Les élections américaines du 5 novembre nous ont confronté à la surprise de voir Donald Trump l’emporter avec un écart qui a démenti tous les sondages, lesquels pronostiquaient que les deux candidats étaient au coude à coude. Diverses explications ont été avancées, notamment conjoncturelles ; manque d’attention pour telle ou telle catégorie de la population, pour la dimension économique, la question de l’immigration. Cette démarche politique ou explicative qui fait crédit au juste sens pour en rendre compte nous semble insuffisante pour expliquer que plus de 50% des Américains aient voté pour Donald Trump. Cette démarche positiviste ne dissimule-t-elle pas une vérité, qui de ne rien en vouloir savoir, renforce la résistance aux changements, à l’inflation de mesures pédagogiques ou législatives ? Nous proposons ici de prendre de la hauteur, de sortir des discours communs, pour essayer d’appréhender autrement cette réalité, ce Malaise dans la civilisation. C’est-à-dire essayer de s’approcher de ce qui cause cette souffrance de l’homme, liée à sa condition elle-même, voire renforcée par le politique ?
Le discours de Kamala Harris après sa défaite n’a pas manqué de surprendre. Un discours défendant les valeurs républicaines, le respect d’autrui, les sentiments, l’honnêteté. Il était dans la continuité de son discours pour la présidentielle, dans la continuité de celle de son mentor Barak Obama, à savoir un « storytelling » où il est question, de son histoire familiale, de son parcours personnel aussi bien familial que professionnel, avec des références à ses origines et des hommages prononcés à ses parents. Le résultat des élections faisait apparaître au grand jour que cette forme d’expression faisait tache, en ce qu’il était totalement en décalage par rapport au discours de Trump. Peut-on d’ailleurs encore parler de discours concernant les propos de Donald Trump ? Il s’agit davantage d’un langage onomatopéique, avec une syntaxe élémentaire (sujet – verbe – complément), un lexique très pauvre. Propos assortis de blagues, de mensonges, d’insultes, sans aucune retenue. Il n’a pas hésité à dire de Kamala Harris : « elle est bête, elle est très bête, elle a un QI très faible, elle a le QI d’une pierre ». Le fait que Donald Trump ait rassemblé les suffrages de plus d’un électeur sur deux semble montrer que le storytelling n’est plus opérationnel. Il est tentant d’évoquer que le discours d’Obama n’ait pas tenu les promesses d’espérance qu’il a suscité, mais est-ce suffisant pour expliquer la perte de son efficacité ? Christian Salmon souligne à propos qu’à la construction et la continuité d’une histoire se substitue la « culture du clash » ; prévalence de bribes de phrases, complotisme, critique des autorités qu’elles soient politiques, scientifiques, épidémiologiques comme on a pu l’observer lors de la crise du COVID[1].
Comment rendre compte de l’efficacité de cette « culture du clash », et d’où peut-elle venir ? Plutôt que de chercher dans le contexte les raisons qui seraient autant de rationalisations qui masqueraient le fond de la problématique, ce que l’on observe dans l’essentiel des commentaires sur la « servitude volontaire » essayons de cerner quelle vérité se cache derrière ce paradoxe selon lequel si « la nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, il prend facilement un autre pli[2] ».
Notre hypothèse est que cette « culture du clash » est un aboutissement du « discours capitaliste[3] ». Ici le terme de discours n’est pas à entendre au sens ordinaire des propos tenus, mais comme « une sorte de structure » qui « du fait pur et simple du langage, se précipite un lien social. C’est même couramment ce que l’on appelle une idéologie[4] ».
« Du fait pur et simple du langage », c’est-à-dire ce que le langage impose à l’homme comme condition. Et comment il peut espérer y faire face. Si le langage est un présent pour l’humanisation, il est tel le cheval de Troie ; une fois que nous l’avons accepté, il nous colonise. Ce bain langagier dans lequel nous sommes plongés, avec ses règles, ses conventions, (certaines conscientes, d’autres que l’on ignore comme les interdits inconscients) s’infiltre en nous, en même temps qu’il nous échappe. Nous croyons maîtriser le langage, mais il nous traverse, il est comme un corps étranger qui nous demeure impénétrable, jusqu’à conduire à ce sentiment de ne plus savoir où nous en sommes, à nous sentir comme une marionnette. Car le langage n’est pas un simple codage ! Au-delà, il y a un message, un système de signifiants dont l’homme n’est pas le maître. C’est ainsi qu’il faut distinguer deux logiques lorsque l’homme parle. Une logique formelle, l’énoncé, définit par l’intention de signifier, de donner du sens, d’adresser une signification à l’interlocuteur, un savoir. À travers cet énoncé, le sujet se fige dans une représentation imaginaire de lui-même, dans une forme d’objectivation de soi, qui n’est pas sans procurer une jouissance, une assurance narcissique, qui fait croire à une certaine maîtrise de sa vie et de ses choix.
Sous le sujet de l’énoncé, avec sa logique formelle, il y a le sujet de l’énonciation, la logique inconsciente ; sous le récit rationnel, il y a un message, une logique de non-contradiction (une même chose est affirmée et niée dans le même temps) qui révèle une vérité cachée, une histoire à laquelle il manque un chapitre, qui interroge, qu’est-ce que cette histoire ? Telle personne se dit en « burn-out », se plaint de son supérieur qui lui confie toujours plus de tâches, il a répondu sans sourciller, a été envahi par l’angoisse jusqu’à se consumer, à n’être plus qu’un objet satisfaisant la jouissance de celui qui lui demande. Après une phase d’insomnie, il rêve de son travail, et considère dans un premier temps que ceux-ci ne sont que le fruit de ses conditions de travail. L’écoute du patient permettra de retrouver que les phrases de son « patron » répondent à des phrases plus anciennes, tenues par sa mère qu’il avait érigée en idéal, avec le souci permanent de lui rendre service. Ces événements passés jamais élaborés sont revenus avec une actualité immédiate. Si « l’inconscient est structuré comme un langage », c’est dans la mesure où l’inconscient obéit à certaines lois du langage (comme la métaphore pour exprimer une vérité) mais qu’il peut aussi violer cette dimension symbolique que permet le langage (le principe de non-contradiction) pour « s’installer dans le champ logique… qu’il y soit soumis[5] ». Ce qui veut dire ; il importe de ne pas comprendre trop vite, de rester attentif aux mots et ne pas les réduire à un sens qui ne permettrait pas d’entendre ce qu’a à dire un sujet. Il ne faut pas sauter le signifiant.
La logique du signifiant est donc ce qui organise la vie sociale, la manière dont les hommes se gouvernent, elle permet une pacification dans les relations. Mais elle est aussi la cause d’une souffrance du fait qu’elle cause l’homme comme sujet.
« Une sorte de structure », c’est-à-dire que le discours n’est pas la parole, mais l’agencement de quatre paramètres qui s’articulent. Il s’agit du sujet, du savoir et de la vérité. Le quatrième paramètre, c’est l’objet cause du désir.
Du fait d’être pris dans le langage, du fait de parler, s’engendre la perte de ce moment mythique de fusion de l’enfant avec sa mère, un « cannibalisme fusionnel, ineffable, à la fois actif et passif[6] ». Ce mythe lorsqu’il reste présent, relève du délire. Il reste actif chez certaines personnes qui ne peuvent concevoir l’amour autrement que fusionnel, passionnel. La Chose désigne le lieu de jouissance confuse qui satisfait « au désir de la larve », d’indistinction chaotique avec la mère. Ce qu’Otto Rank nomme « traumatisme de la naissance », c’est le déchirement et la perte de complète jouissance de la mère qu’il est, ou avec laquelle il se confond et qui forme la Chose.
Le sujet vient à l’existence, ex-siste (se tient hors de), du fait d’une déchirure interne, qui fait apparaître cet Autre qui devient la part manquante de son propre être. Le sujet n’advient que d’une relation à son être perdu, d’une perte d’être, d’un manque, c’est « du manque d’être par quoi l’être existe[7] ».
Il n’y a pas de sujet sans Autre. Mais cette dimension de grand Autre, non substantielle, a une dimension quasi virtuelle ; c’est pourquoi le sujet lui donne le statut d’une présupposition subjective, c’est à lui qu’il s’adresse comme lorsqu’il écrit une lettre qu’il n’envoie pas. Comme si l’idée qu’elle contient est trop précieuse pour être confiée au destinataire, à ce petit autre, qui ne pourra pas en comprendre l’importance, c’est donc à son équivalent fantasmatique qu’elle est adressée, le seul qui pourra en avoir une lecture intelligente, sur laquelle il peut compter. Dès lors le véritable Autre, c’est le langage, c’est le lieu auquel le sujet adresse ses questions, sur ce qui fait trou dans son savoir sur son existence, particulièrement sur le sexe et sur la mort. C’est ça, « l’inconscient c’est le discours de l’Autre » ; je ne sais pas quels sont les signifiants qui me déterminent, mon être s’éclipse sous les signifiants qui me représentent (prénom, nom, sexe, âge, profession), je suis assujetti au langage.
Cet espace symbolique me sert de repère, de référence. Mais cet espace est fragile, il peut perdre sa dimension symbolique pour être réifié, pour devenir consistant conduisant à une confusion de l’Autre et du petit autre, le semblable. Occulter ce caractère symbolique de l’Autre facilite l’identification de la personne à cet Autre, et conduire à soutenir une fonction politique. D’avoir échappé à la tentative d’attentat, « grâce à Dieu », Trump outrepasse la barrière du langage en se plaçant en position d’Autre vis-à-vis des autres. Une situation qui alimente l’idée qu’il a été désigné pour le représenter, pour se vouer à rendre l’Amérique à nouveau grande, MAGA. Croyance en elle-même volontiers partagée par de multiples autres, perdant tout esprit critique, tout esprit de dialectique dans les échanges.
Le sociopathe, celui qui ne respecte pas la loi, est celui qui n’a pas intégré cette dimension de l’Autre. Le langage est pour lui un simple moyen de communication. Son discours ne vise qu’à transmettre un sens, sa façon univoque et sans critique de voir le monde, il est insensible à la question de la honte ou de la culpabilité que pourrait susciter le regard de l’Autre sur ses actions. Actions qui ne visent que ses intérêts, dans une immédiateté. Sa morale est celle de l’utilité, du résultat immédiat sans prise en compte des conséquences possiblement néfastes pour lui-même ou pour autrui, il lui faut obtenir ce qu’il convoite pour son plaisir, sa jouissance.
Le respect de la dimension du langage, de l’Autre, c’est accepter la perte de cette jouissance mythique et devenir par-là sujet de désir. C’est lâcher ce réel fusionnel avec la mère, réel qui va devenir objet cause du désir, objet a. Tel est le sujet de la culture, où le désir s’élabore alors comme un dynamisme qui transforme le manque fondamental en créativité face à l’impossible retrouvaille avec l’objet perdu.
La théorie des discours c’est donc la prise du sujet dans le langage, qui produit un manque à être, un manque de jouissance, un trou qui soutient le désir. Puisqu’il est perdu, aucun objet ne sera satisfaisant, il n’y a pas d’objet du désir qui soit consistant, il est toujours à distance. Les discours, qui constituent une forme de lien social, donnent lieu à un ratage, une impuissance à procurer aux sujets une jouissance, par l’impossibilité à saisir l’objet perdu, cause du désir.
Or le discours capitaliste, parce qu’il vise à exclure la question du manque, n’est pas un vrai discours ! Ici, le sujet, c’est le consommateur. Il profite du savoir, ici savoir que sont les innovations technico-scientifiques disponibles sur le marché. Elon Musk est une représentation forte de ce savoir qui vise à repousser toujours plus loin les limites, où rien ne semble impossible. Ce savoir fait croire au sujet, le consommateur, qu’il est roi. Il pourra se procurer les objets qu’il convoite, encore faut-il qu’il en ait les moyens. De même, changer de sexe n’a pas à être discuté ! Mais ces objets ne sont que des leurres, ils laissent croire au sujet qu’il a renoué avec la jouissance, mais c’est une jouissance en toc. L’effet en est un court-circuit de la question du désir, une mise hors d’atteinte de la vérité du sujet et avec elle de la dimension de l’Autre, du langage. Ce discours entretient l’espoir d’une satisfaction définitive qu’apporterait le prochain objet. Le résultat en est la quête de la jouissance, équivalent de la pulsion de mort. La frustration permanente ne peut arrêter ce cycle de la consommation, de cette quête de jouissance, qui écrase la question du sujet, de la vérité de son désir, comme ne tient pas compte des conséquences néfastes de cette quête pour l’équilibre de la planète.
Dans cette course effrénée, le sujet s’épuise, se consume jusqu’au burn-out, jusqu’à être consommé, c’est-à-dire réduit au statut d’objet consommable. Lors de son arrivée tonitruante à la tête de Twitter, Elon Musk avait licencié par mail deux tiers de ses effectifs. D’une façon plus générale, il faut se vendre pour accéder à un emploi auprès du service des ressources humaines en montrant que l’on est prêt à participer au rendement de l’entreprise, à se soumettre aux protocoles. On est au temps où l’on peut jeter l’employé sans charité.
Les maîtres qui nous dirigent aujourd’hui n’ont rien du bourgeois austère ou de l’intellectuel mesuré. Trump animateur de téléréalité, Elon Musk ou d’autres milliardaires comme Jeff Bezos, Bill Gates, Boris Johnson sont « fun », souriants, affables, dynamiques. Ils sont la figure de la jouissance débridée, avec le goût pour l’outrance et la transgression, ils promettent une plus grande aisance aux citoyens, même si la réalité les contredits.
Michel Foucault, cité par Christian Salmon, parle du « pouvoir du grotesque » ; « le grotesque, c’est l’un des procédés essentiels à la souveraineté[8] ». Mais les bouffons d’aujourd’hui ne sont pas ceux du XXe siècle qui s’affublaient des insignes de l’impérialisme romain ou s’appuyaient sur une référence idéologique. Ici, point d’identification à un idéal tel un messianisme occidental ou une idéologie d’inspiration marxiste-léniniste qui pourrait constituer un point d’identification rassembleur. Leur bouffonnerie participe de cette casse du langage en le réduisant à des onomatopées, des insultes, des mensonges récurrents qui disqualifient toutes références. Ils ne proposent aucune Weltanschauung, aucune vision du monde, aucun absolu qui rendrait la pensée dynamique ou permettrait d’envisager un avenir. Les sciences, qu’il s’agisse du climat, de la biologie, des vaccins sont discréditées au bénéfice de la production. C’est un discours de l’indifférence, indifférence entre le sujet et les objets, les hommes et les choses, qui réduit l’homme au statut de serviteur apathique. Seule domine la question économique, ils sont le produit du discours capitaliste autant qu’ils en assurent la promotion.
Mais au-delà de l’apathie qu’elle suscite, comment cette « bouffonnerie » exerce-t-elle ce pouvoir sur les électeurs ?
Par la disqualification de la place de l’Autre, du symbolique, c’est le régime de l’imaginaire qui occupe toute la scène. Il s’agit de capter le regard, l’attention, tous les moyens étant permis au détriment de la légitimité du politique, du respect de la loi. Ce que l’on retrouve dans les discours sur la féminité. Une discussion autour de « qu’est-ce qu’une bimbo », n’apporte comme commentaires qu’une série de platitudes ; recherche de séduction, de perfection, provocation du désir de l’homme… Seule une de ces « bimbos » laissera entendre qu’une telle présentation pourrait viser une dénonciation de l’inanité des images ! Ce règne de l’image est soutenu par les réseaux sociaux et leurs algorithmes qui fragmentent l’information et rendent impossible l’ouverture à d’autres informations, contribuant à l’apathie de pans entiers de la population.
Le règne des images est à la mesure de l’absence d’Autre comme Idéal, comme point de référence. Les interviews des électeurs de Trump après son élection, révèlent qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, que pour eux il est celui qui pourra résoudre l’inflation, mettre fin à la guerre, bouter les migrants hors du territoire. N’est-ce pas en lien avec le fait qu’il s’expose sur la scène de l’actualité et de l’histoire comme un moi fort, viril, puissant, dont la plénitude unifiée tranche avec le désordre du monde auquel il participe ? Certains trouvent dans cette image d’unité et de force, un reflet qui les captive, qui les anime et sur lequel ils s’attardent dans ce monde de misère symbolique. Ces excès produisent pour certains un plaisir intense qui tient au fait de voir, comme dans un miroir, une forme de complétude de leur moi. On peut ajouter à cela qu’il s’est fait proche des citoyens, de leurs conditions de vie, lorsqu’il se met en scène en distributeur de frites au Mac Donald ou sur un camion benne. Une autre façon de favoriser les identifications spéculaires ; ces images auxquelles chacun peut s’identifier par quelques traits viennent définir leur sentiment d’identité, un moi dont la société nous intime qu’il soit fort, performant comme l’indique le slogan MAGA. Un moi qui méconnaît le sujet, et efface la question de son désir.
Cette machinerie de la bouffonnerie a cette « qualité » de s’auto-entretenir. Au nom du respect démocratique, Elon Musk s’est opposé à toute censure, toute régulation sur son réseau social. Tout un chacun est sommé de se faire entendre, à s’exprimer, à réagir, par toutes les voies possibles. Tel est aussi le spectacle que nous donnent nos politiques en France, où les individus sont poussés à parler, à jouir de parler pour ne rien dire. Ce qui est paradoxalement une dissolution du dialogue démocratique puisque tout le monde bavarde sans s’écouter.
Une conséquence de cette exclusion de l’Autre, de la culture, est qu’il n’y a plus de tiers entre les hommes ; la différence n’est plus tolérée. Guerre des clans, des sexes, exclusion de l’étranger, érection de murs aux frontières.
Alors, l’élection de Donald Trump est-elle un reflet du social ou un événement ? « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables[9] ». C’est à chacun d’entre nous qu’il appartient d’en faire un événement, de la considérer comme quelque chose qui a un impact sur notre vie et sur le monde, ne pas la banaliser. Les bouffons, ce sont tous ceux qui se font les serviteurs de la machine bureaucratique, des idéologies totalitaires à la mode, sans aucune modestie, mais en témoignant d’une arrogance qu’ils ne mesurent même pas. C’est pourquoi il faut « ne pas céder sur son désir[10] », en redonnant une place à l’Autre, par exemple en ménageant sa place à la culture. Elle n’a pas à être considérée comme élitiste, ni assimilée aux divertissements ordinaires par un souci d’égalité. Il importe de privilégier l’écriture aux mails ou aux SMS qui se résument le plus souvent à un code. C’est aussi redonner une place au corps. Ne pas le considérer simplement comme un objet qui serait convoité et consommé par l’autre, comme en témoigne l’inflation des plaintes pour agression sexuelle, mais que le corps, le sien comme celui de l’autre, soit un corps vivant, habité, dont on apprécie le poids, le goût, la substance. C’est assumer la question de l’amour au sens où l’on accepte que l’autre vienne nous bousculer, nous déranger, réveiller notre désir et notre conscience. Être responsable, c’est aussi soutenir le droit à la dissemblance revendiquée par les féministes, c’est-à-dire ne pas se refondre dans le nous du « me too ». Sans doute aussi redonner une place à la famille où il y a à prendre position, à la condition de s’être nettoyé des idéologies dans lesquelles nous sommes pris à notre insu, d’avoir repéré et traversé nos fantasmes.
La difficulté centrale actuelle de l’analyste lorsqu’il est consulté par une personne qui se plaint d’angoisse bien souvent floue, ou alors rapportée à un « malaise » face à la marche du monde, de sa place au travail, de la dégradation de la planète – qui fait parler « d’éco anxiété » – est de sortir des discours dans lequel le sujet est pris. Particulièrement du discours capitaliste qui promeut et promet une jouissance pleine. Ou le discours de l’université qui se donne pour vérité universelle bannissant la singularité de chacun en donnant tout son poids aux évaluations, aux statistiques, à la rationalisation des soins, aux experts en tous genres, aux protocoles qui se posent en détenteurs d’une vérité à laquelle il n’y aurait rien à objecter. Ces discours sont bien installés, ils durent, sont durs, ils ne sont pas de nature à se laisser ébranler ! C’est toute la question des entretiens préliminaires, ces premiers entretiens qui précèdent la possibilité d’une remise en jeu du sujet.
Celui à qui s’adresse la plainte n’a pas à se cantonner dans une position passive volontiers véhiculée par l’image d’Épinal du psychiatre pour le tourner en dérision. À moins qu’il ne choisisse de se faire médecin prescripteur pur, auquel cas il se ferait le collaborateur du système. Il a à travailler. Bien sûr il travaille son rapport à la théorie. Dans la séance son travail consiste à entrer dans le discours du patient. Il lui faut pour cela repérer la jouissance à l’œuvre, qu’il s’agisse de celle de l’objet, du symptôme ou du fantasme, des idéologies véhiculées pour introduire, surtout pas un sens, mais au contraire une incompréhension ! Surtout ne pas comprendre. Ce qui est une forme de désobéissance qui s’oppose à l’obéissance à ce qui est généralement admis, à ce qui est passé dans la conscience commune, dans le discours commun. Cette désobéissance n’est pas sans effet. Elle introduit l’idée d’un savoir autre, inconnu du sujet à lui-même. Ce savoir autre que le savoir conscient, l’analyste est supposé le savoir, il est envisagé comme le savoir de l’analyste, bien que sans certitude. Les premiers entretiens, à condition qu’ils soient bien menés, c’est là l’art du praticien, permettent de repérer ceux qui peuvent supporter cet écart par rapport aux discours communs, et s’engager plus avant dans la recherche de la vérité qui est la leur, vérité qu’ils poursuivent une fois qu’ils ont pu la toucher du doigt.
Il est temps de redonner toute sa place à cet écart, à un certain senti de vide, de manque, c’est-à-dire à la castration, qui donne à la vie son pathétique, soit ne pas persister à promettre au sujet de lui restituer sa jouissance qui le cantonne à la bêtise ou à la canaillerie s’il venait à voler la jouissance de l’autre sans en payer le prix.
- C. Salmon, L’empire du discrédit (les liens qui libèrent), octobre 2024. ↑
- La Boétie, « Discours de la servitude volontaire », Mille et une nuits, Paris, 1995, p. 26. ↑
- J. Lacan, Séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse (1969-1970), Paris, Seuil, 1991. ↑
- J. Lacan, Le savoir du psychanalyste, leçon du 4 mai 1972. ↑
- J. Lacan, Le savoir du psychanalyste. ↑
- J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu (1938) », dans Autres écrits, Seuil, Le champ freudien, 2001, p. 33. ↑
- J. Lacan, Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique (1954-1955), Seuil, Paris, 1978, p. 261. ↑
- C. Salmon, Donald Trump ou la théorie du bouffon, dans la revue AOC ↑
- J. Lacan, « La science et la vérité », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966. ↑
- J. Lacan, Le séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986. ↑