Approche psychanalytique des violences sexuelles
Ce texte est la retranscription de mon intervention faite dans la séance du DU « BASES CONCEPTUELLES DES PSYCHOTHERAPIES ANALYTIQUES », du 28 mars 2025, à la Clinique psychiatrique de Strasbourg.
Les répétions et les formules liées au langage parlé ont été élaguées, mais le style oral propre à la dynamique pédagogique a été maintenu. Des intertitres ont été ajoutés pour la clarté du texte.
Ce qui est intéressant dans la psychanalyse, c’est qu’elle nous apporte des éléments originaux, utiles et très stimulants intellectuellement, pour comprendre le réel sur au moins deux niveaux. Le premier niveau, c’est la souffrance psychique, évidemment. Sur un autre niveau, la psychanalyse nous apporte également des outils, à partir de la clinique, mais aussi à partir de sa théorie descriptive du psychisme humain, pour comprendre la culture, au sens de la civilisation, pour comprendre les cultures, et pour mieux appréhender un certain nombre de phénomènes, notamment pour ce qui nous intéresse ici, l’emprise, l’agression, la violence sexuelle, le viol, l’homicide, le génocide.
Une prochaine fois, je parlerai un peu de l’anthropophagie et beaucoup des questions liées à l’homicide et au génocide, mais aujourd’hui, je voudrais aborder la question des violences sexuelles et du viol. Sous un angle, vous le verrez, un peu particulier. On s’intéresse beaucoup, et on a raison, aux victimes. Moi, je voudrais parler des auteurs, parce qu’il me semble que la psychanalyse est peut-être le seul domaine qui peut apporter des éléments originaux de compréhension sur un plan clinique, mais aussi sur un plan plus général, plus sociétal.
Donc je ne vais pas parler des victimes, voilà. Enfin on peut en parler parce que, évidemment, ça fait partie du sujet et que c’est important, mais je vais me concentrer sur les auteurs, et plus original peut-être encore, je vais me concentrer, non pas sur les auteurs de viol, mais sur la question sur laquelle la psychanalyse, à mon avis, a quelque chose à dire : pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ?
Ça c’est la question, et je m’en expliquerai, à partir de Freud évidemment, qui me paraît la plus originale, la plus intéressante. Pourquoi est-ce que, dans la situation où chacun de ceux qui y sont placés pourraient le faire, cela ne débouche pas sur une contrainte, une violence, un viol ? Cela renvoie au fait qu’il n’y a, par rapport à la question des violences sexuelles et du viol, que trois positions : agresseurs, victimes, et non agresseurs, les derniers étant heureusement les plus nombreux.
Je règle tout de suite la question la plus difficile : les auteurs de viol et de violence sexuelle ne sont pas uniquement des hommes. La question des violences sexuelles exercées par les femmes, sur des femmes ou sur des hommes, est un continent inconnu. Je ne vais pas avancer beaucoup là, mais je pense que les éléments que j’apporterai, en ne me focalisant pas forcément sur les hommes, montrent que c’est une problématique psychique générale. Et il y a aussi la question des mineurs agresseurs, qu’ils soient filles ou garçons.
Bien sûr, les auteurs de viol sont essentiellement des hommes, mais vous savez ce que sont les statistiques, elles peinent à saisir les faits réels. Il y a toute une série de violences sexuelles qui sont, sur le plan pénal, comme sur le plan social, discrètes, sous déclarées, et peu présentes dans notre paysage. Ça ne veut pas dire qu’elles n’existent pas, et qu’elles ne doivent pas, évidemment, être prises en compte. Ces premières précautions étant prises, posons les choses.
Je vais dans un premier temps aller chercher, dans la théorie psychanalytique et dans la clinique, les éléments sur lesquels on peut s’appuyer pour aborder cette question des violences sexuelles en général, mais surtout cette question particulière : pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ? Donc nous allons faire un retour à Freud, et je donnerai les quelques éléments qui me semblent essentiels pour comprendre ça, des points d’appui en quelque sorte.
Dans un deuxième temps, je poserai trois conditions nécessaires sur le plan intellectuel pour aborder la question des violences sexuelles, notamment pour se démarquer de l’emprise de la morale sur cette question. Et ensuite, dans un troisième temps, j’en viendrai à cette question difficile, que je ne prétends pas épuiser évidemment, pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ? Question qu’on peut formuler de différentes façons, comme par exemple, qu’est-ce qui retient ?
Freud : points d’appui
Alors, sur quoi peut-on s’appuyer chez Freud pour penser cette question ? Freud n’est pas un grand criminologue, il parle assez peu de cela. Il y a tout de même produit en 1915-1916, un petit écrit de deux pages, qui est le texte le plus éclairant de Freud sur cette question. « Quelques types de caractères dégagés par la psychanalyse – 3. Les criminels par sentiment de culpabilité » dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Éditions Gallimard, 1933 (Traduit de l’Allemand par Marie Bonaparte et Mme E. Marty, 1933). Réimpression, 1971. Collection Idées, nrf, pp. 105 à 136.
Mais d’une certaine façon, Freud a très peu de cliniques de la criminalité, que ce soit la criminalité en termes d’homicide, ou que ce soit la criminalité en termes de violences sexuelles. Mais je dirais, toute l’œuvre de Freud est un point d’appui pour ça. Je m’appuie ici sur le Freud d’après 1920, d’abord parce qu’il semble que c’est à partir de ce moment-là que Freud aboutit l’ensemble de son œuvre, mais aussi parce que c’est le moment où Freud s’intéresse à la culture et à l’anthropologie, c’est-à-dire où il s’intéresse à ce que la psychanalyse peut apporter à la compréhension d’un certain nombre de phénomènes sociaux.
La théorie des pulsions
Le premier point d’appui que l’on peut prendre pour aborder notre question des violences sexuelles, c’est la théorie des pulsions chez Freud. D’une part la théorie des pulsions et d’autre part, ce que Freud va nous dire du refoulement des pulsions, notamment de la pulsion d’agression. Dans cette perspective, je m’appuie sur deux textes qui sont les points d’appui pour mon intervention : Malaise dans la culture, (puf, 1995) et l’écrit qui constitue le dernier texte de Freud, le texte inachevé, qui se termine par trois petits points, parce qu’il s’arrête là : L’abrégé de psychanalyse, L’Herne, 2015, notamment le chapitre 2 : « Doctrine des pulsions ».
Une des contributions, peut-être même une des principales contributions, à part la question clinique, stricto sensu, de la psychanalyse, c’est la réponse, en tout cas des éléments de réponse, à cette interrogation qui nous traverse depuis très longtemps, qui traverse la philosophie depuis très longtemps, sur ce que c’est que la nature humaine, sur ce qui nous spécifie comme être humain.
Je ne rentre pas dans ce débat philosophique, c’est un débat qui est extrêmement tranché, avec des conséquences très importantes sur le plan des implications sociales (y compris chez ceux qui pensent curieusement qu’il n’y a pas de nature humaine). On retient souvent, sur un plan scolaire, l’opposition entre Rousseau et Hobbes : ou l’homme est bon par nature, de naissance, et c’est la société qui le pervertit, thématique qui sera beaucoup reprise par le marxisme, (la société de classe pervertit l’homme, et le communisme permet de revenir à cet état primitif où les hommes vivaient en harmonie). Ou, pour le philosophe anglais Hobbes (1588-1679), l’homme est par nature un loup pour l’homme (homo homini lupus).
Freud va prendre position, dans Malaise dans la culture, sur cette question de la nature humaine, une position très forte. Si on n’accepte pas cette position, il est difficile à mon sens, de se reconnaître dans la psychanalyse. La psychanalyse freudienne est posée sur cette idée selon laquelle l’homme est un être pulsionnel, que la société n’est possible que grâce au refoulement de l’agression et à l’acceptation de l’angoisse individuelle qui en découle. Pour moi, c’est fondamental, et d’autant plus dans la problématique qui est la nôtre ici, celle des violences.
La horde primitive
Cette vision de la nature humaine avait déjà été introduite par Freud dans son ouvrage de 1912-1913, Totem et tabou, quelques concordances entre la vie psychique des sauvages et celle des névrosés, Gallimard, 1993. À l’origine, il y a un clan animal particulièrement brutal, où la question d’ailleurs du viol, comme de l’homicide est déjà centrale, un clan dominé par un chef, qui se laisse aller totalement à ses instincts. Donc, concrètement, il prend les femelles quand il veut, toutes les femelles, et il tue, il castre, il exclut tous les mâles, qui sont un obstacle à son activité de prédation économique, de prédation sexuelle, de prédation dans tous les sens du terme.
Freud tenait énormément à cette histoire, qu’il a en partie empruntée à Darwin, qui essayait de raconter par-là la naissance de l’espèce humaine. L’espèce humaine, pour Freud, est donc née d’une sortie de la horde primitive. Ce qui se passe dans cette rupture, cette sortie, c’est ce qui va structurer à la fois l’appareil psychique humain et à la fois les sociétés humaines.
Comment s’opère cette sortie de l’animalité vers l’humanité ? Les frères et les sœurs, martyrisés par le chef de horde tyrannique, se réunissent et décident de le tuer parce que c’est l’obstacle, évidemment, à leur possibilité de vivre ensemble, à leur possibilité de déployer leur capacité à avoir du plaisir ensemble, à vivre tout simplement en société. Donc ils tuent le chef, c’est nécessaire, mais ce n’est pas l’essentiel. On se focalise souvent pour le « meurtre du père ». Non, c’est le meurtre du chef, c’est l’homicide du chef qui est essentiel dans cette affaire.
Car la véritable histoire commence après. Ne sachant plus comment s’organiser socialement, la horde décide de s’organiser autour de deux interdits, l’interdit du meurtre et l’interdit de l’inceste. C’est-à-dire qu’ils inventent quelque chose de l’ordre de la culture. Et ils se rendent compte que ces deux interdits sont, je traduis en termes freudiens, sont un refoulement de leurs instincts, car ils sont, par nature, tous comme le chef. Ils ont envie de tuer, d’exercer la prédation, ils ont envie de violer, ils ont envie de prendre comme ils veulent. Mais ils se l’interdisent. Ainsi refoulés, leurs instincts deviennent des pulsions. D’animal, ils deviennent humains.
Donc Freud a posé cette idée que l’homme est un être pulsionnel, organisé et structuré autour de sa pulsion d’agression, qu’il s’en empêche par le refoulement, et qu’avec ça il s’acculture et qu’il arrive à vivre en société. Pulsion et refoulement sont indissociables pour nous définir en tant qu’être humain. C’est une vision de la nature humaine qu’il faut bien prendre en compte dans toutes ces conséquences cliniques. Ce n’est pas un point de vue simplement philosophique.
Cela veut dire très concrètement que chacun d’entre nous, par nature, sommes des meurtriers et des violeurs refoulés. C’est ça que cela veut dire. C’est une prise de position extrêmement forte, avec des conséquences dont on ne peut pas ne pas tenir compte dans la clinique, notamment dans la clinique des situations extrêmes, dans la clinique de la violence extrême. Dans cette séquence, la pulsion d’agression est première, c’est Freud qui le dit. Elle va être première dans l’histoire du développement de l’enfant, et nous verrons bien sûr le rôle du surmoi dans cette affaire.
La question de l’angoisse
Le cadre est posé, mais il y a un autre terme qu’il faut absolument prendre en compte, parce que c’est celui sur lequel on va s’appuyer pour poser la question : pourquoi est-ce qu’on ne viole pas ou pourquoi est-ce qu’on ne tue pas, pourquoi est-ce qu’on ne mange pas les autres ? Freud nous dit, c’est très bien, la pulsion d’agression initiale, le refoulement, mais qu’est-ce qui se passe alors ? Le refoulement n’annule pas la pulsion. Le refoulement ce n’est pas une dissolution de la pulsion. Le surmoi n’est pas un dissolvant.
On interprète souvent mal cette question. On dit, ah mais c’est refoulé, donc on est tranquille. Et non, justement, c’est là qu’on commence à ne plus être tranquille. C’est ce que Freud nous dit en nous disant que le refoulement, ça devrait déboucher sur le bonheur de l’humanité, mais pas du tout, ça débouche sur le malheur de l’humanité, le fameux malaise. Le malheur de l’humanité c’est quoi pour Freud ? C’est l’angoisse que provoque, ou à laquelle est associé, le refoulement. Le refoulement s’accompagne toujours de cette angoisse.
Alors Freud dira « angoisse de culpabilité » mais on ne s’empêchera pas de réfléchir pour savoir si cette angoisse n’a pas d’autres formes. Par exemple du côté de la honte. La honte va peut-être nous aider aussi à comprendre les violences sexuelles. Donc on part de cette idée que si rien ne s’y oppose, chacun d’entre nous sommes dominés par nos pulsions fondamentales qui sont d’abord des pulsions d’agression mais qui s’articulent après, on verra, sur les pulsions sexuelles. Puisque Freud dans sa théorie des pulsions va nouer les deux.
C’est à ce stade qu’il faut convoquer ce petit texte de Freud, que j’ai évoqué plus haut, et qui s’appelle « Criminel par sentiment de culpabilité ». C’est un texte qui date de 1915-1916 et qui anticipe très curieusement le Freud d’après 1920. On voit le travail de recherche de Freud qui part d’une surprise clinique. Freud se laisse toujours surprendre et bousculer par la clinique. C’est pour ça que Freud se renouvelle tout le temps et qu’il nous appelle à nous renouveler tout le temps en nous laissant bousculer par la clinique.
Freud nous dit, dans ce petit texte, avoir parmi ses patients des criminels et il dit : c’est très curieux le rapport que ces patients-là ont à la culpabilité. Le bon sens nous ferait dire que lorsque le criminel commet un crime, il se sent coupable après, puisque son crime a été une rupture de l’ordre établi une rupture de tabou premier, etc. Sauf que c’est très rare chez les criminels de se sentir coupable d’avoir commis l’acte.
Les criminels ont tous de bonnes raisons, de leur point de vue, de le commettre et si l’on cherche un criminel fou, on ne trouvera que des exceptions rares. Sur le plan judiciaire, on cherche, on cherche, mais ils ne sont jamais vraiment fous. En tout cas au sens de l’article 121 du code pénal, qui s’articule autour de la capacité de discernement de l’auteur du crime, au moment précis de l’acte. C’est-à-dire qu’ils ont de bonnes raisons, rationnelles, de faire ce qu’ils font. Ce qu’ils nous disent, quand on les écoute, c’est que, avant de commettre l’acte, avant de commettre un acte criminel, et même sans savoir s’ils allaient le commettre ou pas d’ailleurs, ils étaient submergés par leur angoisse de culpabilité, et que ce que disent les criminels qui sont passés à l’acte, c’est « quel soulagement ! ».
Ce que Freud nous dit, c’est qu’il faut appeler ces criminels « criminels par sentiment de culpabilité ». Au fond les criminels sont comme tout le monde, c’est-à-dire, ils ont le meurtre en eux, ils le réfrènent, le contiennent, l’endiguent, mais ça les angoisse. Il faut accepter l’idée que nous sommes comme ça aussi, vous et moi. La différence, peut-être, est que le criminel, lui, ne va pas supporter son angoisse, et que, du coup, il va rompre les digues du refusement.
La question, pour nous, va être : qu’est-ce qu’on fait avec l’angoisse ? Qu’est-ce qui fait le départ entre le criminel qui passe à l’acte et celui qui ne le fait pas ? Ce que nous dit Freud, c’est que les gens qu’il a dans sa clinique sont des gens qui, du point de vue de l’angoisse qu’ils ont ressentie, en ont été submergés et sont donc passés à l’acte pour soulager leur angoisse, pour tenter de se débarrasser de l’angoisse en passant à l’acte. Ils sont « des criminels par sentiment de culpabilité ».
Ça c’est un point d’appui assez important pour nous, dans la question que je veux poser, partager avec vous aujourd’hui, qui est la question pourquoi on viole ? Et, en symétrie pourquoi on ne viole pas ? Ces deux questions sont en miroir mais je préfère les aborder du côté : pourquoi on ne viole pas ? En l’articulant sur la problématique de l’angoisse. Ce que l’on en fait va déterminer ce départ.
Le nouage pulsionnel
Il y a un autre point d’appui chez Freud, c’est ce qu’il nous dit sur le nouage pulsionnel. Je ne vous fais pas un cours sur la théorie des pulsions, mais souvenez-vous, il y a deux théories des pulsions, la théorie qui est déjà en germe en 1915, puis les remaniements qu’il va faire après 1920. Dans sa première théorie des pulsions, il n’y a que deux ordres de pulsions, les pulsions sexuelles et les pulsions d’autoconservation. Dans sa deuxième théorie des pulsions, celle sur laquelle je m’appuie aujourd’hui, il y a deux ensembles, d’un côté pulsions sexuelles et autoconservation, et, de l’autre, pulsions d’emprise, de destruction, d’agression, qui sont toutes des avatars de la pulsion de mort.
Mais ce que Freud nous dit, et ça aussi, c’est fondamental pour la clinique, une pulsion n’existe jamais toute seule, les pulsions sont toujours nouées au point qu’on peut se demander, mais alors là c’est de la métaphysique, s’il n’y a pas qu’une seule pulsion qui se subdivise en un entrelacs assez complexe, de nouage, d’opposition, de dénouage etc.
En tout cas, Freud a donné la primauté à l’agression, l’emprise, la destruction, la mort. Il nous dit : nous naissons avec, c’est la première pulsion, l’enfant naît avec, en premier, la pulsion de mort. Il s’en débrouille après, et les autres pulsions viennent se nouer dans un deuxième temps. Il nous dit donc que les pulsions d’agression et les pulsions sexuelles sont toujours nouées.
Alors là, on entre dans notre sujet. Je vous lis cette petite phrase très éclairante de Freud, c’est dans L’Abrégé de psychanalyse, L’Herne, 2015, page 24 : « Des modifications dans la proportion de mixtion des pulsions ont les conséquences les plus tangibles. Une adjonction plus forte d’agression sexuelle transforme l’amoureux en meurtrier lubrique, un fort abaissement du facteur agressif le rend timide ou impuissant ».
Il est assez délicat de rappeler que, pour Freud, il n’y a pas d’acte sexuel sans mise en œuvre de la pulsion d’agression – et on risque de mauvaises interprétations dans le climat très idéologisé sur ces questions d’aujourd’hui car il ne précise évidemment pas que la pulsion d’agression serait réservée aux hommes, et donc que les femmes en seraient dénuées dans l’acte sexuel.
Pour tout être humain, homme ou femme, il y a donc, si l’on peut dire, une question de réglage dans le nouage. Le déséquilibre dans ce réglage fait basculer les choses dans un sens ou dans un autre. Trop peu d’agression déséquilibre la capacité à s’engager pleinement dans l’acte sexuel. Cette proposition psychanalytique est difficile pour nous par rapport à une vision irénique et moralisante que l’on pourrait avoir de l’acte sexuel. Freud reste explicite sur ce point : l’acte sexuel est toujours une agression.
Pourquoi est-ce qu’on ne viole pas, c’est donc la question de savoir pourquoi on n’agresse pas sexuellement l’autre, question que l’on peut décliner au masculin ou au féminin, et qui se pose quand on est confronté à une situation à trois paramètres : un moment où la possibilité sexuelle existe, c’est-à-dire où des personnes sont en présence, le deuxième paramètre c’est quand un des partenaires de la situation éprouve, le terme n’est pas bon mais je ne trouve pas d’autre, une « attraction sexuelle », en termes freudiens on dirait plutôt qu’il est saisi par une pulsion sexuelle qui cherche un objet (que l’auteur le sache ou pas n’a pas d’importance ici) et le troisième paramètre c’est que cette attraction sexuelle n’est pas partagée par l’autre partenaire de la situation, et qu’il n’y donne donc pas son consentement.
La question est donc, pourquoi dans cette situation, qui est assez fréquente, on ne se jette pas sur l’autre. Ou, plus finement, pourquoi on ne déploie pas toutes les stratégies possibles pour obtenir de l’autre ce qu’il ne donnerait pas, puisqu’il n’y a pas de consentement ? Il y a donc différentes stratégies, il y a la brutale, et puis il y a la détournée, ou encore la sournoise. Encore une fois la question du genre se dispatche de différentes façons : séduit par une fille, il y a des garçons qui disent « mais moi j’ai couché avec cette fille sans vraiment le vouloir » et qui ressentent cela comme un forçage, une violence subie, très difficile, voire impossible, à avouer. On ne peut pas enfermer la situation dans le paradigme de la brutalité immédiate, comme l’agression au coin du bois, il y a une multiplicité de situations où les auteurs, principalement des hommes, peuvent être aussi des femmes.
Ce qui est constant ici, dans la situation, c’est que la pulsion sexuelle rencontre sa possibilité de débouché en s’appuyant, en s’étayant, sur la pulsion d’agression, qui peut régler la question de la non-réciprocité de l’attirance sexuelle. Il s’agit d’un jeu avec le nouage pulsionnel qui a associé très tôt les deux pulsions.
Ce qui est formidablement novateur dans la proposition Freudienne, c’est l’idée de cette tentation d’agression pulsionnelle première, dont nous sommes porteurs depuis l’origine, que chaque enfant porte à sa naissance, dont l’espèce humaine est porteuse en permanence, et qui est refoulée dans un arrière-plan muet, qui est rempli de ces refoulements et que Freud a appelé l’inconscient. Et que ce refoulement, je vous renvoie à la thèse centrale de Malaise dans la culture, est à l’origine de l’angoisse.
Trois précautions pour aborder le sujet
Pour avancer, je voudrais poser trois conditions, trois précautions intellectuelles générales, si on veut objectiver un peu la question. Et rappeler avant tout cette proposition très simple qui est au cœur de la pensée freudienne : la psychanalyse n’est pas une morale.
Nous n’abordons pas la question des violences sexuelles en termes moraux, et ce n’est pas de la tarte, comme on dit, parce que nous la pensons habituellement en termes moraux, parce que d’une certaine façon la culture nous oblige à la penser en termes moraux. La psychanalyse doit donc se dégager de la culture à un moment donné, pour déployer, non seulement une théorie, mais une écoute qui ne soit pas une écoute morale, alors que l’on est en présence de criminels, de violeurs, d’agresseurs d’enfants. La catégorie morale du monstre, pour qualifier l’agresseur, est quand même une belle catégorie. Elle nous sépare de lui, elle positionne le lien qu’on peut avoir avec lui. Elle nous rassure.
Ce n’est pas facile parce qu’on n’aime pas ça, ce sont des sujets difficiles et évidemment on a envie de s’en détacher et certainement pas envie de se dire « ce type, ou cette fille, n’est pas si différente de moi ». Alors que, oui, il ou elle est comme moi. C’est le destin de nos pulsions qui diffère. La difficulté est de se dire que moi, comme être humain tout simplement, que moi aussi je suis un violeur en puissance ou un agresseur en puissance, parce que c’est ma nature humaine.
Si je n’arrive pas à poser cette écoute sur ça, ça ne marchera pas, il y aura entre nous toute une épaisseur morale. L’autre difficulté est que la question du viol c’est le sujet préféré de la morale dans toutes les cultures, depuis toujours, car c’est une pratique ancestrale. La question du viol est une très très vieille question, elle est présente dans toutes les cultures, elle est dans tous les mythes, elle est dans tous les récits. Quand vous lisez un peu la littérature grecque ancienne, par exemple, la question du viol est absolument partout. C’est une question assez centrale, comme la question de l’homicide d’ailleurs.
L’approche morale
Et, dans toutes les cultures, elle a toujours été saisie par une approche, en fait, je dis morale, mais je devrais plutôt dire moralisante. Encore aujourd’hui, elle est absolument submergée par l’approche morale, ce qui va d’ailleurs poser un problème redoutable du point de vue de l’acceptabilité sociale de ce que peut dire le psychanalyste par rapport à ça, qui pourra se faire reprocher, très rapidement, de ne pas partager l’approche morale qu’il faudrait avoir vis-à-vis de « ces monstres ».
De plus l’approche morale obère la réflexion sur la question de la violence sexuelle en la déséquilibrant du côté de l’intérêt majeur porté aux victimes, ce qui est normal puisqu’il y a eu trop longtemps un déficit de ce point de vue-là, mais du coup en invisibilisant l’auteur, en le rangeant dans une catégorie extérieure à l’humanité. Il y a un risque, si vous approchez objectivement ces questions (c’est-à-dire en tenant compte de la subjectivité…), à dire : je ne vais pas parler des victimes mais des auteurs. Pourtant, s’il n’y avait pas d’auteur, il n’y aurait pas de victime… Il faut donc prendre le problème à sa source.
Alors, juste pour illustrer cette question de l’approche morale, on peut prendre l’exemple, entre autres, de la culture occidentale, depuis la sortie du Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui, en passant par l’ancien Régime. La question du viol a été longtemps présentée sur le plan des mœurs comme sur le plan pénal, sous l’angle concret de la souillure partagée, catégorie morale par excellence. L’origine de cette souillure n’est pas à rechercher dans l’intentionnalité individuelle mais dans l’irruption, l’effraction dans la vie quotidienne, du Mal, du Diable. Celui-ci s’est abattu sur les deux protagonistes, car la souillure vaut pour l’auteur et pour la victime.
La Justice, religieuse ou laïque, va dire : un malheur s’est abattu qui a souillé conjointement les deux protagonistes, et donc, il nous faut punir les deux, car les deux sont souillés à égalité. Il n’est pas rare que l’on emprisonne la victime, non pas parce qu’elle serait coupable de quoi que ce soit, mais parce qu’elle est contaminée, souillée, et qu’il faut la mettre à l’écart pour empêcher la contagion. C’est cela le cadre de l’approche morale.
Maupassant, dans une nouvelle intitulée Madame Baptiste , publiée en 1882, raconte l’histoire d’une petite fille, dans une famille bourgeoise, qui a été « souillée par un valet » et qui, de ce fait, a grandi dans l’isolement le plus complet. Ses parents ne l’embrassent plus, plus personne ne la touche par peur de la contagion par le Mal. La famille se détache de la petite fille pour ne pas être souillée à son tour.
Mais la morale c’est aussi utile, elle nous sert aussi à nous protéger, à tenir la possibilité de l’acte à distance du moi. Nous ne pouvons pas vivre en permanence avec l’idée que nous sommes des agresseurs potentiels, donc nous avons besoin de pouvoir positionner le meurtrier ou le violeur, comme quelqu’un qui est dans une extraordinaire, une radicale différence par rapport à moi. Nous avons besoin de cette catégorie de l’auteur comme d’une catégorie extra humaine.
Mais, sur un autre versant, un regard non moral sur la situation nous permet de voir que l’auteur est responsable de son acte, et ça c’est important. Car si c’est le Diable qui s’est abattu dans cette grange où le valet a souillé la petite, la conséquence est sa déresponsabilisation : ce n’est pas lui l’auteur, c’est le Mal qui a parlé à travers lui. Et, du coup, l’auteur, fondamentalement, n’est pas responsable de son acte.
Dans l’histoire du viol, enfin l’histoire sociale du viol, il y a un tournant dont on a peu parlé, qui plonge dans des abîmes de réflexion. Au milieu du XIXe siècle, il y a un certain nombre de procès pour violence sexuelle et pour viol, dans lesquels la victime convoque au tribunal des médecins comme témoins, il n’y a pas encore de médecins experts, qui vont décrire au tribunal l’état dans lequel se trouve la victime depuis l’acte. Et qui disent, écoutez, elle n’est pas bien. Elle ne dort plus, elle ressasse tout le temps la même chose, elle a perdu l’appétit. La découverte, c’est que les victimes de viol voient leur équilibre psychique, personnel, social, transformé, dans le mauvais sens. C’est une découverte.
Vous allez dire, mais comment, mais on ne le savait pas avant ? Eh bien non. Et cette découverte-là, c’est celle qui permet de dé-moraliser la question, de sortir la question de la morale. C’est le point de bascule. Ce n’est pas normal, il s’est passé quelque chose qui n’est pas normal dans sa vie, dans sa vie psychique. Et à partir de là, les échelles de peine vont bouger. Le viol était d’abord délictualisé, puis après a été criminalisé légèrement, aujourd’hui c’est criminalisé au niveau de l’homicide.
Parler des auteurs
Alors, se dégager de la morale, ça permet de parler des auteurs. Je dirais un peu bêtement, s’il n’y avait pas d’auteurs, il n’y aurait pas de viol. C’est une évidence. Mais du coup, ça veut dire qu’il faut quand même qu’on s’intéresse aux auteurs. On cherche à comprendre ce qui se passe, pourquoi ils font ça. Et en miroir, pourquoi les autres, placés dans la même situation, ne le font pas ? Pourquoi on ne fait pas plus ? Qu’est-ce qui régule ça ?
D’autant plus qu’il y a des variations importantes. Il y a encore des sociétés, des cultures, où les violences sexuelles sont extrêmement répandues. Des pays, que je ne citerai pas pour ne stigmatiser personne, où 90% des femmes disent avoir été victimes de violences sexuelles. Par rapport à nos sociétés où, bien sûr, l’incidence du viol est très élevée, mais enfin, il y a quand même des différentiels de ce point de vue-là.
Il faut s’intéresser aux auteurs. Je n’insiste pas plus. Mais encore une fois, je l’ai dit tout à l’heure, la focalisation sur la victime, la re-moralisation de l’auteur, n’arrange rien. Je ne vais critiquer personne ici, chacun se débrouille comme il peut. Mais comment dire ? Il y a des concepts comme « masculinité toxique » qui nous empêchent, qui sont un blocage, voire une régression moralisante. Alors qu’on le pense sur un autre plan, très bien. Moi, je ne discute pas ça. Mais je veux dire, dans la prise en charge psychique des auteurs, c’est un blocage. Vous allez écouter quelqu’un en pensant que c’est une masculinité toxique que vous avez en face ? Mais non, ça ne marche pas. Vous écoutez quelqu’un, vous écoutez quelqu’un. Ce n’est pas le Diable qui est sur mon divan.
Vous me demandez : est-ce qu’on les voit en psychanalyse ? En tout cas, ceux qu’on voit en psychanalyse, c’est ceux qui ne violent pas. C’est pour ça que je pose la question. Pourquoi ne violent-ils pas ? Et si chacun, sur le divan, était un violeur en puissance ? En puissance. Et de toute façon, on peut toujours entendre un criminel, quel qu’il soit. Pas dans le cadre des écoutes judiciaires, qui ont leur propre finalité. Est-ce qu’un violeur en prison pour dix-huit ans qui a commis des actes atroces, et qui aimerait l’idée, qui a envie de faire un peu le ménage avec lui-même, et que vous puissiez lui faire la proposition d’une écoute de cette nature ? Pourquoi pas lui ? Qu’est-ce qu’il a de différent des autres ? C’est ça aussi la psychanalyse. Je veux dire, on ne demande pas aux gens s’ils ont fait ceci ou cela. Je le redis que la psychanalyse n’est pas une morale.
Vous savez que Freud attache beaucoup d’importance à se détacher de la religion, parce que justement, le point de vue moral de la religion vient contaminer d’une certaine façon la possibilité d’approche du psychisme. Mais je reviens sur l’idée. Je veux dire, oui, il a violé, oui, il est en prison, oui, il a fait des choses horribles, il souffre, il a envie, moi je peux lui proposer une écoute. Il n’y a pas de question. C’est peut-être plus difficile, c’est un peu différent, c’est… Non, même pas. Donc c’est pour ça que je dis, qu’il faut parler de l’auteur.
Une violence comme une autre ?
Il faut aussi, troisième condition, ne pas détacher la question de la violence sexuelle de la violence en général. Parce que la morale sépare les deux instances, parce que comme il y a du sexe, ce ne serait pas pareil. Ce n’est pas tout à fait pareil, puisqu’il y a du sexe, mais il y a toujours du sexe de toute façon. Il y a toujours du sexe dans l’agression. Comme il y a toujours de l’agression dans le sexe. On est toujours dans le nouage.
Donc dire, la violence sexuelle n’est pas une violence comme les autres, ça ne marche pas. C’est une nouvelle manière de mettre de la morale, et de dire, ah mais c’est un statut particulier, non, ça n’a pas un statut particulier. Ça n’a pas un statut particulier, même s’il y a une spécificité, évidemment, une spécificité de l’acte. Notamment une question, mais je ne veux pas la traiter ici, parce qu’il faudrait beaucoup trop de temps. On a assisté en Occident, et dans d’autres pays du monde, par exemple au Japon, à une réduction très forte des homicides ; sur plusieurs siècles, le taux d’homicide a été considérablement réduit, mais le taux de violence sexuelle n’a pas suivi la même pente. On arrive moins à restreindre les violences sexuelles que les violences homicides. Donc il y a bien, de ce point de vue-là une question spécifique aux violences sexuelles.
Pour vous donner juste une indication chiffrée, il y a 959 homicides en France par an, En 2023, environ 2 900 infractions criminelles pour atteinte sexuelle ont été sanctionnées en France, parmi lesquelles 62 % concernaient des viols, soit environ 1 798 condamnations pour viol cette année-là. Il est important de noter que le nombre de condamnations pour viol est significativement inférieur au nombre de plaintes déposées. Par exemple, en 2023, environ 42 600 plaintes pour viols ou tentatives de viol ont été enregistrées par les forces de l’ordre.
Pourquoi on ne viole pas ?
Alors, troisième partie, qu’est-ce qui retient ? J’arrive à la question. Qu’est-ce qui fait que certains violent et d’autres pas, alors que, dans la situation, nous serions tous en position pulsionnelle de le faire ? Alors, il faut faire un petit détour, mais vous connaissez je pense l’histoire, mais je vous la refais quand même très rapidement : le destin de la pulsion d’agression chez l’enfant. Il y a la « période océanique », et puis après, il y a l’enfant qui se déploie, enfin le petit qui déploie ses pulsions, et qui déploie en premier lieu ses pulsions d’agression au service du déploiement de toutes ses autres pulsions. Premier barrage, premier obstacle, il bute évidemment, pas forcément sur une autorité, mais enfin il bute sur son environnement, sur son entourage. L’enfant ne peut pas se déployer, on le borne, et c’est là que ça commence.
C’est-à-dire que l’enfant répond par une mobilisation sans précédent de sa pulsion d’agression, contre l’obstacle à son déploiement pulsionnel. C’est là que ça se joue. Dans ce moment tout à fait important qui renvoie à la capacité du bornage parental ou du bornage de l’autorité. Il y a deux temps, dans le premier temps, il se déploie, il tombe sur des obstacles, et le deuxième où il réagit de façon extrêmement vindicative. Il déploie une haine contre ses parents, ou ceux qui l’empêchent de se déployer. C’est normal.
La réponse qui va lui être faite dans ce deuxième temps est tout à fait essentielle, elle va être le noyau du rapport à la pulsion d’agression, avec notamment, mais là je vous renvoie à vos classiques, la capacité à se former un surmoi. C’est là que ça se joue. Et la première tâche du surmoi, c’est la répression de la pulsion d’agression. Freud dirait, il est là pour ça. Dans l’appareil psychique, il est là pour ça. C’est sa première tâche. Brider la pulsion d’agression.
En la renvoyant à son auteur, en l’introjectant, nous dit Freud. Il nous dit, pour que la pulsion d’agression ne s’extériorise pas, le surmoi la retourne et punit en permanence le moi, qui en souffre, sous l’affect de l’angoisse de culpabilité, de la culpabilité d’être quelqu’un en capacité de se déployer pulsionnellement. Ce concept de culpabilité, il faut le questionner. Enfin, on peut le prendre comme ça pour l’instant.
Le surmoi n’annule pas la pulsion
Je l’ai dit tout à l’heure, c’est tout à fait essentiel, le refoulement, le surmoi, n’annule pas la pulsion. Le surmoi n’est pas un dissolvant. C’est un relais. Un relais cruel, mais un relais. Et ce que nous dit Freud dans la théorie des pulsions, il nous dit un truc mystérieux, mais qui prend tout son sens, il nous dit, les pulsions ont une poussée constante. Il y a des moments, évidemment, mais ce qu’il nous dit, c’est que la poussée pulsionnelle ne s’arrête jamais. Ça veut dire que je l’ai refoulée, mais non. Ça continue à pousser. C’est un circuit sans fin. C’est ce circuit-là qui génère, évidemment, l’angoisse.
Alors moi, j’aime bien, Freud, à un moment donné, parle d’angoisse d’attente. J’aime bien ce terme. Une angoisse d’attente. Alors qu’est-ce qui se passe dans la situation que j’ai décrit tout à l’heure, possibilité sexuelle, attraction, non partagée ? D’abord, le nouage pulsionnel joue à plein. C’est-à-dire, la possibilité de trouver un débouché à la pulsion sexuelle se souvient que la pulsion d’agression permet de se faire. La pulsion d’agression permet.
Mais plus je me retiens, plus je refoule, dans la situation-là, on parle de la situation qui peut conduire aux viols ou qui peut ne pas conduire aux viols, plus la personne qui éprouve l’attraction se retient, plus elle s’angoisse. Tout de suite, la pulsion d’agression, elle est là, personnifions le théâtre, elle est là pour dire « mais attends, moi je peux te donner un sacré coup de main ». On y va. Et la personne dit « Ah non ». Et du coup, le mécanisme de refoulement s’intensifie, le surmoi est obligé d’être encore plus cruel, et donc il y a une souffrance accrue dans la situation.
Comme le dit Freud : « à mon avis, c’est seulement ainsi qu’on peut comprendre que de la répression pulsionnelle résulte – souvent ou de façon tout à fait générale – un sentiment de culpabilité et que la conscience morale devient d’autant plus sévère et sensible que la personne s’abstient d’agression contre d’autres », Le problème économique du masochisme, (1924), dans Névrose, psychose et perversion, puf, 1973, page 297.
L’angoisse comme pivot
Et c’est cette souffrance-là, de l’angoisse, qui va être le pivot de la symétrie entre « je fais, je fais pas ». Il fait, il ne fait pas. Mais il faut retenir l’idée que celui qui, dans la situation, sans même s’en rendre compte, à l’évocation en lui-même de la possibilité de la contrainte, et qu’il ne la déploie pas, va en tirer un surcroît de souffrance. Qui n’arrivera pas forcément d’ailleurs à affecter.
Dans le vocabulaire de la psychologie, vous pouvez trouver des termes qui décrivent ça, la frustration par exemple. C’est un terme qui permet de nous décrire ça. Mais ce terme de frustration est superficiel par rapport à la mécanique qui est en dessous. Par exemple, on parle souvent d’un mineur en disant c’est un grand « intolérant à la frustration ». Bien sûr, mais l’intolérance à la frustration, quand on redescend dans l’histoire psychique de la personne, on voit qu’elle s’est nouée au moment que j’ai identifié tout à l’heure. C’est-à-dire au moment où l’enfant est obligé de répondre à l’agression des parents qui l’empêche. Ce n’est pas un moment au sens où il y a un événement précis, encore que cela reste possible. Ça se passe sur une période longue, évidemment, qui est la période de sortie de l’œdipe, grosso modo. Mais c’est une période qui est décisive de ce point de vue-là, effectivement.
Faire quelque chose avec son angoisse
La description en termes d’intolérance à la frustration est intéressante, mais il faut savoir ce qu’il y a derrière. C’est là que la psychanalyse apporte quelque chose, peut-être à la compréhension du mécanisme. Ce qui veut dire que renoncer au déploiement pulsionnel, vous voyez comment je pose les choses, c’est-à-dire à une personne qui dit « moi, je ne suis pas un violeur » : « non, non, attends, potentiellement tu l’es dans la situation, mais tu vas renoncer à ton déploiement pulsionnel, et pour renoncer à ton déploiement pulsionnel, il faut que tu fasses quelque chose avec ton angoisse ».
Parce que si elle devient trop insupportable, on va tomber dans la situation clinique que décrit Freud, c’est-à-dire pour me libérer de l’angoisse, je vais passer à l’acte. Donc c’est la capacité à faire quelque chose avec une angoisse qu’on n’arrive pas à affecter, qu’on ne sait pas affecter, mais qui est extraordinairement envahissante, évidemment, du point de vue de l’économie pulsionnelle. Alors qu’est-ce qu’on peut avoir comme raison d’accepter de ne pas se libérer de l’angoisse ? C’est le point essentiel auquel je voulais arriver.
Vous me dites : la sublimation. Je veux bien, mais, curieusement, quand on butte sur une difficulté dans le domaine des pulsions, on va convoquer ce concept un peu passe-partout, flou, la sublimation. Oui mais là, on parle d’une situation concrète. Le gars il dit, j’ai flashé sur cette fille, pourquoi ? J’aurais bien. Ça marche pas, ça veut pas. Ça me travaille. Alors il peut toujours se dire, je vais faire de la peinture, mais c’est un peu loin, quoi. C’est un peu loin. La sublimation, oui, vous avez peut-être raison. Mais pas là, dans la situation.
Mais, je veux dire, là on est dans des situations extrêmes, de violence extrême. On n’est pas dans un plan de vie où on dit, je suis obsédé par ces fantasmes, etc. Je vais donc faire autre chose, faire de la peinture, puis ça calme tout de suite, là, non. Là, on est dans la situation où comment une personne fait, alors qu’elle devrait normalement se transformer en violeur, pour accepter l’angoisse dont elle est porteuse, pour ne pas l’être. Le nœud, il est là. La question, elle est là.
Pistes de réflexion
Moi, je vois 5-6 pistes de réflexion. La première, c’est adhérer fortement à l’opinion « moi, je ne fais pas ça. On ne fait pas ça ». Alors là, c’est le surmoi… C’est le surmoi culturel, dirait Freud. Qui nous fait adhérer profondément à cette idée que quelqu’un de bien, ça ne fait pas ça. Je ne sais pas si ça suffit, mais disons que ça permet de regarder son angoisse d’une autre façon. Oui, je suis très angoissé, mais au moins, moi, je suis quelqu’un de bien. Bon, oui. Ça renvoie en chaîne à l’opinion première, l’interdit initial de la sortie de la horde primitive : « tu ne violeras point ». Oui, ça s’appelle la conscience morale.
Elle peut s’étayer sur la peur de la punition sociale. C’est-à-dire, par anticipation, si je passe à l’acte, je vais être attrapé, donc je vais être condamné. Sauf que la criminologie nous dit que la peur de la punition n’a jamais arrêté un criminel. Pourquoi ? Parce qu’il est dans un espace pulsionnel où il n’y a pas de projection sur l’avenir. Non, non, c’est tout de suite là. Tout de suite que ça se passe. Bon, première piste.
Deuxième piste, comment dire… Quelque chose qui serait à mi-chemin entre la force d’âme, la volonté et le sentiment d’orgueil. La personne se dit, moi, je suis capable de me retenir. C’est un trait de personnalité. Je suis fier, parce que moi, je ne fais pas ça. Alors, vous creusez un peu et vous allez assez rapidement trouver quelque chose de l’ordre du masochisme. C’est-à-dire un retournement d’une pulsion d’agression contre soi. Vous ajoutez une pincée narcissique et vous arrivez sur la jouissance à souffrir de l’angoisse que je m’impose en ne passant pas à l’acte. C’est une piste clinique intéressante.
La troisième raison tiendrait à une disposition personnelle initiale qui ne contient pas une forte poussée sur le côté sexuel. Freud dit, nous naissons avec des dispositions pulsionnelles différentes les uns des autres. Certains ont une pulsion sexuelle très forte, d’autres moins forte. La personne qui est placée dans la situation de viol potentiel, mais dont la pulsion sexuelle est assez minimale, est en position d’avoir une angoisse de renoncement moins forte et donc plus facilement dominable.
Quatrième piste : l’état du surmoi, on a parlé du surmoi tout à l’heure. Mais le surmoi, il faut se méfier du surmoi. Freud nous dit, méfions-nous du surmoi. Il le dit sur le plan clinique. Il dit que le psychanalyste est souvent amené à rabaisser l’exigence du surmoi chez son patient parce que sinon ça ne va pas marcher. Parce que le surmoi s’emballe et quand il s’emballe, il crée des mécanismes vertueux qui conduisent toujours à la catastrophe. À force de forcer le renoncement, on va à l’explosion.
Il y a une cinquième raison, pragmatique, mais là, c’est très hypothétique. Je me risque : je crois que nous sommes structurés par notre angoisse, angoisse liée à la restriction pulsionnelle. Elle nous accompagne dans la vie, toute la vie. Elle est plus forte à certains moments, moins forte à d’autre, mais elle nappe en permanence l’ensemble de notre appareil psychique. Parce que nous sommes civilisés, nous sommes angoissés. Et que, se dire « je vais renoncer à mon angoisse, je vais passer à l’acte », c’est un saut dans le vide, dans l’inconnu. Parce que l’angoisse, ça structure le moi.
L’angoisse est un élément, un investissement qui structure l’unité du moi. Vous dites « je renonce à mon angoisse » Hop ! Mais c’est plus encore plus angoissant, paradoxalement. C’est le saut dans le vide. Donc c’est une raison extrêmement pragmatique. Je sais pourquoi je souffre, mais si je quitte ce terrain-là, où je vais ? Le passage à l’acte, oui, mais où je vais ? Alors, il y a des gens qui aiment l’aventure, il y a des gens qui n’aiment pas, cela dépend de chacun.
Accepter l’angoisse liée au renoncement, c’est comme ça que j’ai été élevé, élevé par mon espèce, élevé comme ça par ma tradition, élevé comme ça par mes parents. C’est ça notre vie. Si je quitte ça, je ne me reconnais plus. C’est d’ailleurs peut-être une des raisons pour lesquelles on ne viole pas. Pour continuer à se reconnaître.
Le dernier point que je ne développerai pas, parce qu’il est encore en travail pour moi, c’est la honte. Ah ! On l’avait oublié ? Ben oui, la honte, c’est extrêmement important, la honte, mais je n’ai pas le temps de la développer, donc je la reprendrai. Je veux juste dire que la honte a quelque chose à voir avec la dimension scopique, puisque la honte, c’est toujours la honte d’être vu, et qu’il y a quelque chose avec l’être vu dans le passage à l’acte, notamment du viol, ou du non-viol.
Et là, l’affaire Pénicaud nous remet encore sur les rails de cette vieille thématique japonaise de la belle endormie. Beaucoup de violeurs disent à leur victime, « ne me regarde pas ». Et l’affaire Pénicaud, c’est… je veux dire, c’est le procès du scopique. C’est la contrainte sans être vu. Mais être filmé, c’est là tout le paradoxe du déplacement du scopique, de la virtualisation du regard. C’est le succès du GHB. C’est-à-dire, le violeur qui n’est pas vu par sa victime.
Donc il y a quelque chose dans la crainte d’être vu, dans l’angoisse d’être vu, mais là, le nœud avec la culpabilité est un peu complexe. Y a-t-il une angoisse de honte ? Honte et culpabilité sont-elles les deux faces de la médaille de l’angoisse ? La culpabilité est-elle plus présente dans les sociétés portées sur l’intériorité, là où les sociétés de la communication, de l’interactivité, sont plus portées par la honte ?
À creuser… Mais, dans tous les cas, voilà quelques bonnes raisons de ne pas se laisser aller à l’agression, là où tout y conduirait, par nature.