Fin du monde et début d’analyse

Jusqu’où vas-tu supporter l’enfer… même s’il est « pavé de bonnes intentions » ? La découverte que j’ai faite à « mon nouveau retour », c’est que la « nouvelle génération psychanalytique » traverse sans trop de pudeur, la dialectique entre croyance et manque… manque de quoi ? Manque de toi… mais pas de Moi…

Le clivage du Moi est plus prononcé que jamais. La haine côtoie l’amour – comme un seul homme –, la masculinité se renverse en féminité sans délire, l’aigu se répand en chronique et… j’en passe et des meilleurs.

Et nous n’avons pas à avoir peur de ces nouveaux cultes de la Mère-Nature, à condition de ne pas se prendre pour Le Créateur ou le faiseur d’empires.

Dans quel état as-tu laissé le monde ? La peur analytique que j’y décèle dans la praxis de la psychanalyse, c’est le manque d’Humour, voire pire le manque de Witz – « mot d’esprit » –, au profit d’une langue stéréotypée qui se répand comme des SMS… Combien vaut un portable si l’on tient compte de tous ses composants ? Combien de déchets pourras-tu voir depuis le paradis que tu te supposes ?

Avez-vous saisi la formule de Lacan : « L’amour c’est donner ce que l’on n’a pas… à quelqu’un qui n’en veut pas ? » Alors y a-t-il différentes formes d’amour suivant les millénaires… ? L’amour aujourd’hui, c’est peut-être « l’ineffable » de la relation, un opérateur que l’on n’aborde plus pour éviter qu’il se vide.

Il est une publicité répétitive où l’être humain se recharge comme une pile millénium.

Interprétation : seule exigence, ne pas s’arrêter sur le « temps pour comprendre » de Lacan. Difficile à mettre en route, si non seulement nous avons les deux adversaires de la guerre, mais qu’en plus vous avez deux propagandes qui ne correspondent pas à la réalité des faits ? Quand pensez-vous à tous les morts ? Et la psychanalyse dans tout cela ? Elle n’a pas beaucoup de place. Même la psychiatrie et la psychologie se planquent.

Depuis Lacan, qui nous branchait sur les séances à durée variable, j’ai découvert les séances longues, dans certains cas et même sans promesse d’endormissement… Je me souviens, de mon cousin et Maître, Serge Leclaire[1], un de ceux qui ont défendu Lacan, coutumier, lui, des séances de… 50 minutes. Que diable ! Accepte les contradictions, même si tu as raison dans ton affirmation.

Alors on peut se demander quelle est l’exigence minimale pour un nouvel « analyste-compagnon » ? C’est qu’aujourd’hui le contexte ne pousse pas vers des débats théoriques passionnés, on se contenterait d’une assertion minimaliste.

Allons-y avec prudence : « Qu’est-ce que la conviction dans l’inconscient ? » à laquelle nous rajouterons à la manière de Molière[2] : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? »

Je pourrais en plus rajouter à la manière de la Bible : « J’ai une réponse, qui a une question ? »

J’additionnerais : comment aider quelqu’un ou quelqu’une à saisir au moins un bout de cette logique si spécifique de l’inconscient. Pour y accéder, vous pouvez vous reporter au texte de Freud, Psychologie de la vie quotidienne[3].

Rappelez-vous ce portrait-robot du petit bourgeois : « Tout va très bien chez moi, j’ai un époux, une épouse, un métier, une maison, un chien et nos enfants font des études, et pourtant je ressens comme un mal-être, je perçois une angoisse… et je suis allé(e) voir un psychanalyste qui m’a dit :  »le manque vous manque[4] ». » Indication liminaire, mais qu’allez-vous en faire ? Rien du tout, si on ne vous aide pas à trouver un chemin qui vous y mène.

J’aimais trop les cours de Lucien Israël quand il disait : « La perversion coutumière c’est de prendre l’objet du désir pour le désir lui-même[5]. » Aujourd’hui la plupart des individus n’ont même pas atteint subjectivement le niveau de la « perversion quotidienne ». La constante de la psychologie quotidienne « au travers de notre temps », c’est d’oublier le désir inconscient derrière les stéréotypies intentionnelles.

Alors peut-on aimer l’amour sans effleurer la question du désir ? Affirmatif ! C’est peut-être la raison pour laquelle l’érogénéité de tout poil n’est pas à la mode. A-t-on le droit aujourd’hui de faire allusion à la « bisexualité freudienne » ? Terme trop à la mode, pour ne pas être dangereux !

À la FEDEPSY (dès l’an 2000), nous avons renoué avec la procédure du « compagnonnage » qui a permis de créer, ces dernières semaines, une dizaine de psychanalystes praticiens. Et cela n’est pas un moindre succès, si l’on pense au contexte culturel psychologique actuel. J’en profite pour les féliciter sincèrement de leur courage en soulignant cette affirmation : « L’analyste ne s’autorise que de lui-même… et de quelques autres. » Manière de dire : à la guerre, certains répondent par le singulier et par le particulier. Étonnant, non ? de mettre le psychanalyste en position de Résistance. Et pourtant nous ne sommes pas sans savoir que l’on peut aussi cultiver la singularité et en même temps ne pas laisser suffisamment la parole à l’autre.

De fait, j’ai perdu plusieurs amis et j’en ai trouvé bien d’autres ; et ceux-ci se multiplient si on supporte mieux sa solitude et que l’on respecte les « Mythes Individuels », en tenant compte des générations. Je me rappelle la phrase de Mustapha Safouan[6] à la disparition de Jacques Lacan : « Il faut tout supporter. »

Je n’irai pas jusque-là, mais tenons compte de ce que l’autre (Autre ?) nous a apporté.

  1. S. Leclaire, « Les scissions », dans Démasquer le réel, Paris, Seuil, 1971. ?
  2. Molière, L’avare. ?
  3. S. Freud (1901), Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1967. Ou Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992. ?
  4. J. Lacan, Le Séminaire livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004. ?
  5. L. Israël, « La perversion de A à Z », dans Le désir à l’œil, Séminaire 1975-1976, Arcanes, 1994. Rééd. Arcanes-érès, 2003. ?
  6. M. Safouan dans Poinçon n°1. ?

À propos de l’atelier d’écriture

C’est lors du premier confinement que l’envie d’écrire a pointé le bout de son nez. Sur le site de la FEDEPSY, Éphéméride, un « journal du confinement », avait été ouvert.

Mettre des mots sur ce moment sidérant était tentant. M’essayer à en dire quelque chose ? À ce moment-là, est-ce l’inspiration ou le courage qui m’ont manqué ? L’effet de sidération ?

J’aurais tendance à pencher du côté du courage.

L’envie était là. Je n’ai à ce moment-là pas osé.

Je n’ai pas osé ni à ce moment-là, ni à un autre d’ailleurs.

Il m’aura fallu m’inscrire et participer à l’atelier d’écriture proposé par la FEDEPSY et animé par Marie-Noëlle Wucher pour avoir le courage. Oser envoyer un texte de témoignage concernant celui-ci.

J’interrogerai donc tout d’abord la question du courage et celle du risque. N’est-ce pas le risque qui permet le courage ? Et dans cet entre-deux je tâcherai de vous témoigner quelque chose de mon éprouvé lors de ma participation à cet atelier d’écriture.

Qu’est-ce que le courage ? Que permet-il ou empêche-t-il ? Où se trouve-t-il ?

Jean-Philippe Pleau dit du courage qu’il est insaisissable. Ça existe, ce n’est presque rien mais ce n’est pas rien. Il y a un petit je ne sais quoi que la raison ne peut pas expliquer.

Jankélévitch, dans Le traité des vertus, fait du courage la vertu cardinale par excellence, autrement dit celle qui rend possible les autres vertus.

Pour Jankélévitch le courage détient la clé du sujet. Sans lui il n’y a pas de sujet. Il y a le « on » qui n’est personne, qui n’assume rien.

« Pour que le sujet advienne, qu’il ne soit pas l’enveloppe superficielle d’un corps, il faut en passer par l’acte. Et dès lors, on pourra voir un bout de sujet surgir. »

Le courage qui permet d’entreprendre des choses difficiles en surmontant l’angoisse et en affrontant le danger, la souffrance. On reconnaît dans le courage une disposition à affronter son angoisse, à faire face au danger de manière résolue et volontaire, c’est l’élan qui pousse à s’engager dans l’action malgré l’angoisse.

Est-ce donc l’élan qui me pousse à écrire ce texte, à m’engager dans cette action malgré l’angoisse ? Mais le courage se prolonge aussi dans la persévérance, dans la capacité à maintenir l’audace initiale dans le temps et dans les épreuves, autrement dit, à ne pas se décourager.

Ce risque dont parle Anne Dufourmantelle dans Éloge du risque :

« On ne sait pas expliquer la création, il ne faut pas. Mais comment se crée une langue contre la langue, cela oui, peut-être peut-on l’approcher. Contre l’étrangeté du monde, l’écriture invente un langage pour traduire l’intraduisible ou l’indicible, pour faire entendre l’innommable et tenter d’y inscrire une forme nouvelle. Ainsi naît une langue à soi, pour paraphraser Virginia Woolf, une enceinte où le sujet à l’abri pour un temps à négocier son passage dans la tourmente du réel. Il expérimente le monde à partir d’un certain exil, imprimé en soi très tôt comme une modification intime, pour être libre. »

Je décidais de ce qui consistait en un premier risque voire même un risque premier pour moi, celui de m’inscrire à l’atelier d’écriture de Mme Wucher.

Ne m’étant jamais confrontée à un atelier d’écriture. Écrire une histoire tout simplement. Sans savoir pourquoi, j’avais imaginé jusque-là quelque chose de l’ordre du laborieux, voire même de l’impossible. Et je découvrais le plaisir de m’engouffrer dans ce monde intérieur. De me laisser saisir par lui afin de m’en saisir à mon tour. Sentir les mots tracer leurs sillons en moi.

Et je fus surprise de découvrir l’histoire que j’étais moi-même en train d’écrire. Ces mots qui me venaient de je ne sais où. Il n’y avait pas à les chercher, ils se présentaient, s’agençaient, s’organisaient, se pressaient pour former une histoire qui se dévoilait à mon insu. Tels des petits lutins farceurs ils m’emportaient dans un pays merveilleux, le lieu de l’imaginaire, de l’écriture, de la création.

D’où me venaient-ils ?

D’un ailleurs méconnu de moi-même et qui en même temps me révélait tout en se révélant ? Ouvrant un passage entre le lieu de l’oralité et celui de l’écriture. Se laisser prendre ou déprendre par les mots.

Ces mots, ces phrases différentes et en même temps semblables selon d’où et à l’occasion de quoi ils/elles surgissaient.

Lors de cet atelier les histoires me venaient à l’occasion du, des sujets proposés par son animatrice.

Ces mots qui s’alignaient formant une histoire dans ce temps donné pour l’écriture d’un court récit dont le thème était l’étrange, le merveilleux.

La plume était guidée par le sujet et le sujet permettait l’exploration de tant d’univers.

C’est ce que m’a révélé la lecture à voix haute permise par la bienveillance et l’écoute du groupe. Ce moment de lecture des différentes histoires que nous avions écrites pendant les 20 minutes que nous avions par sujet pour rédiger notre récit.

Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir dans ce temps consacré à la lecture de nos textes au cours de l’atelier la révélation de tant d’histoires différentes, de tant de champs visités. Nous partions pourtant toutes d’un même sujet et nous allions explorer nos propres mondes et représentations. Nos imaginaires étaient peuplés différemment.

Un même sujet avait fait naître tant de mots, tant de sens qui allaient propulser notre imagination dans tant de lieux différents. Assister à la naissance d’une histoire qui allait en générer d’autres en moi à partir de celle des autres. Ouvrir des contrées, le champ des possibles. L’imaginaire n’avait pas de limites sinon celles de son créateur. Et c’est peut-être ce hors limite qui se découvrait dans cet entre-nous chaleureux de l’accueil réservé à ces mots qui formaient des histoires. Le hors limite qui ouvrait le champ des possibles.

Ne passons-nous pas notre temps à nous raconter des histoires pour contrer la réalité ? Emprunter des chemins de traverses, pour Francis Bacon « l’art est un moyen de revenir à la réalité mais en faisant un grand détour ».

L’enrichissement de nos imaginaires touchés par la variété de la texture des mots, leurs différentes densités, leurs lourdeurs et leurs légèretés à la fois. Dans le retour qui était proposé ou dans un échange de nos ressentis.

Ressentir comment chaque histoire traverse, ce qu’elle modifie.

Les mondes intérieurs se disaient à mi-mots, mots couverts, mots dits. Que ce soient des mondes imaginaires ou réels. La réalité servant d’inspiration à l’imaginaire ; ce même imaginaire nourri par la réalité.

Ce temps consacré à la lecture de nos textes révélait le poids des mots dans la scansion que permettait cette lecture. Ce poids du silence qui habite les mots de celui qui se risque à les lire et que l’on ne peut dissocier de l’écoute et de l’entente.

Est-ce cet entendement qui me pousse à écrire ce témoignage ?

Est-ce que ces mots qui s’alignaient, cette histoire qui se construisait, évoluait, prenait une autre direction sortait de moi ou est-ce les mots qui se jouaient de moi ? Ou tout simplement jouer avec les mots afin de se jouer d’eux.

Il me semblait que les idées se proposaient, s’articulaient, s’agençaient facilement. Tel un jeu de piste que révélait ce passage vers d’autres lieux.

Dans la dernière Lettre de la FEDEPSY, je lis, « si l’envie vous prenait d’écrire… » Je réponds à cette invitation en envoyant ce témoignage de l’atelier d’écriture.

Un proverbe russe dit que le diable n’est pas aussi terrible qu’on le dépeint. Le risque est d’être tétanisé par la peur. Quand on dépasse l’angoisse, c’est l’instant du courage qui arrive. Être courageux c’est dissiper l’inquiétude. La grande joie que l’on éprouve à prendre des risques.

En conclusion, je citerai Kafka : « Ce sont des mots, il n’y a que ça, il faut continuer. »

Deleuze retient que l’acte d’écriture est toujours un effort pour vivre autrement, pour rendre l’existence supportable et porter la vie à ses limites, aux frontières de l’invivable.

Dans Kafka, Deleuze et Guattari répètent ainsi constamment qu’il s’agit « par l’acte d’écriture de trouver une issue ».

L’écriture réflexive qui permet de travailler le texte et de travailler la réflexion ? L’écriture ne fait-elle pas advenir la pensée ? Elle actualise un virtuel, elle est création. Elle est une fabrique de sens. Nous avons tous probablement fait cette expérience de partir avec une idée vague, que nous croyons ferme et qui se dérobe au moment de la fixer. Un effort d’écriture est alors nécessaire pour la former. Et durant ce travail voici qu’elle se transforme, rencontre d’autres pensées, se croise avec d’autres textes, s’écarte de l’intuition de départ, se fortifie et nous emmène vers ce que nous trouvons finalement plus satisfaisant. Mais ceci n’est pas l’aboutissement. Cette idée sera repensée plus tard, reterritorialisée dans un texte plus complet.

Emmanuelle Chatelat

Psychanalyste

2-11-2022

Bibliographie :

Jacques Lacan, Le séminaire livre X, L’angoisse

Jean-Philippe Pleau, sociologue, émission « c’est fou »

Vladimir Jankélévitch, Le traité des vertus

Anne Dufourmantelle, Éloge du risque

Virginia Woolf, Une chambre à soi

« Francis Bacon entretiens » avec Michel Archimbaud

Félix Guattari ; Gilles Deleuze, Kafka pour une littérature mineure

 

L’éthique du sujet : fil conducteur d’une psychanalyse

Synopsis du mémoire soutenu le 14 septembre 2022, dans le cadre du Master 2 Psychanalyse – Université Paul Valéry, Montpellier 3 – sous la direction de Bernard Victoria.

« Je ne me souviens plus de la première fois. Était-ce l’été ou l’hiver, le matin ou le soir ? Je ne sais plus. Je ne me rappelle plus l’adresse, ni qui m’avait donné son nom. Aujourd’hui, c’est sans importance. Cela fait plus de trente ans. J’en avais 27. En revanche, je me souviens de ce qui guidait mes pas. Je n’en pouvais plus de mes échecs et j’avais décidé d’entreprendre une psychanalyse. Mon exaspération était telle, ma difficulté à vivre si épaisse que je n’avais guère le choix. Parler, parler, parler encore pour essayer de comprendre, c’est tout ce que je me sentais capable de faire[1]. »

Jean-Marc Savoye avait poussé la bonne porte. La psychanalyse convie quiconque décide d’aller à sa rencontre à parler :

« Le traitement psychanalytique ne comporte qu’un échange de paroles entre l’analysé et le médecin[2]. »

Quelles sont les particularités de cet échange de paroles ?

« La psychanalyse a une visée éthique, celle de la valeur de la parole et de l’être humain en tant qu’être de langage. (…) La valeur éthique de la psychanalyse est profondément liée à la place qu’elle accorde à la parole inconsciente[3]. »

Par sa découverte fondamentale, l’inconscient, Freud a ouvert la porte à un monde soupçonné mais innommable jusque-là. L’existence de l’inconscient induit un sens caché à tout ce que nous faisons et disons :

« L’expérience psychanalytique n’est pas autre chose que d’établir que l’inconscient ne laisse aucune de nos actions hors de son champ[4]. »

Notre langage ne peut se départir de son équivocité. S’appuyant sur celui-ci, l’éthique de la psychanalyse vise l’émergence d’un sujet grâce à ce qu’il a de plus singulier. Cette singularité implique qu’il n’y ait pas de « copier-coller » possible entre deux sujets, ni de « prêt-à-penser ». La règle du je se nourrit de l’imprévisible, des surprises qu’offre la langue, de la possibilité de toujours pouvoir entendre quelque chose resté jusque-là inaudible. J’aime beaucoup les mots qu’utilise Patrick Gauthier-Lafaye pour le dire :

« Je pose l’ignorance au principe de ma rencontre avec le patient, parce que c’est la seule façon pour moi de lui garantir que je vais l’écouter dans sa singularité. » [5]

Une éthique du sujet

Celui qui vient en consultation, surtout s’il s’agit de sa première rencontre avec un psychanalyste, s’attend rarement à ce que sa parole soit ainsi mise à l’honneur. S’il va dans la plupart des cas exprimer volontiers ce qui l’emmène consciemment, que ce soient des peurs envahissantes, des échecs sentimentaux ou professionnels, une hésitation quant à son orientation sexuelle, des conflits familiaux, un deuil insurmontable, une addiction, etc., il s’attend ensuite souvent à ce que le psychanalyste lui propose une « solution ». Après tout, il s’adresse à « un sujet supposé savoir » …

Cette démarche se concrétise fréquemment quand un sujet se trouve face à quelque chose d’insurmontable qui lui fait perdre ses repères, au point d’avoir l’impression de ne plus savoir « qui il est » ou parfois de « ne plus se reconnaître », pour reprendre les paroles d’analysants.

Il « souffre d’une certaine absence à soi, dont il ne connaît pas la forme. Il est rare bien sûr qu’il vienne s’en plaindre. Il vient parce qu’il souffre. Or, cette souffrance consiste toujours à ne pas être dans ce qui lui arrive[6]. »

Entre masques identitaires et processus d’identifications, comment l’éthique psychanalytique peut-elle permettre au sujet d’émerger, de faire avec l’autre sans se confondre avec lui ? L’écoute analytique repose sur un rapport de confiance, de foi dans la langue, dans sa singularité. Elle est « sûre des réalités qu’on ne voit pas[7] », sûre qu’il y a toujours plusieurs niveaux de lecture dans ce qui s’entend. La psychanalyse propose une ouverture, un entendre autrement qui entraînera chez un sujet la possibilité de se positionner différemment. L’équivoque signifiante permettra de bousculer les évidences, de déstabiliser les acquis.

Dans le langage courant, le mot éthique s’emploie souvent comme synonyme de morale. Lacan s’éloigne de cette définition dans Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, où il lie l’éthique à la question des signifiants et du désir. Ce lien induit une singularité absente des règles et normes définissant une morale. L’éthique se porte pourtant garante de la pratique psychanalytique. Elle l’étaye, en soutenant le sens inconscient inclus dans toute demande, le désir étant toujours…le désir d’autre chose :

« Et d’autre part, cette expérience particulière qui est celle de notre travail de tous les jours, à savoir la façon dont nous avons à répondre à ce que je vous ai appris à articuler comme une demande du malade, une demande à quoi notre réponse donne sa signification exacte. Une réponse dont il nous faut garder la discipline la plus sévère pour ne pas laisser s’adultérer le sens en somme profondément inconscient de cette demande[8]. »

D’ailleurs, est-ce par hasard que ce séminaire suit celui sur Le désir et son interprétation ? Comme si Lacan venait poser les conditions, les bases nécessaires, à partir desquelles le désir et son interprétation pourront germer…Même si Freud ne la conceptualise pas ainsi, l’éthique psychanalytique transparaît nettement dans sa pratique. Lacan parlera de « l’intuition éthique qu’il y a dans Freud[9] ».

Quelle approche du symptôme l’éthique psychanalytique induit-elle ?

Contrairement à ce qui se pratique autour de lui, Freud, tendant l’oreille aux symptômes, observe à quel point ils peuvent résister, revenir, insister. Sa démarche subversive consiste à considérer le symptôme non pas comme un signe correspondant à une case d’un classement nosographique, mais à un dire singulier.

Le but ne consiste plus à l’éradiquer, mais à entendre quelque chose de la division subjective qu’il dévoile, afin d’en atténuer l’aspect conflictuel. Supprimer le symptôme reviendrait à supprimer également l’accès à une vérité du sujet en lien avec son désir, comme Freud n’aura de cesse de le répéter :

« Mais le symptôme, lui, mêlé à la vie, doit être autre chose : la réalisation de désir de la pensée refoulante. Un symptôme apparaît là où la pensée refoulée et la pensée refoulante peuvent coïncider dans une réalisation de désir[10]. »

Loin d’être un dysfonctionnement ou une anomalie, le symptôme correspond à une solution originale et singulière, créée par le sujet, pour essayer paradoxalement…de guérir. Il constitue une tentative de réponse, pour vivre avec un conflit psychique refoulé et donc inconscient. Par la parole, la psychanalyse propose d’essayer de repérer les coordonnées de ce conflit. La parole du sujet se trouve ainsi sous les projecteurs, endossant le rôle principal.

Pourtant, vouloir tout dire appartient au domaine de l’illusion. La langue, selon l’expression lacanienne, ne permet qu’un mi-dire. Le savoir inconscient ne s’énonce pas en totalité. Nous sommes donc forcément des sujets divisés. Toutefois, cet impossible à dire qui désigne certes une limite, correspond aussi à une source inépuisable d’un encore à dire puisqu’inatteignable. C’est ce qui nous fait parler ! Derrida utilisera l’expression dire-entre, comme si les mots ne pouvaient jamais viser juste mais seulement manquer une cible, qui continuera à se laisser désirer…

L’interprétation peut faire reculer le champ du symptôme, jusqu’à un certain point irréductible. Il y a donc une partie déchiffrable et une autre, indéchiffrable, dont nous savons qu’elle existe par les effets qu’elle produit. Cette part qui échappe au langage, nous en connaissons toutefois un moyen d’accès : le transfert.

Quelle approche du transfert l’éthique psychanalytique induit-elle ?

À côté des rêves, des lapsus, des actes manqués, le transfert, dans son observation quotidienne évidente, constitue une manifestation de l’inconscient des plus perceptibles. Elle n’en demeure pourtant pas moins surprenante et déconcertante, tant elle tire les ficelles à sa guise dans toutes nos relations humaines. Cette constante, que l’on retrouve dès qu’il y a attente ou demande, adressée explicitement ou non, déploie toute son ampleur dans le cadre analytique.

Que savons-nous de ce que nous pourrions qualifier, dans le champ qui nous concerne, de superdéplacement ?

S’il constitue un élément essentiel à l’avancée d’une cure psychanalytique, il en est aussi la plus grande des résistances. Comment permettre à la résistance de devenir un levier dans la cure plutôt qu’une entrave ?

Selon Freud, « C’est dans le maniement du transfert que l’on trouve le principal moyen d’enrayer la compulsion de répétition et de la transformer en une raison de se souvenir[11]. » Nous en viendrons ainsi à interroger le rôle de l’analyste, qui pourra ouvrir la porte à une répétition différente, notamment grâce au travail d’interprétation. Nous nous approcherons également du discours analytique que propose Lacan, une fois encore, en questionnant son lien à l’éthique.

Pour que l’analysant puisse créer une névrose de transfert, il lui faut une présence, une adresse et un désir d’analyse du côté de celui qui tend l’oreille. L’analyste doit accepter de représenter les personnes dont parle le patient, d’incarner les absents. Il consent donc à prendre la place que celui-ci veut bien lui accorder dans le transfert…tout en acceptant de ne pas s’y installer. L’enjeu est de taille : « Faute du maniement du transfert, s’ouvre l’ère des manipulations du symptôme[12]. »

Un mot encore…

À côté d’éduquer et de gouverner, Freud place analyser comme le troisième des métiers dont « on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant[13]. » Peut-être parce que « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute[14]. » Un entendre autrement reste toujours possible. Il n’y a pas de dernier mot, et tant que nous parlons, nous avançons…sans toutefois connaître notre destination. N’est-ce pas la règle du je ? Écoutons un poète nous la décrire de manière majestueuse :

« Voyageur, le chemin

C’est les traces de tes pas

C’est tout ; voyageur,

Il n’y a pas de chemin,

Le chemin se fait en marchant

Le chemin se fait en marchant

Et quand tu regardes en arrière

Tu vois le sentier que jamais

Tu ne dois à nouveau fouler

Voyageur ! Il n’y a pas de chemins

Rien que des sillages sur la mer.

Tout passe et tout demeure

Mais notre affaire est de passer

De passer en traçant

Des chemins

Des chemins sur la mer[15] »

  1. J-M. Savoye, Et toujours elle m’écrivait, Albin Michel, Paris, 2017, p.25. ?
  2. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, Saint-Amand, 1970, p.7. ?
  3. P. Guyomard, L’éthique du bien et le désir du sujet, dans Cahiers de psychologie clinique 2001/ 2 (N° 17). ?
  4. J. Lacan, Écrits 1, L’instance de la lettre dans l’inconscient, Éditions du Seuil, Paris, 1966, p.273. ?
  5. P. Gauthier-Lafaye, Conversation psychanalytique : pour les curieux de tous âges, Liber, Montréal 2017, p.17. ?
  6. J-M. Jadin, Côté divan, côté fauteuil, Le psychanalyste à l’œuvre, Albin Michel, France, 2003, p.95. ?
  7. Hébreux 11 : 1, Bible du Semeur, 2000, Société Biblique Internationale. ?
  8. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, https://staferla.free.fr, séance du 18 novembre 1959. ?
  9. Ibid. séance du 2 décembre 1959. ?
  10. S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Puf, Paris, 1991, p.246. ?
  11. S. Freud, La technique psychanalytique, Puf, Paris, 14e édition, 2004, p.113. ?
  12. N. Guérin, Logique et poétique de l’interprétation psychanalytique – Essai sur le sens blanc, érès, Toulouse, 2019, p.15. ?
  13. S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », dans Résultats, idées, problèmes, Tome 2, Paris, Puf, 1985, p.263. ?
  14. M. de Montaigne, Essais, Livre III, Folio, 2009, chapitre XIII. ?
  15. A. Machado, Extrait de : Voyageur, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. Le poème original, en Espagnol, Chant XXIX Proverbios y cantarès, Campos de Castilla, 1917. ?

Croyances et références

L’expérience nous a montré que les analysants pris dans le transfert analytique, où le sujet est pris dans l’ordre du langage, branché sur la dimension du sujet supposé savoir, n’étaient pas étouffés par les discours universels avec leur accumulation de sens, complotistes en l’occasion. Ce qui n’a pas empêché l’exacerbation des difficultés subjectives, des lignes de fragilité propres à chacun, liées aux incidences concrètes de la vie de tous les jours. Cela amènerait-il à penser que les paramètres mis en jeu dans l’analyse protégeraient des phénomènes de certitude ?

De l’Unglauben à la croyance

Lacan est donc parti de son expérience de la psychose, avec l’Unglauben, ce rapport particulier de l’homme à son monde, soit ce rapport d’un sujet directement branché sur l’Autre plein, sans faille, sans cesse là avec des exigences insupportables, capable de faire de la personne une marionnette. L’expression ultime en est l’automatisme mental ; un discours qui marche tout seul, où le sujet entend sa propre pensée, reflet de ce que le langage est une « machine » qui traverse le sujet, machine qui le nourrit en même temps que le sujet l’entretient.

C’est à partir de là que Lacan opère la ségrégation entre névrose et psychose. Le névrosé éclaire ce lieu de l’Autre qui est un Autre barré, noté S(A), à savoir que dans sa demande adressée à l’Autre, à l’analyste en l’occasion, (de le guérir, de le révéler à lui-même), le sujet ne rencontre que la demande de l’Autre ; « il me demande… ». Si l’Autre intéresse tant le névrosé, c’est qu’il veut savoir ce qui lui manque à l’Autre, quel est son désir. Cette faille en l’Autre, il n’y a pas pour l’analyste à essayer de la combler par un savoir, une interprétation qui donnerait du sens, ce qui ne serait qu’une fermeture de l’inconscient. Ce serait établir une relation de maître ou d’enseignant qui dicte l’endroit où le sujet doit se loger, soit la pulsion de mort en exercice. Au contraire, cette faille, il y a à la faire fonctionner comme cause, cause du savoir par la production de signifiants à travers le défilé de la parole.

Le seul vrai choix pour le sujet, c’est cette dimension du tragique. À entrer dans le défilé des signifiants, le sujet ne peut trouver le dernier mot, car aucun mot ne fera réponse à sa demande. Ce signifiant de grand A barré n’est pas simplement une limite ; il est la condition de la parole et du désir. Il faut pour cela un opérateur, une référence qui assure que l’Autre est barré. Le Nom-du-Père est ce qui vient garantir l’écart entre la mère et l’enfant, entre le sujet et l’Autre.

Lacan prend acte de l’évolution du contexte culturel lorsqu’il introduit la question de la métaphore paternelle comme premier temps de l’œdipe, temps qui s’ajoute à l’œdipe freudien. Si le père primordial, jaloux et violent décrit par Freud convient au patriarcat de son époque, le père aujourd’hui apparaît faible, carent. C’est ainsi que Lacan dit à la suite de Freud :

« il est extrêmement curieux qu’il ait fallu le discours analytique pour que là-dessus se pose la question ; qu’est-ce qu’un père ? Freud n’hésite pas à articuler que c’est le nom qui par essence implique la foi[1]. »

Lacan ajoute ainsi à la lecture de Freud la foi de l’enfant en la parole de la mère, mais aussi foi de la mère en la parole du père. Cette foi instaure la métaphore paternelle ; au signifiant de son désir énigmatique pour l’enfant, la mère substitut un autre signifiant, celui du père. De cette métaphore naît une signification, le phallus, soit ce qui manque à la mère. Sans cette foi en la parole du père, la parole du père n’est que vain bavardage, futilité où l’enfant ne peut quitter sa position de phallus de la mère. Le nom-du-Père n’est rien d’autre que le père symbolique, le père mort de Totem et tabou de Freud, il introduit avec lui les diverses fonctions du père.

Le névrosé est donc fondamentalement croyant, il « y croit » à ce Nom-du-Père, croyance inconsciente, qui inaugure la croyance en un Dieu inconscient. Il y croit.

Les grandes croyances

Les grandes croyances se réfèrent aux mystères qui interpellent les humains ; origine de la vie, de la Création, de l’univers, les mystères de la mort et du sexe, soit un réel qui est un impossible à dire. Ces mystères supposent un savoir à découvrir et nous ne pouvons, c’est un fait de pensée, que le concevoir comme ordonné à quelque place[2]. Cette référence à une cause supérieure, à une transcendance détermine l’axe symbolique du langage, axe prophétique. Pour savoir, il est donc nécessaire de croire, d’accorder sa foi, d’avoir confiance dans les représentations que nous connaissons : de la religion, de la science, en passant par la mythologie ou les systèmes idéologiques.

Mais quelles emprises ces croyances exercent-elles sur nos connaissances ?

C’est-à-dire, qu’elles sont les valeurs véhiculées par ces croyances qui font référence et ordonnent nos connaissances ? Il nous faut pour cela connaître l’histoire de la science, des discours sociaux ou politique, pour y repérer les valeurs qui font références. La neurobiologie pour les neurosciences, la conception de la maladie mentale en fonction des références et des valeurs d’une époque comme la théorie des dégénérescences, ou encore l’histoire des valeurs qui légitiment certains discours actuels sur le sexe, l’identité, l’autonomie du moi.

L’Autre, comme lieu des signifiants, ne se limite pas à ceux de la famille, il est aussi celui du politique, du discours de la Cité. Ces valeurs ou références ont d’autant plus de pouvoir ou d’autorité que l’on ne sait rien de leur histoire, ni de quoi elles participent. Ne pas se noyer dans l’arbitraire des discours actuels nécessite une toilette de nos valeurs de référence. Il en est des croyances actuelles sur le sexe ou l’amour, sur la liberté. Elles sont à resituer dans le contexte philosophique où elles sont nées. Et plus particulièrement la philosophie de Bentham (1748-1832) sur l’utilitarisme qui considère l’utilité comme critère ultime, le bonheur de tous comme fin, le calcul hédoniste, l’idée insistante que « sur lui-même, l’individu est souverain » privilégiant l’idée de l’égalité et de la liberté individuelle. Cette philosophie a été reprise par les divers tenant du libéralisme – John Stuart Mill (1806-1873) ; Herbet Spencer (1820-1903) ; Milton Friedman (1912-2006) –, avant de revenir en force au cours des années 1960 et être à la base du néolibéralisme de Margareth Thatcher et Ronald Reagan dans les années 1980, puis en France dans les années 2000. De là découlent sans doute pour une part les croyances en la promotion de la liberté de l’individu jusqu’à la possibilité de choisir son sexe, la valeur accordée à une prospérité sans limite, à l’accumulation des objets à des fins de plaisirs, au refus de l’interdiction considérée comme un refus de son droit et non comme la condition de l’accès au désir, la réclamation du droit au bonheur… La méconnaissance de l’histoire de notre culture renforce l’adhésion à ces croyances partagées ; elles posent la question de ce qui détermine le sujet, le sujet de désir, mais aussi ce peut entraver l’advenu du sujet. Disons pour l’instant que la possibilité de l’écart, du minimum de distance que le sujet peut prendre avec ces signifiants, ces « valeurs », rend possible au sujet d’en limiter les contraintes.

Les petites croyances

Et puis il y a ce que l’on peut appeler les petites croyances, celles qui se rapportent aux menus événements du quotidien, ce sont les représentations imaginaires que l’on se donne de la « réalité ». On peut y repérer la croyance au père imaginaire, dans ce deuxième temps de l’œdipe où l’enfant fomente l’image d’un père jaloux, tyrannique, castrateur à la mesure de la propre agressivité de l’enfant vis-à-vis du père. C’est l’axe de l’immanence du langage, ce qui vient de la pensée du sujet, où le sujet peut se reposer de ses questions concernant les énigmes de la vie. Cliniquement, c’est l’axe du bavardage, de l’échange de platitudes et de banalités, où l’on se comprend, on se croit, où les croyances ordinaires ne sont jamais remises spontanément en cause. Position dans laquelle le sujet se trouve spontanément englué, sans concevoir ce que pourrait lui apporter le fait de parler de lui-même à quelqu’un. Ce qui apparaît lorsque certains patients nous disent lors des premiers entretiens, « mais qu’est-ce que ça change que je vienne vous parler, je pourrais le faire avec ma compagne, mon mari, un(e) ami(e)… ». Ou encore ces adolescents, « tout ce que je vous dis, je le dis à mes parents, alors qu’est-ce que ça change » ?

La question qui se pose à l’analyste, c’est de rompre avec cette compulsion à comprendre, à donner du sens encore et encore, comme une sorte de défilés de croyances qui viennent boucher les trous du discours. Tout un chacun a pu être confronté à ces patients, volontiers dans le comportement ou le somatique, qui rebondissent d’une affirmation à une autre, d’une croyance à une autre croyance, et à la difficulté d’introduire une forme d’incertitude dans ce « discours de désignation » qui ouvre à une dimension tierce, au signifiant. Soit réintroduire une dialectique entre symptôme et sinthome[3].

La question du transfert

Que le savoir soit déjà un fait ordonné quelque part, à partir d’un présupposé, c’est un fait de pensée. Einstein lui-même argue que le savoir qu’il articule se recommande de quelque chose qui est bien un supposé concernant son sujet et qu’il nomme en termes traditionnels, Dieu. Les règles du jeu existent déjà quelque part, « elles sont instituées du seul fait que le savoir existe en Dieu[4] ».

Pour le psychanalyste, le présupposé, c’est le sujet supposé savoir, dont il dit, « le sujet supposé savoir, c’est Dieu, un point c’est tout[5] ». Il est ce qui permet l’établissement du transfert. Le pari de l’analyste, c’est donc de croire qu’il y a du sujet, c’est-à-dire que derrière la parole, il y a quelque chose qui veut se faire entendre. Ce qui implique de croire à une forme de Dieu, à une forme de transcendance.

Ce sujet supposé savoir, c’est qu’il y a à la fois un sujet, et y attenant, un savoir inconscient, une suite de signifiants. Pour qu’il y ait psychanalyse, il faut cette place du sujet supposé savoir comme tiers terme entre l’analysant et l’analyste. C’est la condition pour sortir du transfert dans sa face narcissique, primaire, imaginaire, et faire l’expérience de certitude qu’il s’adresse effectivement à l’Autre, au tiers auditeur.

L’analysant peut identifier à l’occasion l’analyste au sujet supposé savoir, mais il s’agira là d’une fermeture de l’inconscient. Ce qui signifie aussi que l’analyste n’a pas à s’y identifier, il le ferait à tort. Ce que l’analyste ne sait pas du savoir inconscient supposé, il choisit de le savoir. De là l’invention de la règle fondamentale, parler, il en sortira quelque chose.

Le sujet se constitue au lieu de l’Autre, mais quel Autre ?

Le sujet ne se constitue pas à partir des discours ambiants, ce serait même aujourd’hui tout le contraire ! L’alliance du néolibéralisme et de la pensée benthamienne assujettit l’homme au marché pour devenir l’industrie du bonheur qui n’est pas sans influer profondément les croyances et les valeurs de l’individu. Cette promotion du plaisir, du bonheur, évoque l’échec du libertin dont parle Lacan dans L’éthique de la psychanalyse. Ce que les psychanalystes n’ont pu que constater dès les années 1970 à travers la montée des dits états-limites, c’est la misère psychique nommée dépression. Dépression qui se traduit non en termes d’inhibition, de honte, mais de faiblesse, d’inadéquation par rapport à l’idéal de réussite. Il s’agit ici d’absence de désir bien plus que de refoulement.

L’écoute du sujet, qui vise la constitution du sujet de la psychanalyse, doit revenir à l’infantile. Le désir de l’analyste est de renouer avec cette place du désir infantile, de manifester cette curiosité pour l’infantile. Il faut pour cela supporter qu’il y ait d’autres discours pour les traverser, avec ce point de repère que les croyances, quelles qu’elles soient, visent à recouvrir le manque avec ce besoin subjectif d’y trouver une réponse.

Il faut pour cela travailler avec la demande, donner la parole, pour renouer avec la question du manque dans l’Autre, S(A), condition du désir. La fonction de l’analyste est de soutenir la question du désir de l’Autre, du manque.

La position de l’analyste

Le désir de l’analyste, c’est de choisir ignorer ce qu’il sait déjà de son savoir référentiel. Soit une mise en suspens, la suspension du savoir et du jugement, temps qui manque dans la certitude ou la croyance. La mise en exercice du « temps pour comprendre » est reconnaissance du manque dans l’Autre qui ne répond pas à la demande, mais qui est aussi reconnaissance de la propre division subjective du sujet.

L’analyste doit-il alors être incroyant ou tout du moins soutenir cette position ? Lacan pose cette question à la fin du séminaire sur L’angoisse : « le psychanalyste doit-il être ou non athée », et est-ce que « le sujet, à la fin de l’analyse peut considérer son analyse comme terminée s’il croit encore en Dieu[6]. »

L’athée pour Lacan, n’est pas de ne pas croire en Dieu, mais il est celui qui s’affirme comme ne servant aucun Dieu. Il ne croit pas à cet œil universel posé sur nos actions, pas au fantasme d’un Dieu tout-puissant, « l’athée est celui qui a éliminé le fantasme du tout-puissant[7] ».

Il n’y a donc pas élimination de la croyance en tant que telle, en une transcendance, mais élimination de l’Autre tout-puissant. Ce qui est aussi une façon indirecte de mettre l’accent sur l’opérateur qu’est le Nom-du-Père, qui n’a d’autre consistance que symbolique.

Plus tard, dans le Séminaire D’un Autre à l’autre, Lacan reprend : « un athéisme véritable, le seul qui mériterait ce nom, est celui qui résulterait de la mise en question du sujet supposé savoir[8] ». Pas de savoir dernier, mais interrogation, mise à la question. L’Autre est l’espace marqué d’un manque, où l’on peut retrouver cette équivalence entre Nom du Père, Dieu, sujet supposé savoir. Ce qui importe, c’est la possibilité d’y croire sans qu’il y ait de réponse dernière, j’y crois sans y croire…

Pour conclure

La croyance apparaît comme une question de structure, elle est donc inéliminable. Elle est ce qui maintient l’écart, le trou, par lequel la lumière va pouvoir éclairer de façon fugace, entre deux mots, la vérité.

Ce qui amène à formuler une hypothèse ; l’expérience de l’analyse serait une sortie de la religion, une sortie du credo, cette prière qui définit les dogmes chrétiens, « je crois en Dieu, le père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre… ». Elle ouvre à une autre croyance, au Nom-du-Père, au Dieu supposé auquel « aucune existence n’est permise[9] ». Elle est cet ancrage symbolique, ce sur quoi le sujet peut s’appuyer pour que ça tienne, que tienne l’écart entre imaginaire et réel.

Ce qui pose la question de la fin d’analyse dans le dépassement de cette croyance au Nom-du-Père. Lacan nous dit que cette croyance au Nom-du-Père est dépassable à condition de s’en servir ; s’en servir, c’est redoubler la division du sujet, dont l’effet est la production de l’objet a, objet cause du désir, pour pouvoir se passer du Nom-du-Père. Ce qui conduit à la question de la croyance à l’inconscient, pas celui du sens, mais au réel de la jouissance.

Mais force est de constater avant cela, le recul actuel du symbolique au bénéfice de l’imaginaire centré sur l’Ego qui favorise l’adhésion aux croyances ordinaires. Mais aussi l’importance actuelle des paroles de certitude, de propositions venant comme d’un tout, de la multiplication de la mise en scène des dictateurs, de l’inflation des communications internet qui ne passe pas par l’Autre. La question est posée de savoir s’il est possible de renouer avec la croyance inconsciente au Nom-du-Père, soit avec la métaphore paternelle, face à des personnes sans désir, tout en exigeant un plus de jouissance.

Notre défi est de réintroduire la dimension de la parole à partir de la demande actuelle, tel est aussi l’enjeu de la psychanalyse aujourd’hui.

  1. J. Lacan, Le Séminaire, D’un discours qui ne serait pas du semblant, leçon du 16 juin 1971. ?
  2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Edition du Seuil, Paris, 2006, p. 280. ?
  3. J.-R. Freymann, Préambule au Séminaire de J.-R. Freymann, « Essai de psychanalyse appliquée, De Joyce à Philip Roth », La Lettre de la FEDEPSY, octobre 2022. ?
  4. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit. p. 281. ?
  5. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit. p. 280. ?
  6. J. Lacan, Le Séminaire X, L’angoisse, Le Seuil, Paris, 2004, op. cit. p. 357. ?
  7. Ibid. p. 357. ?
  8. Ibid. p. 281. ?
  9. J. Lacan, Séminaire XXIII, Le sinthome, Le seuil, Paris, 2010, op. cit. p. 136. ?

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