Des Noms du Père aux non-dupes qui errent
Jacques Lacan s’apprête à commencer son onzième séminaire le 20 novembre 1963 quand lui est notifiée, la veille, sa radiation de la liste des didacticiens de la SFP. Il ne tiendra donc qu’une seule séance sur « Les Noms du Père ».
Dix ans plus tard, le 13 novembre 1973, il donne la première leçon d’un séminaire intitulé « Les non-dupes errent ». Il y a évidemment un rapport entre les deux, bien que Lacan eût déclaré qu’il ne livrerait pas ce qui avait été censuré en 1963.
Préhistoire
Les sociétés psychanalytiques ont vécu dans l’erre de Freud. Elles ont arrêté Lacan-le-déviant à la première séance de son séminaire intitulé Les noms du père en novembre 1963, et interdit son enseignement original nourri par ses propres expériences et réflexions ; pour lui, la praxis aurait dû toujours conditionner la théorisation, le seul respect du setting freudien ne pouvait au mieux que maintenir la psychanalyse dans l’état où l’a laissée Freud, c’est-à-dire en faire une momie témoin d’une époque révolue et sans prise sur le présent. Pour maintenir ouverts les volets de l’inconscient, la psychanalyse doit au contraire baigner dans le langage contemporain et surtout former de nouveaux analystes qui sont « à jour », sous peine de glisser vers le charlatanisme.
« Depuis longtemps le nom de Freud [le nom du père de la psychanalyse] est devenu inopérant. Alors si ma marche est progressive, si elle est même prudente, n’est-ce pas parce que j’ai à vous promouvoir contre la pente où l’analyse risque toujours de glisser, c’est-à-dire la voie de l’imposture ? »
Que les censeurs d’alors ne s’inquiètent pas : le titre du séminaire commencé en novembre 1973, Les non-dupes errent, consonne bien avec celui interrompu en 1963, Les noms du père, mais l’écriture révèle qu’il ne s’agit pas du même sens : la promesse de ne pas revenir aux noms du père sera tenue. Dans l’unique séance de ce séminaire arrêté il avait commencé avec les pères de la religion, en s’appuyant sur la traduction de la Bible par les Septantes, et posé :
- que le dieu qui annonce sa prochaine paternité à Abram se présente à lui comme un Élohim parmi d’autres, sous le nom de El Shaddaï ;
- que c’est un autre dieu, l’Unique, Celui dont le Nom est le tétragramme imprononçable car Il unit tous les Elohim, qui fait arrêter le bras d’Abraham en passe de sacrifier son fils Isaac ;
- que c’est à Moïse que ce dieu révèle son nom divin, Ehyeh Asher Ehyeh (Je suis Celui Qui est) ;
- et que Freud, dans son ultime écrit, n’a pu dire qu’une partie de ce qu’il aurait pu livrer.
C’est que le monothéisme ordonne une rupture dans la tradition, une coupure qui marque la fin des lignées animales dont se soutenaient les hommes jusque-là par la fonction du totem, le dieu tribal et local. En sacrifiant le Bélier – l’ancêtre totémique de sa lignée – au lieu de son fils, Abraham acte la chute de l’origine biologique des humains.
« Ici se marque le tranchant du couteau entre la jouissance de Dieu et ce qui, dans cette tradition, se présentifie comme son désir. Ce dont il s’agit de provoquer la chute, c’est l’origine biologique. »
C’est cette nouvelle alliance avec le désir du Dieu Unique au lieu de la jouissance des dieux antérieurs que dit la loi de la circoncision,
« qui donne comme signe de l’alliance du peuple avec le désir de celui qui l’a élu ce petit morceau de chair tranché. Je vous ai amenés l’année dernière [Séminaire L’angoisse], avec quelques hiéroglyphes témoignant des us du peuple égyptien, à l’énigme de ce petit a. »
Et Lacan d’expliquer que ses censeurs se sont fourvoyés dans une impasse pour avoir refoulé ce qu’il allait leur révéler. Le séminaire de 1973 ne sera pas un séminaire de rattrapage !
« Cela aurait pu leur servir. Et c’est à quoi je ne tenais pas précisément. »
Pourquoi, maintenant qu’il est libre de reprendre le séminaire interdit, Lacan tient-il à garder le silence ? Quel tabou s’oppose à la mise en question du rôle du père dans le mythe freudien de l’œdipe ? De quoi Lacan se méfiait-il ? D’un second passage à l’acte de « ses analystes » ? C’est l’hypothèse avancée par Patrick Barillot :
« Évidemment nous ne pouvons que nous placer dans le registre de l’hypothèse, celle qui suggère qu’il pouvait redouter un nouveau passage à l’acte de ses collègues analystes qui l’avaient suivi dans la création de l’EFP. Nous sommes guidés dans cette voie par le lien implicite que Lacan fait du passage à l’acte des analystes à l’origine de son exclusion et le fait qu’il y voyait là le signe que le sceau ne saurait être encore levé pour la psychanalyse.
Qu’est-ce qui justifiait Lacan à interpréter comme passage à l’acte et non comme acte simple le fait de son exclusion ? C’est que la jouissance obtenue en retour par ceux qu’il nomme les ânes à liste, à liste d’attente à l’entrée de la société internationale, était la séparation d’avec lui, Lacan apparaissant alors comme le solde de cette opération de rejet. Àla différence de l’acte qui conserve le lien social à un autre.
Passage à l’acte, signe que si vous vous aventurez à lever le sceau du secret sur la place de Dieu-le-Père, vous provoquez des réactions de la part de ceux qui sont concernés directement par la question de cet intouchable, non pas un débat d’idées mais une attaque sur la personne même de celui qui ose remettre en question le dogme du père de l’œdipe freudien. »
Là aussi il est préférable de faire entendre sans avoir à dire, de passer de l’œdipe du Père Freud au nœud borroméen de Lacan sans déboulonner de statues.
Le Witz de Lacan
C’est bien l’effet d’un mot d’esprit (Witz) que de créer la surprise avec ce titre, surprise d’accéder à un autre sens, par exemple celui que propose Christiane Lacôte :
« Ce jeu de mots indique avec humour qu’être psychanalyste ne consiste pas à jouer au plus malin avec soi comme avec d’autres, mais qu’il s’agit sans doute d’être dupe comme il convient. Ce faisant, il interroge aussi les institutions psychanalytiques qui se réclament de Freud, celle qui fut à l’origine de l’interruption du séminaire de 1963, comme toutes les autres y compris la sienne, l’École freudienne de Paris. Errer, c’est parfois être dans l’erreur certes, mais c’est aussi être – sur la lancée de. »
Ne pas comprendre trop vite
L’équivoque du mot d’esprit Les non-dupes errent peut être levée par le passage à l’écrit car elle est due à l’homophonie ; dans l’Étourdit Lacan indique les trois niveaux –phonématique, grammatical et logique – où l’analyste peut démultiplier des sens différents dans un même énoncé sans réduire l’énigme.
Car résoudre une énigme, n’est-ce pas en rester à une solution supposée unique en laissant dans les limbes de nombreuses autres interprétations possibles ?
- N’est-ce pas ne saisir qu’une pincée du comble de sens offert dans l’énigme ?
- N’est-ce pas finalement prendre quelque sens au hasard dans l’urgence de vouloir comprendre ?
- Le malheur d’Œdipe ne vient-il pas d’avoir réduit l’énigme de la sphinge, de s’être imaginé avoir compris ?
Imaginer comprendre (imaginariser le symbolique) n’est pas s’imaginer comprendre : c’est condenser, produire et héberger un sens du dit dans la dimension (dit-mansion) imaginaire avec une vague jouissance. L’arrêt sur sens et la jouissance ont fonction de point de capiton car ils interrompent le déchiffrage du symbolique.
L’imaginaire est une dit-mansion ; c’est le sens qui arrête le déchiffrage
Si le parlant habite un espace à trois dimensions (Symbolique, Imaginaire et Réel), si tout événement du parlant (par exemple un dit) a une mansion (une maison, un manoir) dans chacune des dimensions, alors l’Imaginaire est celle qui peut arrêter (coincer) la série infinie des métonymies du déchiffrage permises par le libre jeu entre les deux autres : celles du Réel et du Symbolique.
« L’Imaginaire c’est toujours une intuition de ce qui est à symboliser… et pour tout dire, une vague jouissance. »
Lacan signifie par-là que le parlant a un corps (qu’il âme avec un corps), un corps qui marque l’arrêt sur un sens (par une vague joui-sens) et, éventuellement, en conserve une écriture, une impression qui pourra faire mémoire. N’ayant pas trouvé dans les géométries euclidienne et cartésienne ni dans les espaces vectoriels la flexibilité et l’équivoque nécessaires à son dire, Lacan a utilisé la souplesse des « ronds de ficelle », le nœud borroméen qui lui est venu comme une bague au doigt et qui ne le lâchera plus.
R, I et S sont strictement équivalents
Dans l’espace borroméen, rien n’advient que par un coincement entre les trois dit-mansions, qu’il s’agisse du coincement canonique par le nœud borroméen à trois ronds ou par un autre nœud, borroméen ou pas, à plus de trois ronds. En quittant la géométrie cartésienne où les points sont définis par les trois coordonnées x, y et z, Lacan veut nous intéresser à nouveau à la topologie, à l’existence d’un lieu particulier au sein du nœud borroméen, un lieu formé par le rapprochement jusqu’au coincement des trois dimensions SIR.
Ce point résulte de la résistance réelle de chacune des trois consistances R, S et I à leur éparpillement :
– consistance du corps vivant pour l’Imaginaire ;
– consistance de la logique du signifiant pour le Symbolique ;
– consistance de l’immuable et de l’insaisissable pour le Réel.
Lacan logera l’objet a en ce lieu, ce qui rend possible deux lectures au moins :
– Le lieu du coincement forme l’abri pour l’objet (a) d’une maison construite avec les trois dit-mansions, ou
– L’objet a est la cheville ouvrière autour de laquelle peuvent jouer les trois ronds.
Les nouveautés que Lacan avance ici sont l’équivalence des trois dimensions R, I et S, (aucune d’entre elles ne noue plus que les autres) et leur interchangeabilité.
Elles sont équivalentes comme le sont les trois arrêtes (Largeur, Profondeur et Hauteur) d’une boîte d’allumettes posée sur une de ses faces : elles sont permutées par le roulement de la boîte sur une autre de ses faces.
Le Réel, l’invention de Lacan
La question du Réel dans l’inconscient, Freud l’aborde à la fin de la Traumdeutung. Lacan relève que face à cette question il vacille et hésite à faire le pas.
En 1973, le passage au nœud est à la fois reconnaissance du réel dans la fonction nodale elle-même (le nouage, c’est du réel), et réhabilitation de l’Imaginaire par l’équivalence des trois dimensions.
« […] vous avez toujours cru, mais à tort ! –que le progrès, le pas en avant c’était d’avoir marqué l’importance écrasante du Symbolique au regard de ce malheureux Imaginaire par lequel j’ai commencé en tirant dessus à balles, sous prétexte du narcissisme. »
La psychanalyse n’est pas et ne doit pas devenir une religion
Constatant que les six façons différentes de représenter à plat des nœuds borroméens à trois ronds ne déterminent que deux nœuds distincts, Lacan les a qualifiés lévogyres (RSI, IRS et SIR) et dextrogyres (ISR, RIS et SRI).
Il apparaît alors que la religion (c’est-à-dire ce qui Réalise le Symbolique de l’Imaginaire : RSI) et la psychanalyse (IRS : ce qui Imagine voire Imaginarise le Réel du Symbolique) sont supportées par le même nœud lévogyre.
Toutes deux – religion et psychanalyse – ont peut-être à voir avec la duperie, mais en ce qui concerne la psychanalyse, la duperie consiste à faire – le temps d’une analyse – comme s’il y avait un sujet au savoir inconscient, comme si la structure du savoir inconscient était accessible par le langage (duperie car nous savons qu’il n’y a pas de métalangage). Notons que Lacan reprend là une idée déjà présente dans la séance de novembre 1963 :
« De cette praxis qui est l’analyse, j’ai essayé d’énoncer comment je la cherche, comment je l’attrape. Sa vérité est mouvante. N’êtes-vous pas en état de comprendre que c’est parce que la praxis de l’analyse doit s’avancer vers une conquête du vrai par une tromperie ? Car le transfert n’est point autre chose, le transfert dans ce qui n’a pas de Nom au lieu de l’Autre. »
Par conséquent, si les analystes qui se croient non-dupes du langage errent, c’est qu’ils sont à la fois dans l’erreur et dans l’errance et, précise Lacan, nier la duperie du langage, croire qu’il n’est qu’un outil de communication utilisé pour le temps et l’espace d’une vie dans le monde, c’est réduire une vie à un voyage et soi-même à un migrant, un étranger dans le monde. Or, être dans le monde comme à l’étranger, c’est entériner l’existence d’un Tiers qui n’est pas étranger dans ce monde, l’Autre du pèlerin : Dieu. Mais l’Autre lacanien n’est ni l’Un ni Dieu ; Aussi, l’erreur de l’analyste qui se croit ou se fait non-dupe du langage le mène à une duperie plus grande encore,
« à l’erreur complète, l’erreur radicale, quant à ce qu’il en est de ce que découvre l’inconscient. »
Car assimiler sa vie à un voyage produit corrélativement l’idée d’une progression, d’un développement de l’être parlant. Or la fixité de l’inconscient rapportée par Freud dès 1900 s’y oppose :
« C’est que, en quelque point qu’on soit de ce prétendu »voyage », la structure de quelque façon que je la crayonne ici, peu importe, la structure c’est-à-dire le rapport à un certain savoir, la structure, elle, n’en démord pas. Et le désir – comme on traduit improprement – est strictement,– durant toute la vie, toujours le même. »
Si nous suivons Lacan, un être parlant, en émergeant du bain de langage dans lequel il était déjà parlé, est parfaitement déterminé – quant à son désir – du début jusqu’à la mort. Il n’y a pas, sur ce plan-là, de progressivité ni de développement selon une norme. N’est-ce pas ce que montre Socrate qui, en acceptant la mort, a suivi son désir de toujours, confirmé par l’Oracle, à savoir adresser la question impertinente qui dévoile l’incomplétude du langage au maître ?
Mais alors, outre l’accès (toujours partiel) au savoir inconscient d’un désir immuable, que peut-on espérer de sa psychanalyse ? Observons que dans les séminaires suivants, Lacan introduit un quatrième rond de ficelle pour corriger ou compenser un nœud à trois ronds qui ne serait pas borroméen. (Comme James Joyce, qui a compensé lui-même par son œuvre littéraire le défaut du nœud : le quatrième rond ainsi ajouté renforce le nouage en maintenant liés R, S et I, ce que n’avait pas opéré le Nom du Père dans son cas.)
Dans cette lecture, le mathème du nœud borroméen réunit en les distinguant :
– la structure fixe des liaisons entre R, S et I,
– et la contingence (les circonstances, la liberté du sujet…) portée par le rond supplémentaire, dynamique, et suppléant au défaut de structure.
L’effet du travail analytique (travail qui nécessite entre autres la liberté et la volonté de l’analysant) peut donc modifier le nouage des quatre ronds et permettre à l’analysant de « mieux faire avec » sa structure, voire de décider s’il veut (ou pas) ce qu’il désire.
Il faut coller à la structure
Pour clore la séance, Lacan met en garde contre la métaphore de la Voie que le pèlerin – le viator– est censé trouver en suivant une méthode. C’est que la Voie est celle de la vérité dont Lacan enseigne depuis quelques années qu’elle ne peut que se mi-dire. L’éthique qu’il propose, celle du refus d’être non-dupe est donc de se faire la dupe du savoir inconscient, de lui supposer un sujet pour les besoins du dispositif analytique freudien, sans oublier qu’il n’y en a pas, et que cela peut être considéré comme une escroquerie.
« Il faut être dupe, c’est-à-dire coller, coller à la structure. »