Lecture et présentation : « Les mécanismes psychiques de l’inconscient » de Jean-Richard Freymann

FREYMANN J-R., Les mécanismes psychiques de l’inconscient, Arcanes-érès, mars 2019

La suite logique attendue après le premier ouvrage est donc arrivée ! La moisson est riche puisque l’auteur fait un parcours complet des éléments nécessaires d’une méta-psychologie indispensable à la réflexion clinique. Alain Vanier le souligne bien dans son introduction : elle se situe en droite ligne dans les enseignements qu’on peut appeler ceux de l’École de Strasbourg, avec finesse et un désir d’exhaustivité pour qui veut se confronter à l’essentiel de l’écriture de Freud et de Lacan concernant l’enjeu des transformations structurales. C’est culotté en si peu de pages, et l’auteur le sait, en me demandant de le commenter : il en faudra davantage, avec cette fois-ci un volume qui articule tous ces éléments précieux à la difficile jonction avec la clinique actuelle !

Car en effet, nous ne pouvons plus nous limiter à ce travail essentiel de retraçage des parcours de recherche de toute une vie. Nous devons aux générations en formation actuellement de leur donner des passerelles entre leur formation à une lecture de la sémiologie tellement différente de celle des cliniciens du XXe siècle qu’ils ne comprennent plus le langage de la psychanalyse. Or, si un praticien parle avec un patient, ce qui arrive encore heureusement, parfois, inévitablement, il est confronté à la résistance dans le discours. Nous-mêmes le sommes quand nous parlons avec les praticiens plus jeunes, formés à la neuropsychologie, au cognitivisme, baignés dans le DSM V. La question de l’œdipe est récusée, l’identification, la question du phallus, incomprises. Tout est à reprendre. Si nous ne voulons pas que le cercle de transmission se rétrécisse à quelques initiés, nous avons intérêt à nous pencher sur ce qui d’emblée nous rapproche des collègues non-analystes. Ainsi, l’époque actuelle nous fournit quelques supports qui sont à travailler. Qu’en est-il par exemple du rapport entre les effets de prise dans l’Autre lorsque nous réfléchissons aux liens imaginaires entre des petits autres par milliers, voire par millions par un seul message sur les réseaux sociaux ? Il faut en parler, pour en rapprocher les fonctionnements avec ceux décrits par Freud et Lacan concernant les foules, le trait qui réunit ! Jean-Richard Freymann en parle dans son ouvrage et c’est indispensable, mais il faut y introduire la question des nouvelles modalités de communication, en faire une lecture qui fera apparaître l’intemporalité de son élaboration. Qu’en est-il du rapport à l’identification au phallus dans une société qui clive entièrement la question du sexe biologique et du « genre », au choix dès le jeune âge ? Il faut aider les praticiens à ne pas se transformer en Frankenstein, mais à entendre les tourments qui ne trouvent qu’un écho déformé par la peur de dire « non ». Parler de phallus est incompréhensible pour une majorité parce que la récusation a fait son œuvre. Parler de forclusion révulse les tenants de la socialisation normativante des psychoses dès le plus jeune âge. Le rapport au temps, l’abolissement d’un présent dense, relié au passé et à l’avenir au bénéfice du jouir dans l’instant, a besoin d’être rapproché du temps logique qui implique à la fois une durée et un effet de structure.

Et pour ça, il faut continuer. J’y encourage l’auteur. Il y a urgence !

 

La structure inconsciente de l’angoisse – Présentation du livre

Présentation par Marcel Ritter du livre de Jean-Marie Jadin, La structure inconsciente de l’angoisse, Toulouse-Strasbourg, Arcanes-érès, 2017

Je tiens tout d’abord à vous faire part de tout le plaisir que j’ai eu à rédiger la préface de ce livre de mon ami Jean-Marie Jadin.

Ce livre ne peut que susciter l’intérêt de quiconque s’interroge sur la clinique et sur la théorie psychanalytique. Et ce d’autant plus que l’angoisse est – comme Jean-Marie Jadin le souligne – un affect auquel nul humain ne saurait échapper, et qui concerne donc peu ou prou chacun d’entre nous. Qui peut dire en effet qu’il n’a jamais connu un moment d’angoisse dans sa vie ?

Plus particulièrement pour un psychanalyste, qu’il soit en cours de formation ou prétendument avéré, selon la formule consacrée, ce livre est un bel exemple, autant de l’articulation de la théorie avec la pratique, que de celle de l’enseignement de Lacan avec l’enseignement de Freud. Et ce sur un point tout à fait précis, qui est le rapport entre le corps et l’esprit, soit la psyché, et qui est médiatisé par le langage via la parole du sujet. C’est cette médiation qui a conduit Lacan à distinguer les trois dimensions caractérisant l’être parlant, à savoir le réel, le symbolique et l’imaginaire, et à représenter leurs rapports respectifs, leurs intrications par différents schémas, en particulier des schémas d’ordre topologique à partir d’un certain moment de son enseignement.

Et c’est par le biais de la topologie que je vais aborder le coeur de ce live. Tu dis toi- même dans le chapitre de conclusion que son « essentiel », je cite « est sans doute qu’il semble nécessaire pour comprendre l’angoisse d’y repérer une géométrie inconsciente très particulière, appelée topologie ». Ta démarche a en effet recours à la topologie et elle se caractérise par l’énoncé d’un certain nombre d’hypothèses s’articulant les unes avec les autres, à partir d’indications de Freud et de Lacan. Ton point de départ est la figure topologique initiale et princeps, la figure du tore. Ce qui te conduit à formuler ton hypothèse principale au fondement de tous tes développements, à savoir que le trou central du tore est le lieu de la Chose de l’Esquisse de Freud, soit le lieu d’un réel irréductible, à jamais non reconnu, d’où procède l’émergence subite de l’angoisse du sujet.

D’où aussi ta formule que « l’angoisse est une clinique du tube », caractérisée par un vécu d’enserrement au niveau du corps et de l’esprit. Et c’est là le point de départ clinique de tes hypothèses, associant donc un vécu et une figure topologique.

De ces hypothèses, j’en retiendrai quatre.

La première hypothèse c’est la présence d’une « forme virtuelle », d’un « réel qu’on ne voit pas », la figure du tore, dans la structure de l’angoisse.

La deuxième hypothèse c’est que le trou central du tore, communiquant avec l’espace extérieur, est le lieu de la Chose, c’est-à-dire le lieu de la part angoissante, non reconnue de l’Autre et de soi-même, qui est résistante à toute identification du côté du sujet.

La troisième hypothèse stipule l’existence d’un passage possible, chez le sujet phobique, de l’intérieur de l’anneau du tore – où règne l’illusion d’une sphère – vers le trou central, lieu de la Chose de l’angoisse. Et ce passage est également possible en sens inverse, soit du trou central vers l’intérieur, fermé, de l’anneau. Ce passage-retour dans l’intérieur du tore aura pour conséquence, sur le plan du vécu, une atténuation de l’angoisse. Ces deux passages empruntent le chemin de la parole, figuré topologiquement par la transformation du tore en un ruban de Moebius, c’est-à-dire en une surface unilatère, où l’extérieur et l’intérieur sont en continuité.

Enfin, la quatrième hypothèse concerne la création du langage, à partir d’un état premier que Lacan a désigné du terme de lalangue – qu’il fait dériver de lallation – et que tu compares à une pâte, « la pâte langagière » ou « le réel vocal de la parole ». Succèdera à ce temps premier – charnel, lié au corps à corps avec la mère et pré-spéculaire – une segmentation de cette pâte en signifiants, qui conduit à la structure signifiante du langage, faite de connexions (les métonymies) et de substitutions (les métaphores).

Mais ces hypothèses ne sont pas sans laisser quelques questions ouvertes. Voici quelques- unes qui me sont venues lors de la relecture du livre.

La première concerne l’ombilic du rêve, repéré par Freud comme l’endroit où s’arrêtent les associations du rêveur lors de l’interprétation de son rêve, pour plonger dans l’ « Unerkannt », le non-reconnu. Signalerait-il, cet ombilic, le risque d’une approche dangereuse, menaçante de la Chose, de la jouissance de la Chose, soit l’approche d’un réel que j’avais supposé être – il y a bien longtemps – « le réel pulsionnel» ? L’ombilic du rêve marquerait ainsi une limite indépassable, qui serait en même temps une barrière, une protection contre le déclenchement immédiat de l’angoisse.

Lacan aura également fait de cet ombilic du rêve le lieu du refoulé originaire, de l’ « Urvedrängt », à savoir le lieu où gît le désir parental, ce désir qui a précédé à la venue du sujet en ce monde, et ce parfois sur plusieurs générations. Il s’agit là pour Lacan du « réel dont le sujet parlant est à jamais exclu ».

Notons que le terme « ombilic » renvoie à quelque chose de l’ordre de l’originaire, à une perte première, celle du placenta – une des figures de l’objet a retenue par Lacan.

Comment articuler alors ce « réel pulsionnel », qui vise la satisfaction d’une pulsion, soit la jouissance (la jouissance étant définie par Lacan comme la satisfaction d’une pulsion), et le « refoulé originaire » qui est le témoin d’un désir à jamais insu ? La Chose pourrait-elle être leur point commun ?

Le terme de « réel pulsionnel » renverrait alors à ce que tu as souligné à propos des différentes fonctions de l’objet a, en particulier en tant qu’il est l’objet de la pulsion, sous la forme de l’objet perdu, de l’objet manquant. Et le rapport entre l’objet a et la Chose t’a conduit à la formule énonçant que l’objet a est une « interprétation de la Chose » – ce que Lacan a figuré par l’image de la vacuole et par la fonction du grelot.

À partir de là se pose la question de savoir si le cauchemar signifie également l’approche menaçante de la Chose, approche souvent arrêtée au dernier moment par le réveil. Les indications fournies par Lacan vont bien dans ce sens. Il soutient en effet que « l’angoisse de cauchemar » est éprouvée comme l’angoisse de « la jouissance de l’Autre ». Et il la met en rapport avec « l’incube » ou « le succube » dont « le poids de jouissance étrangère » pèse sur poitrine du rêveur.

Cette jouissance étrangère est bien la jouissance de la Chose vécue en chacun comme étant la jouissance de l’Autre et la sienne propre. Ce qui est figuré sur le plan topologique par les deux tores enlacés – le tore de l’Autre passant dans le trou central, lieu de la Chose, du tore du sujet, tout en représentant en même temps le désir de l’Autre visant la jouissance, soit de jouir du sujet, alors que le tore du sujet passe dans le trou central du tore de l’Autre.

Tu reconnais à l’angoisse un rôle éthique. À suivre Freud, cette éthique trouve son origine dans l’angoisse vécue par le sujet dans le cadre du complexe du prochain, soit ses premières expériences de détresse (Hilflosigkeit) et ses conséquences, à savoir la distinction entre le bon et le mauvais sur le plan oral, grâce au jugement d’attribution d’abord, puis au jugement d’existence ensuite – le premier étant à l’origine du processus de symbolisation caractérisant le langage.

Pourrait-on dire que cette première ébauche d’une éthique nous ouvre le chemin vers l’éthique de la psychanalyse, promue par Lacan comme étant la substitution du désir à la jouissance – l’angoisse se situant pour lui entre la jouissance et le désir ?

Tu évoques un certain nombre de conditions pour obtenir une atténuation de l’angoisse. Et parmi elles, celle que tu énonces dans la dernière phrase de ton livre me paraît constituer le point ultime de ta pensée à ce sujet. Je la cite : « L’angoisse ne s’atténue qu’à la condition d’accepter de s’en approcher au moins une fois. Le refus de ce lieu est ce qui la provoque ».

S’agit-il là de la condition princeps de son atténuation ?

Comment entendre cette acceptation de son approche, qui serait salvatrice, voire prophylactique pour la vie du sujet ?

Serait-ce parce que cette première approche du lieu de la Chose ouvre la porte vers ce que l’on appelle « assomption de la castration », c’est-à-dire la reconnaissance d’un manque fondamental et irréductible dans l’Autre et chez le sujet, qui a donc pour conséquence l’advenue du désir du sujet à la place de la jouissance de la Chose ?

Qu’est-ce que l’amour de transfert ? Ses évolutions

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Névrose : Transfert et demande » qui a eu lieu le 13 mars 2019.

Introduction

L’hypothèse que je développe dans mon livre Les mécanismes psychiques de l’inconscient1 est la suivante : chacun est porteur de tous les mécanismes pulsionnels. Parmi ces mécanismes – le refoulement, l’idéalisation, la sublimation, la forclusion, le déni de la réalité etc. –, chaque être parlant a un mécanisme privilégié. Actuellement, le mécanisme « premier » n’est pas un mécanisme subjectif mais l’idéalisation collective : nous plaçons notre identité dans une appartenance à un groupe, mécanisme qui conduit à une sorte de binarité que l’on retrouve dans les institutions, endroit où la psychanalyse peut être évacuée. La psychanalyse est la seule « technè » qui permet de changer de mécanisme psychique comme prépondérant. Au cours des entretiens, quelque chose insiste du côté de la compulsion de répétition. Par le travail qu’elle propose, la psychanalyse permet, non pas un changement de structure, mais un changement de prépondérance de mécanisme – mécanisme au sens mécanistique du terme –, c’est-à-dire qu’une personne psychotique peut acquérir un mécanisme de refoulement secondaire qui devient un mécanisme prépondérant car l’inconscient permet la mise en mouvement, la remise en circulation d’éléments psychiques. A contrario, que proposent les psychothérapies ? Il existe un grand nombre de psychothérapies : des psychothérapies par la parole, sociodrame et psychodrame, par l’hypnose, par la méditation etc. Ces techniques font disparaître pour un temps la symptomatologie clinique, c’est-à-dire convoque un retour à un état antérieur. Nous sommes « pris » dans le discours ambiant des psychothérapies. Le travail de l’analyste est donc de créer du discours de l’Autre à partir du discours ambiant. La psychanalyse est la seule « technè », le seul art qui permet de changer de mécanisme psychique comme prépondérant. Aussi le discours de l’Autre est à soutenir en privé, dans nos consultations, et en institution. « Il n’y a pas d’analyse, dit Lacan, sans analyste. » Pour faire une analyse, il faut rencontrer un analyste. Être analyste veut dire avoir soi-même traversé suffisamment une analyse, « il faut avoir fait, dit Lacan, au moins deux tours », un tour pour l’analyse thérapeutique, un second tour pour l’analyse didactique.

I – Névrose : une émergence disparue

Que sont devenues l’hystérie, la névrose obsessionnelle et la névrose phobique ? La névrose ne figure plus dans les nouvelles nosographies du DSM, le modèle de la « normalité actuelle » est un modèle psychotique collectif, ce n’est pas un modèle névrotique, autrement dit un modèle basé sur la conflictualité du discours.

La différenciation entre conversion et somatisation

Dans les mécanismes psychiques, il devient difficile de différencier, dans la question hystérique, la conversion de la somatisation. L’accent n’est plus mis aujourd’hui sur la conversion définie dans Les Études sur l’hystérie comme : « L’expression par le corps d’un conflit inconscient2. »

La somatisation est en lien avec la question de la lésion. Mais la question de la psychosomatique reste le plus souvent une énigme : « Certaines lésions sont-elles dues à des conflits psychiques ?3 »

Certaines personnes, atteintes de maladies graves (cancer, problèmes cardiaques) font, pourrait-on dire « paradoxalement », une demande d’analyse, non pas pour interroger les causes psychiques de leur maladie, mais pour questionner le comment vivre le temps qu’il leur reste à vivre. À cet endroit, nous avons besoin des différents rapports à la sublimation.

D’autre part, dans le cas d’un traitement du cancer par exemple, il faut prendre en compte les effets de parole sur le patient : « chimiothérapie » qui ne donne plus de résultat, puis passage à « l’immunologie ». Le travail analytique permet, non pas de guérir ces personnes, mais leur permet de survivre, survie qui peut souvent surprendre un certain nombre d’oncologues.

Par quels effets la psychanalyse permet-elle de « survivre » ? Il s’agit, disait Freud, de« lever la stase de la libido ». Dit autrement, les personnes peuvent être malades mais avoir du désir. Soutenir la part désirante a des effets dans le temps, et permet souvent de prolonger la vie. Ce sont des « zones » en lien avec la mort qu’il faut supporter, des zones difficiles à travailler, qui requiert une expérience clinique.

Nous recevons aussi en travail analytique des personnes qui appartiennent à des générations différentes. D’une génération à l’autre, il n’y a pas répétition des mêmes symptômes, c’est-à-dire répétition du même ; dans le discours de la génération suivante, on entend l’endroit où les symptômes de l’Autre étaient là. Ainsi, non seulement « l’inconscient, c’est l’effet du discours de l’Autre », mais aussi l’effet du discours de l’Autre transgénérationnel. Nous sommes donc porteurs d’un certain nombre de traumatismes de l’Autre, des parents, des grands-parents, traumatismes que l’on n’a pas vécus soi-même. La question des traumatismes transgénérationnels a permis de comprendre pourquoi, lors des dernières élections présentielles en 2017, dans les villages alsaciens où on ne rencontrait aucun « étranger », le Front National est monté en « puissance ». Une étude menée par Philippe Breton4 a indiqué que des personnes avaient eu des arrière-grands-parents « malgré-nous ». Ces personnes revenues le plus souvent du front russe après des années de captivité, étaient donc considérées comme mortes. La vie du village avait repris son cours sans eux, leurs femmes s’étaient remariées, et de cela, les « malgré-nous » n’ont jamais pu parler. Leurs arrière-petits-enfants étaient « porteurs » de ce traumatisme, autrement dit « porteurs » de ce silence. Ce n’est pas, pour Lacan, de la psychanalyse appliquée, c’est le « transgénérationnel de la psychanalyse ».

Le devenir de l’obsession

Dans L’inconscient pour quoi faire ?5, je développe la question du devenir de l’obsession et donne des repères sur deux modes cliniques différents : les défenses obsessionnelles à la suite de moments psychotiques. Par exemple, une personne fait un épisode psychotique, une bouffée délirante, un épisode aigu, et se restructure avec des rituels. Travailler, au cours d’une analyse, les défenses obsessionnelles de ce patient du côté névrotique, risque de provoquer une dissociation psychique.

Le devenir des phobies

Le devenir des phobies met en place toutes les facettes de l’angoisse. Freud développe trois théories différentes sur l’angoisse. Pour Lacan, l’angoisse se situe structurellement entre le désir et la jouissance. La phobie est une manière de « canaliser » une angoisse intense. Le triptyque hystérie, obsession et phobie est donc plus que jamais à soutenir, plus que jamais à maintenir.

Que sont devenues les névroses ?

Quels sont les apports de la seconde topique par rapport à la première topique ? Pourquoi Freud a-t-il eu besoin de passer du préconscient, conscient, inconscient au moi, ça, surmoi ? Un certain nombre d’instances se sont imposées à lui, instances qu’il ne pouvait placer dans le triptyque : préconscient, conscient, inconscient. La seconde topique – moi, ça et surmoi – lui a permis d’introduire d’autres éléments dans la névrose, parmi eux les fonctions de l’idéal du moi, les questions de l’automatisme de répétition, base des pulsions de mort ainsi que les névroses post-traumatiques, intitulées dans les nosographies actuelles « stress post- traumatique ». Ces névroses post-traumatiques ne sont pas des psychonévroses, ce qui pose la question des transferts. Ces nouvelles formes névrotiques sont souvent des formes transférentielles psychotiques, c’est-à-dire persécutives, érotomaniaques ou encore religieuses.

Que sont devenues les névroses aujourd’hui ? Je l’ai dit, ce sont avant tout des stress post-traumatiques que les personnes ont à affronter qui passent souvent par la question du rapport à l’argent. L’argent n’est plus un objet partiel, l’argent est devenu un objet total, et ce dans toutes les classes sociales. Dans la transposition des pulsions, Freud évoque les équivalents symboliques de l’argent qui sont : enfant, excrément, pénis.

II – Le transfert chez Freud et chez Lacan

Y a-t-il des névroses sans transfert ? Il y a, en effet, des névroses qui ne produisent pas de transfert au sens analytique du terme. Pour Lacan, le transfert analytique est le fait que l’analysant peut se prendre comme objet. Le travail de l’analyste consiste en une torsion qui mène l’analysant à se prendre comme objet.

Freud travaille « l’amour de transfert ». Le transfert, pour Lacan, n’est pas seulement

« l’amour de transfert », il introduit une structure, une instance symbolique, celle du « sujet- supposé-savoir », autrement dit, on suppose à l’Autre un savoir. Ce que de votre propre inconscient vous ne savez pas, vous le supposez à l’Autre. Au cours de la cure, vous découvrez les signifiants et les objets dans lesquels vous êtes pris, la part de ce sujet supposé-

savoir alors s’amenuise, moment où l’analyste va « choir ». Le but de l’opération trans- férentielle, du côté symbolique, est ce rapport au savoir inconscient.

Dans « La proposition d’Octobre6 », Lacan introduit un signifiant quelconque tandis que sous la barre il écrit S1, S2, S3. Cet algorithme veut dire que n’importe quoi peut provoquer le transfert.

III – La demande de l’Autre

« Quelle est la zone que votre mère n’a pas caressée ?7 » Cette question est posée par Lucien Israël. Si la mère caresse « tout », cela donne des psychotiques, si elle ne caresse pas du tout, cela donne aussi des psychotiques… Auparavant, la notion de mère « abusive » était, pourrait-on dire, « à la mode ». De nos jours, le travail se centre autour de celui ou celle qui est en position de mère qui « abandonne » l’enfant réellement, symboliquement ou imaginairement. Cet abandon n’est pas un abandon réel, c’est quelque chose qui a « lâché » du côté de la libido.

Ce problème renvoie à la sexuation actuelle, il y a une différence des sexes, les fonctions masculines et féminines sont différentes. Le point fondamental qui est actuellement oublié, c’est le fait que nous sommes tous « pris », au niveau de l’inconscient, dans une bisexualité.

La question se pose donc aussi en termes de transfert, forme qui met en place à la fois l’automatisme de répétition, la manière dont vous allez mettre en place la part féminine et la part masculine, et c’est à partir de cette mise en place qu’il y aura possibilité, dans une troisième boucle, de décrypter qu’elle a été votre demande fondamentale au départ. Je terminerai donc sur cette question :

Le transfert lui-même n’est-il pas une demande ?

  1. J.-R. Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient, Arcanes-érès, 2019.
  2. S. Freud ; J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 1956.
  3. J.-R. Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient, op.cit..
  4. Ph. Breton ; D. Le Breton, Le silence et la parole, Arcanes-érès, 2017.
  5. J-R Freymann, L’inconscient pour quoi faire ?, Arcanes-érès, 2018.
  6. J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », p. 243-259. Paru dans Scilicet, n°1, Paris, Le Seuil, 1968.
  7. L. Israël, La jouissance de l’hystérique, Séminaire 1974, Arcanes, 1994.

« L’angoisse entre désir et jouissance », et chez l’enfant ?

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Angoisse de l’enfant, angoisse pour l’enfant » (cycle « Angoisse, culpabilité, sexualités ») qui a eu lieu le 18 janvier 2019.

Introduction

Le thème de la journée, « L’angoisse de l’enfant, l’angoisse pour l’enfant », consistera, pour moi, à tenter de réintroduire « les diverses cliniques » dans la théorie analytique, c’est-à-dire à effectuer une traversée des multiples apports théoriques au regard de notre référence clinique.

La question de l’infantile

L’approche freudienne nous l’indique, ce qui est essentiel, c’est la place et les effets de l’infantile et ce, quel que soit l’âge de la personne, l’infantile interroge, entre autres, les processus primaires, le discours de l’Autre, la question du désir inconscient, le rapport à la métonymie et à la métaphore ainsi que la question du transfert.

L’enfant, sa position « d’enseignant »

La psychiatrie pose problème aujourd’hui au sens où elle « sort » l’enfant (mais c’est aussi vrai pour l’adulte) de la position « d’enseignant ». L’enfant nous enseigne la question du désir, de la demande et de l’acte, il nous met en position d’analysant.

Tout moment de constitution du désir et du sujet est un moment d’angoisse ou risque d’être un moment d’angoisse ou encore peut occulter ce moment d’angoisse. Les pires moments d’angoisse chez l’adulte sont des moments où l’autre vous repère en flagrant délit de jouissance, ce sont des moments de désubjectivation et ils sont en lien avec les pulsions – l’hystérique en sait quelque chose – ce qui permet de différencier aussi la demande et le désir. La jouissance n’est pas la réalisation du désir, « la jouissance, dit Freud, concerne la satisfaction de la pulsion ».

Le désir de l’Autre

La question que l’on peut aussi se poser, c’est la manière dont l’Autre vient avec sa demande, son désir, ses pulsions, ses abus. Comment le petit autre se positionne-t-il alors par rapport au grand Autre incarné par une personne de la réalité, sachant, comme le disait Lacan, qu’« à mère sainte, fils pervers » ?

Freud et les théories de l’angoisse

Dans son article « Difficultés des théories de l’angoisse chez Freud1 », Nicole Kress- Rosen distingue trois positions :

  • « La névrose d’angoisse2 ». Pour « saisir » la névrose d’angoisse, Freud établit une « liste » exhaustive des manifestations corporelles : sudation, migraines, frigidité, phobie, etc. À cet endroit, Freud se situe au niveau des pulsions partielles, c’est-à-dire au niveau de quelque chose qui ne s’unifie pas et qui renvoie, en quelque sorte, à « la psychopathologie quotidienne », manifestations qui ne sont pas de vrais symptômes, qui ne se situent pas dans le transfert, qui impliquent le corps et la parole.
  • « Le petit Hans3 » traite, entre autres, la question du refoulement mais indique aussi qu’au-delà des personnes, ce qui est essentiel, c’est la constitution du ou des discours.
  •  « Inhibition, Symptôme, Angoisse4 traite la question de l’angoisse comme signal, sorte de retournement entre l’angoisse et la question du refoulement.

L’angoisse et le Schreck

Le Schreck pose la question hypnotique qui est à considérer comme un mode défensif, il conduit à une réaction de sidération en lien avec quelque chose qui n’a pas été anticipé, qui peut être le réel qui renvoie à une irruption, cela peut être l’autre qui surgit. La réaction de sidération n’est pas seulement une réaction psychopathologique, elle peut être aussi un mode d’hypnose. Les médias nous l’indiquent, la même scène (la plus épouvantable) tourne en boucle et convoque un effet hypnotique.

Freud a inventé la psychanalyse à partir de l’hypnose ; cependant, celui qui peut être en position d’être hypnotisé, c’est le psychanalyste. C’est le rapport à l’angoisse de l’analyste : comment le psychanalyste peut-il alors se déprendre du discours hypnotique de l’Autre ? C’est par la formation de l’analyste.

Lacan et la question de l’angoisse5

L’objet spéculaire et l’objet aspéculaire

Un des apports fondamentaux de Lacan, c’est la création d’un objet aspéculaire. Lacan invente un endroit « troué », c’est l’objet petit a. C’est au niveau de la dialectique entre l’objet spéculaire (la spécularisation, l’image du moi) et l’objet aspéculaire que se situe l’angoisse. Une personne vient en analyse parce qu’il y a eu une irruption, elle a été déspécuralisée. Les sœurs Papin en sont une terrifiante illustration.

L’angoisse et le rapport au temps

L’angoisse pose la question du rapport temporel. Le rapport au temps n’est pas synchrone avec le temps de la réalité. Les différents temps psychiques sont en cassure par rapport au monde extérieur. L’état hypnoïde ou le temps hypnotique repose sur une répétition, il s’agit de brouiller le temps qui ne cesse pas d’être toujours le même. Le premier état, l’état spontané, est un état hypnotique, comment faire pour en sortir ? L’enfant est un objet de « fascination » pour l’adulte car il a un autre rapport au temps, il y a une temporalité infantile différente de celle de l’adulte. Lorsque Freud travaille la névrose d’angoisse, il insiste sur un point important : l’attente anxieuse. Derrière la dimension de l’attente pointe la dimension de la déception, il y a toute la dimension du transfert anticipé. « Je pensais, me dit un patient, que vous alliez me guérir », il s’agit là d’une virtualité temporelle. Si nous avions à chercher le rapport à l’angoisse d’Œdipe, liée au meurtre du père et à l’inceste avec la mère, l’angoisse se situe dans l’après-coup, à l’endroit où se situe l’acte de l’aveuglement. Freud travaille la question œdipienne en la mettant au regard de la pièce d’Hamlet. Hamlet ne peut obéir au « ghost » de son père, car le frère du père a rempli son rôle œdipien, ce qui l’inhibe totalement, c’est une position temporelle tout à fait différente de celle d’Œdipe. L’être humain se situe souvent entre les fautes commises et le « si j’avais pu, si j’avais su », l’angoisse se situe entre ces différents moments. Ici, je me réfère donc au temps logique de Lacan.

L’invention freudienne, c’est la théorie des pulsions qui articule le corps et la parole, c’est une théorie fondamentale. La constitution du sujet et du désir est traversée par des moments d’angoisse qui peuvent être repris dans les différents temps de la théorie lacanienne.

Le schéma optique

Lacan s’appuie sur le schéma optique de Bouasse pour travailler les processus de subjectivation. Un vase est à l’envers, sur ce vase se situe un bouquet de fleurs. Quelle position faut-il prendre par rapport aux différents miroirs pour voir le bouquet de fleurs dans le vase ? C’est une opération non pas du sujet mais de subjectivation. Une certaine position le permet, position étroite au niveau optique pour pouvoir penser que le bouquet de fleurs se situe dans le vase. Ce qui veut dire que lorsqu’on se situe de part et d’autre de la position appropriée, on voit le vase et le bouquet de fleurs en position inversée, position qui convoque une angoisse considérable, c’est la position de « l’inquiétante étrangeté », c’est-à-dire une position familière et dans le même temps non familière.

La question du fantasme

Le cheminement analytique de tout être parlant, ce serait de se constituer dans l’Autre, ce qui est au fond le devenir d’un enfant. Mais ce qui va y faire obstacle, c’est le fantasme. Le fantasme vient s’interposer et cette interposition crée des moments d’angoisse considérables. À cet endroit, il faut retenir qu’une interprétation analytique trop juste est très dangereuse. Pour faire des vagues, dit Lacan, (donc pour refaire fonctionner la temporalité) l’interprétation n’est pas là pour tomber juste à l’endroit de ce qui est refoulé. Ne pas toucher le juste de l’autre est un point fondamental, contrairement à ce que l’on tente de faire à l’endroit de l’amour, ce qui me rappelle un jeu qui se pratiquait dans le temps, le jeu de la vérité…

Le nœud borroméen

Le schéma du nœud borroméen est mis au regard d’Inhibition, symptôme, angoisse, l’angoisse est donc l’interruption du réel dans l’imaginaire. À cet endroit, il ne s’agit pas d’intersection, mais d’une irruption. Tout se joue donc autour du traumatisme freudien qui a toujours un écho, mais c’est aussi l’irruption du Schreck, c’est-à-dire que quelque chose de la réalité psychique a été « effracté ».

Des frayeurs à l’angoisse

Le Schreck peut être repris par le biais des frayeurs. Dans un de mes articles6, j’avais mis le Schreck au regard des frayeurs qui sont en lien avec l’angoisse. J’y distinguais trois types de frayeurs :

  • La frayeur-panique en lien avec la question du terrorisme.
  • La frayeur-arbitraire. L’arbitraire est en lien avec quelque chose d’imprévisible. Dans mon article, j’avais pris pour exemple, l’histoire de Caligula. Tibère, oncle de Caligula, ne cesse non seulement de tuer tous ceux qui l’entourent, mais menace aussi de tuer Caligula qui se « réfugie » dans le domaine des arts, devient homme de théâtre et finit par être épargnée par Tibère. À la mort de Tibère, Caligula devient empereur, et est aimé de son peuple. L’œuvre de Camus Caligula7 commence par le suicide de sa sœur avec laquelle il avait une relation amoureuse et incestueuse, suicide qui convoque un changement : Caligula devient un tyran sanguinaire. Il commence par décréter qu’il n’y aura plus d’héritage, il déshérite les riches pour donner à ceux qui n’en ont pas ; le symbolique au quotidien est remis en cause, c’est cela la frayeur-arbitraire. Dans mon ouvrage sur Les mécanismes psychiques et l’inconscient, qui paraîtra en mars, je parle de l’arbitraire de Caligula issu de quelque chose d’incestueux.
  • La frayeur-suspens. C’est la frayeur telle qu’on la découvre dans les films de suspens, tel celui d’Alfred Hitchcock, Les oiseaux.

Le passage de la frayeur à l’angoisse est déjà une forme de guérison. Lorsqu’une personne est prise dans le Schreck, dans le post-traumatique, si on arrive à en faire un vrai traumatisme freudien, si on arrive à faire d’une catastrophe un traumatisme au sens freudien, on guérit la personne. Passer de l’irruption du réel au traumatisme, c’est déjà une avancée analytique considérable.

Conclusion

L’angoisse, présente de la naissance à la mort, indique que le plus difficile pour l’être humain, c’est la question du changement. L’enfant apparaît comme « un modèle » au sens où il « joue » avec des objets sur lesquels il a déjà transféré.

Question Le moment de constitution du désir est un moment d’angoisse. Tout moment d’angoisse est-il alors un moment de constitution du désir ?

JRF – Dans le séminaire de Lacan L’angoisse8, l’angoisse est en lien avec la théorie du désir et la théorie de la jouissance mais aussi en lien avec l’angoisse psychotique qui est plus en rapport direct avec la pulsion. La position hystérique essaie de mettre à distance cette angoisse pulsionnelle, elle tente d’éviter le côté pulsionnel en travaillant entre la demande et le désir, en réintroduisant, par exemple, du Witz, car plus le côté pulsionnel est proche, plus il y a quelque chose d’insupportable, il est difficile d’en dire quelque chose ; à cet endroit, on est à la « limite » de la pulsion. « Le concept de pulsion, écrit Freud, nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique9 », la pulsion concerne donc aussi le corps.

Dans le Coran, le corps est traversé par une série de méridiens, c’est une articulation entre la lettre et le corps, c’est une sorte de tresse posée sur le corps. La pulsion implique le corps mais pas seulement sous forme de conversion, le corps est « pris ». Il y a un alphabet du corps, chacun a son alphabet, c’est à cet endroit que se bâtissent les signifiants.

Robert Lévy – Je reprendrai le temps des frayeurs, que je trouve très important, frayeurs qui correspondent aussi à trois formes d’anticipation. Un des modes traumatiques les plus sévères est la non-anticipation et ce que tu repères bien dans ces différents types de frayeurs, c’est qu’il y a trois modes d’anticipation différents. Par exemple, dans le film d’Hitchcock, Les oiseaux, une petite musique permet de l’anticiper. Dans la frayeur-panique, il n’y a pas d’anticipation, et dans la frayeur-arbitraire, on sait que cela va arriver, mais on ne sait ni où, ni quand, ni comment, ni pourquoi.

JRF – Ce dernier point me fait penser à la mort qui reste toujours une irruption. Il y a bien sûr la possibilité de la faire « venir » plus vite. Cependant, nous ne pouvons pas anticiper le réel, une part du réel nous échappe. Il en est de même dans la mélancolie, le mélancolique se suicide quand il va mieux… Nous sommes toujours dans la frayeur de la mort. La mort est l’endroit même de la castration, c’est, dit Lacan, une castration réelle. Il faut faire avec ce qui nous reste, mais ce n’est pas pour autant « faire avec », c’est créer du nouveau à partir de ce qui nous reste.

Dans le travail analytique, l’angoisse est un « thermostat » et indique qu’un processus est en cours.

1 N. Kress-Rosen, « Difficultés de l’angoisse chez Freud », Littoral n°1, Blasons de la phobie.

2 S. Freud (1895), « Qu’il est de justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom « névrose d’angoisse » », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1997.

3 S. Freud (1909), « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le Petit Hans) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.

4 S. Freud (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 1968.

5 Voir en annexes : Cours du Dr J.-R. Freymann du 11.01.2019. DU « Les bases conceptuelles des psychothérapies analytiques » – L’angoisse : lien spéculaire et aspéculaire.

6 Voir J.-R. Freymann « Frayeurs et solution phobique », Apertura n°17, Crises 3 Frayeurs, Arcanes-érès, 2002, p. 98. Ou L’art de la clinique. Les fondements de la clinique psychanalytique, Toulouse, Arcanes-érès, 2012.

7 A. Camus, Caligula, Folioplus, 2012.

8 J. Lacan, Le Séminaire Livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.

Séminaire de Lacan « Le désir et son interprétation » – Commentaire de la leçon du 17 juin 1959

Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji. Commentaires de la leçon du 25 du 17 juin 1959.

« Il y a quelque chose d’instructif, je ne dirai pas jusque dans, mais surtout dans les erreurs – ou les errances, si l’on veut1. » Lacan ouvre ainsi la séance du 17 juin 1959 ; les « errances » de S. Nacht, R. Diatkine, J. Favreau, Ernst Glover et Mélanie Klein y seront commentées.

Aperçu du fantasme à travers la fente de la perversion

Partant de la coupure originelle et de la construction du fantasme, nous avons au cours des leçons précédentes accédé à la structure du fantasme grâce à la fente par laquelle le voyeur ou l’exhibitionniste s’insinue dans le fantasme de sa cible pour la faire jouir. Il est alors apparu que dans la structure névrotique, le fantasme est fondé sur l’effet de fente de la scène primitive et qu’il constitue le support et l’index d’une certaine position du sujet dans le désir2.

Nacht, Diatkine et Favreau : la confusion entre fantasme pervers et perversion

Freud avait décelé des tendances inconscientes ressemblant au mode relationnel qui se donne à voir dans les perversions et les a nommées « polymorph-perverse Anlagen ». Il découvrait en fait la structure générale des fantasmes inconscients (visible seulement dans le passage à l’acte du pervers3). La partie visible dans le passage à l’acte ressemble à un court scenario extrait d’un drame dont ne sont connus ni les ressorts ni le dénouement ; elle est utilisable dans le travail analytique pour la réinsérer à sa place dans l’histoire du sujet et ainsi accéder à son sens.

« Cependant, la désinsertion sous laquelle [elle] se présente confirme ce que nous avons formulé de la position du désir, à savoir que le désir se situe dans un au-delà du nommable, un au-delà du sujet4. » La « réalisation du fantasme pervers» – plus précisément le scénario mis en œuvre – tient de là son aspect bizarre et déconnecté qui, lors du passage dans le monde intersubjectif, inspire gêne et ridicule, effets souvent utilisés dans la comédie (voir la cassette de l’Avare). Mais la présence de fantasmes similaires – conscients ou inconscients – dans les névroses et dans les perversions ne permet pas de conclure à leur identité structurelle.

C’est cette erreur que Lacan reproche au trio Nacht-Diatkine-Favreau ; elle vient d’une confusion entre fantasme pervers et perversion (perversion : du latin pervertere, bouleverser). Il faut se poser la question de la genèse du fantasme pervers : est-il d’une nature radicale ou au contraire le fruit d’une élaboration aussi complexe et significative que le symptôme névrotique dû au refoulement ?

Leurs études aboutissent aussi à une conception génétique de la relation d’objet (qui passe donc par des stades, autant de modes de relation du sujet avec le monde), à la notion de distance à l’objet, au mythe d’un accord possible entre sujet et objet, et à l’idée d’un ajustement de cette distance par la cure analytique.

Ernst Glover : le développement contraphobique

« Plus serrés et beaucoup plus sérieux » sont, d’après Lacan, les travaux publiés par Ernst Glover en 1933 ; ils sont orientés vers une élaboration génétique des rapports du sujet au monde et établissent une chaîne chronologique du développement psychique, jalonnée par des points d’insertion de potentielles anomalies psychiques. Glover peine à y placer les perversions qu’il situe après les perturbations psychotiques (paranoïdes) et avant les névroses (la première d’entre elles étant l’obsessionnelle), cet ordre n’étant « pas sans prêter à critique ».

La vision d’un développement régulier de l’ego parallèlement aux modifications de la libido et au cours duquel une ou plusieurs anomalies répertoriées peuvent se produire, chacune à un moment spécifié dans le programme de développement, réduit la construction du sujet au résultat purement expérimental d’une conquête de la réalité par un organisme vivant. La phobie par exemple ne serait qu’une amplification de l’expérience préalable de la crainte et l’objet phobique en serait la cause et non un composant du symptôme.

Malgré son opposition à Klein, Glover la rejoint en ceci que l’extension du monde de l’enfant est conçue comme le résultat d’un mécanisme : ce sont, au début, les objets les plus proches de l’enfant, les plus nécessaires à la satisfaction de ses besoins vitaux, qui lui causent les plus grandes frustrations lorsqu’ils s’absentent. La relation à eux tourne alors à l’agressivité et au sadisme, ce que l’on interprète comme des expressions phobiques. Naturellement et logiquement, l’enfant se tourne vers de nouveaux objets non encore investis car plus éloignés, élargissant ainsi son monde de proche en proche par un processus contraphobique. « Toute la destinée du sujet, la structuration de celui-ci, se trouve inscrite en termes de pure expérience individuelle de conquête de la réalité5. » Or, dans la position que Lacan enseigne « il n’y a de juste déduction de la phobie qu’à la condition d’admettre la fonction comme telle du signifiant6 ». Glover pointe lui-même les limites de sa théorie psychologisante en cherchant une relation de sens directe entre l’expérience de réalité vécue et l’objet phobique (par exemple la phobie du tigre serait bien adaptée pour un jeune londonien puisqu’il n’en rencontrera quasiment jamais, sauf peut-être au zoo ou en image), oubliant que pour qu’il puisse remplir sa fonction dans le symptôme, l’objet phobique doit vraiment apparaître au sujet !

De même, pour faire entrer dans son paradigme génétique la perversion figurée par une grande diversité de distorsions de la réalité et de stades d’apparition, il est contraint d’en faire la cicatrice d’une épreuve de réalité ratée, c’est-à-dire de la réduire à une fonction économique : « La perversion est conçue par Glover comme une forme de salut par rapport à une menace supposée de psychose7. » Or « ce n’est pas la précarité de l’édifice du pervers qui nous frappe, au premier aspect du moins » souligne Lacan, sans pour autant nier la proximité de certaines formes de perversions avec la psychose, illustrée par l’image du trou dans le tissu de la réalité que la perversion permettrait de repriser.

Mélanie Klein : une phase paranoïde suivie d’une phase dépressive

« Je n’abandonnerai pas la dialectique kleinienne sans faire remarquer en quoi elle rejoint et amorce le problème que nous posons. » La phase paranoïde chez Klein est caractérisée par une réalité faite d’objets disjoints, chacun étant définitivement et totalement ou bon ou mauvais et qui sont introjectés pour les uns, projetés pour les autres. Or, une telle schize excluant toute nuance ou transition ne peut être le fruit de la seule expérience du jeune sujet car, au contraire, l’ambiguïté règne dans cette expérience vécue (la mère elle-même, premier objet d’identification, est tantôt bonne, tantôt mauvaise…). La schize est donc le résultat d’une opération logique, c’est-à-dire symbolique, et montre que l’objet est passé à une fonction d’opposition signifiante (ici bon – mauvais).

Une opposition qui n’est pas sans rappeler celle du fort-da (absence – présence) mise en évidence par Freud, à la différence près que, pour Klein, l’entrée dans la symbolisation se fait « naturellement », sans crise et sans le moteur qu’est l’attraction générée par la communication vivante et les soins maternels. En fait Klein « décrit (…) les formes primaires, primitives de la fonction du signifiant (…)8 » mais n’élucide pas l’irruption du discontinu et de la diachronie, comme le fait Lacan avec la coupure.

A la phase paranoïde succède la phase dépressive : « le sujet se rapporte à son objet majeur et prévalent, la mère, comme à un tout », accédant ainsi lui-même à la qualité d’un tout, de l’unité. Cette transition peut être rapprochée de celle du stade du miroir qui fonde l’unité imaginaire du sujet dans la genèse lacanienne. Mais les deux expériences fondatrices ne se recouvrent pas complètement : le sujet kleinien assimilé aux insignes de la mère est plus large que le sujet lacanien assimilé à son image spéculaire ; Lacan ne manque pas de préciser que cette image i(a) doit, quand elle n’est pas un reflet dans le miroir, être celle d’un autre enfant de même âge (en fait, de même taille). Car parmi toutes les identifications imaginaires à des objets saisissables par les signifiants primaires, seule celle à son image spéculaire ou à un semblable lui offre de se reconnaître « comme maîtrise et comme moi unique – comme maîtrise du moi9. » Les objets introjectés pendant la phase paranoïde s’organisent par conséquent autour de i(a) qui se situe à la fois dedans et dehors, interprétation lacanienne du paradoxe du mauvais objet kleinien. «Entre les deux, il y a ce champ x, où i(a) à la fois fait partie du sujet et n’en fait pas partie. C’est quoi ? C’est ce que Mélanie Klein appelle le mauvais objet interne10. » Finalement, ce mauvais objet est comme… le phallus « Autrement dit, en tant qu’il [le sujet] l’est, il ne l’a pas – en tant qu’il l’a, il ne l’est pas11 » et c’est cette même impossibilité, cette même interdiction repérée dans les deux théories qui pousse vers l’entrée d’un nouvel espace où le sujet pourra exister.

Cela est illustré par le cas clinique de l’enfant asservi au mauvais objet (nurse) dont il se libère symboliquement en séparant pour son compte un petit morceau (de charbon) d’une chaîne (le train son jouet) dans laquelle il était pris. La transition semble alors opérer à l’inverse de la « normale » : la taillure de crayon et le morceau découpé dans le wagon attenant à la locomotive-nurse (le tender) sont le même objet assurant la fonction transitionnelle, cet objet qui permet à Richard de « saisir » cet autre qu’est sa thérapeute, de s’émouvoir pour la première fois en s’exprimant dans un message inversé : « Pauvre madame Klein12. »

Was will das Weib ? (Que veut la femme ?)

Le désir n’est pas la demande puisqu’il existe des objets qui ne peuvent pas être demandés. Lacan montre le paradoxe d’une certaine psychanalyse qui, pour le sujet venant demander une satisfaction tente « d’obtenir une réduction de ses désirs à ses besoins » alors que « le facteur commun à chacun de ces sujets (…) c’est que son désir, il ne s’y fie pas » et que c’est la raison même de la demande.

Par un rappel à Freud, au niveau du complexe d’Œdipe chez la femme, Lacan souligne que chez la femme, la demande n’est pas d’obtenir une satisfaction mais « d’avoir ce qu’elle n’a pas, le phallus13. » C’est un fait que la petite fille demande d’avoir un phallus à la place où elle devrait l’avoir si elle était un homme, et c’est ce qui peut lui arriver, de l’avoir réellement, dans l’homme, par une fusion complète de l’être aimé et de son organe ; mais « ce phallus qu’elle peut avoir, réel, il n’en reste pas moins qu’au départ, il s’est introduit dans sa dialectique, dans son évolution, comme un signifiant. De ce fait, elle l’aura toujours, à un certain niveau de son expérience, en moins14. » C’est parce que la femme a toujours affaire à l’objet phallique en tant que séparé que l’homme peut la percevoir comme castratrice sans se rendre compte que pour lui, elle est symboliquement ce phallus qu’elle n’a pas, en tant qu’elle est l’objet de son désir, c’est-à-dire du désir de l’Autre. Elle ne sait rien de cela, ni de sa position spécifique dans l’inconscient – de l’être et de l’avoir à la fois –, ni de la similarité de sa formule trans-subjective avec celle du pervers : se soutenir du fantasme et du désir de l’homme, l’amener à la jouissance pour répondre à son propre désir.

Sa position inconsciente de l’être ET de l’avoir se révèle dans certaines observations, par exemple :

  • Du côté de l’avoir, elle considère comme des équivalents phalliques tous les objets qui peuvent se séparer d’elle, y compris ses enfants, d’où une faculté pour ces objets séparés de devenir objets du désir, lui épargnant ainsi le besoin de se soutenir du désir d’un autre – la perversion ; et si malgré tout il y a perversion, c’est souvent avec ses enfants.
  • Du côté de l’être, en tant qu’objet d’amour, elle voit dans le désir de son partenaire une fonction aussi essentielle et vitale pour elle que s’il s’agissait de son propre désir issu de la coupure originelle ; la « jalousie d’amour » d’une femme laisse voir cette caractéristique par sa radicalité « peu importe qu’il m’aime, pourvu qu’il n’en désire pas une autre ». Effectivement, le désir va bien au-delà de toutes les sublimations de l’amour, et ce n’est qu’au petit (a), cause du désir de l’Autre, qu’elle peut se fier, car « c’est de ce côté-là que se produit l’hommage à l’être15. »

La fonction du phallus, l’objet qu’on ne peut pas demander

La métaphore paternelle se manifeste par l’interdit selon lequel le sujet ne peut à la fois être le phallus (de la mère) et avoir le phallus (du père), interdit que véhicule l’objet phallique lui-même et qui se traduit par l’impossibilité de pouvoir être demandé (car cela signifierait la disparition du sujet en tant que phallus).

Le névrosé utilise cette alternative sous une forme métonymique : il se cache derrière le « ne pas avoir » le phallus « pour être » le phallus inconsciemment. C’est donc un autre, un petit autre, qui l’a et qui l’abrite (par exemple la femme du patient d’Ella Freeman Sharpe16) et qui sert de substitut dans la fonction de désirant. C’est la substitution de l’autre imaginaire au sujet, dans la dialectique du désir, qui amène au sein de la demande le danger de l’aphanisis propre au désir ; le névrosé ne peut demander que des substituts, c’est-à-dire que tout ce qu’il demande, c’est pour autre chose. Cela se voit dans les démarches compliquées de l’obsessionnel qui demande toujours à côté de la vraie demande et qui finalement ne jouit pas car ce n’est pas lui qui jouit. L’altruisme permanent du névrosé apparaît pour ce qu’il est : structurel et fondé sur une captation du moi par l’image de l’autre. Il s’en suit un perpétuel échec du désir : dans son dévouement à l’autre, il s’aveugle sur sa propre insatisfaction17, il cède toujours sur son désir. « De même, pour l’hystérique, ce n’est pas d’elle dont on jouit », mais éventuellement de sa marionnette18, son substitut en tant que désirante.

En conclusion de la séance et avec quelques précautions, Lacan nous propose la formule suivante pour le désir de l’obsessionnel : (  i(a)). Le névrosé est, dans l’ordre symbolique, le phallus barré en rapport avec, dans l’ordre imaginaire, un objet de désir qui est le petit autre.

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013,

p. 515.

2 P. 499.

3 P. 503.

4 P. 517.

5 P. 521.

6 P. 521.

7 P. 522.

8 P. 524.

9 P. 524.

10 P. 525.

11 P. 526.

12 P. 527.

13 P. 528.

14 P. 529.

15 P. 532.

16 P. 272.

17 P. 533.

18 P. 505.

« Aime le mot dit » – un Mot d’ordre pour tout soignant ?

Intervention Jean-Louis Doucet-Carrière lors de la formation APERTURA « Place de la psychanalyse dans les thérapeutiques actuelles » qui a eu lieu le 24 novembre 2018.

« Donner joie à des mots qui n’ont pas eu de rente tant leur pauvreté était quotidienne. Bienvenu soit cet arbitraire. » René Char

La parole et le langage sont consubstantiels à toute démarche thérapeutique. Sans parler bien sûr de la place de la parole dans une séance d’analyse ou de thérapie analytique, une prescription médicamenteuse, une sismothérapie, une séance d’hypnose, une séance de TCC sont toujours le fruit de la demande verbalisée du soigné et sont toujours accompagnées par la parole et le langage du soignant. Je poserai en préambule à cet exposé qu’il y a deux choses auxquelles un être humain ne peut échapper, ce sont le langage et la jouissance. Cet enfermement rend, à mon sens, toute prise en charge thérapeutique d’autant plus complexe que langage et jouissance ne peuvent être désintriqués.

La psychanalyse est une méthode, en grec méta hodos – c’est-à-dire un chemin qui va au-delà, plus loin, chemin inventé par Freud pour aborder l’inconscient tel qu’il l’a conçu, à savoir comme le lieu des pensées refoulées car inacceptables pour la conscience. Ce chemin se construit grâce à une technique qui s’appuie sur une théorie. Parmi les concepts fondamentaux de la théorie analytique, le transfert est un de ceux qui, me semble-t-il, a dépassé largement le cadre strict de la psychanalyse pour venir définir de façon très généralece qui se joue dans la relation thérapeutique au sens large. Une question se pose donc d’emblée et qui est la suivante : « Peut-on se passer du concept de transfert dans la dimension du soin ? » C’est, à mon sens, un point très important où il faut s’arrêter un instant. « Un même mot n’est pas un même concept », disait Bachelard. Il est certain que ce terme de transfert peut se subsumer dans celui d’empathie, de confiance voire même dans celui de croyance ou de certitude. Toutefois, en psychanalyse, il a une dimension très précise et, pour Lacan : « Le transfert c’est la mise en acte de la réalité de l’inconscient », mise en acte qui s’instaure dès que le soignant est placé dans une position de Sujet Supposé Savoir. La position de quelqu’un qui en sait un bout sur la question qui torture un patient, c’est celle qui est donnée à tout soignant quelles que soient ses références théoriques. En cela elle renvoie chaque patient à une position infantile, à la position qui était la sienne face aux instances tutélaires qui l’ont guidé dans ses apprentissages.

Mais là où la théorie psychanalytique se singularise, c’est qu’à la différence des autres approches thérapeutiques, ce n’est pas à un savoir constitué que l’analyste se réfère, mais à un savoir qui doit émerger de cette dimension transférentielle. Là, l’argumentaire qui nous est proposé aujourd’hui pose une question incontournable et que, je crois, on pourrait reformuler ainsi : « Quelle place pour le concept d’inconscient, au sens freudien de pensées refoulées, dans les thérapeutiques actuelles ? » Ou autrement dit : « Le concept d’inconscient est-il toujours recevable face à l’apport de la neuropharmacologie, des neurosciences mais aussi face aux mutations si rapides de notre société tant sur le plan technoscientifique que dans ses dimensions relationnelles et qui sont, en particulier, à l’origine de ces nouveaux diagnostics évoqués ici même il y a quelques mois ? »

La différence radicale entre la psychanalyse et les autres thérapeutiques me semble pouvoir être réduite à celle qui existe entre le signe et le signifiant. Vous m’excuserez de reprendre ces définitions bien connues mais je crois qu’il est important ici de les rappeler. Selon Peirce « un signe est ce qui représente quelque chose pour quelqu’un » alors qu’un signifiant, au sens lacanien, est « ce qui représente le sujet pour un autre signifiant ». Je crois que, à la suite de Peirce, il faut introduire un troisième terme qui peut, peut-être, faire lien entre ces deux concepts ainsi définis, c’est le terme d’indice. Dans le dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey nous dit que le mot indice vient du latin indicium lui-même dérivé du mot index qui est composé de in (dans, à l’intérieur) et des éléments dex-dictis, représentant la racine indo-européenne deik-dik qui veut dire « montrer » et qui avait à l’origine un caractère religieux ou juridique, que l’on retrouve dans le latin dicere qui a donné le mot dire. De façon très laconique, on peut soutenir qu’il y a déjà la dimension du dire dans l’indice et dans l’indicible. Cela n’est pas sans intérêt. En effet dans toute clinique, nous nous attachons à repérer des indices, c’est-à-dire des éléments qui nous indiquent que là il y a une trace, là surgit un événement qui singularise la souffrance à laquelle nous sommes confrontés. Cette singularité, la médecine en fait un signe évocateur ou même parfois, pathognomonique d’une affection répertoriée dans la nosographie, le psychanalyste, lui, va aussi en faire le signifiant de l’émergence d’une subjectivité. Si je reviens sur ces notions fondamentales, c’est que ces deux dimensions, celle du signe et celle du signifiant, ne sont absolument pas exclusives l’une de l’autre, elles coexistent au sens où deux théories différentes peuvent recouvrir la même réalité clinique sans qu’aucune des deux ne la dénature. Pour imager cela, je rappellerai que cela n’est pas parce qu’il est difficile de savoir si la lumière est de nature corpusculaire ou ondulatoire que la lumière du jour ne nous inonde pas tous les matins !

Je l’ai dit il y a un instant, la parole et le langage supportent tout acte thérapeutique. La contrainte du signe clinique ne doit pas obérer la dimension féconde du signifiant. C’est l’élément biographique notamment qui pourra nous permettre de remonter du signe au signifiant. C’est en cela que la réponse à la question qui nous occupe aujourd’hui pourrait être, pour l’instant, celle-ci : c’est la position du soignant par rapport aux dires du soigné qui va de facto donner, ou pas, une place à la méthode analytique au centre du cortège des thérapeutiques actuelles.

Plutôt que distinguer en parlant de psychanalyse, la cure-type, les psychothérapies psychanalytiques, il me semble que le point capital, pour ce qui nous occupe, est la manière qu’aura le soignant d’accueillir la parole du soigné. On connaît l’aphorisme de Marivaux qui soutient que « bien écouter c’est déjà presque répondre. » Dans le séminaire XI, Lacan rappelle cette formule qui est très proche de celle de Marivaux : « L’art de l’écoute équivaut presque à celui du bien dire. »

À la différence de la prise en charge somatique qui, elle, peut s’appuyer sur des signes physiques, fonctionnels, ou les données des examens complémentaires, la démarche de soin psychique ne peut s’appuyer que rarement sur des signes para-cliniques, sa seule ressource ne repose le plus souvent que sur l’observation du patient et sur la manière dont celui-ci fait fonctionner sa parole dans le champ du langage. Dans les deux cas, cependant, la rencontre clinique s’attache à une recension, la plus rigoureuse possible, des données de l’entretien. Mais là où l’approche médicale va s’attacher à repérer un indice, indice qu’elle pourra élever à la dignité d’un signe qui s’intégrera dans un corpus de connaissances constituées a priori, l’approche psychanalytique devra être à même de se laisser surprendre par ce que le poète René Char appelle « la pauvreté quotidienne » d’un mot. Cette pauvreté n’est évidemment qu’apparente, elle est aussi indicielle, car une écoute exercée pourra en faire un signifiant qui, lui, rend compte de l’économie pulsionnelle du sujet de l’inconscient.

J’ai eu le plaisir d’exercer pendant plus de vingt-cinq ans la médecine générale, et ma rencontre avec l’expérience de l’inconscient a radicalement modifié ma pratique, non pas dans le sens d’une «psychologisation » de la maladie mais dans la mesure où il m’est rapidement apparu que la souffrance (dans tous les sens de ce terme, à la fois douleur mais aussi attente), la souffrance des patients ne pouvait souvent pas se réduire à la demande qu’ils formulaient.

Il me paraît important de ramener ici un cas clinique issu de mon expérience personnelle qui, du moins je le souhaite, éclairera mon propos.

En introduction, je rappellerai que, pour Lucien Israël (1968, p.184) :« Les traces mnésiques des situations au cours desquelles le corps a éprouvé quelque chose qui dépasse habituellement les mots, douleur ou jouissance, sont le plus souvent sans aucun rapport formel ou logique avec l’événement, comme ces balises qui signalent l’existence d’une épave engloutie sans fournir aucune information sur sa nature. »

À mon sens, ces balises sont ces indices qui ne doivent jamais cesser de nous étonner. Pascal, 45 ans, m’appelle pour la première fois, car, depuis le matin, il ne sent plus son côté gauche. Je rencontre un homme d’allure sportive, en très bon état général. Les symptômes qu’il décrit sont en faveur d’une hémiparésie gauche. La TA est excessive à 22/12. Il souligne qu’il a une sensation de faiblesse musculaire de tout l’hémicorps gauche. L’examen neurologique n’objective pas de troubles moteurs ni de signes pyramidaux. Je ne trouve rien d’anormal à l’examen de la sensibilité. L’angoisse est à son paroxysme. Je fais hospitaliser Pascal et continue à le voir régulièrement à l’hôpital. La symptomatologie ne s’aggravera pas, il ne « complétera pas » son hémiplégie comme l’on dit dans notre jargon. Les examens neurologiques complémentaires, Doppler des vaisseaux du cou, Scanner, IRM s’avéreront normaux. Par contre, est découverte une insuffisance coronarienne sévère. Pascal sort du CH et reprend son métier de petit commerçant. C’est à ce moment-là que je peux commencer à connaître son histoire.Pascal a perdu son épouse dans un accident de voiture où sa responsabilité en tant que conducteur n’était pas en cause. Il n’a plus aucun contact avec sa belle-famille. Il n’a jamais pensé à refaire sa vie. Tous ces éléments, j’ai l’impression de les arracher à Pascal. Il en parle difficilement et, d’ailleurs, il parle très difficilement depuis cet épisode neurologique, comme si les mots n’arrivaient pas à sortir de sa bouche. Il consulte à de nombreuses reprises un spécialiste qui ne trouve pas d’anomalies organiques et préconise un traitement par magnésium. J’arrive à savoir que l’année qui vient de s’écouler a été très difficile pour lui. Jusqu’à il y a peu de temps, Pascal vivait de revenus obtenus par des placements en bourse, mais m’explique-t-il, au moment de la guerre du golfe, il a tout perdu en une journée. Le peu qu’il a pu sauver, il l’a placé dans ce petit commerce où, en travaillant 18 h par jour, il arrive tout juste à gagner l’équivalent du Smic. De plus, il vient de perdre sa mère des suites d’un accident vasculaire cérébral dans le cadre d’une HTA de fond. L’hypertension de Pascal est bien équilibrée par un traitement lourd. Les problèmes de voix persistent mais, comme il le dit lui-même : « Il y a des moments où je parle tout à fait normalement. » Pascal se fait surveiller très régulièrement et, à mes questions sur sa vie extra- professionnelle, il me dit qu’il a une nouvelle amie mais qu’il a de grosses difficultés sexuelles, difficultés qu’il n’avait jamais connues jusqu’à présent. « Est-ce que ça n’est pas un médicament qui me rend impuissant ?… J’ai lu sur la notice du DETENSIEL que ça pouvait arriver. » Pascal va développer quelques mois après une pathologie coronarienne très grave avec crise d’angine de poitrine au moindre effort. Les examens complémentaires en révélant des lésions diffuses excluent toute possibilité chirurgicale. Pascal tient à être au courant de la gravité de son état. Le traitement s’alourdit, les crises sont de plus en plus fréquentes, les problèmes de voix et d’impuissance persistent. Avec le cardiologue, nous demandons sa mise en invalidité qui est accordée sans réserve. Dans le mois qui suit, les crises d’angor diminuent de façon inespérée, la TA s’équilibre et permet une diminution du traitement. Pascal n’a plus fait de crises depuis plusieurs mois malgré une bonne activité physique et en gardant une épreuve d’effort cardiaque très pathologique. Les problèmes de voix persistent de façon sporadique. Les problèmes sexuels, alors qu’il continue le DETENSIEL, ont disparu. Je lui reparle de ses problèmes de voix et de leurs moments d’apparition : « C’est l’année où j’ai fait « mon hémiplégie », quand j’ai fait de mauvaises affaires et que j’ai perdu ma mère, je ne savais pas ce que j’allais devenir. » « Vous ne saviez plus quelle voie emprunter ? » Pascal rougit jusqu’aux oreilles : « Ah, docteur, le jeu de mots ! » Nous en restons là. Le symptôme clinique de la voix chez Pascal, je le pense comme étant la mise en acte d’un fantasme qui soutient son désir et lui permet de se préserver une intégrité dans cette histoire pathologique si grave. Pour Lucien Israël : « Le discours de l’hystérique est troué et dans ce trou, quelque chose apparaît qui ne devrait pas effrayer le médecin. (…) Ce qui apparaît dans ce trou, c’est le corps. » Il faut rester un instant sur cette vignette clinique. Pascal en marge de sa lourde pathologie organique, perd la voix, par moments ; de temps en temps il parle normalement. Ce trouble de la voix l’a tout de même poussé à consulter : « vous n’avez rien, c’est nerveux, prenez du magnésium » lui est-il répondu. Alors Pascal parle de moins en moins souvent normalement, mais il parle de plus en plus souvent de son trouble, il veut aller voir un autre professeur, faire d’autres examens… une IRM ? Depuis cette consultation, Pascal ne s’est plus jamais plaint de ce problème. « Cela veut-il dire qu’il suffit de faire un jeu de mots pour qu’un patient ne nous ennuie plus avec un symptôme fonctionnel ? ». Sûrement non, mais quelquefois pourquoi pas ? Pourquoi pas si ce jeu sur le mot, le jeu sur l’équivocité signifiante, redonne un sens à la plainte du patient, ou plutôt redonne à Pascal toute sa dignité subjective. Ce signifiant fait tatouage chez Pascal, c’est un trait unaire auquel il peut s’identifier grâce à l’équivocité de sa parole dans le champ de la jouissance. Pascal ne sait plus où il en est ; il a une maladie qu’il sait être très grave, il a de l’HTA comme sa mère qui vient d’en mourir, dont il a été définitivement séparé ; il a de gros problèmes financiers qu’il n’arrive pas à résoudre même en se tuant à la tâche. Pas d’horizon, pas de futur dans lequel se projeter : il est sur une voie sans issue. Est-il dépressif ? Malgré tous ces malheurs, Pascal n’a aucun signe clinique de dépression, pas d’idée de mort, pas de troubles du sommeil ou de l’appétit, il fait même paradoxalement quelques projets, il ne paraît même pas triste.

Mais tout de même, par moments, ses difficultés actuelles le laissent sans voix… Prendre le corps à la lettre disait Serge Leclaire… Pascal nous livre un in-dice avec cette voix qui lui échappe, l’anamnèse biographique permet de situer que quelque chose « reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » pour reprendre une formule lacanienne et cela nous autorise à recueillir la pauvreté de cet indice pour lui donner la richesse du signifiant.

Dans son film de 1931, M le maudit, homophone au titre que j’ai donné à cette conférence, le cinéaste Fritz Lang nous raconte l’histoire terrible d’un meurtrier d’enfants. Il est bon de rappeler que ce meurtrier est retrouvé grâce au témoignage d’un mendiant aveugle qui le débusque grâce au refrain que l’assassin chante dans la rue, il en fait part à un de ses compagnons d’infortune qui arrive à tracer la lettre M dans le dos du manteau du coupable afin qu’il puisse être confondu, ce qui sera rapidement le cas. Les paroles du meurtrier traduisent une angoisse psychotique tragique : « Toujours, je dois aller par les rues, et toujours je sens qu’il y a quelqu’un derrière moi. Et c’est moi-même ! (…) Quelquefois c’est pour moi comme si je courais moi-même derrière moi ! Je veux me fuir moi-même mais je n’y arrive pas ! Je ne peux pas m’échapper ! (…) Quand je fais ça, je ne sais plus rien… Ensuite je me retrouve devant une affiche et je lis ce que j’ai fait, alors je me questionne : J’ai fait cela ? »

Autorisons-nous une fiction clinique. Comment ne pas évoquer, dans le fait que c’est un mendiant aveugle qui permet de débusquer l’assassin, la figure tragique de Tirésias rendu aveugle pour avoir vu la nudité d’Athéna ? La vision du réel nous rend aveugle ! « Le réel comme la mort ne peuvent se regarder fixement » souligne Lacan paraphrasant La Rochefoucauld. Un de ses congénères trace une lettre dans le dos du meurtrier assoupi. Cette lettre identifie tragiquement le psychopathe. Mais cette lettre reste, dans cette fiction clinique, du côté du réel, elle n’est pas récupérée par une chaîne signifiante qui la lierait à d’autres lettres et relancerait une dynamique désirante. « Le soliloque en clin d’œil de l’indice à l’état pur ressemble à un silence de mort » soutient le philosophe Régis Debray. Dans ce film, l’indice reste du côté du signe qui représente le meurtrier pour la meute qui le poursuit. Que pourrait-il arriver d’autre à ce grand malade dont les paroles nous révèlent un « inconscient à ciel ouvert ». Des paroles qui confirment tragiquement que le psychotique reste aliéné au registre des signes. Souvenons-nous que Freud précise très tôt que dans la psychose les mots sont traités comme des choses. L’indice qui pourrait devenir signifiant reste aliéné au signe, définitivement !

Comment ne pas évoquer aussi l’ouvrage capital de Serge Leclaire On tue un enfant. Ce meurtre symbolique, cette première mort dont parle Leclaire, n’est-elle pas chez M le maudit prise au pied de la lettre, à quelle nécessité pulsionnelle pourrait répondre ce meurtre ? Vous me pardonnerez cette escapade cinématographique mais elle me paraît à même de déplier, d’expliciter, ce qui ne doit pas être éludé dans une démarche de soin, à savoir que le langage associe à l’ordre impeccable des signes le désordre structurant du signifiant. Certes, la recherche médicale, quel que soit le domaine auquel elle s’intéresse, n’a que faire de la réalité de l’inconscient, pour autant, même si selon Heidegger « La science ne pense pas », les scientifiques sont pris dans la parole et le langage, les médecins qui bénéficient des découvertes de la science le sont tout autant et les sujets en souffrance n’ont eux aussi que ces outils-là pour l’exprimer. On sait que Freud fonde l’expérience du langage sur le retour du refoulé inconscient. Je l’ai dit en introduction à cet exposé, le transfert est la mise en acte de la réalité de cet inconscient freudien, il est selon Lucien Israël le lieu de rencontre avec l’inouï.

La richesse de la séméiologie, les stupéfiants progrès de la chimie et de l’imagerie ne suffisent souvent pas à obérer l’opaque densité d’un symptôme. Le transfert, comme mise en acte de la réalité de l’inconscient peut permettre, pour qui s’y autorise, d’éclairer le symptôme en laissant le soignant se laisser surprendre par la « pauvreté quotidienne » d’un signifiant. En prenant le symptôme à la lettre comme chez Pascal, l’aliénation au signe corporel peut, pour un temps, céder la place à l’aventure métaphorique du signifiant. J’utilise à dessein ce terme d’aventure. En effet, en me référant aux réflexions de Giorgio Agamben, je vois dans le désir de soigner l’acceptation à se lancer dans une aventure, au sens où l’on peut définir ce terme comme une décision de partir à la rencontre du réel.

Agamben se réfère aux Saturnales de Macrobe où il est avancé qu’à la naissance de chaque homme président quatre divinités : Daïmon, Tyché, Éros, Ananké (Le Démon, la Fortune, l’Amour et la Nécessité), Goethe en rajoutera une cinquième : Elpis, l’Espérance. Je cite Agamben : « Tout homme se trouve pris dans l’aventure, tout homme a donc à faire avec Daïmon, Éros, Ananké, Elpis. Ils sont les visages – ou les masques – que l’aventure – la Tyché – lui présente à chaque fois. » Je crois que toute l’aventure thérapeutique peut se retrouver dans cette citation. Chaque acte thérapeutique est une tentative d’affronter le réel, c’est un travail sur la jouissance du corps-parole, jouissance qu’Éros doit amputer pour que surgisse Daïmon, le génie apaisant. Par la grâce d’Eros, Daïmon peut advenir et se soustraire, pour un temps, à Ananké. C’est Elpis qui permettra de relancer Éros qui à chaque rencontre manquée avec Tyché se retrouve sous le joug d’Ananké. J’ai avancé que le vivant humain ne pouvait échapper ni au langage ni à la jouissance. Échapper à la jouissance, ce serait échapper définitivement à la mort. Nous savons depuis 1920 et le texte capital de Freud sur un « au-delà du principe de plaisir » que ces tentatives répétées de rencontre avec le réel n’ont qu’une visée qui est l’obtention de jouissance.

Freud a assis sa théorie de l’existence de la pulsion de mort sur la compulsion de répétition. Dans le Séminaire XI, Lacan, en référence à Aristote, nous montre comment l’Automatisme de répétition, l’Automaton d’Aristote, nous lance dans l’aventure de la rencontre de la Tuché, la Tyché. Cette rencontre est toujours une rencontre manquée, toujours manquée car elle échoue à saisir le réel. De même la fonction de la parole dans le champ du langage ne permet pas de saisir toute la vérité. « Je dis toujours la vérité, mais à la dire toute les mots manquent et c’est en quoi la vérité tient au réel » nous rappelle Lacan. Traquer le signe, c’est traquer le réel, c’est, à mon sens, indispensable dans une démarche de soins. Mais cette traque, aussi étayée qu’elle soit par les outils de la techno-science, est toujours prise, in fine dans les rets de la parole et du langage qui nous emprisonnent toujours en présence du grand Autre, ce lieu où, selon Lacan, la vérité balbutie.

Il y a toujours une malé-diction qui touche la vérité, car, comme l’affirmait Freud, « Il faut bien que la sorcière s’en mêle ! » La sorcière métapsychologie qui fait en permanence bouillir le réservoir pulsionnel du ça, subvertit sans cesse l’ordre convenu du langage. Maudite sorcière qui nous assujettit à notre discours, à ce Mot-Dit qui nous dévoile comme sujet au moment même où nous nous réfugions dans la cellule des signifiés.

Alors, quelle place pour la psychanalyse dans les thérapeutiques actuelles ? Ne pouvons-nous pas avancer de façon très laconique que cette place sera toujours là où, dans le théâtre de la clinique, un fauteuil sera réservé à l’écoute de ce qui est maudit par chaque sujet, dans chaque sujet et qui se révèle dans l’énonciation du mot-dit ?

Tout ceci sans oublier ce que soutient le Pr François Jacob, prix Nobel de médecine : « Nous sommes un mélange de protéines et de souvenirs, d’acides nucléiques et de rêves. »

Quelques remarques autour de la psychanalyse… à l’usage de ceux qui se demandent ce que c’est

Préambule…

…à l’usage de ceux qui se demandent ce que c’est, mais il ne sera pas répondu à la question, bien sûr. Il ne sera pas dit « ce que c’est ». Il ne peut pas être dit « ce que c’est », comme il ne peut être dit ce qu’est l’homme. Ou alors, à ce qu’il peut en être dit, manque l’essentiel, le p’tit truc insaisissable et essentiel.

Je pense qu’on ne comprend pas – « on », non-analyste s’entend, et peut-être analyste aussi –, qu’on prend cela pour du baratin. Et on a raison. Bien souvent moi non plus je ne comprends pas. C’est un peu comme une porte magique ; une formule magique est prononcée, la porte apparaît et s’ouvre, le monde entier s’ouvre, s’anime, se déplie, a une épaisseur. Soudain la porte est refermée : le monde est plat, une étendue sans fin et sans saveur. Et je ne peux la rouvrir, la porte, et je ne peux la retrouver, et presque je ne me souviens plus qu’elle peut exister. Ce n’est pas de la magie, c’est l’humain. Le désir, lorsqu’il est libéré un peu de ses attaches aux objets, est une étincelle qui se répand dans le monde entier et l’anime.

La psychanalyse permet, parfois, souvent peut-être si l’on en respecte le temps, d’ouvrir la porte magique, qui n’est pas magique, la porte de l’humain, la porte du désir, pas le désir « pervers » ou « perverti » des objets fétiches ou fétichisés ; le désir qui porte l’être humain, l’anime, le fait exister, le fait vivre, le fait danser sa vie.

Il n’y a pas que la psychanalyse à permettre cela. Il y a l’art, les arts, et certains savent trouver, créer l’étincelle jusque dans l’art de vivre.

La psychanalyse permet de tout petits changements, qui changent tout. Un petit décalage de rien du tout, qui transforme l’esclave de son quotidien en la même personne, qui d’ailleurs fait à peu près la même chose, à quelques détails près qui là encore changent tout ; la même personne à ceci près qu’elle est vivante, existante.

C’est compliqué parce que je n’ai pas le choix, je dois dire que « si l’on n’a pas expérimenté cela on n’a pas idée de ce que c’est », et je sais bien que cela semble être l’argument fallacieux par excellence.

Si l’on n’a pas expérimenté cela, on n’a pas idée de ce que c’est.

Expérimenter qu’une porte peut s’ouvrir, et alors du souffle, du mouvement, un pétillement à l’intérieur de soi. Expérimenter que la porte se referme parfois, trop souvent ; à tâtons on cherche à la retrouver, on ne sait pas, on ne sait plus, une porte, quelle porte ?

Il ne sera pas dit « ce que c’est » ; que ceux qui vraiment ne supportent pas de sortir du domaine de ce qui se mesure, s’évalue, se raisonne, que ceux-là ne se fatiguent pas trop. Mais ceux-là, vraiment, n’aiment-ils pas quelqu’un, quelque chose, ne sont-ils pas touchés, d’une façon ou d’une autre, par une des manifestations de l’humain ? la musique, la danse, la peinture, le cinéma, la poésie, l’être aimé, que sais-je, ce qu’ils voudront bien ? et pensent-ils vraiment que ce qui les touche se réduit à ce qui s’en mesure ? vraiment ? que l’être humain se réduit à ce qui de lui se mesure ?…

Mais je peux « comprendre » – au sens de partager – leurs barrières, leurs craintes, leurs impasses : il y a une pente de la pensée vers le rationnel. Notre pensée nous mène à de telles créations, à partir de la raison ; tout ce que l’être humain a bâti, grâce à la logique et aux sciences !… À commencer par sa propre vision du monde. Notre pensée s’est coulée dans les formes du rationnel, de la logique, cela lui réussit si bien, d’ailleurs. Il y a tant de domaines dans lesquels c’est efficace, efficient.

Mais l’humain… l’humain, cela échappe.

Une des formules magiques qui fait réapparaître et se rouvrir la porte – formule magique pas tout à fait contrôlée – correspond à ces moments où je formule ma pensée sans essayer de la comprendre, de la saisir, de tout saisir. Illusion que de saisir tout à fait quoi que ce soit, dans le domaine de l’humain. En dire quelque chose, oui – « mi-dire », disait Lacan –, mais saisir, rien du tout. Comme il devient possible de parler de « quelque » chose – la psychanalyse, par exemple – lorsque je renonce à la saisir. Un mouvement naît en moi, se creuse, un souffle qui me porte et porte une parole.

Qu’est-ce que c’est que la psychanalyse ?

Question impossible… surtout ne pas essayer d’y répondre.

À chaque retour d’absence, de vacances – vacance, un peu d’espace vide, « libre », enfin – lorsque je reprends mes consultations et séances, je re-démarre, je re-commence. Et souvent quelque chose se formule, s’éclaire, dans les recommencements. Quelque chose s’éclaire, dans « ce que je fais » à recevoir et écouter des personnes toute la journée ; qu’est- ce que c’est que ce truc, qu’est-ce qui s’y passe, quels sont les ressorts de ce qui s’y passe, les ressorts de la possibilité qu’il se passe quelque chose… Quel est l’outil, l’instrument,

comment se manie-t-il, quel geste de maniement, quel acte, quel effet, que vient opérer l’outil, que vient-il ouvrir, découper – l’outil, que pourrait-il être d’autre que la parole, et son possible « tranchant »?

Ce qui s’éclaire aujourd’hui, l’idée d’ « animer ». Je vous rassure, aucun écho à de quelconques animations de vacances dans un quelconque centre de vacances tout compris – ce n’est pas trop mon style de vacances/vacance… Mais « animer » : donner de l’âme… pas de mysticisme non plus, pas de grande révélation religieuse pendant mes vacances, pas d’apparition ni d’hallucination, me semble-t-il ?… Mais l’humain, le spécifiquement humain, le subjectif, « exister en tant que sujet », cela ne s’attrape dans aucun tamis rationnel, cela ne se prend dans aucun miroir aux alouettes, c’est un souffle, quelque chose comme un souffle. La psychanalyse est tout de même l’un des moyens pour un sujet de trouver ce souffle, de creuser la brèche par laquelle il peut émaner, s’échapper, enfler, et tendre les voiles…

Animer, donner de l’âme… c’est-à-dire prendre le contre-pied de toutes les pentes naturelles sur lesquelles glisse la pensée humaine : pentes qui d’ailleurs avant d’être des pentes sont les moyens nécessaires à créer un monde et le rendre viable.

Je m’explique : le sujet, ou peut-être devrais-je dire le « sujet potentiel », celui qui peut exister de manière subjective, qui porte en lui cette possibilité comme une virtualité non accomplie, ce sujet avant « d’exister » est surtout articulé par de multiples rouages auxquels il ne peut pas grand-chose, voire à vrai dire rien, ni ne comprend grand-chose, voire rien.

L’être humain se construit et construit l’idée de son individualité et de son identité dans le monde, et construit le monde, sa vision du monde, à travers sa prise dans le discours des autres ; autres parentaux, le discours de l’Autre, les discours ambiants, le discours courant. Prise du sujet potentiel dans le discours, les discours, et prise dans les pulsions, pulsions des autres et ses « propres » pulsions. Rouages complexes, montage invraisemblable.

« Prise » à entendre encore dans le sens où « prend », par exemple, la gelée de framboises en refroidissant : le sujet, virtualité de sujet, est confit dans les discours, les fantasmes et les pulsions – dont on ne sait pas s’ils sont de l’Autre, ou du sujet, ou à l’intersection des deux… J’ai goûté à de meilleures confitures que la confiture de sujet.

Il me semble important d’entendre ce que cela veut dire : les mécanismes en jeu, là, sont l’hypnose par le discours courant et le discours de l’Autre, l’automatisme dirigé par le discours lui-même (et sa structure signifiante), et par les fantasmes et par l’aiguillage, la vectorisation par les pulsions, la prise du « sujet » comme objet dans les jeux de pulsion et de pouvoir.

Je ne sais pas si vous entendez cela, et ses conséquences, et à quel point l’idée de

« liberté », par exemple, est là le leurre le plus complet, le comble de l’illusion. L’être humain, dans sa vie de tous les jours, ses grandes et petites décisions, et indécisions, ses amours et sa carrière professionnelle, est le jouet d’un montage complexe d’automatisme,

d’hypnose, et de la résultante des forces vectorisées du jeu des pulsions et rapports de pouvoir.

Mais non, n’est-ce pas, « moi, je sais ce que je fais et je fais ce que je veux… » bien sûr… (comme diraient mes enfants : « c’est ça, oui… et la marmotte, elle emballe le chocolat dans le papier alu…1 »).

Le sujet, exister en tant que sujet, ce serait une brèche dans tout cet édifice. Un endroit où grippent les rouages, où manquent quelques dents de quelques roues. Une pensée, un choix, un acte, qui par cette brèche échappent à la mécanique hypnotisante, à l’hypnose automatisée. La psychanalyse permet cela. Et permet d’ailleurs, à l’usage, lorsque l’analysant dans sa cure a fait un bout de chemin, à l’usage permet une certaine usure des rouages ; permet qu’une brèche reste ouverte, et que de cette brèche émane un souffle, un mouvement intérieur, subjectif, différent du mouvement grinçant des rouages, un mouvement intérieur capable de porter le sujet.

Cela s’appelle le désir. Un désir particulier, non collé à un objet fétichisé, non bouché par son objet fétichisé – les désirs « habituels » sont de l’ordre de ces collages aux objets, ceux de notre monde « marketinguisé » : « rien ne va dans ma vie ni dans ma tête, mais je vais m’acheter une nouvelle paire de chaussures, et tout ira mieux… » (Et si par hasard vous n’y pensez pas vous-mêmes, vos mails vous le diront.) Un désir libéré de ses entraves aux objets fétiches, fétichisés, fétichisants. Un désir humain…

Cela s’appelle l’inspiration, aussi…

Animer, « donner de l’âme », ce serait permettre la brèche, permettre le souffle. Entendre dans la parole de l’analysant (et du patient, hors analyse à proprement parler) ce qui n’appartient pas à la ritournelle du discours courant, ce qui n’est pas la répétition hypnotique automatisée : les endroits où ça parle, ça parle du sujet. Entendre cela, indiquer, remarquer, souligner, interroger cela. Alors peuvent se faire entendre, peu à peu, sur des années parfois, souvent, peuvent se faire entendre les points fixes auxquels sont vissés les rouages grinçants de ce sujet en particulier. Et cela met un peu de jeu, un peu de souplesse, dans l’écrasant engrenage.

« Donner de l’âme » est un peu faux, donc l’analyste ne « donne » pas. Mais l’analyste peut être sur la longueur d’onde du souffle, du mouvement subjectif, du désir humain, réhumanisé, réhumanisant. Et cela permet à l’analysant, un jour où l’autre, de se laisser porter par son propre mouvement désirant. Un peu, beaucoup, passionnément…

Passer de la confiture au souffle. Je ne déplierai pas l’idée ici, lui laisserai ses relents de fruits sucrés et d’airs maritimes ; en quelques mots, il s’agit de passer du plein, trop-plein, à la possibilité d’un peu de perte, perte « supportée », un peu d’espace, un peu de manque qui fera appel d’air et fera naître le souffle…

Il n’y a pas d’Autre (de l’Autre) ? Il n’y a pas d’autre ?

Un autre aspect encore, dans ce qui s’éclaire par le contraste absence-retour après les vacances, re-commencement. L’autre ; l’Autre. Le mouvement désirant, le souffle, est une affaire de solitude, et de solitude radicale. Personne d’autre que vous ne portera votre mouvement. L’Autre n’existe pas. L’Autre, celui qui viendrait garantir quelque chose, quoi que ce soit, celui qui viendrait assurer, rassurer, n’existe pas. Il n’y a pas de garantie dans la vie. Il n’y a pas d’assurance-risque, ni d’assurance-vie. Rien que des mots, cela, des mots bien choisis pour voiler une absence. Solitude radicale, absolue.

Pourtant il y a des rencontres. Des personnes autour de nous, certaines, une ou quelques rares unes, sans lesquelles comment respirer ? Sans leur parler, sans qu’elles nous parlent, comment maintenir ouvert le monde, comment y faire jaillir une étincelle ?

Parmi les rencontres, une forme particulière de rencontre, celle d’un analyste.

Est-il possible vraiment de trouver du souffle, seul ? Est-il possible de trouer la gelée de framboises, de la fissurer pour s’en extirper, sans l’adresse à un autre (Autre ?) qui a déjà troué sa gelée ?

L’Autre n’existe pas, mais est-il possible d’exister sans l’adresse à un autre qui existe ?

Je m’arrêterai sur ces concepts métapsychologiques complexes et pointus : gelées, souffles et confitures…

1 Référence déjà un peu datée à une certaine publicité : certains se rappelleront, et les autres… mangeront du chocolat. Ce qui est encore un moindre mal…

Séminaire de Lacan « Le désir et son interprétation » – Commentaire de la leçon du 29 avril 1959

Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji.

Séminaire de lecture : Jacques Lacan, Le séminaire livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation

Leçon du 29 avril 1959

« Pour nous, la dignité (…) de cet être [d’homme] ne tient d’aucune façon à ce qu’il soit coupé (…), elle tient à la coupure comme telle. La coupure est en fin de compte la dernière caractéristique structurale du symbolisme comme tel1. »

Rappelons que, voulant quitter la position de « seulement être le phallus de la mère », le sujet s’est à son origine désigné par ce qu’il n’est pas. De ce fait l’objet (a), partie imaginaire de soi gagée dans l’auto-désignation, porte en lui la signification de la coupure, d’une séparation mutilante et irrémédiable. Il se présente sous trois espèces : l’objet prégénital, le phallus et le délire.

  • Le sein et les fèces sont deux formes prégénitales de l’objet (a) spécifiques respectivement des stades oral et anal, correspondant à deux coupures différentes. La première évoque le sevrage arbitraire, la seconde est marquée par la demande de l’Autre faite au sujet de se couper lui-même de ce qu’il rejette.
  • Au stade phallique, la coupure culmine avec le phallus porteur à la fois de la mutilation imaginaire et de la castration symbolique, coupure qui instaure… « le passage à une fonction signifiante2 » (c’est aussi la trace de la mutilation rituelle dans un rite d’initiation, qui signifie le passage d’un état premier à « une puissance d’être supérieure »).
  • Viennent ensuite la forme vocale de l’objet (a) et la forme scopique. Dans la forme vocale de l’objet (a) – le délire –, la voix se présente comme articulation pure, réduite à sa forme la plus tranchante, où la coupure se manifeste dans les syncopes de la phonation faisant surgir des appels à la signification ; le sujet tout entier s’engouffre dans cette signification qui le vise car « c’est au niveau de la coupure, de l’intervalle, qu’il se fascine, qu’il se fixe, pour se soutenir – à cet instant où il se vise et il s’interroge – comme être, comme être de son inconscient3. »

Lacan concluait la leçon du 20 mai 1959 par la question éthique de l’interprétation du désir : la place occupée par le fantasme n’oblige-t-elle pas à tenir compte des exigences vraies du sujet, exigences qui ne relèvent pas de la réalité du monde commun mais d’une autre dimension, d’une dimension d’être ? Dans ce cas, quel est le devoir de l’analyste face à l’expérience du désir ?

Élévation du deuxième étage du graphe

La leçon du 27 mai 1959 continue avec l’étude de la fonction du fantasme (S<>a, S coupure de a), précédée de quelques rappels sur le graphe des chaînes signifiantes :

  • La chaîne inférieure, accessible à la conscience, nous donne le sentiment d’être moi dans le discours mais, étant fondée sur une illusion – sur l’imaginaire –, cette expérience n’est qu’une apparence de conscience étayée par les rapports du sujet à la chaîne signifiante primaire, c’est-à-dire à la demande innocente et au discours concret. En réalité, le discours courant se perpétue avec une sorte d’automatisme ou d’autonomie de bouche en bouche et englobe toute activité réelle, sociale, du groupe humain.
  • La chaîne supérieure n’est pas accessible à ce semblant de conscience. Elle apparaît justement quand le sujet s’interroge sur la nature et les propriétés du discours, quand de la demande innocente (le quoi) il « monte » à la question du discours sur le discours lui-même (le pourquoi) : « Ici, le discours s’interroge, interroge les choses par rapport à lui-même, par rapport à leur situation dans le discours. Ce n’est plus exclamation, interpellation, cri du besoin, mais déjà nomination4. »

L’intention seconde part donc du lieu du code (grand A, l’objet de cette interrogation) et inaugure le deuxième étage du graphe, une sorte de nouveau monde dans lequel le sujet déjà institué dans la parole veut se situer en tant que sujet de la parole. Les questions du sujet imaginées par Lacan (S ?, Est-ce ?, Quoi ?, Pourquoi ?, Qui est-ce qui parle ?, Où est-ce que ça parle ?) sont des interrogations internes au discours, donc non articulables, et c’est en ceci que consiste le fait de l’inconscient.

La similitude des rapports du sujet à ces deux chaînes n’est pas une déduction tirée du mathème-graphe élaboré par Lacan mais est au contraire la raison fondamentale de cette construction en duplex : il l’explicite avec un retour sur la fable des prisonniers marqués chacun dans leur dos d’un disque blanc ou noir : les oscillations nécessairement synchrones par lesquelles passent les trois prisonniers dans leurs raisonnements et observations réciproques, les temps logiques qu’elles marquent à chaque fois (temps de voir, de comprendre, puis de conclure) rappellent les étapes de la pulsion ; en fait, le sujet fait toujours le même choix dans les mêmes situations, ce qui nous apparaît sous la forme de la répétition.

C’est bien le même processus pulsionnel qui est à l’œuvre dans les deux intentionnalités, celle de la demande issue du besoin physiologique (1er étage) et celle de l’interrogation du sujet sur la nature du grand Autre (2e étage). L’interrogation sur le grand Autre étant sans réponse (il n’y a pas d’Autre de l’Autre, il n’y a pas de métalangage), il en résulte que « essentiellement, l’inconscient se présente toujours à nous comme une articulation indéfiniment répétée5».

C’est la variété des formes visibles de cette répétition qui nous attire vers une caractérisation clinique, vers un classement des sujets selon leurs symptômes, leurs tendances, leurs penchants, voire selon des structures psychiques, mais en réalité « il ne s’agit que d’une seule et d’une même chose, la répétition, dans le sujet, d’un type de sanction dont les formes dépassent de beaucoup les caractéristiques du contenu6 ».

Seule l’expérience analytique peut permettre au sujet, stigmatisé par cette répétition qui lui est inaccessible, de se désigner comme étant le support de cette sanction. Il peut alors le lire comme « ça arrive du dehors, ça parle » mais Lacan nous met en garde : il lui reste encore une telle distance à franchir que rien ne garantit qu’il puisse atteindre le but que Freud enjoint de viser, celui du « Wo Es war, soll Ich werden ».

Apparition du fantasme

La répétition de la demande de satisfaction du besoin physiologique et les circonstances communes à chaque satisfaction (en général la présence de la mère) font naître une autre dimension dans la demande – celle de la demande d’amour – et aboutit à la division du sujet (voir le schéma synchronique de la dialectique du désir7).

Apparaît alors une relation purement symbolique entre le sujet barré S et la demande (S <> D) au 2e étage du graphe, correspondant à la seconde intentionnalité, demande située au-delà de celle articulée au 1er étage. Ici, qu’elle soit orale ou anale, la demande prend une fonction métaphorique, elle devient le symbole du rapport avec l’Autre.

« Le rapport subjectif à la demande joue ici la fonction de code, pour autant qu’elle permet de constituer le sujet comme étant situé par exemple au niveau de ce que nous appelons dans notre langage phase orale ou anale8. » C’est dans ce nouveau code instauré au 2e étage que se manifeste la première prise du sujet dans la chaîne signifiante avec la rencontre des deux questions « Est-ce ? » du sujet et « Che vuoi ? » de l’Autre dont la réponse – inacceptable – est le constat, la signifiance de la castration de l’Autre S(A), autrement dit : « Tout ce que le royaume de la parole a fait surgir pour le sujet reste suspendu à l’entière foi en l’Autre9. »

Pour ex-sister de ce nouveau monde symbolique dans lequel il est pris sans y être nommé, le sujet a recours à l’imaginaire qui, dans le passé et au 1er étage du graphe, lui a déjà procuré une identification – fondatrice quoique fallacieuse – à l’image de l’autre i(a). Transposée dans l’ordre symbolique cette opération devient le fantasme. L’image de l’autre i(a) qui montrait l’unité imaginaire du corps y est remplacée par l’objet (a) qui est le support imaginaire du rapport du sujet à la coupure. « Au point précis où le sujet ne trouve rien qui puisse l’articuler en tant que sujet de son discours inconscient, le fantasme joue pour lui le rôle du support imaginaire10. »

Le langage est coupure, le sujet est fruit de la coupure

Bien que déjà présente par la scansion phonatoire et la séparation syntagmatique, la coupure ne s’origine pas dans les contraintes logiques du langage et les conditions de sa vocalisation, elle préexiste en tant que telle dans le réel. « Bref, il n’est que trop évident que le réel n’est pas un continu opaque, et qu’il est fait de coupures, tout autant et bien au-delà des coupures du langage11. »

Faisant passer le couteau à l’endroit juste pour pénétrer l’articulation et séparer sans blesser, le geste du bon cuisinier révèle la pré-existence d’une coupure invisible et… la science de son auteur. Platon déjà suggère que la recherche philosophique est affaire de recouvrement d’un système de coupures (du réel) par un autre système de coupures (du langage). Mais l’aventure scientifique est allée bien au-delà et Lacan alerte ses contemporains sur les conséquences de la création par la science de nouvelles coupures (effet de la méthode analytique), coupures dénuées de relais mythologiques et dont la nature et la prolifération mettent en péril la fonction médiatrice des hommes : « Pour tout dire, il n’est que trop clair que l’homme entre dans ce jeu à ses dépens12. »

Du fait de la centralité de la coupure dans l’être du sujet, le nouveau rapport du sujet au réel induit par le discours scientifique modifie le discours inconscient dont les manifestations apparaissent alors aux humains : « La question freudienne vient à son heure » dit Lacan, le discours analytique est instauré par l’impossible du discours universitaire. Le rôle de la coupure avait déjà été affirmé par Freud qui désignait le complexe d’Œdipe comme le schibboleth de la psychanalyse et la castration comme le roc infranchissable de l’analyse, mais ici Lacan nous invite un pas plus loin : la castration-coupure est élevée du rôle de menace structurante qu’elle a pour Freud à l’être même du sujet : « Le point électif du rapport du sujet à (…) son être pur de sujet, je le désigne (…) au niveau de la coupure, que nous avons appelé une manifestation pure de cet être. (…)

Pour nous, la dignité (…) de cet être ne tient d’aucune façon à ce qu’il soit coupé (…), elle tient à la coupure comme telle13. Il faut avoir observé un enfant âgé d’environ deux ans manier un couteau ou une paire de ciseaux !. »

Alors, la coupure, dernière caractéristique structurale du symbolique comme tel, marque-t-elle la nouvelle place du roc infranchissable, une clé du sens de ce que Freud a appelé la pulsion de mort, la mort en tant que retour à l’état inorganique (der inorganische Zustand), c’est-à-dire coupure totale de tout ?

Du fantasme à la manifestation de l’être dans Hamlet

Si la fonction du fantasme (S<>a) est de désigner le rapport du sujet à son être pur de sujet – la coupure –, alors l’œuvre d’art écrite, qui implique toujours le fantasme de son auteur, « introduit dans sa structure même l’avènement de la coupure, pour autant que s’y manifeste le réel du sujet, en tant que, au-delà de ce qu’il dit, il est le sujet inconscient. »

Autrement dit, l’œuvre n’est pas œuvre d’art parce qu’elle transposerait ou sublimerait la réalité, mais parce que, au-delà de ses détails – pertinents ou discordants – qui peuvent être des symptômes du discours inconscient de l’auteur par nous interprétables, elle est issue du rapport de l’auteur à son désir et que « le rapport le plus intime de l’homme à la coupure dépasse toutes les coupures naturelles. »

Serait-ce cet au-delà de l’interprétation inaccessible à la symbolisation humaine qui fait d’une œuvre une œuvre d’art, une médiatrice irremplaçable et hors langage entre les inconscients des humains ? Les effets inexpliqués de l’œuvre de Shakespeare – de Hamlet en particulier – sont-ils révélateurs d’un au-delà de l’interprétation proposée au cours des sept séances déjà consacrées à la tragédie du désir dans ce séminaire ?

Des détails discordants, nous en avions repéré et étudié plusieurs, sans jamais exclure que Shakespeare les ait voulus. Le balisage qu’ils constituent ne peut être dû uniquement au bon génie par lequel Shakespeare se serait laissé conduire. L’architecture des « relevances » dans l’œuvre nous montre que l’auteur parvient, consciemment ou inconsciemment, à faire « venir au jour le rapport le plus profond du sujet comme sujet parlant, c’est-à dire son rapport à la coupure comme telle14. »

Dans cette première analyse, la parole du revenant, d’Hamlet-père mort depuis deux mois, avait bénéficié du crédit accordé aux messages venant de l’au-delà : elle est entendue et prise pour vraie, au premier degré, comme au premier étage du graphe ; cela avait conduit à l’interprétation livrée par Lacan dans les leçons précédentes. Mais une écoute « au deuxième étage », notamment sur la forme du discours et par la mise en relation de « détails qui clochent », laisse apparaître une autre interprétation dans laquelle la vertu du père, l’honnêteté du fantôme et la culpabilité de Claudius seraient mises en question.

  • Ainsi l’emphase dans l’évocation de la droiture du roi et de la faute de la reine – « Il n’y avait rien de plus grand, de plus parfait, que mon rapport de fidélité à cette femme, il n’y a rien de plus total que la trahison dont j’ai été l’objet15 » – a pour fonction de renforcer l’effet du sens de ce message sur Hamlet ; c’est l’interprétation totalisante – « Tout ce qui s’affirme comme bonne foi, fidélité, et vœu, est donc pour Hamlet, non seulement posé comme révocable, mais comme littéralement révoqué16 » – qui provoque la sidération et la paralysie car elle signifie que la vérité se dérobe à lui pour toujours, la vérité sur l’innocence ou la culpabilité de son père, la vérité sur l’identité de l’ange radieux. Au résultat, ce n’est pas le manque de garantie de l’Autre que Hamlet doit affronter, mais bien pire : la garantie du mensonge dans l’Autre, donc la coupure d’avec l’Autre, le mutisme et l’aphanisis, la perte du désir.
  • Puis Shakespeare produit deux autres « détails qui clochent » : même nom pour le père et le fils d’une part, étrange empoisonnement par l’oreille d’autre part (la fiole du traître pour l’oreille d’Hamlet-père et… la parole sidérante du fantôme pour l’oreille d’Hamlet-fils). Comment interpréter le rapprochement entre les deux Hamlet qui vivent, quoique sous des formes différentes, le même événement ?
  • Sonné par cette parole terrible et invérifiable, Hamlet recourt à l’imaginaire pour revenir à l’existence, l’imaginaire qui avait déjà fonctionné pour l’identification spéculaire et pour l’entrée dans le monde du grand Autre avec la formation du fantasme. La scène dans la scène, son œuvre d’art, le refonde, le fait artifex, artiste, mais, autre bizarrerie, « avec [seulement] une moitié de part » lui dit Horatio, c’est-à- dire un acteur sans rôle comme un homme en manque de désir. Or, de cette mise en scène montrant Claudius meurtrier, de ce fantasme de l’oncle meurtrier, Hamlet tire son désir (son rôle) qui le sort du néant de la sidération, qui lui permet de reconquérir l’usage de ses membres, qui en somme le fait ex-sister à nouveau. Pour Lacan, la parole du fantôme est un poison en deux temps : d’abord le choc de la révélation emphatique dont l’issue est le passage à l’état d’acteur sans rôle, ensuite la force du commandement dont l’exécution s’impose à l’acteur en nécessité d’un rôle.
  • Dernier « détail qui cloche » en faveur de la lecture lacanienne, l’absence de réaction de Claudius à la longue pantomime préliminaire qui contient déjà toute la scène provocatrice (regardait-il vraiment ailleurs ?). La colère qui s’empare de lui – et de toute la cour – plus tard, lors de la représentation, serait-elle causée seulement par les paroles de Hamlet disant, après la scène de l’empoisonnement, que l’assassin va maintenant gagner l’amour de l’épouse de la victime ? Claudius serait-il plus concerné par l’adultère que par le meurtre ?

Lacan conclut la séance en suggérant : « La fonction du fantasme semble donc bien être ici différente de celle du moyen17. »

Autrement dit, il se pourrait que pour Shakespeare lui-même, consciemment ou inconsciemment, la parenthèse imaginaire, la scène dans la scène, n’aie pas été seulement un stratagème d’Hamlet, un moyen pour démasquer le meurtrier présumé, mais essentiellement la cause nécessaire, la passe incontournable de sa renaissance par le fantasme.

Alors l’omniprésence du désir – donc de la coupure – dans l’œuvre de Shakespeare, le désir comme point de touche des rapports humains décrits dans toute leur variété possible, révèle quelque chose de Shakespeare : « ce qui désigne irrémédiablement son être – et c’est ce par quoi son œuvre partout recoupée présente une miraculeuse unité de correspondance18. »

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 471.

2 P. 455.

3 P. 460.

4 P. 465.

7 P. 439.

10 P. 468.

11 P. 469-470.

12 P. 470.

13 P. 471.

14 P. 475.

15 P. 476.

16 Ibid.

17 P. 480.

18 P. 480.

Peut-on créer de la métaphore poétique ? Comment entendre le malentendu ?

Intervention de Jean-Richard Freymann dans le cadre des Journées de la FDCMPP « Le malentendu comme espace de créativité » qui a eu lieu le 14 juin 2018.

Introduction

Je dois tout d’abord vous remercier de m’avoir invité à parler à cette journée « Le malentendu, un espace de créativité ». J’en suis d’autant plus flatté que si j’ai adressé bien des jeunes patients au CMPP, je n’ai jamais souhaité y travailler. Et Dieu sait qu’à « la belle époque » les « luttes étaient ardentes et noires » à Strasbourg. Je me rappelle quelques échanges avec Jean-Pierre Bauer, Jean-Pierre Dreyfuss, Daniel Michel, Françoise Coret et bien d’autres qui posaient toujours des questions à propos de l’articulation entre le champ analytique, le champ institutionnel du CMPP et le travail à plusieurs voix des différentes spécialités. Avec la question insistante de savoir en quoi le directeur d’une institution vient à donner le diapason à ladite institution. Alors quelle place laisse-t-on à l’enfant entre les exigences de l’État, l’œcuménisme des soignants ? Comment entendre les malentendus fondamentaux ?

Pour y répondre à ma manière, j’ai donné deux titres : « Comment entendre le malentendu ? »

et une sorte d’interrogation répondante : « Peut-on créer de la métaphore poétique ? » chez l’enfant pris en charge. Aujourd’hui j’ai une question supplémentaire : « Comment l’enfant peut-il entendre que, au lieu de l’écouter, on le prenne d’emblée dans des évaluations pluricéphales et dans quelques slogans véhiculés dans les nosographies actuelles et dans les réseaux sociaux ? »

Le problème basal qui se pose – vu à partir de mon champ, l’analytique – c’est que pour qu’il y ait de la psychanalyse, il faut qu’il y ait du psychanalyste, quel que soit le lieu.

Pour élargir le propos de Moustapha Safouan1, nous faisons part d’une écoute bien particulière, celle qui articule le(s) transfert(s) à une forme de désir de l’analyste. Pendant longtemps cette exigence éthique était respectée dans les CMPP. Si elle ne l’est pas, nous retombons dans le langage commun, dans les slogans des DSM… et dans la mise en place de mots d’ordre lancés par l’État.

J’ai l’outrecuidance d’affirmer que le combat continue quelle que soit l’institution où vous travaillez, justement autour de ce malentendu qui pourrait se dire : entre ce que l’on attend de vous et ce que vous êtes prêts à soutenir. Vous connaissez peut-être la formule de Lacan : « Il ne faut pas céder sur son désir », mais encore faut-il savoir un peu quelque chose sur son désir… son désir inconscient.

De mémoire je cite (à peu près) Jean-Pierre Bauer qui disait qu’il ne faut pas confondre compromis et compromission.

  • Le compromis, c’est une formation symptomatique. Il s’agit d’apporter son petit savoir-faire face aux restrictions faites par la réalité. Un conflit qui ne peut mener qu’à la formation de symptômes et qui rejoue souvent ce que l’enfant vit par rapport à sa famille et ses proches. Et c’est justement un certain clivage du Moi et à la castration de l’Autre. C’est à cet endroit-là qu’il y a la question du « désir de durer » qui n’est pas obligatoirement celui de s’éterniser.
  • Par contre la compromission c’est de s’identifier au discours ambiant et aussi d’empêcher tout effet de nouvelle transmission… c’est-à-dire toujours énigmatique.

Ordre familial et inconscient

Je tiens à vous donner un superbe développement de Lacan sur le malentendu que vous trouvez dans Télévision2: « L’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur, et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d’homme ; le reste s’ensuit. » Alors jusqu’à quel point la prise en charge de l’enfant rejoue-t-elle l’ordre familial ? Et inversement ? Justement qu’on soit capable de faire dérailler cet « ordre familial » et de créer parfois un « nouvel espace de créativité » ?

L’infans, l’enfant, le scolarisé, l’hyperactif, l’enfant autiste… est le reflet de sa conflictualité entre les mythologies familiale et culturelle dans lesquelles il est pris et, si je puis dire, son « mythe individuel » (pour reprendre la formule de Lacan) mais pas seulement du névrosé, du psychotique, du pervers, du surdoué. Le problème est bien que – quoi qu’on en pense et quel que soit l’âge – ce mythe est inconscient, préconscient, subconscient et qu’il doit se constituer dans la cure avec l’enfant, voire dans toute prise en charge.

Et là on ne comprend pas comment on peut faire, comment synthétiser les choses sans la présence quelque part d’un analyste.

Le problème est que l’inconscient (freudien) de l’enfant est en constitution. Déplacement et condensation, métaphore et métonymie sont à fleur de corps et de pensée. Il y a lieu par dessus tout de respecter la dimension des « jeux de l’enfant » qui signifient et mettent justement en acte, ce que Lacan avançait :

  • « le Père n’est pas le géniteur »,
  • que la thérapeute, « la Mère reste contaminer la femme » et la relation à l’autre pour « le petit d’homme » et pour la petite fille, la plonge souvent très tôt dans l’univers dit de la frérocité.

C’est que l’infans, l’enfant, l’ado sont les premiers passeurs des formations de Lacan :

  • « L’inconscient est la trace de ce qui opère pour la constitution du sujet » ;
  • « Le désir, c’est le désir de l’Autre ».

Tout enfant doit nous enseigner les virtualités de l’inconscient et non le contraire, même si se pose toujours la question, pas tellement de la suggestion, mais la question de la pédagogie.

Qu’est-ce que le « mythe individuel » ? C’est le fantasme ou la matrice qui permettra la constitution du fantasme et donc des symptômes.

Il n’y a pas de symptômes sans fantasmes, même s’il y a des fantasmes délirants. Pour en savoir plus, il faut vous reporter aux Études sur l’hystérie3 et en particulier à l’état hypnoïde amené par Breuer qui constitue une base de lancement pour ce « mythe individuel ». Mais Freud aboutit à l’idée de « double conscience », pas de « pleine conscience » qui semble bien à la mode.

Différents malentendus

C’est que le « malentendu » est complet autour des symptômes de l’enfant, entre ce dernier et son thérapeute. Je précise par rapport à l’étymologie : « Malentendu attesté en 1558 (1507 comme adjectif « malintentionné »), est formé avec mal, adverbe, et entendu au sens de « compris » ; le mot désigne une divergence d’interprétation entre des personnes qui croyaient s’être bien entendues sur le sens de certains faits ou propos, seul sens retenu (…) bien que malentendu désigne aussi (1600) le désaccord impliqué par cette divergence ; le mot s’emploie en particulier (1894) dans un contexte sentimental4. »

Alors, par rapport à notre « mythologie analytique » actuelle :

  • Premier malentendu : tout allait si bien, le transfert était en place, mais « nous nous sommes tant aimés » mais plus ou moins brutalement la relation d’objet se casse, l’enfant refuse à présent d’aller bien, après un premier temps où il s’était si bienscolarisé. Alors sa créativité va s’exprimer par sa singularité : que faire ? Analyser le malentendu.
  • Second malentendu : il y avait d’emblée de la non-communication, chacun dans le colloque singulier qui fait divergence. L’un propose un « jeu de l’oie » et l’enfant renverse le bureau. C’est la question du « non-rapport sexuel », il y a d’emblée un tiers menaçant, une divergence.
  • Mais il existe un troisième malentendu pour le sujet lui-même, c’est le cas que Freud évoque dans Psychopathologie de la vie quotidienne5, dans le chapitre « Méprises et maladresses ».

Comme exemple il raconte que sur son bureau « se trouvent déposés, toujours à la même place depuis des années et l’un à côté de l’autre, un marteau à réflexes et un diapason ». Alors qu’il était pressé pour prendre le train, il avait mis dans la poche de son pardessus le diapason au lieu du marteau. Le malentendu est inconscient.

Les associations que livre Freud :

  • c’est la précipitation ;
  • il avait examiné un « enfant idiot », qui ne lâchait pas le diapason.

« S’ensuivrait-il que je sois, moi aussi, un idiot ? (…) la première idée qui me vint à l’esprit à propos de « marteau » (Hammer) est : Chamer « âne » en hébreu). »

  • Association à propos d’une consultation qu’il devait faire où le diagnostic oscillait entre SEP (sclérose en plaques) et hystérie (voir aussi « Le rêve de l’injection faite à Irma6 »).

Son interprétation en ce qui concerne le malentendu entre marteau et diapason : « Imbécile, âne que tu es, fais bien attention cette fois et ne pose pas le diagnostic d’hystérie là où il s’agit d’une maladie incurable, comme cela t’est arrivé il y a quelques années dans la même localité chez ce pauvre homme ! »

Alors, pour faire un parallèle symptomatique, nous confondons souvent chez l’enfant le marteau avec le diapason !

Symptômes et malentendus

Dans un dialogue assez restreint entre Jacques Lacan et Jenny Aubry7, Lacan désigne deux rapports aux symptômes de l’enfant, ce qui me semble pertinent ; deux rapports aux symptômes pour lesquels la conduite par rapport au cercle familial doit être différente.

  • Les symptômes où c’est l’enfant qui fait symptôme des relations dans la famille. Alors, dans la pratique, les échanges avec les membres de la famille sont nécessaires.
  • Les symptômes dont l’enfant lui-même est porteur (phobie, obsession, conversion…) où se pose manifestement la question de la psychanalyse de l’enfant.

Je dirais que les choses sont le plus souvent tressées par ces deux pôles. Mais faut-il encore repérer un minimum les malentendus fondamentaux qui gouvernent la famille. La difficulté n’est pas de remettre en cause la validité des méandres du complexe d’Œdipe, ou du stade du miroir, ni de délirer sur le fait que nous serions dans une société sans mythes, mais d’articuler les choses par rapport à cette mythologie particulière articulée avec le « roman familial8 » et le discours ambiant, ainsi qu’avec la culture originelle et les langues dans lesquelles on a été pris. La créativité se fait au prix d’un repérage minimum.

Le Malentendu d’Albert Camus

On retrouve tout cela dans une pièce d’Albert Camus qui s’intitule Le Malentendu, pièce publiée à la suite de Caligula9. Le Malentendu s’étaye sur la dimension traumatique et tragique et sur une certaine lecture meurtrière et oublieuse du complexe d’Œdipe… en particulier celui du garçon. Je résume : c’est l’histoire d’un couple maudit, celui de la Mère et de sa fille Martha (Maria Casarès) qui exploitent une auberge dans un coin perdu et qui ont pris l’habitude, depuis la disparition du père, de tuer les voyageurs en deux temps, en leur faisant boire un thé anesthésiant, puis en les noyant dans un étang après les avoir pillés.

En parallèle vient à l’auberge – après vingt ans de disparition – le fils Jan qui, culpabilisé par sa fuite d’alors, voudrait leur donner du bonheur et de l’argent. Il arrive avec sa femme Maria qui l’aime et qui ne comprend pas sa démarche (1er malentendu) et qui finalement accepte de le laisser seul dans l’auberge.

Jan se présente – mais comme Goethe par rapport à Frédérique Brion10 – il avance voilé et ne dit rien de sa démarche. Et, physiquement, après tout ce temps, on ne le reconnaît plus (2e malentendu).

Jan essaie de parler à sa sœur, mais celle-ci ne veut rien savoir puisque on tue plus facilement quelqu’un que l’on ne connaît pas. La mère hésite, mais Martha arrive à la convaincre et suit la procédure habituelle, on l’endort avec le thé (la mère arrive trop tard) et on le jette à l’eau.

À la vue du passeport de Jan, la mère se fait de vifs reproches, qui occasionnent une violente dispute avec Martha, et se suicide ; la sœur Martha est pleine de haine pour son frère et pour sa mère, qui préfère le fils !

La dernière scène garde ce goût d’horreur puisque Maria vient voir Martha qui lui raconte par le menu l’assassinat. Martha est non seulement dans la haine mais aussi dans la frérocité. La dernière scène de la pièce signe le vide « existentiel ».

Le vieux, d’uns voix nette et ferme. « Vous m’avez appelé ? »

Maria, se tournant vers lui : « Oh, je ne sais pas ! Mais aidez-moi, car j’ai besoin qu’on m’aide. Ayez pitié et consentez à m’aider… »

Le vieux, de la même voix. : « Non ! »

Bien entendu ! Et malentendu

Enfant ou pas, il y a un malentendu fondamental qui est dû à l’attente différente des deux interlocuteurs de tout dialogue. De ce point de vue là, les positions dans une consultation ne sont pas symétriques. C’est cette non-symétrie qui est un malentendu qui doit être repris par les différentes techniques. On passe de la technique à la création, dès lors que l’on met en place la techne, c’est- à-dire l’art. Autrement dit, de pouvoir véritablement donner la parole à l’autre, quitte à ce qu’il ne parle pas. Jusqu’où est-on capable de ne pas rester dans les protocoles pour permettre des déviations, des déménagements, des circuits parallèles ? Mais il ne suffit pas de dénoncer les protocoles, même s’ils prennent de plus en plus de place. Un transfert négatif est aussi un transfert. Et il faut savoir que le transfert chez l’enfant ne se situe pas si souvent du côté du sujet-supposé-savoir. Le conflit des attentes (souvent aussi inconscientes) provoque de la haine et du contre- transfert.

À propos du malentendu, Albert Camus fait enseignement :

  1. Les traumatismes demeurent et l’individu tente toujours de les dénier (par exemple des parents divorcés).
  2. Le malentendu est que l’on n’entend pas la réalité de ce qui s’est passé. L’oubli est traître et on peut dénier le réel de l’autre.
  3. La position de la mère, mais aussi celles maternelles que l’on retrouve dans les situations thérapeutiques :
    • La mère est sous suggestion de son enfant : elle a tendance à en oublier la loi.
    • La mère ne peut pas entendre de la même manière fille et garçon.
    • La fonction père et mère n’a pas le même rapport au transgénérationnel.

Ce que dévoile Le Malentendu, c’est bien la pulsion de mort et son intrication ou non avec l’Éros. Retour au Malentendu (p. 247) :

Maria : « Sa mère et sa sœur étaient donc des criminelles ? » Martha : « Oui. »
Maria : toujours avec le même effort. « Aviez-vous appris déjà qu’il était votre frère ? »
Martha : « Si vous voulez le savoir, il y a eu malentendu. Et pour peu que vous connaissiez le monde, vous ne vous en étonnerez pas ».

Conclusion

Toute la question de la création et de la mise en place d’un espace de créativité au sein du CMPP est aussi une question autour de la sublimation ou du refoulement.

Mais comment fait-on ? Comment négocie-t-on la place qui nous est laissée par la mère primitive ?

  • Quelle était la position de Jocaste dans Œdipe-Roi ?
  • Et dans Le Malentendu, comment à certains moments oublier la jouissance maternelle ?

Bibliographie

J.-R. Freymann, L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Toulouse, Arcanes-érès, 2018.

J.-R. Freymann, Éloge de la perte, Arcanes-érès, 2006, réédition 2015.

J.-R. Freymann, Frères humains qui… Essai sur la frérocité, Arcanes-érès, 2003.

A. Camus, Caligula suivi de Le Malentendu, Gallimard, coll. « Livre de poche », 1958.

S. Freud, « Reprises et maladresses », Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot.

J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.

M. Safouan, Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Le Seuil, 1988.

1 M. Safouan, Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Le Seuil, 1988.

3 S. Freud ; J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 1956.

5 S. Freud (1901), « Méprises et maladresses », dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 189-190.

7 J. Lacan, Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001.

8 Voir S. Freud (1909), « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1997.

9 A. Camus, Caligula suivi de Le Malentendu, Paris, Gallimard, coll. « Livre de poche », 1958.

10 J. Lacan (1953), « Le mythe individuel du névrosé », Ornicar ? n°17-18, Paris, 1979.

La connaissance paranoïaque – Ses rapports au savoir scientifique

Intervention de Nicolas Janel lors de la formation APERTURA « Approche psychanalytique des nouveaux diagnostics » qui a eu lieu le 6 Juin 2018.

En programmant ce thème, il y a environ un an maintenant, l’idée était pour moi de ré-introduire une certaine ouverture par rapport à ce que je constatais dans mon cabinet : un afflux de patients se présentant avec de nouvelles étiquettes diagnostiques. Par exemple, des patients étant en « burn-out », en réaction à une certaine surcharge au travail. Certains se disaient plutôt, au contraire, en « bore-out ». Cette fois-ci en raison d’un certain ennui au travail, souvent dans un contexte de mise au placard, occasionnant un certain désœuvrement. D’autres patients se présentaient comme « bipolaires », en raison de variations de leur humeur attribuées souvent à une cause génétique. Enfin, dernier exemple d’étiquette rencontrée fréquemment : « le syndrome de stress post-traumatique ». Dans ce cas les patients se présentaient comme ayant subi un choc qu’ils n’arrivaient pas à dépasser mais qui se traiterait, selon certains médias, par bêtabloquants ou par amphétamines…

Il s’agit d’étiquettes diagnostiques qui viennent d’un certain discours courant qui dépasse même le DSM. Comme on l’avait évoqué lors de la dernière journée de formation APERTURA, le discours courant apporte un bain à partir duquel les gens ont tout intérêt à se positionner. Or, à chaque fois ici, la cause des maux, comme la guérison, est attribuée à une cause extérieure. Cela fait partie de ce bain-là. Ce qui anesthésie d’autant plus les individus qui y baignent. Car cela dénie notre part d’implication et notre part de souveraineté dans ce qui nous arrive. Cette aliénation du sujet dans une étiquette diagnostique figée exclut toute possibilité de mobilisation psychique vers ce qui serait justement la guérison.

Or, et là je reprends l’argument de cette journée, « Sigmund Freud avait apporté une approche radicalement différente, en considérant le symptôme, non plus comme le signe d’une maladie à éradiquer, mais comme l’expression d’un conflit inconscient venant dire quelque chose d’un sujet.

Poursuivant, Jacques Lacan avait d’abord repéré dans le symptôme un désir de reconnaissance refoulé. Plus tardivement, il avait articulé le symptôme, en tant qu’effet de structure, aux trois registres que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire. »

Une approche analytique actualisée, au « goût du jour » si je puis dire, c’est-à-dire en confrontation avec les nouvelles étiquettes apportées par les patients eux-mêmes dans notre pratiques : « burn-out », « bore-out », « PTSD», « bipolaires », « TDHA », « précoce intellectuel », « borderline » etc. me semblait alors essentielle. C’est la question de l’argumentaire de cette journée : « comment restituer à l’être parlant une place pour sa singularité ? » J’espère qu’on parviendra à y répondre tout au long de cette journée.

Pour cela, il y a quelque chose que j’ai voulu creusé. Je l’avais déjà un peu étudié lors de ma thèse de psychiatrie. Dans celle-ci, j’avais essayé de trouver quelques places possibles pour la psychanalyse, aujourd’hui en psychiatrie. Il y avait avant tout une place dans la pratique, mais concernant l’épistémologie, concernant le savoir scientifique, j’avais relevé un apport de la psychanalyse qui me semble aujourd’hui majeur. Il s’agit de l’apport de Lacan concernant l’accès de l’humain à la connaissance, c’est- à-dire ce qui, à mon sens, est à la base de l’épistémologie, ce qui sous-tend le savoir scientifique, ce qui en détermine sa constitution. Lacan montre comment cela se produit chez chacun, à partir de la constitution de notre propre image. Je vais le détailler à partir de son texte sur le stade du miroir, en faisant aussi quelques références au schéma optique, mais je vous donne tout de suite une citation du séminaire X sur l’angoisse : « La dimension du sujet supposé transparent dans son propre acte de connaissance ne commence qu’à partir de l’appréhension de son corps, qu’il essaye de cerner lors du stade du miroir, à savoir l’image du corps propre, pour autant que, devant elle, le sujet a le sentiment jubilatoire d’être en effet devant un objet qui le rend, lui sujet, a lui-même transparent. L’extension à toute espèce de connaissance de cette illusion de la conscience est motivée par ceci, que l’objet de la connaissance est construit, modelé, à l’image du rapport à l’image spéculaire2. » Cela conditionne chez l’humain une modalité de connaissance que Lacan qualifie de paranoïaque : La connaissance paranoïaque ! Je crois que Lacan a apporté avec ça quelque chose d’énorme, permettant de comprendre pourquoi le savoir cherche toujours à s’unifier dans une pleine connaissance, unitaire et figée, qui concernerait uniquement le réel. C’est exactement comme cela que se constitue notre image spéculaire, ce qu’illustre le stade du miroir. Je m’explique. Chez Lacan3, le stade du miroir correspond à cette expérience qui structure chez l’enfant l’appréhension de son propre corps, à travers un miroir et par identification de la part d’un Autre, un de ses parents par exemple. Il s’agit d’un moment de reconnaissance, témoignée par une grande jubilation chez l’enfant, face à son image reflétée sur le miroir. L’enfant reçoit par là une forme unitaire, une unité de son corps, alors que du point de vue de sa maturation physiologique, il n’a pas encore une maîtrise sur la coordination motrice.

En effet, l’être humain naît immature, dans un état de dépendance, d’impuissance motrice et posturale, d’incoordination des fonctions, de discordance des pulsions. Louis Bolk parle de néoténie pour qualifier cet aspect d’immaturité à la naissance.

L’enfant est alors sans capacité aucune de concevoir son corps comme « un », c’est-à- dire comme une unité. Cette unification passera alors, de manière anticipée, par l’image reflétée sur le miroir. L’enfant anticipe ainsi une unité corporelle dont il n’a pas encore les moyens physiologiques de maîtriser.

Dans ce processus, c’est par un Autre, sa mère par exemple, que l’enfant est identifié. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas que l’enfant se voit dans le miroir, il faut aussi qu’il se retourne vers sa mère qui est présente à côté de lui, et il faut que celle-ci lui confirme que l’image reflétée dans le miroir, qui est devant eux, « c’est bien lui » ! Elle l’identifie.

De dire que l’image reflétée dans le miroir, « c’est lui », l’enfant – vous entendez tout de suite le leurre constitutionnel dans lequel on est tous pris. Car il ne s’agit que d’une image, inversée en plus ! Je vous renvoie au tableau de Magritte intitulé La trahison des images4. Cette peinture représente une pipe, accompagnée de la légende suivante : « Ceci n’est pas une pipe. » Cette peinture illustre bien le leurre que produit la confusion entre l’image et l’objet lui-même. Car il ne s’agit aucunement de l’objet. Magritte précise qu’effectivement, ça ne reste qu’une image de pipe qu’on ne peut ni bourrer, ni fumer, comme on le ferait avec une vraie pipe !

Il y a donc un premier leurre avec la prise dans l’image du stade du miroir. C’est même pire qu’avec la pipe, puisque pour le corps, c’est sur un fond réel morcelé qu’une image inversée est assumée comme totalité. Et cela se fait sur un mode anticipatoire. Ce caractère anticipatoire comporte un mouvement de décalage, à la fois temporel et spatial, entre l’impuissance réelle du corps comme corps morcelé, et son anticipation comme totalité virtuelle dans l’image.

Et ce n’est pas tout. La dialectique de l’identification spéculaire ne s’achève pas là. Car ce leurre, ce reflet identifié comme étant l’enfant, l’Autre l’identifie en le parlant. L’image réfléchie va être ainsi arbitrairement authentifiée à partir du désir inconscient de l’Autre et grâce à la saisie langagière qui y sera articulée. Ainsi, l’Autre représentera l’instance symbolique des mots, des signifiants. C’est ce que représente le miroir plan du schéma optique que je ne détaille pas.

Il y a donc aussi le mur du langage qui s’édifie en travers du réel. Au-delà du leurre de l’imaginaire que j’ai décrit précédemment, il y a donc aussi celui des symboles, des signifiants.

Dans l’appréhension de son corps, il y a donc au moins deux biais pour l’humain : un biais imaginaire lié à l’image réel ; et un biais symbolique, lié à la saisie langagière de l’image par l’Autre qui identifie l’enfant. Par rapport au réel, l’image spéculaire est comme une illusion au second degré qui fixe l’enfant dans un aspect instantané de l’image. Le moi est une illusion au carré de réel5.

L’importance de tout cela par rapport à la connaissance, et par rapport à la constitution du savoir sur le monde, c’est que cette image spéculaire donne le modèle selon lequel le sujet va identifier dans la réalité tous les objets. Lacan qualifie pour cette raison l’expérience du stade du miroir de « temps essentiel de l’acte d’intelligence6 ». L’unité, la permanence des objets, trouve dans l’identification de la forme spéculaire leur forme première et typique. Tout le registre de la reconnaissance, tout ce que nous pouvons connaître, est fondamentalement articulé à cette image. C’est autour de l’ombre de notre propre moi que se structureront tous les objets de notre monde. Ils auront tous un caractère fondamentalement anthropomorphique, « égomorphique » nous dit même Stéphane Thibierge7.

Autrement dit, la connaissance du monde se superpose à la forme où le moi reçoit la constitution de ses objets sur le modèle de la sienne propre. C’est cette forme qui détermine les conditions les plus générales du registre de la connaissance, à savoir tout ce qui se présente au sujet de l’ordre du sensible en général, auquel il adhère, c’est-à-dire à partir de quoi il reçoit un sens, et que ce sens s’intègre d’emblée et sans bruit dans son expérience.

Pour le dire encore autrement, l’image spéculaire qui nous aliène est le seuil de notre appréhension du monde. C’est par cette première forme, notre forme corporelle, que notre monde prend forme. Toute connaissance des choses passera alors par cet aspect instantané de l’image. Comme déjà mentionné, c’est ce que Lacan qualifie de connaissance paranoïaque. « Paranoïaque », car la constitution de cette identité rigide et aliénante, par laquelle nous somme identifiés par l’Autre, possède d’emblée une dimension intrusive et menaçante pour l’humain. Charles Melman8 nous dit : « L’enfant rencontre son image dans le miroir avec ce mouvement qui consisterait à le mettre sous le signe du « c’est ça ! ». À ce qui pouvait, entre autres l’interroger, comme désir énigmatique de la mère, un premier élément de réponse lui serait fourni dans le miroir sous les traits du « le voilà ! c’est ça ! ». Or il semblerait que la rencontre du « c’est ça ! » (…) ne puisse qu’entraîner un phénomène de stase, d’arrêt, de clôture, dans le jeu des signifiants, puisque, si ce jeu des signifiants pouvait présenter quelque énigme, il a trouvé là, dans le miroir, sa réponse. Ce qui restait énigmatique comme signification est là soudainement résolu : « C’est ça ! » Voilà ! Donc du même coup, cette dimension paranoïaque prend effet de tout ce qui est identifié comme étant la mise en évidence de ce qui serait enfin la vraie cause : c’est ça, je sais que c’est ça ! »….

Je sais que c’est tel diagnostic, je sais que c’est tel neurotransmetteur, je sais que c’est tel gène, telle altération… C’est ça puisque je le vois sur l’IRM ! Et donc ce que je me permets de repérer comme moment de clôture, de fermeture, d’arrêt : eh bien, je m’arrête là ! Je ne veux plus entendre autre chose.

La connaissance est figée dans le registre de l’unité, de la complétude, où la question du manque est scotomisée.

Cela serait à la base du scientisme qui correspond justement en une croyance où « la science décrirait « vraiment » le monde tel qu’il est » ! Il s’agit là d’une vision du monde, selon laquelle la science expérimentale aurait priorité absolue par rapport aux autres références, qu’elles soient traditionnelles, qu’elles relèvent du vécu, des coutumes ou des religions… Il n’y a là pas de place pour l’« orthodoxa », c’est-à-dire pour « l’opinion vrai » dont parlait Lacan et sur laquelle je reviendrai tout à l’heure. Le scientisme organise scientifiquement l’humanité, avec une confiance totale dans l’application des principes et méthodes de la science moderne dans tous les domaines.

Avec son article sur le stade du miroir, Lacan balaie en quelques phrases tout ça. Je le cite : « L’expérience psychanalytique relativise cette conception du moi comme centré sur le système perception-conscience, comme organisé par le « principe de réalité » où se formule le préjugé scientiste le plus contraire à la dialectique de la connaissance, pour nous indiquer de partir de la fonction de méconnaissance qui le caractérise. »

Plutôt que de « connaissance paranoïaque », on peut même parler d’une « mé- connaissance paranoïaque », qui serait à la base de tout pré-jugé scientiste. Le « mé » de mé- connaissance venant bien entendu reprendre le moi du stade du miroir.

Aussi, il est à noter au passage, qu’en dénonçant le système perception-conscience, Lacan s’oppose « à toute philosophie issue directement du cogito. » L’expérience du stade du miroir contredit la fameuse formule « je pense donc je suis » à partir de laquelle Descartes a tenté de refonder toute la connaissance.

En conclusion, on peut retenir qu’avec le stade du miroir, Lacan permet de saisir pourquoi le savoir vise un absolu qui serait ce moment où la totalité du discours scientifique se fermerait sur elle-même, dans une non-contradiction parfaite, comme si ce discours était un réel sans contradiction. Il ne s’agit en fait que d’une illusion de réel au carré, se construisant à la manière de l’identification spéculaire. Concernant l’étude de l’humain, on croit qu’il n’y a que du réel, qu’on approcherait sans contradiction. On oublie les registres imaginaire et symbolique, en restant pourtant englué en plein dedans. On les dénie, en ignorant qu’ils sont aussi constituants pour l’humain. Concevoir un savoir unitaire sur l’humain est un leurre. Ce leurre provient de notre manière de nous être constitués, à partir de l’unification de notre image.

La cure analytique témoigne qu’à l’échelle individuelle, il est possible de dépasser cela. La forme pleine du moi, où le manque est scotomisé, garde des failles propices à la relance symbolique.

Pour le symbolique, le piège réside ensuite dans un « au-delà du principe de plaisir ». Autrement dit, il y a également un risque de fixation pour le symbolique : un risque de prise dans la compulsion de répétition. La compulsion de répétition qui est inhérente à la pulsion de mort, et qui viendrait boucler le symbolique sur lui-même, dans la répétition d’un savoir lié par une cohérence formelle, précisément !

Les formes de liaisons propres au scientisme, comme à l’épistémè, correspondent justement à un savoir lié par une cohérence formelle. Or, l’épistémè, le savoir de la science, ne peut pas recouvrir toute expérience humaine. Si une partie de l’expérience humaine est recouverte par un savoir caractérisé par des connexions liées, stables, fixes, ça ne suffit pas pour appréhender la vérité de l’inconscient. On ne peut se suffire de coller la vérité au savoir. Une faille est donc aussi à préserver dans le savoir, toujours en se méfiant d’entrer dans un état d’attente d’une totalisation future. S’interroger sur une totalisation future du savoir nous ferait retomber dans la question d’une pleine cohérence formelle.

C’est en particulier le grand piège des nosographies. La présentation du DSM me semble fonctionner exactement comme cela. Même si cette classification se dédouane de toute recherche de causalité, en apparaissant bien construite, scientifique dans ces aspects, elle décrit des comportements comme s’il s’agissait d’un réel. À la manière du moi, il s’agit en fait d’un leurre qui dénie les autres registres, pourtant constitutifs du « parlêtre », que sont l’imaginaire et le symbolique.

Il est donc important de repérer ce leurre pour éviter à nos patients de s’y fixer. Le terrain de l’orthodoxa, qu’on traduit par « l’opinion vraie » et que Lacan reprend dans le séminaire II, à partir du Menon de Platon, maintient quant à elle la question de la faille. Dans le Ménon, Socrate démontre que l’opinion vraie peut être un guide aussi bien fiable que la science, concernant les actions humaines. La différence entre les deux, c’est que l’opinion vraie est déliée et instable, elle est en deçà du savoir ; elle peut le précéder, mais elle ne coïncide pas avec le savoir.

L’opinion vraie se différencie du savoir qui, lui, est coupé de sa vérité naissante. Plus nous en savons, plus les risques sont grands de retomber dans un savoir qui méconnaîtrait son propre sens, qui serait dénoué de la vérité naissante de la parole et de ses effets dans le lien social.

L’othodoxa sépare le plan de la vérité du plan du savoir. Elle concerne davantage l’expérience humaine dans ses rapports avec l’acte où la vérité est créatrice. Son raisonnement suit d’autres façons de procéder : par hypothèses, elle tient compte de la particularité et de l’existence. Elle concerne le champ que le politicien ne peut ignorer, étant lui-même toujours confronté à l’acte. Le plan de l’orthodoxa est celui auquel le psychanalyste doit non seulement s’intéresser mais aussi bien sur lequel s’entraîner. Il est celui qui coïncide le plus avec la pratique psychanalytique. Ce qui ne veut pas dire que le plan du savoir lui est complètement étranger, mais il doit savoir que ce n’est pas la dimension dans laquelle il opère : « Tout ce qu’on vous enseigne sous une forme plus ou moins pré-digérée dans les prétendus instituts de psychanalyse , stade sadique, anal, etc., tous ça est bien entendu fort utile, surtout à des gens qui ne sont pas analystes. Il serait stupide qu’un psychanalyste les néglige systématiquement, mais il faut qu’il sache que ce n’est pas la dimension dans laquelle il opère. Il doit se former, s’assoupir dans un autre domaine que celui où se sédimente, où se dépose ce qui dans son expérience se forme peu à peu de savoir9 ».

Ainsi, dans notre pratique, nous sommes davantage concernés par le savoir inconscient qui est un savoir qui reste noué à la parole du sujet. Le sujet y accède par son dire lors d’un échange symbolique avec un (A)utre, en prenant la responsabilité des actes qu’il est amené à poser et qui vont faire événement après coup dans son existence.

  1. Intervention APERTURA 06/06/2018
  2. J. Lacan, Le séminaire livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.
  3. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique (1949) », Communication faite au XVIe Congrès international de psychanalyse, à Zurich, le 17 juillet 1949, dans Ecrits, Seuil, 1999 (1966).
  4. R. Magritte, La Trahison des images, 1928–1929, huile sur toile, 59 × 65; musée d’art du comté de Los Angeles, à voir aussi au musée d’art moderne de Bruxelles.
  5. J.-M. Jadin, La structure inconsciente de l’angoisse, Toulouse, Arcanes-érès, 2017, p.62-68.
  6. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique (1949) », Écrits, op. cit.
  7. S. Thieber, L’image et le double. et L’identification spéculaire.
  8. C. Melman, Les Paranoïas, érès, coll. « Poche-Psychanalyse », 2014.
  9. J. Lacan, Le Séminaire, Livre II (1954-1955), Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Paris, Le Seuil, 1978, p. 30.

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