de la féminité (l’objet a est censé combler le manque – φ). Chaque position subjective dans laquelle Dora est engagée est renversée en un contraire qui était certes déjà présent, mais refoulé et inconscient.

La dialectique, qui est donc une condition du retour de l’inconscient refoulé, n’est pas un travail intellectuel ou une argumentation logique, mais une réfutation au moyen d’une idée opposée, qui est présente mais inconsciente. Dans cette dialectique, une justesse signifiante doit être accompagnée d’une justesse temporelle. Il y faut l’à-propos du « kaïros » du sophiste présocratique Gorgias – la juste parole de la juste manière au juste moment.

Pour Lacan le ratage de la dialectique analytique est ce qui instaure un transfert négatif. Dora quitte Freud parce qu’il rate le troisième renversement dialectique. Le transfert négatif est une stase dialectique liée au fait qu’on méconnaît l’ordre nécessaire pour qu’advienne une certaine succession. Quelqu’un « est » ceci ou cela parce qu’une espèce de gel empêche la poursuite d’une dialectique – c’est ce qui se passe continuellement en psychiatrie. Les étiquettes ne sont que des injures et des effets du ratage d’un dialogue. C’est la dialectique qui « désontologise ».

La dialectique insère le sujet dans son histoire. Elle permet au présent de devenir le juste moment dans une vie. Lacan en a décrit le processus dans deux phrases magnifiques17. La première est très brève et concerne l’advenue d’un présent « kaïronique » par rapport aux éléments du passé : « L’étant marque la convergence des ayant été. »

La seconde réunit passé, présent et futur : « C’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir. »

Ce qui est à venir viendra comme une juste réponse à ce qui aura été vécu. Le passé apparaît comme bien enchaîné et dès lors le futur n’étonne plus. On pourrait dire que la psychanalyse « nécessitarise » les contingences.

Les historisations primaire et secondaire

Lacan va encore plus loin dans son affirmation d’une présence du dialogual chez l’humain. Il soutient que même la réalité historique d’un sujet est déjà dialoguale. Il appelle cela l’ « historisation primaire ». Il écrit : « Les événements s’engendrent dans une historisation primaire, autrement dit l’histoire se fait déjà sur la scène où on la jouera une fois écrite, au for interne comme au for extérieur.18 »

Il y aurait donc comme une écriture qui se ferait à l’avance. Dans Temps et récit19, Paul Ricœur considère que le temps est fondamentalement et toujours lié à la mise en intrigue d’une narration. Cette historisation primaire de Lacan est le dialogual fondamental des faits historiques d’un sujet. Il l’oppose à une « historisation secondaire » encore appelée « historisation actuelle ». Celle-ci est faite de la reprise analytique de l’histoire du sujet dans une parole actuelle qui fait de cette parole « un acte de son histoire ». Cette actualisation actante et secondaire de l’histoire est possible parce qu’elle est depuis le début, dès l’historisation primaire, une affaire interlocutoire qui vise depuis toujours une réponse.

Cette idée provient également du philosophe Martin Heidegger, dont la thèse fondamentale formulée dans L’être et le temps, qui l’a rendu célèbre, est que l’être est temporel. Lacan s’en est inspiré et a conçu le sujet comme fondamentalement temporel. Le troisième sous-titre de Fonction et champ de la parole et du langage est « Le temps du sujet ». Il applique cette idée à la succession des stades pulsionnels. Il écrit à ce propos :

« Ainsi toute fixation à un prétendu stade instinctuel est avant tout un stigmate historique : page de honte qu’on oublie ou qu’on annule, ou page de gloire qui oblige… les stades instinctuels sont déjà quand ils sont vécus, organisés en subjectivité. Et pour dire clair, la subjectivité de l’enfant qui enregistre en victoires et en défaites le geste de l’éducation des sphincters, y jouissant de la sexualité imaginaire de ses orifices cloacaux, faisant agression de ses expulsions excrémentielles, et symboles de ses relâchements, cette subjectivité n’est pas fondamentalement différente de la subjectivité du psychanalyste qui s’essaie à restituer pour les comprendre les formes de l’amour qu’il appelle prégénital. Autrement dit, le stade anal n’est pas moins purement historique quand il est vécu que quand il est repensé, ni moins purement fondé dans l’intersubjectivité.20 »

L’inscription du stade, puis la réponse analytique, sont des historisations respectivement primaire et secondaire. Tous les faits de l’histoire d’un sujet sont interlocutoires et des appels à une réponse. Et ils sont constitutifs du sujet.

On sait par exemple que le passage du stade oral au stade anal est lié à la transformation d’une demande qui répond à l’Autre en une réponse à la demande de l’Autre. Au stade oral, la mère répond à la demande supposée de l’enfant. Au stade anal, le cadeau symbolisé comme fécal répond à la demande de la mère.

L’être-pour-la-mort

Cette temporalité si singulière et courbée par le dialogual se rattache à une autre donnée fournie par Heidegger, à savoir ce qu’il appelle « l’être-pour-la mort ». Le philosophe a écrit :

« L’être de l’être-là trouve son sens dans la temporalité. Celle-ci est aussi la condition de possibilité de l’historicité comme mode d’être temporel de l’être-là lui-même. […] Par historicité on entend la constitution de l’être-là comme accomplissement […].21 »

Et cette historicité heideggerienne implique « l’être-pour-la mort ». Lacan se réfère à cette notion à propos de la pulsion de mort.

« L’instinct de mort exprime essentiellement la limite de la fonction historique du sujet. Cette limite est la mort, non pas comme échéance éventuelle de la vie de l’individu, ni comme certitude empirique du sujet, mais selon la formule qu’en donne Heidegger, comme « possibilité absolument propre, inconditionnelle, indépassable, certaine et comme telle indéterminée du sujet », entendons-le du sujet défini par son historicité. En effet cette limite est à chaque instant présente en ce que cette histoire a d’achevé. Elle représente le passé sous sa forme réelle, c’est-à-dire non pas le passé physique dont l’existence est abolie, ni le passé épique tel qu’il s’est parfait dans l’œuvre de mémoire, ni le passé historique où l’homme trouve le garant de son avenir, mais le passé qui se manifeste renversé dans la répétition.22 »

Il y aurait donc un certain achèvement dans la répétition, et cet achèvement impliquerait l’être-pour-la mort. Comment comprendre cela ? Il ne s’agit pas d’un achèvement à venir, mais d’un achèvement qui est déjà là puisqu’il est présent à chaque instant. N’est-ce pas cet achèvement qui pérennise parce qu’il n’y a plus rien à ajouter ? Ça a eu lieu et ça aura toujours eu lieu parce qu’il n’y a plus rien à ajouter ni à enlever. Ici aussi il nous faut employer le futur antérieur, puisque l’on considère les choses de maintenant depuis l’éternité de la mort. L’être-pour-la mort se distribue à tout ce que le sujet dit, pense ou vit.

Lorsque dans son texte sur la Fugitivité23 (Vergänglichkeit) Freud dit à Rainer Maria Rilke que la vie a d’autant plus de valeur qu’elle est fugace, au contraire de ce que pense son interlocuteur, il est dans la même logique. Freud pense que « la valeur de l’éphémère est au regard du temps une valeur de rareté ». Et il écrit que ceux qui pensent comme Rilke que la vie ne vaut pas grand-chose « ne font que se trouver en deuil de la perte (in der Trauer über den Verlust) ». L’un, Rilke, investit la vie comme imaginaire, l’autre, Freud, l’investit comme symbolique. Je dirais que face à la perte de la vie, Freud vit cela comme le manque symbolique d’un objet imaginaire, c’est-à-dire comme une castration, tandis que Rilke la vit comme un manque imaginaire d’un objet réel, c’est-à-dire comme une frustration. D’une certaine façon, l’être-pour-la mort éternise la vie. C’est tel que c’est, à jamais. Par son idée d’achèvement, Lacan désigne le symbolique né de la pulsion de mort.

Le temps logique de Lacan

Pour clore mon excursion, venons-en à l’âme topologique du temps, qui est un vide, à savoir ce non-temps qu’est la scansion, la « scansion suspensive » comme le dit Lacan – Vous remarquerez après Recanati que le non-temps de la scansion est structurellement homologue à la non-identité à soi de Frege, laquelle constitue le concept sous-jacent au zéro. Ce non-temps est essentiel dans toute dialectique. Mais c’est dans la dialectique du temps logique de l’article des Écrits intitulé « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée24 » que nous pouvons l’analyser au mieux. Dans ce sophisme – puisqu’il arrive à Lacan de le désigner ainsi –, on trouve même une addition de ces étranges césures, ou plutôt un éclairage rétroactif de l’une par l’autre, ce qui est structurellement homologue à la succession des nombres selon Frege, pour lequel la non-identité à soi est reliée à une autre non-identité à soi. Un certain mouvement de quelques sujets est décrit dans ce temps logique comme une hâte deux fois interrompue et rattrapée par une précipitation conclusive. Tout comme dans l’inversion d’un passé qui se renverse en une répétition, un double ralentissement y devient l’accélération d’une précipitation. Il y a à chaque fois l’inversion d’un tempo.

Dans son article sur le temps logique, Lacan présente une énigme logique. Un directeur de prison convoque trois prisonniers et promet la liberté à celui d’entre eux qui réussira l’épreuve suivante : on accroche au dos de chacun des trois un disque choisi parmi cinq, trois blancs et deux noirs. Ils ne doivent pas parler et ne disposent d’aucun miroir pour connaître la couleur de leur disque. La liberté sera offerte à celui qui sera capable de dire quelle est la couleur de son propre disque, à la condition qu’il fonde sa conclusion de façon logique. Et de fait, on accroche à chacun des trois un disque blanc.

Lacan en propose une solution parfaite que je vous rapporte :

« Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble quelques pas qui les mènent de front à franchir la porte. Séparément, chacun fournit une réponse semblable qui s’exprime ainsi : « Je suis blanc, et voici comment je le sais. Étant donné que mes compagnons étaient des blancs, j’ai pensé que si j’étais un noir, chacun d’eux eût pu en inférer ceci : « Si j’étais un noir moi aussi, l’autre, y devant reconnaître immédiatement qu’il est un blanc, serait sorti aussitôt, donc je ne suis pas un noir ». Et tous deux seraient sortis ensemble, convaincus d’être des blancs. S’ils n’en faisaient rien, c’est que j’étais un blanc comme eux. Sur quoi, j’ai pris la porte, pour faire connaître ma conclusion ». »

Chacun des trois doit donc penser ce que pense chacun des deux autres de la pensée de celui qui serait un troisième. Ce n’est pas si facile à imaginer. Lacan dit que ça ne marche que si on y intègre deux scansions suspensives, deux hésitations. Celle liée au fait qu’il n’y a pas l’immédiateté de celui, le supposé troisième, qui verrait deux blancs. Et ensuite l’inertie de chacun des deux autres. « S’il reste à méditer, c’est que je suis un blanc » écrit Lacan. Cette inertie est l’effet d’une réciprocité dans l’absence de savoir immédiat. C’est la compréhension d’un insu. Le troisième dans l’ordre de la pensée ne sort pas immédiatement après un instant pour voir, les deux autres ne sortent pas rapidement après un temps pour comprendre et le sujet arrive dès lors au moment de conclure.

Vous allez penser que tout ceci n’est qu’inutilement compliqué. C’est pourtant, je le crois du moins, la clé de beaucoup de schémas lacaniens, et même de la topologie. Ce qui est le plus évident est l’analogie entre le temps logique de Lacan et son « schéma L25 » On y trouve aux quatre angles d’un rectangle le sujet S, le moi et l’autre semblable, a et a’, et enfin l’Autre A, d’où la parole prend son origine. Diverses flèches les relient. Ça ne va pas directement de A vers S, il faut, pour que le sujet advienne, passer par le chemin de la réciprocité imaginaire aa’. La chose est équivalente à la non-immédiateté du schéma logique. Mais le chemin imaginaire de la réciprocité est lui aussi insuffisant, ce qui ressemble aussi à une phase du temps logique.

(Es) S ’utre

a

(moi) a

utre

Le schéma L de Lacan

A

On peut reporter tout cela sur la boucle du « huit-intérieur ». Imaginons un « huit- intérieur » ayant la petite boucle en haut, et imaginons alors un départ à droite, quelque part sur la grande boucle. Nous sommes alors sur un chemin qui va vers le bas et dans la zone A de l’Autre du « schéma L », et au niveau de l’immédiateté dans le temps logique. Si nous continuons à descendre pour ensuite remonter, nous allons rencontrer la première superposition de la courbe : c’est le point a du « schéma L », c’est-à-dire le point du moi, qui n’est efficient qu’au moment de la rétroaction de la seconde superposition au niveau de a’, le point de l’autre semblable. C’est au niveau de la petite boucle le temps de la réciprocité, c’est l’axe imaginaire du « schéma L ». Nous retrouvons ensuite la ligne de départ, mais elle est maintenant constitutive du sujet. Tout y est à la fois ancien et nouveau. « Singe » y est en même temps le singe et « sein-je », la sonorité « vèr » y est le lien entre ses diverses

orthographes26. Ce sujet est maintenant défini par des traits unaires. C’est sur le « schéma L » l’arrivée à destination de la flèche symbolique interrompue par l’axe imaginaire. Il y a eu deux scansions : ce sont les deux superpositions. Au niveau du temps logique, nous sommes ensuite dans la précipitation conclusive.

Le schéma L reporté sur le huit-intérieur

Le ruban de Möbius

Cette forme en « huit-intérieur » du temps logique permet de le rattacher à la topologie, puisque le « huit-intérieur » est inhérent à toutes les figures de la topologie des surfaces unilatères. Il est par exemple la forme que prend le bord du « ruban de Möbius ». Cette homologie du temps et de l’espace nous permet de penser à une forme du temps, tout comme certains astrophysiciens évoquent des formes de l’espace27.

À quoi peut nous servir l’impraticable et irréalisable expérience de pensée de ce temps logique ? Il me semble que le temps logique fonctionne lorsqu’on le déploie dans le temps ordinaire au lieu de le cantonner dans le temps abstrait des hypothèses-gigogne des prisonniers du sophisme de Lacan. Il me semble qu’il peut concerner un petit moment dans une séance, une période de l’analyse, toute une cure, ou la totalité d’un destin.

Considérons le début d’une cure. Très souvent l’analysant place l’analyste dans la position de celui qui sait immédiatement la cause de sa souffrance. Il s’offre au regard dans l’espoir d’un effet direct du savoir de l’analyste. Il faut une suspension de cette phase. À un moment donné, l’analysant doit s’attribuer à lui-même la cause de sa souffrance. C’est son moi qui prend cela en charge. C’est alors que le passage à l’analyse est possible. Puis une deuxième scansion va survenir au moment de l’énoncé par l’analyste de la règle fondamentale. Ce n’est alors plus le moi de l’analysant qui est en cause, mais sa parole. On lui demande de se soumettre aux dés des idées lancées par sa parole librement associée.

On retrouve également les trois phases du temps logique déployées le long de la vie de Freud, et plus précisément dans l’évolution de sa conception du travail de l’analyste. Dans son premier séminaire sur Les écrits techniques de Freud, Lacan a distingué trois périodes :

  • la « période germinale », qui va en gros jusqu’en 1910 ;
  • la « période intermédiaire » qui se termine vers 1920 ;
  • et enfin la « période métapsychologique » ou « structurale »28.

Au départ l’analyse consistait à deviner la pensée inconsciente qui était cachée à l’analysant et à la lui communiquer. L’interprétation nécessitait ainsi une sorte de divination. L’analyste était le sujet au savoir immédiat, tout comme celui qui voit deux noirs.

Les conseils de Freud de la seconde période sont comme une scansion suspensive dans l’action analytique. Il parle de multiples façons de la nécessité d’une réserve. Dans cette deuxième phase il y a un temps de réciprocité. Freud demande à l’analysant de confirmer ses interprétations. L’Homme-aux-loups fut ainsi sollicité pour souscrire à la réalité de la scène primitive.

Et c’est l’hypothèse d’une contrainte de répétition qu’il convient de mettre en acte qui a inauguré la troisième période. Freud y fait appel à une machine symbolique qui fonctionne au-delà du vivant.

Ces trois temps sont aussi les trois temps qui constituent successivement les registres de la parole que sont le réel, l’imaginaire et le symbolique. Ces registres ne sont pas d’emblée indépendants. Un psychanalyste de Marseille, Jean-Noël Trouvé, m’a soumis un magnifique travail sur l’évolution de ces trois registres chez le petit enfant, selon lequel ils seraient communs au départ et placés comme sur un classique nœud de trèfle. Certaines coupures et recollages appelés épissures transformeraient peu à peu ce nœud de trèfle en nœud borroméen. On peut penser que ces coupures-épissures sont des équivalents des scansions suspensives.

Le nœud de trèfle

Le nœud borroméen

On peut comprendre ainsi que l’éternité de l’inconscient qu’on peut attribuer au registre symbolique est l’œuvre du devenir sujet que le temps logique ne fait que résumer. Et l’imaginaire tout autant. Et le réel serait le départ de ce devenir sujet. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le titre que j’ai donné à mon exposé. L’inconscient est un éternel, à savoir le symbolique, né d’un temporel très particulier, le temporel du temps logique. Et la dialectique du dialogual, qui est le temps de la réciprocité, en procède également – c’est le second temps.

On retrouve ainsi les trois temps de mon exposé : l’inconscient éternel qui ne connaît pas le temps, puis la dialectique, et enfin le temps logique qui les englobe. L’advenue de ces trois temps constitue le devenir-sujet. Ce que Sandrine Calmettes-Jean a également soutenu en écrivant :

« Le refoulement introduit une scission temporelle du sujet, une dissolution de sa présence à lui-même, une éclipse du sujet. La temporalité subjective naît de la division du sujet, comme si elle venait recouvrir la coupure constitutive du sujet. »

Et elle a ajouté : « Le temps est précisément l’impossibilité de l’identité à soi-même », ce qui est une des définitions du sujet par Lacan, et un renvoi à la reprise de Gottlob Frege par François Recanati.

1 R. Westfall, Newton, Paris, Flammarion, 1994. Voir aussi L. Carpentier, « Newton », dans Les Cahiers de Science et Vie, Newton, N° 13, février 1993.

2 B. Hoffmann, Albert Einstein créateur et rebelle, Paris, Seuil, coll. « Points Science » n° S 19, 1975, p. 20 et

p. 40.

3 J.-P. Luminet, « Matière, espace, temps », dans Le temps et sa flèche, Paris, Flammarion, coll. « Champs » n°339, 1996, pp. 59-80.

4 M. Heidegger (1927), Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1993.

5 A. Comte-Sponville, « L’être-temps. Quelques réflexions sur le temps de la conscience », dans Le temps et sa flèche, op. cit., pp. 239-281.

6 S. Freud (1915), « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, Folio essais n°30, 1968, pp. 95- 96.

7 S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1967, p. 527.

8 Ibid. p. 491.

9 Ibid. p. 437

10 S. Calmettes-Jean, Temporalité, narrativité et division subjective, accessible par internet : http://www.ecolpsy-co.com/Htmpub/Conferences0902%20Calmette-Jean_P.html

11 S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 456.

12 J. Lacan, Le Séminaire Livre XIX (1971-1972), …Ou pire, Paris, Seuil, 2011, avant-dernière conférence. On trouvera le passage concerné dans la réécriture de cette intervention, « Intervention au séminaire du docteur Lacan », Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, pp. 60-61.

13 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 237-322.

14 E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, Puf, coll. Quadrige n° 43, 2001, p.17.

15 M. Heidegger, « La parole », dans Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1981.

16 J. Lacan, « Intervention sur le transfert », dans Écrits, op. cit. pp. 215-226.

17 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage… », dans Écrits, op. cit.

18 J. Lacan, « Fonction et champ… », dans Écrits, op. cit. p. 261.

19 P. Ricœur, Temps et récit, 3 vol., Paris, Seuil, 1983.

20 Ibid. p. 262.

21 M. Heidegger, L’être et le temps, G. A. Bornheim, Hatier, 1976, p. 19.

22 J. Lacan, « Fonction et champ… », op. cit. p. 318.

23 S. Freud (1915), « Fugitivité », Revue française de psychanalyse, vol.20, n°3, Paris, 1956, pp. 307-310. Également traduit par « Éphémère destinée », Résultats, idées, problèmes, vol.I, Paris, Puf, 1984, pp. 233-236.

24 J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, op. cit., pp. 197-213.

26 Ces deux exemples sont tirés d’un livre. Voir J.-M. Jadin, Côté divan, côté fauteuil, Paris, Albin Michel, 2003.

27 J.-P. Luminet (2001), L’univers chiffonné, Paris, Gallimard, 2005.

28 J. Lacan, Le séminaire Livre I (1953-1954), Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 14.

Lecture de « Robinson » de Laurent Demoulin

Robinson, Laurent Demoulin, Gallimard, Collection blanche, 2016.

Le livre que Laurent Demoulin a consacré à son fils autiste, un oui-autiste comme il l’appelle, est celui d’« un enragé de l’écriture ». Pour paraphraser « l’enragé du langage » avec lequel Maurice Nadeau qualifiait Roland Barthes au moment où il lui ouvrait les pages de Combat.

C’est aussi un livre d’une soufflante pertinence clinique. Au-delà des parcours obligés auxquels il contraint incessamment son père, Robinson ne peut tolérer d’être lâché d’un pouce, sans quoi c’est la suite ininterrompue de déconvenues que Laurent Demoulin décline avec pudeur, même s’il n’en laisse aucune dans l’ombre.

De la merde qu’il risque d’étaler partout à la moindre inattention paternelle à l’absence totale de mots qui font cette relation si particulière entre un oui-autiste et un non- autiste, de la tristesse profonde qui l’accable à la rigolade qui parfois le secoue comme pour rappeler avec son rire qu’il est bien de l’espèce humaine, nous pérégrinons avec le narrateur du supermarché à la soirée-barbecue, de la promenade en ville à celle dans la galerie commerçante, en quête de ce qui donne sa couleur inédite à cet in-fans, au sens propre du mot, à ce non-parlant même s’il n’est pas sans langage.

La pertinence clinique de ce véritable travail d’écriture auquel s’est tenu Laurent Demoulin tient précisément dans ce qu’il nous fait partager ce à quoi Robinson n’accède pas, à savoir ce qu’implique ce que l’auteur appelle la quatrième dimension – celle du langage – dans laquelle il est si douloureux d’entrer – car on y rencontre le mot « mort » et le mot « jamais » – et dont il est impossible de sortir.

Tout dans la description particulièrement fine de cette covivance entre père et fils, tout vient nous rappeler que n’a pas pu prendre place entre eux ce lien via le langage articulé qui définit notre espèce.

Seuls sont présents la rencontre brute mais non sans tendresse, le corps à corps incessant et en même temps aimant, la violence de l’irruption qui parfois atteint la jubilation, le choc quelquefois joyeux de leurs altérités, la menace permanente que constituerait toute mise à distance aussi bien que la douleur de leur présence réciproque. Les contraires sont là, complètement enchevêtrés.

Car contrairement au sens courant du terme, qui veut que l’autisme désigne une forme de coupure d’avec le monde, de total repli sur soi, je tiens pour vrai, écrit l’auteur de Robinson, qu’il s’agit d’une forme de contamination du sujet par le monde extérieur, contamination désordonnée, éclatée, absurde, non signifiante, prolifération folle d’altérité insaisissable. Qu’est-ce qui nous tient à distance de l’autre, sinon le langage ? Sans langage, l’autre est partout, en nous, autour de nous, à travers nous. Le repli autistique est une réalité seconde : il est protection face à cette invasion infinie.

Pas d’espace tiers, Dieu sait pourquoi ! Atteinte de la neurophysiologie à cet âge précoce où précisément l’enfant en principe intègre la possibilité de la parole ? Position subjective de refus radical de la part de ce oui-autiste qui, ce faisant, n’a plus d’autre voix que celle de son silence ? Présence d’un premier Autre qui n’a laissé aucune chance à un autre autre d’exister aux yeux de Robinson ? Impuissance d’un second Autre à s’immiscer dans la dyade première et à y inscrire un espace pour ce qu’exige la capture de l’être parlant ? La question restera sans réponse et c’est toute la force et la beauté du Robinson-livre que de s’en tenir au travail rigoureux du père-écrivain de ne faire que de tenter d’en soutenir l’écriture.

Pourtant, c’est bien le « radical » Père qui est ainsi montré et démontré comme absent, voire même aboli. Aucune place pour autre chose que de l’attache viscérale, pas seulement dans les idées, mais dans la chose elle-même : une ceinture de paternité, va jusqu’à écrire l’auteur sans en dire davantage.

Et il est bien vrai que le père, celui du « principe paternel », du « principe langagier » n’arrive pas à trouver existence dans la manière d’être du oui-autiste. Au point que l’auteur se demande : Suis-je le père de Robinson ou une seconde mère ?

Question plus que pertinente car elle dit bien ce à quoi l’auteur est confronté : quelle place est-il possible de donner aux mots dans ce monde du seul faire et des seules choses ? Quelle nomination peut avoir lieu dans l’espace abyssal que creuse le lien du père à son fils et du fils à son père ? La réponse est affreusement simple et ruine d’un seul coup toute réalité paternelle : aucune !

Et pourtant, ce dont témoigne l’auteur, c’est qu’il veut être le père de ce fils. C’est à ses trois enfants – Camille, Hadrien et Robinson – qu’il dédicace son livre. Et le plus stupéfiant, c’est que faute d’y arriver dans le réel de leur relation, c’est par et dans l’écriture qu’il y parvient.

Manière de prendre acte que la littérature a des pouvoirs que le pouvoir n’a pas.

Lecture et présentation : « Les entretiens préliminaires à une psychanalyse » (sous la direction de J.-R. Freymann

Les entretiens préliminaires à une psychanalyse, (sous la direction de) Jean-Richard Freymann, éditions érès, coll. « Hypothèses », 2016.

 

Cet ouvrage fait suite aux Journées d’avril 2014 de la FEDEPSY : La clinique psychanalytique aujourd’hui. Praxis des Entretiens préliminaires, journées coordonnées par Jean-Richard Freymann et Marcel Ritter.
Jean-Richard Freymann explique que ce livre se veut un passage de flambeau des aînés psychanalystes à la nouvelle génération.

« Entretiens préliminaires », de quoi s’agit-il ?
Les auteurs de ce livre : Jean-Pierre Bauer, Eva-Marie Golder, Jean-Marie Jadin, Patrick Landman, Daniel Lemler, Nicole Lévy, André Michels, Marcel Ritter, Moustapha Safouan et Marie-France Schaefer, tentent d’y répondre.
Dans son introduction, Jean-Richard Freymann dit que les entretiens préliminaires sont le marche-pied pour entrer dans une analyse.
Tous les auteurs de ce livre partageront, en l’explicitant chacun à sa manière, cette définition. Freud, quant à lui, ne parle pas d’entretiens préliminaires mais d’un traitement d’essai à une psychanalyse.

Dans Je parle aux murs, Lacan dit : « Il n’y a pas d’entrée possible dans l’analyse sans entretiens préliminaires ».

En considérant cette définition, les entretiens préliminaires désignent les premières rencontres d’une personne qui veut commencer une analyse avec un psychanalyste. C’est lors de ces entretiens, en effet, que le futur patient formule sa demande d’analyse à un psychanalyste. Le psychanalyste doit mesurer la possibilité de l’implication du sujet dans l’analyse et sa tolérance à ce travail qu’est une psychanalyse.

On peut dire que les premiers entretiens sont l’occasion d’une évaluation chez le sujet qui demande une analyse. Pour le dire autrement, et d’une façon plus explicite, l’analyste doit, lors de ces premiers entretiens, mesurer la capacité de symbolisation d’un sujet et du supportable de la perte.
L’instauration du transfert est un autre enjeu des entretiens préliminaires et c’est là que l’analyste doit formuler la règle fondamentale.
La formulation de la règle fondamentale est la seule exigence demandée au futur analysant : celui-ci doit dire ce qui vient, sans sélectionner et sans avoir peur de dire des bêtises.
Les entretiens préliminaires s’exercent dans une position de face à face de l’analyste et de l’analysant. Mais quand, exactement, le patient peut-il passer de cette position de face à face à celle du divan ? Quand peut-on dire que débute l’analyse ? La bascule de la position assise à celle du divan peut se faire au moment où l’analyste entend la vraie demande du patient. C’est l’entrée en jeu de son désir d’analyste.

Daniel Lemler parle de fin des entretiens préliminaires comme mise sur le divan et fin du corps-à-corps, c’est-à-dire passage du face à face avec l’analyste au divan où l’analyste formule la règle fondamentale.

Patrick Landman nous dit que les entretiens préliminaires amènent au constat d’une nécessité pour le patient de réaliser dans le transfert la brèche qui s’est ouverte (ouverture de l’inconscient), ouverture que l’on appelle l’initium de l’analyse.

Il y a un moment où se produit un virage dans certaines cures analytiques : c’est l’instant où l’analysé trouve le déclencheur de son mal être qui se trouve être la perte de l’objet petit a, cet objet irrémédiablement perdu.

Moustapha Safouan affirme que toute analyse fonctionne à ce niveau-là. Une fois que l’analysé est parvenu à cette perte et une fois débarrassé de son symptôme, il tombe dans cet état que l’on appelle « misère moyenne ». Mais force est de constater que cette misère-là, nos contemporains ne la supportent plus.

Or, il faut encourager l’analysant à ne pas reculer devant ce qui lui apparaît d’abord comme un abîme.

Marie-France Schaefer et Eva-Marie Golder nous disent ce qu’il en est des entretiens préliminaires avec des enfants. Le grand défi des premières rencontres avec un enfant est celui de la confiance à gagner. Mais n’en-est-il pas ainsi avec les adultes ? L’enfant n’arrive jamais seul chez le psychanalyste, mais entouré de ses parents.

La première rencontre est importante pour éclaircir ce que signifie une thérapie analytique au niveau du financement du temps nécessaire, de la fréquence des rencontres et de discerner si les parents parlent au nom de l’enfant ou s’ils lui laissent la parole. Le psychanalyste doit déterminer la place que l’enfant occupe auprès de ses parents. Il sera nécessaire de bâtir une « alliance thérapeutique » avec les parents pour que le travail se mette en place quel que soit le cadre.

Ce qui ressort de cet ouvrage d’articles coordonnés par Jean-Richard Freymann, c’est le grand rôle des entretiens préliminaires qui vont déterminer, pour le sujet qui demande une psychanalyse, sa capacité à symboliser et à accepter la « perte ».

Donc pas d’entrée en analyse sans entretiens préliminaires.

La psychanalyse est morte pour les autismes

La psychanalyse est morte pour les autismes, vive la psychanalyse pour les autismes !

Dire que la psychanalyse est morte pour les autismes est une affirmation qui repose sur plusieurs faits concordants :

Tout d’abord après les décennies soixante-soixante-dix du siècle dernier qui avaient vu la domination exclusive ou presque des théories psychanalytiques dans le champ de la pédopsychiatrie, les trente années qui ont suivi ont été l’occasion d’un changement de paradigmes au profit des théories neuro-scientifiques et des orientations comportementalistes. Tous les acquis exceptionnels apportés par la psychanalyse comme la finesse des observations cliniques, la subtilité des modèles descriptifs et des hypothèses sur le fonctionnement psychique en particulier les mécanismes de défense des personnes autistes comme l’identification adhésive ont été en quelque sorte balayés par la perspective nouvelle à orientation neuro-scientifique.

Déjà l’observation directe des bébés expérimentée par Brazelton (1970), Bower (1978) ou Trevarthen (1979) sur le modèle d’Ester Bick avait imposé une révision de certains concepts promus par Frances Tustin comme celui « d’autisme primaire normal » imposant de distinguer l’état autistique d’un état archaïque du développement normal avec fixation ou régression.

L’étape de l’autisme primaire normal n’existe pas, l’observation rigoureuse des nouveaux-nés le démontre sans ambiguïté, il semblerait exister un noyau d’intersubjectivité primaire plutôt qu’un autisme primaire mais ce noyau ne préjuge pas, ne détermine pas obligatoirement l’entrée dans l’intersubjectivité secondaire qui permet un contact avec l’autre distinct du sujet et constitué en objet distinct par le sujet ; certains éléments exogènes environnementaux dont l’interaction avec ceux qui s’occupent du bébé ou endogènes par exemple cérébraux peuvent entraver le passage du noyau primaire à l’intersubjectivité secondaire. Certaines hypothèses (Golse 2013) font un lien entre la co-modalisation de deux flux sensoriels impossible chez les autistes et le mantèlement/démantèlement à l’origine de la constitution de l’objet externe (Meltzer). Cette révision a entraîné une conséquence très importante : l’autisme ne pouvait plus entrer dans le champ des modèles freudiens ou kleiniens de développement du psychisme comme la perversion polymorphe de Freud pour les perversions ou les phases schizo-paranoïdes et dépressives de Klein pour les psychoses.

Les psychanalystes auraient pu alors passer d’un modèle explicatif à un modèle plus modeste purement descriptif mais ce ne fut pas le cas. Tout d’abord certains n’admettaient pas les révisions de Frances Tustin refusant les conclusions des observations directes en leur opposant leur expérience clinique propre, et Frances Tustin elle-même continua de parler d’un « autisme psychogène » en prenant comme référence des syndromes post traumatiques où se révèle une fixation sur le « ne pas savoir, ne pas entendre ». Dans l’autisme psychogène, il s’agirait d’une conscience traumatique de la séparation d’avec la mère, ce serait une amplification, une exagération, une intensification d’un groupe, d’un ensemble de réactions spécifiques au trauma. On serait face à un mécanisme de survie psychique. Si les cas cliniques décrits par certains analystes sont convaincants, les hypothèses qui soutiennent l’idée d’autisme psychogène ne sont pas corroborées par les découvertes des neuro-sciences, mais l’on sait de longue date que même avec des théories hasardeuses, approximatives ou fausses on peut « guérir». Il est bien évident que certains cas d’autismes sont corrélés à des trajectoires traumatiques comme les abandons, les carences en tout genre ou même parfois les maltraitances médicales, dites iatrogènes, lors d’hospitalisation dans les premiers mois de la vie, mais ce n’est pas la règle générale bien évidemment et corrélation ne veut pas dire causalité dans le sens où les événements traumatisants peuvent avoir le rôle d’événements déclencheurs sur un terrain de vulnérabilité neurologique ou génétique mais l’enchaînement des causalités reste inconnu.

Ces événements traumatisants ont en quelque sorte la même fonction que certaines maladies métaboliques, génétiques, certaines encéphalopathies ou épilepsie qui sont associés à des syndromes autistiques, ce que l’on appelle les autismes syndromiques à différencier des autismes prototypiques qui eux ne s’accompagnent d’aucune pathologie cérébrale détectable en dehors de l’autisme lui-même. Ces maladies associées jouent peut-être un rôle de déclencheur du syndrome autistique, ce qui ferait de ces formes d’autisme une sorte de « voie finale commune » en relation avec des pathologies très diverses. Il faut alors plutôt parler d’autismes au pluriel et non d’autisme au singulier.

La difficulté s’accroît avec les dernières découvertes génétiques qui retrouvent pour près de 40% des autismes un point de départ génétique mais un seul gène est exceptionnellement en cause ; la plupart du temps on est en face d’un tableau intéressant de multiples mutations sur plusieurs gènes qui ont chacune d’entre elles une faible pénétrance, seule leur association compte mais n’est pas suffisante car leur expression phénotypique n’est pas déterminée à l’avance, ce qui fait que les mêmes mutations peuvent entraîner tantôt un autisme tantôt aucune pathologie ou une autre pathologie que l’autisme. L’intérêt clinique repose sur le fait que, devant un tableau autistique en relation avec une mutation accidentelle « de novo », les parents n’ont a priori pas à s’inquiéter pour faire un autre enfant ce qui est différent dans un cas de mutation transmise. Autrement dit le gène de l’autisme n’existe pas. Par ailleurs les mutations génétiques intéressent surtout les autismes syndromiques et pour le moment très peu d’autismes prototypiques, c’est-à-dire plus l’autisme est « pur » moins il est « génétique » ; ce sont les découvertes actuelles mais cela peut naturellement changer.

La deuxième grande série de raison qui expliquerait la « mort » de la psychanalyse dans l’autisme tient à la nouvelle définition de l’autisme issue du DSM, le manuel US de classification des pathologies mentales. Après avoir éliminé les psychoses infantiles, le DSM a tout d’abord inclus l’autisme dans un ensemble que sont les troubles envahissant du développement (TED) puis, depuis la version 5 de ce manuel, on parle de troubles du spectre autistique (TSA). C’est dire que l’autisme est devenu la référence centrale : on est plus ou moins autiste, l’autisme lui-même étant défini selon des critères relativement simples permettant, avec un abaissement des seuils d’inclusion, une augmentation incroyable de la prévalence. Bientôt « tous autistes ». Deux seuls critères diagnostiques suffisent pour être inclus dans le trouble du spectre autistique :

  1. Existence de déficits persistants de la communication et des interactions sociales observés dans des contextes variés. La communication et les interactions sociales sont regroupées dans la version 5 du DSM alors qu’elles étaient dissociées dans la version IV.
  2. Caractère restreint et répétitif des comportements, des intérêts ou des activités. Avec ces deux critères diagnostiques, on peut commencer à poser un diagnostic d’autisme diagnostic qui sera confirmé ou infirmé par des tests complémentaires des évaluations de différentes sortes, mais le premier pas est franchi et cette inclusion selon les critères du DSM dans le spectre du trouble autistique est prise en compte dans le chiffrage de la prévalence. La prévalence est alors utilisable comme moyen de pression sur les décideurs politiques pour financer des établissements de soins, des recherches, fournir des aides en tout genre. Par ailleurs, le diagnostic d’autisme permet une ouverture de droits particuliers issus de législations particulières pour l’enfant et sa famille, et procure ainsi un avantage par rapport à d’autres diagnostics.

Le diagnostic de trouble du spectre autistique est un diagnostic essentiellement d’observation comportementale, il risque donc d’entraîner tout naturellement une démarche thérapeutique comportementaliste. Il met l’accent uniquement sur les déficits et ne parle pas des compétences des enfants autistes, là encore il favorise ou est dans l’esprit des méthodes purement normatives.

Pourtant, dans la plupart des cas, les autistes ont des compétences importantes et il n’est pas du tout sûr qu’il faille considérer leurs intérêts restreints d’un seul point de vue négatif et donc les empêcher alors qu’il s’agit peut-être d’une curiosité d’un éveil au monde extérieur, d’un recueil de données ou d’une recherche d’information. C’est le point de vue des partisans de la neuro-diversité et de Laurent Mottron. Les critères diagnostiques du DSM ne s’intéressent en rien à la réalité psychique des autistes comme par exemple les manifestations qu’on peut assimiler à des angoisses très fortes paroxystiques qui surviennent périodiquement, cette réalité psychique est hors jeu.

Le DSM a porté un coup de grâce à la psychanalyse dans l’autisme en désignant l’autisme comme trouble neuro-développemental, non pas en ce que le terme lui-même est gênant mais en raison des interprétations qu’il suggère concernant l’étiologie. Neuro- développemental suggère neurologique et donc une étiologie monofactorielle purement organique, un certain déterminisme pour ne pas dire un déterminisme certain, le retour à une médecine d’organe, le cerveau en l’occurrence, excluant toute causalité psychique car le psychisme n’est pas un organe.

Enfin la représentation sociale de l’autisme a également changé grâce à l’action des usagers et des autistes eux-mêmes qui se sont de plus en plus détournés non seulement de la psychanalyse mais de la psychiatrie qu’ils accusaient de culpabilisation, enfermement et stigmatisation. Ils refusent d’être considérés comme des malades mentaux – ce qui se comprend –, certains considèrent qu’être autiste représente une façon d’être comme une autre et, comme nous sommes tous différents, nous avons aussi un cerveau différent et qu’il existe des neuro-typiques et des neuro-atypiques que sont les autistes.

Cette vision des choses a entraîné une sorte de regroupement communautaire d’un certain nombre d’usagers autour de leur identité d’autiste. L’autisme, qui était en 1943 une pathologie très grave et très peu évolutive, est devenu en 2017 un mode d’être comme un autre et que la société se doit d’inclure.

Il ne sert à pas grand chose de dénoncer cette évolution si ce n’est à passer pour des nostalgiques des époques précédentes où régnait un âge d’or entre psychanalyse et psychiatrie, mais qui n’était pas du tout satisfaisante.

En France les autistes et leurs parents se sont heurtés trop souvent à une arrogance des psychanalystes qui masquait une impuissance à guérir, à une doxa dominante qui situait un péché originaire du côté du désir des parents et en particulier de la mère, et qui ne pouvait être pris autrement qu’une culpabilisation. Je me demande si ce n’était pas une sorte d’influence de la religion sur la doxa analytique ; au péché originaire de la Bible concernant la femme, on substituait le péché originaire de la mère d’autiste.

Mais tout cela a entraîné des traumatismes car, quand on vient en consultation avec un enfant très différent des autres et avec lequel l’interaction est si difficile, se voir indirectement accusé de sa pathologie ajoute de la souffrance à la souffrance. Ces traumatismes sont si répandus que de nombreux parents préfèrent des méthodes comportementalistes intensives comme la méthode ABA où ils sont réduits à la fonction d’auxiliaire éducateur au détriment de toute spontanéité et de toute initiative parentale et se sentent souvent culpabilisés s’ils dévient de la ligne. En fait, les psychanalystes qui travaillent spécifiquement dans le champ de l’autisme sont à des années lumière des pratiques encore aujourd’hui dénoncées par les associations d’usagers. L’idée même d’interpréter un symptôme autistique comme Freud interprétait un symptôme hystérique au début du siècle dernier est un non-sens absolu, une absurdité, les psychanalystes travaillent avec les autistes avec une toute autre approche.

De nos jours, les cures psychanalytiques avec les autistes sont intégrées dans un programme d’action pluridisciplinaire dans lequel prennent place des approches éducatives et rééducatives, orthophoniques et psychomotrices etc.

Enfin cette doxa psychanalytique qui « accusait » les parents a une bien étonnante postérité. Certains parents d’autistes, certains usagers accusent la doxa psychanalytique d’influencer les travailleurs sociaux qui préconisent les placements d’enfants autistes. En réalité le problème se pose face à un enfant autiste qui présente très régulièrement des plaies,

des ecchymoses, des hématomes, s’agit-il de maltraitance ou s’agit-il d’auto-mutilations ? La réponse est au cas par cas sachant que les auto-mutilations existent et qu’elles peuvent faire croire à de la maltraitance. C’est de la responsabilité des professionnels de savoir faire la distinction. Les parents d’autistes sont des femmes et des hommes comme tout le monde, ils ne sont en rien coupables de l’autisme de leur enfant, ils doivent supporter une interaction très complexe, très pénible qui engendre une souffrance psychique à prendre en compte. Les parents d’autistes ne sont ni à diaboliser, ni à culpabiliser mais ils ne doivent pas être sacralisés non plus, certains cas de maltraitance peuvent exister. Mais de là à accuser la psychanalyse dans les placements injustifiés, c’est irrationnel et c’est abusif.

Vive la psychanalyse dans les autismes !

Comment les psychanalystes ont organisé la résistance?

Après tout ce que je viens d’énoncer on pourrait m’objecter que la psychanalyse n’a plus sa place dans l’autisme, qu’elle s’est avérée défaillante en confondant psychoses et autismes, en prétendant que l’autisme était psychogène etc. Pourtant les cures psychanalytiques ont démontré leur efficacité comme en témoignent des centaines d’études de cas et des dizaines de livres. Ces études de cas ne sont pas prises en considération par les experts scientifiques qui ont leurs critères de preuves scientifiques, seules les études cliniques randomisées en double aveugle ou presque ont grâce à leurs yeux ; c’est la règle du fameux consensus qui est « l’enfant » de l’évidence based médecine (EBM). Pourtant il existe de nombreux livres et articles qui montrent les limites de l’EBM en général et surtout en psychiatrie, mais rien n’y fait car on ne trouve pas mieux pour orienter les décisions. Les études de cas ne sont évidemment pas parfaites, elles sont potentiellement biaisées – l’évaluateur étant le thérapeute lui-même – il n’y pas de groupe contrôle, les progrès que le thérapeute attribue à la thérapie d’un enfant autiste par exemple sont peut-être attribuables à une évolution spontanée de la pathologie ou sont dus à d’autres facteurs. Les études de cas ne sont pas reproductibles, comme l’impose la science.

Pour toutes ces raisons, les cas de cures psychanalytiques avec les autistes ne peuvent pas entrer dans le cadre du consensus d’experts qui sont chargés dans tous les pays européens de publier des recommandations de bonne pratique, plus ou moins opposables aux praticiens. Ce fait marginalise la psychanalyse et c’est la raison pour laquelle à la suite de l’American Psychological Association (APA) qui a publié des règles pour évaluer « scientifiquement » les psychothérapies, certains psychanalystes ont mis en place des protocoles de recherche qui tiennent compte de la spécificité des psychothérapies avec les autistes. Les résultats intermédiaires sont intéressants, encourageants. Dans ces études on constate par exemple le fait que les traits généraux de la pratique clinique ajustée des cliniciens, pour la plupart psychanalystes (58 sur 65), ne s’accordent aucunement avec les caricatures qui ont été diffusées sur la psychanalyse.

En revanche, on retrouve certaines qualités partagées par les cliniciens, notamment la sensibilité, l’implication, la place première réservée au patient et l’ajustement fin à ses possibilités, la capacité de faire face aux provocations et pulsions violentes des enfants, d’utiliser au mieux la dimension préverbale, etc. La participation et le soutien des parents sont évidemment aussi des aspects importants.

Donc les psychanalystes s’occupant d’autistes, ou au moins certains d’entre eux, ont décidé de participer à la recherche avec les modalités appliquées aux autres méthodes thérapeutiques, en particulier médicamenteuses. Les résultats font déjà l’objet de critiques ou de polémiques mais ils sont là.

La résistance des psychanalystes n’a pas simplement consisté à entrer dans le jeu de l’évaluation, elle a pris aussi d’autres formes comme la « résistance étiologique ».

À la définition consensuelle de trouble neuro-développemental, on peut opposer une autre définition : « L’autisme est la forme la plus grave d’échec de l’intersubjectivité. »

Mettre l’accent sur l’intersubjectivité plutôt que sur le neuro-développemental ouvre de nouvelles perspectives, car l’accès à l’intersubjectivité se fait par étapes successives au cours desquelles la relation avec les proches est essentielle, et bien sûr en premier lieu avec les parents. À l’ancienne causalité psychique, on substitue une causalité interactive. Dans les cures psychanalytiques c’est cet aspect – accès à l’intersubjectivité – qui est mise en avant et pour cela la psychanalyse est irremplaçable. On observe que des enfants peuvent avoir au cours de leur première année des signes de la série autistique mais qu’ils ne développeront pas tous un autisme, certains d’entre eux s’enfermeront dans un syndrome autistique alors que d’autres reprendront le cours d’un développement normal. Ce qui a fait dire à certains psychanalystes qu’il existe un processus autistisant sur lequel on peut intervenir pour en interrompre l’évolution vers un syndrome autistique complet ; tout n’est pas joué à la naissance, plusieurs facteurs peuvent intervenir dans ce processus autistisant, en particulier l’interaction avec ceux qui s’occupent de l’enfant. D’où l’idée que le psychanalyste peut aider, par son observation et son expérience clinique, les parents dans leur interaction avec l’enfant difficile.

Les vidéos familiales faites dans le cadre de recherches en Italie ont montré par exemple que l’interaction entre un bébé peu communiquant, peu répondeur, hypotonique, donc à risque d’évolution autistique et une mère hyperstimulante était souvent contre- productif. Agir sur l’interaction entre l’enfant à risque autistique et les adultes dans le but de favoriser une ouverture vers l’intersubjectivité, c’est prendre très précisément le contre-pied des méthodes comportementalistes type ABA qui ne prennent en compte que l’interaction comportementale, les parents jouant le rôle d’auxiliaire éducateur ABA : les règles doivent être les mêmes partout, au foyer de l’enfant comme ailleurs.

Parmi les nombreux reproches qui sont faits à la psychanalyse, il y a celui de ne pas être suffisamment actif, d’attendre trop que le désir de l’enfant émerge, ce qui laisse l’enfant trop longtemps dans ce monde autistique et surtout ce qui nuit à son développement, lui faisant perdre des chances. Derrière ce reproche il y a l’idée que le développement cérébral comporte certaines étapes sous forme de fenêtres qui s’ouvrent et si l’opportunité n’est pas saisie, l’acquisition sera beaucoup plus difficile voire impossible. En fait cela semble être le cas pour certaines acquisitions comme la lecture, mais pas pour toutes les acquisitions.

S’il est vrai qu’une cure psychanalytique avec un enfant autiste exige une retenue de la part du thérapeute, la cure ne se fait jamais seule, à l’exclusion des autres prises en charge de l’enfant qui, elles, sont actives ou plus actives. De plus les techniques éducatives d’éveil, de jeu, de récréation qui utilisent les désirs de l’enfant s’avèrent efficaces pour les jeunes enfants. Il faut souligner que les avancées scientifiques récentes ne discréditent pas du tout la question d’un traitement relationnel et par le jeu.

Par exemple le Pr Catherine Barthélémy qui a reçu le prix de l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale) a développé avec le Pr Lelord la Thérapie d’Échange et de Développement, thérapie par le jeu, pratiquée de façon intégrative (2 séances /semaine) en hôpital de jour. Elle déclare qu’on améliore « de toute façon » la qualité de vie des autistes « en leur permettant d’accéder à la confiance, à l’échange, à la complicité et à la relation avec l’autre ».

La méthode Denver (ESDM) a le vent en poupe dans les publications internationales. Elle est en train d’être implantée et expérimentée en France dans un certain nombre de services qui sont des services « intégratifs », mixant plusieurs approches pour répondre à la

complexité des troubles et la diversité des patients. C’est une approche dans laquelle le jeu et la qualité d’empathie et de réceptivité du thérapeute sont au premier plan.

La méthode des « 3i », également basée sur le jeu individuel et la réceptivité du thérapeute pour entrer en relation avec l’enfant, donne des résultats intéressants qui vont être publiés prochainement. Sans parler d’un retour de la psychanalyse, il semble évident que les méthodes qui tiennent compte de l’interaction sont de plus en plus utilisées et évaluées.

La méthode de « l’affinity Therapy » est également en cours d’évaluation et s’avère très prometteuse. C’est une méthode qui se fonde sur le fait que le savoir (le sujet supposé savoir ?) n’est pas seulement du côté de la personne en charge des autistes mais aussi du côté des personnes autistes.

Mais que peut-on attendre d’une cure analytique avec des enfants autistes ? Ces cures à deux ou trois séances par semaine se fixent en fait plusieurs buts :

  • Partant de l’hypothèse de la construction de l’intersubjectivité, de son accès progressif, la cure analytique avec des autistes doit faire ressentir à l’enfant qu’un autre existe et n’est pas menaçant. Il existe une dialectique entre la subjectivation et l’accès à l’intersubjectivité. L’autre est reconnu dans le même mouvement que le sujet se reconnaît comme sujet. Donc l’objectif est double : que le sujet se voit comme sujet et sujet distinct de l’autre avec lequel il entre en interaction sans danger excessif.
  • Certains comportements stéréotypés, certaines figurations peuvent recevoir un sens de la part de l’analyste, permettant de mettre des mots sur ce que l’enfant figure devant l’autre, donne à voir à l’autre.
  • Les émotions qui sont ressenties par l’enfant autiste peuvent également recevoir des mots pour les identifier, c’est le rôle de l’analyste que d’aider à la mise en mots, le psychanalyste par son empathie par son expérience du transfert et du contre-transfert est bien placé pour décoder les messages.
  • Ainsi l’enfant pourra faire l’expérience qu’il peut communiquer une part de sa vie intime de son vécu intime à l’autre sans en être détruit en retour.
  • L’enfant autiste éprouve des angoisses très archaïques, ces angoisses se manifestent lors des séances de psychanalyse comme lors des activités quotidiennes ; ce sont des angoisses que l’on appelle de vidange, vidage, de tremblement ou de liquéfaction, d’où la recherche récurrente par les autistes de points d’appui durs comme par exemple un mur contre lequel s’appuyer. L’analyste confronté à ces moments d’angoisse au cours de la cure pourra, saura mettre des mots sur ces angoisses archaïques.

Les autistes ressentent vivent des souffrances psychiques intenses et – si je comprends qu’il puisse s’avérer nécessaire de les écarter d’un point de vue plus méthodologique qu’épistémologique pour s’occuper des autistes selon certaines méthodes à forte teneur comportementale – il n’est pas admissible d’en nier l’existence. Nier l’existence de souffrances psychiques chez les autistes revient à une sorte de maltraitance. Les témoignages d’autistes qui ont en quelque sorte expérimenté à des degrés divers cette négation ne manquent pas. Elles ou ils (Temple Grandin par exemple ou Michelle Dawson) expliquent fort bien que le forçage des méthodes purement comportementalistes est une sorte de maltraitance et, sans explicitement réhabiliter les méthodes psychanalytiques, elles prônent un respect de la personne autiste, de ses désirs, de son développement atypique.

En conclusion, il semble que, comme souvent dans le champ de la psychiatrie, on assiste à un mouvement de balancier. Après les années de « l’arrogance psychanalytique » où la psychanalyse prétendait à l’hégémonie et servait de métalangage pour surplomber l’ensemble des autres discours, et après les années qui ont suivi de « l’arrogance scientiste » qui devait découvrir des marqueurs biologiques très rapidement de toutes les pathologies mentales, il semble que l’on revienne petit à petit à une situation plus mélangée en particulier dans l’autisme.

Le triomphalisme scientifique au service de certains intérêts mercantiles a laissé place au doute, en particulier sur la validité des résultats à long terme (Shea 2004) des méthodes purement comportementalistes. Certaines associations d’usagers essaient par l’activisme médical, le lobbying, la communication d’obtenir ce que la science ne leur donne pas, elles réussissent en partie à influencer certains législateurs, mais la réalité est bien là : il n’existe pas de vérité scientifique sur l’autisme, nul ne peut faire un diagnostic d’autisme sur des marqueurs biologiques, ce qui nuit à la prévention. Enfin aucune méthode ne peut prétendre guérir l’autisme ou même obtenir des résultats très satisfaisants.

Dans ce contexte les méthodes psycho-dynamiques et les cures psychanalytiques en tout premier lieu gardent leur pertinence à condition de bien poser les indications, de sélectionner les bons thérapeutes qui doivent avoir certaines qualités, et d’associer à ces cures d’autres prises en charge de types éducatives ou rééducatives. Le pari le plus audacieux des psychanalystes est de supposer un sujet à un être qui ne parle pas, ne semble pas comprendre ce qu’on lui dit, ne communique pratiquement pas par des voies non verbales et présentent des comportements déroutants. À partir de cette supposition subjective, les psychanalystes essaient de comprendre avec des modèles descriptifs le fonctionnement psychique, en particulier pulsionnel de ce sujet, et ils adaptent leur pratique à cette réalité psychique supposée. Cette méthode peut apparaître pas suffisamment active mais encore une fois elle n’est plus jamais pratiquée seule et il n’est pas sûr que les méthodes actives à 100 % ou

« hyperactives » obtiennent de meilleurs résultats à long terme.

Malheureusement, en 2017, les autismes conservent leur opacité, leur mystère et devant ce fait incontournable qui produit de l’incertitude, il convient de résister aux attitudes dogmatiques ou aux réactions passionnelles.

Le tout psychanalytique a échoué mais le tout comportemental a également échoué.

Références bibliographiques :

Gary B. Mesibov and Victoria Shea, Evidence Based Practice and Autism, Autism

15(1):114-33. September 2010.

Bernard Golse, Mon combat pour les enfants autistes, Odile Jacob, 2013. Jean-Claude Maleval http://autistes-et-cliniciens.org/_Jean-Claude-Maleval

Laurent Mottron, L’intervention précoce pour enfants autistes, Mardaga, 2016. Lisa Miller and al, Closely observed infants, 1989.

Frances Tustin, Autistic states in children, 1994.

La loyauté, un sym-ptôme psychanalytique ?

Intervention de Jean-Louis Doucet-Carrière lors de la séance inaugurale de l’ESRFP le 22 octobre 2016 à Sète.

« L’homme comme l’arbre est un être où des forces confuses viennent se tenir debout. »
Gaston Bachelard

« Ô moi qui aspire à croître Je regarde dehors et voilà
Que croît en moi l’Arbre intérieur »
Rainer Maria Rilke

Nous avons, ici-même, travaillé ces dernières années des sujets qui mettaient en dialectique la psychanalyse avec des principes que je pourrais qualifier de très républicains : la liberté, la question du sacré, la fraternité… La question des rapports de la psychanalyse avec l’égalité aurait dû s’imposer naturellement. Certes, cette notion a une importance socio-politique majeure mais, aux yeux du psychanalyste dont la tâche est de tenter de faire surgir de la différence, de la disparité subjective, le principe d’égalité ne peut se comprendre que comme une équidistance de chaque « Un » par rapport aux lois qui sont celles du système politique qui gère notre quotidien. Système que l’on peut définir comme une République laïque et démocratique et qui doit s’attacher à préserver cette équidistance.
Le concept d’égalité renvoie donc à une loi républicaine, c’est-à-dire à la notion de légalité. La légalité est une valeur qui, à mon sens, n’a pas une dimension subjective première. Toute autre est la dimension de la loyauté ; ce terme, dans son acceptation courante, évoque en effet une qualité qui ne peut se soutenir que d’une position subjective.
L’usage a voulu que ces deux termes aient la même étymologie, en effet le légal comme le loyal dérive, d’après Alain Rey1, du mot latin legal issu du latin legalis qui veut dire conforme à la loi. D’après les mêmes sources, le qualificatif de loyal apparaît avec le sens de « qui a le sens de l’honneur, de la probité » dans le contexte de la chevalerie. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que la distinction sémantique définitive s’est faite entre légal et loyal. Je dirais, pour faire court, que la légalité renvoie à la loi qui concerne l’individu en tant que socius, alors que la loyauté a trait à ce que je pourrais appeler une appropriation subjective de la loi, une introjection de la loi.
Arrêtons-nous un instant sur ce concept d’introjection.
Dans son article « Pulsions et destin des pulsions » (1915), Freud emprunte ce terme à Ferenczi (Introjection et transfert, 1909) pour décrire le mécanisme par lequel : « Il (le moi2) prend en lui, dans la mesure où ils sont sources de plaisir, les objets qui se présentent, il les introjecte (selon l’expression de Ferenczi) et, d’un autre côté, expulse hors de lui ce qui, à l’intérieur de lui-même, provoque du déplaisir »3. Une nouvelle étape est franchie pour ce que Freud appelle le moi-sujet, dans la mesure où, contrairement au moi-réel primitif qui ne connaissait que « le plaisant » puisque, indifférent au monde extérieur, il n’aimait que lui-même, le processus d’introjection va désormais, en reconnaissant l’existence d’un monde qui lui est extérieur, imposer au moi- sujet de distinguer ce qui est à l’intérieur de lui, l’objet qui lui procure du plaisir, qu’il aime, et ce qu’il rejette à l’extérieur, la part de l’objet qui n’est pas incorporée, objet de sa haine. Avec ce moi-sujet-plaisir purifié, tel que le nomme Freud, apparaît l’opposition mais aussi le lien amour-haine4.
Dans le Séminaire XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan reprend de façon différente la problématique de l’introjection. Pour lui, le moi-plaisir purifié tel que le définit Freud, correspond à ce qui, « dans le moi-réel primitif, se satisfait de l’objet, se fait l’image en miroir de cet objet5 ». Mais l’étranger, le non-moi, le déplaisir, ce qui est hostile et générateur de haine, fait aussi partie de ce moi-réel primitif et persiste dans le moi, sans que jamais le principe de plaisir puisse en venir à bout. Pour Bernard Vandermersch, je cite : « C’est là sans doute l’origine du mauvais objet interne de Mélanie Klein et, pour Lacan, de l’objet a. Lacan replace l’introjection dans la dialectique du sujet à l’Autre avec sa dissymétrie fondamentale. Ce qui est introjecté est toujours un trait de l’Autre, un signifiant qui, dans le même temps qu’il fait surgir le sujet (qui, chez Lacan, est un effet du signifiant et n’est donc pas là au départ), le réduit à n’être que ce signifiant. Le rapport du sujet à l’Autre est donc toujours marqué d’une perte. C’est ce que Lacan appelle l’aliénation.6 » Dans ce même Séminaire, Lacan situe en effet le rapport du sujet à l’Autre dans ce qu’il définit comme le processus d’aliénation-séparation.
Précisons. Pour illustrer son raisonnement, Lacan part d’un type de choix singulier qui peut se poser de n’être résolu que par : ni ceci ni cela, ni l’une ni l’autre des possibilités du choix n’est recevable. Sauf, nous dit Lacan, a accepter que la conséquence de ce choix génère immanquablement une perte, c’est l’exemple bien connu qu’il retient devant l’ultimatum : « La bourse ou la vie », si on choisit la bourse on perd les deux, si on choisit la vie, ce sera une vie délestée de la bourse. Le choix entre la liberté ou la vie ne laisse la perspective que d’une vie de servitude. Seul le choix entre la liberté ou la mort permettrait de ne rien céder sur la liberté. Pour Lacan c’est ce processus qui est en cause dans le rapport du sujet à l’Autre. En effet, l’introjection du signifiant (ce qui est plein de sens) est à l’origine du sujet. C’est en effet en introjectant un trait de l’Autre (le trait unaire) que se constitue le sujet. On sait que Lacan soutient qu’au commencement n’est pas le Verbe, mais le trait unaire ! Mais du fait de l’aliénation à l’Autre, l’introjection du signifiant ne peut s’instaurer qu’aux dépens de l’être. Autrement dit, lorsque l’on est du côté du sens, on est dans le manque à être ; lorsqu’on est du côté de l’être, on est dans le non-sens et donc du côté de l’inconscient.
« L’introjection du signifiant s’accompagne donc d’une disparition du sujet7. » Pour réapparaître le sujet doit, pourrait-on dire, payer son écot, c’est-à-dire qu’il doit se séparer d’une partie de lui-même pour compenser cette impossibilité à être que lui impose l’introjection du signifiant. L’Autre, en effet, et il importe d’insister sur ce point, ne fournit que du signifiant, il ne garantit aucunement l’être, il ne désigne ni ne construit jamais le sujet. C’est en cédant ce qui est séparable de son corps, nommément les objets a de la pulsion, à savoir, le sein sevré, les fèces abandonnées, le regard et la voix que le sujet, qui est dès lors divisé, peut resurgir. On voit bien là qu’il y a un « Au-delà du principe du plaisir » puisque l’introjection du signifiant, signifiant dont il est important de rappeler qu’il est le représentant psychique de la pulsion, l’introjection du signifiant témoigne que la pulsion tourne toujours autour d’objets a qui ne sont pas tous des objets favorables au plaisir, objets a « qui en fin de compte, ne peuvent servir à rien8. »
Cette longue et difficile digression sur le mécanisme de l’introjection ne nous fait pas oublier notre réflexion sur la loyauté. Nous avons, plus haut, proposé de définir la loyauté comme la qualité qui résulte de l’introjection de la loi. Quelle est l’hypothèse théorique qui pourrait soutenir cette proposition ? De notre place d’analyste, la loi qui est introjectée ne peut être que la loi symbolique. Posons à la suite de cette réflexion que ce qui est introjecté, ce trait de l’Autre que prélève le sujet, c’est justement ce qui manque dans l’Autre. Si nous suivons le fil des hypothèses exposées plus haut sur l’introjection, ce trait de l’Autre, ce qui manque dans l’Autre, c’est un signifiant, Lacan est formel sur ce point. Je pose comme hypothèse que ce signifiant introjecté, signifiant qui permet d’élever le sujet à la dimension de la loyauté, c’est le signifiant du Nom-du-Père dans la mesure où Lacan le définit ainsi : « C’est le signifiant qui dans l’Autre en tant que lieu du signifiant est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi9. » Cette formule, certes un peu énigmatique, nous conduit, je crois, à considérer que chez l’Autre – c’est-à-dire ce lieu qui est le réservoir, le trésor des signifiants où vient s’approvisionner l’infans –, le Nom-du-Père est le signifiant de cet Autre dans sa dimension d’incomplétude, dans sa structure marquée par un trou, un manque, une absence autour de laquelle s’ordonne la chaîne signifiante, les lois du langage. En introjectant le signifiant du Nom-du-Père, le sujet en devenir, incorpore de fait une absence effacée par ce signifiant. On sait que Lacan définit le trait unaire comme le « signifiant non d’une présence, mais d’une absence effacée10 ». En disant cela, je ne veux pas confondre signifiant du Nom-du-Père et trait unaire, je souhaite montrer que, à mon sens, c’est grâce au signifiant du Nom-du-Père que peut s’inscrire le trait unaire. La métaphore du signifiant du Nom-du-Père est la condition de possibilité du trait unaire. C’est le fait que l’Autre ne puisse pas tout dire, ne puisse pas interpréter tous les cris, tous les vagissements de l’infans, qui peut permettre au sujet en devenir d’inscrire dans le langage son manque à être. Le manque-à-être répond au manque dans l’Autre. Le signifiant du Nom-du-Père fait césure dans le langage, et c’est à partir de cette césure que s’ordonnent les lois qui le régissent.
Lacan le soutient : « … je vous ai dit qu’à l’intérieur du système signifiant, le Nom-du-Père a la fonction de signifier l’ensemble du système signifiant, de l’autoriser à exister, d’en faire la loi…11 »
Bernard Vandermersch assure : « L’opération dite par Lacan du « Nom-du-Père » est la métaphore qui donne un sens sexuel à ce manque dans l’Autre par la mise en place d’un référent, le phallus. Le phallus donne accès au désir, soit que le sujet veuille l’être, pour être désiré par le père, soit qu’il veuille l’avoir pour désirer comme le père. Le père est ainsi celui qui unit le désir à la loi et non celui qui interdit le désir12. »

Je crois que nous touchons là à un point capital de notre réflexion sur la loyauté. Je dirais que la notion de loyauté, pour le psychanalyste, ne peut se concevoir que du fait de l’identité du désir et de la loi.
Dans le Séminaire X L’angoisse, Lacan précise de façon lumineuse ce que recouvre cette notion d’identité du désir et de la loi, je cite : « Le désir et la loi sont la même chose en ce sens que leur objet leur est commun. Il ne suffit donc pas de se donner à soi-même le réconfort qu’ils sont, l’un par rapport à l’autre, comme les deux côtés de la muraille, ou comme l’endroit et l’envers. C’est faire trop bon marché de la difficulté. (…). Le mythe de l’œdipe ne veut pas dire autre chose que ceci – à l’origine, le désir comme désir du père et la loi sont une seule et même chose. Le rapport de la loi au désir est si étroit que seule la fonction de la loi trace le chemin du désir. Le désir, en tant que désir pour la mère, est identique à la fonction de la loi. C’est en tant que la loi l’interdit qu’elle impose de la désirer, car, après tout, la mère n’est pas en soi l’objet le plus désirable. Si tout s’organise autour du désir de la mère, si on doit préférer que la femme soit autre que la mère, qu’est-ce que cela veut dire ? – sinon qu’un commandement s’introduit dans la structure même du désir. Pour tout dire, on désire au commandement. Le mythe de l’œdipe veut dire que le désir du père est ce qui fait la loi.13 » Dans son séminaire, Lacan, notons-le au passage, nous y reviendrons plus tard, comme toujours n’utilise pas ce terme de commandement au hasard…
Pour revenir à la définition donnée au début de ce travail, la loyauté serait donc cette qualité qui rend conforme à la loi, et avançons maintenant qu’est loyal ce qui est conforme au désir et nous pourrions même rajouter qu’est loyal ce qui est conforme au désir en tant que celui-ci est articulé au signifiant du Nom-du-Père.
Dont acte.
Se pose désormais une double problématique. Ces deux problématiques étant d’ailleurs difficilement séparables comme nous le verrons. La première de ces problématiques, Lacan dans son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse14, la formule comme suit : « As-tu agi en conformité avec ton désir ? » Je m’autoriserai donc à le paraphraser ainsi : « As-tu été loyal ? » Cette question relève, on le voit, plus d’un positionnement éthique que d’une affaire de moralité. Pour Lacan : « L’éthique consiste essentiellement – il faut toujours repartir des définitions – en un jugement sur notre action, à ceci près qu’elle n’a de portée que pour autant que l’action impliquée en elle comporte aussi ou est censée comporter un jugement, même implicite. La présence du jugement des deux côtés est essentielle à la structure. S’il y a une éthique de la psychanalyse – la question se pose – c’est pour autant qu’en quelque façon, si peu que ce soit, l’analyse apporte quelque chose qui se pose comme mesure de notre action – ou du moins le prétend15. » Dit autrement, si je ne trahis pas la pensée de Lacan, toute action en elle-même est déjà le fruit d’un jugement d’attribution, le positionnement éthique va, lui, mesurer l’adéquation de ce jugement avec les exigences du désir et de la loi. C’est là que je situerais le concept de loyauté. La loyauté c’est la capacité du sujet de l’inconscient à ériger son désir en loi éthique. J’ai souligné plus haut que quelqu’un de loyal est quelqu’un qui a le sens de l’honneur, de la probité. Alain Rey16 nous rappelle que le mot probe vient du latin probus qui désigne une récolte, un végétal qui pousse bien droit, il est assimilé aussi au verbe croître. La loyauté permet au sujet de rester droit, de croître dans sa relation à l’Autre. C’est ce qui permet au sujet de ne plus être incarcéré dans les demandes, demandes de l’Autre et demandes à l’Autre. Pour François Balmès17 : « L’identité du désir et de la loi est (…) ce qui affranchit de l’assujettissement à la demande. »
Être loyal, c’est consentir à ne pas distinguer le désir de la loi. Et Lacan de souligner : « Ce que j’appelle céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet – (…) de quelque trahison. Ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui-même, et c’est sensible pour lui- même. Ou, plus simplement, il tolère que quelqu’un avec qui il s’est plus ou moins voué à quelque chose ait trahi son attente, n’ait pas fait à son endroit ce que comportait le pacte – le pacte quel qu’il soit, faste ou néfaste, précaire, à courte vue, voire de révolte, voire de fuite, qu’importe. Quelque chose se joue autour de la trahison, quand on la tolère, quand, poussé par l’idée du bien – (…) – on cède au point de rabattre ses propres prétentions, (…). Là vous pouvez être sûr que se retrouve la structure qui s’appelle « céder sur son désir ».18 » Cette « idée du bien » qu’introduit ici Lacan nous conduit directement à notre deuxième problématique qui est celle de la prise du sujet du désir dans le filet des lois morales qui organisent le fonctionnement d’une société. Autrement dit, il s’agit d’envisager les rapports entre, d’une part, cette loi symbolique s’exprime dans les lois du langage et le désir qui en est consubstantiel, et, d’autre part, les règles qui régissent les rapports du sujet à ses semblables qu’on peut appeler les règles morales et dont l’instance psychique a été conceptualisée par Freud sous la forme du surmoi. Dit de façon laconique, comment concilier le désir inconscient dans sa dimension de vérité subjective et les exigences du surmoi, cette instance morale, interdictrice, féroce et obscène comme la qualifie Lacan ?
Freud nous dit que le surmoi est l’héritier introjecté du complexe d’Œdipe, il vient donc en permanence, rappeler et la loi du père et le désir. Cette question du surmoi est excessivement complexe mais nous retiendrons essentiellement la duplicité qui le caractérise, à savoir qu’il est une instance à la fois pacifiante et/ou traumatique. Les cliniques de la mélancolie et de la névrose obsessionnelle nous le montrent au quotidien. Comment comprendre, comment articuler cette duplicité surmoïque avec ce que nous avons avancé sur le signifiant du Nom-du-Père et son rôle dans la genèse des lois du langage ? Je crois que l’on peut avancer que, en ordonnant les signifiants de l’Autre, le signifiant du Nom-du-Père, autorise le surgissement du sujet du désir, mais dans le même mouvement il le condamne définitivement à se soumettre à ces lois. Je crois que c’est ce que Lacan avance lorsqu’il soutient : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme c’est le sujet pris et torturé par le langage.19 ». Mais il y a, à mon sens, une autre manière d’appréhender la férocité surmoïque et cela à partir de la distinction que fait Lacan entre père symbolique, père réel et père imaginaire. Le père symbolique, c’est le père mort, la métaphore du signifiant du Nom-du-Père vient en tenir lieu. Le Père réel, c’est celui qui est là au quotidien pour l’enfant et qui permet à celui-ci d’avoir accès au désir sexuel. En effet c’est ce père réel qui montre à l’enfant que la mère lui est interdite tout simplement parce que c’est lui qui la possède, il était là avant et elle est son bien-propre. Lacan le qualifie de « Grand Fouteur ». Il rajoute : « Seulement, ce père réel et mythique ne s’efface-t-il pas au déclin de l’œdipe derrière celui que l’enfant, à cet âge tout de même avancé de cinq ans, peut très bien avoir déjà découvert ? – à savoir le père imaginaire, le père qui l’a, lui le gosse, si mal foutu.20 » et : « N’est-ce pas autour de l’expérience de la privation que fait le petit enfant – non pas tant parce qu’il est petit mais parce qu’il est homme – n’est-ce pas autour de ce qui est pour lui privation (par le père réel21), que se fomente le deuil du père imaginaire ? – c’est-à-dire d’un père qui serait vraiment quelqu’un. Le reproche perpétuel qui naît alors, d’une façon plus ou moins définitive et bien formée selon les cas, reste fondamental dans la structure du sujet. Ce père imaginaire, c’est lui, et non pas le père réel qui est le fondement de l’image providentielle de Dieu. Et la fonction du surmoi, à son dernier terme, dans sa perspective dernière, est haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses.22 » Cela revient à dire que c’est du deuil du père imaginaire que va naître le surmoi, ce guerrier qui ne peut se résoudre à renoncer à ses illusions de grandeur et qui peut installer le sujet dans la pure culture de la pulsion de mort. On voit bien dès lors, pour revenir plus directement à notre thème de la loyauté, que l’introjection du signifiant du Nom-du-Père – qui autorise le prélèvement chez l’Autre du trait unaire, cette marque distinctive qui crée le sujet – permet à celui-ci de ne pas rester fasciné par un père imaginaire qui ne lui aurait pas fait testament de sa grandeur et évite ainsi au sujet de passer le reste de son temps à cultiver sa rancœur ! C’est de la jouissance de cette rancœur dont la loyauté doit signer l’abandon. Jouissance de la rancœur, certes, mais bien sûr pas uniquement. Il s’agit également pour le sujet dans la loyauté à son désir de se positionner par rapport à la jouissance des biens à savoir ce qui relève de l’utile, du besoin, et au-delà même, des pièges et des illusions que véhiculent souvent la compassion et l’amour du prochain. J’ai souligné plus haut cette phrase de Lacan : « Pour tout dire, on désire au commandement. » Cette formule est bien sûr destinée à mettre en dialectique le désir avec les Tables de la Loi remises à Moïse et porteuses des dix commandements. Lacan en effet relie ces dix commandements aux lois de la parole : « Ces dix commandements, tout négatifs qu’ils apparaissent – on nous fait toujours remarquer qu’il n’y a pas que le côté négatif de la morale, mais aussi le côté positif – je ne m’arrêterai pas tellement à leur côté interdictif, mais je dirai, comme je l’ai déjà indiqué ici, qu’ils ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu’ils explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole – je n’ai pas dit de discours – possible.(…). Je veux vous faire remarquer ceci – dans ces dix commandements, qui constituent à peu près tout ce qui, contre vents et marées, est reçu comme commandements par toute l’humanité civilisée – (…) – dans ces dix commandements, nulle part il n’est signalé qu’il ne faut pas coucher avec sa mère. Les dix commandements ne pourrions-nous pas essayer (…) de les interpréter comme quelque chose de fort proche de ce qui fonctionne effectivement dans le refoulement de l’inconscient ? Les dix commandements sont interprétables comme destinés à tenir le sujet à distance de toute réalisation de l’inceste, à une condition et une seule, c’est que nous nous apercevons que l’interdiction de l’inceste n’est pas autre chose que la condition pour que subsiste la parole.23 » En assimilant les lois de la parole au décalogue, Lacan montre qu’elles soutiennent aussi le désir, en le rendant consubstantiel à la loi, mais en le liant à la culpabilité. Ce que doit la loyauté à l’identité du désir et de la loi, il me semble que Lacan le formule de la façon la plus claire : « La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir.24 » Si le sujet cède sur son désir, c’est qu’il ne peut céder sur sa jouissance. Mais cette impossibilité à lâcher de la jouissance va l’entraver dans son destin car il va se trouver confronté à un affect, le seul qui ne trompe pas, à savoir l’angoisse. L’angoisse trouve sa place entre jouissance et désir. La méthode psychanalytique, en permettant le surgissement d’une énonciation – à savoir cette libération ponctuelle du sujet de la somme des énoncés accumulés sur son nom – est à même d’autoriser le franchissement de l’angoisse (tout en maintenant une certaine dose de culpabilité car celle-ci est consubstantielle à l’identité du désir et de la loi).

Le titre que j’ai donné à notre thématique de l’année : « La loyauté, un sym-ptôme psychanalytique ? » est pour le moins insolite. Si j’ai marqué une césure dans le mot symptôme c’est que j’ai souhaité le prendre dans son acception historique. Alain Rey25, toujours, précise que ce mot dérive du verbe sumpiptein « tomber ensemble », « survenir en même temps ». En ce sens il me semble que l’on peut avancer que la loyauté, envisagée comme une introjection de la loi et donc comme véhicule du désir, tombe littéralement dans le mouvement, le moment de l’énonciation. Dans sa conférence à Sainte Anne du 2 décembre 197126, Lacan avance que le symptôme a valeur de vérité. Il précise bien que la réciproque n’est pas vraie, que la valeur de vérité n’est pas un symptôme. Cela conduit, à mon sens, à penser que le symptôme envisagé comme une construction du sujet, prend toujours sa source dans les méandres du désir inconscient là où « la vérité balbutie », la loyauté est, peut-être, un des ruisseaux qui en témoigne. Cette approche analytique théorique de la loyauté peut nous autoriser à éclairer autrement certains liens sociaux qui n’arrêtent pas de nous interroger, parfois de nous faire souffrir dans le trajet de notre subjectivité. Une des premières idées qui me vient à l’esprit met en dialectique légalité et loyauté. En effet, il me paraît que, notamment dans les institutions, s’est installé progressivement un mécanisme que je qualifie de pervers qui consiste, pour faire court, à respecter la légalité tout en ignorant la loyauté. Je veux dire par là, que s’instaure délibérément, ce que j’appellerais une application psychotique, du moins à la lettre, de la loi, des règles, des conventions, en en soustrayant toute la dimension symbolique, tout « L’esprit » aurait pu dire Montesquieu. Les individus savent se servir des lois qui organisent le fonctionnement de l’institution de telle manière que toute la dimension symbolique, la dimension de fiction comme dirait Valéry en est forclose. Ces lois deviennent des écrans opaques qui ne laissent passer aucune lumière créatrice au lieu de rester des tissus certes denses mais dont les mailles peuvent permettre aux sujets de continuer à respirer librement. Un exemple peut être trouvé dans ce que Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean Sauret appellent « La folie Évaluation27 ». Quoi de plus conforme en effet aux lois qui régissent le fonctionnement d’une institution, que de s’assurer qu’elles sont en tous points respectées et qu’elles sont toujours adaptées à la finalité de cette institution ? Or on s’aperçoit rapidement que les outils utilisés pour évaluer ces règles de fonctionnement ne sont adaptés qu’à la seule politique de gestion des individus qui l’ont sollicitée. Il s’agit d’une évaluation qui ne peut déboucher le plus souvent que sur un agrément à la politique menée. Les acteurs institutionnels sont par-là dépossédés de leur potentiel critique de la manière la plus légale mais aussi la plus déloyale qui soit. Un autre exemple me vient à l’esprit. Depuis la tragédie du Bataclan, l’état d’urgence est décrété. La question n’est pas de savoir si c’est une bonne ou une mauvaise chose, le but affiché de cette mesure est la lutte contre le radicalisme islamique. Pour autant, de nombreux éléments ont montré que les passe-droits qu’autorise cette mesure ont servi également à déstabiliser les comités de défense contre l’aéroport prévu à Notre-Dame-des-Landes. On voit bien que cela est fait dans le respect de la légalité nouvelle instaurée par l’état d’urgence, mais que toute loyauté par rapport à la parole avancée est éliminée.

Identité du désir et de la loi avons-nous dit. La loyauté s’impose de cette identité. Qu’est-ce qu’être loyal en amitié, qu’est-ce qu’être loyal dans un milieu professionnel, et, pourquoi pas, qu’est-ce qu’être loyal dans une institution analytique ? L’amitié, cette « force qui enjambe l’absence » comme le soutient René Char, peut être prise comme paradigme de la loyauté. Je dirais que l’amitié c’est la rencontre de deux désirs qui se respectent et qui s’admirent. On connaît tous la manière dont Montaigne parlait de son amitié pour La Boétie : « Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». » Cela veut dire, à mon sens, qu’une amitié ne peut naître que lorsque l’on accepte, que l’on respecte, voire que l’on admire l’énigme du désir de l’autre. On reste loyal en amitié même si l’on prend des décisions, des positions intellectuelles, politiques, affectives, radicalement opposées à un ami, dans la mesure où l’on ne cède pas sur son désir, car ne pas céder sur son propre désir c’est respecter celui de son ami. C’est pour cela qu’une amitié doit résister à des disputes, des violences, des éloignements que ceux-ci soient physiques ou spirituels. Pardonnez cet oxymore provocateur mais, en amitié, on doit pouvoir trahir par loyauté. Je pense que la loyauté dans le milieu professionnel se subsume à la loyauté en amitié. Dans le travail, la loyauté c’est de ne pas déroger à la conception que l’on a des méthodes et de la finalité de ce travail.
Quid maintenant de la loyauté dans une institution analytique ? C’est presque un non- sens, en suivant le fil de notre réflexion, que de poser la question. Dans leur ouvrage Questions psychanalytiques28, Moustapha Safouan et Christian Hoffmann abordent cette question sous un angle différent. Je cite Moustapha Safouan : « Mais, même dans une analyse qui libère l’être de la fascination phallique, même une telle analyse ne dispense pas le sujet d’avoir à choisir à l’occasion entre son désir et son narcissisme, et pour autant que les analystes font partie d’institutions où les enjeux de pouvoir dominent d’autant plus férocement qu’ils sont simplement déniés, il y aura gros à parier que le choix des analystes penchera du côté de leur narcissisme. » Cela souligne, à mon sens, que le travail analytique oblige le sujet à castrer en permanence ce moi-idéal qui le fascine et qui le pousse sans cesse à se détourner de son désir inconscient. C’est la castration symbolique qui rappelle au sujet la loyauté à son désir. Nous avons vu tout à l’heure de quelle façon Lacan liait la possibilité de la parole à l’interdiction de l’inceste. C’est lier la parole à une perte de jouissance. Le caractère, je le reconnais, très austère du rappel théorique sur l’introjection ne doit pas nous faire oublier que selon Bernard Vandermersch : « L’introjection, en tant qu’elle concerne le fond de toute conduite à l’égard de l’autre, nous montre ainsi l’échec d’une éthique qui se situerait dans le seul registre de l’utile comme du plaisir pur et simple.29 » L’introjection de la loi symbolique oblige le sujet à céder sur sa jouissance afin de ne pas céder sur son désir. On voit bien là que la loyauté telle que nous avons essayé de la concevoir, ne correspond guère aux valeurs que prônent les énoncés véhiculés par le discours courant. La « nouvelle économie psychique » cherche à ne garder que le plaisir et la jouissance comme finalité. L’identité du désir et de la loi oblige le sujet, l’oblige à renoncer à une part de jouissance. Le sujet du désir inconscient, divisé par le langage, doit s’attacher à tenir une parole qui ne démente pas son désir. Bien sûr, trop souvent, les éléments conjoncturels peuvent pousser notre désir à composer avec le service des biens, mais pour autant la culpabilité, l’angoisse qui découlent de ce renoncement doivent sans cesse nous rappeler que nous sommes avant tout et que nous devons rester des êtres de parole dans tous les sens que l’on peut donner à cette formule.

1 Alain Rey (sous la dir. de), Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française.

2 Rajouté par nous.

3 Sigmund Freud (1915), « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Folio essais, 1990, p. 37.

4 Voir également le texte de Freud « La dénégation » (1925).

5 Bernard Vandermersch (sous la direction de Roland Chemama et Bernard Vandermersch), Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse in extenso, 2009, p. 284.

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Jacques Lacan, « Du traitement possible de la psychose », dans Écrits, Seuil, 1966, p. 583.

10 Jacques Lacan, Le Séminaire Livre IX, L’identification, inédit.

11 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1998, p. 240.

12 Ibid. note n°4, p. 331.

13 J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 126.

14 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 359.

15 Ibid.

16 Ibid. note n°1.

17 François Balmès, Le nom, la loi, la voix, Toulouse, érès, 1997, p. 105.

18 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit. p. 370.

19 J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 276.

20 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit. p. 355.

21 Ajouté par nous.

22 Ibid.

23 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit. pp. 81-86.

24 Ibid. p. 370.

25 Alain Rey (sous la dir. de), Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.

26 J. Lacan, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 48 et seq.

27 Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret, La folie Évaluation, Éditions Mille et Une Nuits, 2011.

28 Moustapha Safouan, Christian Hoffmann, Questions psychanalytiques, Hermann Éditeurs, 2015, pp. 47-48.

29 Bernard Vandermersch, op. cit.

Obèse qui es-tu ?

Texte d’Yves Dechristé suite à son intervention à la Journée européenne sur l’obésité qui s’est déroulée aux Hospices Civils de Colmar (20.05.2016).

Mes propos sont le fruit d’une réflexion à partir des difficultés et particularités auxquelles je me suis trouvé confrontées depuis une vingtaine d’années à l’occasion de la rencontre de patients dans le cadre d’une prise en charge pluridisciplinaire (chirurgiens, diététiciens, psychologues, psychiatres) venant demander une chirurgie bariatrique.

Notre étonnement est venu notamment de la présentation particulièrement stéréotypée de ces patients lors de la consultation psychiatrique. Tous ou presque ont le même discours spontané : ils se plaignent de leur incapacité à perdre du poids malgré les divers régimes suivis, du retentissement fonctionnel de leur obésité, parfois du regard pesant que portent sur eux la société et les membres qui la constituent. L’intervention, qu’il s’agisse de l’anneau ou du « by-pass », revêt cette caractéristique d’un objet salvateur à leur tourmente, « il me le faut ! ». Le chirurgien apparaît comme la seule personne qui puisse leur concéder un billet vers la plénitude.

L’importance accordée à ce service que leur propose la médecine est d’autant moins à contester qu’il est soutenu par les autorités sanitaires ; elles font de la lutte contre l’obésité une question de santé publique et publient des directives sanitaires qui mandatent les réseaux de prise en charge de lutte contre l’obésité, et cela si possible dès le plus jeune âge.

Faut-il alors s’étonner de ce deuxième constat : la très grande majorité des patients expriment leur incompréhension concernant l’intérêt d’une consultation psychiatrique, et cela malgré les explications avancées par les chirurgiens (lors de la consultation initiale ou de la participation aux réunions d’informations groupées) qui insistent notamment sur les risques de dépression ou les risques suicidaires plus importants après une telle intervention. Comment comprendre alors cette surdité ou cette passion de l’ignorance, cette façon de ne rien vouloir savoir ?

Une ignorance qui fait symptôme

Il y a là pour nous quelque chose qui fait symptôme au sens d’un message, un inconscient, énoncé signifiant, qui s’adresse à quelqu’un, à un Autre dans le transfert, qui va insister tant qu’il n’est pas entendu.

Il faut repérer ici la sensibilité de tout un chacun au discours dominant. Or, que dit ce discours concernant l’obésité ? L’obésité est en hausse dans le monde entier, elle entraîne une lourde charge pour la société, notamment en raison des complications somatiques (maladies cardio-vasculaires, hypertension, diabète, dyslipidémie, limitations fonctionnelles, durée de vie réduite), mais aussi une perte sèche pour la consommation. Ce discours désigne les facteurs favorisants : la sédentarité, l’excès de consommation des produits sucrés, une alimentation riche en graisses, un apport pauvre en vitamines et sels minéraux… avec son corollaire ; un système d’obligations quasi-morales, l’idéal étant d’éviter tout ce qui fait grossir, assorti d’orientations éducatives (école du poids, faire du sport…) et chirurgicales.

En 2009, le Président de la République déclare « l’équilibre nutritionnel et la lutte contre l’obésité et le surpoids, grande cause nationale ». Il faut mesurer le poids de ce discours social normalisant et hygiéniste (au XIXe siècle, sont apparus les premiers programmes d’hygiène des populations portant notamment sur l’alcool, la sexualité, la propreté… – l’état se voulant responsable du bien-être physique, mental et social des individus, l’hygiène devenant alors un nouvel ordre moral qui organise la société et s’assure de la force vive des travailleurs) discours qui empêche le sujet d’accéder à ses propres questions, et fait de l’obésité une faute morale au sens d’un écart par rapport à une norme sociale médicalisée ?

La pédagogie à la base de ce programme nutritionnel a pour but d’améliorer l’observance, le consentement, mais à quoi ? Cette pratique médicale, si elle va au-delà de la prise en compte de la dimension singulière de chaque individu, caractérise une « société de contrôle » qui risque d’aboutir à des mesures de résistance, à travers le rejet des médecins, le refus de soins. Pourtant, l’obèse le sait, il s’expose à des complications somatiques. Mais il peut aussi se sentir coupable de se trouver devant la nécessité de dénoncer le mensonge dont il pâtit tout en ayant du mal à se poser pour son propre compte des questions sur son désir. Il est donc de la responsabilité du médecin d’être attentif à ne pas donner une occasion supplémentaire au patient de s’aliéner dans les discours et dispositifs qui lui sont proposés.

Des groupes de concertation pluridisciplinaire sont mis en place dans le cadre du traitement chirurgical de l’obésité. Le psychiatre ou le psychologue sont appelés à y participer pour éliminer une pathologie mentale (psychose, dépression, déficiences intellectuelles, troubles graves de la personnalité) qui pourrait constituer un risque important dans la conduite du traitement (décompensation mentale, suicide, inobservance dans le suivi).

Mais à travers ce discours, qu’en est-il de la subjectivité du patient, de son vécu ? Les mots d’ordre du discours médical ne sont-ils pas de nature à amener l’individu à oublier sa subjectivité ?

La motivation

Si l’une des questions essentielles posées aux psychiatres au-delà de l’existence ou non d’une pathologie mentale, il y a celle de la motivation du patient, question à laquelle il convient peut-être d’être encore plus attentif. Que peut bien vouloir signifier « motivation » dans le cas présent ?

La première façon de le comprendre est de s’assurer que le patient a bien compris les tenants et aboutissants de l’intervention, qu’il est prêt à s’y plier, pour respecter les règles médicales qui lui sont prescrites (maîtrise du comportement alimentaire, prise des suppléments vitaminiques, observance des consultations post-chirurgicales).

Si l’on se réfère aux travaux de Philippe Le Breton, cité par J.-R. Freymann, sur la pression qu’exerce le discours ambiant sur le sujet, il y a quatre situations cliniques qui reflètent autant de manières de fonctionner par rapport à l’emprise du politique.

  • Près de 70 % des patients apparaissent initialement comme des « collaborateurs », au sens où ils suivent le discours commun. Tout au moins, c’est ce qui semble apparaître à l’issue d’un ou deux entretiens. Ils ont compris, affirment leur « motivation », n’expriment pas de plaintes particulières.
  • Un certain nombre apparaissent « inhibés » ou « indécis » ; ils font la demande, consultent le chirurgien, puis attendent quelques mois, voire quelques années avant de se présenter à nouveau à la consultation chirurgicale pour réaffirmer leur motivation. Comment entendre le fait que ces patients ne bougent pas ?
  • Les « résistants » ; ils refusent rapidement de tenir compte du dispositif de prise en charge qui leur est proposé avec ses divers examens et consultations, sans pour autant renoncer à consulter le chirurgien à deux ou trois reprises pour le convaincre de l’importance de cette intervention pour eux. Très rapidement, apparaît une situation de conflictualité entre l’équipe pluridisciplinaire qui ne peut accepter une telle position et ces patients.
  • Les « opportunistes » ; catégorie de patients qui profitent du dispositif qui leur est proposé, en se montrant complaisants, charmants, mais qui, sitôt l’intervention réalisée, ne donnent plus signe de vie. Ils se servent du discours actuel.

Ces observations nous amènent à considérer que la situation n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît en première apparence. Le sujet obèse n’est pas à l’aise avec le discours ambiant, il perd ses repères, il peut être tenté d’y adhérer sans limite (les collaborateurs) ou au contraire de le refuser de façon plus ou moins massive (les inhibés, les résistants, les opportunistes). À quel niveau faut-il entendre cette conflictualité ? Est-ce en rapport direct avec la personnalité du patient ou avec le système qui lui est proposé ? Concernant l’évaluation de la motivation, il faut donc se poser la question de « qui parle » ?

Le discours s’adresse au moi, là où le sujet interpelle l’Autre

Est-ce le moi ou le sujet ? Il faut donc distinguer ici le moi et le sujet.

Le moi a une affinité particulière au discours ambiant, car le moi y trouve un support à un sentiment d’identité fragile, puisque le moi se constitue à partir de l’image que l’autre lui renvoie, et cette image va être celle que la personne a d’elle-même. Ces personnes vivent dans un monde imaginaire où elles peuvent réaliser leurs exploits, leurs rêveries ; elles se constituent un refuge vis-à-vis d’un monde extérieur vécu comme décevant ou frustrant.

Il faut souligner ici que le discours médical et social ambiant concernant la prise en charge de l’obésité s’adresse préférentiellement au moi de la personne ; il propose une solution rapide, dans laquelle le chirurgien est volontiers appréhendé comme celui qui va concéder le billet vers la plénitude. Il est attendu de lui qu’il permette au patient de lutter contre l’insoutenable image de « l’obèse », bien loin de l’idéologie actuelle de la personne mince. Le patient devient un « consommateur de soins » qui négocie sa prise en charge avec les soignants.

Cette position est à craindre pour ces personnes en recherche de soutien, de réassurance, ou d’idéalisation de l’autre, avec les difficultés qui s’ensuivent dans leur vie affective et sociale. Le médecin, le chirurgien sont investis de pouvoir qui met la personne dans une position de servitude.

Le risque est celui de succomber, de se laisser prendre, fasciner par ce discours sans dialectique, qui soutient un idéal sans interrogation, qui devient une injonction, « il faut perdre du poids » en mettant en place un objet de sacrifice. Le sacrifice, c’est s’amputer d’une partie du corps (certains patients perdent plus de 50% de leur poids de départ) pour une médecine qui l’absorbe, avec une avidité sans fin, pour ceux qui ne trouvent pas de limites (comme dans les compulsions alimentaires). Ce risque peut être repéré dans les entretiens préopératoires ; la personne ne veut rien savoir de sa souffrance, « planque » ses symptômes en mettant en avant la gourmandise, l’excès de la prise calorique ; ses tensions ou ses angoisses dans la relation à l’autre, il n’en fait guère état. C’est aussi l’hypnose, en se conformant sans retenue à la démarche adoptée par d’autres patients dans la même situation et qui ont trouvé leur salut dans l’intervention chirurgicale. Le patient se rassure en montrant à cet Autre, incarné par le monde médical, qu’il lui est fidèle, non sujet à de mauvaises pensées à son encontre. Mais comment s’arrêter sur cette pente du sacrifice qui conduit à un vécu insupportable de cette perte de poids qui va au-delà de ce qui est attendu ?

La difficulté pour ces personnes à supporter l’attente doit aussi alerter ; elles sont focalisées sur le présent, ne peuvent inscrire leur demande et leur désir dans le temps ou dans leur histoire, il leur faut une satisfaction immédiate.

C’est tout l’intérêt du protocole préopératoire qui dure quelques mois, ce qui permet d’introduire une certaine temporalité : elle pose que tout n’est pas possible en même temps et dévoile au patient qu’il tend à se comporter comme un roi sans royaume ; le patient proteste, ne satisfait pas aux examens et suivis préalables à l’intervention, nie ou banalise l’importance du protocole, exige une opération dans des délais plus brefs pour des motifs sans véritable fondement. Autrement dit, il évolue dans un monde imaginaire qui exclut l’autre, sans prendre en compte la dimension de l’adresse, le fait qu’il s’adresse à un autre.

Par opposition, le sujet c’est l’individu qui se constitue dans son rapport à l’Autre, un Autre auquel il s’adresse, il passe par la parole pour essayer de se faire reconnaître. C’est par sa propre parole qu’il interpelle l’Autre, de façon détournée et allusive, pour se faire reconnaître. Le sujet, avec le désir qui le porte vers un autre sujet, dépend de ce rapport à l’Autre qui se situe au-delà du partenaire réel, mais cette dépendance ne se fait pas sans la médiation de la parole. C’est ainsi que le patient peut exprimer une souffrance et des difficultés sur le plan subjectif en des termes que l’on retrouve régulièrement : « Je mange sans faim (« sans fin ») », « je mange lorsque je m’ennuie », « je mange lorsque je suis stressé ou contrarié », « je comble un vide », « je mange lorsque je suis seul »…

On peut déceler une composante psychique au trouble des conduites alimentaires sans pour autant considérer l’obésité comme d’origine uniquement psychologique. Autrement dit, les difficultés alimentaires travaillent psychiquement ces sujets qui ont quelque chose à en dire. Le sujet peut soutenir un discours dans lequel il s’engage avec son histoire, avec son

désir, et peut se confronter avec les autres. Lorsque du sujet est impliqué, la demande d’intervention apparaît également comme demande d’autre chose, un certain nombre de choses que le patient demande à verbaliser.

La consultation préopératoire : un lieu pour dire l’expérience de l’enfermement

La consultation psychiatrique ou psychologique n’a donc pas qu’une fonction médicale visant à repérer les contre-indications à la chirurgie, mais à repérer qui parle (le moi ou le sujet), mais aussi de créer un lieu (Autre), celui de la rencontre, pour que du sujet puisse se constituer.

Elle doit être l’occasion de passer de la position « obèse qui est tu » – au sens de obèse que l’on fait taire, en méconnaissant l’importance de l’emprise du discours ambiant, et/ou en oubliant la dimension de la parole – à la position de « obèse qui es-tu ? », toi en tant que sujet, c’est-à-dire personne qui accède à tes propres questions pour repérer quels sont ta place, tes désirs, tes obligations, et sortir de l’errance.

L’enjeu est de taille ! Ces consultations peuvent révéler au sujet une expérience d’enfermement ; enfermement par le regard social ou familial qui pèse sur lui, enfermement qui entre en résonance avec la répétition ou les compulsions alimentaires dont il ne parvient pas à sortir, et qui tournent d’autant plus fort que le sujet n’est pas entendu.

Cette expérience d’enfermement, comme effet de l’exclusion de cette dimension du sujet, est régulièrement présente.

On pense notamment à l’échec des divers régimes passés, marqués par une perte de poids suivie d’une reprise quasi systématique, qui fait osciller le patient entre espoir et désespoir, euphorie et désarroi, pour le conduire invariablement vers un vécu où il se sent sans recours, esseulé, enfermé dans le cercle de la répétition, incapable de sortir de ce combat avec les aliments, ou encore incapable de s’ouvrir aux autres.

La problématique de dépendance focalisée autour de la sphère alimentaire ne peut que persister si l’on ne déplie pas les divers registres où cette dépendance s’exerce : dépendance à l’autre, à un objet matériel, à un discours qu’il soit maternel, paternel, médical, social… Sortir les patients de cet enfermement passe par la nécessité de dénouer ces liens pour que du sujet puisse se constituer.

Les difficultés relationnelles sur le plan sexuel avec leur partenaire, particulièrement chez les femmes, sont volontiers mises au compte d’un malaise lié à l’image du corps. Une fois la perte de poids obtenue suite à l’intervention, un certain nombre d’entre elles se voient confrontées à la persistance, voire à l’accentuation de leurs difficultés ; elles semblent n’avoir aucun accès à la possibilité d’engager quelque chose sur le plan de la sexualité, et lorsque c’est le cas, c’est assez vite totalement désinvesti. L’intervention ne les a pas sorties de cet enfermement dans le corps ; c’est qu’il y a un rapport du sujet à sa propre image, le mouvement de désir qui le porte vers un autre sujet se trouve entravé si l’autre continue à être le porteur de cette fonction de miroir qui lui renvoie une image dévalorisée ou asexuée de lui- même, et non de sujet avec l’énigme de son désir.

Conclusions

La consultation préopératoire, au-delà de sa fonction de diagnostic d’une pathologie mentale, a un double objectif.

En premier lieu, offrir un lieu où peut s’établir quelque chose de l’ordre d’un lien, d’une relation à l’autre où cet autre se démarque du discours ambiant afin que des effets « sujet » puissent se manifester. Cette offre n’est pas sans constituer pour certains une véritable violence, et n’est pas acceptée ; c’est que l’on ne se déprend pas ainsi de l’emprise de l’environnement, du discours ambiant, du discours médical, qui offrent toutes les opportunités pour oublier le questionnement sur son existence et le sens particulier de la vie. Le blablabla, la fausse communication, sont plus confortables, mais ne permettent pas de sortir de l’enfermement que nous avons évoqué.

Le fait de reconnaître le poids d’un discours social déréglé peut faciliter un franchissement et ouvrir la voie à un questionnement plus personnel. L’abord d’une position personnelle n’est souvent possible qu’en faisant d’abord la part des discours sociaux dans lesquels le patient se trouve pris et qui l’infantilisent.

En deuxième lieu, établir une clinique plus fine de ces patients en fonction de la réponse au protocole de soin par rapport à un trépied :

  1. ceux qui sont d’emblée dans la parole et peuvent interroger le dispositif proposé, exprimer leur crainte, éventuellement formuler une demande de suivi ;
  2. ceux qui mettent en avant leur moi, leur image, en abdiquant de leur subjectivité et dans un rapport à l’immédiateté où il y a à distinguer deux formes :
    • celle où le sujet est pris dans les discours médicaux ou sociaux qui empêchent la personne d’accéder à ses propres questions. Il peut y réagir soit en s’y

conformant soit en s’y opposant, mais il garde la capacité d’investir un lieu, un lieu troué où l’Autre ne sait pas tout, à savoir un lieu de parole ;

    • celle de ces personnes qui ne peuvent lâcher le discours ambiant ; il leur faut un partenaire sans faille, pour ne pas être confrontées aux contraintes de l’existence, limiter l’angoisse de la perte. Ici les risques sont ceux de décompensations psychiques, notamment dépressives, les conduites suicidaires, le maintien de conduites addictives.

En fin de compte, il y a toujours quelque « chose » qui résiste, et c’est ce à quoi nous, représentants du psychique, nous avons à tenir compte pour adapter nos pratiques à la clinique actuelle.

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