« L’angoisse entre désir et jouissance », et chez l’enfant ?

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Angoisse de l’enfant, angoisse pour l’enfant » (cycle « Angoisse, culpabilité, sexualités ») qui a eu lieu le 18 janvier 2019.

Introduction

Le thème de la journée, « L’angoisse de l’enfant, l’angoisse pour l’enfant », consistera, pour moi, à tenter de réintroduire « les diverses cliniques » dans la théorie analytique, c’est-à-dire à effectuer une traversée des multiples apports théoriques au regard de notre référence clinique.

La question de l’infantile

L’approche freudienne nous l’indique, ce qui est essentiel, c’est la place et les effets de l’infantile et ce, quel que soit l’âge de la personne, l’infantile interroge, entre autres, les processus primaires, le discours de l’Autre, la question du désir inconscient, le rapport à la métonymie et à la métaphore ainsi que la question du transfert.

L’enfant, sa position « d’enseignant »

La psychiatrie pose problème aujourd’hui au sens où elle « sort » l’enfant (mais c’est aussi vrai pour l’adulte) de la position « d’enseignant ». L’enfant nous enseigne la question du désir, de la demande et de l’acte, il nous met en position d’analysant.

Tout moment de constitution du désir et du sujet est un moment d’angoisse ou risque d’être un moment d’angoisse ou encore peut occulter ce moment d’angoisse. Les pires moments d’angoisse chez l’adulte sont des moments où l’autre vous repère en flagrant délit de jouissance, ce sont des moments de désubjectivation et ils sont en lien avec les pulsions – l’hystérique en sait quelque chose – ce qui permet de différencier aussi la demande et le désir. La jouissance n’est pas la réalisation du désir, « la jouissance, dit Freud, concerne la satisfaction de la pulsion ».

Le désir de l’Autre

La question que l’on peut aussi se poser, c’est la manière dont l’Autre vient avec sa demande, son désir, ses pulsions, ses abus. Comment le petit autre se positionne-t-il alors par rapport au grand Autre incarné par une personne de la réalité, sachant, comme le disait Lacan, qu’« à mère sainte, fils pervers » ?

Freud et les théories de l’angoisse

Dans son article « Difficultés des théories de l’angoisse chez Freud1 », Nicole Kress- Rosen distingue trois positions :

  • « La névrose d’angoisse2 ». Pour « saisir » la névrose d’angoisse, Freud établit une « liste » exhaustive des manifestations corporelles : sudation, migraines, frigidité, phobie, etc. À cet endroit, Freud se situe au niveau des pulsions partielles, c’est-à-dire au niveau de quelque chose qui ne s’unifie pas et qui renvoie, en quelque sorte, à « la psychopathologie quotidienne », manifestations qui ne sont pas de vrais symptômes, qui ne se situent pas dans le transfert, qui impliquent le corps et la parole.
  • « Le petit Hans3 » traite, entre autres, la question du refoulement mais indique aussi qu’au-delà des personnes, ce qui est essentiel, c’est la constitution du ou des discours.
  •  « Inhibition, Symptôme, Angoisse4 traite la question de l’angoisse comme signal, sorte de retournement entre l’angoisse et la question du refoulement.

L’angoisse et le Schreck

Le Schreck pose la question hypnotique qui est à considérer comme un mode défensif, il conduit à une réaction de sidération en lien avec quelque chose qui n’a pas été anticipé, qui peut être le réel qui renvoie à une irruption, cela peut être l’autre qui surgit. La réaction de sidération n’est pas seulement une réaction psychopathologique, elle peut être aussi un mode d’hypnose. Les médias nous l’indiquent, la même scène (la plus épouvantable) tourne en boucle et convoque un effet hypnotique.

Freud a inventé la psychanalyse à partir de l’hypnose ; cependant, celui qui peut être en position d’être hypnotisé, c’est le psychanalyste. C’est le rapport à l’angoisse de l’analyste : comment le psychanalyste peut-il alors se déprendre du discours hypnotique de l’Autre ? C’est par la formation de l’analyste.

Lacan et la question de l’angoisse5

L’objet spéculaire et l’objet aspéculaire

Un des apports fondamentaux de Lacan, c’est la création d’un objet aspéculaire. Lacan invente un endroit « troué », c’est l’objet petit a. C’est au niveau de la dialectique entre l’objet spéculaire (la spécularisation, l’image du moi) et l’objet aspéculaire que se situe l’angoisse. Une personne vient en analyse parce qu’il y a eu une irruption, elle a été déspécuralisée. Les sœurs Papin en sont une terrifiante illustration.

L’angoisse et le rapport au temps

L’angoisse pose la question du rapport temporel. Le rapport au temps n’est pas synchrone avec le temps de la réalité. Les différents temps psychiques sont en cassure par rapport au monde extérieur. L’état hypnoïde ou le temps hypnotique repose sur une répétition, il s’agit de brouiller le temps qui ne cesse pas d’être toujours le même. Le premier état, l’état spontané, est un état hypnotique, comment faire pour en sortir ? L’enfant est un objet de « fascination » pour l’adulte car il a un autre rapport au temps, il y a une temporalité infantile différente de celle de l’adulte. Lorsque Freud travaille la névrose d’angoisse, il insiste sur un point important : l’attente anxieuse. Derrière la dimension de l’attente pointe la dimension de la déception, il y a toute la dimension du transfert anticipé. « Je pensais, me dit un patient, que vous alliez me guérir », il s’agit là d’une virtualité temporelle. Si nous avions à chercher le rapport à l’angoisse d’Œdipe, liée au meurtre du père et à l’inceste avec la mère, l’angoisse se situe dans l’après-coup, à l’endroit où se situe l’acte de l’aveuglement. Freud travaille la question œdipienne en la mettant au regard de la pièce d’Hamlet. Hamlet ne peut obéir au « ghost » de son père, car le frère du père a rempli son rôle œdipien, ce qui l’inhibe totalement, c’est une position temporelle tout à fait différente de celle d’Œdipe. L’être humain se situe souvent entre les fautes commises et le « si j’avais pu, si j’avais su », l’angoisse se situe entre ces différents moments. Ici, je me réfère donc au temps logique de Lacan.

L’invention freudienne, c’est la théorie des pulsions qui articule le corps et la parole, c’est une théorie fondamentale. La constitution du sujet et du désir est traversée par des moments d’angoisse qui peuvent être repris dans les différents temps de la théorie lacanienne.

Le schéma optique

Lacan s’appuie sur le schéma optique de Bouasse pour travailler les processus de subjectivation. Un vase est à l’envers, sur ce vase se situe un bouquet de fleurs. Quelle position faut-il prendre par rapport aux différents miroirs pour voir le bouquet de fleurs dans le vase ? C’est une opération non pas du sujet mais de subjectivation. Une certaine position le permet, position étroite au niveau optique pour pouvoir penser que le bouquet de fleurs se situe dans le vase. Ce qui veut dire que lorsqu’on se situe de part et d’autre de la position appropriée, on voit le vase et le bouquet de fleurs en position inversée, position qui convoque une angoisse considérable, c’est la position de « l’inquiétante étrangeté », c’est-à-dire une position familière et dans le même temps non familière.

La question du fantasme

Le cheminement analytique de tout être parlant, ce serait de se constituer dans l’Autre, ce qui est au fond le devenir d’un enfant. Mais ce qui va y faire obstacle, c’est le fantasme. Le fantasme vient s’interposer et cette interposition crée des moments d’angoisse considérables. À cet endroit, il faut retenir qu’une interprétation analytique trop juste est très dangereuse. Pour faire des vagues, dit Lacan, (donc pour refaire fonctionner la temporalité) l’interprétation n’est pas là pour tomber juste à l’endroit de ce qui est refoulé. Ne pas toucher le juste de l’autre est un point fondamental, contrairement à ce que l’on tente de faire à l’endroit de l’amour, ce qui me rappelle un jeu qui se pratiquait dans le temps, le jeu de la vérité…

Le nœud borroméen

Le schéma du nœud borroméen est mis au regard d’Inhibition, symptôme, angoisse, l’angoisse est donc l’interruption du réel dans l’imaginaire. À cet endroit, il ne s’agit pas d’intersection, mais d’une irruption. Tout se joue donc autour du traumatisme freudien qui a toujours un écho, mais c’est aussi l’irruption du Schreck, c’est-à-dire que quelque chose de la réalité psychique a été « effracté ».

Des frayeurs à l’angoisse

Le Schreck peut être repris par le biais des frayeurs. Dans un de mes articles6, j’avais mis le Schreck au regard des frayeurs qui sont en lien avec l’angoisse. J’y distinguais trois types de frayeurs :

  • La frayeur-panique en lien avec la question du terrorisme.
  • La frayeur-arbitraire. L’arbitraire est en lien avec quelque chose d’imprévisible. Dans mon article, j’avais pris pour exemple, l’histoire de Caligula. Tibère, oncle de Caligula, ne cesse non seulement de tuer tous ceux qui l’entourent, mais menace aussi de tuer Caligula qui se « réfugie » dans le domaine des arts, devient homme de théâtre et finit par être épargnée par Tibère. À la mort de Tibère, Caligula devient empereur, et est aimé de son peuple. L’œuvre de Camus Caligula7 commence par le suicide de sa sœur avec laquelle il avait une relation amoureuse et incestueuse, suicide qui convoque un changement : Caligula devient un tyran sanguinaire. Il commence par décréter qu’il n’y aura plus d’héritage, il déshérite les riches pour donner à ceux qui n’en ont pas ; le symbolique au quotidien est remis en cause, c’est cela la frayeur-arbitraire. Dans mon ouvrage sur Les mécanismes psychiques et l’inconscient, qui paraîtra en mars, je parle de l’arbitraire de Caligula issu de quelque chose d’incestueux.
  • La frayeur-suspens. C’est la frayeur telle qu’on la découvre dans les films de suspens, tel celui d’Alfred Hitchcock, Les oiseaux.

Le passage de la frayeur à l’angoisse est déjà une forme de guérison. Lorsqu’une personne est prise dans le Schreck, dans le post-traumatique, si on arrive à en faire un vrai traumatisme freudien, si on arrive à faire d’une catastrophe un traumatisme au sens freudien, on guérit la personne. Passer de l’irruption du réel au traumatisme, c’est déjà une avancée analytique considérable.

Conclusion

L’angoisse, présente de la naissance à la mort, indique que le plus difficile pour l’être humain, c’est la question du changement. L’enfant apparaît comme « un modèle » au sens où il « joue » avec des objets sur lesquels il a déjà transféré.

Question Le moment de constitution du désir est un moment d’angoisse. Tout moment d’angoisse est-il alors un moment de constitution du désir ?

JRF – Dans le séminaire de Lacan L’angoisse8, l’angoisse est en lien avec la théorie du désir et la théorie de la jouissance mais aussi en lien avec l’angoisse psychotique qui est plus en rapport direct avec la pulsion. La position hystérique essaie de mettre à distance cette angoisse pulsionnelle, elle tente d’éviter le côté pulsionnel en travaillant entre la demande et le désir, en réintroduisant, par exemple, du Witz, car plus le côté pulsionnel est proche, plus il y a quelque chose d’insupportable, il est difficile d’en dire quelque chose ; à cet endroit, on est à la « limite » de la pulsion. « Le concept de pulsion, écrit Freud, nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique9 », la pulsion concerne donc aussi le corps.

Dans le Coran, le corps est traversé par une série de méridiens, c’est une articulation entre la lettre et le corps, c’est une sorte de tresse posée sur le corps. La pulsion implique le corps mais pas seulement sous forme de conversion, le corps est « pris ». Il y a un alphabet du corps, chacun a son alphabet, c’est à cet endroit que se bâtissent les signifiants.

Robert Lévy – Je reprendrai le temps des frayeurs, que je trouve très important, frayeurs qui correspondent aussi à trois formes d’anticipation. Un des modes traumatiques les plus sévères est la non-anticipation et ce que tu repères bien dans ces différents types de frayeurs, c’est qu’il y a trois modes d’anticipation différents. Par exemple, dans le film d’Hitchcock, Les oiseaux, une petite musique permet de l’anticiper. Dans la frayeur-panique, il n’y a pas d’anticipation, et dans la frayeur-arbitraire, on sait que cela va arriver, mais on ne sait ni où, ni quand, ni comment, ni pourquoi.

JRF – Ce dernier point me fait penser à la mort qui reste toujours une irruption. Il y a bien sûr la possibilité de la faire « venir » plus vite. Cependant, nous ne pouvons pas anticiper le réel, une part du réel nous échappe. Il en est de même dans la mélancolie, le mélancolique se suicide quand il va mieux… Nous sommes toujours dans la frayeur de la mort. La mort est l’endroit même de la castration, c’est, dit Lacan, une castration réelle. Il faut faire avec ce qui nous reste, mais ce n’est pas pour autant « faire avec », c’est créer du nouveau à partir de ce qui nous reste.

Dans le travail analytique, l’angoisse est un « thermostat » et indique qu’un processus est en cours.

1 N. Kress-Rosen, « Difficultés de l’angoisse chez Freud », Littoral n°1, Blasons de la phobie.

2 S. Freud (1895), « Qu’il est de justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom « névrose d’angoisse » », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1997.

3 S. Freud (1909), « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le Petit Hans) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.

4 S. Freud (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 1968.

5 Voir en annexes : Cours du Dr J.-R. Freymann du 11.01.2019. DU « Les bases conceptuelles des psychothérapies analytiques » – L’angoisse : lien spéculaire et aspéculaire.

6 Voir J.-R. Freymann « Frayeurs et solution phobique », Apertura n°17, Crises 3 Frayeurs, Arcanes-érès, 2002, p. 98. Ou L’art de la clinique. Les fondements de la clinique psychanalytique, Toulouse, Arcanes-érès, 2012.

7 A. Camus, Caligula, Folioplus, 2012.

8 J. Lacan, Le Séminaire Livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.

Séminaire de Lacan « Le désir et son interprétation » – Commentaire de la leçon du 17 juin 1959

Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji. Commentaires de la leçon du 25 du 17 juin 1959.

« Il y a quelque chose d’instructif, je ne dirai pas jusque dans, mais surtout dans les erreurs – ou les errances, si l’on veut1. » Lacan ouvre ainsi la séance du 17 juin 1959 ; les « errances » de S. Nacht, R. Diatkine, J. Favreau, Ernst Glover et Mélanie Klein y seront commentées.

Aperçu du fantasme à travers la fente de la perversion

Partant de la coupure originelle et de la construction du fantasme, nous avons au cours des leçons précédentes accédé à la structure du fantasme grâce à la fente par laquelle le voyeur ou l’exhibitionniste s’insinue dans le fantasme de sa cible pour la faire jouir. Il est alors apparu que dans la structure névrotique, le fantasme est fondé sur l’effet de fente de la scène primitive et qu’il constitue le support et l’index d’une certaine position du sujet dans le désir2.

Nacht, Diatkine et Favreau : la confusion entre fantasme pervers et perversion

Freud avait décelé des tendances inconscientes ressemblant au mode relationnel qui se donne à voir dans les perversions et les a nommées « polymorph-perverse Anlagen ». Il découvrait en fait la structure générale des fantasmes inconscients (visible seulement dans le passage à l’acte du pervers3). La partie visible dans le passage à l’acte ressemble à un court scenario extrait d’un drame dont ne sont connus ni les ressorts ni le dénouement ; elle est utilisable dans le travail analytique pour la réinsérer à sa place dans l’histoire du sujet et ainsi accéder à son sens.

« Cependant, la désinsertion sous laquelle [elle] se présente confirme ce que nous avons formulé de la position du désir, à savoir que le désir se situe dans un au-delà du nommable, un au-delà du sujet4. » La « réalisation du fantasme pervers» – plus précisément le scénario mis en œuvre – tient de là son aspect bizarre et déconnecté qui, lors du passage dans le monde intersubjectif, inspire gêne et ridicule, effets souvent utilisés dans la comédie (voir la cassette de l’Avare). Mais la présence de fantasmes similaires – conscients ou inconscients – dans les névroses et dans les perversions ne permet pas de conclure à leur identité structurelle.

C’est cette erreur que Lacan reproche au trio Nacht-Diatkine-Favreau ; elle vient d’une confusion entre fantasme pervers et perversion (perversion : du latin pervertere, bouleverser). Il faut se poser la question de la genèse du fantasme pervers : est-il d’une nature radicale ou au contraire le fruit d’une élaboration aussi complexe et significative que le symptôme névrotique dû au refoulement ?

Leurs études aboutissent aussi à une conception génétique de la relation d’objet (qui passe donc par des stades, autant de modes de relation du sujet avec le monde), à la notion de distance à l’objet, au mythe d’un accord possible entre sujet et objet, et à l’idée d’un ajustement de cette distance par la cure analytique.

Ernst Glover : le développement contraphobique

« Plus serrés et beaucoup plus sérieux » sont, d’après Lacan, les travaux publiés par Ernst Glover en 1933 ; ils sont orientés vers une élaboration génétique des rapports du sujet au monde et établissent une chaîne chronologique du développement psychique, jalonnée par des points d’insertion de potentielles anomalies psychiques. Glover peine à y placer les perversions qu’il situe après les perturbations psychotiques (paranoïdes) et avant les névroses (la première d’entre elles étant l’obsessionnelle), cet ordre n’étant « pas sans prêter à critique ».

La vision d’un développement régulier de l’ego parallèlement aux modifications de la libido et au cours duquel une ou plusieurs anomalies répertoriées peuvent se produire, chacune à un moment spécifié dans le programme de développement, réduit la construction du sujet au résultat purement expérimental d’une conquête de la réalité par un organisme vivant. La phobie par exemple ne serait qu’une amplification de l’expérience préalable de la crainte et l’objet phobique en serait la cause et non un composant du symptôme.

Malgré son opposition à Klein, Glover la rejoint en ceci que l’extension du monde de l’enfant est conçue comme le résultat d’un mécanisme : ce sont, au début, les objets les plus proches de l’enfant, les plus nécessaires à la satisfaction de ses besoins vitaux, qui lui causent les plus grandes frustrations lorsqu’ils s’absentent. La relation à eux tourne alors à l’agressivité et au sadisme, ce que l’on interprète comme des expressions phobiques. Naturellement et logiquement, l’enfant se tourne vers de nouveaux objets non encore investis car plus éloignés, élargissant ainsi son monde de proche en proche par un processus contraphobique. « Toute la destinée du sujet, la structuration de celui-ci, se trouve inscrite en termes de pure expérience individuelle de conquête de la réalité5. » Or, dans la position que Lacan enseigne « il n’y a de juste déduction de la phobie qu’à la condition d’admettre la fonction comme telle du signifiant6 ». Glover pointe lui-même les limites de sa théorie psychologisante en cherchant une relation de sens directe entre l’expérience de réalité vécue et l’objet phobique (par exemple la phobie du tigre serait bien adaptée pour un jeune londonien puisqu’il n’en rencontrera quasiment jamais, sauf peut-être au zoo ou en image), oubliant que pour qu’il puisse remplir sa fonction dans le symptôme, l’objet phobique doit vraiment apparaître au sujet !

De même, pour faire entrer dans son paradigme génétique la perversion figurée par une grande diversité de distorsions de la réalité et de stades d’apparition, il est contraint d’en faire la cicatrice d’une épreuve de réalité ratée, c’est-à-dire de la réduire à une fonction économique : « La perversion est conçue par Glover comme une forme de salut par rapport à une menace supposée de psychose7. » Or « ce n’est pas la précarité de l’édifice du pervers qui nous frappe, au premier aspect du moins » souligne Lacan, sans pour autant nier la proximité de certaines formes de perversions avec la psychose, illustrée par l’image du trou dans le tissu de la réalité que la perversion permettrait de repriser.

Mélanie Klein : une phase paranoïde suivie d’une phase dépressive

« Je n’abandonnerai pas la dialectique kleinienne sans faire remarquer en quoi elle rejoint et amorce le problème que nous posons. » La phase paranoïde chez Klein est caractérisée par une réalité faite d’objets disjoints, chacun étant définitivement et totalement ou bon ou mauvais et qui sont introjectés pour les uns, projetés pour les autres. Or, une telle schize excluant toute nuance ou transition ne peut être le fruit de la seule expérience du jeune sujet car, au contraire, l’ambiguïté règne dans cette expérience vécue (la mère elle-même, premier objet d’identification, est tantôt bonne, tantôt mauvaise…). La schize est donc le résultat d’une opération logique, c’est-à-dire symbolique, et montre que l’objet est passé à une fonction d’opposition signifiante (ici bon – mauvais).

Une opposition qui n’est pas sans rappeler celle du fort-da (absence – présence) mise en évidence par Freud, à la différence près que, pour Klein, l’entrée dans la symbolisation se fait « naturellement », sans crise et sans le moteur qu’est l’attraction générée par la communication vivante et les soins maternels. En fait Klein « décrit (…) les formes primaires, primitives de la fonction du signifiant (…)8 » mais n’élucide pas l’irruption du discontinu et de la diachronie, comme le fait Lacan avec la coupure.

A la phase paranoïde succède la phase dépressive : « le sujet se rapporte à son objet majeur et prévalent, la mère, comme à un tout », accédant ainsi lui-même à la qualité d’un tout, de l’unité. Cette transition peut être rapprochée de celle du stade du miroir qui fonde l’unité imaginaire du sujet dans la genèse lacanienne. Mais les deux expériences fondatrices ne se recouvrent pas complètement : le sujet kleinien assimilé aux insignes de la mère est plus large que le sujet lacanien assimilé à son image spéculaire ; Lacan ne manque pas de préciser que cette image i(a) doit, quand elle n’est pas un reflet dans le miroir, être celle d’un autre enfant de même âge (en fait, de même taille). Car parmi toutes les identifications imaginaires à des objets saisissables par les signifiants primaires, seule celle à son image spéculaire ou à un semblable lui offre de se reconnaître « comme maîtrise et comme moi unique – comme maîtrise du moi9. » Les objets introjectés pendant la phase paranoïde s’organisent par conséquent autour de i(a) qui se situe à la fois dedans et dehors, interprétation lacanienne du paradoxe du mauvais objet kleinien. «Entre les deux, il y a ce champ x, où i(a) à la fois fait partie du sujet et n’en fait pas partie. C’est quoi ? C’est ce que Mélanie Klein appelle le mauvais objet interne10. » Finalement, ce mauvais objet est comme… le phallus « Autrement dit, en tant qu’il [le sujet] l’est, il ne l’a pas – en tant qu’il l’a, il ne l’est pas11 » et c’est cette même impossibilité, cette même interdiction repérée dans les deux théories qui pousse vers l’entrée d’un nouvel espace où le sujet pourra exister.

Cela est illustré par le cas clinique de l’enfant asservi au mauvais objet (nurse) dont il se libère symboliquement en séparant pour son compte un petit morceau (de charbon) d’une chaîne (le train son jouet) dans laquelle il était pris. La transition semble alors opérer à l’inverse de la « normale » : la taillure de crayon et le morceau découpé dans le wagon attenant à la locomotive-nurse (le tender) sont le même objet assurant la fonction transitionnelle, cet objet qui permet à Richard de « saisir » cet autre qu’est sa thérapeute, de s’émouvoir pour la première fois en s’exprimant dans un message inversé : « Pauvre madame Klein12. »

Was will das Weib ? (Que veut la femme ?)

Le désir n’est pas la demande puisqu’il existe des objets qui ne peuvent pas être demandés. Lacan montre le paradoxe d’une certaine psychanalyse qui, pour le sujet venant demander une satisfaction tente « d’obtenir une réduction de ses désirs à ses besoins » alors que « le facteur commun à chacun de ces sujets (…) c’est que son désir, il ne s’y fie pas » et que c’est la raison même de la demande.

Par un rappel à Freud, au niveau du complexe d’Œdipe chez la femme, Lacan souligne que chez la femme, la demande n’est pas d’obtenir une satisfaction mais « d’avoir ce qu’elle n’a pas, le phallus13. » C’est un fait que la petite fille demande d’avoir un phallus à la place où elle devrait l’avoir si elle était un homme, et c’est ce qui peut lui arriver, de l’avoir réellement, dans l’homme, par une fusion complète de l’être aimé et de son organe ; mais « ce phallus qu’elle peut avoir, réel, il n’en reste pas moins qu’au départ, il s’est introduit dans sa dialectique, dans son évolution, comme un signifiant. De ce fait, elle l’aura toujours, à un certain niveau de son expérience, en moins14. » C’est parce que la femme a toujours affaire à l’objet phallique en tant que séparé que l’homme peut la percevoir comme castratrice sans se rendre compte que pour lui, elle est symboliquement ce phallus qu’elle n’a pas, en tant qu’elle est l’objet de son désir, c’est-à-dire du désir de l’Autre. Elle ne sait rien de cela, ni de sa position spécifique dans l’inconscient – de l’être et de l’avoir à la fois –, ni de la similarité de sa formule trans-subjective avec celle du pervers : se soutenir du fantasme et du désir de l’homme, l’amener à la jouissance pour répondre à son propre désir.

Sa position inconsciente de l’être ET de l’avoir se révèle dans certaines observations, par exemple :

  • Du côté de l’avoir, elle considère comme des équivalents phalliques tous les objets qui peuvent se séparer d’elle, y compris ses enfants, d’où une faculté pour ces objets séparés de devenir objets du désir, lui épargnant ainsi le besoin de se soutenir du désir d’un autre – la perversion ; et si malgré tout il y a perversion, c’est souvent avec ses enfants.
  • Du côté de l’être, en tant qu’objet d’amour, elle voit dans le désir de son partenaire une fonction aussi essentielle et vitale pour elle que s’il s’agissait de son propre désir issu de la coupure originelle ; la « jalousie d’amour » d’une femme laisse voir cette caractéristique par sa radicalité « peu importe qu’il m’aime, pourvu qu’il n’en désire pas une autre ». Effectivement, le désir va bien au-delà de toutes les sublimations de l’amour, et ce n’est qu’au petit (a), cause du désir de l’Autre, qu’elle peut se fier, car « c’est de ce côté-là que se produit l’hommage à l’être15. »

La fonction du phallus, l’objet qu’on ne peut pas demander

La métaphore paternelle se manifeste par l’interdit selon lequel le sujet ne peut à la fois être le phallus (de la mère) et avoir le phallus (du père), interdit que véhicule l’objet phallique lui-même et qui se traduit par l’impossibilité de pouvoir être demandé (car cela signifierait la disparition du sujet en tant que phallus).

Le névrosé utilise cette alternative sous une forme métonymique : il se cache derrière le « ne pas avoir » le phallus « pour être » le phallus inconsciemment. C’est donc un autre, un petit autre, qui l’a et qui l’abrite (par exemple la femme du patient d’Ella Freeman Sharpe16) et qui sert de substitut dans la fonction de désirant. C’est la substitution de l’autre imaginaire au sujet, dans la dialectique du désir, qui amène au sein de la demande le danger de l’aphanisis propre au désir ; le névrosé ne peut demander que des substituts, c’est-à-dire que tout ce qu’il demande, c’est pour autre chose. Cela se voit dans les démarches compliquées de l’obsessionnel qui demande toujours à côté de la vraie demande et qui finalement ne jouit pas car ce n’est pas lui qui jouit. L’altruisme permanent du névrosé apparaît pour ce qu’il est : structurel et fondé sur une captation du moi par l’image de l’autre. Il s’en suit un perpétuel échec du désir : dans son dévouement à l’autre, il s’aveugle sur sa propre insatisfaction17, il cède toujours sur son désir. « De même, pour l’hystérique, ce n’est pas d’elle dont on jouit », mais éventuellement de sa marionnette18, son substitut en tant que désirante.

En conclusion de la séance et avec quelques précautions, Lacan nous propose la formule suivante pour le désir de l’obsessionnel : (  i(a)). Le névrosé est, dans l’ordre symbolique, le phallus barré en rapport avec, dans l’ordre imaginaire, un objet de désir qui est le petit autre.

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013,

p. 515.

2 P. 499.

3 P. 503.

4 P. 517.

5 P. 521.

6 P. 521.

7 P. 522.

8 P. 524.

9 P. 524.

10 P. 525.

11 P. 526.

12 P. 527.

13 P. 528.

14 P. 529.

15 P. 532.

16 P. 272.

17 P. 533.

18 P. 505.

« Aime le mot dit » – un Mot d’ordre pour tout soignant ?

Intervention Jean-Louis Doucet-Carrière lors de la formation APERTURA « Place de la psychanalyse dans les thérapeutiques actuelles » qui a eu lieu le 24 novembre 2018.

« Donner joie à des mots qui n’ont pas eu de rente tant leur pauvreté était quotidienne. Bienvenu soit cet arbitraire. » René Char

La parole et le langage sont consubstantiels à toute démarche thérapeutique. Sans parler bien sûr de la place de la parole dans une séance d’analyse ou de thérapie analytique, une prescription médicamenteuse, une sismothérapie, une séance d’hypnose, une séance de TCC sont toujours le fruit de la demande verbalisée du soigné et sont toujours accompagnées par la parole et le langage du soignant. Je poserai en préambule à cet exposé qu’il y a deux choses auxquelles un être humain ne peut échapper, ce sont le langage et la jouissance. Cet enfermement rend, à mon sens, toute prise en charge thérapeutique d’autant plus complexe que langage et jouissance ne peuvent être désintriqués.

La psychanalyse est une méthode, en grec méta hodos – c’est-à-dire un chemin qui va au-delà, plus loin, chemin inventé par Freud pour aborder l’inconscient tel qu’il l’a conçu, à savoir comme le lieu des pensées refoulées car inacceptables pour la conscience. Ce chemin se construit grâce à une technique qui s’appuie sur une théorie. Parmi les concepts fondamentaux de la théorie analytique, le transfert est un de ceux qui, me semble-t-il, a dépassé largement le cadre strict de la psychanalyse pour venir définir de façon très généralece qui se joue dans la relation thérapeutique au sens large. Une question se pose donc d’emblée et qui est la suivante : « Peut-on se passer du concept de transfert dans la dimension du soin ? » C’est, à mon sens, un point très important où il faut s’arrêter un instant. « Un même mot n’est pas un même concept », disait Bachelard. Il est certain que ce terme de transfert peut se subsumer dans celui d’empathie, de confiance voire même dans celui de croyance ou de certitude. Toutefois, en psychanalyse, il a une dimension très précise et, pour Lacan : « Le transfert c’est la mise en acte de la réalité de l’inconscient », mise en acte qui s’instaure dès que le soignant est placé dans une position de Sujet Supposé Savoir. La position de quelqu’un qui en sait un bout sur la question qui torture un patient, c’est celle qui est donnée à tout soignant quelles que soient ses références théoriques. En cela elle renvoie chaque patient à une position infantile, à la position qui était la sienne face aux instances tutélaires qui l’ont guidé dans ses apprentissages.

Mais là où la théorie psychanalytique se singularise, c’est qu’à la différence des autres approches thérapeutiques, ce n’est pas à un savoir constitué que l’analyste se réfère, mais à un savoir qui doit émerger de cette dimension transférentielle. Là, l’argumentaire qui nous est proposé aujourd’hui pose une question incontournable et que, je crois, on pourrait reformuler ainsi : « Quelle place pour le concept d’inconscient, au sens freudien de pensées refoulées, dans les thérapeutiques actuelles ? » Ou autrement dit : « Le concept d’inconscient est-il toujours recevable face à l’apport de la neuropharmacologie, des neurosciences mais aussi face aux mutations si rapides de notre société tant sur le plan technoscientifique que dans ses dimensions relationnelles et qui sont, en particulier, à l’origine de ces nouveaux diagnostics évoqués ici même il y a quelques mois ? »

La différence radicale entre la psychanalyse et les autres thérapeutiques me semble pouvoir être réduite à celle qui existe entre le signe et le signifiant. Vous m’excuserez de reprendre ces définitions bien connues mais je crois qu’il est important ici de les rappeler. Selon Peirce « un signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un » alors qu’un signifiant, au sens lacanien, est « ce qui représente le sujet pour un autre signifiant ». Je crois que, à la suite de Peirce, il faut introduire un troisième terme qui peut, peut-être, faire lien entre ces deux concepts ainsi définis, c’est le terme d’indice. Dans le dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey nous dit que le mot indice vient du latin indicium lui-même dérivé du mot index qui est composé de in (dans, à l’intérieur) et des éléments dex-dictis, représentant la racine indo-européenne deik-dik qui veut dire « montrer » et qui avait à l’origine un caractère religieux ou juridique, que l’on retrouve dans le latin dicere qui a donné le mot dire. De façon très laconique, on peut soutenir qu’il y a déjà la dimension du dire dans l’indice et dans l’indicible. Cela n’est pas sans intérêt. En effet dans toute clinique, nous nous attachons à repérer des indices, c’est-à-dire des éléments qui nous indiquent que là il y a une trace, là surgit un événement qui singularise la souffrance à laquelle nous sommes confrontés. Cette singularité, la médecine en fait un signe évocateur ou même parfois, pathognomonique d’une affection répertoriée dans la nosographie, le psychanalyste, lui, va aussi en faire le signifiant de l’émergence d’une subjectivité. Si je reviens sur ces notions fondamentales, c’est que ces deux dimensions, celle du signe et celle du signifiant, ne sont absolument pas exclusives l’une de l’autre, elles coexistent au sens où deux théories différentes peuvent recouvrir la même réalité clinique sans qu’aucune des deux ne la dénature. Pour imager cela, je rappellerai que cela n’est pas parce qu’il est difficile de savoir si la lumière est de nature corpusculaire ou ondulatoire que la lumière du jour ne nous inonde pas tous les matins !

Je l’ai dit il y a un instant, la parole et le langage supportent tout acte thérapeutique. La contrainte du signe clinique ne doit pas obérer la dimension féconde du signifiant. C’est l’élément biographique notamment qui pourra nous permettre de remonter du signe au signifiant. C’est en cela que la réponse à la question qui nous occupe aujourd’hui pourrait être, pour l’instant, celle-ci : c’est la position du soignant par rapport aux dires du soigné qui va de facto donner, ou pas, une place à la méthode analytique au centre du cortège des thérapeutiques actuelles.

Plutôt que distinguer en parlant de psychanalyse, la cure-type, les psychothérapies psychanalytiques, il me semble que le point capital, pour ce qui nous occupe, est la manière qu’aura le soignant d’accueillir la parole du soigné. On connaît l’aphorisme de Marivaux qui soutient que « bien écouter c’est déjà presque répondre. » Dans le séminaire XI, Lacan rappelle cette formule qui est très proche de celle de Marivaux : « L’art de l’écoute équivaut presque à celui du bien dire. »

À la différence de la prise en charge somatique qui, elle, peut s’appuyer sur des signes physiques, fonctionnels, ou les données des examens complémentaires, la démarche de soin psychique ne peut s’appuyer que rarement sur des signes para-cliniques, sa seule ressource ne repose le plus souvent que sur l’observation du patient et sur la manière dont celui-ci fait fonctionner sa parole dans le champ du langage. Dans les deux cas, cependant, la rencontre clinique s’attache à une recension, la plus rigoureuse possible, des données de l’entretien. Mais là où l’approche médicale va s’attacher à repérer un indice, indice qu’elle pourra élever à la dignité d’un signe qui s’intégrera dans un corpus de connaissances constituées a priori, l’approche psychanalytique devra être à même de se laisser surprendre par ce que le poète René Char appelle « la pauvreté quotidienne » d’un mot. Cette pauvreté n’est évidemment qu’apparente, elle est aussi indicielle, car une écoute exercée pourra en faire un signifiant qui, lui, rend compte de l’économie pulsionnelle du sujet de l’inconscient.

J’ai eu le plaisir d’exercer pendant plus de vingt-cinq ans la médecine générale, et ma rencontre avec l’expérience de l’inconscient a radicalement modifié ma pratique, non pas dans le sens d’une «psychologisation » de la maladie mais dans la mesure où il m’est rapidement apparu que la souffrance (dans tous les sens de ce terme, à la fois douleur mais aussi attente), la souffrance des patients ne pouvait souvent pas se réduire à la demande qu’ils formulaient.

Il me paraît important de ramener ici un cas clinique issu de mon expérience personnelle qui, du moins je le souhaite, éclairera mon propos.

En introduction, je rappellerai que, pour Lucien Israël (1968, p.184) :« Les traces mnésiques des situations au cours desquelles le corps a éprouvé quelque chose qui dépasse habituellement les mots, douleur ou jouissance, sont le plus souvent sans aucun rapport formel ou logique avec l’événement, comme ces balises qui signalent l’existence d’une épave engloutie sans fournir aucune information sur sa nature. »

À mon sens, ces balises sont ces indices qui ne doivent jamais cesser de nous étonner. Pascal, 45 ans, m’appelle pour la première fois, car, depuis le matin, il ne sent plus son côté gauche. Je rencontre un homme d’allure sportive, en très bon état général. Les symptômes qu’il décrit sont en faveur d’une hémiparésie gauche. La TA est excessive à 22/12. Il souligne qu’il a une sensation de faiblesse musculaire de tout l’hémicorps gauche. L’examen neurologique n’objective pas de troubles moteurs ni de signes pyramidaux. Je ne trouve rien d’anormal à l’examen de la sensibilité. L’angoisse est à son paroxysme. Je fais hospitaliser Pascal et continue à le voir régulièrement à l’hôpital. La symptomatologie ne s’aggravera pas, il ne « complétera pas » son hémiplégie comme l’on dit dans notre jargon. Les examens neurologiques complémentaires, Doppler des vaisseaux du cou, Scanner, IRM s’avéreront normaux. Par contre, est découverte une insuffisance coronarienne sévère. Pascal sort du CH et reprend son métier de petit commerçant. C’est à ce moment-là que je peux commencer à connaître son histoire.Pascal a perdu son épouse dans un accident de voiture où sa responsabilité en tant que conducteur n’était pas en cause. Il n’a plus aucun contact avec sa belle-famille. Il n’a jamais pensé à refaire sa vie. Tous ces éléments, j’ai l’impression de les arracher à Pascal. Il en parle difficilement et, d’ailleurs, il parle très difficilement depuis cet épisode neurologique, comme si les mots n’arrivaient pas à sortir de sa bouche. Il consulte à de nombreuses reprises un spécialiste qui ne trouve pas d’anomalies organiques et préconise un traitement par magnésium. J’arrive à savoir que l’année qui vient de s’écouler a été très difficile pour lui. Jusqu’à il y a peu de temps, Pascal vivait de revenus obtenus par des placements en bourse, mais m’explique-t-il, au moment de la guerre du golfe, il a tout perdu en une journée. Le peu qu’il a pu sauver, il l’a placé dans ce petit commerce où, en travaillant 18 h par jour, il arrive tout juste à gagner l’équivalent du Smic. De plus, il vient de perdre sa mère des suites d’un accident vasculaire cérébral dans le cadre d’une HTA de fond. L’hypertension de Pascal est bien équilibrée par un traitement lourd. Les problèmes de voix persistent mais, comme il le dit lui-même : « Il y a des moments où je parle tout à fait normalement. » Pascal se fait surveiller très régulièrement et, à mes questions sur sa vie extra- professionnelle, il me dit qu’il a une nouvelle amie mais qu’il a de grosses difficultés sexuelles, difficultés qu’il n’avait jamais connues jusqu’à présent. « Est-ce que ça n’est pas un médicament qui me rend impuissant ?… J’ai lu sur la notice du DETENSIEL que ça pouvait arriver. » Pascal va développer quelques mois après une pathologie coronarienne très grave avec crise d’angine de poitrine au moindre effort. Les examens complémentaires en révélant des lésions diffuses excluent toute possibilité chirurgicale. Pascal tient à être au courant de la gravité de son état. Le traitement s’alourdit, les crises sont de plus en plus fréquentes, les problèmes de voix et d’impuissance persistent. Avec le cardiologue, nous demandons sa mise en invalidité qui est accordée sans réserve. Dans le mois qui suit, les crises d’angor diminuent de façon inespérée, la TA s’équilibre et permet une diminution du traitement. Pascal n’a plus fait de crises depuis plusieurs mois malgré une bonne activité physique et en gardant une épreuve d’effort cardiaque très pathologique. Les problèmes de voix persistent de façon sporadique. Les problèmes sexuels, alors qu’il continue le DETENSIEL, ont disparu. Je lui reparle de ses problèmes de voix et de leurs moments d’apparition : « C’est l’année où j’ai fait « mon hémiplégie », quand j’ai fait de mauvaises affaires et que j’ai perdu ma mère, je ne savais pas ce que j’allais devenir. » « Vous ne saviez plus quelle voie emprunter ? » Pascal rougit jusqu’aux oreilles : « Ah, docteur, le jeu de mots ! » Nous en restons là. Le symptôme clinique de la voix chez Pascal, je le pense comme étant la mise en acte d’un fantasme qui soutient son désir et lui permet de se préserver une intégrité dans cette histoire pathologique si grave. Pour Lucien Israël : « Le discours de l’hystérique est troué et dans ce trou, quelque chose apparaît qui ne devrait pas effrayer le médecin. (…) Ce qui apparaît dans ce trou, c’est le corps. » Il faut rester un instant sur cette vignette clinique. Pascal en marge de sa lourde pathologie organique, perd la voix, par moments ; de temps en temps il parle normalement. Ce trouble de la voix l’a tout de même poussé à consulter : « vous n’avez rien, c’est nerveux, prenez du magnésium » lui est-il répondu. Alors Pascal parle de moins en moins souvent normalement, mais il parle de plus en plus souvent de son trouble, il veut aller voir un autre professeur, faire d’autres examens… une IRM ? Depuis cette consultation, Pascal ne s’est plus jamais plaint de ce problème. « Cela veut-il dire qu’il suffit de faire un jeu de mots pour qu’un patient ne nous ennuie plus avec un symptôme fonctionnel ? ». Sûrement non, mais quelquefois pourquoi pas ? Pourquoi pas si ce jeu sur le mot, le jeu sur l’équivocité signifiante, redonne un sens à la plainte du patient, ou plutôt redonne à Pascal toute sa dignité subjective. Ce signifiant fait tatouage chez Pascal, c’est un trait unaire auquel il peut s’identifier grâce à l’équivocité de sa parole dans le champ de la jouissance. Pascal ne sait plus où il en est ; il a une maladie qu’il sait être très grave, il a de l’HTA comme sa mère qui vient d’en mourir, dont il a été définitivement séparé ; il a de gros problèmes financiers qu’il n’arrive pas à résoudre même en se tuant à la tâche. Pas d’horizon, pas de futur dans lequel se projeter : il est sur une voie sans issue. Est-il dépressif ? Malgré tous ces malheurs, Pascal n’a aucun signe clinique de dépression, pas d’idée de mort, pas de troubles du sommeil ou de l’appétit, il fait même paradoxalement quelques projets, il ne paraît même pas triste.

Mais tout de même, par moments, ses difficultés actuelles le laissent sans voix… Prendre le corps à la lettre disait Serge Leclaire… Pascal nous livre un in-dice avec cette voix qui lui échappe, l’anamnèse biographique permet de situer que quelque chose « reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » pour reprendre une formule lacanienne et cela nous autorise à recueillir la pauvreté de cet indice pour lui donner la richesse du signifiant.

Dans son film de 1931, M le maudit, homophone au titre que j’ai donné à cette conférence, le cinéaste Fritz Lang nous raconte l’histoire terrible d’un meurtrier d’enfants. Il est bon de rappeler que ce meurtrier est retrouvé grâce au témoignage d’un mendiant aveugle qui le débusque grâce au refrain que l’assassin chante dans la rue, il en fait part à un de ses compagnons d’infortune qui arrive à tracer la lettre M dans le dos du manteau du coupable afin qu’il puisse être confondu, ce qui sera rapidement le cas. Les paroles du meurtrier traduisent une angoisse psychotique tragique : « Toujours, je dois aller par les rues, et toujours je sens qu’il y a quelqu’un derrière moi. Et c’est moi-même ! (…) Quelquefois c’est pour moi comme si je courais moi-même derrière moi ! Je veux me fuir moi-même mais je n’y arrive pas ! Je ne peux pas m’échapper ! (…) Quand je fais ça, je ne sais plus rien… Ensuite je me retrouve devant une affiche et je lis ce que j’ai fait, alors je me questionne : J’ai fait cela ? »

Autorisons-nous une fiction clinique. Comment ne pas évoquer, dans le fait que c’est un mendiant aveugle qui permet de débusquer l’assassin, la figure tragique de Tirésias rendu aveugle pour avoir vu la nudité d’Athéna ? La vision du réel nous rend aveugle ! « Le réel comme la mort ne peuvent se regarder fixement » souligne Lacan paraphrasant La Rochefoucauld. Un de ses congénères trace une lettre dans le dos du meurtrier assoupi. Cette lettre identifie tragiquement le psychopathe. Mais cette lettre reste, dans cette fiction clinique, du côté du réel, elle n’est pas récupérée par une chaîne signifiante qui la lierait à d’autres lettres et relancerait une dynamique désirante. « Le soliloque en clin d’œil de l’indice à l’état pur ressemble à un silence de mort » soutient le philosophe Régis Debray. Dans ce film, l’indice reste du côté du signe qui représente le meurtrier pour la meute qui le poursuit. Que pourrait-il arriver d’autre à ce grand malade dont les paroles nous révèlent un « inconscient à ciel ouvert ». Des paroles qui confirment tragiquement que le psychotique reste aliéné au registre des signes. Souvenons-nous que Freud précise très tôt que dans la psychose les mots sont traités comme des choses. L’indice qui pourrait devenir signifiant reste aliéné au signe, définitivement !

Comment ne pas évoquer aussi l’ouvrage capital de Serge Leclaire On tue un enfant. Ce meurtre symbolique, cette première mort dont parle Leclaire, n’est-elle pas chez M le maudit prise au pied de la lettre, à quelle nécessité pulsionnelle pourrait répondre ce meurtre ? Vous me pardonnerez cette escapade cinématographique mais elle me paraît à même de déplier, d’expliciter, ce qui ne doit pas être éludé dans une démarche de soin, à savoir que le langage associe à l’ordre impeccable des signes le désordre structurant du signifiant. Certes, la recherche médicale, quel que soit le domaine auquel elle s’intéresse, n’a que faire de la réalité de l’inconscient, pour autant, même si selon Heidegger « La science ne pense pas », les scientifiques sont pris dans la parole et le langage, les médecins qui bénéficient des découvertes de la science le sont tout autant et les sujets en souffrance n’ont eux aussi que ces outils-là pour l’exprimer. On sait que Freud fonde l’expérience du langage sur le retour du refoulé inconscient. Je l’ai dit en introduction à cet exposé, le transfert est la mise en acte de la réalité de cet inconscient freudien, il est selon Lucien Israël le lieu de rencontre avec l’inouï.

La richesse de la séméiologie, les stupéfiants progrès de la chimie et de l’imagerie ne suffisent souvent pas à obérer l’opaque densité d’un symptôme. Le transfert, comme mise en acte de la réalité de l’inconscient peut permettre, pour qui s’y autorise, d’éclairer le symptôme en laissant le soignant se laisser surprendre par la « pauvreté quotidienne » d’un signifiant. En prenant le symptôme à la lettre comme chez Pascal, l’aliénation au signe corporel peut, pour un temps, céder la place à l’aventure métaphorique du signifiant. J’utilise à dessein ce terme d’aventure. En effet, en me référant aux réflexions de Giorgio Agamben, je vois dans le désir de soigner l’acceptation à se lancer dans une aventure, au sens où l’on peut définir ce terme comme une décision de partir à la rencontre du réel.

Agamben se réfère aux Saturnales de Macrobe où il est avancé qu’à la naissance de chaque homme président quatre divinités : Daïmon, Tyché, Éros, Ananké (Le Démon, la Fortune, l’Amour et la Nécessité), Goethe en rajoutera une cinquième : Elpis, l’Espérance. Je cite Agamben : « Tout homme se trouve pris dans l’aventure, tout homme a donc à faire avec Daïmon, Éros, Ananké, Elpis. Ils sont les visages – ou les masques – que l’aventure – la Tyché – lui présente à chaque fois. » Je crois que toute l’aventure thérapeutique peut se retrouver dans cette citation. Chaque acte thérapeutique est une tentative d’affronter le réel, c’est un travail sur la jouissance du corps-parole, jouissance qu’Éros doit amputer pour que surgisse Daïmon, le génie apaisant. Par la grâce d’Eros, Daïmon peut advenir et se soustraire, pour un temps, à Ananké. C’est Elpis qui permettra de relancer Éros qui à chaque rencontre manquée avec Tyché se retrouve sous le joug d’Ananké. J’ai avancé que le vivant humain ne pouvait échapper ni au langage ni à la jouissance. Échapper à la jouissance, ce serait échapper définitivement à la mort. Nous savons depuis 1920 et le texte capital de Freud sur un « au-delà du principe de plaisir » que ces tentatives répétées de rencontre avec le réel n’ont qu’une visée qui est l’obtention de jouissance.

Freud a assis sa théorie de l’existence de la pulsion de mort sur la compulsion de répétition. Dans le Séminaire XI, Lacan, en référence à Aristote, nous montre comment l’Automatisme de répétition, l’Automaton d’Aristote, nous lance dans l’aventure de la rencontre de la Tuché, la Tyché. Cette rencontre est toujours une rencontre manquée, toujours manquée car elle échoue à saisir le réel. De même la fonction de la parole dans le champ du langage ne permet pas de saisir toute la vérité. « Je dis toujours la vérité, mais à la dire toute les mots manquent et c’est en quoi la vérité tient au réel » nous rappelle Lacan. Traquer le signe, c’est traquer le réel, c’est, à mon sens, indispensable dans une démarche de soins. Mais cette traque, aussi étayée qu’elle soit par les outils de la techno-science, est toujours prise, in fine dans les rets de la parole et du langage qui nous emprisonnent toujours en présence du grand Autre, ce lieu où, selon Lacan, la vérité balbutie.

Il y a toujours une malé-diction qui touche la vérité, car, comme l’affirmait Freud, « Il faut bien que la sorcière s’en mêle ! » La sorcière métapsychologie qui fait en permanence bouillir le réservoir pulsionnel du ça, subvertit sans cesse l’ordre convenu du langage. Maudite sorcière qui nous assujettit à notre discours, à ce Mot-Dit qui nous dévoile comme sujet au moment même où nous nous réfugions dans la cellule des signifiés.

Alors, quelle place pour la psychanalyse dans les thérapeutiques actuelles ? Ne pouvons-nous pas avancer de façon très laconique que cette place sera toujours là où, dans le théâtre de la clinique, un fauteuil sera réservé à l’écoute de ce qui est maudit par chaque sujet, dans chaque sujet et qui se révèle dans l’énonciation du mot-dit ?

Tout ceci sans oublier ce que soutient le Pr François Jacob, prix Nobel de médecine : « Nous sommes un mélange de protéines et de souvenirs, d’acides nucléiques et de rêves. »

Quelques remarques autour de la psychanalyse… à l’usage de ceux qui se demandent ce que c’est

Préambule…

…à l’usage de ceux qui se demandent ce que c’est, mais il ne sera pas répondu à la question, bien sûr. Il ne sera pas dit « ce que c’est ». Il ne peut pas être dit « ce que c’est », comme il ne peut être dit ce qu’est l’homme. Ou alors, à ce qu’il peut en être dit, manque l’essentiel, le p’tit truc insaisissable et essentiel.

Je pense qu’on ne comprend pas – « on », non-analyste s’entend, et peut-être analyste aussi –, qu’on prend cela pour du baratin. Et on a raison. Bien souvent moi non plus je ne comprends pas. C’est un peu comme une porte magique ; une formule magique est prononcée, la porte apparaît et s’ouvre, le monde entier s’ouvre, s’anime, se déplie, a une épaisseur. Soudain la porte est refermée : le monde est plat, une étendue sans fin et sans saveur. Et je ne peux la rouvrir, la porte, et je ne peux la retrouver, et presque je ne me souviens plus qu’elle peut exister. Ce n’est pas de la magie, c’est l’humain. Le désir, lorsqu’il est libéré un peu de ses attaches aux objets, est une étincelle qui se répand dans le monde entier et l’anime.

La psychanalyse permet, parfois, souvent peut-être si l’on en respecte le temps, d’ouvrir la porte magique, qui n’est pas magique, la porte de l’humain, la porte du désir, pas le désir « pervers » ou « perverti » des objets fétiches ou fétichisés ; le désir qui porte l’être humain, l’anime, le fait exister, le fait vivre, le fait danser sa vie.

Il n’y a pas que la psychanalyse à permettre cela. Il y a l’art, les arts, et certains savent trouver, créer l’étincelle jusque dans l’art de vivre.

La psychanalyse permet de tout petits changements, qui changent tout. Un petit décalage de rien du tout, qui transforme l’esclave de son quotidien en la même personne, qui d’ailleurs fait à peu près la même chose, à quelques détails près qui là encore changent tout ; la même personne à ceci près qu’elle est vivante, existante.

C’est compliqué parce que je n’ai pas le choix, je dois dire que « si l’on n’a pas expérimenté cela on n’a pas idée de ce que c’est », et je sais bien que cela semble être l’argument fallacieux par excellence.

Si l’on n’a pas expérimenté cela, on n’a pas idée de ce que c’est.

Expérimenter qu’une porte peut s’ouvrir, et alors du souffle, du mouvement, un pétillement à l’intérieur de soi. Expérimenter que la porte se referme parfois, trop souvent ; à tâtons on cherche à la retrouver, on ne sait pas, on ne sait plus, une porte, quelle porte ?

Il ne sera pas dit « ce que c’est » ; que ceux qui vraiment ne supportent pas de sortir du domaine de ce qui se mesure, s’évalue, se raisonne, que ceux-là ne se fatiguent pas trop. Mais ceux-là, vraiment, n’aiment-ils pas quelqu’un, quelque chose, ne sont-ils pas touchés, d’une façon ou d’une autre, par une des manifestations de l’humain ? la musique, la danse, la peinture, le cinéma, la poésie, l’être aimé, que sais-je, ce qu’ils voudront bien ? et pensent-ils vraiment que ce qui les touche se réduit à ce qui s’en mesure ? vraiment ? que l’être humain se réduit à ce qui de lui se mesure ?…

Mais je peux « comprendre » – au sens de partager – leurs barrières, leurs craintes, leurs impasses : il y a une pente de la pensée vers le rationnel. Notre pensée nous mène à de telles créations, à partir de la raison ; tout ce que l’être humain a bâti, grâce à la logique et aux sciences !… À commencer par sa propre vision du monde. Notre pensée s’est coulée dans les formes du rationnel, de la logique, cela lui réussit si bien, d’ailleurs. Il y a tant de domaines dans lesquels c’est efficace, efficient.

Mais l’humain… l’humain, cela échappe.

Une des formules magiques qui fait réapparaître et se rouvrir la porte – formule magique pas tout à fait contrôlée – correspond à ces moments où je formule ma pensée sans essayer de la comprendre, de la saisir, de tout saisir. Illusion que de saisir tout à fait quoi que ce soit, dans le domaine de l’humain. En dire quelque chose, oui – « mi-dire », disait Lacan –, mais saisir, rien du tout. Comme il devient possible de parler de « quelque » chose – la psychanalyse, par exemple – lorsque je renonce à la saisir. Un mouvement naît en moi, se creuse, un souffle qui me porte et porte une parole.

Qu’est-ce que c’est que la psychanalyse ?

Question impossible… surtout ne pas essayer d’y répondre.

À chaque retour d’absence, de vacances – vacance, un peu d’espace vide, « libre », enfin – lorsque je reprends mes consultations et séances, je re-démarre, je re-commence. Et souvent quelque chose se formule, s’éclaire, dans les recommencements. Quelque chose s’éclaire, dans « ce que je fais » à recevoir et écouter des personnes toute la journée ; qu’est- ce que c’est que ce truc, qu’est-ce qui s’y passe, quels sont les ressorts de ce qui s’y passe, les ressorts de la possibilité qu’il se passe quelque chose… Quel est l’outil, l’instrument,

comment se manie-t-il, quel geste de maniement, quel acte, quel effet, que vient opérer l’outil, que vient-il ouvrir, découper – l’outil, que pourrait-il être d’autre que la parole, et son possible « tranchant »?

Ce qui s’éclaire aujourd’hui, l’idée d’ « animer ». Je vous rassure, aucun écho à de quelconques animations de vacances dans un quelconque centre de vacances tout compris – ce n’est pas trop mon style de vacances/vacance… Mais « animer » : donner de l’âme… pas de mysticisme non plus, pas de grande révélation religieuse pendant mes vacances, pas d’apparition ni d’hallucination, me semble-t-il ?… Mais l’humain, le spécifiquement humain, le subjectif, « exister en tant que sujet », cela ne s’attrape dans aucun tamis rationnel, cela ne se prend dans aucun miroir aux alouettes, c’est un souffle, quelque chose comme un souffle. La psychanalyse est tout de même l’un des moyens pour un sujet de trouver ce souffle, de creuser la brèche par laquelle il peut émaner, s’échapper, enfler, et tendre les voiles…

Animer, donner de l’âme… c’est-à-dire prendre le contre-pied de toutes les pentes naturelles sur lesquelles glisse la pensée humaine : pentes qui d’ailleurs avant d’être des pentes sont les moyens nécessaires à créer un monde et le rendre viable.

Je m’explique : le sujet, ou peut-être devrais-je dire le « sujet potentiel », celui qui peut exister de manière subjective, qui porte en lui cette possibilité comme une virtualité non accomplie, ce sujet avant « d’exister » est surtout articulé par de multiples rouages auxquels il ne peut pas grand-chose, voire à vrai dire rien, ni ne comprend grand-chose, voire rien.

L’être humain se construit et construit l’idée de son individualité et de son identité dans le monde, et construit le monde, sa vision du monde, à travers sa prise dans le discours des autres ; autres parentaux, le discours de l’Autre, les discours ambiants, le discours courant. Prise du sujet potentiel dans le discours, les discours, et prise dans les pulsions, pulsions des autres et ses « propres » pulsions. Rouages complexes, montage invraisemblable.

« Prise » à entendre encore dans le sens où « prend », par exemple, la gelée de framboises en refroidissant : le sujet, virtualité de sujet, est confit dans les discours, les fantasmes et les pulsions – dont on ne sait pas s’ils sont de l’Autre, ou du sujet, ou à l’intersection des deux… J’ai goûté à de meilleures confitures que la confiture de sujet.

Il me semble important d’entendre ce que cela veut dire : les mécanismes en jeu, là, sont l’hypnose par le discours courant et le discours de l’Autre, l’automatisme dirigé par le discours lui-même (et sa structure signifiante), et par les fantasmes et par l’aiguillage, la vectorisation par les pulsions, la prise du « sujet » comme objet dans les jeux de pulsion et de pouvoir.

Je ne sais pas si vous entendez cela, et ses conséquences, et à quel point l’idée de

« liberté », par exemple, est là le leurre le plus complet, le comble de l’illusion. L’être humain, dans sa vie de tous les jours, ses grandes et petites décisions, et indécisions, ses amours et sa carrière professionnelle, est le jouet d’un montage complexe d’automatisme,

d’hypnose, et de la résultante des forces vectorisées du jeu des pulsions et rapports de pouvoir.

Mais non, n’est-ce pas, « moi, je sais ce que je fais et je fais ce que je veux… » bien sûr… (comme diraient mes enfants : « c’est ça, oui… et la marmotte, elle emballe le chocolat dans le papier alu…1 »).

Le sujet, exister en tant que sujet, ce serait une brèche dans tout cet édifice. Un endroit où grippent les rouages, où manquent quelques dents de quelques roues. Une pensée, un choix, un acte, qui par cette brèche échappent à la mécanique hypnotisante, à l’hypnose automatisée. La psychanalyse permet cela. Et permet d’ailleurs, à l’usage, lorsque l’analysant dans sa cure a fait un bout de chemin, à l’usage permet une certaine usure des rouages ; permet qu’une brèche reste ouverte, et que de cette brèche émane un souffle, un mouvement intérieur, subjectif, différent du mouvement grinçant des rouages, un mouvement intérieur capable de porter le sujet.

Cela s’appelle le désir. Un désir particulier, non collé à un objet fétichisé, non bouché par son objet fétichisé – les désirs « habituels » sont de l’ordre de ces collages aux objets, ceux de notre monde « marketinguisé » : « rien ne va dans ma vie ni dans ma tête, mais je vais m’acheter une nouvelle paire de chaussures, et tout ira mieux… » (Et si par hasard vous n’y pensez pas vous-mêmes, vos mails vous le diront.) Un désir libéré de ses entraves aux objets fétiches, fétichisés, fétichisants. Un désir humain…

Cela s’appelle l’inspiration, aussi…

Animer, « donner de l’âme », ce serait permettre la brèche, permettre le souffle. Entendre dans la parole de l’analysant (et du patient, hors analyse à proprement parler) ce qui n’appartient pas à la ritournelle du discours courant, ce qui n’est pas la répétition hypnotique automatisée : les endroits où ça parle, ça parle du sujet. Entendre cela, indiquer, remarquer, souligner, interroger cela. Alors peuvent se faire entendre, peu à peu, sur des années parfois, souvent, peuvent se faire entendre les points fixes auxquels sont vissés les rouages grinçants de ce sujet en particulier. Et cela met un peu de jeu, un peu de souplesse, dans l’écrasant engrenage.

« Donner de l’âme » est un peu faux, donc l’analyste ne « donne » pas. Mais l’analyste peut être sur la longueur d’onde du souffle, du mouvement subjectif, du désir humain, réhumanisé, réhumanisant. Et cela permet à l’analysant, un jour où l’autre, de se laisser porter par son propre mouvement désirant. Un peu, beaucoup, passionnément…

Passer de la confiture au souffle. Je ne déplierai pas l’idée ici, lui laisserai ses relents de fruits sucrés et d’airs maritimes ; en quelques mots, il s’agit de passer du plein, trop-plein, à la possibilité d’un peu de perte, perte « supportée », un peu d’espace, un peu de manque qui fera appel d’air et fera naître le souffle…

Il n’y a pas d’Autre (de l’Autre) ? Il n’y a pas d’autre ?

Un autre aspect encore, dans ce qui s’éclaire par le contraste absence-retour après les vacances, re-commencement. L’autre ; l’Autre. Le mouvement désirant, le souffle, est une affaire de solitude, et de solitude radicale. Personne d’autre que vous ne portera votre mouvement. L’Autre n’existe pas. L’Autre, celui qui viendrait garantir quelque chose, quoi que ce soit, celui qui viendrait assurer, rassurer, n’existe pas. Il n’y a pas de garantie dans la vie. Il n’y a pas d’assurance-risque, ni d’assurance-vie. Rien que des mots, cela, des mots bien choisis pour voiler une absence. Solitude radicale, absolue.

Pourtant il y a des rencontres. Des personnes autour de nous, certaines, une ou quelques rares unes, sans lesquelles comment respirer ? Sans leur parler, sans qu’elles nous parlent, comment maintenir ouvert le monde, comment y faire jaillir une étincelle ?

Parmi les rencontres, une forme particulière de rencontre, celle d’un analyste.

Est-il possible vraiment de trouver du souffle, seul ? Est-il possible de trouer la gelée de framboises, de la fissurer pour s’en extirper, sans l’adresse à un autre (Autre ?) qui a déjà troué sa gelée ?

L’Autre n’existe pas, mais est-il possible d’exister sans l’adresse à un autre qui existe ?

Je m’arrêterai sur ces concepts métapsychologiques complexes et pointus : gelées, souffles et confitures…

1 Référence déjà un peu datée à une certaine publicité : certains se rappelleront, et les autres… mangeront du chocolat. Ce qui est encore un moindre mal…

Séminaire de Lacan « Le désir et son interprétation » – Commentaire de la leçon du 29 avril 1959

Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji.

Séminaire de lecture : Jacques Lacan, Le séminaire livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation

Leçon du 29 avril 1959

« Pour nous, la dignité (…) de cet être [d’homme] ne tient d’aucune façon à ce qu’il soit coupé (…), elle tient à la coupure comme telle. La coupure est en fin de compte la dernière caractéristique structurale du symbolisme comme tel1. »

Rappelons que, voulant quitter la position de « seulement être le phallus de la mère », le sujet s’est à son origine désigné par ce qu’il n’est pas. De ce fait l’objet (a), partie imaginaire de soi gagée dans l’auto-désignation, porte en lui la signification de la coupure, d’une séparation mutilante et irrémédiable. Il se présente sous trois espèces : l’objet prégénital, le phallus et le délire.

  • Le sein et les fèces sont deux formes prégénitales de l’objet (a) spécifiques respectivement des stades oral et anal, correspondant à deux coupures différentes. La première évoque le sevrage arbitraire, la seconde est marquée par la demande de l’Autre faite au sujet de se couper lui-même de ce qu’il rejette.
  • Au stade phallique, la coupure culmine avec le phallus porteur à la fois de la mutilation imaginaire et de la castration symbolique, coupure qui instaure… « le passage à une fonction signifiante2 » (c’est aussi la trace de la mutilation rituelle dans un rite d’initiation, qui signifie le passage d’un état premier à « une puissance d’être supérieure »).
  • Viennent ensuite la forme vocale de l’objet (a) et la forme scopique. Dans la forme vocale de l’objet (a) – le délire –, la voix se présente comme articulation pure, réduite à sa forme la plus tranchante, où la coupure se manifeste dans les syncopes de la phonation faisant surgir des appels à la signification ; le sujet tout entier s’engouffre dans cette signification qui le vise car « c’est au niveau de la coupure, de l’intervalle, qu’il se fascine, qu’il se fixe, pour se soutenir – à cet instant où il se vise et il s’interroge – comme être, comme être de son inconscient3. »

Lacan concluait la leçon du 20 mai 1959 par la question éthique de l’interprétation du désir : la place occupée par le fantasme n’oblige-t-elle pas à tenir compte des exigences vraies du sujet, exigences qui ne relèvent pas de la réalité du monde commun mais d’une autre dimension, d’une dimension d’être ? Dans ce cas, quel est le devoir de l’analyste face à l’expérience du désir ?

Élévation du deuxième étage du graphe

La leçon du 27 mai 1959 continue avec l’étude de la fonction du fantasme (S<>a, S coupure de a), précédée de quelques rappels sur le graphe des chaînes signifiantes :

  • La chaîne inférieure, accessible à la conscience, nous donne le sentiment d’être moi dans le discours mais, étant fondée sur une illusion – sur l’imaginaire –, cette expérience n’est qu’une apparence de conscience étayée par les rapports du sujet à la chaîne signifiante primaire, c’est-à-dire à la demande innocente et au discours concret. En réalité, le discours courant se perpétue avec une sorte d’automatisme ou d’autonomie de bouche en bouche et englobe toute activité réelle, sociale, du groupe humain.
  • La chaîne supérieure n’est pas accessible à ce semblant de conscience. Elle apparaît justement quand le sujet s’interroge sur la nature et les propriétés du discours, quand de la demande innocente (le quoi) il « monte » à la question du discours sur le discours lui-même (le pourquoi) : « Ici, le discours s’interroge, interroge les choses par rapport à lui-même, par rapport à leur situation dans le discours. Ce n’est plus exclamation, interpellation, cri du besoin, mais déjà nomination4. »

L’intention seconde part donc du lieu du code (grand A, l’objet de cette interrogation) et inaugure le deuxième étage du graphe, une sorte de nouveau monde dans lequel le sujet déjà institué dans la parole veut se situer en tant que sujet de la parole. Les questions du sujet imaginées par Lacan (S ?, Est-ce ?, Quoi ?, Pourquoi ?, Qui est-ce qui parle ?, Où est-ce que ça parle ?) sont des interrogations internes au discours, donc non articulables, et c’est en ceci que consiste le fait de l’inconscient.

La similitude des rapports du sujet à ces deux chaînes n’est pas une déduction tirée du mathème-graphe élaboré par Lacan mais est au contraire la raison fondamentale de cette construction en duplex : il l’explicite avec un retour sur la fable des prisonniers marqués chacun dans leur dos d’un disque blanc ou noir : les oscillations nécessairement synchrones par lesquelles passent les trois prisonniers dans leurs raisonnements et observations réciproques, les temps logiques qu’elles marquent à chaque fois (temps de voir, de comprendre, puis de conclure) rappellent les étapes de la pulsion ; en fait, le sujet fait toujours le même choix dans les mêmes situations, ce qui nous apparaît sous la forme de la répétition.

C’est bien le même processus pulsionnel qui est à l’œuvre dans les deux intentionnalités, celle de la demande issue du besoin physiologique (1er étage) et celle de l’interrogation du sujet sur la nature du grand Autre (2e étage). L’interrogation sur le grand Autre étant sans réponse (il n’y a pas d’Autre de l’Autre, il n’y a pas de métalangage), il en résulte que « essentiellement, l’inconscient se présente toujours à nous comme une articulation indéfiniment répétée5».

C’est la variété des formes visibles de cette répétition qui nous attire vers une caractérisation clinique, vers un classement des sujets selon leurs symptômes, leurs tendances, leurs penchants, voire selon des structures psychiques, mais en réalité « il ne s’agit que d’une seule et d’une même chose, la répétition, dans le sujet, d’un type de sanction dont les formes dépassent de beaucoup les caractéristiques du contenu6 ».

Seule l’expérience analytique peut permettre au sujet, stigmatisé par cette répétition qui lui est inaccessible, de se désigner comme étant le support de cette sanction. Il peut alors le lire comme « ça arrive du dehors, ça parle » mais Lacan nous met en garde : il lui reste encore une telle distance à franchir que rien ne garantit qu’il puisse atteindre le but que Freud enjoint de viser, celui du « Wo Es war, soll Ich werden ».

Apparition du fantasme

La répétition de la demande de satisfaction du besoin physiologique et les circonstances communes à chaque satisfaction (en général la présence de la mère) font naître une autre dimension dans la demande – celle de la demande d’amour – et aboutit à la division du sujet (voir le schéma synchronique de la dialectique du désir7).

Apparaît alors une relation purement symbolique entre le sujet barré S et la demande (S <> D) au 2e étage du graphe, correspondant à la seconde intentionnalité, demande située au-delà de celle articulée au 1er étage. Ici, qu’elle soit orale ou anale, la demande prend une fonction métaphorique, elle devient le symbole du rapport avec l’Autre.

« Le rapport subjectif à la demande joue ici la fonction de code, pour autant qu’elle permet de constituer le sujet comme étant situé par exemple au niveau de ce que nous appelons dans notre langage phase orale ou anale8. » C’est dans ce nouveau code instauré au 2e étage que se manifeste la première prise du sujet dans la chaîne signifiante avec la rencontre des deux questions « Est-ce ? » du sujet et « Che vuoi ? » de l’Autre dont la réponse – inacceptable – est le constat, la signifiance de la castration de l’Autre S(A), autrement dit : « Tout ce que le royaume de la parole a fait surgir pour le sujet reste suspendu à l’entière foi en l’Autre9. »

Pour ex-sister de ce nouveau monde symbolique dans lequel il est pris sans y être nommé, le sujet a recours à l’imaginaire qui, dans le passé et au 1er étage du graphe, lui a déjà procuré une identification – fondatrice quoique fallacieuse – à l’image de l’autre i(a). Transposée dans l’ordre symbolique cette opération devient le fantasme. L’image de l’autre i(a) qui montrait l’unité imaginaire du corps y est remplacée par l’objet (a) qui est le support imaginaire du rapport du sujet à la coupure. « Au point précis où le sujet ne trouve rien qui puisse l’articuler en tant que sujet de son discours inconscient, le fantasme joue pour lui le rôle du support imaginaire10. »

Le langage est coupure, le sujet est fruit de la coupure

Bien que déjà présente par la scansion phonatoire et la séparation syntagmatique, la coupure ne s’origine pas dans les contraintes logiques du langage et les conditions de sa vocalisation, elle préexiste en tant que telle dans le réel. « Bref, il n’est que trop évident que le réel n’est pas un continu opaque, et qu’il est fait de coupures, tout autant et bien au-delà des coupures du langage11. »

Faisant passer le couteau à l’endroit juste pour pénétrer l’articulation et séparer sans blesser, le geste du bon cuisinier révèle la pré-existence d’une coupure invisible et… la science de son auteur. Platon déjà suggère que la recherche philosophique est affaire de recouvrement d’un système de coupures (du réel) par un autre système de coupures (du langage). Mais l’aventure scientifique est allée bien au-delà et Lacan alerte ses contemporains sur les conséquences de la création par la science de nouvelles coupures (effet de la méthode analytique), coupures dénuées de relais mythologiques et dont la nature et la prolifération mettent en péril la fonction médiatrice des hommes : « Pour tout dire, il n’est que trop clair que l’homme entre dans ce jeu à ses dépens12. »

Du fait de la centralité de la coupure dans l’être du sujet, le nouveau rapport du sujet au réel induit par le discours scientifique modifie le discours inconscient dont les manifestations apparaissent alors aux humains : « La question freudienne vient à son heure » dit Lacan, le discours analytique est instauré par l’impossible du discours universitaire. Le rôle de la coupure avait déjà été affirmé par Freud qui désignait le complexe d’Œdipe comme le schibboleth de la psychanalyse et la castration comme le roc infranchissable de l’analyse, mais ici Lacan nous invite un pas plus loin : la castration-coupure est élevée du rôle de menace structurante qu’elle a pour Freud à l’être même du sujet : « Le point électif du rapport du sujet à (…) son être pur de sujet, je le désigne (…) au niveau de la coupure, que nous avons appelé une manifestation pure de cet être. (…)

Pour nous, la dignité (…) de cet être ne tient d’aucune façon à ce qu’il soit coupé (…), elle tient à la coupure comme telle13. Il faut avoir observé un enfant âgé d’environ deux ans manier un couteau ou une paire de ciseaux !. »

Alors, la coupure, dernière caractéristique structurale du symbolique comme tel, marque-t-elle la nouvelle place du roc infranchissable, une clé du sens de ce que Freud a appelé la pulsion de mort, la mort en tant que retour à l’état inorganique (der inorganische Zustand), c’est-à-dire coupure totale de tout ?

Du fantasme à la manifestation de l’être dans Hamlet

Si la fonction du fantasme (S<>a) est de désigner le rapport du sujet à son être pur de sujet – la coupure –, alors l’œuvre d’art écrite, qui implique toujours le fantasme de son auteur, « introduit dans sa structure même l’avènement de la coupure, pour autant que s’y manifeste le réel du sujet, en tant que, au-delà de ce qu’il dit, il est le sujet inconscient. »

Autrement dit, l’œuvre n’est pas œuvre d’art parce qu’elle transposerait ou sublimerait la réalité, mais parce que, au-delà de ses détails – pertinents ou discordants – qui peuvent être des symptômes du discours inconscient de l’auteur par nous interprétables, elle est issue du rapport de l’auteur à son désir et que « le rapport le plus intime de l’homme à la coupure dépasse toutes les coupures naturelles. »

Serait-ce cet au-delà de l’interprétation inaccessible à la symbolisation humaine qui fait d’une œuvre une œuvre d’art, une médiatrice irremplaçable et hors langage entre les inconscients des humains ? Les effets inexpliqués de l’œuvre de Shakespeare – de Hamlet en particulier – sont-ils révélateurs d’un au-delà de l’interprétation proposée au cours des sept séances déjà consacrées à la tragédie du désir dans ce séminaire ?

Des détails discordants, nous en avions repéré et étudié plusieurs, sans jamais exclure que Shakespeare les ait voulus. Le balisage qu’ils constituent ne peut être dû uniquement au bon génie par lequel Shakespeare se serait laissé conduire. L’architecture des « relevances » dans l’œuvre nous montre que l’auteur parvient, consciemment ou inconsciemment, à faire « venir au jour le rapport le plus profond du sujet comme sujet parlant, c’est-à dire son rapport à la coupure comme telle14. »

Dans cette première analyse, la parole du revenant, d’Hamlet-père mort depuis deux mois, avait bénéficié du crédit accordé aux messages venant de l’au-delà : elle est entendue et prise pour vraie, au premier degré, comme au premier étage du graphe ; cela avait conduit à l’interprétation livrée par Lacan dans les leçons précédentes. Mais une écoute « au deuxième étage », notamment sur la forme du discours et par la mise en relation de « détails qui clochent », laisse apparaître une autre interprétation dans laquelle la vertu du père, l’honnêteté du fantôme et la culpabilité de Claudius seraient mises en question.

  • Ainsi l’emphase dans l’évocation de la droiture du roi et de la faute de la reine – « Il n’y avait rien de plus grand, de plus parfait, que mon rapport de fidélité à cette femme, il n’y a rien de plus total que la trahison dont j’ai été l’objet15 » – a pour fonction de renforcer l’effet du sens de ce message sur Hamlet ; c’est l’interprétation totalisante – « Tout ce qui s’affirme comme bonne foi, fidélité, et vœu, est donc pour Hamlet, non seulement posé comme révocable, mais comme littéralement révoqué16 » – qui provoque la sidération et la paralysie car elle signifie que la vérité se dérobe à lui pour toujours, la vérité sur l’innocence ou la culpabilité de son père, la vérité sur l’identité de l’ange radieux. Au résultat, ce n’est pas le manque de garantie de l’Autre que Hamlet doit affronter, mais bien pire : la garantie du mensonge dans l’Autre, donc la coupure d’avec l’Autre, le mutisme et l’aphanisis, la perte du désir.
  • Puis Shakespeare produit deux autres « détails qui clochent » : même nom pour le père et le fils d’une part, étrange empoisonnement par l’oreille d’autre part (la fiole du traître pour l’oreille d’Hamlet-père et… la parole sidérante du fantôme pour l’oreille d’Hamlet-fils). Comment interpréter le rapprochement entre les deux Hamlet qui vivent, quoique sous des formes différentes, le même événement ?
  • Sonné par cette parole terrible et invérifiable, Hamlet recourt à l’imaginaire pour revenir à l’existence, l’imaginaire qui avait déjà fonctionné pour l’identification spéculaire et pour l’entrée dans le monde du grand Autre avec la formation du fantasme. La scène dans la scène, son œuvre d’art, le refonde, le fait artifex, artiste, mais, autre bizarrerie, « avec [seulement] une moitié de part » lui dit Horatio, c’est-à- dire un acteur sans rôle comme un homme en manque de désir. Or, de cette mise en scène montrant Claudius meurtrier, de ce fantasme de l’oncle meurtrier, Hamlet tire son désir (son rôle) qui le sort du néant de la sidération, qui lui permet de reconquérir l’usage de ses membres, qui en somme le fait ex-sister à nouveau. Pour Lacan, la parole du fantôme est un poison en deux temps : d’abord le choc de la révélation emphatique dont l’issue est le passage à l’état d’acteur sans rôle, ensuite la force du commandement dont l’exécution s’impose à l’acteur en nécessité d’un rôle.
  • Dernier « détail qui cloche » en faveur de la lecture lacanienne, l’absence de réaction de Claudius à la longue pantomime préliminaire qui contient déjà toute la scène provocatrice (regardait-il vraiment ailleurs ?). La colère qui s’empare de lui – et de toute la cour – plus tard, lors de la représentation, serait-elle causée seulement par les paroles de Hamlet disant, après la scène de l’empoisonnement, que l’assassin va maintenant gagner l’amour de l’épouse de la victime ? Claudius serait-il plus concerné par l’adultère que par le meurtre ?

Lacan conclut la séance en suggérant : « La fonction du fantasme semble donc bien être ici différente de celle du moyen17. »

Autrement dit, il se pourrait que pour Shakespeare lui-même, consciemment ou inconsciemment, la parenthèse imaginaire, la scène dans la scène, n’aie pas été seulement un stratagème d’Hamlet, un moyen pour démasquer le meurtrier présumé, mais essentiellement la cause nécessaire, la passe incontournable de sa renaissance par le fantasme.

Alors l’omniprésence du désir – donc de la coupure – dans l’œuvre de Shakespeare, le désir comme point de touche des rapports humains décrits dans toute leur variété possible, révèle quelque chose de Shakespeare : « ce qui désigne irrémédiablement son être – et c’est ce par quoi son œuvre partout recoupée présente une miraculeuse unité de correspondance18. »

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 471.

2 P. 455.

3 P. 460.

4 P. 465.

7 P. 439.

10 P. 468.

11 P. 469-470.

12 P. 470.

13 P. 471.

14 P. 475.

15 P. 476.

16 Ibid.

17 P. 480.

18 P. 480.

Peut-on créer de la métaphore poétique ? Comment entendre le malentendu ?

Intervention de Jean-Richard Freymann dans le cadre des Journées de la FDCMPP « Le malentendu comme espace de créativité » qui a eu lieu le 14 juin 2018.

Introduction

Je dois tout d’abord vous remercier de m’avoir invité à parler à cette journée « Le malentendu, un espace de créativité ». J’en suis d’autant plus flatté que si j’ai adressé bien des jeunes patients au CMPP, je n’ai jamais souhaité y travailler. Et Dieu sait qu’à « la belle époque » les « luttes étaient ardentes et noires » à Strasbourg. Je me rappelle quelques échanges avec Jean-Pierre Bauer, Jean-Pierre Dreyfuss, Daniel Michel, Françoise Coret et bien d’autres qui posaient toujours des questions à propos de l’articulation entre le champ analytique, le champ institutionnel du CMPP et le travail à plusieurs voix des différentes spécialités. Avec la question insistante de savoir en quoi le directeur d’une institution vient à donner le diapason à ladite institution. Alors quelle place laisse-t-on à l’enfant entre les exigences de l’État, l’œcuménisme des soignants ? Comment entendre les malentendus fondamentaux ?

Pour y répondre à ma manière, j’ai donné deux titres : « Comment entendre le malentendu ? »

et une sorte d’interrogation répondante : « Peut-on créer de la métaphore poétique ? » chez l’enfant pris en charge. Aujourd’hui j’ai une question supplémentaire : « Comment l’enfant peut-il entendre que, au lieu de l’écouter, on le prenne d’emblée dans des évaluations pluricéphales et dans quelques slogans véhiculés dans les nosographies actuelles et dans les réseaux sociaux ? »

Le problème basal qui se pose – vu à partir de mon champ, l’analytique – c’est que pour qu’il y ait de la psychanalyse, il faut qu’il y ait du psychanalyste, quel que soit le lieu.

Pour élargir le propos de Moustapha Safouan1, nous faisons part d’une écoute bien particulière, celle qui articule le(s) transfert(s) à une forme de désir de l’analyste. Pendant longtemps cette exigence éthique était respectée dans les CMPP. Si elle ne l’est pas, nous retombons dans le langage commun, dans les slogans des DSM… et dans la mise en place de mots d’ordre lancés par l’État.

J’ai l’outrecuidance d’affirmer que le combat continue quelle que soit l’institution où vous travaillez, justement autour de ce malentendu qui pourrait se dire : entre ce que l’on attend de vous et ce que vous êtes prêts à soutenir. Vous connaissez peut-être la formule de Lacan : « Il ne faut pas céder sur son désir », mais encore faut-il savoir un peu quelque chose sur son désir… son désir inconscient.

De mémoire je cite (à peu près) Jean-Pierre Bauer qui disait qu’il ne faut pas confondre compromis et compromission.

  • Le compromis, c’est une formation symptomatique. Il s’agit d’apporter son petit savoir-faire face aux restrictions faites par la réalité. Un conflit qui ne peut mener qu’à la formation de symptômes et qui rejoue souvent ce que l’enfant vit par rapport à sa famille et ses proches. Et c’est justement un certain clivage du Moi et à la castration de l’Autre. C’est à cet endroit-là qu’il y a la question du « désir de durer » qui n’est pas obligatoirement celui de s’éterniser.
  • Par contre la compromission c’est de s’identifier au discours ambiant et aussi d’empêcher tout effet de nouvelle transmission… c’est-à-dire toujours énigmatique.

Ordre familial et inconscient

Je tiens à vous donner un superbe développement de Lacan sur le malentendu que vous trouvez dans Télévision2: « L’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur, et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d’homme ; le reste s’ensuit. » Alors jusqu’à quel point la prise en charge de l’enfant rejoue-t-elle l’ordre familial ? Et inversement ? Justement qu’on soit capable de faire dérailler cet « ordre familial » et de créer parfois un « nouvel espace de créativité » ?

L’infans, l’enfant, le scolarisé, l’hyperactif, l’enfant autiste… est le reflet de sa conflictualité entre les mythologies familiale et culturelle dans lesquelles il est pris et, si je puis dire, son « mythe individuel » (pour reprendre la formule de Lacan) mais pas seulement du névrosé, du psychotique, du pervers, du surdoué. Le problème est bien que – quoi qu’on en pense et quel que soit l’âge – ce mythe est inconscient, préconscient, subconscient et qu’il doit se constituer dans la cure avec l’enfant, voire dans toute prise en charge.

Et là on ne comprend pas comment on peut faire, comment synthétiser les choses sans la présence quelque part d’un analyste.

Le problème est que l’inconscient (freudien) de l’enfant est en constitution. Déplacement et condensation, métaphore et métonymie sont à fleur de corps et de pensée. Il y a lieu par dessus tout de respecter la dimension des « jeux de l’enfant » qui signifient et mettent justement en acte, ce que Lacan avançait :

  • « le Père n’est pas le géniteur »,
  • que la thérapeute, « la Mère reste contaminer la femme » et la relation à l’autre pour « le petit d’homme » et pour la petite fille, la plonge souvent très tôt dans l’univers dit de la frérocité.

C’est que l’infans, l’enfant, l’ado sont les premiers passeurs des formations de Lacan :

  • « L’inconscient est la trace de ce qui opère pour la constitution du sujet » ;
  • « Le désir, c’est le désir de l’Autre ».

Tout enfant doit nous enseigner les virtualités de l’inconscient et non le contraire, même si se pose toujours la question, pas tellement de la suggestion, mais la question de la pédagogie.

Qu’est-ce que le « mythe individuel » ? C’est le fantasme ou la matrice qui permettra la constitution du fantasme et donc des symptômes.

Il n’y a pas de symptômes sans fantasmes, même s’il y a des fantasmes délirants. Pour en savoir plus, il faut vous reporter aux Études sur l’hystérie3 et en particulier à l’état hypnoïde amené par Breuer qui constitue une base de lancement pour ce « mythe individuel ». Mais Freud aboutit à l’idée de « double conscience », pas de « pleine conscience » qui semble bien à la mode.

Différents malentendus

C’est que le « malentendu » est complet autour des symptômes de l’enfant, entre ce dernier et son thérapeute. Je précise par rapport à l’étymologie : « Malentendu attesté en 1558 (1507 comme adjectif « malintentionné »), est formé avec mal, adverbe, et entendu au sens de « compris » ; le mot désigne une divergence d’interprétation entre des personnes qui croyaient s’être bien entendues sur le sens de certains faits ou propos, seul sens retenu (…) bien que malentendu désigne aussi (1600) le désaccord impliqué par cette divergence ; le mot s’emploie en particulier (1894) dans un contexte sentimental4. »

Alors, par rapport à notre « mythologie analytique » actuelle :

  • Premier malentendu : tout allait si bien, le transfert était en place, mais « nous nous sommes tant aimés » mais plus ou moins brutalement la relation d’objet se casse, l’enfant refuse à présent d’aller bien, après un premier temps où il s’était si bienscolarisé. Alors sa créativité va s’exprimer par sa singularité : que faire ? Analyser le malentendu.
  • Second malentendu : il y avait d’emblée de la non-communication, chacun dans le colloque singulier qui fait divergence. L’un propose un « jeu de l’oie » et l’enfant renverse le bureau. C’est la question du « non-rapport sexuel », il y a d’emblée un tiers menaçant, une divergence.
  • Mais il existe un troisième malentendu pour le sujet lui-même, c’est le cas que Freud évoque dans Psychopathologie de la vie quotidienne5, dans le chapitre « Méprises et maladresses ».

Comme exemple il raconte que sur son bureau « se trouvent déposés, toujours à la même place depuis des années et l’un à côté de l’autre, un marteau à réflexes et un diapason ». Alors qu’il était pressé pour prendre le train, il avait mis dans la poche de son pardessus le diapason au lieu du marteau. Le malentendu est inconscient.

Les associations que livre Freud :

  • c’est la précipitation ;
  • il avait examiné un « enfant idiot », qui ne lâchait pas le diapason.

« S’ensuivrait-il que je sois, moi aussi, un idiot ? (…) la première idée qui me vint à l’esprit à propos de « marteau » (Hammer) est : Chamer « âne » en hébreu). »

  • Association à propos d’une consultation qu’il devait faire où le diagnostic oscillait entre SEP (sclérose en plaques) et hystérie (voir aussi « Le rêve de l’injection faite à Irma6 »).

Son interprétation en ce qui concerne le malentendu entre marteau et diapason : « Imbécile, âne que tu es, fais bien attention cette fois et ne pose pas le diagnostic d’hystérie là où il s’agit d’une maladie incurable, comme cela t’est arrivé il y a quelques années dans la même localité chez ce pauvre homme ! »

Alors, pour faire un parallèle symptomatique, nous confondons souvent chez l’enfant le marteau avec le diapason !

Symptômes et malentendus

Dans un dialogue assez restreint entre Jacques Lacan et Jenny Aubry7, Lacan désigne deux rapports aux symptômes de l’enfant, ce qui me semble pertinent ; deux rapports aux symptômes pour lesquels la conduite par rapport au cercle familial doit être différente.

  • Les symptômes où c’est l’enfant qui fait symptôme des relations dans la famille. Alors, dans la pratique, les échanges avec les membres de la famille sont nécessaires.
  • Les symptômes dont l’enfant lui-même est porteur (phobie, obsession, conversion…) où se pose manifestement la question de la psychanalyse de l’enfant.

Je dirais que les choses sont le plus souvent tressées par ces deux pôles. Mais faut-il encore repérer un minimum les malentendus fondamentaux qui gouvernent la famille. La difficulté n’est pas de remettre en cause la validité des méandres du complexe d’Œdipe, ou du stade du miroir, ni de délirer sur le fait que nous serions dans une société sans mythes, mais d’articuler les choses par rapport à cette mythologie particulière articulée avec le « roman familial8 » et le discours ambiant, ainsi qu’avec la culture originelle et les langues dans lesquelles on a été pris. La créativité se fait au prix d’un repérage minimum.

Le Malentendu d’Albert Camus

On retrouve tout cela dans une pièce d’Albert Camus qui s’intitule Le Malentendu, pièce publiée à la suite de Caligula9. Le Malentendu s’étaye sur la dimension traumatique et tragique et sur une certaine lecture meurtrière et oublieuse du complexe d’Œdipe… en particulier celui du garçon. Je résume : c’est l’histoire d’un couple maudit, celui de la Mère et de sa fille Martha (Maria Casarès) qui exploitent une auberge dans un coin perdu et qui ont pris l’habitude, depuis la disparition du père, de tuer les voyageurs en deux temps, en leur faisant boire un thé anesthésiant, puis en les noyant dans un étang après les avoir pillés.

En parallèle vient à l’auberge – après vingt ans de disparition – le fils Jan qui, culpabilisé par sa fuite d’alors, voudrait leur donner du bonheur et de l’argent. Il arrive avec sa femme Maria qui l’aime et qui ne comprend pas sa démarche (1er malentendu) et qui finalement accepte de le laisser seul dans l’auberge.

Jan se présente – mais comme Goethe par rapport à Frédérique Brion10 – il avance voilé et ne dit rien de sa démarche. Et, physiquement, après tout ce temps, on ne le reconnaît plus (2e malentendu).

Jan essaie de parler à sa sœur, mais celle-ci ne veut rien savoir puisque on tue plus facilement quelqu’un que l’on ne connaît pas. La mère hésite, mais Martha arrive à la convaincre et suit la procédure habituelle, on l’endort avec le thé (la mère arrive trop tard) et on le jette à l’eau.

À la vue du passeport de Jan, la mère se fait de vifs reproches, qui occasionnent une violente dispute avec Martha, et se suicide ; la sœur Martha est pleine de haine pour son frère et pour sa mère, qui préfère le fils !

La dernière scène garde ce goût d’horreur puisque Maria vient voir Martha qui lui raconte par le menu l’assassinat. Martha est non seulement dans la haine mais aussi dans la frérocité. La dernière scène de la pièce signe le vide « existentiel ».

Le vieux, d’uns voix nette et ferme. « Vous m’avez appelé ? »

Maria, se tournant vers lui : « Oh, je ne sais pas ! Mais aidez-moi, car j’ai besoin qu’on m’aide. Ayez pitié et consentez à m’aider… »

Le vieux, de la même voix. : « Non ! »

Bien entendu ! Et malentendu

Enfant ou pas, il y a un malentendu fondamental qui est dû à l’attente différente des deux interlocuteurs de tout dialogue. De ce point de vue là, les positions dans une consultation ne sont pas symétriques. C’est cette non-symétrie qui est un malentendu qui doit être repris par les différentes techniques. On passe de la technique à la création, dès lors que l’on met en place la techne, c’est- à-dire l’art. Autrement dit, de pouvoir véritablement donner la parole à l’autre, quitte à ce qu’il ne parle pas. Jusqu’où est-on capable de ne pas rester dans les protocoles pour permettre des déviations, des déménagements, des circuits parallèles ? Mais il ne suffit pas de dénoncer les protocoles, même s’ils prennent de plus en plus de place. Un transfert négatif est aussi un transfert. Et il faut savoir que le transfert chez l’enfant ne se situe pas si souvent du côté du sujet-supposé-savoir. Le conflit des attentes (souvent aussi inconscientes) provoque de la haine et du contre- transfert.

À propos du malentendu, Albert Camus fait enseignement :

  1. Les traumatismes demeurent et l’individu tente toujours de les dénier (par exemple des parents divorcés).
  2. Le malentendu est que l’on n’entend pas la réalité de ce qui s’est passé. L’oubli est traître et on peut dénier le réel de l’autre.
  3. La position de la mère, mais aussi celles maternelles que l’on retrouve dans les situations thérapeutiques :
    • La mère est sous suggestion de son enfant : elle a tendance à en oublier la loi.
    • La mère ne peut pas entendre de la même manière fille et garçon.
    • La fonction père et mère n’a pas le même rapport au transgénérationnel.

Ce que dévoile Le Malentendu, c’est bien la pulsion de mort et son intrication ou non avec l’Éros. Retour au Malentendu (p. 247) :

Maria : « Sa mère et sa sœur étaient donc des criminelles ? » Martha : « Oui. »
Maria : toujours avec le même effort. « Aviez-vous appris déjà qu’il était votre frère ? »
Martha : « Si vous voulez le savoir, il y a eu malentendu. Et pour peu que vous connaissiez le monde, vous ne vous en étonnerez pas ».

Conclusion

Toute la question de la création et de la mise en place d’un espace de créativité au sein du CMPP est aussi une question autour de la sublimation ou du refoulement.

Mais comment fait-on ? Comment négocie-t-on la place qui nous est laissée par la mère primitive ?

  • Quelle était la position de Jocaste dans Œdipe-Roi ?
  • Et dans Le Malentendu, comment à certains moments oublier la jouissance maternelle ?

Bibliographie

J.-R. Freymann, L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Toulouse, Arcanes-érès, 2018.

J.-R. Freymann, Éloge de la perte, Arcanes-érès, 2006, réédition 2015.

J.-R. Freymann, Frères humains qui… Essai sur la frérocité, Arcanes-érès, 2003.

A. Camus, Caligula suivi de Le Malentendu, Gallimard, coll. « Livre de poche », 1958.

S. Freud, « Reprises et maladresses », Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot.

J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.

M. Safouan, Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Le Seuil, 1988.

1 M. Safouan, Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Le Seuil, 1988.

3 S. Freud ; J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 1956.

5 S. Freud (1901), « Méprises et maladresses », dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 189-190.

7 J. Lacan, Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001.

8 Voir S. Freud (1909), « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1997.

9 A. Camus, Caligula suivi de Le Malentendu, Paris, Gallimard, coll. « Livre de poche », 1958.

10 J. Lacan (1953), « Le mythe individuel du névrosé », Ornicar ? n°17-18, Paris, 1979.

La connaissance paranoïaque – Ses rapports au savoir scientifique

Intervention de Nicolas Janel lors de la formation APERTURA « Approche psychanalytique des nouveaux diagnostics » qui a eu lieu le 6 Juin 2018.

En programmant ce thème, il y a environ un an maintenant, l’idée était pour moi de ré-introduire une certaine ouverture par rapport à ce que je constatais dans mon cabinet : un afflux de patients se présentant avec de nouvelles étiquettes diagnostiques. Par exemple, des patients étant en « burn-out », en réaction à une certaine surcharge au travail. Certains se disaient plutôt, au contraire, en « bore-out ». Cette fois-ci en raison d’un certain ennui au travail, souvent dans un contexte de mise au placard, occasionnant un certain désœuvrement. D’autres patients se présentaient comme « bipolaires », en raison de variations de leur humeur attribuées souvent à une cause génétique. Enfin, dernier exemple d’étiquette rencontrée fréquemment : « le syndrome de stress post-traumatique ». Dans ce cas les patients se présentaient comme ayant subi un choc qu’ils n’arrivaient pas à dépasser mais qui se traiterait, selon certains médias, par bêtabloquants ou par amphétamines…

Il s’agit d’étiquettes diagnostiques qui viennent d’un certain discours courant qui dépasse même le DSM. Comme on l’avait évoqué lors de la dernière journée de formation APERTURA, le discours courant apporte un bain à partir duquel les gens ont tout intérêt à se positionner. Or, à chaque fois ici, la cause des maux, comme la guérison, est attribuée à une cause extérieure. Cela fait partie de ce bain-là. Ce qui anesthésie d’autant plus les individus qui y baignent. Car cela dénie notre part d’implication et notre part de souveraineté dans ce qui nous arrive. Cette aliénation du sujet dans une étiquette diagnostique figée exclut toute possibilité de mobilisation psychique vers ce qui serait justement la guérison.

Or, et là je reprends l’argument de cette journée, « Sigmund Freud avait apporté une approche radicalement différente, en considérant le symptôme, non plus comme le signe d’une maladie à éradiquer, mais comme l’expression d’un conflit inconscient venant dire quelque chose d’un sujet.

Poursuivant, Jacques Lacan avait d’abord repéré dans le symptôme un désir de reconnaissance refoulé. Plus tardivement, il avait articulé le symptôme, en tant qu’effet de structure, aux trois registres que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire. »

Une approche analytique actualisée, au « goût du jour » si je puis dire, c’est-à-dire en confrontation avec les nouvelles étiquettes apportées par les patients eux-mêmes dans notre pratiques : « burn-out », « bore-out », « PTSD», « bipolaires », « TDHA », « précoce intellectuel », « borderline » etc. me semblait alors essentielle. C’est la question de l’argumentaire de cette journée : « comment restituer à l’être parlant une place pour sa singularité ? » J’espère qu’on parviendra à y répondre tout au long de cette journée.

Pour cela, il y a quelque chose que j’ai voulu creusé. Je l’avais déjà un peu étudié lors de ma thèse de psychiatrie. Dans celle-ci, j’avais essayé de trouver quelques places possibles pour la psychanalyse, aujourd’hui en psychiatrie. Il y avait avant tout une place dans la pratique, mais concernant l’épistémologie, concernant le savoir scientifique, j’avais relevé un apport de la psychanalyse qui me semble aujourd’hui majeur. Il s’agit de l’apport de Lacan concernant l’accès de l’humain à la connaissance, c’est- à-dire ce qui, à mon sens, est à la base de l’épistémologie, ce qui sous-tend le savoir scientifique, ce qui en détermine sa constitution. Lacan montre comment cela se produit chez chacun, à partir de la constitution de notre propre image. Je vais le détailler à partir de son texte sur le stade du miroir, en faisant aussi quelques références au schéma optique, mais je vous donne tout de suite une citation du séminaire X sur l’angoisse : « La dimension du sujet supposé transparent dans son propre acte de connaissance ne commence qu’à partir de l’appréhension de son corps, qu’il essaye de cerner lors du stade du miroir, à savoir l’image du corps propre, pour autant que, devant elle, le sujet a le sentiment jubilatoire d’être en effet devant un objet qui le rend, lui sujet, a lui-même transparent. L’extension à toute espèce de connaissance de cette illusion de la conscience est motivée par ceci, que l’objet de la connaissance est construit, modelé, à l’image du rapport à l’image spéculaire2. » Cela conditionne chez l’humain une modalité de connaissance que Lacan qualifie de paranoïaque : La connaissance paranoïaque ! Je crois que Lacan a apporté avec ça quelque chose d’énorme, permettant de comprendre pourquoi le savoir cherche toujours à s’unifier dans une pleine connaissance, unitaire et figée, qui concernerait uniquement le réel. C’est exactement comme cela que se constitue notre image spéculaire, ce qu’illustre le stade du miroir. Je m’explique. Chez Lacan3, le stade du miroir correspond à cette expérience qui structure chez l’enfant l’appréhension de son propre corps, à travers un miroir et par identification de la part d’un Autre, un de ses parents par exemple. Il s’agit d’un moment de reconnaissance, témoignée par une grande jubilation chez l’enfant, face à son image reflétée sur le miroir. L’enfant reçoit par là une forme unitaire, une unité de son corps, alors que du point de vue de sa maturation physiologique, il n’a pas encore une maîtrise sur la coordination motrice.

En effet, l’être humain naît immature, dans un état de dépendance, d’impuissance motrice et posturale, d’incoordination des fonctions, de discordance des pulsions. Louis Bolk parle de néoténie pour qualifier cet aspect d’immaturité à la naissance.

L’enfant est alors sans capacité aucune de concevoir son corps comme « un », c’est-à- dire comme une unité. Cette unification passera alors, de manière anticipée, par l’image reflétée sur le miroir. L’enfant anticipe ainsi une unité corporelle dont il n’a pas encore les moyens physiologiques de maîtriser.

Dans ce processus, c’est par un Autre, sa mère par exemple, que l’enfant est identifié. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas que l’enfant se voit dans le miroir, il faut aussi qu’il se retourne vers sa mère qui est présente à côté de lui, et il faut que celle-ci lui confirme que l’image reflétée dans le miroir, qui est devant eux, « c’est bien lui » ! Elle l’identifie.

De dire que l’image reflétée dans le miroir, « c’est lui », l’enfant – vous entendez tout de suite le leurre constitutionnel dans lequel on est tous pris. Car il ne s’agit que d’une image, inversée en plus ! Je vous renvoie au tableau de Magritte intitulé La trahison des images4. Cette peinture représente une pipe, accompagnée de la légende suivante : « Ceci n’est pas une pipe. » Cette peinture illustre bien le leurre que produit la confusion entre l’image et l’objet lui-même. Car il ne s’agit aucunement de l’objet. Magritte précise qu’effectivement, ça ne reste qu’une image de pipe qu’on ne peut ni bourrer, ni fumer, comme on le ferait avec une vraie pipe !

Il y a donc un premier leurre avec la prise dans l’image du stade du miroir. C’est même pire qu’avec la pipe, puisque pour le corps, c’est sur un fond réel morcelé qu’une image inversée est assumée comme totalité. Et cela se fait sur un mode anticipatoire. Ce caractère anticipatoire comporte un mouvement de décalage, à la fois temporel et spatial, entre l’impuissance réelle du corps comme corps morcelé, et son anticipation comme totalité virtuelle dans l’image.

Et ce n’est pas tout. La dialectique de l’identification spéculaire ne s’achève pas là. Car ce leurre, ce reflet identifié comme étant l’enfant, l’Autre l’identifie en le parlant. L’image réfléchie va être ainsi arbitrairement authentifiée à partir du désir inconscient de l’Autre et grâce à la saisie langagière qui y sera articulée. Ainsi, l’Autre représentera l’instance symbolique des mots, des signifiants. C’est ce que représente le miroir plan du schéma optique que je ne détaille pas.

Il y a donc aussi le mur du langage qui s’édifie en travers du réel. Au-delà du leurre de l’imaginaire que j’ai décrit précédemment, il y a donc aussi celui des symboles, des signifiants.

Dans l’appréhension de son corps, il y a donc au moins deux biais pour l’humain : un biais imaginaire lié à l’image réel ; et un biais symbolique, lié à la saisie langagière de l’image par l’Autre qui identifie l’enfant. Par rapport au réel, l’image spéculaire est comme une illusion au second degré qui fixe l’enfant dans un aspect instantané de l’image. Le moi est une illusion au carré de réel5.

L’importance de tout cela par rapport à la connaissance, et par rapport à la constitution du savoir sur le monde, c’est que cette image spéculaire donne le modèle selon lequel le sujet va identifier dans la réalité tous les objets. Lacan qualifie pour cette raison l’expérience du stade du miroir de « temps essentiel de l’acte d’intelligence6 ». L’unité, la permanence des objets, trouve dans l’identification de la forme spéculaire leur forme première et typique. Tout le registre de la reconnaissance, tout ce que nous pouvons connaître, est fondamentalement articulé à cette image. C’est autour de l’ombre de notre propre moi que se structureront tous les objets de notre monde. Ils auront tous un caractère fondamentalement anthropomorphique, « égomorphique » nous dit même Stéphane Thibierge7.

Autrement dit, la connaissance du monde se superpose à la forme où le moi reçoit la constitution de ses objets sur le modèle de la sienne propre. C’est cette forme qui détermine les conditions les plus générales du registre de la connaissance, à savoir tout ce qui se présente au sujet de l’ordre du sensible en général, auquel il adhère, c’est-à-dire à partir de quoi il reçoit un sens, et que ce sens s’intègre d’emblée et sans bruit dans son expérience.

Pour le dire encore autrement, l’image spéculaire qui nous aliène est le seuil de notre appréhension du monde. C’est par cette première forme, notre forme corporelle, que notre monde prend forme. Toute connaissance des choses passera alors par cet aspect instantané de l’image. Comme déjà mentionné, c’est ce que Lacan qualifie de connaissance paranoïaque. « Paranoïaque », car la constitution de cette identité rigide et aliénante, par laquelle nous somme identifiés par l’Autre, possède d’emblée une dimension intrusive et menaçante pour l’humain. Charles Melman8 nous dit : « L’enfant rencontre son image dans le miroir avec ce mouvement qui consisterait à le mettre sous le signe du « c’est ça ! ». À ce qui pouvait, entre autres l’interroger, comme désir énigmatique de la mère, un premier élément de réponse lui serait fourni dans le miroir sous les traits du « le voilà ! c’est ça ! ». Or il semblerait que la rencontre du « c’est ça ! » (…) ne puisse qu’entraîner un phénomène de stase, d’arrêt, de clôture, dans le jeu des signifiants, puisque, si ce jeu des signifiants pouvait présenter quelque énigme, il a trouvé là, dans le miroir, sa réponse. Ce qui restait énigmatique comme signification est là soudainement résolu : « C’est ça ! » Voilà ! Donc du même coup, cette dimension paranoïaque prend effet de tout ce qui est identifié comme étant la mise en évidence de ce qui serait enfin la vraie cause : c’est ça, je sais que c’est ça ! »….

Je sais que c’est tel diagnostic, je sais que c’est tel neurotransmetteur, je sais que c’est tel gène, telle altération… C’est ça puisque je le vois sur l’IRM ! Et donc ce que je me permets de repérer comme moment de clôture, de fermeture, d’arrêt : eh bien, je m’arrête là ! Je ne veux plus entendre autre chose.

La connaissance est figée dans le registre de l’unité, de la complétude, où la question du manque est scotomisée.

Cela serait à la base du scientisme qui correspond justement en une croyance où « la science décrirait « vraiment » le monde tel qu’il est » ! Il s’agit là d’une vision du monde, selon laquelle la science expérimentale aurait priorité absolue par rapport aux autres références, qu’elles soient traditionnelles, qu’elles relèvent du vécu, des coutumes ou des religions… Il n’y a là pas de place pour l’« orthodoxa », c’est-à-dire pour « l’opinion vrai » dont parlait Lacan et sur laquelle je reviendrai tout à l’heure. Le scientisme organise scientifiquement l’humanité, avec une confiance totale dans l’application des principes et méthodes de la science moderne dans tous les domaines.

Avec son article sur le stade du miroir, Lacan balaie en quelques phrases tout ça. Je le cite : « L’expérience psychanalytique relativise cette conception du moi comme centré sur le système perception-conscience, comme organisé par le « principe de réalité » où se formule le préjugé scientiste le plus contraire à la dialectique de la connaissance, pour nous indiquer de partir de la fonction de méconnaissance qui le caractérise. »

Plutôt que de « connaissance paranoïaque », on peut même parler d’une « mé- connaissance paranoïaque », qui serait à la base de tout pré-jugé scientiste. Le « mé » de mé- connaissance venant bien entendu reprendre le moi du stade du miroir.

Aussi, il est à noter au passage, qu’en dénonçant le système perception-conscience, Lacan s’oppose « à toute philosophie issue directement du cogito. » L’expérience du stade du miroir contredit la fameuse formule « je pense donc je suis » à partir de laquelle Descartes a tenté de refonder toute la connaissance.

En conclusion, on peut retenir qu’avec le stade du miroir, Lacan permet de saisir pourquoi le savoir vise un absolu qui serait ce moment où la totalité du discours scientifique se fermerait sur elle-même, dans une non-contradiction parfaite, comme si ce discours était un réel sans contradiction. Il ne s’agit en fait que d’une illusion de réel au carré, se construisant à la manière de l’identification spéculaire. Concernant l’étude de l’humain, on croit qu’il n’y a que du réel, qu’on approcherait sans contradiction. On oublie les registres imaginaire et symbolique, en restant pourtant englué en plein dedans. On les dénie, en ignorant qu’ils sont aussi constituants pour l’humain. Concevoir un savoir unitaire sur l’humain est un leurre. Ce leurre provient de notre manière de nous être constitués, à partir de l’unification de notre image.

La cure analytique témoigne qu’à l’échelle individuelle, il est possible de dépasser cela. La forme pleine du moi, où le manque est scotomisé, garde des failles propices à la relance symbolique.

Pour le symbolique, le piège réside ensuite dans un « au-delà du principe de plaisir ». Autrement dit, il y a également un risque de fixation pour le symbolique : un risque de prise dans la compulsion de répétition. La compulsion de répétition qui est inhérente à la pulsion de mort, et qui viendrait boucler le symbolique sur lui-même, dans la répétition d’un savoir lié par une cohérence formelle, précisément !

Les formes de liaisons propres au scientisme, comme à l’épistémè, correspondent justement à un savoir lié par une cohérence formelle. Or, l’épistémè, le savoir de la science, ne peut pas recouvrir toute expérience humaine. Si une partie de l’expérience humaine est recouverte par un savoir caractérisé par des connexions liées, stables, fixes, ça ne suffit pas pour appréhender la vérité de l’inconscient. On ne peut se suffire de coller la vérité au savoir. Une faille est donc aussi à préserver dans le savoir, toujours en se méfiant d’entrer dans un état d’attente d’une totalisation future. S’interroger sur une totalisation future du savoir nous ferait retomber dans la question d’une pleine cohérence formelle.

C’est en particulier le grand piège des nosographies. La présentation du DSM me semble fonctionner exactement comme cela. Même si cette classification se dédouane de toute recherche de causalité, en apparaissant bien construite, scientifique dans ces aspects, elle décrit des comportements comme s’il s’agissait d’un réel. À la manière du moi, il s’agit en fait d’un leurre qui dénie les autres registres, pourtant constitutifs du « parlêtre », que sont l’imaginaire et le symbolique.

Il est donc important de repérer ce leurre pour éviter à nos patients de s’y fixer. Le terrain de l’orthodoxa, qu’on traduit par « l’opinion vraie » et que Lacan reprend dans le séminaire II, à partir du Menon de Platon, maintient quant à elle la question de la faille. Dans le Ménon, Socrate démontre que l’opinion vraie peut être un guide aussi bien fiable que la science, concernant les actions humaines. La différence entre les deux, c’est que l’opinion vraie est déliée et instable, elle est en deçà du savoir ; elle peut le précéder, mais elle ne coïncide pas avec le savoir.

L’opinion vraie se différencie du savoir qui, lui, est coupé de sa vérité naissante. Plus nous en savons, plus les risques sont grands de retomber dans un savoir qui méconnaîtrait son propre sens, qui serait dénoué de la vérité naissante de la parole et de ses effets dans le lien social.

L’othodoxa sépare le plan de la vérité du plan du savoir. Elle concerne davantage l’expérience humaine dans ses rapports avec l’acte où la vérité est créatrice. Son raisonnement suit d’autres façons de procéder : par hypothèses, elle tient compte de la particularité et de l’existence. Elle concerne le champ que le politicien ne peut ignorer, étant lui-même toujours confronté à l’acte. Le plan de l’orthodoxa est celui auquel le psychanalyste doit non seulement s’intéresser mais aussi bien sur lequel s’entraîner. Il est celui qui coïncide le plus avec la pratique psychanalytique. Ce qui ne veut pas dire que le plan du savoir lui est complètement étranger, mais il doit savoir que ce n’est pas la dimension dans laquelle il opère : « Tout ce qu’on vous enseigne sous une forme plus ou moins pré-digérée dans les prétendus instituts de psychanalyse , stade sadique, anal, etc., tous ça est bien entendu fort utile, surtout à des gens qui ne sont pas analystes. Il serait stupide qu’un psychanalyste les néglige systématiquement, mais il faut qu’il sache que ce n’est pas la dimension dans laquelle il opère. Il doit se former, s’assoupir dans un autre domaine que celui où se sédimente, où se dépose ce qui dans son expérience se forme peu à peu de savoir9 ».

Ainsi, dans notre pratique, nous sommes davantage concernés par le savoir inconscient qui est un savoir qui reste noué à la parole du sujet. Le sujet y accède par son dire lors d’un échange symbolique avec un (A)utre, en prenant la responsabilité des actes qu’il est amené à poser et qui vont faire événement après coup dans son existence.

  1. Intervention APERTURA 06/06/2018
  2. J. Lacan, Le séminaire livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.
  3. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique (1949) », Communication faite au XVIe Congrès international de psychanalyse, à Zurich, le 17 juillet 1949, dans Ecrits, Seuil, 1999 (1966).
  4. R. Magritte, La Trahison des images, 1928–1929, huile sur toile, 59 × 65; musée d’art du comté de Los Angeles, à voir aussi au musée d’art moderne de Bruxelles.
  5. J.-M. Jadin, La structure inconsciente de l’angoisse, Toulouse, Arcanes-érès, 2017, p.62-68.
  6. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique (1949) », Écrits, op. cit.
  7. S. Thieber, L’image et le double. et L’identification spéculaire.
  8. C. Melman, Les Paranoïas, érès, coll. « Poche-Psychanalyse », 2014.
  9. J. Lacan, Le Séminaire, Livre II (1954-1955), Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Paris, Le Seuil, 1978, p. 30.

Lecture et présentation de « L’inconscient pour quoi faire ? » de Jean-Richard Freymann

 

L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Editions Arcanes-érès, 2018.

Voici un livre qui pourrait bien en appeler d’autres. Jean-Richard Freymann a bien choisi son titre : L’inconscient c’est pour quoi faire ?, en ajoutant en sous- titre « Introduction à la clinique psychanalytique ». Après l’avoir reposé, lecture faite, j’ai eu envie de prendre l’auteur au mot et de lui demander de poursuivre.

Voilà en effet un petit ouvrage qui vient nous rappeler que la clinique est lecture, qu’elle se fait dans l’interlocution avec un autre et qu’elle nécessite un rapport au savoir qui dépasse de loin toute application technique d’un canevas de signes du type QCM. « Clinique psychanalytique », dit l’auteur. J’ajouterais encore plus directement : « psychiatrie lacanienne » car, en effet, en reprenant les écrits freudiens, en continuant l’élaboration de ses concepts, Lacan a poursuivi la recherche en psychanalyse, mais n’a jamais renié ses références psychiatriques, mais au contraire, dans ses présentations de malades, il a fait œuvre d’enseignement clinique. Il en était de même avec Lucien Israël à Strasbourg. Marcel Czermak, Jean-Richard Freymann, Michel Patris et d’autres encore, ont continué cette tradition et ont formé des praticiens qui continuent de garder les repères de la lecture clinique classique qui donne une place à la question du sujet et du transfert. Ce livre en témoigne.

Jean-Richard Freymann a pris soin de confronter cette lecture avec ce que propose le dernier DSM. Car, hélas, comme le fait remarquer très justement, mais un peu tard, Allan Frances1, qui n’est pas étranger à la dérive de la classification américaine actuelle, avec le DSM V, on se découvre en un quart d’heure affecté d’un nombre invraisemblable de troubles grâce à ce petit trésor de signes pathologiques, alors qu’on se croyait à peu près « normal » jusqu’alors. Parce que c’est de norme qu’il s’agit dans la psychiatrie actuelle, d’un traitement social ou médicamenteux de ce qui la trouble de loin ou de près. Non seulement de norme, mais également de « gestion ». Toute la santé a été revisitée avec les critères de la gestion d’entreprise, transformant les offres de soin en offres de service, et les patients, en usagers. Inutile de faire remarquer qu’ainsi, le temps pour comprendre, le temps pour faire advenir du sujet, est comptabilisé. Après tout, pourquoi la santé ne rapporterait-elle pas des profits ?

Nous avons besoin que la lecture d’une clinique digne de ce nom soit poursuivie et qu’on continue à y faire une place à la psychanalyse comme outil de repérage efficient. Jean- Richard Freymann le fait et je voudrais le prendre au mot pour exprimer le vœu que cela ne soit qu’une introduction avec les indications des différents chapitres d’un véritable manuel, à mettre entre les mains de tout clinicien, psychiatre, psychologue, infirmier et autres professions paramédicales concernées par le travail dans le domaine de la santé mentale. Georges Lantéri-Laura, en son temps, avait souligné qu’avec les deux derniers DSM, nous changions de paradigme en psychiatrie, tout en précisant qu’il lui était plus difficile d’en dessiner les contours, puisqu’on se trouvait à l’intérieur de celui-ci2. On est à la fin des années 90 lorsque Georges Lantéri-Laura écrit son ouvrage. Depuis 20 ans, les choses se sont précisées. Avec les deux derniers DSM, on est entré résolument dans l’ère des théories physico-chimique et mécanistique (neuronale) des conduites3. La réponse est à la mesure : médicamenteuse, cognitiviste, comportementale, selon. La pratique psychiatrique y a perdu sa pertinence, pour ne pas dire, son âme. Dans son remarquable ouvrage, Georges Lantéri- Laura rappelle que pendant deux siècles, la médecine a tenté d’élaborer un modèle de lecture des signes permettant par leur corrélation et une lecture différentielle d’avec d’autres signes, de nommer, classifier et diagnostiquer, les signes, les symptômes, les syndromes, et enfin, la, les maladies mentales. Les derniers DSM ont mis fin à ce travail extrêmement méticuleux pour ordonner l’ensemble du spectre de la maladie mentale en des milliers de signes. Michel Patris les appelle des « critères confettis »4. C’est bien vu. Ce qui en résulte est le traitement social. Exit la psychiatrie au bénéfice de la chimiatrie. La psychothérapie, c’est bien trop long, pas rentable, pour ne pas dire, ringard. Troubles aujourd’hui, humeurs du temps des Grecs et possession démoniaque au Moyen Age. Nous avons pu suivre l’histoire de la maladie mentale en miroir avec l’esprit d’une époque. Il est alors inquiétant de voir qu’à notre époque, la notion de sujet disparaisse et qu’à sa place vienne le dénominateur le plus petit : l’homme réduit à son cerveau, ses synapses. L’homme machine, concurrencé par l’ordinateur et les algorithmes. Une lecture simpliste qui n’a d’égal que l’amollissement de la pensée. Les vrais malades mentaux, comme le constate Allan Frances, sont terriblement négligés5. Bon, il n’y est pas pour rien !

S’agit-il de fabriquer des patients par millions avec des diagnostics clés en mains permettant aux laboratoires pharmaceutiques de se « pourlécher les babines », comme le dénonce, un peu évidemment, Allan Frances6 ou s’agit-il d’écouter un sujet particulier souffrant de symptômes dont il s’agit de tenir compte dans une prise en charge lui permettant de vivre avec ses difficultés, avec un accompagnement approprié ? Jean-Richard Freymann le souligne : à force de répondre à la demande, on fabrique une obturation, « une névrose dépassée » selon les mots de Lucien Israël7. Internet faisant le reste, tout un chacun peut maintenant se procurer son diagnostic, ready made. On se passerait presque du psychiatre.

Le livre de Jean-Richard Freymann nous rafraîchit la mémoire, en tout cas pour ceux qui ont encore eu la chance d’avoir été formés par des cliniciens rompus au véritable travail clinique. Les grandes catégories structurales de la névrose et de la psychose retrouvent leur place dans cet ouvrage, et avec elles les possibles repérages de leur particularité. Il nous rappelle les grands entités nosographiques qui ont marqué l’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, reprenant tour à tour, l’hystérie, grâce à laquelle Freud a découvert la psychanalyse, la paranoïa, entité clé de la recherche lacanienne, la schizophrénie, dont la description minutieuse a donné lieu à un ouvrage magistral sous la plume d’Eugen Bleuler que presque personne ne lit aujourd’hui. 600 pages, c’est bien trop long ! Une place très intéressante est donnée, dans un chapitre rédigé par Michel Patris, à la notion de limite, les personnalités « border-line », issue de courants, dérivés au sens propre et au sens figuré, de la psychanalyse, faisant leur le fourre-tout de la difficulté dite « narcissique » si incommode à cerner.

En premier lieu, bien entendu, vient l’hystérie. Jean-Richard Freymann rétablit le lien avec les premiers travaux de Freud. L’hystérie, empêcheuse de tourner en rond, si flamboyante du temps de Freud, a été bannie des tablettes du DSM V pour être émiettée en des tas de troubles plus ou moins disruptifs ou bipolaires, d’angoisse, somatiques, et cætera. Il est vrai que cela correspond mieux aux molécules récentes. Mais avec le bannissement de l’hystérie, le « pas de côté » les « pas-de-sens » que Lacan développe longuement dans le séminaire V et le pas-sans8 ont disparu. Pour autant, peut-on dire que l’hystérie a disparu ? Jean-Richard Freymann souligne la fermeture aux symptômes de l’hystérie, à l’heure actuelle, qui pourtant continue d’exister, mais plus comme phénoménologiquement déjà-là. Il s’agit de la provoquer dans le travail thérapeutique pour recréer l’écart qui permet seulement de l’aborder9. La psychanalyse a son mot à dire, si on voulait bien lui accorder un autre statut que celui d’un langage hermétique à usage de quelques initiés… qui d’ailleurs sont largement fautifs dans le discrédit dont elle souffre à l’heure actuelle. Elle pourrait relever la place particulière réservée au désir à l’époque actuelle, à la réduction du temps pour faire advenir, à l’immédiateté et à la surenchère de la demande, au comblement du manque par l’objet fétichisé. Pas de doute, le désir de « la belle bouchère » est d’un autre siècle. Jean-Richard Freymann rappelle la notion de « névrose dépassée » utilisée par Lucien Israël pour caractériser le résultat d’une demande systématiquement obturée10.

Et la phobie alors ? Là encore, Jean-Richard Freymann nous rappelle les travaux fondateurs de Freud, tournant autour de la question œdipienne, leur reprise par Lacan pour introduire l’enjeu de l’objet. Étant donné le sort réservé à la frustration à l’heure actuelle, pas étonnant que, notamment chez les enfants, comme par hasard, les phobies de toutes sortes flambent. Soignée obsessionnellement par conditionnement à l’heure actuelle, elle reste la voie royale pourtant à la question de l’angoisse. Encore faut-il, là encore, admettre que la psychanalyse ait quelques biscuits dans sa poche en la matière.

Et la névrose obsessionnelle alors ? Jean-Richard Freymann nous rappelle qu’elle est loin de se réduire aux TOCs et qu’en faisant des exercices, on ne fait guère plus que chasser un clou avec un autre. On reste dans la substitution. Oui, pourquoi pas, à condition que le malade en question ait le temps de déplier en parole ce que cela lui fait de devoir mettre en place un contre-feu. Que la névrose obsessionnelle ait un rapport avec l’histoire d’un sujet est passé sous silence et étouffé. Se prendre le temps d’écouter permettrait pourtant au patient de parler des craintes liées aux rituels propitiatoires et, au passage, au praticien, de faire le différentiel avec une psychose avérée. Oui, en fait, cela permettrait de repérer ce qui dans l’obsession n’est pas « médiation sexuelle, mais médiation avec la mort elle-même »11.

Et la paranoïa ? Disparue du DSM. Enfin, réduite à une demi-page dans la rubrique des troubles de la personnalité. Oublié Schreber, oublié le cas Aimée de la thèse de Lacan. À croire que la paranoïa pullule tellement dans notre société et dans les différentes sphères de pouvoir en particulier, qu’on ne la voit même plus. On s’y habitue. Oublié le travail de reprise que faisait Lacan de la situation de projection dont parle Freud et dans laquelle sujet et autre se trouvent être interchangeables dans une réciprocité interprétative. Jean-Richard Freymann nous en rafraîchit la mémoire dans « les déclinaisons de l’Amour ».

Un chapitre est consacré à la schizophrénie. En effet, le DSM l’a maintenue, la traitant dans une dimension de spectre, comme il le fait pour l’autisme. Jean-Richard Freymann nous rappelle le travail remarquable de Bleuler qui, loin d’être un catalogue des signes, est une tentative unique d’ordonner ce qui, dans le discours constitué du malade, relève du trouble de l’articulation de la pensée, et qui ne se résume de loin pas à la bizarrerie que retient le DSM12. L’auteur nous rappelle aussi la grande différence qu’il y a entre les troubles schizophréniques, qui affectent les processus primaires, et la névrose, qui affecte les processus secondaires13. Combien d’entre les jeunes internes en psychiatrie, combien d’étudiants en psychologie, lisent encore ces ouvrages nés il y a un siècle ? N’oublions pas que Bleuler et Freud correspondaient ensemble à l’époque, et que leurs élaborations respectives se faisaient en parallèle. Le premier avait à sa disposition un champ d’observation de la pathologie mentale que le contexte politique de l’époque interdisait au second. Lacan, pour sa part, rechignait à utiliser le terme de schizophrénie. Ses héritiers en font autant, pour souligner davantage la richesse de la symptomatologie psychotique qui est loin d’avoir été épuisée.

Un chapitre entier est consacré à la question de l’état-limite, la « borderline » et nous rappelle, que cette notion est née outre-Atlantique dans un contexte résolument critique par rapport aux limites de la cure analytique classique. Sous la plume de Michel Patris, nous revisitons le remaniement de la théorie psychanalytique au bénéfice de troubles narcissiques de toute sorte, permettant d’y masquer la vraie question de l’instabilité de toute nosographie, susceptible toujours d’être révisée. Pour sûr, dans le concert des « développements personnels » et autres « coachings », ce mirage fourre-tout des petits et grands soucis narcissiques ressemble plus au bestiaire de Prévert qu’à une véritable nosographie14. Il souligne combien ces dénominations actuelles, et les effets qu’elles produisent, sont une sorte de mirage niant notre intolérance à ce qui vient, justement, déborder notre névrose ordinaire15. J’ajouterais volontiers que l’« état limite » est surtout notre propre limite de praticiens à différencier les structures dans certaines manifestations complexes.

Tous ces chapitres se suivent dans une logique de démonstration. Les entités nosographiques continuent de nourrir la réflexion clinique et permettent un repérage des articulations dialectiques entre le désir du sujet, le désir de l’Autre, le désir du désir de l’Autre, le transfert. Une simple lecture, ou collecte, des signes n’a encore jamais fait effet thérapeutique. Quelle logique permet alors qu’« autre chose » puisse se faire jour dans le travail avec un sujet ? Les derniers chapitres tentent de montrer quelle place occupe la répétition névrotique, à opposer à la question de l’automatisme mental dans la psychose. Jean-Richard Freymann rappelle l’importance de la question du délire versus le fantasme, voire leur articulation, dans le déclenchement des psychoses. Il reprend la formule saisissante de Marcel Czermak, disant que le moment fécond dans la genèse de la bouffée délirante est le moment où le sujet rencontre, dans le réel, un élément de son fantasme16.

Ce livre est une mine. Plutôt, ce livre annonce une mine d’éléments que tout clinicien devrait travailler avant même de s’autoriser à une quelconque pratique. Annoncer une mine est un défi que je souhaiterais lancer à l’auteur : qu’il continue, en dépliant un à un ces éléments d’expression de la structure, chacun nourri par des exemples cliniques qui doivent servir d’enseignement, pour permettre aux jeunes praticiens de se familiariser avec un outil de lecture efficient. Oui, la psychiatrie lacanienne existe et elle a besoin d’un manuel digne de ce nom !

 

 

1 A. Frances, Sommes-nous tous des malades mentaux ? Le normal et le pathologique, Odile Jacob, 2013, p.22.

2 G. Lantéri-Laura, Essai sur les Paradigmes de la Psychiatrie Moderne, éditions du Temps, 1998, p.212.

3 J.P. Lebrun, M. Crommelinck, Un cerveau Pensant : entre plasticité et stabilité, psychanalyse et neuro- sciences, érès, coll. « Humus entretiens », 2017, p.14.

4 J.-R. Freymann, L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Arcanes-érès, 2018, (ici, Michel Patris, p.78).

5 A. Frances, Sommes-nous tous des malades mentaux ? op. cit., p.20.

6 Ibid., p.18.

7 J.R. Freymann, op. cit., p.25.

8 Ibid., p.25.

9 Ibid., p.19.

10 Ibid., p.25.

11 Ibid., p.51.

12 Ibid., p.64.

13 Ibid., p.69.

14 Ibid., ici Michel Patris, p.78.

15 Ibid., p.83.

16 Ibid., p.110.

Séminaire de Lacan « Le sinthome » (Livre XXIII) – Commentaire des leçons des 9 et 16 mars 1976

Dans le cadre du séminaire « Apports de Lacan au champ psychanalytique », animé par Martine Chessari autour de la lecture de : Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome.

1. Le sinthome, leçons des 9 et 16 mars 1976

« Ce qui est important, c’est le réel1. » La manipulation de la chaîne borroméenne à trois ronds amène Lacan à modifier l’agencement RSI privilégié jusque-là et selon lequel le sens provient de la rencontre, de la copulation entre le symbolique et l’imaginaire. Or le changement d’orientation du rond bleu (celui du réel) produit à lui seul la disjonction en deux nœuds différents, alors que la seule permutation de couleur des ronds S et I ne révèle pas de différence nouvelle, pas de sens nouveau. Le réel serait-il pourvoyeur de sens ?

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De la chaîne à trois ronds, nous avons déjà vu comment glisser au nœud de trèfle à trois couleurs par épissure, par mise en continuité des trois consistances R, S et I (la psychose).

Mais, sans la modifier, il est possible de la représenter « dans l’espace », sous forme d’une pseudo-sphère armillaire (p.109). Une éversion (retournement de l’intérieur vers l’extérieur) de la pseudo-sphère armillaire devient alors imaginable et laisse deviner qu’au résultat, c’est le rond vert qui passe dans le bleu, et le bleu dans le rouge. La possibilité d’un tel retournement (qui existe aussi pour une « vraie sphère ») montre que le rond ne symbolise pas l’idée de tout, que dans un cercle il y a un trou mettant en relation son intérieur et son extérieur et donc qu’il ne peut pas contenir ni retenir un objet (contrairement à ce que suggère sa représentation « fermée » en géométrie euclidienne). Antiochius n’est retenu dans le cercle que par la parole de Popilius !

Au passage, le rappel de « la femme [qui] n’est pas toute. Cela veut dire que les femmes ne constituent qu’un ensemble2 » se renforce de la distinction, en mathématique, entre :

  • des objets ou éléments rassemblés – mais non contenus – par un ovale symbolisant l’ensemble (ici l’ensemble des femmes, dont aucune ne peut être LA femme, représentante de toutes les autres) et
  • des objets liés par une relation de similitude ou d’équivalence, par exemple « ceux qui n’échappent en rien à la fonction phallique ». Ils sont équivalents au regard de ce critère et forment une classe d’équivalence, condition beaucoup plus forte que celle d’appartenance à un même ensemble ; chaque élément de la classe peut représenter et désigner tous les autres sous son appellation générique de L’homme ou de Le masculin.

Car un ensemble n’est défini QUE par la liste des éléments qu’il contient alors qu’une classe d’équivalence unit des éléments d’un ensemble qui, de surcroît, remplissent une même condition.

Toujours à l’affût de traces des relations structurales, Lacan nous livre une piste de réflexion : si c’est bien l’ensemble des femmes qui a engendré lalangue, lalangue se caractérisant par les équivoques qui y sont possibles, « on peut s’interroger sur ce qui a pu guider un sexe sur les deux vers ce que j’appellerai la prothèse de l’équivoque, et qui fait qu’un ensemble de femmes a engendré dans chaque cas lalangue3. »

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Retour au borroméen avec une nouvelle contribution des mathématiciens Soury et Thomé ; leur précédente découverte, trop aisée, du nœud borroméen de quatre nœuds à trois vainement recherché par Lacan pendant près deux mois, avait déjà provoqué chez ce dernier un trouble et une interrogation alors confiés à ses auditeurs : quelle est la nature de la résistance qui l’a empêché ? 4

Ils découvrent maintenant la duplicité de la chaîne borroméenne à trois, révélée par la colorisation en couleurs distinctes et l’orientation des trois ronds. Cette fois la résistance envoie le maître dans l’intuition erronée que les couleurs y suffisent : « J’en ai été affecté à un point qu’on peut difficilement imaginer5. » Cette erreur, Lacan l’origine dans la résistance du réel au more geometrico, rappelant ainsi que la géométrie euclidienne est incapable de saisir le réel et que, au contraire, la topologie des chaînes et nœuds y permet un progrès : « Une autre géométrie est à fonder sur la chaîne. »

De cette blessure il sort néanmoins un enrichissement de la proposition Soury-Thomé, par la démonstration :

  • que deux ronds colorés et le troisième orienté suffisent au clivage de la chaîne à trois,
  • que l’effet de sens ne provient pas des deux couleurs (du visible), mais de l’orientation du troisième (de l’invisible) : « Quel est le rapport du sens à ce qui s’écrit ici comme orientation ?6 »

La différence de couleur dans le couple de ronds colorés ne fait pas sens, peut-être pas plus ni moins que ne le fait la distinction des sexes mâle et femelle chez le parlêtre. « La notion de couple coloré est là pour suggérer que, dans le sexe, il n’y a rien de plus que, dirai-je, l’être de la couleur, ce qui suggère en soi qu’il peut y avoir femme couleur d’homme, ou homme couleur de femme ». La couleur et le sexe ressortissent de l’imaginaire, qui se trouve là trompeur, fallacieux ; reste à voir d’où provient l’orientation.

Pour conclure la leçon du 9 mars 1976, Lacan va serrer un peu plus la chaîne borroméenne à trois ronds : son essence repose sur la vérification (la transformation en vrai, en réel) du faux-trou, ce que fait la droite – équivalent du troisième rond – en passant dans le faux-trou pour l’empêcher de se défaire.

« C’est en effet le phallus qui a le rôle de vérifier du faux-trou qu’il est réel… Le seul réel qui vérifie quoi que ce soit, c’est le phallus, en tant qu’il est le support de la fonction du signifiant…[qui] crée tout signifié. »

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« Bien sûr, moi aussi j’ai rêvé de cette façon aisée de présenter Joyce7 » à laquelle personne n’est parvenu, pas même Jacques Aubert ! Nous avons déjà vu comment un quatrième rond (nommé sinthome par Lacan) accroché au rond symbolique à la façon faux- trou « permet au nœud à trois [défait… de se conserver dans une position telle qu’il ait l’air de faire nœud à trois8 ».

Appliquée sur le nœud de trèfle (psychotique), la correction par un rond additionnel faite à l’endroit même de l’erreur est non seulement sinthome au sens donné plus haut, mais en plus sexe-sinthome, car dans ce cas « il n’y a pas équivalence sexuelle, c’est-à-dire il y a rapport… Là où il y a rapport, c’est dans la mesure où il y a sinthome, c’est-à-dire où l’autre sexe est supporté du sinthome9 ».

L’orientation provient du réel (ce que suggère par exemple l’existence d’un zéro absolu en température : de ce froid extrême il n’est possible d’évoluer que vers le moins froid), mais l’orientation n’est pas un sens parce que sa présence empêche que la permutation des couleurs, l’imaginaire donc, produise du sens c’est-à-dire qu’elle « exclut le seul fait de la copulation du symbolique et de l’imaginaire en quoi consiste le sens. La psychanalyse [que Lacan tente] d’instituer comme discours,… n’est rien de plus que court- circuit passant par le sens… de la copulation du langage [le symbolique… avec notre propre corps [le réel]. »

Cela nécessite de « se briser à un nouvel imaginaire instaurant le sens ».

Ce réel lacanien se présente toujours comme un bout, un trognon dit-il, autour duquel la pensée brode, mais qui n’est relié à rien. C’est donc par ses effets sur les esprits humains que se manifeste que l’un d’entre eux (par exemple Newton ou, dans un autre domaine, Kant, ou plus tard encore, Freud et Lacan) a trouvé, touché un bout de réel, faisant événement dans « cette histoire incroyable qui est l’esprit humain ».

Depuis la découverte de l’inconscient par Freud, nous savons que nous ne pouvons nous reconnaître dans ce qu’on est, qu’on se reconnaît seulement dans ce qu’on a. Comme le parlêtre est de l’ordre de la copulation (entre langage et corps), que son être est de l’ordre de la copulation, le verbe être lui-même héberge la copulation, assure la copulation, est devenu copule. De cet infléchissement vers la copule, tout le langage se révèle à lui-même sa nature de vessie prise pour une lanterne.

Aussi, en psychanalyse « il faut en passer par cette ordure décidée [qu’il est, l’homme] pour, peut-être, retrouver quelque chose qui soit de l’ordre du réel10 ».

« Retrouver » au sens de : parce que de tourner en rond, on est déjà passé par là ; ce n’est donc pas un progrès !

Car il n’y a de progrès que marqué de la mort ; le Trieb freudien, aussi bien nommé tendance, dérive vers la mort, dont le mouvement ne saurait constituer un espoir d’atteindre ou de penser le réel, puisque cet impensable du réel, c’est la mort dont c’est le fondement du réel qu’elle ne puise être pensée. Finnegans wake, l’œuvre ultime de Joyce (17 ans de « work in progress », de quoi occuper les universitaires pendant plusieurs siècles souhaite-t-il) par laquelle il se donne à ses « lecteurs », se situe dans une tendance, une progression dans son art, visible dès Le portrait de l’artiste en jeune homme : un écrit de plus en plus morcelé, brisé, équivoque – démantibulé a dit Lacan – qui peut être la marque d’un certain rapport à la parole qui lui est de plus en plus imposé.

Stephen Dedalus, le personnage autobiographique de Portrait de l’artiste en jeune homme se constitue un thésaurus de mots (son trésor, le lieu de l’Autre) pour « les délivrer une fois pour toutes », lit les dictionnaires pour recenser les interconnections, les dérivations et les diffractions infinies du sens qui détruisent le sens, avec « cette étrange prétention à être l’agent de son propre langage plutôt que de le recevoir de l’Autre 11».

Et Joyce conclut : « Je pars, pour la millionième fois, rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race12. »

Peut-on dire que Joyce s’est créé artificiellement, artistiquement, sa propre lalangue en remplacement de lalangue maternelle, et que cela le rend inanalysable ? Que, Finnegans wake, ce rêve sans rêveur, évocation par son titre d’une chanson populaire irlandaise rapportant le réveil de Finnegan au cours de sa propre veillée funèbre, doit (re)donner vie à Joyce, le ressusciter au lien social, lui faire un nom, une postérité ?

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L’actualité des premières projections du film japonais L’empire des sens (traduction plus littérale : La corrida de l’amour !) donnent à Lacan l’occasion de revenir sur la castration, le fantasme et le grand phi, Φ. « L’érotisme féminin semble y être porté à son extrême, et cet extrême est le fantasme, ni plus ni moins, de tuer l’homme13. » La castration post-mortem désigne Φ comme « phonction de phonation qui se trouve être substitutive du mâle » : La mort clinique ne suffit pas, le mâle continue à être par Φ, le signifiant qui est en même temps le signifié or, « s’il y a une barre que n’importe quelle femme sait sauter,… c’est la barre entre signifiant et signifié ».

Mais, rappelle Lacan, la barre du A dans S(A) a un tout autre sens : elle exprime la jouissance phallique, entre symbolique et réel, accessible au parlêtre par copulation entre le langage et le corps, jouissance impossible pour le grand Autre car il n’y a pas d’Autre de [pour] l’Autre, pas de langage sur le langage (pas de métalangage). Donc rien ne garantit le langage, ce qui est insupportable pour les humains : « La toute nécessité de l’espèce humaine était qu’il y ait un Autre de l’Autre. C’est celui-là qu’on appelle généralement Dieu, mais dont l’analyse dévoile que c’est tout simplement LA femme 14. »

En conclusion de cette leçon, Lacan redit son vœu de pouvoir un jour, par l’effet de son discours psychanalytique, toucher, livrer un bout de réel, de hors-sens, de folisophie…

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 107.

2 Ibid., p. 110.

3 Ibid., p. 117.

4 Ibid., p. 46.

5 p. 113.

6 p. 116.

7 Ibid., p. 120.

8 p. 94.

9 p. 101.

10 p. 124.

11 Colette Soler, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, Puf, 2015, p. 109.

12 James Joyce (1914), Portrait de l’artiste en jeune homme, Gallimard, coll. « Folio », trad. 1943, 1992, p. 362.

13 Jacques Lacan, Le sinthome, op. cit., p. 126.

14 Ibid., p. 128

2. Le sinthome, leçon du 13 avril 1976

« J’ai inventé ce qui s’écrit comme le réel… je l’ai écrit sous la forme du nœud borroméen… Le réel, ça consiste à appeler un des trois [ronds] réel1… Le sens, c’est l’Autre du réel. »

Au cours de la leçon du 13 avril 1976, Lacan continue le ré-agencement des trois consistances RSI par une élévation du réel qu’il désigne comme sa réponse symptomatique à la découverte freudienne de l’inconscient.

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La chaîne borroméenne dans le discours lacanien peut être vue à la même place que l’énergétique psychique dans le discours freudien : celle d’une métaphore dont la fonction est de favoriser la réception du discours qui la contient. L’idée d’une énergie psychique, le postulat de la constance énergétique et l’analogie électrique dans son mode de transport sont, à la fin du XIXe siècle, par la thermodynamique et l’électromagnétisme, suffisamment « dans le vent » pour que Freud puisse en faire le socle de sa construction sans avoir à les démontrer (voir Esquisse d’une psychologie) alors que « l’idée d’une constante, par exemple, qui lierait le stimulus à la réponse, est tout à fait insoutenable ».

Le nœud borroméen, métaphore de la chaîne, bénéficie des avancées de la topologie au début du XXe siècle, une branche mathématique qui s’intéresse aux surfaces et aux nœuds. Il soutient ici l’invention lacanienne du réel : « L’effet de chaîne ne se pense pas aisément… Je considère que d’avoir énoncé, sous la forme d’une écriture, le réel en question a la valeur…[d’]un traumatisme2. »

Pour cette nouvelle écriture (en chaîne), Lacan veut forcer à un nouveau type d’idée, « une idée qui ne fleurit pas spontanément du seul fait de ce qui fait sens, c’est-à-dire de l’imaginaire3 » qui relève davantage de la réminiscence que de la remémoration privilégiée par Freud ; pour ce dernier, l’inconscient est entièrement réductible à un savoir, un savoir qui a été parlé, qui a été imprimé, archivé (niedergeschrieben) et qui peut être remémoré en l’état. De plus, Lacan préfère l’enchaînement, le quelque chose qui s’enchaîne, au réseau tressé imaginé par Freud. C’est une forme plus rigoureuse, plus proche de la phrase ou d’une chaîne de signifiants : les ronds y occupent chacun une place précise (importance de l’ordre), sont liés entre eux sans interpénétration et sont tous libérés si un seul d’entre eux se dégage de la chaîne.

Le réel lacanien, « inventé parce que cela s’est imposé à moi4 » n’est pas nécessaire pour l’instance du savoir que Freud rénove sous la forme de l’inconscient freudien. Il n’est pas davantage connexe à la réalité qui est l’effet de la représentation signifiante quand elle fonctionne vraiment : « Le vrai[ment] est dire conforme à la réalité. » Il est seulement ce qui apporte à l’imaginaire et au symbolique l’élément qui peut les faire tenir ensemble.

L’invention symptomatique du réel par Lacan, en réaction à l’invention freudienne de l’inconscient le conduit à la généralisation « invention = sinthome ». « Réduire cette réponse à être symptomatique, c’est aussi réduire toute invention au sinthome. » Plus précisément, le réel inventé par Lacan ne répondrait pas au niveau de l’élucubration de l’inconscient, mais un cran plus bas, à la réalité de l’inconscient, c’est-à- dire à l’effet de cette élucubration qui fonctionne vraiment, qui a enrichi la réalité 5.

—o—

La critique de la nature mémorielle de l’inconscient freudien oblige à répondre par la négative à la question : « A-t-on une mémoire ? » qui revient à savoir si je sais « ce que je dis comme vrai6 ». L’effet de sens tient davantage de la réminiscence, de la re-création que du rappel ou de la réactivation.

De cette opposition, énergétique freudienne versus réel lacanien, nous percevons la bifurcation entre :

– La tentative de fonder une psychanalyse scientifique, en prenant dans la réalité le savoir nécessaire pour fonder une science, par la sélection de ce qui fonctionne vraiment au regard d’un principe admis (ici le principe énergétique) ;

– La recherche d’une autre forme du savoir (psychanalytique), étayée par le réel, organe ou opérateur par lequel imaginaire et symbolique sont noués, et « seule conception qui puisse suppléer à l’énergétique7 » récusée.

Dans la topologie du nœud borroméen, le réel se trouve disjoint du sens (le sens en tant que fruit de la copulation entre l’imaginaire et le symbolique) et donc n’a pas de sens ; mais de par cette position il a aussi un sens, celui d’être disjoint du sens, celui d’avoir pour Autre le sens.

Lacan termine la séance en confirmant la distinction entre l’inconscient et la fonction (de nouage) du réel, car « l’inconscient ne va pas sans référence au corps » et que le réel lacanien n’a, comme l’Autre de l’Autre, aucun ordre d’existence, qu’il « est en suspens ».

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 129.

2 p. 130.

3 p. 131.

4 p. 132.

5 p. 139.

6 p. 133.

7 p.135.

3. Le Sinthome, leçon du 11 mai 1976

« Il faut le faire, le nœud [borroméen] pour qu’il devienne appensée car ce nœud porte avec lui qu’il faut l’écrire pour voir comment il fonctionne. »

Autrement dit : c’est en le manipulant (c’est-à-dire en le faisant, ce qui revient à l’écrire) et en s’appuyant sur lui, qu’on en fait un support, un appui à la pensée (« appensée » écrira Lacan au tableau). De façon générale, « une écriture est donc un faire qui donne support à la pensé ». Lacan va conclure le séminaire consacré à James Joyce en faisant du nœud borroméen une nouvelle écriture, appui pour penser une nouvelle philosophie.

—o—

« Le neubo change complètement le sens de l’écriture » en lui donnant une nouvelle autonomie que n’a pas l’écriture graphique résultant de la précipitation des signifiants, l’écriture étant dépouillée par l’orthographe, la grammaire et la logique, d’une partie de l’équivoque que permettent l’homophonie et la modulation de la voix dans la phonation.

Les signifiants, on peut les accrocher à cette nouvelle écriture par le dit, mais pas sans le dit-mension, le « mensionge » du dit (de mentio, au lieu de mentitio, participe passé de mentiri, mentir1). Car ce qui est dit comporte le mensonge.

« Un dit qui n’est pas du tout forcément vrai » qui n’est pas sans un certain manque quand il résulte de la philosophie ; manque auquel Lacan veut suppléer : « Pardonnez à mon infatuation, ce que j’essaie de faire avec mon neubo n’est rien de moins que la première philosophie qui me paraisse se supporter2. »

Le trait unaire (traduction lacanienne de der einzige Zug) lui a déjà donné l’occasion de rapprocher acte d’écriture et acte d’identification (la deuxième identification, dite régressive, de Freud3, celle qui correspond à l’acquisition d’un trait de caractère de l’Autre, d’un insigne seulement).

Le trait, désignant tantôt l’unité graphique tantôt l’unité identitaire, peut être prolongé en une droite infinie pour les besoins de la métaphore borroméenne.

Alors l’acte d’écrivain de Joyce peut être vu en correspondance d’une autre écriture, dans le nœud borroméen cette fois : l’ajout d’une droite (ou d’un cercle) qui en refait la cohésion. Par sa façon d’écrire, par ce qu’il écrit, son œuvre devient l’acte visible restaurateur de son intégrité menacée par le détachement de l’imaginaire. C’est par son œuvre que James Joyce s’est fait le nom qu’il n’a pas reçu de son père ; le sinthome en lieu du Nom-du-Père. C’est le rapport à une fonction d’encadrement visible dans ses écrits qui a mis Lacan sur la piste de la fonction curative de l’écriture chez James Joyce. C’est par là qu’il devine en quoi « l’écriture est essentielle à son ego4 ».

La fonction d’encadrement apparaît sous plusieurs formes :

  • tout d’abord, c’est l’image de la ville de Cork qui est encadrée par du liège (cork) : homonymie ;
  • mais c’est aussi « chacun des chapitres d’Ulysse [qui] se veut supporté d’un certain mode d’encadrement, qui est appelé dialectique, ou rhétorique, ou théologie » ;
  • ou encore ce sont les énigmes placées dans son œuvre, autant d’énonciations qui enveloppent et contiennent des énoncés.

Lacan note que « l’encadrement a toujours un rapport au moins d’homonymie avec ce qu’il est censé raconter comme image », pointant ainsi la relation entre le symbolique et l’imaginaire.

L’imaginaire, c’est aussi et surtout le corps ; Stephen, le personnage autobiographique fait un constat étrange après une de ses mésaventures : acculé contre un grillage de fil de fer barbelé il est battu par ses camarades de collège, puis laissé seul. Sur le chemin du retour « il avait senti qu’une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre5 ». Le sentiment de détachement, l’absence d’affect, montre d’après Lacan que chez Joyce, « il y a quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure6 ».

Mais l’idée de soi comme corps (l’ego) a généralement un poids tel que la manière (trop aisée) de « laisser tomber » le rapport au corps chez Joyce intrigue l’analyste : vécue sans affect, comme une banalité, cette chute de l’image serait révélatrice d’une caractéristique de la structure psychique, représentée par le nouage non-borroméen qui laisse libre le rond de l’imaginaire.

Si nous suivons Lacan, le lapsus calami dans l’écriture du nœud se corrigerait avec un quatrième rond dit ego correcteur (le sinthome pour Joyce) ; l’écriture emboîtée, encadrée, celle de l’écrivain qu’est devenu Joyce, correspondrait à la réparation du nœud borroméen, qui permet de garder ensemble – comme dans un cadre – le rond rebelle de l’imaginaire.

« Le texte de Joyce, c’est fait comme un nœud borroméen7. » Dans le texte, l’équivoque savamment recherchée et magnifiée, minutieusement construite avec les nombreuses énigmes imbriquées, n’aurait pas pour fonction ultime l’expression d’un sens ou la production d’un effet chez le lecteur, mais par la réception de l’œuvre, à créer l’artiste, à permettre la subjectivation. La réparation par le rond dit de l’ego correcteur empêche la divagation de l’imaginaire, mais laisse subsister un autre effet de l’erreur de nouage : l’interpénétration du réel et du symbolique 8. Suivons encore Lacan. La liaison « anormale » entre inconscient et réel produit les épiphanies (apparitions), sortes de petites bouffées de réel, condensées dans le symbolique en paroles ou gestes vulgaires, ou en phrases mémorables « de l’esprit même… ».

Joyce écrit dans le roman autobiographique : « Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentent les moments les plus délicats et les plus fugitifs9. »

Pour Elisabeth Roudinesco, « dans la perspective de Lacan, l’épiphanie prenait le nom de sinthome ou encore de « splendeur de l’être ». Joyce était donc désigné par son symptôme devenu sinthome. Autrement dit, son nom se confondait avec cette théorie de l’épiphanie qu’il avait fait sienne et qui consistait à situer la création dans un royaume de l’extase mystique retranché du temps10 ».

1 O. Bloch, W. von Wartburg (1932), Dictionnaire étymologique de la langue française, Puf, 1986, p.402.

2 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p.145.

3 S. Freud, GW, XIII, p.117.

4 J. Lacan, Le sinthome, p.147.

5 J. Joyce, Portait de l’artiste en jeune homme, Folio, p.140.

6 J. Lacan, Le sinthome, p.149.

7 J. Lacan, Le sinthome, p.153.

8 Voir fig. p.152 où l’on peut voir les ronds bleu/réel et rouge/symbolique imbriqués.

9 J. Joyce, Portait de l’artiste en jeune homme, p.145.

10 E. Roudinesco, Jacques Lacan Esquisse d’une vie, Paris, Fayard, 1993, p.480.

Séminaire de Jacques Lacan, livre VI : Le désir et son interprétation – commentaire de la leçon 14 du 11 mars 1959

Dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VI (1958-1959) : Le désir et son interprétation

Séminaire animé par Marc Lévy et Amine Souirji

Leçon n° 14 du 11 mars 1959

Le désir d’être autre du patient d’Ella Freeman Sharpe (voir leçon du 14 janvier 1959 et suivantes) conduit Lacan à Hamlet (Etre ou ne pas être) c’est-à-dire à la tragédie du désir, aidé en cela par Freud pour qui elle est de nature et d’importance comparables à celles de la tragédie œdipienne antique. Jean Starobinski montre que les deux œuvres sont liées dans l’intérêt et la recherche de Freud dès 1897, soit trois ans avant la publication de la Traumdeutung.

En effet, dans sa lettre du 15 octobre 1897 à Wilhelm Fliess, Sigmund Freud écrit : « La légende grecque [de l’Œdipe roi] a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé à la réalité, il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel. Mais une idée m’a traversé l’esprit : ne trouverait-on pas dans l’histoire d’Hamlet des faits analogues ?… Comment expliquer cette phrase de l’hystérique Hamlet : « C’est ainsi que la conscience fait de nous tous des lâches » ? Sa conscience est son sentiment inconscient de culpabilité.» Puis, dans la première édition de la Traumdeutung en 1900, dans une note de bas de page :

« Dans Œdipe, le fantasme de désir fondamental de l’enfant est mis au jour et réalisé comme dans un rêve ; dans Hamlet, il reste refoulé et nous ne faisons l’expérience de son existence – à la façon des manifestations d’une névrose – que par ses effets d’inhibition… Hamlet peut tout accomplir, hormis la vengeance qui s’abattrait sur l’homme qui a écarté son père… Ce qui s’offre à nous dans Hamlet ne peut être que la vie psychique du poète lui-même… le drame aurait été composé immédiatement après la mort du père de Shakespeare. »

***

En ce qui concerne Lacan, pas moins de sept leçons de son séminaire, Le désir et son interprétation, seront consacrées à relier et faire parler les deux tragédies séparées par plus de deux mille ans. La méthode est exposée au cours de la leçon introductive (4 mars 1959) : un parti pris structural qui ne laisse place à l’analyse et à la causalité qu’au second ordre.

« C’est une méthode classique qui procède par la comparaison, la mise en corrélation des différentes fibres de la structure, considérée comme un tout articulé – et nulle part il n’y a plus d’articulation que dans ce qui relève du domaine du signifiant. La notion même d’articulation, je le souligne sans cesse, est en somme consubstantielle au signifiant1. »

Pour faire parler les deux mythes – l’antique Œdipe et le moderne Hamlet – sur le désir, Lacan va mettre leur structure signifiante commune à l’épreuve des différences qui les distinguent. La granularité du système signifiant et les nécessaires articulations qui en résultent vont révéler quelque chose de leur structure commune.

« Si, dans l’un des deux drames, une des touches du clavier se trouve sous un signe opposé à celui où elle est dans l’autre, nous essayons de voir si, pourquoi, comment, dans quelle mesure, il se produit dans chacun une modification corrélative de sens opposé2. »

L’observation de telles modifications révèle quelque chose de la structure et des articulations qui les ont produites : par exemple, si l’opposition des contraires apparaît en deux endroits de la forme du mythe, l’hypothèse d’un lien de structure entre ces deux points peut être faite.

Venons-en au désir d’Hamlet. Si le spectre est pour lui la forme du savoir inconscient sur les circonstances criminelles de la mort du roi son père, ce savoir peut habiter et animer plus ou moins consciemment d’autres personnages du drame (par exemple sa mère, Polonius le chambellan, Horatio l’ami fidèle, etc.) car tous ont jusque-là fréquenté le meurtrier, le seul à savoir consciemment. N’est-ce pas justement Horatio qui confirme à Hamlet : « Il n’y a pas besoin de fantôme pour nous dire cela. »

Pourtant « il y a quelque chose qui ne va pas dans le désir d’Hamlet » ce que montre « le baromètre de la position d’Hamlet par rapport au désir [que nous] avons de la façon la plus évidente et la plus claire sous la forme du personnage d’Ophélie3 », objet conscient du désir du héros : c’est que Hamlet a un acte à faire et que toute sa position de sujet en dépend.

L’étude comparée des deux « fibres-héros » révèle une différence fondamentale entre Œdipe qui ne sait pas comment et par qui son père est mort, et Hamlet qui sait que son père a été tué, qui « se sait coupable d’être », et auquel la logique du signifiant impose le choix parmi deux issues impossibles. Il « ne peut ni payer à la place du père » qu’il s’agisse des fautes qui le condamnent à l’enfer ou de la vengeance sur le meurtrier qui a réalisé le vœu inconscient d’Hamlet, « ni laisser la dette ouverte ».

Face à ces deux impossibles, le héros temporise, comme l’enfant œdipien détourné par la menace de castration de la satisfaction de son désir (l’accès à un des deux objets parentaux) et qui se protège par l’inhibition inaugurant la période de latence4. Si l’identification à l’un des parents est le chemin typique, « normal », par lequel l’enfant résout l’impossibilité œdipienne, Hamlet, au contraire, doit trouver un chemin original : « Quelles sont les voies de détour qui rendront possible cet acte en lui-même impossible ?5 »

***

« Donner ou redonner son sens à la fonction du désir dans l’analyse et l’interprétation analytique » est le « but précis » du séminaire rappelé en début de la leçon suivante. Avant de nous livrer son interprétation de la tragédie, Lacan en montre l’extraordinaire : cette œuvre de Shakespeare n’est pas un événement littéraire comme un autre…

D’abord, le contexte de la première représentation (1601) fournit lui-même des « espèces de faits premiers qui ont bien leur importance6 » : exécution du comte d’Essex, amant de la reine, qui « brise le charme cristallin du règne d’Elizabeth, la reine vierge » et précède le retour au chaos avec « tout le drame de la révolution puritaine ». C’est la fin des Tudor.

Ensuite, l’abondance et l’extraordinaire diversité de la littérature qui lui est consacrée sont un autre signe de la puissance de l’événement : Ernest Jones (Hamlet et Œdipe 1910) a réparti les critiques en deux thèses, Lacan en a ajouté une troisième :

  1. L’analyse psychologique : l’action paralysée par la pensée ;
  2. Les difficultés extérieures : elles expliqueraient les embarras d’Hamlet, par exemple la nécessité de convaincre le peuple de la culpabilité de Claudius avant d’agir (mais cela ne résiste pas à la critique : Hamlet sait qu’il doit tuer Claudius) ;
  3. L’impossibilité de la tâche : la tâche elle-même contient une contradiction interne. Plusieurs auteurs ont vu des signes de cette difficulté sous-jacente en partie non maîtrisée. Jones mentionne déjà que, si quelque chose doit entrer dans les ressorts inconscients, ce sera quelque chose de beaucoup plus radical et de plus concret que la morale, l’État ou le savoir absolu. Pour Lacan, ce « premier pas analytique consiste à transformer la référence psychologique en une référence, non pas à une psychologie plus profonde, mais à un arrangement mythique, censé avoir le même sens pour tous les humains7. »

Enfin et surtout, « en Angleterre… une représentation d’Hamlet, c’est toujours un événement » et pour l’acteur, un couronnement. Il y a autant d’Hamlet que d’interprètes et une masse énorme de commentaires sur chaque interprétation. La raison est que « la place du désir y est si excellemment, si exceptionnellement articulée que tout un chacun… vient s’y reconnaître8 ». Cette tragédie fonctionne comme un filet d’oiseleur tissé d’œdipe et de castration dans lequel le désir de l’homme-spectateur vient se prendre. Mais la modification des coordonnées du conflit œdipien faite par Shakespeare en altère la structure fondamentale et de là, nous permet un pas supplémentaire, au-delà d’une reconnaissance par chacun de sa propre aliénation œdipienne provoquée par la castration : le désir, l’homme n’en est pas simplement investi, possédé, « il a à le situer, à le trouver… dans une action qui ne peut pour lui s’achever, se réaliser, qu’à condition qu’il soit mortel9 ». Ella Freeman Sharpe voit en cette œuvre : « une création de l’esprit de Shakespeare… une projection, sous forme dramatique, des conflits de l’auteur… En extériorisant sous une forme dramatique les objets introjectés, il se délivra du – quelque chose dans son âme –… [D’où] le poète n’est pas Hamlet ; Hamlet est ce qu’il aurait pu être s’il n’avait pas écrit Hamlet… Ainsi Shakespeare, ayant extériorisé et élaboré le conflit intérieur provoqué par la mort de son père, sut sauvegarder sa santé mentale. C’est peut-être la portée et la profondeur de ce pouvoir de dramatisation des forces intérieures de l’âme qui lui permirent, à la fois, de devenir le plus grand dramaturge du monde et de rester un homme normal10 ».

Elle conclut son étude par un hommage à Freud : « En lisant parallèlement Hamlet et les travaux que Freud et Abraham ont consacrés au deuil et à la mélancolie, on est frappé, une fois de plus, par la majesté de l’œuvre humaine. La science et l’art s’accordent ici avec bonheur, en un mariage parfait… La psychanalyse est à la fois une science et un art. Freud, et ceux qui, pour le suivre, ont eu besoin de son courage, mettent à nu, dans leur propre psyché et dans celle des autres, les drames que les grands poètes projettent sur la scène du monde. »

***

Dès les premiers vers de la pièce, lors de la relève de la garde (Acte I, scène 1), l’étrangeté est signifiée, quand « ce sont ceux qui viennent qui demandent : Qui est là ? alors que ce devrait être le contraire ». Et avant la fin du premier acte, nous sommes informés par la parole du spectre de la présence, au premier plan, du désir de la mère11.

Le deuxième acte est constitué par l’évocation et l’organisation de la surveillance de Hamlet (consignes de Polonius pour la surveillance de son fils Laërte parti en France et arrivée des deux « amis » Rosencrantz et Guildenstern dont Hamlet se méfie à juste titre) puis se termine par la création de « la scène dans la scène », stratagème imaginé par Hamlet pour démasquer Claudius, le meurtrier de son père.

Pendant la représentation modifiée du « Meurtre de Gonzague » (Acte III, scène 2), Hamlet refuse avec défiance l’invitation (le désir) de sa mère et se couche aux pieds d’Ophélie : « Non, bonne mère : un aimant plus puissant me requiert… S’étendre entre les cuisses d’une pucelle, c’est un rêve charmant. »

Mais malgré la panique par laquelle Claudius se dénonce, Hamlet va une fois de plus reporter son acte, malgré une occasion favorable. Il préfère se rendre chez sa mère, dans sa chambre, pour tenter, avec l’aide (et la surveillance ?) du spectre, de la libérer de « l’accoutumance maudite », de son désir (AIII, s4). Reprenant le conseil du fantôme de « se glisser entre elle et son âme », Lacan souligne qu’il s’agit là du travail de l’analyste, que « c’est à l’analyste que c’est adressé, cet appel12 ».

Le meurtre, en passant et à l’aveugle, de Polonius, peut être vu comme un pseudo- passage à l’acte rendu possible par l’obstacle de la tenture (comme Œdipe, pouvoir tuer le père sans le savoir), mais là encore, c’est l’échec : « Le corps est avec le roi, mais le roi n’est pas avec le corps. » (AIV, s2). Acte V : Revenu d’un voyage qui devait lui être fatal, Hamlet semble, en un instant, retrouver identité, force et volonté « C’est moi, Hamlet le Danois ». Les lamentations de Laërte sur la tombe de sa sœur lui sont insupportables car Ophélie, c’est son amour : « J’aimais Ophélie. L’amour de quarante mille frères ne pourrait, dans son entassement, équivaloir au mien. Que saurais-tu faire pour elle ? » Son amour pour lequel il ferait (un peu tard !) plus que n’importe qui.

Se retrouver en retrouvant son désir, c’est ce qui rend possible l’acte jusque-là impossible : « C’est dans la mesure où S est là, dans un certain rapport avec petit a, qu’il fait cette identification soudaine qui lui fait retrouver pour la première fois son désir dans sa totalité13. »

Le doute et l’hésitation ont disparu ; une forme d’indifférence au danger (par exemple dans la façon d’accepter un duel sans objet, sans en discuter ou vérifier les conditions, en laissant le meurtrier s’enferrer dans ses machinations) signe l’acceptation par le héros du chemin qui s’ouvre à lui.

Ainsi, après avoir été blessé mortellement dans le duel truqué, Hamlet pourra enfin s’accomplir par l’acte devenu possible, et devenu possible au pire moment pour Claudius, celui où il se voit responsable de la mort de Gertrude, de Laërte et d’Hamlet, celui qui s’ouvre sur l’enfer : « Ici, l’incestueux, l’assassin ! Danois de l’enfer ! Bois la drogue. Avec la perle ! Rejoins ma mère. » (AV, s2)

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013,

p. 289.

2 Ibid.

3 Ibid. p. 291

4 Sigmund Freud (1923), « La disparition du complexe d’Œdipe », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1999.

5 Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 295 (PV408).

6 Ibid. p. 298 (PV412).

7 Ibid. p. 305 (PV421)

8 Ibid. p. 306 (PV422)

9 Ibid. p. 307 (PV422)

10 Ella Freeman Sharpe (1929), « The impatience of Hamlet », International Journal of Psycho-Analysis.

11 Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 309 (PV426).

12 Ibid., p. 316 (PV436).

13 Ibid., p. 318 (PV439).

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