Je donnerai quelques points sur une manière d’appréhender l’expérience de psychiatre et de psychanalyste au sein d’un hôpital psychiatrique, en l’occurrence dans un pôle de pédopsychiatrie. Le choix d’une pratique hospitalière et universitaire oriente forcément cette position. La pratique analytique est plurielle (différences entre un psychanalyste en libéral, en institution, en fonction de sa place dans l’institution, etc.). (suite…)
Notes de lecture du livre « Un fugitif recoupe ses traces », d’Aksel Sandemose
Avec ce livre[1], les amoureux de la littérature tiennent un pur chef-d’œuvre, quant aux psys (dont il est fait allusion dans la préface) ils y trouvent de quoi exercer leur sagacité, pour peu qu’ils aient quelques envies de sortir des sentiers battus.
Le narrateur, Espen, (sa coïncidence avec l’auteur reste très ambiguë, mais c’est la règle de tout récit) a tué un homme, il y a longtemps. De ce meurtre, commis dans une autre contrée que la sienne, il semble n’avoir jamais été vraiment inquiété, aussi allons-nous suivre avec lui une autre inquiétude, la sienne, tirée de ses propres fonds, dont le livre est la narration, en avertissant d’emblée que cette inquiétude n’est pas culpabilité, en tout cas pas simple culpabilité. Les circonstances de l’assassinat, connues bien-sûr par le récit qu’en tente le narrateur, ne seront jamais très claires : la jalousie, la rivalité à l’égard d’une femme, l’amitié déçue peut-être, tout cela reste flou, car ce n’est pas ce qui importe à Espen. Ce qui lui importe et qu’il ne cesse de répéter, c’est que cet assassinat était préparé de longue date et qu’il était inéluctable eu égard aux circonstances de la vie de son auteur. Tout commence pour lui dans sa ville natale de Jante : une ville fictive, ouvrière et pauvre comme il en existait tant dans la Scandinavie du début du siècle dernier et dont les événements anodins ou plus importants remplissent l’essentiel des pages du livre. Pour le dire immédiatement, Espen dénie d’emblée toute explication psychologique à son acte, pas plus qu’il n’en fait la conséquence de la misère sociale chère à la gauche bien-pensante. S’il cherche les conséquences d’un quelconque enchaînement, c’est dans l’existence de ce qu’il appelle « la loi de Jante », une loi d’airain qui assujettit invariablement tous les individus de la ville à ses commandements, une loi en dix points sous-tendus par un idéal d’humiliation et de rabaissement. À titre d’exemple, le premier commandement de la loi est le suivant : « Tu ne dois pas croire que tu es quelque chose », et le dernier : « Tu ne dois pas croire que tu peux nous apprendre quoi que ce soit » ; la mise en évidence de ce nous mystérieux, qui vaut ici paradoxalement comme fonction d’altérité, revenant en ritournelle dans presque tous les articles de la loi en question. Une grande partie du récit fait par Epsen de son enfance illustre la façon dont la loi de Jante a imprégné son esprit ainsi que celui de ses concitoyens. Mais le livre ne saurait non plus se résumer à cette stricte application.
D’autres éléments liés à l’enfance viennent interférer avec les conséquences de la loi de Jante, en particulier de mystérieux événements s’étant déroulés dans une grange conduisant à la découverte d’une pierre sacrée. À ce point le récit bascule : le psy de service ne manquera pas d’identifier dans la narration à plusieurs reprises et sous des formes différentes de cet événement, ce qui constituerait une sorte de délire de base, un délire originel sur lequel va s’édifier secondairement la trame de toute l’histoire. Et non sans raison d’ailleurs : le narrateur lui-même en reste perplexe et se demande s’il n’a pas halluciné au point d’aller en discuter avec « des gens intelligents ». Car une sorte de perplexité anxieuse traverse toutes les histoires dont Epsen fait le compte-rendu. Une perplexité anxieuse rythmée par les humiliations et les rabaissements subis dans l’enfance, par sa fuite hors de Jante, mais aussi par bon nombre de considérations sur l’existence qui surprennent par leur contenu à la fois novateur, paradoxal, contradictoire et parfois absurde, au point que le malaise éprouvé par Epsen s’insinue jusqu’au lecteur. Que veut dire Epsen et à qui parle-t-il vraiment en s’adressant directement comme il le fait souvent à son lecteur ? En fin de compte que veut-il prouver et à qui ? Car c’est bien là l’étonnement provoqué par cet ouvrage de mettre le lecteur en position d’écoute. L’écoute des fragments d’un récit, finalement plus énigmatique qu’il ne semble au premier abord. Ici la narration à la première personne n’est pas un simple artifice stylistique consistant à inviter le lecteur à s’identifier au narrateur pour lui faire partager ses émotions et ses tourments, cette narration à la première personne installe réellement le lecteur dans une position particulière. Ce dernier reste à l’extérieur du récit, d’un récit suffisamment complexe, volontairement présenté sous forme de fragments (Epsen réfute toute idée de tenir un journal) pour que les identifications qu’on y puise, demeurent partielles ou inachevées. Aussi oscille-t-on sans cesse, quand on s’installe dans ce livre, entre témoin auquel on demanderait de s’engager, spectateur plus ou moins passif d’une histoire étrange qui, dans le fond, ne restera jamais élucidée, et investigateur (flic ? analyste ?) d’une affaire ténébreuse qui réclamerait pourtant des éclaircissements. Il est difficile de se « laisser prendre » par ce texte car cette exigence de « déprise » paraît constituer justement une des caractéristiques de l’ouvrage.
Un fugitif recoupe ses traces (titre très bien trouvé : tant recouper ses traces, consiste en définitive à les brouiller) s’installe au centre d’un cercle étroit constitué par Crime et Châtiment, Les mémoires d’un névropathe de Schreber (sans heureusement reprendre le fardeau de sa lecture), le Domme ou l’essai d’occupation de François Augiéras et surtout les cinq livres consacrés à son enfance de Thomas Bernhard (L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid, Un Enfant), sans pour autant emprunter complètement à chacun d’eux. Il illustre superbement ce que dit le même Thomas Bernhard dans Le Souffle : « L’artiste, l’écrivain en particulier, qui ne va pas de temps en temps dans un hôpital, donc ne va pas dans un de ces districts de la pensée, décisifs pour sa vie, nécessaires à son existence, se perd avec le temps dans l’insignifiance parce qu’il s’empêtre dans les choses superficielles. »
- Aksel Sandemose, Un fugitif recoupe ses traces, traduit du norvégien par Alex Fouillet, Presses Universitaires de Caen, Caen, 2014. ?
Quand les croyances deviennent certitudes : des transferts aux paranoïas
« Que diable allait-il faire dans cette galère ? »
Dans la vie de tous les jours, si l’on cherchait un qualificatif pour dénommer nos entourages… familiaux, politique, ou au travail, nous dirions des « conflits d’ambivalence », où au niveau manifeste : « Ça ne se mouille pas… » et surtout, on pourrait à la fois être pour, et être contre… est-ce possible ? Autant dans le manifeste (freudien) que dans le discours ambiant, qui pourtant se gorge de certitudes et cela avec une banalité involutive.
Par contre, au niveau d’une « latence légère », on repère un monde de « pensifs », un refus répétitif du dialogue et la fétichisation d’un jugement, où l’on aurait envie à chaque fois de s’écrier : « Pour qui – il ou elle – se prend-il pour juger ainsi les autres ? » Au passage, on attend plus du mimétisme et du juridique, que de vastes interrogations sur les « identifications ».
Alors quel est ce latent d’un inconscient public (pas collectif), celui de la paranoïa d’autopunition, ou la paranoïa de Kretschmer ?
Et l’on est bien silencieux sur la guerre à 2000 « bornes » d’ici et sur les conséquences du COVID qui ne « cessent pas de s’écrire » !
La guerre est, pour beaucoup, la destruction d’au moins une génération, une fonction de déluge qu’il ne faut pas dénier.
Nous avons beaucoup glosé sur la phrase de Freud dans la Ichspaltung – « nur der Tot ist umsonst », seule la mort est pour rien… (ou sans sens)[1]. En Occident, nous avons quitté « l’après-guerre », la croyance au devenir de l’humanité fait place à une atmosphère mélancoliforme où l’on ne sait par quels deuils il va falloir passer.
Oser aujourd’hui, ce n’est pas causer, échanger, dialoguer, réfléchir, c’est passer à l’acte, c’est la « fermer à l’autre » et surtout pas d’échanges. « Je ne crois plus en rien, mais je suis sûr, je suis certain »…
Le problème, c’est qu’après un fracas, un traumatisme, un malaise, il faut tout un temps pour se re-constituer, c’est-à-dire se constituer autrement. Le champ analytique a déjà beaucoup souffert de ces états de fait du discours ambiant, voire du discours de l’Autre, mais pas exclusivement : où sont passés le discours du Maître et le discours de l’Université ?
Bien étonnamment et paradoxalement, je pense que de nouveaux atouts surgissent pour le devenir de la psychanalyse et cela a des conséquences sur la pratique de ladite psychanalyse. La question devient presque humoristique pour la « prise » dans l’analyse.
Comment s’en sortir avec un langage ambiant psychotique, pour passer… aux entretiens préliminaires : il nous faut inventer à chaque fois un « discours probatoire » avant même de pouvoir convoquer les paramètres des discours. Après l’authentique question est d’une grande clarté – mais latente – : comment faire naître le discours analytique (ou d’analyste), comment le faire perdurer ; et comment tenter de le transmettre ? La partie est rude, aujourd’hui ! Et là, il faut trouver les moyens de poursuivre ce que Lacan et Freud nous ont légué… mais pas que…
J’ai fait le choix surtout de travailler la dialectique clinique du Sinthome au Symptôme. Et aussi le devenir des pulsions freudiennes en fins de cure.
Cette recherche, de toute évidence, attire des collègues que je n’avais pas prévus, au premier plan. Dont acte !
La psychanalyse ne survivra que si la praxis (théorie et pratique, voir Charlotte Herfray[2]), et la théorie se réinventent. Gare au Xièmes boucles !
Et j’apprends, à ma grande surprise, que la transmission de la psychanalyse ne prend pas toujours les chemins escomptés.