Lecture et présentation de « L’inconscient pour quoi faire ? » de Jean-Richard Freymann

 

L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Editions Arcanes-érès, 2018.

Voici un livre qui pourrait bien en appeler d’autres. Jean-Richard Freymann a bien choisi son titre : L’inconscient c’est pour quoi faire ?, en ajoutant en sous- titre « Introduction à la clinique psychanalytique ». Après l’avoir reposé, lecture faite, j’ai eu envie de prendre l’auteur au mot et de lui demander de poursuivre.

Voilà en effet un petit ouvrage qui vient nous rappeler que la clinique est lecture, qu’elle se fait dans l’interlocution avec un autre et qu’elle nécessite un rapport au savoir qui dépasse de loin toute application technique d’un canevas de signes du type QCM. « Clinique psychanalytique », dit l’auteur. J’ajouterais encore plus directement : « psychiatrie lacanienne » car, en effet, en reprenant les écrits freudiens, en continuant l’élaboration de ses concepts, Lacan a poursuivi la recherche en psychanalyse, mais n’a jamais renié ses références psychiatriques, mais au contraire, dans ses présentations de malades, il a fait œuvre d’enseignement clinique. Il en était de même avec Lucien Israël à Strasbourg. Marcel Czermak, Jean-Richard Freymann, Michel Patris et d’autres encore, ont continué cette tradition et ont formé des praticiens qui continuent de garder les repères de la lecture clinique classique qui donne une place à la question du sujet et du transfert. Ce livre en témoigne.

Jean-Richard Freymann a pris soin de confronter cette lecture avec ce que propose le dernier DSM. Car, hélas, comme le fait remarquer très justement, mais un peu tard, Allan Frances1, qui n’est pas étranger à la dérive de la classification américaine actuelle, avec le DSM V, on se découvre en un quart d’heure affecté d’un nombre invraisemblable de troubles grâce à ce petit trésor de signes pathologiques, alors qu’on se croyait à peu près « normal » jusqu’alors. Parce que c’est de norme qu’il s’agit dans la psychiatrie actuelle, d’un traitement social ou médicamenteux de ce qui la trouble de loin ou de près. Non seulement de norme, mais également de « gestion ». Toute la santé a été revisitée avec les critères de la gestion d’entreprise, transformant les offres de soin en offres de service, et les patients, en usagers. Inutile de faire remarquer qu’ainsi, le temps pour comprendre, le temps pour faire advenir du sujet, est comptabilisé. Après tout, pourquoi la santé ne rapporterait-elle pas des profits ?

Nous avons besoin que la lecture d’une clinique digne de ce nom soit poursuivie et qu’on continue à y faire une place à la psychanalyse comme outil de repérage efficient. Jean- Richard Freymann le fait et je voudrais le prendre au mot pour exprimer le vœu que cela ne soit qu’une introduction avec les indications des différents chapitres d’un véritable manuel, à mettre entre les mains de tout clinicien, psychiatre, psychologue, infirmier et autres professions paramédicales concernées par le travail dans le domaine de la santé mentale. Georges Lantéri-Laura, en son temps, avait souligné qu’avec les deux derniers DSM, nous changions de paradigme en psychiatrie, tout en précisant qu’il lui était plus difficile d’en dessiner les contours, puisqu’on se trouvait à l’intérieur de celui-ci2. On est à la fin des années 90 lorsque Georges Lantéri-Laura écrit son ouvrage. Depuis 20 ans, les choses se sont précisées. Avec les deux derniers DSM, on est entré résolument dans l’ère des théories physico-chimique et mécanistique (neuronale) des conduites3. La réponse est à la mesure : médicamenteuse, cognitiviste, comportementale, selon. La pratique psychiatrique y a perdu sa pertinence, pour ne pas dire, son âme. Dans son remarquable ouvrage, Georges Lantéri- Laura rappelle que pendant deux siècles, la médecine a tenté d’élaborer un modèle de lecture des signes permettant par leur corrélation et une lecture différentielle d’avec d’autres signes, de nommer, classifier et diagnostiquer, les signes, les symptômes, les syndromes, et enfin, la, les maladies mentales. Les derniers DSM ont mis fin à ce travail extrêmement méticuleux pour ordonner l’ensemble du spectre de la maladie mentale en des milliers de signes. Michel Patris les appelle des « critères confettis »4. C’est bien vu. Ce qui en résulte est le traitement social. Exit la psychiatrie au bénéfice de la chimiatrie. La psychothérapie, c’est bien trop long, pas rentable, pour ne pas dire, ringard. Troubles aujourd’hui, humeurs du temps des Grecs et possession démoniaque au Moyen Age. Nous avons pu suivre l’histoire de la maladie mentale en miroir avec l’esprit d’une époque. Il est alors inquiétant de voir qu’à notre époque, la notion de sujet disparaisse et qu’à sa place vienne le dénominateur le plus petit : l’homme réduit à son cerveau, ses synapses. L’homme machine, concurrencé par l’ordinateur et les algorithmes. Une lecture simpliste qui n’a d’égal que l’amollissement de la pensée. Les vrais malades mentaux, comme le constate Allan Frances, sont terriblement négligés5. Bon, il n’y est pas pour rien !

S’agit-il de fabriquer des patients par millions avec des diagnostics clés en mains permettant aux laboratoires pharmaceutiques de se « pourlécher les babines », comme le dénonce, un peu évidemment, Allan Frances6 ou s’agit-il d’écouter un sujet particulier souffrant de symptômes dont il s’agit de tenir compte dans une prise en charge lui permettant de vivre avec ses difficultés, avec un accompagnement approprié ? Jean-Richard Freymann le souligne : à force de répondre à la demande, on fabrique une obturation, « une névrose dépassée » selon les mots de Lucien Israël7. Internet faisant le reste, tout un chacun peut maintenant se procurer son diagnostic, ready made. On se passerait presque du psychiatre.

Le livre de Jean-Richard Freymann nous rafraîchit la mémoire, en tout cas pour ceux qui ont encore eu la chance d’avoir été formés par des cliniciens rompus au véritable travail clinique. Les grandes catégories structurales de la névrose et de la psychose retrouvent leur place dans cet ouvrage, et avec elles les possibles repérages de leur particularité. Il nous rappelle les grands entités nosographiques qui ont marqué l’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, reprenant tour à tour, l’hystérie, grâce à laquelle Freud a découvert la psychanalyse, la paranoïa, entité clé de la recherche lacanienne, la schizophrénie, dont la description minutieuse a donné lieu à un ouvrage magistral sous la plume d’Eugen Bleuler que presque personne ne lit aujourd’hui. 600 pages, c’est bien trop long ! Une place très intéressante est donnée, dans un chapitre rédigé par Michel Patris, à la notion de limite, les personnalités « border-line », issue de courants, dérivés au sens propre et au sens figuré, de la psychanalyse, faisant leur le fourre-tout de la difficulté dite « narcissique » si incommode à cerner.

En premier lieu, bien entendu, vient l’hystérie. Jean-Richard Freymann rétablit le lien avec les premiers travaux de Freud. L’hystérie, empêcheuse de tourner en rond, si flamboyante du temps de Freud, a été bannie des tablettes du DSM V pour être émiettée en des tas de troubles plus ou moins disruptifs ou bipolaires, d’angoisse, somatiques, et cætera. Il est vrai que cela correspond mieux aux molécules récentes. Mais avec le bannissement de l’hystérie, le « pas de côté » les « pas-de-sens » que Lacan développe longuement dans le séminaire V et le pas-sans8 ont disparu. Pour autant, peut-on dire que l’hystérie a disparu ? Jean-Richard Freymann souligne la fermeture aux symptômes de l’hystérie, à l’heure actuelle, qui pourtant continue d’exister, mais plus comme phénoménologiquement déjà-là. Il s’agit de la provoquer dans le travail thérapeutique pour recréer l’écart qui permet seulement de l’aborder9. La psychanalyse a son mot à dire, si on voulait bien lui accorder un autre statut que celui d’un langage hermétique à usage de quelques initiés… qui d’ailleurs sont largement fautifs dans le discrédit dont elle souffre à l’heure actuelle. Elle pourrait relever la place particulière réservée au désir à l’époque actuelle, à la réduction du temps pour faire advenir, à l’immédiateté et à la surenchère de la demande, au comblement du manque par l’objet fétichisé. Pas de doute, le désir de « la belle bouchère » est d’un autre siècle. Jean-Richard Freymann rappelle la notion de « névrose dépassée » utilisée par Lucien Israël pour caractériser le résultat d’une demande systématiquement obturée10.

Et la phobie alors ? Là encore, Jean-Richard Freymann nous rappelle les travaux fondateurs de Freud, tournant autour de la question œdipienne, leur reprise par Lacan pour introduire l’enjeu de l’objet. Étant donné le sort réservé à la frustration à l’heure actuelle, pas étonnant que, notamment chez les enfants, comme par hasard, les phobies de toutes sortes flambent. Soignée obsessionnellement par conditionnement à l’heure actuelle, elle reste la voie royale pourtant à la question de l’angoisse. Encore faut-il, là encore, admettre que la psychanalyse ait quelques biscuits dans sa poche en la matière.

Et la névrose obsessionnelle alors ? Jean-Richard Freymann nous rappelle qu’elle est loin de se réduire aux TOCs et qu’en faisant des exercices, on ne fait guère plus que chasser un clou avec un autre. On reste dans la substitution. Oui, pourquoi pas, à condition que le malade en question ait le temps de déplier en parole ce que cela lui fait de devoir mettre en place un contre-feu. Que la névrose obsessionnelle ait un rapport avec l’histoire d’un sujet est passé sous silence et étouffé. Se prendre le temps d’écouter permettrait pourtant au patient de parler des craintes liées aux rituels propitiatoires et, au passage, au praticien, de faire le différentiel avec une psychose avérée. Oui, en fait, cela permettrait de repérer ce qui dans l’obsession n’est pas « médiation sexuelle, mais médiation avec la mort elle-même »11.

Et la paranoïa ? Disparue du DSM. Enfin, réduite à une demi-page dans la rubrique des troubles de la personnalité. Oublié Schreber, oublié le cas Aimée de la thèse de Lacan. À croire que la paranoïa pullule tellement dans notre société et dans les différentes sphères de pouvoir en particulier, qu’on ne la voit même plus. On s’y habitue. Oublié le travail de reprise que faisait Lacan de la situation de projection dont parle Freud et dans laquelle sujet et autre se trouvent être interchangeables dans une réciprocité interprétative. Jean-Richard Freymann nous en rafraîchit la mémoire dans « les déclinaisons de l’Amour ».

Un chapitre est consacré à la schizophrénie. En effet, le DSM l’a maintenue, la traitant dans une dimension de spectre, comme il le fait pour l’autisme. Jean-Richard Freymann nous rappelle le travail remarquable de Bleuler qui, loin d’être un catalogue des signes, est une tentative unique d’ordonner ce qui, dans le discours constitué du malade, relève du trouble de l’articulation de la pensée, et qui ne se résume de loin pas à la bizarrerie que retient le DSM12. L’auteur nous rappelle aussi la grande différence qu’il y a entre les troubles schizophréniques, qui affectent les processus primaires, et la névrose, qui affecte les processus secondaires13. Combien d’entre les jeunes internes en psychiatrie, combien d’étudiants en psychologie, lisent encore ces ouvrages nés il y a un siècle ? N’oublions pas que Bleuler et Freud correspondaient ensemble à l’époque, et que leurs élaborations respectives se faisaient en parallèle. Le premier avait à sa disposition un champ d’observation de la pathologie mentale que le contexte politique de l’époque interdisait au second. Lacan, pour sa part, rechignait à utiliser le terme de schizophrénie. Ses héritiers en font autant, pour souligner davantage la richesse de la symptomatologie psychotique qui est loin d’avoir été épuisée.

Un chapitre entier est consacré à la question de l’état-limite, la « borderline » et nous rappelle, que cette notion est née outre-Atlantique dans un contexte résolument critique par rapport aux limites de la cure analytique classique. Sous la plume de Michel Patris, nous revisitons le remaniement de la théorie psychanalytique au bénéfice de troubles narcissiques de toute sorte, permettant d’y masquer la vraie question de l’instabilité de toute nosographie, susceptible toujours d’être révisée. Pour sûr, dans le concert des « développements personnels » et autres « coachings », ce mirage fourre-tout des petits et grands soucis narcissiques ressemble plus au bestiaire de Prévert qu’à une véritable nosographie14. Il souligne combien ces dénominations actuelles, et les effets qu’elles produisent, sont une sorte de mirage niant notre intolérance à ce qui vient, justement, déborder notre névrose ordinaire15. J’ajouterais volontiers que l’« état limite » est surtout notre propre limite de praticiens à différencier les structures dans certaines manifestations complexes.

Tous ces chapitres se suivent dans une logique de démonstration. Les entités nosographiques continuent de nourrir la réflexion clinique et permettent un repérage des articulations dialectiques entre le désir du sujet, le désir de l’Autre, le désir du désir de l’Autre, le transfert. Une simple lecture, ou collecte, des signes n’a encore jamais fait effet thérapeutique. Quelle logique permet alors qu’« autre chose » puisse se faire jour dans le travail avec un sujet ? Les derniers chapitres tentent de montrer quelle place occupe la répétition névrotique, à opposer à la question de l’automatisme mental dans la psychose. Jean-Richard Freymann rappelle l’importance de la question du délire versus le fantasme, voire leur articulation, dans le déclenchement des psychoses. Il reprend la formule saisissante de Marcel Czermak, disant que le moment fécond dans la genèse de la bouffée délirante est le moment où le sujet rencontre, dans le réel, un élément de son fantasme16.

Ce livre est une mine. Plutôt, ce livre annonce une mine d’éléments que tout clinicien devrait travailler avant même de s’autoriser à une quelconque pratique. Annoncer une mine est un défi que je souhaiterais lancer à l’auteur : qu’il continue, en dépliant un à un ces éléments d’expression de la structure, chacun nourri par des exemples cliniques qui doivent servir d’enseignement, pour permettre aux jeunes praticiens de se familiariser avec un outil de lecture efficient. Oui, la psychiatrie lacanienne existe et elle a besoin d’un manuel digne de ce nom !

 

 

1 A. Frances, Sommes-nous tous des malades mentaux ? Le normal et le pathologique, Odile Jacob, 2013, p.22.

2 G. Lantéri-Laura, Essai sur les Paradigmes de la Psychiatrie Moderne, éditions du Temps, 1998, p.212.

3 J.P. Lebrun, M. Crommelinck, Un cerveau Pensant : entre plasticité et stabilité, psychanalyse et neuro- sciences, érès, coll. « Humus entretiens », 2017, p.14.

4 J.-R. Freymann, L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Arcanes-érès, 2018, (ici, Michel Patris, p.78).

5 A. Frances, Sommes-nous tous des malades mentaux ? op. cit., p.20.

6 Ibid., p.18.

7 J.R. Freymann, op. cit., p.25.

8 Ibid., p.25.

9 Ibid., p.19.

10 Ibid., p.25.

11 Ibid., p.51.

12 Ibid., p.64.

13 Ibid., p.69.

14 Ibid., ici Michel Patris, p.78.

15 Ibid., p.83.

16 Ibid., p.110.

Séminaire de Lacan « Le sinthome » (Livre XXIII) – Commentaire des leçons des 9 et 16 mars 1976

Dans le cadre du séminaire « Apports de Lacan au champ psychanalytique », animé par Martine Chessari autour de la lecture de : Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome.

1. Le sinthome, leçons des 9 et 16 mars 1976

« Ce qui est important, c’est le réel1. » La manipulation de la chaîne borroméenne à trois ronds amène Lacan à modifier l’agencement RSI privilégié jusque-là et selon lequel le sens provient de la rencontre, de la copulation entre le symbolique et l’imaginaire. Or le changement d’orientation du rond bleu (celui du réel) produit à lui seul la disjonction en deux nœuds différents, alors que la seule permutation de couleur des ronds S et I ne révèle pas de différence nouvelle, pas de sens nouveau. Le réel serait-il pourvoyeur de sens ?

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De la chaîne à trois ronds, nous avons déjà vu comment glisser au nœud de trèfle à trois couleurs par épissure, par mise en continuité des trois consistances R, S et I (la psychose).

Mais, sans la modifier, il est possible de la représenter « dans l’espace », sous forme d’une pseudo-sphère armillaire (p.109). Une éversion (retournement de l’intérieur vers l’extérieur) de la pseudo-sphère armillaire devient alors imaginable et laisse deviner qu’au résultat, c’est le rond vert qui passe dans le bleu, et le bleu dans le rouge. La possibilité d’un tel retournement (qui existe aussi pour une « vraie sphère ») montre que le rond ne symbolise pas l’idée de tout, que dans un cercle il y a un trou mettant en relation son intérieur et son extérieur et donc qu’il ne peut pas contenir ni retenir un objet (contrairement à ce que suggère sa représentation « fermée » en géométrie euclidienne). Antiochius n’est retenu dans le cercle que par la parole de Popilius !

Au passage, le rappel de « la femme [qui] n’est pas toute. Cela veut dire que les femmes ne constituent qu’un ensemble2 » se renforce de la distinction, en mathématique, entre :

  • des objets ou éléments rassemblés – mais non contenus – par un ovale symbolisant l’ensemble (ici l’ensemble des femmes, dont aucune ne peut être LA femme, représentante de toutes les autres) et
  • des objets liés par une relation de similitude ou d’équivalence, par exemple « ceux qui n’échappent en rien à la fonction phallique ». Ils sont équivalents au regard de ce critère et forment une classe d’équivalence, condition beaucoup plus forte que celle d’appartenance à un même ensemble ; chaque élément de la classe peut représenter et désigner tous les autres sous son appellation générique de L’homme ou de Le masculin.

Car un ensemble n’est défini QUE par la liste des éléments qu’il contient alors qu’une classe d’équivalence unit des éléments d’un ensemble qui, de surcroît, remplissent une même condition.

Toujours à l’affût de traces des relations structurales, Lacan nous livre une piste de réflexion : si c’est bien l’ensemble des femmes qui a engendré lalangue, lalangue se caractérisant par les équivoques qui y sont possibles, « on peut s’interroger sur ce qui a pu guider un sexe sur les deux vers ce que j’appellerai la prothèse de l’équivoque, et qui fait qu’un ensemble de femmes a engendré dans chaque cas lalangue3. »

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Retour au borroméen avec une nouvelle contribution des mathématiciens Soury et Thomé ; leur précédente découverte, trop aisée, du nœud borroméen de quatre nœuds à trois vainement recherché par Lacan pendant près deux mois, avait déjà provoqué chez ce dernier un trouble et une interrogation alors confiés à ses auditeurs : quelle est la nature de la résistance qui l’a empêché ? 4

Ils découvrent maintenant la duplicité de la chaîne borroméenne à trois, révélée par la colorisation en couleurs distinctes et l’orientation des trois ronds. Cette fois la résistance envoie le maître dans l’intuition erronée que les couleurs y suffisent : « J’en ai été affecté à un point qu’on peut difficilement imaginer5. » Cette erreur, Lacan l’origine dans la résistance du réel au more geometrico, rappelant ainsi que la géométrie euclidienne est incapable de saisir le réel et que, au contraire, la topologie des chaînes et nœuds y permet un progrès : « Une autre géométrie est à fonder sur la chaîne. »

De cette blessure il sort néanmoins un enrichissement de la proposition Soury-Thomé, par la démonstration :

  • que deux ronds colorés et le troisième orienté suffisent au clivage de la chaîne à trois,
  • que l’effet de sens ne provient pas des deux couleurs (du visible), mais de l’orientation du troisième (de l’invisible) : « Quel est le rapport du sens à ce qui s’écrit ici comme orientation ?6 »

La différence de couleur dans le couple de ronds colorés ne fait pas sens, peut-être pas plus ni moins que ne le fait la distinction des sexes mâle et femelle chez le parlêtre. « La notion de couple coloré est là pour suggérer que, dans le sexe, il n’y a rien de plus que, dirai-je, l’être de la couleur, ce qui suggère en soi qu’il peut y avoir femme couleur d’homme, ou homme couleur de femme ». La couleur et le sexe ressortissent de l’imaginaire, qui se trouve là trompeur, fallacieux ; reste à voir d’où provient l’orientation.

Pour conclure la leçon du 9 mars 1976, Lacan va serrer un peu plus la chaîne borroméenne à trois ronds : son essence repose sur la vérification (la transformation en vrai, en réel) du faux-trou, ce que fait la droite – équivalent du troisième rond – en passant dans le faux-trou pour l’empêcher de se défaire.

« C’est en effet le phallus qui a le rôle de vérifier du faux-trou qu’il est réel… Le seul réel qui vérifie quoi que ce soit, c’est le phallus, en tant qu’il est le support de la fonction du signifiant…[qui] crée tout signifié. »

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« Bien sûr, moi aussi j’ai rêvé de cette façon aisée de présenter Joyce7 » à laquelle personne n’est parvenu, pas même Jacques Aubert ! Nous avons déjà vu comment un quatrième rond (nommé sinthome par Lacan) accroché au rond symbolique à la façon faux- trou « permet au nœud à trois [défait… de se conserver dans une position telle qu’il ait l’air de faire nœud à trois8 ».

Appliquée sur le nœud de trèfle (psychotique), la correction par un rond additionnel faite à l’endroit même de l’erreur est non seulement sinthome au sens donné plus haut, mais en plus sexe-sinthome, car dans ce cas « il n’y a pas équivalence sexuelle, c’est-à-dire il y a rapport… Là où il y a rapport, c’est dans la mesure où il y a sinthome, c’est-à-dire où l’autre sexe est supporté du sinthome9 ».

L’orientation provient du réel (ce que suggère par exemple l’existence d’un zéro absolu en température : de ce froid extrême il n’est possible d’évoluer que vers le moins froid), mais l’orientation n’est pas un sens parce que sa présence empêche que la permutation des couleurs, l’imaginaire donc, produise du sens c’est-à-dire qu’elle « exclut le seul fait de la copulation du symbolique et de l’imaginaire en quoi consiste le sens. La psychanalyse [que Lacan tente] d’instituer comme discours,… n’est rien de plus que court- circuit passant par le sens… de la copulation du langage [le symbolique… avec notre propre corps [le réel]. »

Cela nécessite de « se briser à un nouvel imaginaire instaurant le sens ».

Ce réel lacanien se présente toujours comme un bout, un trognon dit-il, autour duquel la pensée brode, mais qui n’est relié à rien. C’est donc par ses effets sur les esprits humains que se manifeste que l’un d’entre eux (par exemple Newton ou, dans un autre domaine, Kant, ou plus tard encore, Freud et Lacan) a trouvé, touché un bout de réel, faisant événement dans « cette histoire incroyable qui est l’esprit humain ».

Depuis la découverte de l’inconscient par Freud, nous savons que nous ne pouvons nous reconnaître dans ce qu’on est, qu’on se reconnaît seulement dans ce qu’on a. Comme le parlêtre est de l’ordre de la copulation (entre langage et corps), que son être est de l’ordre de la copulation, le verbe être lui-même héberge la copulation, assure la copulation, est devenu copule. De cet infléchissement vers la copule, tout le langage se révèle à lui-même sa nature de vessie prise pour une lanterne.

Aussi, en psychanalyse « il faut en passer par cette ordure décidée [qu’il est, l’homme] pour, peut-être, retrouver quelque chose qui soit de l’ordre du réel10 ».

« Retrouver » au sens de : parce que de tourner en rond, on est déjà passé par là ; ce n’est donc pas un progrès !

Car il n’y a de progrès que marqué de la mort ; le Trieb freudien, aussi bien nommé tendance, dérive vers la mort, dont le mouvement ne saurait constituer un espoir d’atteindre ou de penser le réel, puisque cet impensable du réel, c’est la mort dont c’est le fondement du réel qu’elle ne puise être pensée. Finnegans wake, l’œuvre ultime de Joyce (17 ans de « work in progress », de quoi occuper les universitaires pendant plusieurs siècles souhaite-t-il) par laquelle il se donne à ses « lecteurs », se situe dans une tendance, une progression dans son art, visible dès Le portrait de l’artiste en jeune homme : un écrit de plus en plus morcelé, brisé, équivoque – démantibulé a dit Lacan – qui peut être la marque d’un certain rapport à la parole qui lui est de plus en plus imposé.

Stephen Dedalus, le personnage autobiographique de Portrait de l’artiste en jeune homme se constitue un thésaurus de mots (son trésor, le lieu de l’Autre) pour « les délivrer une fois pour toutes », lit les dictionnaires pour recenser les interconnections, les dérivations et les diffractions infinies du sens qui détruisent le sens, avec « cette étrange prétention à être l’agent de son propre langage plutôt que de le recevoir de l’Autre 11».

Et Joyce conclut : « Je pars, pour la millionième fois, rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race12. »

Peut-on dire que Joyce s’est créé artificiellement, artistiquement, sa propre lalangue en remplacement de lalangue maternelle, et que cela le rend inanalysable ? Que, Finnegans wake, ce rêve sans rêveur, évocation par son titre d’une chanson populaire irlandaise rapportant le réveil de Finnegan au cours de sa propre veillée funèbre, doit (re)donner vie à Joyce, le ressusciter au lien social, lui faire un nom, une postérité ?

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L’actualité des premières projections du film japonais L’empire des sens (traduction plus littérale : La corrida de l’amour !) donnent à Lacan l’occasion de revenir sur la castration, le fantasme et le grand phi, Φ. « L’érotisme féminin semble y être porté à son extrême, et cet extrême est le fantasme, ni plus ni moins, de tuer l’homme13. » La castration post-mortem désigne Φ comme « phonction de phonation qui se trouve être substitutive du mâle » : La mort clinique ne suffit pas, le mâle continue à être par Φ, le signifiant qui est en même temps le signifié or, « s’il y a une barre que n’importe quelle femme sait sauter,… c’est la barre entre signifiant et signifié ».

Mais, rappelle Lacan, la barre du A dans S(A) a un tout autre sens : elle exprime la jouissance phallique, entre symbolique et réel, accessible au parlêtre par copulation entre le langage et le corps, jouissance impossible pour le grand Autre car il n’y a pas d’Autre de [pour] l’Autre, pas de langage sur le langage (pas de métalangage). Donc rien ne garantit le langage, ce qui est insupportable pour les humains : « La toute nécessité de l’espèce humaine était qu’il y ait un Autre de l’Autre. C’est celui-là qu’on appelle généralement Dieu, mais dont l’analyse dévoile que c’est tout simplement LA femme 14. »

En conclusion de cette leçon, Lacan redit son vœu de pouvoir un jour, par l’effet de son discours psychanalytique, toucher, livrer un bout de réel, de hors-sens, de folisophie…

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 107.

2 Ibid., p. 110.

3 Ibid., p. 117.

4 Ibid., p. 46.

5 p. 113.

6 p. 116.

7 Ibid., p. 120.

8 p. 94.

9 p. 101.

10 p. 124.

11 Colette Soler, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, Puf, 2015, p. 109.

12 James Joyce (1914), Portrait de l’artiste en jeune homme, Gallimard, coll. « Folio », trad. 1943, 1992, p. 362.

13 Jacques Lacan, Le sinthome, op. cit., p. 126.

14 Ibid., p. 128

2. Le sinthome, leçon du 13 avril 1976

« J’ai inventé ce qui s’écrit comme le réel… je l’ai écrit sous la forme du nœud borroméen… Le réel, ça consiste à appeler un des trois [ronds] réel1… Le sens, c’est l’Autre du réel. »

Au cours de la leçon du 13 avril 1976, Lacan continue le ré-agencement des trois consistances RSI par une élévation du réel qu’il désigne comme sa réponse symptomatique à la découverte freudienne de l’inconscient.

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La chaîne borroméenne dans le discours lacanien peut être vue à la même place que l’énergétique psychique dans le discours freudien : celle d’une métaphore dont la fonction est de favoriser la réception du discours qui la contient. L’idée d’une énergie psychique, le postulat de la constance énergétique et l’analogie électrique dans son mode de transport sont, à la fin du XIXe siècle, par la thermodynamique et l’électromagnétisme, suffisamment « dans le vent » pour que Freud puisse en faire le socle de sa construction sans avoir à les démontrer (voir Esquisse d’une psychologie) alors que « l’idée d’une constante, par exemple, qui lierait le stimulus à la réponse, est tout à fait insoutenable ».

Le nœud borroméen, métaphore de la chaîne, bénéficie des avancées de la topologie au début du XXe siècle, une branche mathématique qui s’intéresse aux surfaces et aux nœuds. Il soutient ici l’invention lacanienne du réel : « L’effet de chaîne ne se pense pas aisément… Je considère que d’avoir énoncé, sous la forme d’une écriture, le réel en question a la valeur…[d’]un traumatisme2. »

Pour cette nouvelle écriture (en chaîne), Lacan veut forcer à un nouveau type d’idée, « une idée qui ne fleurit pas spontanément du seul fait de ce qui fait sens, c’est-à-dire de l’imaginaire3 » qui relève davantage de la réminiscence que de la remémoration privilégiée par Freud ; pour ce dernier, l’inconscient est entièrement réductible à un savoir, un savoir qui a été parlé, qui a été imprimé, archivé (niedergeschrieben) et qui peut être remémoré en l’état. De plus, Lacan préfère l’enchaînement, le quelque chose qui s’enchaîne, au réseau tressé imaginé par Freud. C’est une forme plus rigoureuse, plus proche de la phrase ou d’une chaîne de signifiants : les ronds y occupent chacun une place précise (importance de l’ordre), sont liés entre eux sans interpénétration et sont tous libérés si un seul d’entre eux se dégage de la chaîne.

Le réel lacanien, « inventé parce que cela s’est imposé à moi4 » n’est pas nécessaire pour l’instance du savoir que Freud rénove sous la forme de l’inconscient freudien. Il n’est pas davantage connexe à la réalité qui est l’effet de la représentation signifiante quand elle fonctionne vraiment : « Le vrai[ment] est dire conforme à la réalité. » Il est seulement ce qui apporte à l’imaginaire et au symbolique l’élément qui peut les faire tenir ensemble.

L’invention symptomatique du réel par Lacan, en réaction à l’invention freudienne de l’inconscient le conduit à la généralisation « invention = sinthome ». « Réduire cette réponse à être symptomatique, c’est aussi réduire toute invention au sinthome. » Plus précisément, le réel inventé par Lacan ne répondrait pas au niveau de l’élucubration de l’inconscient, mais un cran plus bas, à la réalité de l’inconscient, c’est-à- dire à l’effet de cette élucubration qui fonctionne vraiment, qui a enrichi la réalité 5.

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La critique de la nature mémorielle de l’inconscient freudien oblige à répondre par la négative à la question : « A-t-on une mémoire ? » qui revient à savoir si je sais « ce que je dis comme vrai6 ». L’effet de sens tient davantage de la réminiscence, de la re-création que du rappel ou de la réactivation.

De cette opposition, énergétique freudienne versus réel lacanien, nous percevons la bifurcation entre :

– La tentative de fonder une psychanalyse scientifique, en prenant dans la réalité le savoir nécessaire pour fonder une science, par la sélection de ce qui fonctionne vraiment au regard d’un principe admis (ici le principe énergétique) ;

– La recherche d’une autre forme du savoir (psychanalytique), étayée par le réel, organe ou opérateur par lequel imaginaire et symbolique sont noués, et « seule conception qui puisse suppléer à l’énergétique7 » récusée.

Dans la topologie du nœud borroméen, le réel se trouve disjoint du sens (le sens en tant que fruit de la copulation entre l’imaginaire et le symbolique) et donc n’a pas de sens ; mais de par cette position il a aussi un sens, celui d’être disjoint du sens, celui d’avoir pour Autre le sens.

Lacan termine la séance en confirmant la distinction entre l’inconscient et la fonction (de nouage) du réel, car « l’inconscient ne va pas sans référence au corps » et que le réel lacanien n’a, comme l’Autre de l’Autre, aucun ordre d’existence, qu’il « est en suspens ».

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 129.

2 p. 130.

3 p. 131.

4 p. 132.

5 p. 139.

6 p. 133.

7 p.135.

3. Le Sinthome, leçon du 11 mai 1976

« Il faut le faire, le nœud [borroméen] pour qu’il devienne appensée car ce nœud porte avec lui qu’il faut l’écrire pour voir comment il fonctionne. »

Autrement dit : c’est en le manipulant (c’est-à-dire en le faisant, ce qui revient à l’écrire) et en s’appuyant sur lui, qu’on en fait un support, un appui à la pensée (« appensée » écrira Lacan au tableau). De façon générale, « une écriture est donc un faire qui donne support à la pensé ». Lacan va conclure le séminaire consacré à James Joyce en faisant du nœud borroméen une nouvelle écriture, appui pour penser une nouvelle philosophie.

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« Le neubo change complètement le sens de l’écriture » en lui donnant une nouvelle autonomie que n’a pas l’écriture graphique résultant de la précipitation des signifiants, l’écriture étant dépouillée par l’orthographe, la grammaire et la logique, d’une partie de l’équivoque que permettent l’homophonie et la modulation de la voix dans la phonation.

Les signifiants, on peut les accrocher à cette nouvelle écriture par le dit, mais pas sans le dit-mension, le « mensionge » du dit (de mentio, au lieu de mentitio, participe passé de mentiri, mentir1). Car ce qui est dit comporte le mensonge.

« Un dit qui n’est pas du tout forcément vrai » qui n’est pas sans un certain manque quand il résulte de la philosophie ; manque auquel Lacan veut suppléer : « Pardonnez à mon infatuation, ce que j’essaie de faire avec mon neubo n’est rien de moins que la première philosophie qui me paraisse se supporter2. »

Le trait unaire (traduction lacanienne de der einzige Zug) lui a déjà donné l’occasion de rapprocher acte d’écriture et acte d’identification (la deuxième identification, dite régressive, de Freud3, celle qui correspond à l’acquisition d’un trait de caractère de l’Autre, d’un insigne seulement).

Le trait, désignant tantôt l’unité graphique tantôt l’unité identitaire, peut être prolongé en une droite infinie pour les besoins de la métaphore borroméenne.

Alors l’acte d’écrivain de Joyce peut être vu en correspondance d’une autre écriture, dans le nœud borroméen cette fois : l’ajout d’une droite (ou d’un cercle) qui en refait la cohésion. Par sa façon d’écrire, par ce qu’il écrit, son œuvre devient l’acte visible restaurateur de son intégrité menacée par le détachement de l’imaginaire. C’est par son œuvre que James Joyce s’est fait le nom qu’il n’a pas reçu de son père ; le sinthome en lieu du Nom-du-Père. C’est le rapport à une fonction d’encadrement visible dans ses écrits qui a mis Lacan sur la piste de la fonction curative de l’écriture chez James Joyce. C’est par là qu’il devine en quoi « l’écriture est essentielle à son ego4 ».

La fonction d’encadrement apparaît sous plusieurs formes :

  • tout d’abord, c’est l’image de la ville de Cork qui est encadrée par du liège (cork) : homonymie ;
  • mais c’est aussi « chacun des chapitres d’Ulysse [qui] se veut supporté d’un certain mode d’encadrement, qui est appelé dialectique, ou rhétorique, ou théologie » ;
  • ou encore ce sont les énigmes placées dans son œuvre, autant d’énonciations qui enveloppent et contiennent des énoncés.

Lacan note que « l’encadrement a toujours un rapport au moins d’homonymie avec ce qu’il est censé raconter comme image », pointant ainsi la relation entre le symbolique et l’imaginaire.

L’imaginaire, c’est aussi et surtout le corps ; Stephen, le personnage autobiographique fait un constat étrange après une de ses mésaventures : acculé contre un grillage de fil de fer barbelé il est battu par ses camarades de collège, puis laissé seul. Sur le chemin du retour « il avait senti qu’une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre5 ». Le sentiment de détachement, l’absence d’affect, montre d’après Lacan que chez Joyce, « il y a quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure6 ».

Mais l’idée de soi comme corps (l’ego) a généralement un poids tel que la manière (trop aisée) de « laisser tomber » le rapport au corps chez Joyce intrigue l’analyste : vécue sans affect, comme une banalité, cette chute de l’image serait révélatrice d’une caractéristique de la structure psychique, représentée par le nouage non-borroméen qui laisse libre le rond de l’imaginaire.

Si nous suivons Lacan, le lapsus calami dans l’écriture du nœud se corrigerait avec un quatrième rond dit ego correcteur (le sinthome pour Joyce) ; l’écriture emboîtée, encadrée, celle de l’écrivain qu’est devenu Joyce, correspondrait à la réparation du nœud borroméen, qui permet de garder ensemble – comme dans un cadre – le rond rebelle de l’imaginaire.

« Le texte de Joyce, c’est fait comme un nœud borroméen7. » Dans le texte, l’équivoque savamment recherchée et magnifiée, minutieusement construite avec les nombreuses énigmes imbriquées, n’aurait pas pour fonction ultime l’expression d’un sens ou la production d’un effet chez le lecteur, mais par la réception de l’œuvre, à créer l’artiste, à permettre la subjectivation. La réparation par le rond dit de l’ego correcteur empêche la divagation de l’imaginaire, mais laisse subsister un autre effet de l’erreur de nouage : l’interpénétration du réel et du symbolique 8. Suivons encore Lacan. La liaison « anormale » entre inconscient et réel produit les épiphanies (apparitions), sortes de petites bouffées de réel, condensées dans le symbolique en paroles ou gestes vulgaires, ou en phrases mémorables « de l’esprit même… ».

Joyce écrit dans le roman autobiographique : « Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentent les moments les plus délicats et les plus fugitifs9. »

Pour Elisabeth Roudinesco, « dans la perspective de Lacan, l’épiphanie prenait le nom de sinthome ou encore de « splendeur de l’être ». Joyce était donc désigné par son symptôme devenu sinthome. Autrement dit, son nom se confondait avec cette théorie de l’épiphanie qu’il avait fait sienne et qui consistait à situer la création dans un royaume de l’extase mystique retranché du temps10 ».

1 O. Bloch, W. von Wartburg (1932), Dictionnaire étymologique de la langue française, Puf, 1986, p.402.

2 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p.145.

3 S. Freud, GW, XIII, p.117.

4 J. Lacan, Le sinthome, p.147.

5 J. Joyce, Portait de l’artiste en jeune homme, Folio, p.140.

6 J. Lacan, Le sinthome, p.149.

7 J. Lacan, Le sinthome, p.153.

8 Voir fig. p.152 où l’on peut voir les ronds bleu/réel et rouge/symbolique imbriqués.

9 J. Joyce, Portait de l’artiste en jeune homme, p.145.

10 E. Roudinesco, Jacques Lacan Esquisse d’une vie, Paris, Fayard, 1993, p.480.

Séminaire de Jacques Lacan, livre VI : Le désir et son interprétation – commentaire de la leçon 14 du 11 mars 1959

Dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VI (1958-1959) : Le désir et son interprétation

Séminaire animé par Marc Lévy et Amine Souirji

Leçon n° 14 du 11 mars 1959

Le désir d’être autre du patient d’Ella Freeman Sharpe (voir leçon du 14 janvier 1959 et suivantes) conduit Lacan à Hamlet (Etre ou ne pas être) c’est-à-dire à la tragédie du désir, aidé en cela par Freud pour qui elle est de nature et d’importance comparables à celles de la tragédie œdipienne antique. Jean Starobinski montre que les deux œuvres sont liées dans l’intérêt et la recherche de Freud dès 1897, soit trois ans avant la publication de la Traumdeutung.

En effet, dans sa lettre du 15 octobre 1897 à Wilhelm Fliess, Sigmund Freud écrit : « La légende grecque [de l’Œdipe roi] a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé à la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. Mais une idée m’a traversé l’esprit : ne trouverait-on pas dans l’histoire d’Hamlet des faits analogues ?… Comment expliquer cette phrase de l’hystérique Hamlet : « C’est ainsi que la conscience fait de nous tous des lâches » ? Sa conscience est son sentiment inconscient de culpabilité.» Puis, dans la première édition de la Traumdeutung en 1900, dans une note de bas de page :

« Dans Œdipe, le fantasme de désir fondamental de l’enfant est mis au jour et réalisé comme dans un rêve ; dans Hamlet, il reste refoulé et nous ne faisons l’expérience de son existence – à la façon des manifestations d’une névrose – que par ses effets d’inhibition… Hamlet peut tout accomplir, hormis la vengeance qui s’abattrait sur l’homme qui a écarté son père… Ce qui s’offre à nous dans Hamlet ne peut être que la vie psychique du poète lui-même… le drame aurait été composé immédiatement après la mort du père de Shakespeare. »

***

En ce qui concerne Lacan, pas moins de sept leçons de son séminaire, Le désir et son interprétation, seront consacrées à relier et faire parler les deux tragédies séparées par plus de deux mille ans. La méthode est exposée au cours de la leçon introductive (4 mars 1959) : un parti pris structural qui ne laisse place à l’analyse et à la causalité qu’au second ordre.

« C’est une méthode classique qui procède par la comparaison, la mise en corrélation des différentes fibres de la structure, considérée comme un tout articulé – et nulle part il n’y a plus d’articulation que dans ce qui relève du domaine du signifiant. La notion même d’articulation, je le souligne sans cesse, est en somme consubstantielle au signifiant1. »

Pour faire parler les deux mythes – l’antique Œdipe et le moderne Hamlet – sur le désir, Lacan va mettre leur structure signifiante commune à l’épreuve des différences qui les distinguent. La granularité du système signifiant et les nécessaires articulations qui en résultent vont révéler quelque chose de leur structure commune.

« Si, dans l’un des deux drames, une des touches du clavier se trouve sous un signe opposé à celui où elle est dans l’autre, nous essayons de voir si, pourquoi, comment, dans quelle mesure, il se produit dans chacun une modification corrélative de sens opposé2. »

L’observation de telles modifications révèle quelque chose de la structure et des articulations qui les ont produites : par exemple, si l’opposition des contraires apparaît en deux endroits de la forme du mythe, l’hypothèse d’un lien de structure entre ces deux points peut être faite.

Venons-en au désir d’Hamlet. Si le spectre est pour lui la forme du savoir inconscient sur les circonstances criminelles de la mort du roi son père, ce savoir peut habiter et animer plus ou moins consciemment d’autres personnages du drame (par exemple sa mère, Polonius le chambellan, Horatio l’ami fidèle, etc.) car tous ont jusque-là fréquenté le meurtrier, le seul à savoir consciemment. N’est-ce pas justement Horatio qui confirme à Hamlet : « Il n’y a pas besoin de fantôme pour nous dire cela. »

Pourtant « il y a quelque chose qui ne va pas dans le désir d’Hamlet » ce que montre « le baromètre de la position d’Hamlet par rapport au désir [que nous] avons de la façon la plus évidente et la plus claire sous la forme du personnage d’Ophélie3 », objet conscient du désir du héros : c’est que Hamlet a un acte à faire et que toute sa position de sujet en dépend.

L’étude comparée des deux « fibres-héros » révèle une différence fondamentale entre Œdipe qui ne sait pas comment et par qui son père est mort, et Hamlet qui sait que son père a été tué, qui « se sait coupable d’être », et auquel la logique du signifiant impose le choix parmi deux issues impossibles. Il « ne peut ni payer à la place du père » qu’il s’agisse des fautes qui le condamnent à l’enfer ou de la vengeance sur le meurtrier qui a réalisé le vœu inconscient d’Hamlet, « ni laisser la dette ouverte ».

Face à ces deux impossibles, le héros temporise, comme l’enfant œdipien détourné par la menace de castration de la satisfaction de son désir (l’accès à un des deux objets parentaux) et qui se protège par l’inhibition inaugurant la période de latence4. Si l’identification à l’un des parents est le chemin typique, « normal », par lequel l’enfant résout l’impossibilité œdipienne, Hamlet, au contraire, doit trouver un chemin original : « Quelles sont les voies de détour qui rendront possible cet acte en lui-même impossible ?5 »

***

« Donner ou redonner son sens à la fonction du désir dans l’analyse et l’interprétation analytique » est le « but précis » du séminaire rappelé en début de la leçon suivante. Avant de nous livrer son interprétation de la tragédie, Lacan en montre l’extraordinaire : cette œuvre de Shakespeare n’est pas un événement littéraire comme un autre…

D’abord, le contexte de la première représentation (1601) fournit lui-même des « espèces de faits premiers qui ont bien leur importance6 » : exécution du comte d’Essex, amant de la reine, qui « brise le charme cristallin du règne d’Elizabeth, la reine vierge » et précède le retour au chaos avec « tout le drame de la révolution puritaine ». C’est la fin des Tudor.

Ensuite, l’abondance et l’extraordinaire diversité de la littérature qui lui est consacrée sont un autre signe de la puissance de l’événement : Ernest Jones (Hamlet et Œdipe 1910) a réparti les critiques en deux thèses, Lacan en a ajouté une troisième :

  1. L’analyse psychologique : l’action paralysée par la pensée ;
  2. Les difficultés extérieures : elles expliqueraient les embarras d’Hamlet, par exemple la nécessité de convaincre le peuple de la culpabilité de Claudius avant d’agir (mais cela ne résiste pas à la critique : Hamlet sait qu’il doit tuer Claudius) ;
  3. L’impossibilité de la tâche : la tâche elle-même contient une contradiction interne. Plusieurs auteurs ont vu des signes de cette difficulté sous-jacente en partie non maîtrisée. Jones mentionne déjà que, si quelque chose doit entrer dans les ressorts inconscients, ce sera quelque chose de beaucoup plus radical et de plus concret que la morale, l’État ou le savoir absolu. Pour Lacan, ce « premier pas analytique consiste à transformer la référence psychologique en une référence, non pas à une psychologie plus profonde, mais à un arrangement mythique, censé avoir le même sens pour tous les humains7. »

Enfin et surtout, « en Angleterre… une représentation d’Hamlet, c’est toujours un événement » et pour l’acteur, un couronnement. Il y a autant d’Hamlet que d’interprètes et une masse énorme de commentaires sur chaque interprétation. La raison est que « la place du désir y est si excellemment, si exceptionnellement articulée que tout un chacun… vient s’y reconnaître8 ». Cette tragédie fonctionne comme un filet d’oiseleur tissé d’œdipe et de castration dans lequel le désir de l’homme-spectateur vient se prendre. Mais la modification des coordonnées du conflit œdipien faite par Shakespeare en altère la structure fondamentale et de là, nous permet un pas supplémentaire, au-delà d’une reconnaissance par chacun de sa propre aliénation œdipienne provoquée par la castration : le désir, l’homme n’en est pas simplement investi, possédé, « il a à le situer, à le trouver… dans une action qui ne peut pour lui s’achever, se réaliser, qu’à condition qu’il soit mortel9 ». Ella Freeman Sharpe voit en cette œuvre : « une création de l’esprit de Shakespeare… une projection, sous forme dramatique, des conflits de l’auteur… En extériorisant sous une forme dramatique les objets introjectés, il se délivra du – quelque chose dans son âme –… [D’où] le poète n’est pas Hamlet ; Hamlet est ce qu’il aurait pu être s’il n’avait pas écrit Hamlet… Ainsi Shakespeare, ayant extériorisé et élaboré le conflit intérieur provoqué par la mort de son père, sut sauvegarder sa santé mentale. C’est peut-être la portée et la profondeur de ce pouvoir de dramatisation des forces intérieures de l’âme qui lui permirent, à la fois, de devenir le plus grand dramaturge du monde et de rester un homme normal10 ».

Elle conclut son étude par un hommage à Freud : « En lisant parallèlement Hamlet et les travaux que Freud et Abraham ont consacrés au deuil et à la mélancolie, on est frappé, une fois de plus, par la majesté de l’œuvre humaine. La science et l’art s’accordent ici avec bonheur, en un mariage parfait… La psychanalyse est à la fois une science et un art. Freud, et ceux qui, pour le suivre, ont eu besoin de son courage, mettent à nu, dans leur propre psyché et dans celle des autres, les drames que les grands poètes projettent sur la scène du monde. »

***

Dès les premiers vers de la pièce, lors de la relève de la garde (Acte I, scène 1), l’étrangeté est signifiée, quand « ce sont ceux qui viennent qui demandent : Qui est là ? alors que ce devrait être le contraire ». Et avant la fin du premier acte, nous sommes informés par la parole du spectre de la présence, au premier plan, du désir de la mère11.

Le deuxième acte est constitué par l’évocation et l’organisation de la surveillance de Hamlet (consignes de Polonius pour la surveillance de son fils Laërte parti en France et arrivée des deux « amis » Rosencrantz et Guildenstern dont Hamlet se méfie à juste titre) puis se termine par la création de « la scène dans la scène », stratagème imaginé par Hamlet pour démasquer Claudius, le meurtrier de son père.

Pendant la représentation modifiée du « Meurtre de Gonzague » (Acte III, scène 2), Hamlet refuse avec défiance l’invitation (le désir) de sa mère et se couche aux pieds d’Ophélie : « Non, bonne mère : un aimant plus puissant me requiert… S’étendre entre les cuisses d’une pucelle, c’est un rêve charmant. »

Mais malgré la panique par laquelle Claudius se dénonce, Hamlet va une fois de plus reporter son acte, malgré une occasion favorable. Il préfère se rendre chez sa mère, dans sa chambre, pour tenter, avec l’aide (et la surveillance ?) du spectre, de la libérer de « l’accoutumance maudite », de son désir (AIII, s4). Reprenant le conseil du fantôme de « se glisser entre elle et son âme », Lacan souligne qu’il s’agit là du travail de l’analyste, que « c’est à l’analyste que c’est adressé, cet appel12 ».

Le meurtre, en passant et à l’aveugle, de Polonius, peut être vu comme un pseudo- passage à l’acte rendu possible par l’obstacle de la tenture (comme Œdipe, pouvoir tuer le père sans le savoir), mais là encore, c’est l’échec : « Le corps est avec le roi, mais le roi n’est pas avec le corps. » (AIV, s2). Acte V : Revenu d’un voyage qui devait lui être fatal, Hamlet semble, en un instant, retrouver identité, force et volonté « C’est moi, Hamlet le Danois ». Les lamentations de Laërte sur la tombe de sa sœur lui sont insupportables car Ophélie, c’est son amour : « J’aimais Ophélie. L’amour de quarante mille frères ne pourrait, dans son entassement, équivaloir au mien. Que saurais-tu faire pour elle ? » Son amour pour lequel il ferait (un peu tard !) plus que n’importe qui.

Se retrouver en retrouvant son désir, c’est ce qui rend possible l’acte jusque-là impossible : « C’est dans la mesure où S est là, dans un certain rapport avec petit a, qu’il fait cette identification soudaine qui lui fait retrouver pour la première fois son désir dans sa totalité13. »

Le doute et l’hésitation ont disparu ; une forme d’indifférence au danger (par exemple dans la façon d’accepter un duel sans objet, sans en discuter ou vérifier les conditions, en laissant le meurtrier s’enferrer dans ses machinations) signe l’acceptation par le héros du chemin qui s’ouvre à lui.

Ainsi, après avoir été blessé mortellement dans le duel truqué, Hamlet pourra enfin s’accomplir par l’acte devenu possible, et devenu possible au pire moment pour Claudius, celui où il se voit responsable de la mort de Gertrude, de Laërte et d’Hamlet, celui qui s’ouvre sur l’enfer : « Ici, l’incestueux, l’assassin ! Danois de l’enfer ! Bois la drogue. Avec la perle ! Rejoins ma mère. » (AV, s2)

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013,

p. 289.

2 Ibid.

3 Ibid. p. 291

4 Sigmund Freud (1923), « La disparition du complexe d’Œdipe », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1999.

5 Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 295 (PV408).

6 Ibid. p. 298 (PV412).

7 Ibid. p. 305 (PV421)

8 Ibid. p. 306 (PV422)

9 Ibid. p. 307 (PV422)

10 Ella Freeman Sharpe (1929), « The impatience of Hamlet », International Journal of Psycho-Analysis.

11 Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 309 (PV426).

12 Ibid., p. 316 (PV436).

13 Ibid., p. 318 (PV439).

Psychothérapie et psychanalyse – Symptôme et sinthome

Exposé présenté par Jean-Richard Freymann et Philippe Lutun le 10 novembre 2017 dans le cadre du Diplôme Universitaire « Bases conceptuelles des psychothérapies analytiques ».

Exposé de Jean-Richard Freymann

Introduction

Cet exposé vous permettra de reprendre tous les opérateurs et concepts qui ont été mis en place l’année dernière pour travailler, cette année, essentiellement, la question du ou des thérapeutiques.

Comme support, vous sont remises des photocopies sur :

– les notes manuscrites de Jacques Lacan à Mme Jenny Aubry sur la psychanalyse d’enfants2, textes qui permettent de comprendre ce qu’est un symptôme analytique, comment ce symptôme se situe par rapport à la théorie analytique ainsi que la différence entre symptôme de l’enfant et symptôme de l’adulte ;

  • les quatre discours et le graphe du désir de Lacan ;
  • les apports de Freud : la perception, les troubles mnésiques, la première et la seconde topique ainsi qu’un extrait du texte sur Le clivage du Moi dans les processus de défense qui a permis à Lacan d’introduire la question du clivage du sujet.

La Ichspaltung et L’Abrégé de psychanalyse sont, bien qu’inachevés, les testaments théoriques de Freud. Mais l’héritage freudien bute encore de nos jours sur la question des zones érogènes et des pulsions, au sens analytique. Le fait que l’enfant, au départ, soit dissocié est encore insupportable pour certains. L’apport de Lacan avec le stade du miroir, moment d’unification de son image, a été, quant à lui, bien admis dans la culture psychiatrique.

Aujourd’hui je traiterai de manière générale la question de la psychothérapie et de la psychanalyse ainsi que la différenciation entre symptôme(s) et sinthome. Le symptôme est une notion freudienne en rapport avec l’angoisse, le sinthome est un apport de Lacan, dans la dernière partie de son œuvre, et met en place une question autour de la topologie.

Je parlerai des psychothérapies en général, et de la psychanalyse, au sens freudien. Il y a, bien sûr, plusieurs écoles psychanalytiques, l’école jungienne, adlérienne, mais je m’appuierai sur la psychanalyse freudienne.

La psychanalyse lacanienne est-elle freudienne ? Lacan fait un « retour » à Freud mais n’est pas, comme Freud, reconnu sur le plan international. Paradoxalement, l’I.P.A3 qui, en 1953, a exclu Lacan, travaille actuellement de manière très approfondie sur ses textes et lui permettra d’être inscrit, dans les prochaines années, comme un référentiel culturel.

La différenciation entre psychothérapies et psychanalyse

Quelle est la différenciation phénoménologique entre les psychothérapies et la psychanalyse ? Les termes de « psychothérapies analytiques » portent en eux-mêmes une contradiction au sens où le champ analytique ne se limite pas à la question du thérapeutique. Ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas une dimension psychothérapique dans la cure analytique, je dirais que c’est peut-être à cet endroit qu’il y a une authentique dimension thérapeutique, structurale ou structurelle.

La notion psychothérapique, verbale, analytique, vient faire obstacle au discours dominant : de la politique à la médecine, on ne cesse de simplifier, d’évaluer, de codifier ce qui abolit le temps de la parole. En médecine générale, 90% des personnes qui consultent ne viennent pas seulement parce qu’elles sont ou se sentent malades, elles viennent pour tout autre chose. De nos jours, les « consultations » médicales se résument à un bilan organique, prise de sang, etc., et à l’envoi par mail, du résultat, ce qui occulte la relation médecin- patient, c’est-à-dire la parole. Comme le soutenait déjà Hippocrate, les patients viennent consulter mais, au-delà, ils viennent aussi pour autre chose. L’introduction même de cette dimension psychothérapie verbale est déjà un effet politique, c’est une prise de position politique et éthique quel que soit le domaine.

La psychothérapie couvre une vaste échelle, de la question de la suggestion hypnotique à la question analytique. Freud s’est rendu compte que la psychanalyse s’adressait plus particulièrement aux structures névrotiques, à des personnes de moins de 50 ans avec un certain niveau intellectuel, à des personnes appartenant à la bourgeoisie ; il fallait donc envisager pour les personnes qui ne pouvaient pas faire de cure-type de nouvelles voies thérapeutiques dans lesquelles une part de suggestion est utilisée. Je ne parle pas de la suggestion dans l’analyse mais des voies nouvelles thérapeutiques qui l’utilisent plus ou moins.

Qu’est-ce que le thérapeutique ? Que veut dire thérapeutique ? Le schéma référentiel, quelle que soit la technique utilisée, repose sur l’idée suivante : le retour à un état antérieur. Je l’illustre : le bon état de santé d’un sujet se situe au point A. Lorsqu’il commence à avoir des troubles, son état se situe au point B. Lorsque le sujet est au point B, la dimension psychothérapeutique vise à revenir au point A. C’est un pari difficile qui repose sur l’ambiguïté des termes psychothérapie-psychanalyse, à savoir faire disparaître les signes cliniques. Je n’ai pas dit : ôter les symptômes. Pour les analystes, les symptômes ne sont pas simplement des signes hippocratiques en tant que tels, ce n’est pas une phénoménologie. Le symptôme en analyse est, comme le rêve, le lapsus, une formation de l’inconscient. Le mot symptôme pour l’analyste est à entendre différemment du sens que lui donnent les médecins ou les psychologues, d’où le surgissement de sévères incompréhensions. Par exemple, une personne peut présenter des signes cliniques majeurs. Le but de la psychothérapie analytique sera de créer du symptôme. Notion incompréhensible, d’où la difficulté de faire passer des publications analytiques dans les publications sur la santé mentale. Nous avons des problèmes éthiques, une conflictualité réelle.

En psychothérapie, le transfert est utilisé mais pas analysé. La plupart des guérisons, et des améliorations sont des effets transférentiels, le transfert « guérit » dans un premier temps. À l’exception des mélancolies et des schizophrénies, l’effet thérapeutique est dû, le plus souvent, à des effets transférentiels imaginaires – « imaginaire » à entendre dans le sens où ce transfert permet de mobiliser un certain nombre de choses. Quelles que soient les modalités thérapeutiques, quelque chose de l’ordre du transfert est sollicité.

Question : La suggestion a-t-elle des effets thérapeutiques ?

J.-R. Freymann : Le transfert lui-même est une suggestion que l’on retrouve dans les mécanismes d’hypnose. « L’’hypnose, dit Freud, est une psychologie collective à deux », c’est le côté de suggestion du transfert. La question que je pointe est celle-ci : dans les psychothérapies quelles qu’elles soient, la manière dont le lien fonctionne, c’est-à-dire le transfert n’est pas analysé, il est utilisé. La question porte sur l’utilisation du transfert. En médecine, on fait, par exemple, un premier protocole. Si les résultats ne sont pas probants, on fait un deuxième protocole, etc. Se pose donc, de façon radicale, la question du lien à l’autre. La scientificité prime sur le relationnel. Les gens vont alors consulter le rebouteux, l’homéopathe, etc. pour que quelqu’un leur donne un espoir.

Question à propos du transfert et de l’amour.

JRF : Qu’est-ce que le transfert ? Pour Freud, le transfert est une dynamique véritable, c’est l’amour de transfert. Pour Lacan, c’est l’instance du sujet-supposé-savoir.

Mais il ne faut pas confondre amour et abus de pouvoir. Que ce soit pour le politique, l’enseignant, le médecin, le chef d’entreprise, ce que l’on appelle harcèlement, que ce soit du côté de l’homme ou de la femme, est un abus de pouvoir. Ce n’est pas de l’amour, c’est l’utilisation de l’abus de pouvoir. L’abus de pouvoir est très nietzschéen, c’est se prendre pour un surhomme car vous avez une certaine position. C’est la question du tyran dans son rapport au pouvoir, c’est la question de la place du leader dans la psychologie collective qui est l’endroit où les idéaux et les objets sont collés ensemble. On profite de l’idéal que l’on constitue pour l’autre, pour se poser comme objet de l’autre ou prendre l’autre comme objet.

Question à propos de la notion de transfert comme passage de l’intensité d’une représentation à une autre ou passage de l’investissement d’une personne à une autre.

JRF : Quelles sont les traces des psychothérapies sur l’inconscient ? La clinique actuelle pose une question essentielle. Dans un premier temps, les personnes choisissent des thérapies courtes – méditation, hypnose, neuroleptiques, psychodrame, et autres thérapies. Puis le retour symptomatique conduit ces personnes, mais en bout de chaîne, à s’adresser au psychanalyste ; à ce stade, il y a eu maniement, voire manipulation du transfert.

Quels sont les effets de la psychothérapie ? Quelles sont, sur le plan de l’inconscient freudien, les psychothérapies les plus toxiques ? Les psychothérapies corporelles ? Les psychothérapies de l’échange verbal, de l’alliance thérapeutique ? La psychothérapie est la mise en place d’une technique qui tente de répondre à la demande du sujet, autrement dit la psychothérapie obture, sous l’angle analytique, la question de la demande.

La psychanalyse, quant à elle, est une forme de négociation de la question des demandes pour essayer d’avoir accès au désir inconscient, ce qui n’est pas le but des thérapies. Mais il faut cesser de penser que la psychanalyse n’est pas thérapeutique, c’est la seule thérapeutique au niveau structurel, c’est le respect de la question du symptôme. On ne dit pas que l’on va ôter le symptôme, mais on va modifier le rapport que l’on avait au symptôme.

Qu’est-ce que la fin de l’analyse, pour Lacan ? C’est s’identifier à son symptôme.

La psychanalyse n’est pas une pure technique, c’est une « techné », c’est l’art d’utiliser quelque chose. Comment fait-on avec de grands obsessionnels, se demandait Freud, quand on fait une analyse ? Comment fait-on avec de grands obsessionnels qui ont fait toutes les thérapies et viennent en analyse ? Dans la cure analytique, on crée une nouvelle obsession qui pourra être analysée, ce qui permettra à l’analysant d’avoir un regard différent sur ses obsessions. Autrement dit, vous créez, dans le transfert, des néo-obsessions pour interroger la question de l’obsession dans laquelle l’analysant est pris. À cet endroit, ce n’est pas seulement la question de l’amour, c’est aussi la question de l’automatisme de répétition dont une des parties a à voir avec la pulsion de mort, avec Thanatos.

La différenciation entre symptôme et sinthome

Pour Lacan, le désir, c’est le désir de l’Autre ; ce qui signifie que le désir de l’enfant naît dans une atmosphère où « quelque part » il y a du désir de l’Autre. L’enfant se constitue inconsciemment à partir du désir de l’Autre, il n’est pas aliéné parce que sa mère est obturante ou son père absent ; l’enfant va au-delà de la demande de l’Autre, au-delà de ses intentions. L’enfant a un rapport avec le désir de l’Autre mais, dans le même temps, il faut qu’il s’en défende. Dit autrement, pour se constituer comme sujet, il faut du désir de l’Autre et, dans le même temps, que lui s’y oppose par un processus défensif.

Pour Lacan, l’enfant a deux types de symptôme (en tant que formation de l’inconscient) :

  • Lorsque l’enfant est lui-même le phallus de la mère ou de ses parents, l’enfant est alors « l’objet de », l’appendice de. À cet endroit, on comprend que l’introduction de la dimension d’un tiers, au cours de quelques entretiens, va lui permettre de se « déloger » de cette position. C’est la forme de symptôme la plus courante.
  • Le deuxième symptôme : l’enfant lui-même est porteur d’une manifestation symptomatique qui l’obsède, qui convoque des troubles corporels. Ce symptôme se présente de la même manière que celui de l’adulte. À ce moment-là, on pourra parler, peut-être, de psychanalyse de l’enfant.

À partir du nœud borroméen, Réel, Symbolique, Imaginaire, Lacan s’interroge : que se passe-t-il quand ces trois ronds de ficelle ne tiennent pas ensemble ? C’est à cet endroit que Lacan amène la question du sinthome dont Philippe Lutun va parler.

La question du sinthome : Exposé de Philippe Lutun

Dans le parcours de Lacan, le symptôme est tout d’abord présenté comme une métaphore, puis comme ce qui revient du Réel, ce qui ne va pas, et enfin comme un fait de structure. En 1953, Lacan pense le symptôme comme étant soutenu par une structure langagière, par des signifiants, des lettres. En analyse, le symptôme n’a rien à voir avec le symptôme médical déterminé par un rapport au référent. Le symptôme névrotique est l’équivalent d’une parole à entendre et à déchiffrer. Y est à l’œuvre une métaphore : il y a substitution du signifiant d’un traumatisme sexuel par un élément d’une chaîne signifiante actuelle qui va fixer le symptôme. Interpréter ce sens ne suffit pas. C’est par l’examen et l’analyse de l’articulation des différents signifiants du symptôme que l’interprétation opèrera. Pour progresser, il est nécessaire que le sujet éprouve qu’il y a un savoir insu et une cause qui le concerne. L’analyste, dans le transfert, en devient le support, c’est à cet endroit que Lacan présente l’instance du « sujet-supposé-savoir », et précise que « l’analyste a la charge d’une moitié du symptôme ».

En 1974, le symptôme est confronté au nœud borroméen avec ses trois ronds tel que développé dans le séminaire RSI4. À ce moment de l’enseignement de Lacan, le symptôme part du Réel, se déploie dans le Symbolique, mais est très marginal dans le rond de l’Imaginaire. Il est ce qui ne va pas, il est ce qui fait parler en quête de sens, et répondre uniquement dans ce registre ne fera que le développer. L’intervention n’a donc pas à se cantonner dans le registre imaginaire, il faut intervenir dans le registre symbolique, équivoque, pour défaire les certitudes liées au symptôme et amener à ce « savoir-faire » avec le symptôme.

Le symptôme névrotique ou pervers a une fonction. Freud a montré que le symptôme est déterminé par la réalité psychique, celle soutenue par le complexe d’Œdipe. Lacan, lui, le fait figurer dans le nœud borroméen sous la forme d’un quatrième rond qui viendra lier R, S et I et sera appelé Nom-du-Père puisque c’est lui qui organise l’œdipe. Le Nom-du-Père est un attribut de la fonction paternelle. Cette nomination symbolique est le fondement de l’attachement au père et corrélativement de l’attachement à la subjectivité. C’est elle qui fixe le symptôme. On peut donc dire que ce quatrième rond, désigné par ces différents qualificatifs, peut aussi être appelé symptôme.

Il y a cependant des situations où le symptôme n’est pas constitué en fonction des Noms-du-Père. C’est à cet endroit que le quatrième rond prend une autre dimension que Lacan appelle sinthome. Lacan le conceptualise à partir du cas de Joyce dans une conférence intitulée : « Joyce, le sinthome ». L’écriture de Joyce donne « l’appareil, l’essence et l’abstraction » du symptôme. Le lecteur est confronté à la trame pure, littérale du langage ainsi qu’à la jouissance produite par le travail d’écriture. Ces éléments sont ceux du symptôme tels que Lacan les a désignés. Ce symptôme, cette écriture, est le produit d’un art, d’un savoir-faire, l’inconscient n’intervenant absolument pas dans sa fabrication. « Joyce, dit Lacan, est désabonné de l’inconscient. » Cet art a fonction de sinthome, il compense la carence du père, supplée à une forclusion de fait. Son projet, Joyce l’énonce ainsi : « Façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race. » Il en appelle à « l’antique père, à l’antique artisan » pour l’assister. Le sinthome garantit la présence d’un père divinisé et la permanence d’un lien avec lui. Joyce se fait un nom, son sinthome littéraire a la fonction identificatoire d’un nom propre. Lacan retient, chez Joyce, l’hypothèse d’une erreur de nouage, « un lapsus de nœud », que le sinthome répare. L’erreur fait que le rond de l’Imaginaire glisse. Le rapport au corps ne se fait pas comme on peut le constater dans un épisode où Stephen est battu mais ne réagit pas. Il ne manifeste aucun affect, pas de colère : le rond de l’Imaginaire glisse là se trouve le défaut dans la structure de Joyce. Le sinthome aurait pour fonction de faire tenir ensemble R, S et I.

JRF : Le séminaire sur le sinthome5 se situe après le séminaire RSI, et introduit un quatrième rond pour faire tenir ensemble les trois ronds, le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire ; mais l’idée essentielle, c’est qu’il peut y avoir raboutage du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. Il y aurait, mais cette question est encore débattue, un moyen de créer non pas un symptôme mais un sinthome. Le sinthome est une ancienne graphie du mot symptôme. Le sinthome n’est pas un symptôme qui insiste en tant que tel, Joyce est tout le temps contraint d’écrire pour que « ça » tienne. La question du sinthome, à cette époque, représentait, pour nous analystes, la dernière théorie de Lacan sur les psychoses. Cependant, en parlant de Joyce, Lacan n’a jamais prononcé le mot « psychose ». Il expliquait qu’en supervision, il faisait comprendre à l’analysant que tout ce qu’il disait était « formidable », qu’il avait accès à l’inconscient. Le deuxième temps consistait à l’aider à « grignoter » du sinthome, autrement dit au-delà de la question symptomatique, nous avons tous un certain rapport au fait que la structure ne « tient » pas bien, c’est l’endroit où le complexe d’Œdipe tient l’ensemble. Chez toutes les personnes, même chez le névrosé, il y a un au-delà du rapport au symptôme.

Discussion

Question à propos de la position du « rond de l’Imaginaire qui glisse ».

JRF : Nous ne sommes pas dans une structure borroméenne. Ici, l’imaginaire ne tient plus, il n’y a pas de fantasme, il faut rabouter. Le rond n’arrive plus à « s’accrocher ». Mais cette question fait débat. Colette Soler soutenait que Lacan aurait dit que le quatrième rond de ficelle faisait tenir les trois ronds ensemble. Lacan ne l’a jamais dit. Chez tout être parlant, y compris chez l’enfant, l’analyse doit tenir compte de cette partie, l’endroit où les pulsions ne sont pas liées, c’est la Ichspaltung. Une part n’est pas nouée mais on ne peut pas dire que les personnes sont psychotiques.

Question : Que veut-dire grignoter du sinthome ?

JRF : « Grignoter du sinthome » est en rapport avec la question de la solitude, à cet endroit, il est possible de grignoter un peu. Un exemple : vous avez un métier et vous êtes contraint de faire tout le temps la même chose. Grignoter du sinthome, c’est arriver, à un moment donné, à changer de logique ; dit autrement : à ne pas être pris uniquement dans le symptôme.

Question : Grignoter voudrait-il dire créer un autre sinthome ?

JRF : Oui, car on n’a pas besoin que cela tienne.

Question : Le quatrième rond pourrait-il être un Autre actuel ?

JRF : Au-delà du sujet-supposé-savoir, au-delà de l’amour de transfert, vous pouvez avoir envie de parler à un Autre, créer un « autre lieu ». Lorsqu’un analyste meurt, les personnes s’arrangent avec la mort de l’autre, c’est une séparation. Vient ensuite la question du deuil. Dans l’après-coup, il y a possibilité de créer autre chose. Dans Analyse finie et

infinie6, Freud dit qu’après une analyse se présente une nouvelle direction, c’est-à-dire que le travail effectué permet de supporter (un peu) ce qui est nouveau.

Question à propos de la position de l’enfant par rapport au phallus de la mère.

JRF : L’enfant devient un sujet parce qu’il n’est plus identifié au phallus, le phallus devient circulant.

Question : Le sinthome est-il une invention de Lacan ?

JRF : Lacan utilise le sinthome comme un opérateur analytique.

1 Cours fait au Diplôme Universitaire 2017-2018 « Les bases conceptuelles des psychothérapies analytiques ».

2 Notes manuscrites par Jacques Lacan à Mme Jenny Aubry sur la psychanalyse d’enfants, publiées en octobre 1969 pour la première fois. Jenny Aubry, Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques 1952-1986. Préface Élisabeth Roudinesco, Paris, Denoël, 2003 ; ou voir Ornicar ? n°37, 1986.

3 I.P.A. : International Psychoanalytic Association.

4 J. Lacan, Le Séminaire livre XXII, (1974-1975), RSI, inédit.

5 J. Lacan, Le Séminaire livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005.

6 S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », dans Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985.

Conversion, hypocondrie et psychosomatique

Exposé présenté par Jean-Richard Freymann le 20 octobre 2017, dans le cadre du Diplôme Universitaire « Bases conceptuelles des psychothérapies analytiques »

Introduction

Nous sommes confrontés dans notre pratique à la question de la psychosomatique, question très difficile que j’aborderai à partir du champ de la psychanalyse.
De nos jours, les consultations médicales sont surtout basées sur l’évaluation, la codification et font l’impasse sur une question dont parlait déjà Hippocrate en 2000 av J.-C : la relation médecin-malade. Il faut en effet savoir que 80% des patients qui viennent consulter viennent souvent non seulement pour exclure un problème somatique mais aussi pour autre chose. Aussi est-il important de travailler la relation médecin-malade en se posant, entre autres, ces deux questions :
Qu’est-ce qu’une demande ? Qu’est-ce qu’un symptôme ?

Pour aborder ces questions, j’ai choisi de vous parler d’un triptyque difficile, de trois concepts nés de la clinique psychiatrique :

  • la somatisation qui sous-entend quelque chose de la lésion ou de l’atteinte corporelle,
  • l’hypocondrie qui existe depuis Hippocrate
  • et la conversion, découverte de Freud, qui est l’expression par le corps d’un conflit inconscient.

Trois mécanismes

La question de la somatisation

Dans le cadre des somatisations, c’est-à-dire l’existence d’une lésion, on peut parler de psychosomatique. Mais le terme de psychosomatisation introduit aussi une notion psychique, autrement dit introduit déjà une interprétation. Par exemple, pour certaines maladies comme l’ulcère, on a pris l’habitude de dire que la personne est « trop anxieuse », le « trop anxieux » réfère à une cause psychologique.

Dans les années 1970, on a essayé de transposer la question de la conversion à la question de la somatisation. Mais la conversion est, je l’ai dit, l’expression par le corps d’un conflit inconscient qui sous-entend la lecture non pas seulement de la conscience mais aussi de l’inconscient.

La question de l’hypocondrie

Qu’est-ce que l’hypocondrie ? C’est le fait de mettre « en jonction » des organes entre eux. Par exemple, « quand je respire, j’ai mal aux orteils, j’ai mal à la tête ». L’hypocondrie est un système de représentation corporelle qui se met en place plus particulièrement chez les hommes, et est souvent liée à la question post-traumatique. Après un traumatisme – au sens événementiel, accident, exil – va apparaître une sorte de mise en système de leur rapport au corps plus ou moins délirant. Certaines hypocondries ont à voir avec un délire, à ce moment- là on est plutôt dans le domaine de la psychiatrie avec des hypocondries psychotiques, mais un certain nombre d’hypocondries sont dites névrotiques.

La question de la conversion dans son rapport au traumatisme

Tout d’abord, qu’est-ce que la question post-traumatique ? La question de la névrose post-traumatique est apparue après la Première Guerre mondiale de 1914-1918, période où les psychiatres, les aliénistes ont été beaucoup sollicités car se posait la question des taux d’invalidité des patients, c’est-à-dire des problèmes juridiques importants. Aujourd’hui, les nosographies actuelles dites psychiatriques parlent de stress post-traumatique, c’est le cas du DSM. Le concept de névrose n’apparaît donc plus.

Le stress post-traumatique réfère à la question de l’effroi. L’effroi pose la question de la non-anticipation de l’être humain face aux événements. L’être humain anticipe souvent l’événement par de l’anxiété, de la peur, ce qui empêche qu’il y ait effraction psychique. La préparation face à ce qui peut arriver fait tampon, couverture au regard de l’événement. Le névrosé peut alors comparer ce qui lui est arrivé réellement et ses idéaux. Dans les guerres, dans le terrorisme, il n’y a pas d’anticipation possible, l’événement fait irruption et convoque un stress post-traumatique, psychopathologie à laquelle nous aurons de plus en plus à faire.

Le traumatisme freudien est à entendre au sens de la conversion. Le traumatisme, au sens freudien, n’est pas un événement comparable à une goutte d’acide sur la patte d’une grenouille dont l’effet convoque sa rétraction. Le traumatisme, au sens freudien, n’est pas l’événement, c’est l’écho qui va être provoqué avec une motion inconsciente qui a été refoulée. L’écho déclenche un certain nombre de troubles, de symptômes plus ou moins importants.

De nos jours on tend à dénier l’existence de l’inconscient et de travailler les troubles du côté de la conscience, du côté de l’immédiateté ; on entend des discours qui tiennent compte uniquement de la question de la conscience et du conscient : « Avec un peu de volonté, tu peux y arriver. »

La découverte freudienne concerne l’accès à l’inconscient, je vais l’illustrer par un exemple : un geste d’une personne sur une jeune fille a provoqué, chez elle, des crises. Quelle association y-a-t-il entre ce geste et ses crises ? Qu’est-ce qui, en psychanalyse, va permettre de travailler cette association ? C’est la Règle fondamentale. Qu’est-ce que la Règle fondamentale ? C’est : « Dites tout ce qui vous vient, ce sera formidable. Libérer les associations, libérer totalement vos pensées, laissez les enchaînements se faire eux-mêmes. » Le geste qui a convoqué des crises chez la jeune fille est en lien avec son histoire singulière, celle d’avoir été, auparavant, abusée par une personne. La Règle fondamentale est la seule méthode pour avoir accès à l’inconscient.

Pour avoir accès à l’inconscient, il faut aussi que la personne qui vous écoute soit elle- même au clair avec la question de son propre inconscient. Comment faire abstraction de soi- même dans la relation médecin-malade ? Hippocrate y répondait déjà 2000 ans av. J.-C. dans La consultation1. Le médecin de cette époque n’était pas psychanalyste mais devait avoir une certaine posture par rapport au patient, posture qui lui permettait d’entendre les plaintes de l’autre, posture dont l’éthique était déterminée par le Serment d’Hippocrate.

Les Cinq psychanalyses2 relatent les premières consultations de Freud autour de la question hystérique avec le cas Dora, la question de la phobie avec le petit Hans, la question de la névrose obsessionnelle avec l’homme aux rats, la question de la psychose avec l’homme aux loups et la question d’un délire corporel avec le Président Schreber qui, au moment de sa nomination comme président de cour d’appel, s’est « senti transformé en femme ».

Conversion de l’hystérie

Comment se constituent les troubles dits de conversion ? Comment un conflit psychique – avec le père, dans le cas de Dora – peut-il donner un certain nombre de crises, une toux par exemple ? Question énigmatique que se pose Freud :

« Il ne s’agit plus maintenant de toute l’énigme, mais de cette partie de celle-ci qui contient le caractère particulier de l’hystérie, la distinguant des autres psychonévroses. Les processus psychiques sont, dans toutes les psychonévroses, pendant un bon bout de chemin, les mêmes, puis seulement alors entre en ligne de compte la complaisance somatique qui procure aux processus psychiques inconscients une issue dans le corporel. Là où ce facteur n’existe pas, cet état devient autre chose qu’un symptôme hystérique mais quand même quelque chose d’apparenté, une phobie, par exemple, ou une obsession, bref, un symptôme psychique3. »

Dans ce triptyque que sont les trois névroses de base – la névrose hystérique, dite hystérie de conversion, la névrose phobique, dite hystérie d’angoisse, et la névrose obsessionnelle –, Freud parle de quelque chose de très précis : la complaisance somatique. Pour qu’un symptôme de conversion se mette en place, il faut une complaisance somatique, c’est-à-dire une partie particulière du corps va être spécialement investie.

Dans la névrose dite hystérique, une partie du corps est particulièrement investie cependant aucun trajet neurologique ne correspond à cet investissement.

La question phobique n’est pas un investissement corporel, mais un investissement tout particulier qui concerne la question de l’angoisse. Les phobies sont une manière d’essayer – psychiquement – de canaliser l’angoisse. Le fonctionnement phobique consiste à prendre, inconsciemment, une cible sur laquelle l’angoisse va se centrer. Dès lors, pour soigner, par exemple une phobie des ponts, la technique va consister soit à chercher les mécanismes sous-jacents à cette question, soit à vous faire traverser réellement le pont… La position de Freud est de chercher ce qui, au niveau inconscient, s’est mis en place pour qu’il y ait une phobie. La prise dans le langage provoque chez l’enfant un certain nombre de phobies dites de situations : la phobie du noir, la phobie du loup…

La question de l’obsession est un parasitage intellectuel qui convoque la répétition d’un certain nombre d’actes, par exemple le lavage des mains, la fermeture des portes.

Le travail sur le triptyque – névrose hystérique, phobie, obsession – nécessite que le psychanalyste reconstitue l’histoire singulière du patient, je cite Freud : « Je reviens maintenant au reproche de simulation de maladie qu’avait fait Dora à son père. Nous nous sommes bientôt aperçus qu’à ces reproches correspondaient, non seulement des remords concernant des maladies antérieures, mais aussi des remords faisant allusion à des maladies actuelles. À cet endroit échoit habituellement au médecin la tâche de deviner et de compléter ce que l’analyse ne lui livre qu’en allusions4. »

Stade du miroir

La psychanalyse permet un travail sur la représentation du corps. Au départ, l’enfant n’est pas unifié. « L’enfant, dit Lacan, est un prématuré. » À sa naissance, l’enfant possède des réflexes archaïques, puis son développement neurologique se poursuit. II possède cependant une qualité humaine : une grande sensibilité, une grande perméabilité au comportement et à la parole de l’Autre. Lorsqu’il n’y a pas ou peu de perméabilité, apparaît la question des autismes.

Lacan introduit le stade du miroir5 dans lequel l’enfant, entre 6 et 18 mois, à côté de sa mère, « jubile ». Pourquoi jubile-t-il ? Parce qu’il voit dans le miroir une image unitaire qu’il n’est pas en réalité. Quelque chose, dans le miroir, forme une unité. L’humain est déjà désaliéné : il y a déjà un écart entre son image corporelle et ce qu’il est réellement. Le stade du miroir n’est pas de même nature chez l’être humain que chez l’animal – le singe par exemple, cherche quelque chose derrière le miroir. Cette différence tient au rapport du corps au langage de l’Autre. À cet endroit, la question que nous sommes amenés à nous poser est celle-ci : quel est le rapport entre la constitution de l’image et la prise dans le langage avec la question psychosomatique ? L’approche psychosomatique, c’est une hypothèse, pourrait-elle être appréhendée dans ce moment où l’enfant se constitue ?

Aujourd’hui, par rapport aux dix dernières années durant lesquelles nous recevions des patients dans le registre de la névrose, une demande d’analyse est faite par des patients qui ont vécu une expérience « traumatique » en lien avec la question corporelle, c’est-à-dire en lien avec des maladies graves, cancer, maladie génétique, ce qui est une évolution très importante.

Hypnose et transfert

Dans le texte « État amoureux et hypnose » des Essais de psychanalyse, Freud traite de la question de l’hypnose et de la psychologie collective, je le cite : « L’hypnose est une formation collective à deux6. »

Freud ajoute qu’il en est de même pour l’état amoureux. Au début, Freud utilisait l’hypnose pour faire émerger des souvenirs refoulés. C’est à partir de l’hypnose qu’il découvre la psychanalyse, plus exactement, au moment où Anna O. lui demande de la laisser parler, « talking cure » qui lui permet de mettre en place la Règle fondamentale.

L’hypnose, c’est le médiatique, c’est le mécanisme hypnotique par définition. La publicité, la propagande reposent sur les mêmes mécanismes. La psychanalyse, par rapport à la question hypnotique, est donc de recouvrer un rapport à la liberté individuelle.

La psychologie collective repose sur des mécanismes liés à l’hypnose avec un certain nombre d’instances freudiennes qui sont : le Moi, les objets du Moi, le Ça, l’ensemble des pulsions, et le Surmoi ainsi que les idéaux du Moi. Le processus hypnotique consiste à mettre un objet extérieur sur lequel se focalise tous les idéaux internes du groupe ; dit autrement, tous les idéaux se concentrent sur cet objet extérieur auquel toutes les personnes sont « suspendues ». Quel effet ce mécanisme produit-il ? Le Moi est mis entre parenthèses. Tous les idéaux du groupe convergent vers cet objet extérieur – drame humain depuis l’aube des temps – qui met le Moi entre parenthèses.

Schéma : Psychologie collective et analyse du Moi7

Sur ce schéma, il y a un arc de cercle entre l’idéal du Moi, l’objet investi par le Moi et les objets extérieurs. L’individualité est donc complètement « suspendue ». Le but de l’analyse et des psychothérapies est de réintroduire la place du Moi car, spontanément, le discours médiatique suspend le Moi. Les traits, à l’intérieur du schéma, indiquent que chacun s’adresse à l’objet extérieur, qui peut être le Führer, c’est-à-dire qu’il y a une identification mutuelle, c’est la question du nazisme.

La relaxation, la sophrologie sont des auto-hypnoses très utiles pour la prise en compte des questions somatiques, au sens où elles apaisent l’angoisse. Pourquoi ? La théorie freudienne repose sur des zones érogènes, dit autrement sur des trous, des orifices plus ou moins investis par des pulsions partielles : pour l’obsessionnel, c’est du côté de la zone anale ; pour l’hystérique, du côté de la zone orale, avec, par exemple, l’anorexie ; pour le phobique et le pervers, du côté de la zone génitale. Notre corps est un ensemble de trous plus ou moins investis où les paroles de l’Autre sont venues s’inscrire d’une manière particulière, singulière, sur le corps. Toutes les maladies névrotiques sont dues à une sorte d’investissement ou de désinvestissement d’une certaine forme de pulsions.

Que se passe-t-il du côté des pulsions dans la somatisation ? Nous avions, à l’époque, des antennes psychosomatiques dans tout l’hôpital où l’on essayait d’identifier la question psychogène, la question psychique dans les maladies organiques. Ce qu’il est possible d’avancer, c’est que l’introduction de la parole dans les consultations individuelles, singulières, permet de soutenir, d’aider les patients, même dans les maladies les plus graves.

Les psychonévroses, c’est-à-dire le triptyque névrose hystérique, phobie, obsession dont j’ai parlé, sont capables d’un lien thérapeutique, d’un lien transférentiel.

Qu’en est-il pour les névroses actuelles dont parle Freud ? Les névroses actuelles, pour Freud, reposent sur un manque de libido, un manque du côté de la sexualité. Pour ma part, les névroses actuelles concernent des personnes prises dans l’angoisse, des personnes dépassées par le rythme de vie qu’on leur impose, personnes que nous recevons, personnes auxquelles il est important de donner un lieu de parole, même pour une simple discussion.

1 Hippocrate, La consultation, Hermann, 1986.

2 S. Freud, Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 Jacques Lacan (1949), « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits I, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1999.

6 Sigmund Freud (1921), « Psychologie des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993.

7 Sigmund Freud, « Psychologie collective et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, op. cit.

La cure : un retour vers le futur ?

Intervention de Nicolas Janel lors de la formation APERTURA « Les Temps de la rencontre » qui a eu lieu le 6 octobre 2017.

La cure : un retour vers le futur ?1

Je vais reprendre ce que j’avais commencé à développer lors d’une journée clinique de la FEDEPSY sur les entretiens préliminaires2. Je m’étais appuyé sur une assertion de Jean- Richard Freymann qui est celle-ci : « On peut très bien dire, au regard de l’analyse, qu’il n’y a pas de désir constitué au départ. Il y en a les germes… Mais le désir, au sens où on l’entend, se constitue dans la cure, il n’est pas déjà là3. » Les paramètres du désir seraient déjà là, mais il serait nécessaire que ce désir se constitue dans le transfert analytique. Le désir serait « l’effet d’une opération constituante, et non pas constituée4 ». Concernant la place des entretiens préliminaires, l’analyste n’ouvrirait donc pas sur une retrouvaille de quelque chose qui aurait déjà été là, mais il ouvrirait sur une production, dans le sens d’une création. Il ne s’agirait pas pour l’analyste de procéder à une « archéologie du désir5 », mais à sa création. Il s’agirait de permettre à l’analysant de créer quelque chose à partir de la supposition que cela aurait déjà existé, alors que cela n’existerait que dans l’après- coup. Une sorte de « quelque chose » préexistant inexistant qui se créerait dans sa recherche elle-même. Un « quelque chose » qui préexisterait rétroactivement. Si la cure inscrit son procès dans le temps, elle n’est donc pas qu’une remémoration de la chronologie réelle passée. Il se met plutôt en place une interrogation sur le rapport de l’analysant à son histoire, une sorte d’historisation symbolique. Ce qu’on y découvre vient bouleverser les représentations classiques du temps. Freud avait commencé par établir un schéma temporel du symptôme où le refoulement d’un événement traumatique passé était la cause d’un symptôme actuel. La narration du conflit ou du traumatisme ancien permettait la levée d’un symptôme dont la gêne n’avait jamais pu être liée jusqu’alors à ce passé pourtant connu. C’est de ce constat encourageant qu’est partie la psychanalyse. Mais très vite des complications issues de la clinique ont forcé Freud à modifier ce schéma. La réalité historique du souvenir traumatique s’avérait souvent fausse, des faux souvenirs ou des souvenirs-écrans apparaissaient. Avec la notion d’ « après-coup », il découvrait la postériorité de la cause sur la conséquence. Une révision de la première approche temporelle était alors à faire. Par exemple, concernant la cure de « l’homme aux loups », Freud écrit que l’apparition de scènes appartenant à la première enfance ne serait pas la reproduction d’événements réels auxquels on aurait le droit d’attribuer de l’influence sur le cours de la vie ultérieure du patient et sur la formation des symptômes mais les produits de son imagination nés d’incitations datant du temps de sa maturité. Jean-Richard Freymann en avait déjà parlé lors de la dernière journée de formation APERTURA. « C’est à partir du temps de la maturité que va se reconstituer le temps infantile. Ce temps infantile étant utilisé à servir de représentations symboliques au désir et aux intérêts actuels du patient (…). Autrement dit, c’est en « repassant » par l’infantile que le patient aborde les problèmes du présent. Une reconstitution s’opérerait ainsi à partir du présent6. » Et comme l’écrit Sandrine Calmettes-Jean, dans la cure, « nul ne sait de quoi le passé sera fait7 ». Ce n’est que dans l’après-coup qu’on pourra dire que « quelque chose » aura été. Cette logique inverse la causalité et le temps en présentant la résurgence d’un passé dans un futur. La cure analytique se conjuguerait ainsi au futur antérieur : un temps qui ferait de l’avant quelque chose qui, d’une certaine manière, suit l’après. Cet avant serait à chercher, ce qui permettrait de créer du futur. Une sorte de « retour vers le futur » s’opèrerait ainsi dans la cure à partir d’un non-savoir du patient sur ce qui lui arrive et qui le pousse à consulter. C’est sur ce non-savoir que se joue une analyse, que se négocient son début et sa fin. Souvent à partir de l’énigme d’un symptôme, d’une réponse inconnue à une demande, à partir de quelque chose qui empêche quelqu’un de pouvoir continuer à se soutenir dans sa vie, quelque chose que Patrick Landman8 appelle l’initium de l’analyse. C’est-à-dire quelque chose qui a fait franchir un seuil au futur analysant et qui est à l’origine de sa démarche. L’analyste doit en prendre acte. Cela se repère non dans une anamnèse de type médical mais dans l’histoire individuelle et singulière couverte par l’amnésie et le refoulement. L’enjeu est que cela puisse se mettre en acte chez l’analysant. Contrairement au but du traitement médical ou psychothérapique, la visée n’est pas un retour à l’état antérieur. Il ne s’agit pas de vouloir tout de suite boucher ce non-savoir. Comme l’écrit Jacques Lacan dans « La direction de la cure9 », il n’y a pas à répondre à la demande, sous peine de la rabattre sur le plan du besoin, ce qui reviendrait à couper l’herbe sous les pieds de celui qui commence à courir. Au contraire, si on veut ouvrir vers une nouveauté désirante, il s’agit bien plutôt de marquer ce non-savoir pour le préserver, voire même de l’inciter par de l’offre qui pourra créer de la demande. L’étape des entretiens « préliminaires » préparerait ainsi ce qui va suivre en introduisant et en marquant le processus temporel précédemment évoqué. Autrement dit, en reprenant André Michels : « C’est ce « non-savoir » de l’analysant quant à sa singularité, quant aux racines de sa subjectivité et aux énigmes de son désir que nous avons à rendre opérant dès le début, pour autant que nous arrivons à en trouver une voie d’approche, à faire tenir un cadre par rapport à la demande qui nous est adressée (…) Rendre opérant ce « non-savoir » veut dire contribuer à son émergence, encourager l’analysant à ne pas reculer devant ce qui lui apparaît d’abord comme un abîme10. »
Contribuer à l’émergence du non-savoir peut consister à renverser les certitudes du futur analysant, à lever les évidences, à dé-fétichiser un certain sens. Cette étape conditionne le devenir de l’analyse à chacun de ses tournants. Certaines analyses ne commencent jamais parce que le processus temporel ici évoqué n’a pas été suffisamment mis en place. L’évocation de la règle fondamentale participe à ce mouvement. Elle peut être réalisée plusieurs fois, par exemple lors des entretiens préliminaires puis lors du passage au divan. Cette règle prescrit à l’analysant de dire ce qui passe par la tête, sans sélectionner, sans crainte de dire n’importe quoi. Il s’agit de dire même le banal ou l’indélicat ou le vulgaire, ou ce qui est hors sujet. L’analyste de son côté se soumet à la règle en écoutant avec une égale attention, et dira quelque chose de temps en temps. L’énonciation de cette règle noue le désir de l’analyste au travail de la libre association de l’analysant. Cela impulsera le maintien de l’écart entre le contenu manifeste et le contenu latent du discours. Avec elle, un message implicite se transmet vers l’analysant, ça serait lui dire : « Tu sais, sans le savoir, que le savoir non su que nous recherchons est déposé en toi11. » La règle fondamentale nous permet de soutenir ce rapport au non-savoir, à ce qui est radicalement non su. Une fois établie, elle détermine le cours des événements. Le but est de produire de l’Einfall, c’est-à-dire de la surprise dans ce qui vient à l’esprit. L’Einfall permettant alors de reconstituer ce qu’il ne fait qu’évoquer. Il détermine, tout en rappelant ce qui est connu, un écart décisif et donc de la nouveauté qui pour être effective, doit être reconnue. André Michels qualifiait l’Einfall de « pivot de la singularisation12 ». Cela émerge par à-coups, au fur et à mesure des séances, tels des moments d’ouverture vers l’inconscient. L’analyste doit en prendre acte afin de maintenir le processus. Et alors, comme dit Lacan, « il n’y a pas d’avant », c’est-à-dire que la prise en acte de ce phénomène va constituer une rupture qui apparaîtra dans le plan symbolique. Patrick Landman13 évoque le concept de « moments de passe », c’est-à-dire à chaque fois des moments de mise en acte dans le transfert de la brèche qui s’est ouverte au début, celle qu’il appelle l’initium de l’analyse. Cet initium se prolongeant ainsi jusqu’à une certaine fin qu’est sensée représenter la procédure de la « passe14 ». Avec ce concept de « moment de passe », il se dégage un lien entre le début et la fin de l’analyse. Du début à la fin, l’analysant se sera engagé dans le cadre d’une certaine relation qui s’appuiera sur une parole, se déroulant à partir d’un non-savoir et étant soutenue par le désir de l’analyste. Du début à la fin, cette relation fondera une « expérience de temporalité historisante ». C’est en ces termes que Lacan qualifie le transfert où l’analyste est placé en tant que sujet-supposé-savoir. En cours de route, émergera du sujet dans toute sa singularité désirante. Il n’y a pas de recette figée, la cure étant toujours une pratique du singulier, à réinventer à chaque fois sur mesure. Mais idéalement, le passage sur le divan est lié à une des ces premières césures logiques des préliminaires. Jean-Marie Jadin15 signale que ce passage devrait ponctuer de façon « kaïronique » l’interlocution avec le futur analysant. Cette référence au Kaïros, temps de l’occasion opportune, indique qu’il s’agit de poser ce passage de la juste manière au juste moment. Une « justesse signifiante doit être accompagnée d’une justesse temporelle16 ». Jean-Marie Jadin indique que « cela se prépare, [qu’il est] important pour cela que l’analyste ait d’abord fait part à son futur analysant qu’il se pourrait que l’on passe un jour à l’analyse. [Cela permettrait de] déchirer la perfection du premier temps [en ouvrant sur un inconnu futur par exemple. Il serait bon ensuite que] l’analyste puisse dire, à ce moment-là ou plus tard, ce qu’est pour lui la psychanalyse, et aussi pourquoi elle serait préférable au face à face17 ». L’occasion opportune du passage sur le divan peut se faire par exemple lors d’un moment de renversement dialectique18, comme quand le futur analysant se met à se demander quelle est sa part dans ce dont il se plaint, c’est-à-dire quand le sujet prend à son compte, en partie au moins, ce qu’il attribuait au destin ou à ses parents dans la genèse de ses problèmes19. C’est souvent l’introduction d’un « moi » qui est prise comme signal pour une transition. C’est bien sûr à l’analyste d’essayer de susciter l’émergence d’une telle bascule, par exemple en invitant le futur analysant à se prendre lui-même comme son propre objet d’étude. L’analyste peut ici se placer en position de semblable par rapport à son futur analysant, un peu comme s’il lui susurrait : « De vous à moi je vous propose de faire ainsi, tout comme je l’ai fait20. » Si le pas se franchit, le passage à l’analyse est possible. Une deuxième scansion va survenir au moment de l’énoncé par l’analyste de la règle fondamentale. Alors ce n’est plus le moi de l’analysant qui est en cause, mais la parole de l’analysant. On lui demande de se soumettre aux dés des idées lancées par la parole librement associée. L’analyse sera alors engagée. L’analysant produira des récits, une historisation symbolique constituée de mythes personnels, élaborée à partir d’une parole, qui prend pour objet son rapport à certains événements ou protagonistes anciens ou actuels, présents ou absents, donnant des explications, par exemple à partir d’événements inauguraux. Les récits avancés produiront fréquemment des confusions, tant en ce qui concerne les acteurs que le temps et les enjeux de ce qui sera rapporté. Mais chaque séance, en apportant des connexions nouvelles entre des éléments, des césures nouvelles entre d’autres, établira un déplacement du sens du récit. D’une séance à l’autre, les variations qui s’opèreront viendront marquer des différences, et aussi des similitudes, qui feront que, au-delà du temps, des personnages en cause et des enjeux conjoncturels des différents drames, se dégagera un scénario dont les éléments se répèteront quelles que soient les circonstances. Le repérer opèrera un tri entre les mille petits drames conjoncturels et le drame central où se joue la question du sujet. Les mythes vont, au fur et à mesure que s’en construiront de nouveaux, perdre de leur consistance. L’événement dont le souvenir est gravé dans le marbre s’avèrera inexact, et même recomposé de plusieurs souvenirs d’époques différentes dont l’importance se trouvera par exemple proportionnelle au silence qui a précédé leur livraison. Bien plus, quand un ensemble de souvenirs viendra offrir un événement traumatique premier comme cause des désordres qui le suivent chronologiquement, ce bel ordonnancement se trouvera bousculé, ce sera le traumatisme ultérieur qui aura fait attribuer après coup sa pathogénie à l’événement premier. L’existence même de celui-ci pourra n’avoir pour seul fondement que sa valeur d’explication, il n’aura en fait jamais eu lieu. Bref, à force de répétitions, le scénario s’écrira alors sur une surface de plus en plus restreinte, avec un nombre réduit de signifiants, de sorte que « la position du sujet sera plus aisée à repérer à l’intérieur ». Autrement dit, un serrage temporel s’opèrera dans la cure, permettant de réduire la durée qui sépare la répétition de la reconnaissance du désir qui était pris dedans.

Tout le processus peut être pensé en termes de succession de temps logiques21. Une succession d’après-coups en cascades, de rétroactions enchâssées, de futurs antérieurs démultipliés, d’un développement-gigogne de différents temps logiques que Lacan a théorisé par trois moments, dont chacun n’advient que par les deux autres : l’instant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure. Ce dernier moment pouvant redevenir, par une reconsidération neuve ultérieure, un nouvel instant de voir. Autrement dit, le temps logique est constamment réitéré. Il instaure en trois mouvements, le temps de l’advenue du sujet. Il implique des scansions, des suspensions de temps, des non-temps qui correspondent à ces scansions22i. Pour comprendre ce temps logique, il faut reprendre le texte de Lacan intitulé « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée23». Lacan part d’une énigme où ce qui est en jeu est un accès vers la liberté, pourrait-on dire désirante, ceci à partir d’un problème de logique. Voici le problème à résoudre : un directeur de prison fait comparaître trois prisonniers. Il leur dit : « Je dois libérer l’un de vous trois. Pour déterminer lequel, je vous propose une épreuve. J’ai ici cinq disques : trois blancs et deux noirs. Je vais coller un des disques à chacun de vous dans le dos. Il n’y a pas de miroir dans la pièce et vous ne pouvez pas communiquer, mais vous pouvez voir la couleur des disques qui sont dans le dos des deux autres. Le premier qui aura trouvé par un raisonnement logique la couleur du disque qu’il porte pourra sortir et sera libre. » On entend que cette énigme résonne comme une métaphore. Pour accéder à leur désir, les prisonniers doivent saisir ce qui est caché en eux, puis se décider à parler. Le disque pourrait ainsi représenter l’inconscient, un inconscient non visible, non communicable, sans reflet possible dans un miroir. Pour révéler l’inconscient, chaque prisonnier doit mettre en œuvre une réflexion logique à partir des autres.

Pour mieux saisir le déroulement logique de l’énigme, on peut suivre la simplification qu’en fait Sylvie Lausberg24, en ne prenant seulement que deux prisonniers et trois disques dont deux blancs et un noir. Donc, deux prisonniers qui porteront chacun un disque choisi par le directeur parmi deux disques blancs et un noir. Le raisonnement logique commence dans un premier temps par voir le disque de l’autre, ensuite comprendre comment logiquement trouver la solution, et enfin conclure, avant d’accéder à ce qui est désiré, c’est-à-dire la libération

Ce qu’il se passe, c’est que chacun des détenus voit dans le dos de l’autre un disque blanc. Le directeur a distribué les disques comme cela ! Dommage, car si l’un des deux avait vu un noir, il aurait tout de suite su qu’il porte un blanc (puisque dans cette simplification, il n’y a que deux blancs et un seul noir au total). Alors le détenu doute, ne peut rien décider de manière synchronique dans cet instant de voir. « Ai-je un disque blanc ou noir ? » Pour tenter de comprendre, il doit formuler une hypothèse à partir de l’attitude de l’autre, hypothèse qu’il vérifiera au cours de la diachronie du temps pour comprendre. Comme l’autre ne se décide pas à sortir, c’est donc que cet autre voit également un disque blanc. Entre ce moment où le prisonnier croit avoir trouvé la solution logique et le moment où il l’affirme, il y a un temps d’hésitation, car s’il se trompe, il ne sera pas libéré. Ce doute lui permet de comprendre.

Et enfin, vient le temps de conclure : « l’autre ne voit pas un disque noir, c’est donc que le disque que je porte est blanc, je me hâte pour le dire au directeur avant que l’autre ne passe devant moi. » C’est grâce à l’étendue du temps entre questionnement, doute et conclusion que le sujet peut décider. Mais il ne peut le faire qu’en se référant à l’autre. Quand il énonce la réponse qui peut le libérer, il s’engage, il agit. Ce discours est donc un acte ! Dans la cure, il ne s’agit pas de comprendre intellectuellement la couleur du disque, ici métaphore de l’inconscient. Entre le moment où le sujet pense subjectivement « je suis blanc » – et le moment où il est libéré, il a objectivé son affirmation : « je suis véritablement blanc ». On peut dire que c’est en objectivant son affirmation première qu’il se libère. Ce temps de l’inconscient comprend aussi des moments suspendus : avec la vision du disque blanc de l’autre, la réponse n’étant pas immédiate, alors qu’elle l’aurait été si le disque avait été noir, il y a un temps pour comprendre la logique qu’il faut mettre en œuvre. Et à partir du moment où la vérité portée par le sujet apparaît, il faut encore un temps avant d’agir et de l’affirmer. La longueur de ces temps n’est pas prévisible. Le temps d’une analyse ne dépend pas de l’analyste, mais bien du travail à l’œuvre entre les deux protagonistes de la cure. De même, comme dans l’histoire des prisonniers, les hypothèses formulées ne sont pas toutes des vérités en soi ; certaines sont fausses, mais permettent une avancée. Dans la cure non plus, il ne s’agit pas de dire ce qui est vrai. Le travail de l’association libre, c’est dire tout ce qui passe par la tête. Ces représentations, ces idées, ces hypothèses qui surgissent participent toutes au mouvement vers la sortie25. Jean-Marie Jadin retrouve également les trois phases du temps logique déployées le long de la vie de Freud, et plus précisément dans l’évolution de sa conception du travail de l’analyste. Dans son premier séminaire Les écrits techniques de Freud, Lacan y a distingué trois périodes : la « période germinale », qui va jusqu’en 1910, la « période intermédiaire» qui se termine vers 1920, et enfin la « période métapsychologique » ou « structurale ». À chacune correspond une autre conception thérapeutique. On peut les inscrire dans les trois temps du temps logique. Au départ, dans la phase « germinale », l’analyse consistait à deviner l’inconscient qui demeurait caché à l’analysant et à le lui communiquer. L’analyste devait donc posséder un talent de divination. Tout comme lors de l’instant de voir, il concluait immédiatement à partir de son seul savoir. Il déchiffrait les formations de l’inconscient du sujet en écoutant sa parole comme un texte sacré. Beaucoup d’analysants viennent encore nous trouver en ayant cette conception-là. L’analyste était à cette époque le sujet au savoir immédiat, tout comme celui qui voit un disque noir dans notre exemple. Les conseils donnés par Freud au cours de la période intermédiaire, celle de ses écrits techniques, peuvent être considérés comme l’introduction d’une certaine faille, d’une retenue dans l’interprétation par divination. Cela se présente comme une première scansion suspensive dans l’action analytique. Il y avait désormais du non-savoir qui s’y était introduit. Dans divers textes, on trouvera l’affirmation par Freud de la nécessité d’une réserve, que la seule connaissance ne suffit pas, que le savoir théorique est subordonné à la méthodologie , le conseil de ne pas révéler d’emblée à l’analysant ce qu’il a refoulé . Révéler du refoulé ne serait qu’un des préliminaires indispensable au traitement . Le savoir n’est donc qu’un premier temps. Il évoque aussi d’autres limitations : se contenter des données d’une seule séance pour interpréter un rêve et ne pas reprendre le fil la fois suivante . Il déconseille l’emploi de « la » symbolique , qui permet également une interprétation immédiate figeante. Tous ces conseils introduisent une « scansion suspensive » dans le savoir, c’est-à-dire une ignorance. Il s’agit d’introduire du non-savoir dans le savoir. C’est l’inconscient lui-même qui correspond d’abord pour Freud à ce non savoir dans l’élaboration de sa théorie. C’est la première faille introduite dans le premier temps. Cette période des écrits techniques inaugure un temps de réciprocité où il s’agit pour Freud de demander à l’analysant de confirmer les vues de l’analyste. Il a ainsi sollicité l’Homme aux loups afin qu’il confirme la réalité de la scène primitive déduite d’un rêve. Ce fut un échec. Ce qui a mis fin à cette seconde phase fut l’introduction, dans la technique de la « contrainte de répétition » qu’il avait découverte. La faille placée dans la réciprocité imaginaire a ainsi fait place à une période « symbolique » où l’analyse consistait à passer par la répétition vécue dans le transfert. Jean-Marie Jadin cite le chapitre III de « Au-delà du principe de plaisir » : l’analysant « est bien plutôt obligé de répéter le refoulé comme expérience vécue dans le présent au lieu de se le remémorer comme un fragment du passé. » Et à force de répétitions, la position du sujet désirant peut petit à petit se dégager au fur et à mesure des séances. Un tel devenir-sujet en trois étapes, une telle subjectivation est conforme au temps logique de Lacan. Autrement dit, Freud aurait répété au cours de sa vie le mouvement de toute analyse où le temps logique ne fait que résumé l’œuvre de devenir sujet.

voir J.-M. Jadin, « Une logique des entretiens préliminaires », op. cit. ; et « L’inconscient, un Eternel dans un Temporel », op. cit.

  1. Intervention dans le cadre de la formation APERTURA du 06 octobre 2017 sur le thème « Les temps de la rencontre », à Strasbourg.
  2. N. Janel, « Une fois perdu(e), quelle direction ?… La trace du désir de l’analyste ? », accessible par internet http://nicolasjanel.over-blog.com
  3. J.-R. Freymann, La naissance du désir, Toulouse, Arcanes-érès, 2005, p. 11.
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. J.-R. Freymann, « Les différents temps de la cure analytique », Exposé présenté le 27 janvier 2017 à Strasbourg dans le cadre d’une journée de formation sur « Les temps de l’inconscient ».
  7. S. Calmettes-Jean, « Temporalité, narrativité et division subjective », accessible par internet : http://www.ecolpsy-co.com/Htmpub/Conferences0902%20Calmette-Jean_P.html
  8. P. Landman, « Les entretiens préliminaires. L’occasion d’un franchissement », dans Les entretiens préliminaires à une psychanalyse, sous la direction de J.-R. Freymann, Arcanes-érès, coll. « Hypothèses », 2016.
  9. J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  10. A. Michels, « En chemin vers la parole », dans Les entretiens préliminaires à une psychanalyse, op. cit.
  11. Ibid.
  12. Ibid.
  13. P. Landman, « Les entretiens préliminaires. L’occasion d’un franchissement », op.cit.
  14. Procédure corrélée à la terminaison de la cure et mise en place par Jacques Lacan, par laquelle, dans le cadre de sa formation, l’analysant passe à l’analyste. Cette procédure n’est en fait pas obligatoirement liée à la terminaison proprement dite de la cure.
  15. J.-M. Jadin, « Une logique des entretiens préliminaires », dans Les entretiens préliminaires à une psychanalyse, op. cit..
  16. Ibid.
  17. Ibid.
  18. « La dialectique, est une condition du retour de l’inconscient refoulé, ce n’est pas un travail intellectuel ou une argumentation logique, mais une réfutation au moyen d’une idée opposée, qui est présente mais inconsciente. » (J.-M. Jadin, Ibid).
  19. Jean-Marie Jadin indique d’autres bascules possibles pour introduire le divan, par exemple « lorsque le sujet passe d’une description factuelle à un jugement, sur lui-même ou sur quelqu’un d’autre, sur l’analyste, ou encore lorsque le patient qui a décrit un père atroce et traumatisant auquel il attribuait la cause de ses symptômes, avoue que ce père était en même temps un père qu’il aimait et admirait. Il peut s’agir du moment où une longue description de ce qui lui est arrivé fait soudainement place à l’énoncé d’un souhait ».
  20. Ibid.
  21. J.-M. Jadin, « L’inconscient, un Eternel dans un Temporel », Exposé présenté à Strasbourg le 27 janvier 2017, dans le cadre d’une journée de la FEDEPSY sur « Les temps de l’inconscient »
  22. Et Jean-Marie Jadin nous dit qu’il est aussi un temps fractal où l’ensemble est de même structure que la partie et redevient partie d’un « surensemble » identique plus vaste.
  23. J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, op. cit., pp. 197-213.
  24. Sylvie Lausberg , « Le temps de l’inconscient », accessible par internet : http://sylvielausberg.com/psychanalyse/articles/temps-de-linconscient
  25. Dans le texte de Lacan, chacun des trois prisonniers doit trouver ce que pense chacun des deux autres de son semblable devinant ce que pense le troisième. C’est encore plus complexe. Le raisonnement inclut deux « scansions suspensives », l’hésitation de celui qui est le troisième et l’hésitation de ceux qui sont les deux autres pour chacun des trois. Je passe vite sur ce casse-tête de la pensée qui ne peut être saisi en un instant. C’est même ce qu’il illustre. Il est surtout utile pour appréhender ce qu’il se passe dans des moments de cure.

Le pas-tout dans la structure du langage

Conférence de Christian Hoffmann dans le cadre de la formation APERTURA « Modifications des troubles psychiques »  du 7 juin 2017.

Je vais parler d’une question que l’on commence seulement à examiner, question que Lacan et bien d’autres avaient commencé à interroger, que l’on pourrait appeler l’universel de la structure.
Pouvons-nous considérer que nous sommes encore aujourd’hui dans un universalisme au sens absolu du terme ?
L’universalisme, dit-on, a été enterré dans les guerres de tranchées de 1914-1918, à savoir l’hégaléianisme qui faisait l’équation entre le réel et le rationnel. L’histoire de 1914- 1918 et sa boucherie ont montré que cette philosophie de l’univers et de la totalité a perdu de son importance.

Lorsqu’est apparu en France le nouveau roman, et les nouveaux romanciers, notamment Albertine Sarrazin, dont il a fait un résumé des deux premiers ouvrages, Kojève, hégélien, maître de Lacan en philosophie, conclut très vite que l’homme d’aujourd’hui (dans les années 1950) n’est plus un homme en uniforme, mais un homme en pyjama.

Progressivement, cette notion d’universel est tombée en désuétude au profit d’une autre notion qui s’oppose logiquement à l’universel, qui est la contingence, ce que Lacan appelle le pas-tout. Avec la notion de pas-tout (notion aujourd’hui galvaudée), Lacan montre qu’il n’y a pas de globalité, pas d’universel, il n’y a que des contingences, c’est-à-dire des rencontres qui sont parfois plus ou moins aléatoires, qui peuvent constituer en politique des groupes de pression ou peuvent constituer, par des regroupements qui ne sont plus des chaînes signifiantes, un potentiel inconscient producteur de symptômes ou producteur d’autres choses. Ce qui voudrait dire que nous serions à même aujourd’hui – quelques publications en font déjà mention – non pas de remettre en question mais d’interroger le dogme lacanien, cette définition de l’inconscient à partir de la linguistique que Lacan répète jusqu’à la fin de son enseignement, tout en y apportant quelques modifications à savoir que « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ». Ce dogme vaut-il pour toutes les manifestations de l’inconscient ? Y a-t-il des choses qui y échappent même en y ajoutant l’objet petit a comme reste, les quatre discours ou les cinq discours avec le discours capitaliste ? Ce qui voudrait dire que, sur le plan de la structure, quelque chose serait à même d’échapper, ne serait pas pris de façon universelle dans cette structure langagière de l’inconscient, qui fait modèle ou paradigme pour Lacan.

La pensée de la limite est une des grandes pensées qui traverse le champ philosophique, tous les intellectuels, y compris Foucault, étaient obsédés par cette question. Tradition de la pensée de la limite en philosophie qui pourrait nourrir notre interrogation sur la question de la limite d’un point de vue de l’inconscient. Lacan s’intéressait tout particulièrement, tant au niveau théorique que clinique, à la question de la limite. Il s’intéressait à la limite du phénomène psychique et du symptôme qui envahissaient ses patients.

Jusqu’où quelqu’un délire (nous savons que le délire est partiel) ? Jusqu’où quelqu’un produit-il du symptôme ?

Jusqu’où produit-il « cette pratique de corps et de jouissance » ?

Et jusqu’où la biologie de son temps permettait, et permet maintenant, d’expliquer ce qui nous intéresse dans l’inconscient ?

On comprend bien cette construction sur et autour de la limite. Si vous cherchez le désir, disait Lacan, cherchez la limite, mais ce propos est déjà une extension.

Cependant, il n’y a pas de raison épistémologique d’interroger le dogme lacanien pour essayer d’en éprouver l’existence de limite, que ce soit par le biais de la clinique ou par le biais de la bibliothèque, car le dogme de Lacan, construit sur l’appareil langagier comme système saussurien, ne peut pas s’empêcher de produire du sens hormis lors de quelques déchirures analytiques, de quelques scansions, de quelques ponctuations, de quelques moments où on peut lâcher le sens pour aller explorer le hors-sens qui nous habite. À cet endroit, cela voudrait dire qu’il y aurait dans l’inconscient un réel qui n’entrerait pas dans le maillage de la structure langagière, réel qui se définirait par un hors-sens radical dans l’inconscient, c’est-à-dire un réel qui ne se laisse pas mettre en sens, presqu’un réel qui n’arrive pas à l’énonciation. Cette idée ancienne a été développée par Sol Rabinovitch pour la forclusion, à savoir qu’il y a dans l’inconscient des lettres qui n’arrivent pas à la vocalise, ancienne hypothèse qui sous-tend une pluralité d’approches théoriques de cette notion de réel qui pourrait échapper à ce dogme de « linguisterie » lacanienne. À cet endroit, nous aurons à réfléchir sur l’existence d’un réel hors sens fusse-t-il de l’ordre de la lettre qui n’arrive pas à l’énonciation, qui nous fait penser au refoulement originaire, à l’unbekannt, à ce qui est non reconnu et le restera à tout jamais. La question du refoulement originaire n’apparaît pas dans les études actuelles alors qu’il y a, pour Freud, un inconscient dont une partie résiste à tout jamais à l’arrivée à la connaissance. Quelque chose échappe au maillage du rapport de l’énoncé, de l’énonciation, ce qui ne nous étonne donc pas tant que cela.

Lacan, dans un de ses derniers séminaires, a abordé cette question par un autre biais en parlant d’un « réel forclusif généralisé » que la psychose n’est pas à même de recouvrir. Un réel qui serait forclusif du fait même qu’il n’arrive pas à la symbolisation, qu’il n’arrive pas à ce que Freud disait magnifiquement dans Psychopathologie de la vie quotidienne lorsqu’il parlait des formations de l’inconscient, à savoir qu’il y avait toujours une pointe signifiante des formations de l’inconscient par rapport auxquelles on arrivait à les attraper dans l’analyse, sinon on n’en saurait rien.

Qu’est-ce que ce réel forclusif qui ne déclenche pas forcément une psychose mais fait limite à l’inconscient structuré comme un langage ?

Dans les années 1980, Lucien Israël enseignait – alors qu’on était dans la période du structuralisme – qu’en fonction de la catastrophe qui arrive, on peut, peu importe la structure, puiser dans les trois mécanismes de défense : dans le refoulement, dans le déni, dans la forclusion.

Je prends pour exemple terrifiant, la perte d’un enfant qui convoquerait une réaction psychotisante. Qui pourrait dire quoi que ce soit de l’ordre d’un jugement par rapport à cette réaction ? La réaction dépend bien sûr de chacun, ce sont des choses observables et traitables sans pour autant relever de ce qu’on appelait classiquement des phénomènes élémentaires de la psychose.

Dans cette situation, on peut se poser la question de ce que j’appelle les pathologies de la limite – plutôt qu’états-limites qui, pour moi, est un terme fourre-tout – qui posent la question de l’excès. Y-a-t-il quelque chose en excès ? Cette question rejoint la question posée pour le dogme de Lacan, excès que nous trouvons aussi dans la clinique, mentionné dans les rapports des internes en psychiatrie, chez des personnes qui, par exemple, se scarifient, vont jusqu’à la TS (tentative de suicide), prennent des toxiques etc., et vont diront souvent au petit matin qu’elles n’avaient aucune idée de vouloir mourir, qu’elles voulaient simplement « s’ouvrir » le corps pour que ça sorte et trouver un apaisement : nous avons là un symptôme qui ne suit plus le circuit classique de la pulsion et des fonctions physiologiques du corps.

Je ferai ici une hypothèse qui me paraît intéressante par rapport à cette question du pas-tout de la structure langagière de l’inconscient qui nous permettrait d’avancer dans notre pensée. Hypothèse largement présentée et développée par Moustapha Safouan, qui a été obligé de remarquer, après soixante ans de pratique, qu’aujourd’hui la plupart des patients sont de cette structure. Des patients, me disait-il, ont un tel rapport au langage, qu’ils viennent aujourd’hui en analyse, alors qu’ils ne sont pas en mesure de faire un jeu de mots ou d’entendre une équivoque. Nous sommes dans un monde contemporain qui a considérablement changé où la place du langage s’est déplacée considérablement.

Quelle est l’idée de Moustapha Safouan qui serait à développer ? Un certain nombre de personnes viennent en consultation mais on ne peut pas dire, en fonction de leur subjectivité, que ce soient des cas de forclusion. Il y a de la subjectivité, de la subjectivation où on peut repérer une inscription du Nom-du-Père qui signerait une structure névrotique, il y a donc là un « décrochage ». Lacan parle d’un autre « décrochage » lorsqu’il dit que ce n’est pas parce qu’il y a une inscription et une incorporation du Nom-du-Père ou des noms-du- père, que pour autant la métaphore paternelle fonctionne. Il y aurait une « panne » de la métaphore paternelle, au sens où Joseph Konrad parle d’un bateau en panne, bateau qui serait susceptible d’être relancé mais parfois pas. Autrement dit, chez la même personne, parfois cela fait métaphore et parfois pas. On revient à quelque chose de très classique, en fonction de ce que j’appellerais l’enveloppe symbolique singulière, pour ne pas parler de chaînes signifiantes. En fonction des événements qui viennent en résonnance au signifiant de notre inconscient, soit la métaphore se produit, soit elle peut se mettre en « panne ». Dans ce dernier cas, il y a dysfonctionnement du corps pulsionnel, c’est l’escalade de ces pathologies qui cherchent l’apaisement à tout prix. C’est cette hypothèse qui serait à creuser.

L’autre hypothèse plus classique dont Lacan a parlé très rapidement lors de ses cours, c’est la question de la forclusion partielle. Lacan, disait Marcel Czermak, a parlé très fermement de l’étendue de la forclusion. Ce qui veut dire que l’on pourrait avoir une forclusion qui serait et resterait tout sa vie de la taille d’une tête d’épingle mais pourrait être bien plus vaste, jusqu’au délire monstrueux. Je l’illustre par un exemple. Un patient a eu une hallucination toute sa vie, toujours la même. Lorsqu’il se rendait à son travail, il passait devant la station « Ménilmontant » où il avait une hallucination, une perplexité psychotique, qui durait quelques minutes. Puis il repartait travailler. C’était minimaliste, cela ne l’a pas empêché de vivre dans une réalité psychique, parfois d’une façon assez classique.

Dès le séminaire sur le sinthome, Lacan commence à engager une discussion intéressante sur la question de la topologie, discussion qu’il ne poursuit pas. On entend bien qu’il remet en cause la structure qu’il oppose à la forme, au sens philosophie de la forme. Par exemple, vous prenez un ballon et vous en faites un tore, vous obtenez une nouvelle forme qui reste, comme dit Lacan, prédéterminée par la structure.

Pour parler de l’appareil psychique, il y a deux termes, la forme et la structure – il y a ici une dialectisation – mais la forme reste déterminée par la structure. À ce moment, Lacan maintient la structure, position qui changera quelque peu par la suite. Cette question, comme la question de la limite, n’est pas une invention de Lacan, qui était de bonne facture philosophique. Nous oublions souvent qu’une conceptualisation de la limite trouve sa tradition dans la philosophie jusque chez Platon dans le Timée1, à savoir qu’il y a un couple – nous ne faisons pas assez fonctionner le couple pour sortir une quintessence de la question de la limite. Les philosophes travaillent toujours sur le couple limite-illimité. Freud travaille aussi sur la question de l’illimité avec le sentiment océanique, le malaise dans la culture. Il y a de l’illimité chez Freud de même que le terme « illimité ». Faire fonctionner le couple limite-illimité en en faisant sa généalogie au sens foucaldien est quelque chose qui pourrait beaucoup nous servir. Freud a une conception de la limite. Que dit Freud quand il reprend et synthétise les deux textes, le texte sur la dénégation2, commenté par Hippolyte, et le texte sur Malaise de la culture3 ? Au niveau clinique, « se constitue, dit Freud, la seule limite dans l’appareil psychique entre le monde extérieur et le corps propre », c’est-à-dire le narcissisme. Dans le même temps, cette bipartition, du fait de la perte d’un objet, réduit le narcissisme qui passe du lust-ich à real-ich et introduit le principe de réalité.

Pour résumer ce paradigme : l’objet petit a, le placenta (pour certains analystes), le sein etc., est vécu comme une partie qui a d’abord fait partie du corps propre, objet que nous avons perdu par la suite, ce qui fait que, contrairement aux psychoses, nous ne l’avons pas dans la poche. Sur la base de cette perte fondamentale, Freud formule la castration en ces termes : entre l’objet cherché, parce que perdu comme le sein, et l’objet trouvé, ce n’est pas ça. Formulation que Lacan reprend dans Encore4 en ces termes : la fonction phallique est entre la jouissance cherchée parce que perdue et la jouissance trouvée, ce n’est pas ça, (et ajoute) et ça laisse à désirer, autrement dit il y a du manque dans la théorie de sa jouissance.

Hippolyte, grand philosophe et ami de Lacan, met ceci en exergue : c’est au moment où se fait cette séparation et l’institution de la limite dans l’appareil psychique sur un fond de perte que se constitue l’acte de juger entre l’objet perdu, à chercher, et l’objet trouvé. Nous avons un paradigme de la cognition psychanalytique chez Freud, ce qui est extraordinaire, les cognitifs courent encore aujourd’hui après l’affect.

Lorsque je parle de pathologie de la limite, on voit bien que si on se pose des questions sur ce qui pourrait échapper à la structure et qui ferait qu’il y a un brouillage de la structure qui fait qu’on n’arrive pas à se repérer cliniquement, je dirais qu’il faut, comme on le dit souvent, interroger les patients sur l’expérience de la perte, notamment de la perte dans la névrose infantile.

Discussion

Jean-Richard Freymann : Tu amènes une diversité d’approches de la clinique – la question du signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant, la question du hors- sens, du réel forclusif, la question de l’excès et de la perte – qui permettent non seulement de comprendre que dans les analyses nous avons accès à ces différentes approches qui permettent d’écouter les personnes, à l’endroit où quelque chose n’est pas tout à fait collé, c’est-à-dire à l’endroit où quelque chose fait écart, mais aussi de comprendre les avancées dans notre rapport à la théorisation.

J’ajouterais la question du symptôme et du sinthome où Lacan laisse en suspens la topologie. Ce qui est demandé du côté de l’analyste ou de celui/celle qui est en formation analytique, ce n’est pas seulement la Durcharbeitung, la perlaboration, mais d’être dans un

« travail culturel » qui lui permet d’avoir un autre regard sur ce qui se passe dans le discours ambiant, pour avoir cet écart par rapport à ce qui est dit.

Dans ton exposé, tu décris les différentes manifestations cliniques possibles du clivage du sujet ou de la Ichspaltung ou du clivage du moi. À partir du moment où on a un primat du clivage, est-ce qu’on va arriver à être du côté du hors-sens ? Du côté du sens ? Est- ce des effets métaphoriques ? On est obligé de revenir aux bases culturelles, celles du structuralisme, de la linguistique.

Une épure se fait qui montre non seulement le travail théorique mais aussi le travail dans l’universitas. Comment se confronter au discours universel actuel autrement que par l’université où il faut aussi continuer à lutter. C’est à cet endroit que l’on voit que les quatre discours ne peuvent être pertinents que si on est dans un climat de lutte.

CH : Nous oublions parfois une chose importante. Lorsqu’un scientifique est dépêché sur un lieu de catastrophe comme celui de Fukushima, il intègre dans ses mesures de laboratoire 10% d’incertitude. Serions-nous les seuls à ne pas intégrer une incertitude ? On se fait quelques illusions sur le réel en science, autrement dit le symbolique ne recouvre en rien l’ensemble du réel tel qu’il est produit par la science.

JRF : Lacan l’a dit dès le premier jour, la question est que l’on ne peut pas l’entendre.

CH : On en fait une idéologique.

Remarque à propos du fait qu’il n’y a pas de globalité en mathématique, il n’existe pas un ensemble de tous les ensembles. Pour les physiciens, le réel est à jamais voilé, il y a donc non seulement de l’inconnu mais il y a de l’inconnaissable.

JRF : Il faut aussi arrêter de dire que c’est de la théorie. Ce que tu as dit n’est pas de la théorie, nous y avons accès pour peu qu’il y ait des cures qui aillent suffisamment loin. On peut effectivement passer du monde du sens au monde du non-sens, on peut tomber sur le fait que, dans la cure, il y ait des mécanismes autres que le refoulement, des moments délirants, qu’à certains moments on a du mal à reprendre sa pensée pour lui trouver une sorte de cohérence. Nous savons tellement peu de choses.

CH : Et puis, on ose peu de choses.

JRF : À propos de l’excès, C. Melmann et d’autres ont raison quant à ce qu’il advient de la question par rapport à la jouissance. Comment quelqu’un qui a eu accès à la question de la castration ou des castrations va-t-il se repérer par rapport à la question de la satisfaction des pulsions et par rapport à la question de la jouissance ? Jusqu’à quel point va-t-il supporter de laisser cette question ouverte ? C’est la question de la jouissance actuelle, celle des produits toxiques. Qu’avons-nous à proposer aux personnes lorsqu’elles prennent des drogues ? Nous avons à proposer différents niveaux de la parole, nous n’avons pas à être seulement au niveau d’une parole énonciative, nous avons à inventer différents modes du rapport à la parole qui sont encore inédits, qui peuvent avoir des effets considérables.

1 Platon, Timée, Œuvres complètes, Flammarion, 2008.

2 S. Freud (1925), « La négation » « Die Verneinung », dans Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985.

3 Sigmund Freud (1929), Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1e édition 1971.

4 J. Lacan, Le Séminaire livre XX (1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », Paris, 1999.

Vers une nouvelle économie psychique ?

Texte de Nicolas Janel en écho à la formation APERTURA « Modifications des troubles psychiques » qui a eu lieu le 7 juin 2017.

Selon Charles Melman et Jean-Pierre Lebrun, une nouvelle économie psychique tendrait à apparaître. Ces deux auteurs tentent dans leurs livres1, et lors de leurs échanges, d’en préciser laquelle et d’en préciser les nouvelles formes cliniques. De manière très schématique, ils parlent de jeunes, ayant souvent au-delà de 20 ans, qui seraient très différents de ce que les analystes ont pu connaître dans le passé. Des jeunes qui ne sauraient plus d’où ils viennent, mais qui n’y attacheraient pas d’importance particulière. Et qui ne sauraient pas davantage où ils vont. Leur parcours social serait hésitant, aléatoire, morcelé, leur identité serait inquiète, y compris leur identité sexuelle, avec, de façon qui ne serait plus du tout exceptionnelle, une expérience de la bisexualité. Ces individus viendraient chez l’analyste avec un malaise, une interrogation qui elle-même parviendrait difficilement à être formulée. Ils consulteraient peut-être pour chercher à trouver une existence, une organisation de désir, de spécificité, de particularité, où ils pourraient reconnaître une identité et des propriétés qui leur seraient spécifiques et qui viendraient en quelque sorte organiser leur parcours. Et de leur nouvelle économie psychique, découleraient des pathologies nouvelles.

Comment l’expliquer ?

Nous assisterions à une mutation sociétale produisant des rapports collectifs marqués par le rassemblement explicite autour d’objets qui se trouvaient autrefois refoulés. Le principe des discours et des échanges actuel serait la dispense de tout refoulement. Disparition du refoulement du sexuel2 ! Les causes seraient multiples : notamment une fragilisation des représentants de la fonction paternelle dans la société actuelle, associée à la logique marketing néo-libérale, dite « de consommation ». Tout cela précipiterait les individus dans le monde du matriarcat et du préœdipien. Déplions un peu…

La fragilisation des représentants de la fonction paternelle dans la société actuelle

Concomitamment à certains progrès sociétaux indéniables, une fragilisation des représentants de la fonction paternelle dans la société serait à l’œuvre selon différentes voies, notamment selon l’effet d’un glissement de la démocratie (« démocratisme »), et selon l’effet de certains développements de la science.

Les effets du « démocratisme »

Pour Jean-Pierre Lebrun, si dans la démocratie l’autorité reste préservée car représentée par les élus au pouvoir, cela ne serait plus le cas par effet de glissement dans ce qu’il appelle le « démocratisme ». L’actuel démocratisme récuserait tout principe d’autorité et légitimerait l’égalitariat où toute différence de place et de sexe serait escamotée. L’égalité des places tendrait à effacer tout rapport de transcendance, et par conséquent tendrait à effacer tout appui dans la société qui légitimerait la différence des générations. L’égalité homme-femme tendrait à effacer tout appui dans la société qui légitimerait la différence des sexes. Bref, tout ceci irait dans le sens d’une fragilisation de tout appui qui légitimerait la fonction paternelle dans la société. Tout ceci irait dans le sens d’une fragilisation dans notre société des appuis à ce qui fait normalement rempart face à la jouissance qui dissout le sujet.

Les effets de certains développements de la science

Cette fragilisation des représentants de la fonction paternelle évoluerait également concomitamment à l’évolution de la science. Aujourd’hui, la science permet notamment une transmission de la vie qui s’opérerait hors du registre sexuel. Avec la procréation médicalement assistée, on parvient à provoquer des fécondations et des reproductions qui seraient détachées de la sexualité. Une forme de procréation « paternellement assistée », comme on dit « médicalement assistée », où le père ne fournirait simplement que le matériel biologique nécessaire, de la même manière que dans le clonage. Il pourrait donc s’instaurer un mode de transmission des générations par un ordre où le père n’interviendrait que comme un facteur purement biologique, non pas comme un facteur culturel ni subjectivement intégré, ni amoureusement investi, mais comme un facteur biologique, sans valeur symbolique. Autrement dit, on pourrait bel et bien se passer du père. La science nous permettrait d’approcher l’illusion d’une auto-reproduction qui se passerait de tout tiers. Le model du matriarcat, où le tiers n’est plus partie prenante deviendrait alors la forme dominante d’ « élevage » des enfants au sein de nouvelles structures familiales.

Par ailleurs, les sciences, qui peuvent proposer au sujet des énoncés et des concepts censés rendre compte de son être, lui rendraient conjointement plus difficile une parole, une énonciation par laquelle il pourrait subjectiver à sa manière le sens de son existence. Comment le sujet pourrait-il investir réellement un désir ou un projet, là où la science pourrait prétendre posséder par avance le savoir où il serait enfermé jusque dans ce qu’il a de plus singulier ? Paradoxe de l’individu moderne : l’acquisition du savoir, allant dans le sens de grands progrès, ouvrant sur des possibilités d’action et de maîtrise en tout genre sur le monde et sur lui-même d’un côté, viendrait en même temps clore plutôt qu’ouvrir la voie du désir chez l’être parlant3. Déjà en 1953, dans son texte « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Lacan affirme que le sujet « abdique sa subjectivité dans le monde commandé par le discours de la science ». Lacan dit que le sujet retrouve parallèlement, dans une régression, l’enceinte où son moi contient ses exploits imaginaires. Selon cette logique, il y aurait l’idée d’une sorte de renforcement du « moi » dans notre monde. Là où le sujet ne pourrait pas soutenir une énonciation, il s’engluerait dans l’imaginaire et le spéculaire.

L’effet de la logique marketing néo-libérale, dite « de consommation »

La logique marketing viendrait, quant à elle, donner l’illusion d’une possibilité de comblement du manque constitutif du sujet par l’objet de consommation, directement dans la réalité. Ainsi, comme s’il était en place d’objet réel, l’objet de consommation viendrait illusoirement répondre à notre « manque à être ». Le marketing, qui tiendrait insidieusement le manche de notre société, nous donnerait ainsi l’illusion d’un retour possible à la jouissance qui répugne tout manque.

Emergence d’une nouvelle économie psychique pré-œdipienne dans une société matriarcale

Tous ces éléments ouvriraient la voie du matriarcat à l’échelle sociétale et l’émergence d’une nouvelle économie psychique pré-œdipienne à l’échelle de l’individu. Si l’on tente de répertorier quelques caractéristiques de cette nouvelle économie psychique pré-œdipienne, on retrouve en toute logique une instance maternelle qui ne serait plus trouée ou barrée d’un interdit. Elle deviendrait « indécomplétable ». Il s’agirait d’une économie où l’interdit de l’inceste ne fonctionnerait plus. Un pont est fait avec ce qui est développé dans la « Note sur l’enfant4 » de Jacques Lacan, adressée à Jenny Aubry : lorsque l’enfant « ne ressortit qu’à la subjectivité maternelle, il réalise l’objet petit a ». En ce cas de figure, l’enfant n’est plus que l’objet « petit a » d’une mère innombrable, qui ne peut pas être numérée, qui est sans point de départ.

Mais serait-ce de la psychose ? Car si la psychose est liée à la forclusion du Nom-du- Père, que se passerait-il justement dans une société où le Père n’aurait plus aucune référence spécifique ? Charles Melman amène que dans ce cas, il ne serait même plus question de le forclore puisqu’il n’y en aurait tout simplement pas. Du coup, il ne s’agirait pas de psychose. Annonçant un changement de registre, comme par glissement d’un cercle à l’autre du nœud borroméen5, Charles Melman situe une limite qui ne serait plus symbolique mais réelle, et qui protégerait justement de la psychose. Cette « protection » reposerait sur la vérification quasiment expérimentale, physiologique que la jouissance a des limites. Ces sujets feraient l’expérience qu’il existe une barrière bien souvent organique. Par exemple, dans l’usage des drogues ou de l’alcool : au bout d’un moment, ces sujets percevraient l’insatisfaction fondamentale que leur procure cet état. Une limite réelle s’imposerait ainsi à eux6.

Avec ce déplacement du symbolique vers le réel, les relations sexuelles se pratiqueraient comme des relations à un objet transitionnel. Ce que Winnicott a repéré comme une phase chez l’enfant, ce que Freud a individualisé avec le jeu de la bobine, on le verrait à ciel ouvert ! C’est-à-dire qu’un homme ou une femme ne pourrait plus rester avec une femme ou un homme, il ou elle aurait besoin de la/le jeter, puis de la/le faire revenir et ainsi de suite… Cette généralisation de l’objet transitionnel chez l’adulte ressortirait comme un mode de relation pour stimuler le désir. Désir qui s’éteindrait une fois l’objet présent, puisqu’on aurait affaire à un objet réel et non pas à une représentation.

À l’échelle sociétale, suivant le même déplacement, le matriarcat garderait une efficacité, non plus symbolique mais réelle : celle de transmettre la vie, à l’image de l’efficacité animale.

Au sein des cabinets de psychanalystes, ces nouveaux sujets ne viendraient plus du tout comme les névrosés d’autrefois qui dissimulaient, cachaient, ou avouaient à peine. Ils viendraient là aussi comme à livre ouvert, sans refoulement. Les éléments de leur inconscient ne viendraient plus animer ce qui serait le sujet d’un désir. Un lapsus ne leur ferait plus dire quelque chose sur leur désir. S’ils ne savent pas ce qu’ils veulent en venant chez l’analyste, cela ne viendrait plus d’un désir contrarié, d’un choix impossible à faire à cause de l’abandon nécessaire de l’un des éléments de l’alternative, mais juste parce qu’ils ne sauraient pas, puisqu’ils ne désireraient inconsciemment pas. Il est cité par exemple, ce trait clinique du quotidien d’aujourd’hui : il y a dix, quinze ans, on avait toute une série de personnes qui consultaient parce qu’elles ne savaient pas choisir entre leur femme et leur maîtresse. Aujourd’hui, ce serait plutôt qu’elles n’arrivent pas à quitter. Cela ne serait plus une question de contradiction, de dialectique, mais une question d’engluement, d’absorption dans l’Autre (le grand ?). Alors que la nécessité de se séparer du conjoint leur serait évidente d’un côté, ces individus ne seraient plus en mesure de s’individuer. Ils seraient dans l’incapacité de dire non à cet endroit-là. La difficulté des ces nouveaux sujets serait de pouvoir s’individuer, au sens où ils ne seraient plus spontanément séparés de l’Autre sur le plan symbolique. Par conséquent, ils n’arriveraient plus à trouver leur place. Ils paraîtraient sans consistance, sans projet fixe, sans vœu qui leur serait personnels. Fonctionnant dans un monde où l’impossible serait évité, ces sujets manqueraient de la sanction symbolique qui vient normalement donner une assise à notre place dans le réel. Cette absence de repère ne leur donnerait plus la consistance d’un désir leur assurant l’identité de leur projet de vie.

Ensuite, quelles autres conséquences cliniques ou « nouveaux troubles psychiques » cette nouvelle économie psychique engendrerait-elle ?

Quelques conséquences cliniques ou nouveaux troubles psychiques engendrés

Le langage et la culture

La disparition du refoulement du sexuel ne serait pas sans effet sur le langage. Sous l’impacte du refoulement, un effet de « représentation » de l’objet sexuel manquant et désiré était jusqu’alors inhérent au langage. Mais le refoulement s’esquivant, cette fonction de représentation disparaîtrait au profit d’un nouvel exercice du langage qui ressortirait comme pure « présentification » de l’objet – objet qui prendrait place dans le discours en tant que réel. Pour le formuler autrement, le refoulement constituait jusqu’alors la marque de notre culture, un mode d’organisation du discours, c’est-à-dire des relations sociales, de « toute cette hiérarchie qui va de la politesse à la pudeur, à la convivialité, à la discrétion, à la réserve ». Le refoulement permettait au langage de prendre sa pleine valeur de représentation, en tant que celle-ci s’offre comme substitut à l’objet désiré. Mais cela ne serait plus opérant. Ce qui permettait un langage qui n’indexe pas mais donne à entendre serait de l’histoire ancienne. Ce qui était source d’un plaisir de langage, constitué sur le principe du développement de l’intelligence, en tant que celle-ci doit déchiffrer ce qui est donné à entendre, déclinerait, au profit d’un langage de type animal, constitué sur le principe du signe, d’une signalisation morne. Nous serions entrés dans l’air de la débilité insipide ! Cette dispense du refoulement assècherait radicalement la dynamique du désir et tuerait la pensée dans la mesure où cette dernière ne se soutiendrait que de l’obstacle qui fait butée à son parcours.

La bisexualité unisexe dans la jouissance objectale

La détermination du sexe anatomique ou imaginaire des partenaires n’aurait plus d’importance puisque, aujourd’hui, nous aurions le droit de jouir des mêmes objets. Le pénis serait devenu un objet partiel, réel, au même titre que les autres : il ne serait plus un moyen de la jouissance, mais, éventuellement, l’objet visé par la jouissance. La jouissance phallique nous condamnait jusqu’alors à ne jouir que d’un semblant du phallus, tandis que la jouissance objectale nous permettrait de saisir l’objet réel lui-même. Cela serait une des conséquences de cette promotion de la jouissance objectale sur la jouissance phallique. Autrement dit, le phallus sous la forme du pénis deviendrait lui-même un objet concerné par la jouissance objectale. Perversité directement introduite dans la jouissance phallique ! Alors que la jouissance phallique consistait à jouir d’un semblant, la jouissance objectale permettrait de prendre, de considérer le pénis comme un objet partiel à l’égal des autres objets partiels, c’est-à-dire le pénis comme un objet réel, au même titre que l’objet oral, que l’objet anal, que l’objet scopique, etc. La question du rapport entre l’objet petit a et le phallus serait ainsi escamotée. Autrement dit, cette promotion de la jouissance objectale serait unisexe. Plus précisément, elle serait la même quel que soit le sexe. Cette jouissance objectale abolirait, eu égard à la jouissance, la différence des sexes ; les deux sexes deviendraient parfaitement égaux dans leur relation à un objet qui est le même.

Le communautarisme

On assisterait à une distribution démocratique de la jouissance objectale mais aussi de la jouissance narcissique, ce qui favoriserait le développement du communautarisme. Il est rappelé que Lacan avait parlé de ce phénomène, en annonçant qu’allait venir la société des frères, c’est-à-dire une société constituée de groupes non plus organisés par la référence à un ancêtre placé en position d’ « au moins un », c’est-à-dire en position d’exception venant marquer la loi en isolant la place du réel – cette place du réel que l’ancêtre occupe et d’où s’inspire la dimension du respect. Ces groupes communautaristes seraient au contraire constitués par une identification purement imaginaire des membres entre eux, qui ne connaîtraient plus aucune limite à leurs violences et à leurs actions. Nous serions entrés dans une époque où nous viserions la constitution de groupes homogènes où l’altérité serait une dimension bannie, ne serait plus reconnue comme telle. Et ce, au profit de la dimension de l’étranger.

La dépression

La dépression serait la première grande forme pathologique qui dominerait aujourd’hui toutes les autres. Car si le sujet s’offre à la jouissance, s’il lâche sur le symbolique en cédant, comme le dit Lacan dans Télévision sur le « devoir de bien dire », sur le devoir « de s’y retrouver dans l’inconscient, dans la structure », il risque de tomber dans la dépression7. Ce risque serait par conséquent plus élevé aujourd’hui. L’augmentation du nombre des déprimés nous parlerait ainsi de ce qui se passe dans notre époque entre les individus et la société.

La toxicomanie

La toxicomanie serait une autre grande pathologie moderne. Ce qui s’expliquerait dans la même logique par l’idée qu’il serait implicitement reconnu et validé – si ce n’est explicitement8 – qu’il y aurait réellement dans la nature un produit, une substance capable de guérir l’insatisfaction.

Discussion critique

La critique la plus fréquente est celle-ci : cette théorie apparaît comme réactionnaire et vieux jeu ! Certains y voient une apologie du bon vieux temps patriarcal et œdipien, associé à un catastrophisme du style : « après moi, le déluge » ! Charles Melman prend en compte cette critique mais s’en défend en rétorquant qu’il apporte des faits sans jugement, à partir de constats cliniques qui ressortent comme évidents et indéniables. Il s’étonne même que certains collègues psychanalystes puissent passer à côté. Cette effet d’évidence ne doit-il pas cependant nous renvoyer à ce que nous a appris l’analyse de contrôle : il suffit d’étudier telle ou telle notion théorique, ou d’être préoccupé par tel ou tel enjeu de notre propre analyse, pour retrouver ces éléments avec la même impression d’évidence, chez nos patients… alors qu’il ne s’agit que de nos propres filtres fantasmatiques ! N’est-ce pas d’ailleurs pour cette raison qu’il est imposé à chaque analyste d’avoir lui-même entrepris une cure personnelle dite didactique, afin d’avoir dégagé, autant que faire se peut, ces tendances trompeuses ? L’argument de l’évidence clinique est donc toujours à prendre avec des pincettes.

Une autre critique vient de cette proposition : « on peut très bien dire, au regard de l’analyse, qu’il n’y a pas de désir constitué au départ. Il y en a les germes… Mais le désir, au sens où on l’entend, se constitue dans la cure, il n’est pas déjà là9. » Les paramètres du désir seraient déjà là, mais il serait nécessaire que ce désir se constitue dans le transfert analytique. Le désir serait « l’effet d’une opération constituante, et non pas constituée10 ». L’analyse n’ouvrirait donc pas sur une retrouvaille de quelque chose qui aurait déjà été là, mais elle ouvrirait sur une production, dans le sens d’une création. Il ne s’agirait pas pour l’analyste de procéder à une « archéologie du désir11 », mais à sa création. La fonction des entretiens préliminaires à une psychanalyse serait ainsi celle d’une ouverture vers cette voie de la création. Par conséquent, en sous-entendant de principe cette nouvelle économie psychique dans leur praxis, les analystes ne risquent-ils pas d’aller dans le sens de sa création (abandon du désir) ? L’analyste ne risquerait-il pas de se faire l’artisan complice de ce qu’il dénonce. ? N’y aurait-il pas alors une importance à ne pas céder trop vite sur la place du désir aussi dans la théorie, celle-ci pouvant participer au sous-bassement de notre pratique et de ce qui est produit dans les cures ?

Concernant l’évolution de « l’économie psychique » au cours des époques et au sein d’une civilisation, il y a toujours une difficulté de savoir si c’est notre clé de lecture qui change, ou si c’est l’économie psychique elle-même. Les choses se compliquent encore puisque les modifications de la clé de lecture ne sont pas sans effet sur l’objet lu (en l’occurrence l’économie psychique). En parallèle, les modifications de l’objet lu imposent de changer la clé de lecture. Le tout semble dynamique, en mouvement, avec des effets d’aller- retour. Dans toutes ces oscillations, comment continuer à tenir le manche du désir ?

1 Ch. Melman, L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix, entretiens avec J.-P. Lebrun, Denoël, 2002 ; J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, Denoël, 2007 ; Ch. Melman, La nouvelle économie psychique, érès, 2009.

2 Sur le plan collectif, puis individuel par effet de discours.

3 Et ce quelle que soit leur pertinence dès lors que le savoir qu’elles apportent est conçu comme devant tendre à un achèvement.

4 J. Lacan, Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 373.

5 Figure topologique qu’utilise Lacan pour représenter l’intrication des trois registres que sont le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire.

6 Jean-Pierre Lebrun et Charles Melman soulèvent à ce titre la question d’un rapprochement à faire avec la flambée du concept de borderline.

7 Voir N. Janel, Structure-Dépression-Civilisation, www.nicolasjanel.over-blog.com.

8 Notamment avec certains médicaments psychotropes dont certains sont de véritables amphétamines, ou ont des effets d’accoutumance et de dépendance.

9 J.- R. Freymann, La naissance du désir, Toulouse, Arcanes-érès, 2005, p. 11.

10 Ibid.

11 Ibid.

J. Lacan – D’un Autre à l’autre (1968-1969)

Intervention de Daniel Humann lors de la Formation APERTURA « Modifications des troubles psychiques » qui a eu lieu le 7 juin 2017.

Trois éléments de contexte

Depuis la fin de son enseignement à Sainte-Anne en 1963, qui rassemblait alors principalement des psychanalystes, Lacan tient son séminaire à l’École Normale Supérieure devant un public élargi et universitaire. Les années 1968-1969 constituent un nouveau tournant car il se voit contraint de quitter la salle Dussane suite à l’intervention du Directeur Flacelière. En réaction, son auditoire (J. Kristeva, A. Fouque, P. Sollers notamment) occupe le bureau de ce dernier, avant d’être délogé. Lacan parlera par la suite dans l’enceinte de la Faculté de Droit rue St-Jacques.

Les années qui précèdent et le temps même de ce séminaire sont imprégnés par le structuralisme et les débats qu’il suscite. Dans une « époque théoriciste1 », après de larges développements tenant compte de ce champ de recherches, Lacan se serait servi des théories logiques pour éviter une « psychologisation » de la psychanalyse considérée comme science humaine. Nourrie par de nombreux emprunts, l’approche lacanienne se distingue cependant de celle de certains de ses élèves qui tient du « logicisme » et de la « suture2 ». Pour Lacan la science échoue à formaliser et à cerner entièrement le sujet.

Le séminaire D’un Autre à l’autre3 est aussi marqué par la conférence de Michel Foucault, à laquelle Lacan assiste le 22 février 1969. Elle porte sur la question de l’auteur et distingue, à côté de l’auteur littéraire, ceux qui fondent une discursivité et ceux qui sont à l’origine d’une scientificité. La discursivité implique des transformations et des

  1. Elisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France – Jacques Lacan, Paris, Le Livre de Poche, 2009, p. 1075.
  2. Ibid., p. 1895. Pour E. Roudinesco, il existe à partir de 1965 une théorisation propre à Jacques-Alain Miller qui fait référence à un sujet suturé à la chaîne signifiante.
  3. Jacques Lacan, Le Séminaire livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006.

développements hétérogènes tandis que la scientificité se rapporte toujours à des coordonnées premières. Lacan entend dans l’exposé foucaldien une confirmation de son « retour à Freud » qu’il ne se prive pas d’accentuer. Mais on sait aussi l’influence qu’aura cette intervention sur ses théories futures et en particulier sur l’écriture des quatre discours4 dès le début du séminaire suivant : L’Envers de la psychanalyse5.

Introduction du plus-de-jouir, implications structurales et techniques

Une phrase est écrite au tableau lors de la première séance :

« L’essence de la théorie psychanalytique est un discours sans parole6. »

L’objectif de l’année est de définir ce discours. Lacan commence par le situer par rapport au structuralisme. S’il ne réfute pas une « pratique de la structure7 » il s’en distingue et insiste sur la cause du discours : « Ma pensée n’est pas réglable à mon gré […]. Elle est réglée. […]. Dans le discours, je n’ai pas à suivre sa règle mais à trouver sa cause8 ». Pour lui le courant structuraliste est « la prise au sérieux du savoir comme cause, cause dans la pensée9 […] » avec un horizon « délirant10 ». Du côté de la psychanalyse, les choses seraient différentes : « une règle de pensée qui a à s’assurer de la non-pensée comme ce qui peut être sa cause, voilà ce à quoi nous sommes confrontés avec la notion de l’inconscient11 ».

Il s’agit ensuite de considérer la théorie analytique elle-même, et de travailler l’opérateur qu’est l’objet a. Lacan use pour cela d’une comparaison avec le discours de Marx. Pour le psychanalyste l’originalité de l’œuvre de ce dernier réside dans l’affirmation du travail comme étant « […] acheté, qu’il y ait un marché du travail12 ». Lacan évoque alors la plus-value, fonction « inaugurale » chez Marx. Ce concept désigne une production, qu’on obtient de la différence entre la valeur de la marchandise et celle du travail. Il retrouve également dans cette théorie ce qui était déjà esquissé selon lui chez Hegel, une renonciation

  1. Jean Allouch, « Quatre leçons proposées par Foucault à l’analyse », www.jeanallouch.com, 2014.
  2. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVII (1969-1970), L’envers de la Psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991.
  3. Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 11.
  4. Ibid., p. 13.
  5. Ibid.
  6. Ibid., p. 14.
  7. « Le structuralisme c’est la logique partout, et même au niveau du désir. Dieu sait qu’il y a plus d’une façon d’interroger le désir ». Ibid., p. 75.
  8. Ibid., p. 13.
  9. Ibid., p. 17.

à la jouissance : elle concerne l’ouvrier mais aussi le capitaliste qui la réinvestit13. Pour Lacan le discours analytique articule renonciation à la jouissance et ce qu’il nomme alors « plus-de- jouir14 ». La renonciation est pour lui « un effet du discours lui-même », et le plus-de- jouir relève de l’énonciation15. On peut se demander quels sont les liens entre cette nouvelle création et l’objet a. Selon lui la première donne sa place au second, « le plus-de-jouir est ce qui permet d’isoler la fonction de l’objet a16 ».

Partant de l’énonciation, Lacan aborde l’analyse, qui par une règle instaure un discours. De cette façon nous dit-il la cure dispense l’analysant de soutenir son dire. Le sujet est-il pour autant absent ? Non, il est bel et bien là, « représenté » par le psychanalyste « pour le maintenir tout le temps qu’il ne peut se retrouver quant à la cause de son discours17 ». Lacan reprend alors sa propre formule exprimant que le sujet est ce qui est représenté par un signifiant pour un autre signifiant. Il associe cette représentation à l’écart entre le sujet de la valeur d’échange et celui de la valeur d’usage chez Marx, qui correspond à une perte. Dans le déroulement de l’analyse « non identique désormais à lui-même, le sujet ne jouit plus. Quelque chose est perdu qui s’appelle le plus-de-jouir18 ».

Dans la suite du séminaire Lacan articule le plus-de-jouir et l’objet a avec ses élaborations concernant le signifiant. Il entend ainsi démontrer que la jouissance n’est pas informe, qu’elle a une « portée structurale19 ». Pour cela il va mobiliser la théorie des ensembles et un paradoxe qui s’y découvre, le paradoxe de Russel (1872-1970). Ce dernier implique de considérer l’ensemble de tous les ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes, et de poser la question : cet ensemble appartient-il à lui-même ? Plusieurs versions existent, comme celle du catalogue de tous les catalogues qui ne se contiennent pas eux-mêmes ou du barbier qui rase tous les hommes d’une ville qui ne se rasent pas eux-mêmes. Lacan débute sa démonstration en utilisant la notion de paire ordonnée.

Un ensemble « c » est une paire s’il comporte deux éléments, (a) et (b) par exemple, qui sont distincts, c’est-à-dire a ≠ b. On le note {a, b}

Étant donné deux ensembles (a) et (b) l’écriture {{a}, {a, b}} est une paire ordonnée20

  1. Christian Hoffmann et Adnan Houbballah, « XVI D’un Autre à l’autre », dans Lacaniana, Les séminaires de Jacques Lacan, t. 2, Paris, Fayard, 2005, p.192.
  2. Jacques Lacan, op. cit., p. 17 et 18.
  3. Ibid. et p. 18.
  4. Ibid., p. 19.
  5. Ibid., p. 20.
  6. Ibid., p. 21.
  7. Ibid., p. 45.
  8. Et non {{a], {b]}. La notion d’ordre implique que (a, b) ≠ (b, a). Or selon l’axiome d’extensionalité si deux ensembles ont les mêmes éléments alors ils sont égaux et {{a}, {b}} = {{b}, {a}}. Si l’on considère la paire ordonnée {{a}, {a, b}}, on a bien l’inégalité nécessaire : {{a}, {a, b}} ≠ {{b}, {b, a}}.

{a} correspondant à un ensemble ;

{a,b} renvoyant à la relation du premier ensemble à un second21.

Lacan, partant du fait qu’ « un signifiant ne représente le sujet que pour un autre signifiant22 », superpose à cette paire la relation entre un signifiant S et « un autre signifiant », A.

Il écrit :

Mais A correspond également à « l’altérité de l’Autre » et au « trésor des signifiants23 », il vient donc accrocher, « épingler » la relation précédente.

Ce qu’il note :

Or Lacan suppose ainsi que le A qui est le signifiant du rapport entre deux signifiants (le A qui « désigne l’ensemble ») est lui-même un de ces deux signifiants (le A « figurant dans la paire ordonnée24 »).

On peut alors préciser ce qui précède :

  1. Marc Darmon, Essais sur la topologie lacanienne, Paris, Editions de l’Association Lacanienne Internationale, 2004, p. 336.
  2. Jacques Lacan, op. cit., p. 57.
  3. Ibid.
  4. Jacques Lacan, op. cit., p. 58.

A s’avère insaisissable, étant intérieur et extérieur à la fois. On retrouve ici la notion de refoulement originaire. Cette écriture permet de distinguer deux propriétés.

D’abord elle implique que dans le signifiant considéré comme un ensemble, quelque chose échappe. En effet si l’on considère la formule A(S→A), la parenthèse épinglée par A peut se développer sans cesse, qu’on observe A qui la compose et qui recule à droite ou bien du S qui se décale toujours vers la gauche. Lacan distingue ici le procédé de la

« métonymie25 ».

Une des versions du paradoxe de Russel était la tentative d’établir « le catalogue de tous les catalogues qui ne se contiennent pas eux-mêmes ». Cet aspect de l’écriture de Lacan figure un catalogue virtuel qui ne se contiendrait pas lui-même car A dans la paire échappe. Mais de fait la première partie de la proposition n’est pas vérifiée : on ne pourra dresser la liste de tous les catalogues.

La seconde propriété est inhérente à la première. Comme quelque chose dans le signifiant échappe irrémédiablement, il ne peut être totalisé. Dans le cas contraire, la tentative de totalisation implique qu’il y aura toujours un A tentant en vain d’épingler un ensemble insaisissable et impossible car composé du A lui-même. Dans le paradoxe de Russel, en voulant rassembler tous les catalogues on est forcé de faire tenir dans un unique catalogue ce catalogue lui-même, ce qui invalide la deuxième partie de la proposition (« le catalogue de tous les catalogues qui ne se contiennent pas eux-mêmes »).

Finalement, on ne peut approcher définitivement ce que contient A mais seulement son propre signifiant. Il y a une faille dans le savoir. L’Autre, là où est « appendue la possibilité du sujet […] est lui-même un lieu troué26 ». L’objet a « correspond » à ce trou, et la structure ainsi mise en évidence s’articule avec le plus-de-jouir, c’est-à-dire une renonciation et une production.

  1. Jacques Lacan, op. cit., p. 61.
  2. Ibid., p. 59.

Comment concevoir le sujet à partir de ces élaborations ? Comme les signifiants de l’Autre qui le représentent, il se répète à l’infini et résiste à toute « fixation ». Lacan le caractérise ainsi par son exclusion du « savoir absolu27 ». Corrélativement c’est la place du sujet supposé savoir qui cesserait de prédominer au cours de la cure.

En tant que réitéré dans sa représentation par un signifiant pour un autre, le sujet implique une série d’écarts. Lacan avait déjà mentionné, en mobilisant Marx, que le sujet n’était alors plus identique à lui-même. On mesure par là tout ce qui le sépare du sujet psychologique.

Comme l’Autre, le sujet n’est pas « consistant28 ». Ce qui rend problématique et questionne une éventuelle identification : « ne peut se situer ce signifiant dont un sujet se satisfasse au dernier terme pour s’y identifier, comme identique au défaut même du discours29 […] ».

Qu’est-ce que le sujet dans le discours analytique ? Lacan le rapproche de la faille existant dans l’ensemble des signifiants. Ce qu’il exprime à l’échelle de la production de son enseignement : le sujet est ce qui échappe à la formalisation arithmétique et logique. Sur le versant de la technique analytique, cette faille, celle du désir, ne va pas de soi. Elle implique un processus, elle est creusée. Le sujet dans le discours analytique se situe « au niveau de l’énonciation » comme le plus-de-jouir. Dans sa diachronie il implique de ce fait une série de pertes de jouissance30.

L’Autre, le savoir et le sexuel : la notion de jouissance

Lacan noue donc la possibilité du sujet à des effets de perte de jouissance. Ce lien, qui éclaire les enjeux de l’analyse, l’amène à d’autres développements. En particulier concernant le savoir et la jouissance, cette dernière n’étant plus uniquement envisagée comme chute. Au fil des séances, Lacan réaffirme la place de l’interdit, incidence du symbolique sur le réel. Cet effet s’appréhende par ce qui manque au savoir : le signifiant sexuel31. Il n’est pas apte à représenter le sujet auprès d’autres signifiants mais désigne ce qui est forclos. C’est la deuxième approche de la jouissance dans ce séminaire. Elle est l’élément hors système et pourtant son horizon fondamental.

  1. Ibid., p. 74.
  2. Ibid., p. 84.
  3. Ibid., p. 85.
  4. Ibid., p.116.
  5. Ibid., p. 227.

L’agencement en question est celui de l’Autre, précédemment formalisé. D’un point de vue plus général, Lacan affirme que la psychanalyse n’est pas un savoir sur le sexuel32. Ce dont il s’agit c’est précisément de l’exclusion du sexuel. Mais alors comment expliquer l’existence d’un corps érogène, dès les premiers instants de la vie ? Qu’en est-il de la sexualité infantile décrite par Freud ?

Lacan répond en distinguant un tenant-lieu du sexuel : la dynamique pulsionnelle et l’objet a, à mi-chemin entre logique et topologie. C’est de cette façon qu’on peut envisager la castration. Sous son aspect logique en effet, elle peut être définie comme un « je ne sais pas33 » quant à la « jouissance de l’Autre ». Topologiquement, elle implique l’Autre comme lieu « évacué » de la jouissance34, troué par l’objet a.

Ces développements conduisent Lacan à des précisions concernant deux entités cliniques : la névrose et la perversion. Dans ce dernier contexte, il s’agirait d’une tentative de boucher, de combler le trou dans l’Autre, à l’endroit de l’objet du désir et du signifiant manquant. Via le scénario qu’il répète le pervers veille à la « jouissance de l’Autre35 » comme l’exhibitionniste qui par ce qu’il montre organise une quête du regard. Lacan parlera aussi de

« jouissance pour l’Autre36 » et d’une sorte de dépendance à cet égard. En témoigne le masochiste, un être dépossédé de la parole visant à l’avènement de la voix de l’Autre.

La problématique est différente dans la névrose. Dans ce cadre, l’Autre est marqué par la castration et la jouissance n’est pas directement localisable, elle est « nulle part37 ». Son désir constitue une énigme, et le voisinage de la jouissance, du fait des « impasses » à sa propre loi38 est une source d’angoisse pour le sujet. Ce dernier peut mettre en place certains dispositifs pour y parer comme Hans. Au-delà de ce cas qui n’est qu’un point de départ pour Lacan, il indique qu’il s’agit de dénicher dans le symptôme névrotique une relation singulière à la jouissance. Il distingue hystérique et obsessionnel. L’hystérique soutient l’horizon sexuel et « promeut à l’infini le point de la jouissance comme absolue39 ». Elle recherche la castration. L’obsessionnel, sous le coup de l’interdit, « traite avec l’Autre40 », et entretient une dette qu’il peut payer par « l’édifice d’un savoir41 ».

  1. Ibid., p. 204.
  2. Ibid., p. 277.
  3. Ibid., p. 252.
  4. Ibid., p. 254.
  5. Ibid., p. 255.
  6. Ibid., p. 327.
  7. Ibid., p. 335. Lacan évoque également le « joint de l’Autre à la jouissance », p. 325.
  8. Ibid.
  9. Ibid., p. 336.
  10. Ibid., p. 337.

Automatisme mental et roman familial chez un enfant de 10 ans

Intervention d’Eva-Marie Golder à l’ASSERC du 7 avril 2017. Le thème des conférences 2016-2017 de l’ASSERC est : « Roman familial – Fantasme – Délire »

Préambule

Les débats autour de la psychose chez l’enfant ont toujours été pour le moins nuancés voire houleux. Pourtant, Eugen Bleuler, dans son ouvrage clé sur les schizophrénies1, soulignait en 1911, que si on appliquait à l’enfant le même soin d’observation et de description que pour les adultes, on verrait que ce sont les mêmes signes et donc probablement les mêmes entités nosographiques.

Ce qui fait difficulté chez l’enfant, c’est non seulement de tenir compte des manifestations pathologiques mais aussi le fait qu’il est en constant devenir. Quand on observe un petit enfant, il « parcourt » de façon fugace, parfois plus longuement, les entités pathologiques que Bleuler décrit. Chez l’adulte, quelque chose se cristallise. Comment peut- on dire que chez l’enfant quelque chose s’enkyste, que quelque chose est lisible comme un phénomène psychotique ? Le problème vient du fait que l’on voit, dans l’enfant, l’adulte en devenir, dû à « l’adultocentrisme » commun, alors qu’il faut bien constater que, chez l’enfant, à partir de six ans, parfois même plus jeune, des entités sont là, très présentes et très constituées. J’ai eu la chance de pouvoir travailler pendant huit ans dans un service encore ouvert à la psychanalyse, et d’y faire ce constat : les enfants qui viennent en consultation sont de plus en plus jeunes et les pathologies se sont aggravées. Je pourrais dire, sur le plan de la flatterie, que c’est parce que notre service s’est « taillé une réputation ». Hélas, c’est une réalité, les pathologies sont de plus en plus précoces et de plus en plus accentuées pour des raisons qui ont à voir, entre autres, avec l’échange qui a évolué entre parents et enfants. Pendant ces huit années de travail, j’ai appliqué les principes bleulériens de l’observation et de la description : j’ai noté et j’ai demandé à mon équipe de noter tout ce qui se passait, tout ce qui se disait au cours d’une séance avec un enfant. Puis ensemble, nous avons « reconstitué» la séance car, tout comme avec un adulte psychotique, avec un enfant psychotique, dans l’après-coup, vous n’écrivez rien, tellement la cohérence du fil historique névrotique manque. Lorsque je reçois des enfants psychotiques, dans mon cabinet, en libéral, ce travail de reconstitution me manque cruellement, ce n’est pas du tout la même façon de travailler. À partir de cette expérience, j’ai créé un séminaire qui s’est associé avec l’École de Sainte-Anne, et grâce à des présentations de malades, enregistrées en Bretagne, j’ai pu avoir la transcription des entretiens sur lesquels ensuite nous avons travaillé pour produire une présentation du trait du cas enfant. Cette création a abouti, depuis trois ans, à des présentations de traits du cas enfant, à Sainte-Anne, à Paris. Nous espérons, avec ce groupe de chercheurs, pouvoir publier, dans les années à venir, un manuel de clinique infantile qui relie la dimension psychiatrique et la dimension analytique en n’oubliant pas la dimension psychologique, non pas dans le sens de ce qui est enseigné aujourd’hui en faculté, mais dans le sens des grands psychologues tels que Henri Wallon et Jean Piaget qui n’ont pas pris une « ride », sauf qu’on oublie de les lire. Dites-moi pourquoi ?

Trait du cas de l’enfant Émile, 4 ans 1/2.
Citation de notes. Je vois l’enfant, Émile, avec sa maman. Elle me dit : « Ils n’ont pas été en vacances, il a fait beaucoup de piscine. » Émile était content de retourner à l’école. Ses jeux se sont étoffés, beaucoup de jeux avec le train. Elle note qu’elle s’impatiente parfois, lui crie dessus. Elle glisse une remarque sur les coups, mais comme je ne relève pas, elle passe. C’est Émile qui redira plus tard qu’elle le frappe. Elle ne supporte pas qu’il crie. Mais quand je lui demande comment elle le punit, elle dit simplement qu’elle lui crie dessus et qu’il a peur, il lui obéit de ce fait. Il s’est beaucoup calmé. Je le vois dans ma séance, il est dispersé mais se laisse contenir. Au départ, il se met immédiatement à me parler « bébé ». C’est très particulier, et c’est à la limite de l’insupportable, une voix de tête très haut perchée, des tournures d’un enfant de 2-3 ans. La voix est un peu comme dans Le Tambour de Günter Grass, ça traverse notre corps. Je lui demande de cesser, ce qui déclenche une crise mais très courte. Pour autant, il ne cesse pas. Il a 4 ans 1/2. Cette façon de parler semble s’installer en permanence un peu comme une bande magnétique. Lui-même en est traversé.
C’est quelque chose que l’on trouve de manière un peu différente chez Bleuler qui parle du maniérisme et de la stéréotypie du schizophrène sur le plan du comportement et de l’expression. C’est quelque chose qui montre que l’acte de parler est vécu comme une forme d’emprunt, on s’en habille. Marcel Czermak parle d’une fonction de « porte-manteau ». Cet enfant s’adresse à un « autre » hypothétique, mais je ne me sens pas récipiendaire, tellement cette adresse est particulière, elle est un peu – je dirais – à la cantonade. Dans ses travaux, Henry Ey évoque un aliéniste, Rümke, qui, parlant du sentiment praecox, écrit, je le cite : « Le parler schizophrénique est une tentative désespérée, d’entrer combien maladroitement mais quand même, malgré toutes les difficultés, en relation avec l’entourage2. »
Citation de notes. Lorsque je vais dans le couloir, Émile me regarde à peine. Il regarde sa mère et lui dit : « Je ne veux pas aller avec celle-là. » Je lui tends la main et dès que ma main est en vue, la sienne se scotche dans la mienne et, comme un automate, il se met à marcher. Il y a là quelque chose comme un appareillage de main à main qui est tout à fait parlant parce qu’il se laisse « attraper ».
Citation de notes. C’est un enfant très maman, donc, il y va. Il la trifouille. Je lui dis : « Plutôt que de tripoter ta mère, dessine donc un bonhomme. » Il dessine des traits et des points très particuliers.

J’ai des feutres un peu spéciaux : quand on les pose sur la feuille, la feuille absorbe en flaque les points qui s’étalent et l’enfant est comme scotché dessus. J’appelle cela : les points de fascination. Hélas, en huit ans de rencontre avec des enfants très jeunes, je dois dire que c’est pour moi un signe. Le jeune enfant connaît le plaisir d’observer, il jubile : « Oh ! Regarde. » Dans le cas d’Émile, plus rien n’existe autour, c’est-à-dire ce n’est plus l’enfant qui regarde le point, c’est le point qui regarde l’enfant. Cette réflexibilité a à voir avec la question du miroir. Le miroir spéculaire – le miroir plan, pour reprendre le schéma de Lacan – permet de prendre distance par rapport à l’autre, par rapport à ce qu’on fait, l’enfant entre dans la représentation, dans la narration. À quatre ans et demi, cela est préoccupant. Dans le cas d’Émile, je comprends que dans cette façon de me parler, d’être avec moi et de dessiner, il y a quelque chose de ce miroir qui n’est pas capitonné. Tout fonctionne comme une grande gueule qui l’avale, tout est despécifié, que ce soit le regard, que ce soit la main, que ce soit la bouche, tout l’avale.
Citation de notes. Le soir, il se couche de bonne heure, pas de problème. Il me faut un certain temps, dis-je, pour repérer à quel point le discours de la mère est confus. Parce que pas de problème, coup ou pas coup, se côtoient exactement, comme Bleuler le décrit comme « ambitendance » à savoir ça coexiste. Ce n’est pas : je me corrige, je me reprends. C’est finalement l’enfant qui précise qu’elle le frappe. C’est à la faveur de l’heure de l’endormissement que j’apprends qu’il y a des soirs où il met deux heures pour s’endormir.
Je m’arrête ici sur un point important. Pour Winnicott, il n’y a pas d’enfant sans mère, c’est-à-dire pas d’enfant sans son environnement au sens large du terme. Pour Piaget, il a différents facteurs concomitants dont il s’agit de tenir compte : tout d’abord l’hérédité. Un fond est donc là, mis à disposition. Une disposition à, dont Piaget dit lui-même qu’il ne sait pas très bien ce que ça veut dire. Puis il précise, dans Six études de psychologie3, qu’il y a deux facteurs : l’enfant assimile et s’adapte constamment. C’est une sorte de travail avec ce fond qui lui est donné, et qui est permanent. Un quatrième facteur, qu’il appelle  «l’équilibrage », concerne quelque chose dans cette assimilation et dans cette adaptation, qui fait que l’enfant trébuche tout le temps. L’enfant est donc tout le temps en mouvement, jamais en équilibre. Dès qu’il y a équilibre, un nouvel élément le remet au travail. Il faut bien se rendre compte, dit-il, qu’il s’agit là de quelque chose qu’on rencontre en thermodynamique, à savoir, si deux milieux de températures différentes se rencontrent, ils se mélangent de telle sorte qu’il y ait, à la fin, une seule température, mais pas sans entropie – cela nous renvoie au Séminaire II de Lacan4. Piaget était furieux qu’on puisse l’utiliser pour fabriquer des tests de niveaux car l’entropie c’est ce qui se perd, c’est la question du déséquilibre. Ce qui intéresse Piaget, c’est la manière qu’a l’enfant de s’en débrouiller. On sent là qu’il n’a sûrement pas fait qu’une petite expérience de la psychanalyse car, quand on lit ces descriptions, on voit sa passion, pour cette petite étincelle chez l’enfant pour justement faire avec, tout le temps, même chez l’enfant psychotique. Or, c’est précisément cette curiosité, cette façon de chercher toujours à retrouver un équilibre qui manque à l’enfant psychotique. Chez l’enfant psychotique, très tôt, il y a tendance à rester figé sur des points exactement comme ils peuvent être avalés par le point sur la feuille. Pour moi, le point de fascination est paradigmatique, voire – c’est à préciser, je me laisse un peu de temps – pathognomonique de la psychose.
Citation de notes. Ce n’est qu’après m’avoir précisé qu’elle n’arrive pas à faire avancer l’enfant dans l’habillement autrement qu’en lui disant que s’il traîne, elle ne pourra pas l’accompagner à l’école jusque dans la classe, que la mère me dit : « Oui, d’ailleurs, au fait, il a fait un cauchemar. Il m’a dit : « j’ai rêvé que la lumière me parle et m’empêche d’aller au W.C ». » Je note : la formulation du rêve me faisant penser à une hallucination, je fais préciser à la mère : « Oui, il a eu les yeux ouverts. » La mère insiste sur la dimension de rêve alors que l’enfant l’interrompt et insiste davantage sur la dimension réelle, voire même répétitive de ce phénomène. Et il me dit : « Mais ça m’est arrivé plusieurs fois. » Il me dit : « La voix me dit de faire dans la culotte. » La mère précise que, pendant une semaine, il a hurlé de terreur au moment de l’endormissement. [On comprend qu’il mette deux heures pour s’endormir]. Il me dit : « La lumière m’a réveillé, elle m’a parlé. » La maman lui a suggéré de rapprocher son lit de celui de sa sœur pour se rassurer. Il préfère aller se rassurer avec maman, papa travaillant de nuit. À mon avis il dort avec maman. Je dis à la maman : « Observez si c’est du somnambulisme ou si c’est autre chose. » Ce qui est particulier dans le récit de ce phénomène d’hallucination, c’est que même à cet âge-là déjà, l’enfant peut prendre distance quand il narre un rêve, il peut dire : j’ai cru que, c’était comme si. À cet âge-là, il peut déjà se positionner en narrateur d’un événement dont il cerne la dimension de l’illusion. Ici, l’enfant me dit : « mais non, ça m’a parlé. » Quand ce léger décalage manque, il faut s’alerter car ce peut être les prolégomènes d’une cristallisation. Vous avez sûrement rencontré des adultes dont on a dit que, déjà enfant, il avait ceci, cela. Hélas, souvent, il manque le joint entre des consultations de psychiatrie infantile et de psychiatrie adulte pour pouvoir faire la jonction entre des observations souvent très précoces de ce genre de phénomènes. Cette tentative de rééquilibrage, dont parle Piaget, manque. L’enfant reste en déséquilibre. Dès lors, il y a une forme de fixation qui va en s’accentuant avec le temps. On peut alors supposer quel est le rapport avec la pulsion de mort en lien avec cette sorte d’immobilité contre laquelle ces enfants psychotiques et d’autres enfants non psychotiques à qui on colle l’étiquette de T.D.A.H.5, se défendent par des accès maniaques. J’ai rencontré des enfants de trois-quatre ans, qui « grimpaient » aux murs, d’angoisse.

Trait du cas de l’enfant Ernesto, 6 ans
Ernesto est au C.P., il lit correctement les syllabes.
Citation de notes. Ce jour-là, il fait une sorte d’éparpillement de syllabes qu’il écrit sur toute la feuille très rapidement. Il rouspète contre moi car je ne lui ai pas permis d’aller chercher une voiture chez sa grand-mère qui l’attendait dans le couloir. Moi, je dis : « Ben, tu sais, bien grandir, c’est apprendre à obéir. » Il me dit : « Ce n’est pas juste. » Il se calme et me dit : « Donne-moi les kaplas. » Il va au centre de la pièce. Mes assistants notent : il fait un geste de salut de la main. « Capitaine, dit-il, en accompagnant son geste, mettez-vous à mon service. » Il verse les kaplas par terre par un geste un peu brusque. Il commence une construction très fragile, des planches croisées qu’il met les unes sur les autres. Je dis : « C’est osé, ça ne repose pas sur des bases solides, c’est très fragile. » Il me dit : « Tu te rappelles, je t’ai volé les kaplas. » Je lui dis : « Ah bon ? » Il me dit : « Je blaguais. » Je le renvoie aux accusations dont il a été l’objet. À l’école, on a prétendu qu’il avait volé des Pokémons à ces copains. « Mais je l’ai pas volé. » Il sort de la poche une carte. « On me l’a donnée et c’est du toc, il n’y avait même pas de cartes dedans, c’est de la triche. Un, dos, tres, c’est anglais. » Cela avait un accent un peu portugais. « Ah, tu parles espagnol ? Un, dos, tres. » « Mais, non, je connais toutes les langues, je suis allé partout, j’ai goûté leur recette délicieuse. » « Leur recette de quoi ? » « De Chine, de Chinois. » Il continue : « Je ne te montrerai pas mon stylo- gomme. » « Tu peux me le décrire ? » « Non, tu es méchante. » « Tu ne savais pas que j’étais une grosse méchante ? Tu te souviens quand tu avais le droit de sortir ? C’est quand tu avais peur des monstres. » [À ce moment-là, il avait trois ans]. « J’ai toujours peur des monstres. La nuit j’entends du bruit, j’ai peur. » « C’est où que tu entends des bruits ? » « Dans ma chambre. » « Dis-moi ce que c’est comme bruit. » « Tchss, c’est juste à côté de la lumière. » « C’est pour farcer ou c’est pour de vrai ? » « C’est vrai. » Il se remet à construire. Il s’applique à construire de manière de plus en plus risquée, cela a l’air de le fasciner et la structure tombe. Là, je commets l’erreur à ne pas commettre, je dis : « Badaboum. » Il me hurle dessus : « Arrête de te moquer, c’est comme ça qu’on traite un enfant ? » Il s’en suit une longue tirade d’invectives. Je me suis rendue compte que cette petite chose « badaboum » qu’on dit en jubilant avec l’enfant qui se laisse prendre au risque de chute dans le jeu, Ernesto ne pouvait pas l’entendre autrement que comme moquerie. J’ai alors eu le droit à une tirade qui m’a laissée sans voix, un discours de pure paranoïa, je le persécutais. La dimension de jeu avait disparu.
Aujourd’hui encore, il fait des jeux de construction impressionnants, à chaque fois, une tour construite sur les extrêmes. À cet endroit, on voit qu’il est identifié à l’objet même qu’il construit. Avec l’effondrement de la tour, c’est lui qui s’effondre. Ce sont des expériences extrêmement douloureuses où on voit qu’on blesse un enfant à son insu. L’enfant psychotique est confondu avec l’objet. Il n’y a pas d’objet petit a, il l’a « dans la poche », il est l’objet.
Piaget, avec beaucoup de soin, observe ces confusions chez l’enfant. Si l’enfant psychotique se confond avec l’objet, l’enfant névrosé confond la représentation avec l’objet. Si on pose cette question à un enfant : mais pourquoi on appelle soleil, le soleil ? Sa réponse sera : c’est parce que c’est dans le soleil. La représentation est intimement confondue avec l’objet. C’est après l’âge de sept ans que l’enfant commence à se rendre compte du plaquage du mot sur l’objet c’est-à-dire de la séparation entre l’objet lui-même et la représentation. Pour Ernesto, il n’y a pas de représentation, il y a présence, il y a monstration, on est du côté des représentants, le réel et l’imaginaire s’équivalent. Ce sont des représentants qui ne sont pas lestés par la dimension phallique, ils ne s’inscriront pas dans un récit du côté du fantasme, S <> a.

Trait du cas de l’enfant Mario, 10 ans
Citation de notes. Mario fait un dessin qui ressemble à une sorte de tasse avec une anse, mais les bords sont des dégoulinures rouges et au-dessus, il y a de la fumée. Mario me dit : « C’est fait. » Et il a fini de dessiner un petit truc en gris, comme des anses de tasse. Il repassera en rouge dessus et dira que c’est des oreilles. Je dis : « Comment c’est fait ? Vous avez dit : C’est fait. » Me montrant le dessin : « Ça, c’est moi. Depuis bien longtemps, ça se passe. Je ne sais pas pourquoi, j’ai jamais pu vous le dire mais parfois, j’ai des voix dans la tête. Je croyais que ça allait, que ça allait, que ça allait. Il y a des inconvénients, c’est pas marrant. Par exemple, quand je passe devant un poteau dans la rue, je ne peux pas résister à cette sensation de le toucher. Si je passe et que je ne le touche pas, il y a une voix qui me dit : « touche-le, touche-le ». Ça me menace carrément. »
Moi, je lui demande : « Qui ? » Il continue comme s’il n’avait pas entendu ma question : « Ta maison va être cambriolée si tu ne touches pas, alors je touche. Parfois, je fais des vœux et si je le dis, ça ne marche pas. Quand je dis que mon vœux que, que, je dis mon, que je veux faire des vœux, si je dis ça, ça ne marche pas. » [Je vous rends attentifs à l’écriture. Plusieurs personnes prennent des notes dans mes consultations. Lorsque nous ne sommes pas sûrs, nous notons toutes les expressions. Lorsqu’on enregistre des entretiens d’enfants, ce n’est pas du tout linéaire, c’est très haché, et donc, on essaie de rendre le plus possible ce parler dans nos scripts.]
Moi : « Pouvez-vous me donner un exemple ? »
« Par exemple, j’étais en colonie de vacances à x. On a fait de l’équitation et delà, delà, delà, c’est quoi déjà ? De l’optimiste ? Du catamaran ? De la caravelle ? Ils m’ont dit que je ne pouvais pas faire l’équitation. Tu as dit que tu ne voulais pas en faire, c’est peut-être maman qui a voulu ça ? Je dis dans ma tête : faites que je vais pouvoir faire de l’équitation et deux jours après, ça a marché. »
Moi : « Vous en avez parlé à maman ? »
Cette séance, en CMPP, se situe à la fin de la troisième année du travail avec Mario. Il m’apprend donc, au cours de cette séance, qu’il a entendu des voix et des bruits et ce, depuis toujours. Il est important de noter ceci : à 10 ans, chez un enfant, le « toujours » se sépare normalement du « maintenant » et de l’« avant », mais pas pour Mario. Pour Mario, c’est un équivalent de maintenant, d’avant, de l’avenir, du passé, du présent, c’est un abolissement de la temporalité. Cela semble, a minima, indiquer qu’il ne se souvient pas n’avoir pas entendu de voix un jour, du moins n’avoir pas été habité un jour par ces processus qui prennent possession de lui. Ce qui change, c’est l’aspect xénopathique qu’il relève maintenant et qu’il exprime pour un tiers. Ce jour-là, lorsqu’il me parle des voix et des vœux, il fait la description complète des éléments qui le tourmentent. Je ne les décris pas tous car c’est un long entretien, mais ce sont des éléments d’automatisme mental. Il entend des voix, il a des impulsions sous injonctions. Il a des pouvoirs de faire des vœux qui sont systématiquement exaucés. Dans le même entretien, il y a des échos anticipés, et c’est en fin de séance seulement qu’il livre l’élément qui l’angoisse le plus et qui le gêne : des automatismes moteurs. Brusquement, il est obligé de gigoter, en général, en classe, ce qui évidemment l’expose à des commentaires difficiles à supporter. Il a donc attendu trois ans avant d’oser m’en parler, et ce n’est que parce que j’insiste à ce moment-là qu’il déplie toutes ces occurrences-là.
Gaëtan de Clérambault définit l’automatisme mental. Georges Daumézon et Georges Lanteri-Laura6 parlent, quant à eux, du passage du petit automatisme mental vers le grand automatisme mental. Ils précisent que ce n’est qu’à partir du moment où un sujet reconnaît la dimension xénopathique et qu’il peut en parler avec cette distance angoissée, qu’il est dans le grand automatisme mental. Cette description est vraie pour l’enfant comme pour l’adulte. Le passage vers le grand automatisme mental est ce moment où on parle de quelque chose à quelqu’un. Lorsque les deux enfants parlaient de ce qui les habitait de manière très étrange, ils n’étaient pas encore à cette distance de la xénopathie. Mon travail avec un grand nombre d’enfants permettra peut-être de trouver l’âge où effectivement, cette cristallisation est lisible. Je suppose qu’elle se situe vers l’âge de six ans mais je ne l’affirme pas de manière péremptoire. Toujours est-il qu’à quatre ans, six ans, dix ans, c’est le même mécanisme avec des variantes.

Les signes « annonciateurs » de l’automatisme mental
Ces automatismes ne viennent jamais seuls. On retrouve ce point de fascination chez les trois enfants et chez d’autres enfants aussi, et parfois, autre chose : il m’est arrivé en première séance d’être en conversation avec un enfant puis, brusquement, le regard se révulse. « Tu écoutes quoi ? » Pas de réponse. Ou encore, l’enfant est totalement scotché par ce qui se passe dehors – notre service est visiblement un service de moindre importance pour l’administration de ce dispensaire, il se trouve dans un demi-sous-sol où la fenêtre donne à voir des jambes… C’est du Lewis Carrol. C’est donc tout un ensemble de signes annonciateurs, par exemple, pour Émile, j’ai pu m’appuyer sur l’expérience antérieure avec d’autres enfants et les mois de rencontre avec lui- même, auparavant pour pouvoir dire : cette voix stéréotypée, maniérée, ce point de fascination, ce « scotchage » de la main, (on faisait « un », une seule sphère avec cet enfant), tous ces phénomènes décrits, ce sont des hallucinations. Avec les points de fascination suivis d’hallucinations, il est probable que l’oreille aussi est à l’écoute de quelque chose. Ce n’est que lorsque l’enfant n’est pas alarmé qu’il peut parler de ce qui lui arrive. Que les phénomènes de scotchage que j’ai pu observer chez Mario, ne soient pas étrangers avec le collage incestuel avec sa mère est probable. Mais, il est aussi probable que la maman d’Émile, elle-même, avec ce discours, je dirais, diffluent pour le moins, est probablement psychotique. Il y a de génération en génération quelque chose qui converge vers une lecture de la vie un peu particulière. Ernesto était venu, il y a trois ans, accompagné de son grand-père. Il vivait chez ses grands-parents car le père était très immature et la mère avait disparue « dans la nature ». Lorsque le grand-père n’invectivait pas la mère en la traitant de salope en présence de l’enfant, il invectivait l’enfant en lui disant de se tenir tranquille sinon le crocodile allait le manger. En première séance, Ernesto « grimpait aux murs ». C’était un enfant terrorisé par tout ce qui se passait derrière lui. Comme il venait tard le soir, le cabinet de consultation était dans la pénombre, c’était extrêmement difficile à supporter pour lui. Si ce n’étaient pas les bruits qu’il entendait derrière le mur mitoyen, c’était dehors, par la fenêtre, qu’il « voyait les jambes ». Cette année-là, nous étions très nombreux, j’avais quatre ou cinq stagiaires. Ernesto exigeait systématiquement de jouer dans le noir. Pour le calmer, après de longues séances, j’ai trouvé une table basse sur laquelle j’ai mis une couverture. À tour de rôle, il fallait que l’on joue au monstre, au loup. Il désignait qui devait faire le monstre. Il a fallu deux années de jeu avec les stagiaires avant qu’il puisse enfin parler d’autres choses. Il a pu construire une sorte de suppléance obsessionnelle qui a lui permis d’apprendre à l’école, d’aller jusqu’au C.P. et c’est à la faveur de difficultés avec la lecture et le calcul, que les choses se sont cristallisées. Il disait pouvoir parler toutes les langues avec cette dimension mégalomaniaque qui apparaissait très souvent dans les séances, et c’est au moment où je lui ai rappelé les monstres que, là, brusquement, il m’a dit qu’il entendait des bruits du côté de la lampe, que c’est dans la chambre que cela se passait. C’est donc vers six ans que ça s’est cristallisé pour Ernesto autour de quelque chose qu’il a pu commencer à situer à l’extérieur.
Je vous conseille de lire le livre de Jules Séglas, Des troubles du langage chez les aliénés7, dans lequel cet auteur décrit de façon assez remarquable les phénomènes d’hallucinations psychomotrices. On ne sait pas très bien d’où ça parle, dedans, dehors ? Je me souviens d’une jeune fille de quatorze ans que j’ai rencontrée en présentation de malades. Pendant la séance, on se rendait compte qu’elle écoutait la main qui lui disait qu’elle ne devait pas me parler parce que cela risquait de lui causer des ennuis. C’était assez impressionnant dans le moment même de la présence de ses voix. Chez Ernesto ces phénomènes se sont rajoutés à la faveur d’une diminution de la peur immédiate des bruits du monstre, mais hélas, ça s’est cristallisé autour de la lumière.
La même chose s’est passée pour Mario, mais l’aveu est venu plus tard. Il a pu développer au fil des années, pendant ce travail, un véritable don pour le dessin. Marcel Czermak souligne qu’en effet, chez certains psychotiques, à la place d’une simple déspécification pulsionnelle, on peut assister à une hyperspécification. On le voit particulièrement bien chez les Autistes du type Asperger. Il est, actuellement, dans un collège où la part donnée au dessin et aux arts plastiques est très importante. Il pourra peut-être vivre un jour des créations qu’il réalise, vivre en société avec les autres. Mais cela n’empêche pas les cristallisations qui sont clairement du côté de l’automatisme mental. Chez cet enfant, des signes ont précédé. À l’âge de six ans, il a entendu, un jour, dans la chambre d’à côté, ses frères écouter un disque, où il était dit : « Dites à la sorcière de se pendre. » Les parents ont trouvé Mario pendu à la cordelette du rideau. Lorsqu’il est venu en séance, il avait encore les bleus. Le père en parlait avec beaucoup de tranquillité, ce qui m’a tout à fait surprise. C’est effectivement à partir de là, qu’au fur et à mesure des séances, la question de l’automatisme mental est apparue.

L’automatisme mental et la question obsessionnelle
Je vais maintenant comparer les dires de Mario avec ceux de l’homme aux rats, car ces dires sont proches.
Mario : « Je fais des vœux et si je ne les dis pas, ils se réalisent. »
L’homme aux rats : « J’ai envie de dire une chose, mais j’ai peur de la dire et de toute façon, je pense que les parents savent déjà, peut-être parce que je l’ai dit sans m’en rendre compte et ils ont entendu. »
Vous entendez ici la différence entre l’automatisme mental et le discours obsessionnel.

Mario : « Que j’ai un vœu ou pas, ça aurait fait la même chose. Si je fais le vœu, je l’aurais fait et ma mère aurait dit non. »
L’homme aux rats : « Il a une envie brûlante de voir certaines jolies filles toutes nues mais j’avais, dit-il, un sentiment angoissant (unheimlich) comme s’il devait arriver quelque chose si je pensais à cette chose et que je devais faire quelque chose pour l’empêcher. » À cet endroit, Freud note que le patient donne comme exemple de ses craintes, l’idée que son père puisse mourir, donc qu’il y ait un dommage.

Mario : S’il ne touche pas le poteau, sa maison sera cambriolée, donc il touche.
L’homme aux rats : Il craint de, donc il ne le fait pas, mais il y pense, et c’est ainsi qu’il en parle avec cette distance du narrateur.
Mario est menacé donc il fait, mais sur commande. L’homme aux rats a une sorte de croyance étrange, anxieuse, unheimlich, cependant que Mario est dans la superstition mais du côté de la conviction. L’homme aux rats a une crainte surmoïque quant à la divination de la pensée par les parents en rapport avec la sexualité alors que Mario est soumis à la crainte, à la contrainte et à la croyance magique quant aux vœux. C’est comme ça, ce n’est pas autrement. De la même façon, Ernesto dit : « Je sais le chinois. » Et quand je dis : « Mais on dirait de l’espagnol, du portugais », il dit : « Tu n’y comprends rien. » Chez l’homme aux rats, il y a rapport net entre curiosité sexuelle et interdit, du fantasme se construit. Le collage, chez Mario, supplante la curiosité sexuelle et se sert de phénomènes de sexualité de petit enfant devenant point d’appui à l’automatisme mental par le truchement du toucher. Il faut dire que la famille de Mario est une famille « touche-touche ». Si ce n’est pas les frères qui barrent la porte en disant : « Si tu ne me donnes pas une caresse, tu n’entres pas », c’est la mère qui le colle.
Citation de notes. Elle me dit : « C’est quand même bizarre, il avait à l’époque à peu près 8 ans, il m’a beaucoup gênée. J’étais en train de parler avec la maitresse. Il prend ma main et il met deux doigts dans sa bouche et il se met à sucer. J’étais très gênée. » « Et vous avez laissé faire ? » « Ben oui. » La mère se plaint durant cette séance qu’effectivement il est tout le temps collé à elle. À la fin de la séance, elle se lève, prend le garçon et le serre contre ses seins opulents. Mario sort d’entre ses deux seins en disant : « Vous avez vu, ce n’est pas moi, c’est elle. » J’ai « engueulé » la mère.
Deux ans après, Mario me parle de cette contrainte du toucher et on voit bien comment dans cette histoire familiale de cette proximité, de la caresse, de la tendresse, de l’inceste, on en arrive à quelque chose qui se cristallise à : si tu ne touches pas alors… C’est une famille très étrange… C’est une famille de cinq enfants. Tous les jouets sont communs et Mario ne peut jouer que si les jouets appartiennent à tous. S’isoler avec un jouet ne veut rien dire. Il en est de même pour dormir, dormir n’est possible que collé, comme dirait Colette, « en cuillère dans le tiroir » contre un de ses frères. Le toucher est l’endroit de l’abolissement de l’altérité, le trou dans le miroir. C’est là où l’image dans le miroir s’évanouit et redevient image réelle.
Lacan l’illustre dans « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », par le basculement du miroir plan8.

Comment travailler avec l’enfant psychotique ?
Quand nous avons présenté le cas de Mario, nous avons dit que c’est la notion de toucher qui fait trait du cas de cet enfant. Comment le travailler ? Nous avons pris toutes les séances et en avons extrait ce qui était paradigmatique pour le devenir de cette cristallisation. Nous avons réduit une cinquantaine de séances à des traits saillants qui, petit à petit, ont été regroupés par itération, par réduction, quelques traits saillants qui permettent de présenter un enfant à la fois dans son histoire mais aussi dans ce qui permet d’un côté de dire qu’il y a cristallisation psychotique sur un automatisme mental, et de l’autre, de rendre compte comment dans le transfert, un travail a pu se faire. Dans la question du trait du cas enfant, il y a toujours deux dimensions psychanalytique et psychiatrique qui se conjoignent. Enfin, j’ajouterai que ce qui est aussi intéressant à noter, c’est un dédoublement des places de la mère.
Citation de notes. Quand Mario parle de la colonie de vacances : « Je ne pourrais pas faire de l’équitation, me disait-il. » Et il cite : « Tu as dit que tu ne voulais pas en faire. » Il rajoute : « C’est peut-être maman qui a voulu ça. Je dis dans ma tête, faites que je vais pouvoir faire de l’équitation et deux jours après, ça a marché. » Il continue : « Que j’ai le vœu ou pas, ça aurait fait la même chose. Si je fais le vœu, je l’aurais fait et ma mère aurait dit non. » Dans le discours de Mario, on a une fois « maman », la maman dans la réalité du quotidien, et une « mère », peut-être du côté du surmoi archaïque, quelque chose qui tranche. Dans tous les cas, il y a une perturbation grammaticale, syntaxique, qui est repérable dans les notes prises lors des séances. Ce que j’ai noté le plus souvent, ce sont des zeugmes à savoir une association du sens propre et du sens figuré avec un seul verbe. Un exemple : « j’ai pris la décision et le train. » Prendre la décision est quelque chose d’abstrait, prendre le train est quelque chose de concret. Chez ces enfants, ce moment est souvent difficultueux car se pose la question de la métaphore. Ces enfants ont du mal avec la métaphore, du mal avec les mots, ils restent collés au concret, leur discours se fait bien plus par glissement métonymique. Pour Mario, se présentaient encore d’autres troubles de la grammaire.
Aussi, je vous recommande, au cours des séances de travail, de noter l’entretien, tel qu’il vous reste en mémoire, tant bien que mal, sans ajouter vos interprétations, car c’est par cette lecture que vous pourrez attraper le plus facilement ce qu’il en est du transfert et la manière dont vous pourrez aider un enfant. Que dit l’enfant, qu’est-ce que le praticien lui dit.

Discussion

Jean-Richard Freymann : Qu’en est-il du roman familial, au sens freudien du terme, chez les enfants psychotiques ?

EMG : Le roman familial, au sens freudien, est totalement absent. Le roman familial est possible dès lors qu’il y a capitonnage autour de la fonction phallique alors que chez l’enfant psychotique, le roman familial, c’est du pur réel. Chez Mario, c’est ce phénomène du toucher qui fait roman familial réduit, nous appelons cela, en « bouillon-cube » : ce corps à corps est le malheur de l’absence de ce roman familial. Il reste cette formation délirante sur l’injonction de toucher. Il y a dans les générations visiblement des héritages de difficultés, mais le roman familial en tant que tel, il n’y en a pas.

JRF : Avec la position de l’homme aux rats, tu pointes la question du monde obsessionnel comme quelque chose d’un peu intermédiaire, dans ce cas-là le rapport entre le vœu et la question du réel. Quand les obsessions dépassent un certain cadre, le symptôme va se déposer dans le réel, le passage à quelque chose de délirant est très proche.

EMG : C’est la zone dangereuse. L’enfant dit : les voix et les vœux se sont mis ensemble. Autrement dit, ils se sont mis ensemble contre moi, il y a toujours ce côté paranoïaque. Pour le roman familial, c’est la question du toucher qui capitonne de manière dramatique. Ce n’est pas un capitonnage mais une cristallisation.

JRF : Ce point de fascination serait-il spécifique dans la psychose ou de la psychose chez l’enfant ?

EMG : Je ne sais absolument pas comment sont fabriqués tous ces points que l’on voit par exemple sur les masques ou l’art aborigène, ce sont des points, ce ne sont pas des points qui s’étalent. Ils n’ont rien à voir avec ces points chez les enfants psychotiques. L’enfant qui jubile quand il voit que l’encre s’étale, il faut être présent pour faire la différence ; l’enfant qui ne jubile pas mais qui se fait avaler par le point, on n’y échappe pas si on n’a pas les yeux dans la poche, c’est un phénomène transférentiel. L’enfant délègue à l’œil du tiers la charge de le dire, tout cela se passe en relation. Si je vois un dessin d’enfant avec des points et des traits sans avoir été présente au moment de la fabrication, je ne pourrais pas dire de quoi il s’agit. C’est dans le moment même de la fabrication que je vois que cet acte-là n’a rien à voir avec le premier symbole de la trace retenue pas l’enfant. C’est tellement beau de voir un enfant de 1 an – 18 mois faire des tentatives de toucher avec un feutre sur une feuille, c’est un émerveillement. Le point de fascination, c’est l’horreur qui guette.

Question à propos du travail de névrotisation des enfants psychotiques.

EMG : Je ne névrotise aucun enfant psychotique, ce n’est pas possible. Ce que je lui prête, c’est ma présence. Quand je parle de Mario et des cinquante séances sur quatre ans, vous pouvez imaginer toutes les semaines que pendant une demi-heure, l’enfant dessine, parle, il se passe plein de choses.
Comment je travaille ? Je laisse venir l’enfant avec ce qu’il amène. Parfois, Mario était insolent car quelque chose lui faisait peur. Je notais cette insolence comme une chose très particulière car l’enfant psychotique nous prend comme support à dire quelque chose d’inexprimable pour lui. Cela nous traverse, ce qu’on ressent renvoie à ce qu’il nous délègue dans le transfert. C’était par exemple de la colère, il pouvait m’énerver ; mais on ne va pas parler à un enfant insolent psychotique comme à un enfant insolent névrosé. Je me demandais toujours contre quoi il se défendait, quelle était cette chose qui l’angoissait, cela a pris quelques années. C’est un travail d’infinie patience à supporter dans la limite de ce que, moi, je décide être la limite : ils ne détruisent pas, ils ne vont pas fouiller dans les armoires, ils ne fichent pas le « bordel », mais on cause.C’est un travail de présence avec un minimum d’outils. J’ai quelques jeux mais ils sont rangés. Je les sors si j’estime que le moment est intéressant. Sur l’armoire, il y a les kaplas d’une collègue et j’ai essentiellement des feutres et du papier, en général cela suffit. Quand cela ne suffit pas, il y a de la pâte à modeler ou d’autres jeux. Je vous assure que les enfants inventent des choses incroyables rien qu’avec une boîte de crayons. L’essentiel est d’avoir un bagage psychiatrique et psychologique dans le bon sens du terme, c’est-à-dire ne pas plaquer des interprétations à tout va, avoir des connaissances psychologiques au sens de Piaget, de Wallon, pour pouvoir faire une lecture de ces choses tellement étonnantes qui se passent quand on est en présence avec un enfant, de pouvoir faire la différence entre un enfant qui est déjà en train de cristalliser quelque chose et donc de dévier dans le sens de la psychose et un autre qui est en pleine évolution sans encombre particulier. Parfois hélas, je le vois très tôt, quand un enfant très jeune, de 2-3 ans, vient sur la pointe des pieds, rase les murs, ne me regarde pas, ne dit pas un mot.

Question à propos du nouage, des suppléances.

EMG : Il y a des suppléances pseudo-obsessionnelles, c’est ce fameux quatrième rond dont parle Lacan.

Question : Quelle est la visée du travail avec les enfants psychotiques ?

EMG : C’est de leur permettre de vivre en société. Pour ces enfants gravement atteints, je bénis l’institution car nous ne sommes pas seuls. Ces enfants sont pris en charge plusieurs heures par semaine par une équipe : moi-même, une éducatrice qui anime des groupes de travail, des orthophonistes, des psychomotriciens. Cette prise en charge fait transition avec la nouvelle loi sur l’inclusion qui les intègre dans des classes où ils n’ont pas leur place. Ils auraient leur place dans un petit groupe-classe avec un maître spécialisé qui puisse leur apporter le nécessaire sur le plan scolaire, avec des techniques pédagogiques adaptées. Nous faisons lieu de transition, comme le dit le médecin chef, nous sommes  «maison de transfert » : beaucoup plus qu’une personne sur qui l’enfant fait un transfert, le transfert se passe sur le lieu. Cela permet à bien des enfants de pouvoir s’insérer parfois avec une auxiliaire de vie scolaire dans le groupe scolaire. C’est la visée de ce travail, mais on « n’enlève » pas la psychose à un enfant psychotique. Pourquoi cela serait-il mal d’être psychotique ? Il y a des richesses formidables.
J’ai été contactée par une journaliste qui voulait interviewer des analystes à propos des patients qui les avait marqués. Elle a publié un livre avec ce titre un peu alléchant Leur patient préféré9. J’ai pensé à Benjamin10 que j’avais rencontré à l’âge de 8 ans, puis à l’âge de 16 ans après une tentative de suicide. J’ai rencontré la famille de Benjamin, une famille extraordinaire, d’une sensibilité comme on n’en rencontre pas souvent, puis j’ai contacté Benjamin qui m’a dit : « Vous voir, ce n’est peut-être pas nécessaire. » J’ai eu leur autorisation et l’article a été publié. Aujourd’hui à l’âge de 30-35 ans, Benjamin a un CAP, il travaille, c’est un être rare qui m’a appris mon métier. Je pense qu’il faut arrêter de dire que faire un diagnostic de psychose est infâmant pour celui qui en est affecté. Or, combien de confrères, de consœurs, me tombent dessus quand je dis que c’est une psychose. C’est une psychose, oui, et alors ?

Guillaume Riedlin : Dans la description clinique que vous faites des enfants psychotiques, il y a quelque chose de rarement entendu, quelque chose de très fin, d’arriver à tirer l’essence du point de cristallisation, le basculement dans l’automatisme mental. Roger Misès concevait cette question sur un mode dynamique que je ne retrouve pas dans votre exposé. Il montrait, lors de séances, que lors d’entretiens, on n’aurait pas posé le diagnostic de psychose à des enfants âgés de 13 ans, alors qu’à l’âge de 4 ans, on aurait posé ce diagnostic. L’automatisme mental, surtout l’angoisse psychotique qui peut être contenue par le délire, ne peut-il pas être inversé ? Car on aurait envie que quelque chose puisse bouger, que ce soit un peu plus dynamique, que ce ne soit pas simplement un constat définitif.

EMG : Je suis moins pessimiste que Bleuler qui soutient que quand il y a schizophrénie, il y a forcément déficience. Mais je suis peut-être moins optimiste que Misès. Ce qui est particulier dans ce que nous observons et, là, nos débats sont vifs, c’est que, durant les cinquante séances, Mario n’était pas toujours fou, à savoir qu’il y a des suppléances qui tiennent. Il y a du sujet mais pour autant, ce n’est pas une névrose. Ce à quoi nous pouvons arriver, c’est que ces enfants aient une possibilité de sauvegarder quelque chose du sujet avec une sorte de suppléance pseudo-névrotique qui tient ce qu’elle peut tenir. Il faut éviter qu’ils aillent au bord où il ne faut jamais retourner.
Au CMPP, nous avons d’autres exemples. Une personne est devenue reporter, il faisait des photos extraordinaires. Le problème était que, lorsque « ça » le prenait, il avait beau avoir une commande qui allait être rémunérée, si ce n’était pas le bon jour, il la jetait au panier. Mais il vit de ce qu’il fait, autrement dit, il y a des moments où ça tient et c’est cela qu’il faut viser.

JRF : Tu te réfères à Bleuler. La schizophrénie qu’il met en place est au fond un risque très particulier qui ne va pas vers une théorie de la dégénérescence mais vers une forme de dégénérescence. Ce modèle touche la question adulte. Je me pose aussi la question du clivage – pas de la Spaltung. Je me demande « à l’envers » si, quand on creuse beaucoup chez un « névrosé », on ne trouve pas un certain nombre de mécanismes psychotiques. On a parlé de la question des obsessionnels, c’est quelque chose qu’il faudrait développer. Ceci dit, chez l’enfant, je ne suis pas sûr, et là, on ne parle pas tout à fait de la même chose, qu’on puisse utiliser la question de l’automatisme mental – le grand et le petit. Je dirais que chez l’enfant, le rapport à l’hallucination n’est pas le même, le rapport à se prendre comme objet – tu l’as dit, l’enfant se retrouve entre les seins – n’est pas le même, je ne pense pas qu’on puisse faire le parallèle entre la psychose de l’enfant en devenir et les psychoses adulte. On comprend ce que tu veux dire mais nous n’avons pas les outils.

EMG : Il faut les inventer car les points d’ancrage ne sont pas les mêmes. Je pense qu’il faut inventer un vocabulaire. Le point de fascination, ce n’est pas de Bleuler, c’est de mon cru, c’est ce que j’ai observé. Beaucoup de choses sont observables quand les enfants sont très jeunes, et peuvent soit se « résorber », soit « exploser » à la faveur de la crise adolescente ou à la faveur d’une maternité, par exemple. Tous ces moments de bascule de la sexualité sont des moments à hauts risques.

JRF : C’est l’irruption du réel à un moment donné.

EMG : Exactement. Maintenant, il faut que nous structurions tout ce que nous avons pu observer, que nous le confrontions aussi avec ce qui nous revient à Sainte-Anne. Si je vous parle ainsi, c’est parce que j’ai été à l’école de Marcel Czermak, c’est lui qui pousse. Pour lui, la clinique infantile ne doit pas être une clinique « molle », ce qu’elle est pour l’instant parce qu’elle raconte des « histoires », « proposez-nous autre chose ». Je pense que nous en sommes aux balbutiements.

JFR : Mais là où tu ne banalises pas, c’est dans ton utilisation de la question des transferts des enfants, on n’a pas les modes opérateurs, mais tu signifies quelque chose par rapport aux différents plans transférentiels.

EMG : C’est avec Françoise Dolto que je l’ai appris, l’enfant se sert de nous. Ce qu’il ne peut pas dire, il nous le donne à lire, c’est une lecture. Tout jeu, tout discours, tout comportement, est à lire, nous traverse, est déposé en nous. Il faudra des années pour le formuler.

Question : Retrouve-t-on chez un jeune enfant le même automatisme mental lorsqu’il est plus âgé ? Ou est-ce une analogie ?

EMG : Par exemple, pour Mario, il faudra voir son évolution plus tard, c’est tout le problème de la durée des observations. Parfois, nous avons la chance qu’un enfant soit vu par un collègue, puis reçu plus tard. Mais souvent l’anamnèse ne le permet pas car la transmission des notes ne se fait pas facilement. Cela dit, il peut y avoir quelque chose de ressemblant.

JRF : C’est analogique mais au sens où on peut passer de l’un à l’autre par le biais de l’écriture qui reprend les séances, mais ce n’est pas une comparaison.

1 E. Bleuler, Dementia Praecox ou Groupe des schizophrénies, École lacanienne de psychanalyse, éd. EPEL, 1993.

2 HC. Rümke (1948), « Het Kernsymptoom der Schizophrenie en het Praecoxgevoel » (1941). In Voordachten over Psychiatrie. Amsterdam : Scheltema & Holkema, Neeleman J. trad du hollandais par Eva-Marie Golder.

3 J. Piaget, Six études de psychologie, Folio essais, 1964.

4 J. Lacan, Le Séminaire livre II (1954-1955), Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978.

5 T.D.A.H. : Trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité.

6 G. Lantéri-Laura et G. Daumézon, « La signification de l’automatisme mental de Clérambault », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe n°36, Comprendre la psychose.

7 J. Séglas (1892), Des troubles du langage chez les aliénés, Paris, L’Harmattan, 2010.

8 J. Lacan, « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 680.

9 V. de Montclos, Leur patient préféré, Paris, Stock, 2016.

10 Nom que je lui ai donné dans le livre : Au seuil du texte, le sujet, Toulouse, érès, 2005.

Bibliographie

GOLDER E.M. (1996), Au seuil de l’inconscient, Petite Bibliothèque Payot, 2006. GOLDER E.M., Au seuil de la clinique infantile, érès, 2013.

GOLDER E.M., Au seuil du texte : le sujet, érès, 2005.

GOLDER E.M., « Heurs et malheurs de la clinique infantile », JFP, Journal français de psychiatrie n°44, Revue semestrielle, érès, 2017.

SCHAUDER C., Lire Dolto aujourd’hui, érès, 2004.

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