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Freud avait mis en lumière une question déterminante dans son cheminement qu’est-ce qu’un père ? De Neuter offre un parcours non dénoué d’intérêt et d’une foisonnante culture. Freud avait tenté de répondre à une question qui jalonne son cheminement avec une forte insistance : qu’est-ce qu’un père ? De Neuter propose des variations autour d’une autre question qui s’exprime peut-être à son insu, dans les multiples plis de son propos faisant fi de toute réflexion autour du genre, et même de toute forme de bisexualité psychique. Qu’est-ce qu’un homme ?

Le numéro 29 de la revue « La clinique lacanienne » nous permet ainsi de prolonger la réflexion vers d’autres sentiers.

« C’était un monstre mi taureau, mi-homme, rejeton de la femme de Minos, Pasiphaé, et d’un taureau d’une beauté merveilleuse. Poséidon avait un jour donné ce taureau à Minos afin que celui- ci le lui offrît en holocauste, mais Minois ne put se décider à la sacrifier et le garda pour lui. En guise de châtiment, Poséidon rendit Pasiphaé amoureuse de la bête. » (Hamilton, 1978, p. 182)

Autre texte, perspectives. « La passion de l’incertitude » (2020) de Dorian Astor nous offre également à penser hors de tout manichéisme ambiant. Ainsi il nous permet d’entendre une autre façon de penser les temporalités et nous plonge dans l’œuvre de Nietzsche en nous apportant une dialectique de l’incertitude et de la certitude au temps du foisonnement des experts en tout genre. Si De Neuter s’est intéressé à interroger le mythe de l’enlèvement d’Europe, d’autres situent le mythe au cœur de la question des origines dans une nécessité de reprendre le <il (d’Ariane ?) de sa propre histoire en situant toute interprétation comme une généalogie. « Si nous avons une telle obsession des origines, quitte à nous repaître d’élucubrations, c’est que, faute de jamais sortir du labyrinthe, nous préférons fantasmer la rencontre du Minotaure. L’origine est un monstre avide de notre avidité de signes. » (Astor, 2020, p. 43). Grand lecteur et traducteur de Freud, Astor nous plonge dans l’œuvre de Nietzsche pour nous apporter une dialectique de l’incertitude et de la certitude sous la forme d’un traité contemporain des passions et articule la mémoire du passé, la perception du présent et la visée de l’avenir (Ibid., p.41). Ainsi, il construit une articulation entre l’incertitude de l’avenir et les échecs des processus de certification du passé. Le mythe du Minotaure lui semble plus pertinent pour rendre compte de l’angoisse face à la l’incertitude de l’avenir et la figure du Père Minotaure est une variation de la thématique de la question des origines à rebours du complexe d’Œdipe où le Père mort assure une forme de protection structurante. « Cette orientation n’a pas la vocation de construire un nouvel universel au détriment de l’Œdipe, mais elle rend compte de ce qui peut se jouer dans les situations traumatiques (guerre, viol, inceste, etc.). Elles produisent d’importantes carences affectives et de lourdes fragmentations dans la subjectivation. Il met en lumière des figures de pères Minotaure (Ibid., p.44-45) qui viennent à détruire toute forme d’individuation de leurs enfants et empêchent les tentatives de certifications dans la volonté de mettre en place une certitude centrée sur leur toute-puissance monstrueuse. » (Muths, 2022).

La dialectique de l’incertitude du passé et l’incertitude de l’avenir nous invite à penser les modalités actuelles de l’expérience du temps. Comment ne pas penser la stase mélancolique développée par Maldiney ? « La stase mélancolique déconstruit, […], la chronogénèse, c’est-à-dire la genèse subjective de la temporalité. Le mélancolique est incapable de créer du nouveau, et de survivre à la crise de l’événement. Le modèle de la mélancolie donne ainsi à penser la crise contemporaine de la temporalité. Notre culture est en difficulté pour porter le temps. Dans le mouvement de l’ex-sistence et des événements de la vie, le narcissisme individuel s’expose sans cesse à la mort et à la renaissance. La perte de l’homogénéité et de la contenance culturelle commune, entraîne une surchauffe du travail de chronogénèse que chacun compose face à l’histoire. Quand le tissu commun de sens ne contient plus l’élaboration de la chronogénèse individuelle, l’événement devient trauma. » (Arènes, 2017, p.294).

Bibliographie

Arènes, J. (2017). Filiation et transhumanisme. Adolescence, 352, 288-302. Astor, D. (2014). Nietzsche : La détresse du présent. Paris : Gallimard.

Astor, D. (2020). La passion de l’incertitude. Paris : L’Observatoire.

Caillois R. (1991). Le démon de midi. Paris : Fata Morgana. Gazalé, O. (2017). Le mythe de la virilité. Paris : Robert Laffont

Freud S. (1918) « Le tabou de la virginité ». Paris : PUF. La vie sexuelle, 1969, p. 66-80. Goguel d’Allandons T. (2007), dans Marzana M., Dictionnaire du corps, Paris : PUF Hamilton E. (1978). La mythologie, ses dieux, ses héros, ses légendes. Paris : Marabout. Maldiney, H. (2007). Penser l’homme et la folie. Grenoble : J. Million.

Muths S. (2022). « Astor D. Aq propos du livre « La passion de l’incertitude ». In Analysis, Vol.6, n°1,

p. 109-113.

Présentation du feuillet autour du livre « Les hommes, leurs amours et leurs sexualités »

Ce feuillet est la possibilité que nous avons choisie de donner corps au cabinet de lecture de la FEDEPSY afin de permettre de décliner les échanges que nous avons eu au sein de notre groupe à partir de nos lectures. L’enjeu est ici de permettre un éclairage de la diversité de la psychanalyse et ses possibles dialogues qu’elle peut construire avec d’autres disciplines, d’autres discours sans pour autant éclipser l’incomplétude inédite à toute forme de savoir.

Nous avons eu ainsi l’occasion de lire et d’échanger autour du livre de Patrick De Neuter intitulé Les hommes, leurs amours et leurs sexualités. L’auteur tente d’interroger les travers du couple du côté des hommes à partir de son périple au cœur du mythe grec de l’enlèvement d’Europe. Il propose un nouage entre son expérience clinique et l’apport de la littérature. Nos échanges nous ont amenées à nous poser la question de la place du masculin au sein des théories psychanalytiques et de son articulation au complexe paternel, mais nous nous sommes retrouvés face à une énigme déguisée en une certitude : qu’est-ce qu’un homme ? La structure fantasmatique de la scène de l’homme à la chevelure grisonnante et de la jeune fille vierge est ainsi mis en perspective au risque d’une possible idéalisation. Le désir de l’homme se trouve placé en majuscule comme une unité stable et intemporel alors que les figures du masculin et du féminin se présentent davantage comme une mosaïque, comme des variations spatiotemporelles. Même si nous avons eu des divergences avec les conclusions de l’auteur, nous le retrouvons dans la nécessité d’une ouverture de la psychanalyse à d’autres champs pour permettre d’avoir une logique interprétative renouvelée et d’interroger un dire dans un jeu entre l’équivoque, le sonore et ses résonances et d’envisager « […] cette propriété de la parole de faire entendre ce qu’elle ne dit pas. » (Lacan, 1966, p.294-295).

« Les hommes, leurs amours et leurs sexualités » de Patrick DE NEUTER

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Patrick DE NEUTER
« Les hommes, leurs amours et leurs sexualités » (2021),
Coll. Point Hors ligne, Editions Erès 272 pages.

Cet ouvrage est un essai sur les désirs et les fantasmes chez les hommes que nous offre Patrick De Neuter à partir de l’étude du mythe de l’enlèvement d’Europe dans un style rigoureusement didactique. Un second tome, qui sortira prochainement, va s’attacher à déployer le versant féminin de la question. A partir d’une longue et riche pratique auprès des couples, il pose l’idée d’une forme d’archaïsme dans les comportements sexuels des hommes dans les liens hommes-femmes par la mise en place d’une forme de domination masculine faisant la part belle aux infidélités. Si la place du modèle patriarcal se trouve repérée et sa chute reconnue, le propos ne fait qu’effleurer la question. L’enjeu n’est pas pour nous de détailler l’ensemble des thématiques développées mais de reprendre les traits saillants et significatifs de son propos à savoir la richesse des mythes, la scène que propose le couple pour dire le désir des hommes et la dialectique des fantasmes de virginité et du démon de midi.

« Par contre, il serait aberrant d’isoler complètement notre champ et de nous refuser à voir ce qui, dans celui-ci, est non pas analogue mais directement en connexion, en prise, embrayé, avec une réalité qui nous est accessible par d’autres disciplines, d’autres sciences humaines. Etablir ces connexions me semblent indispensable pour bien situer notre domaine, et même simplement pour nous y retrouver. »
J. Lacan, Le séminaire : La relation d’objet, Paris : Seuil, p.252.

La force des mythes

Nous devons d’emblée signaler l’appui renouvelé des mythes pour comprendre la psyché humaine et les liens qui se tissent entre eux. Ainsi, l’auteur réintroduit l’importance majeure des mythes (p. 29-40) pour la psychanalyse dans son étude de l’inconscient dans une mise en re?cit des de?sirs et fantasmes qui traversent toute société humaine. Pouvoir distinguer un contenu latent d’un discours manifeste d’un texte permet de décrypter l’implicite d’une société donnée, le refoulé d’une culture. Pour cela, il reprend finement le mythe de l’enlèvement d’Europe qu’il arrime justement aux mythes du Minotaure et de Cadmé. Pour rappel, le premier nous renvoie à l’enlèvement d’Europe par Zeus, son arrière-arrière-grand-père, transformé en taureau dans un souci de séduire la jeune fille. Le second évoque la vengeance de Poséidon à l’encontre de Minos. Il envoie donc un taureau séduire la femme du roi de Crête, Pasiphaé qui donnerait la vie au Minotaure, créature mi-homme, mi-taureau, qui sera détenu à l’intérieur d’un labyrinthe élaboré par Dédale. Le dernier volet renvoie à l’histoire des frères d’Europe à sa recherche. Entrant plus en avant dans le mythe d’Europe, nous sommes invités à explorer les facettes de la figure de Zeus à la fois support de projection d’un homme tout-puissant, d’un époux, d’un amant et d’un père à partir du foisonnement de ses objets sexuels (une cinquantaine !) qu’il séduit aisément chez les déesses et les humains dans la crainte de son épouse, la déesse Héra.

Les hommes et l’autre scène du couple

La psychopathologie du couple se retrouve en filigrane tout au long de cet essai avec la mise en lumière des étapes décisives d’une dynamique familiale, des temporalités diverses que peuvent traverser le couple à savoir la promesse d’un enfant, les avatars de la vie sexuelle au gré des saisons de la vie, la différence d’âge et le démon de midi. Pour De Neuter et différentes études sociologiques à l’appui, les causes de l’infidélité masculine renvoient à une recherche de réassurance narcissique, une insatisfaction, une lutte contre le vieillissement et la mort. En somme, il y voit une tentative de lutte contre l’angoisse de castration. Cet ouvrage tend à vouloir aborder les sexualités et les amours chez les hommes à partir du prisme (bien étroit) du couple hétérosexuel n’étant pas pris dans des questionnements autour de la non-binarité, la transidentités et les modulations actuelles autour du choix d’objet, des objets de choix. De Neuter s’appuie sur le couple divin Zeus-Héra pour nous enjoindre à penser le couple à partir du paradoxe de la fidélité. Il nous vient tout de même une question : où situer la castration chez le souverain des dieux olympiens ? Dans son questionnement autour de la clinique du couple, l’apparition de la notion de séduction, même si elle nous laisse sur notre faim quant à l’absence de dialectique avec le versant féminin, trouve à notre sens un intérêt à souligner dans l’articulation qu’il produit du côté des modalités de réassurances narcissiques. Séduire et conquérir sont ainsi des possibilités déterminantes de l’hypervirilité afin de regonfler la baudruche narcissique d’hommes aux prises avec une angoisse de castration toujours insupportable dans une société d’hyperconsommation. L’angoisse de castration trouve d’ailleurs des modalités symptomatiques du côté de symptômes sexuels. De l’autre côté, le thérapeute de couple est-il nécessairement le garant, le gardien de la pérennité du couple en thérapie ?

Tempes grisonnants et démon de midi.

Si le mythe trouve sa pertinence dans l’étude de l’inconscient, l’auteur s’en saisit à partir d’indices qui lui permettent d’éclairer pour une part des fragments psychiques réprimés ou refoulés. Son hypothèse est la suivante : « le ravissement toujours actuel provoqué par le mythe de l’enlèvement d’Europe tient au fait qu’à la lecture de ses diverses versions et à la contemplation des mosaïques, peintures, sculptures et autres œuvres d’art, qu’il a inspirées, nous découvrons des désirs inconnus ou connus, mais réprimés parce qu’ils ne correspondent pas à nos idéaux ou parce qu’ils contreviennent à nos interdits individuels, familiaux ou sociaux. » (De Neuter, 2021, p.36).

La thématique des tempes grisonnantes nous invite à relire l’ouvrage « Les démons de midi » (1991) de Roger Caillois. C’est sa thèse publiée initialement dans la Revue d’histoire des religions en 1937 où il soutient l’idée que les dieux et les démons apparaissent à midi

et non à minuit. Cet ouvrage propose un examen érudit de la mythologie méditerranéenne. Avec toute sa verve et sa culture, Caillois nous entraîne vers un périple foisonnant où il explore les éléments constituant l’heure de midi, les liens entre midi et les démons en tout genre (des sirènes, des lotophages et des cigales, des nymphes, des incubes et des succubes), pour cheminer pas à pas sur les terres du démon de midi et de ses origines bibliques. Il y explore l’influence de l’heure de midi sur la sensibilité humaine. Le démon de midi renvoie au texte des Psaumes 91, verset 6 où la mention suivante est indiquée : « dévastation qui sévit à l’heure de midi » (Caillois, 1991, p.82). Pour Caillois, c’est l’influence du christianisme qui a conduit à la décadence de l’heure de midi à partir de la qualification morale de la lumière et des ténèbres dans une manichéisme exacerbé.

Pour De Neuter, la figure de Zeus permet à nouveau de déplier les différentes strates du complexe paternel mais elle semble également renvoyer à un profond désir des hommes d’âge mûr. Chemin faisant, le mythe de l’enlèvement d’Europe permet d’aborder des désirs inconscients qui peuvent trouver des échos avec la vie psychique et l’auteur croit pouvoir traiter d’une configuration de couple assez spécifique et délimitée à savoir l’homme d’âge mur et la jeune fille. Ce mythe semble faire l’écho des rêves et des idéaux des hommes de l’époque et l’auteur croit pouvoir y repérer une revendication masculine d’être désirant d’un objet cause de leur désir et non d’être situé à la place de l’objet de désir tout en se décalant de l’image maternelle toute-puissance générant une potentielle angoisse de castration destructrice pour l’assise narcissique. « L’inconscient étant insensible à l’érosion du temps qui passe, cet imago maternel archaïque garde en effet toujours un pouvoir angoissant, voire terrifiant, pour le petit garçon que tout homme est encore dans son inconscient, quel que soit son âge. » (De Neuter, 2021, p.65-66). Sous les termes d’infidélité, de tromperie et de séduction, vient à la rescousse la notion de fantasme qui rend compte de la part de répétition dans le désir supposément masculin à partir d’une écriture singulière que porte le sujet. Nous avons été pour un peu surpris de ne pas trouver des thématiques qui traversent notre clinique actuelle dont les homosexualités, les transidentités, la non-binarité. Le mythe de la virilité est un piège qui pose la domination de l’homme sur la femme et sur l’homme contestant ce modèle : certains ne se reconnaissent pas dans les battants, performants, décideurs et militants en tout genre (Gazalé, 2007). S’appuyant sur la figure de la jeune Europe, la thématique de virginité est également introduite par P. De Neuter pour présentifier les mouvements ambivalents d’attraction et de re?pulsion de la jeune fille vierge dans la sexualité d’hommes hétérosexuels jeunes et moins jeunes. L’acte de dépucelage est pour une part devenu un fantasme (Goguel d’Allandons, 2007, p. 971-947) voire un rite de passage dans les adolescences contemporaines. Le lien est justement tracé avec le « tabou de la virginité » (Freud, 1918, p.76) décrit dans plusieurs sociétés pour expliquer la peur chez l’homme de la défloration et des différents indices de féminité. Il nous semble important de donner une dimension contemporaine à la notion de névroses actuelles en prenant en compte ce fantasmes de virginité pouvant provoquer des symptômes sexuels que nous pouvons aisément retrouver dans la clinique adolescente. L’enjeu serait peut-être de spécifier ce lien entre la thématique de la virginité et la posture virile. Enlèvement, rapt et viol est un triptyque que déplie De Neuter pour essayer cerner les différentes traductions et interprétations sous-jacentes du mythe d’Europe et réussit finalement à construire une généalogie de l’enlèvement qui débute de l’Antiquité aux fictions les plus modernes et contemporaines de La belle et la bête et ses différentes versions à King Kong. Chaque une jeune fille sans défense se trouve enlevée par un individu dans toute son animalité ou sa pulsionnalité. L’auteur propose à la fin de son ouvrage l’utilisation d’une distinction dans les versions potentielles de l’enlèvement : l’enlèvement consenti, l’enlèvement par séduction et l’enlèvement par violence.

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