Rébellion.

La psychanalyse peut être une forme de rébellion.
La psychanalyse telle que je la pense, telle que j’essaie de la pratiquer, est une forme de rébellion.
Il faut de la rébellion, elle est vitale. Il faut une force tendue, constante, pour permettre qu’une certaine part de l’humain s’exprime – la part de l’ouverture, de la rencontre, de la créativité, de la joie – et ne soit pas écrasée par une autre part de l’humain – les mécanismes dont les moteurs sont quête des pouvoirs, jouissances aveugles, peurs…

Peurs.
Le pessimisme est criminel. Les discours ambiants actuels sont criminels. La soupe servie est sombre, de la bile noire en boîte façon concentré de tomate. Rassurons-nous, il y a toujours moyen d’y échapper : l’hypnose béate et idiote est omniprésente, à portée de clic et de scroll : regardez, le chaton mignon entre les pattes de l’énorme chien – qui n’en ferait qu’une bouchée, mais il semblerait que pour lors il n’a pas faim –, regardez, ma dernière story avant/après mon rendez-vous chez le coiffeur !.. Merveilleux, non ?… Une nouvelle coupe et j’oublie guerre, pénurie d’essence, coupures d’électricité, rien ne m’inquiète plus !
Le clivage entre débilisation des humains et discours pessimiste est criminel. Il tue le sujet, il tue la possibilité de la pensée et du mouvement de la pensée, il tue le truc insaisissable et magique qui permet à l’humain de chanter – toute la gamme de l’incandescence de la vie, du désespoir le plus profond à la joie la plus aérienne.

Le pessimisme choisi est criminel. Je ne parle pas de mélancolie : face à la vie à la mort, une part de mélancolie (non psychiatrique) se cache en chacun de nous. Parce que la mélancolie nous guette, prête à nous assaillir, le pessimisme choisi est criminel.
En effet un certain nombre, voire un nombre certain, de nouvelles du monde sont sombres, nous affectent pour ceux qu’elles touchent, ou nous touchent nous-mêmes.
Chacune de ces nouvelles et des personnes touchées exige au contraire de nous – et de nos dirigeants ! – le refus du pessimisme, et le refus d’une forme de fatalité. Il paraît qu’il y a des diplomates dans tous les pays du monde – pourtant nous n’entendons pas parler d’efforts massifs de conciliation, mais d’envoi massif de bombes ?..
Les équipes des hôpitaux sont sous pression depuis des années, en sous-effectif, leur malaise profond n’est pas un mystère, les conditions de travail sont telles qu’elles dissolvent les plus belles vocations – et on nous parle de contraintes budgétaires ?
La « gestion managériale » des entreprises lamine un nombre exponentiel d’employés, broyés par des rythmes intenables et des objectifs de performance irréalistes, avec en musique de fond une ritournelle stupide si elle n’est perverse de « bien-être au travail » – et il faudrait croire les discours selon lesquels le monde ne pourrait tourner qu’ainsi ?..

Je serais ridicule de m’adresser aux « puissants et dirigeants » – qui sont-ils ? et ils ne me liront pas –, alors je m’adresse à vous qui me lisez.
Humains, quels discours tenons-nous ?
Les possibilités fleurissent multiples, dès lors que nous les pensons. Et se referment, flétries desséchées en poussière retombées, dès lors que nous fermons notre pensée. Notre façon de penser le monde influe le cours du monde – excusez-moi de reprendre cette évidence : il semblerait qu’un certain nombre de dirigeants l’aient oubliée, ou alors choisiraient-ils sciemment un monde cynique de dictature des profits financiers ?
Quoi qu’il en soit, et malgré les apparences peut-être, nous pouvons le refuser, ce monde-là. Nous pouvons continuer à le penser humain, et ainsi le rendre quelque peu humain, autour de nous – cela implique quelques luttes à mener, il est vrai : il y faut du cœur, « et pas qu’un peu ! ».
Nous le pouvons, à la condition d’avoir la possibilité d’une pensée subjective, d’un peu de prise de position subjective – possibilité, « liberté ! », qui est l’un des effets majeurs d’une cure.

Appartenir ou tenir à part ?

Nous approchons de la féérie de Noël et de ses addictions multiples. De ses chants et de ses désenchantements. Nous n’aborderons pas la consommation « capitaliste », ni les cadeaux à thème et à 5 euros, pas plus que les beuveries festives. Nous aborderons l’addiction, la vraie : l’addiction familiale ! Voilà un symptôme tenace…

Addicere : être dit à… Si vous contractiez une dette au temps des Romains et que vous ne pouviez pas la payer, vous vous retrouviez désigné comme dit à votre créancier. Vous deveniez pendant un temps son esclave par contrainte de corps. On retrouve dans cette notion tous les ingrédients d’une bonne aliénation : parole contractualisant une dépendance, don du corps à l’autre, dette envers cet autre. Être dit à est proche de s’abandonner à ou s’adonner à. Dans la première formule l’Autre initie l’aliénation, dans les deux suivantes, l’individu les reprend à son compte et s’y soumet. « Ce que tu hérites de tes pères, acquiers-le » écrivait Goethe, « mais pour mieux t’en séparer » ajoutait-il !

La clinique ne parle que de cela : l’aliénation à l’Autre. La famille est grande vectrice d’Autre. Elle le transmet et l’incarne. Vous n’êtes pas pour autant sommé de croire indéfiniment à la réincarnation, pas plus qu’au père Noël. Une cure analytique vous permet de vous séparer d’une croyance. Se séparer n’est pas forcément quitter. Il s’agit plutôt d’un décollage, d’une désadhésion. La séparation permet une relation. Sans séparation, sans espace entre deux, pas d’échange. L’homme étant néotène, la dépendance à l’autre est radicale au début de la vie. La demande de l’autre, parfois ses exigences rigides, d’autres fois ses désirs, marquent l’enfant. Le sujet se dépatouillera de ces intentions de l’autre. Il s’en démarquera, tant bien que mal.

Pour qui le fais-tu ? Pour qui vis-tu ? L’aliénation à la demande de l’autre, à ses attentes, persévère souvent dans un entretien symptomatique de ses (auto) exigences empêchant l’expression désirante.

Les membres de la famille et ses représentants psychiques, même quand elle n’est plus, peuvent être désignés comme les responsables de cet enfermement. Addiction à la demande supposée de l’Autre ! C’est-à-dire « dit à », missionné pour, sacrifié. Chez Lacan, cette notion d’être « dit à » apparaît comme une clinique différentielle à la clinique psychotique, une clinique intermédiaire entre psychose et névrose. L’aliénation en est le signe majeur. Les addictions aux produits sont parfois une réponse à ces emprises. Le recours au produit, à l’objet, est une tentative de s’extraire de la dépendance… mais en la retrouvant autrement ! Chaud-froid garanti ! La pulsion de vie est rattrapée par la pulsion de mort, et en voulant vivre l’addicté se détruit.

Bref, revenons à l’addiction familiale. Le positionnement subjectif vis-à-vis de certains membres de sa famille est une forme de séparation. Si aliénation et séparation sont deux opérations inséparables, le travail progressif vers une affirmation de soi libère de l’oppression de la dépendance. Le détachement avec la demande de l’Autre – c’est-à-dire avec sa propre demande ! – laisse place à un espace de liberté. Une certaine solitude en est parfois le prix à payer. Faites votre choix, joyeux noël et allez-oui-là !

Une invitation…

Une invitation…
À sortir de nos duvets… prendre la plus belle plum(m)e pour réchauffer le papier glacé.
Laissons nos pensées pousser à partir des textes, conférences, séminaires, formations, pratiques, en espérant que de jeunes pousses fleuriront à leur tour.
Allons ensemble sur des chemins qui se croisent et se décroisent et dialoguons sur la toile de fond.
Que nos thèses se toisent et ne se taisent pas.
Que ce creuset de psychanalystes en herbe ou en fleur puisse devenir une source inaltérable à la soif de continuer le chemin ouvert par Freud, Lacan et nombre d’autres.
Que les mots croisés participent à… la lettre de la Fedepsy

Liliane Goldsztaub

 

Merci Liliane, d’avoir donné une forme engageante, chaleureuse, « réchauffante », à l’invitation faite à tous de participer à la rédaction de la Lettre.
Vous l’avez peut-être lu dans mon texte du mois, mon humeur est plutôt à la rébellion : elle appelle à la prise de plume, et non des armes. Tissons nos inspirations, Liliane, pour un appel chaleureux à la rébellion sous la forme de la prise de plume ?

Cyrielle Weisgerber

 

Vous pouvez nous proposer un article dont le sujet se rapporte au champ de la psychanalyse, pour l’une des rubriques de la Lettre : écho à un séminaire ou une activité de la Fedepsy (avec la validation du responsable du séminaire ou de l’activité), article sous forme d’essai (élaborations théoriques, « entre divan et théories »), article de lecture d’un ouvrage (en association avec le cabinet de lecture), commentaire sous un abord psychanalytique d’une oeuvre d’art, spectacle, pièce de théâtre, proposition de réédition d’un texte ou extrait de texte « ancien » avec commentaire actualisé-actualisant, autre forme éventuelle sur une thématique du domaine de la psychanalyse.

Les textes peuvent être envoyés au format « .docx » à l’adresse suivante : association.fedepsy@gmail.com
Ils seront transmis au comité de rédaction de la Lettre.

 

« Désirons… le manque »

« Frères humains qui après nous vivez,
n’ayez pas les cœurs, contre nous endurcis. »

La Balade des pendus, François Villon

Préambule

Bonne affirmation ou belle interrogation : comment les nouvelles générations vont-elles hériter de notre monde – qui peut le savoir ?
Quoi qu’il en soit, cette nouvelle génération reproche aux plus âgés l’état de ce monde. Il faut dire que la coupe est pleine de ce méli-mélo, outre les totalitarismes et la barbarie. Aussi le monde peut s’embraser comme un torchis, et nous pouvons nous retrouver dans une vie oubliée, comme ces civilisations dont on cherche le nom, encore. Et pas moins que de retourner à l’ère quaternaire.
Et pourtant, le monde des bombes atomiques permet de nous effacer en quelques instants.
Et qu’en est-il sur le plan du « particulier » et, encore au-delà, de la place du « singulier » dans le champ analytique ? Au niveau individuel, on peut être déçu par l’attitude de bien des collègues qui se battent pour exister comme psychanalystes mais à partir d’une conflictualité dépassée. Dans le genre « c’est Moi le Vrai ». Comme le disait Jean-Pierre Bauer[1] : « Le compromis n’est pas la compromission. » Ils feraient mieux de s’occuper davantage de la transmission, si épineuse dans notre champ.

Bilan

Vous m’accorderez que ce ne sont pas les débats théoriques qui fleurissent… dans l’après-Lacan. Au passage, laissons la quête de la légitimité aux juristes. Et faisons retour vers la clinique psychanalytique actuelle. Mon hypothèse est la suivante : chaque génération de discours produit une mythologie qu’il nous faut repérer dans la pratique ; par exemple « c’est vous, les vieux, les responsables ». Les jeunes adultes d’aujourd’hui s’expriment sur le mode : « Après toi le déluge », une sorte de fantasme originaire, bien différent du fantasme mythologique de l’après-guerre : « Regarde-les jouir, ils consomment si bien. »
Dans notre région, nous avions un modèle de la mythologie de l’avant après-guerre : celui des « Malgré-nous », l’entre-plusieurs langues, ceux qui ont connu l’allemand, le français, le russe, l’alsacien… qui se sont retrouvés aussi dans le procès de Bordeaux[2], procès qui a failli produire une véritable guerre civile… : rien ne se perd, « peu » se crée.
Alors, création du mythe d’aujourd’hui : « Le progrès produit-il de la barbarie et la disparition de la dimension humaine ? » Aujourd’hui, on ne calcule qu’en nombre de morts avec une facilité incroyable !

Coexistences

Alors la psychanalyse dans tout cela ? Elle doit produire des psychanalystes (!!!) pour permettre l’existence rare du singulier, permettre d’introduire la différence entre le contenu manifeste et les pensées latentes, et permettre de réintroduire un rapport aux cultures, un peu différent de la soupe aux idéologies actuelles.
Derrière le fantasme singulier, chercher le mythe individuel et néanmoins collectif d’une époque. Pour ce faire, nous manquons de génies. Trouvera-t-on un nouveau Freud, un frais Lacan, dans les générations à venir ?

Solution

Il nous faut déjà essayer de repérer les génies du passé qui ont été embaumés. Il y en a un que je voudrais citer, qui m’a intéressé récemment, le dénommé Gabirol[3], qui a vécu en Espagne au Xe siècle ; il écrivait en arabe, s’adressant aux juifs, introduisant la philosophie grecque ainsi que des traités de morale et surtout de la poésie.

Mythes et générations

Nous en parlerons au congrès sur les mythes[4] mais, à présent, n’oublions pas cette dimension poétique, malgré ce monde en voie d’extinction guerrière.
Alors, vous l’avez bien compris, il faut réintroduire le discours de la psychanalyse, dans un monde qui l’a extirpé.

Paradoxe

Pas sûr que nombre d’analysants associent beaucoup sur la question de la guerre. Alors qu’ici-bas, personne ne se permet de dire que vous y serez peut-être appelé, tôt ou tard.

Chute

La psychanalyse a créé un nouveau discours, le discours de l’analyste, et aucun autre discours ne peut le remplacer. Mais ce discours qui est – si l’on peut dire – récent ne peut se produire que par la praxis de la psychanalyse.
Le mot praxis était souvent employé par Charlotte Herfray[5] pour rendre compte de cette dialectique inouïe entre théorisation et pratique.
Ce discours est le seul à produire les créations du manque et à rendre possible la coexistence avec d’autres discours (du Maître, de l’Université, de l’Hystérique…).
Ce discours est menacé, tout comme la démocratie est fragile, et les effets de civilisations côtoient la barbarie.

Rappelle-toi : la conflictualité n’est pas la guerre ; souhaitons que la cause du désir inconscient puisse survivre, malgré tous les morts.

  1. J.-P. Bauer, Recueil, Textes et Écrits, 1985. ?
  2. Voir la revue « Malgré-eux », Hors-série des Saisons d’Alsace, 2022. ?
  3. Salomon Ibn Gabirol, Le livre de l’amélioration des qualités de l’âme, Introduction, traduction et notes de René Gutman, Cahors, éditions La Louve, 2022. ?
  4. Les 6e journées de la FEDEPSY auront pour thème « Traumatismes, fantasmes et mythes ». ?
  5. C. Herfray, Penser vient de l’inconscient. Psychanalyse et « entraînement mental », Toulouse, Arcanes-érès, 2012. Et C. Herfray (1e parution 1988, éd. Desclée de Brouwer), La vieillesse en analyse, Toulouse, Arcanes-érès, 2001, « coll. Poche », 2015. ?

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