L’amour de cuisiner

Dans le cadre des « Rencontres Épicées » du 12 octobre 2022 à Mulhouse

I. Cuisine

Le chemin dans lequel nous mène Michel Troisgros est le trajet d’un magnifique papillon. Il nous attire à partir de Roanne (Loire) vers les différentes formes de plaisir :

  • plaisir du regard – comme l’œuvre de Silvia Bachli ;
  • plaisir du goût avec Papillon (la mousse au chocolat, la crème aux agrumes, la glace royale, la finition) ;
  • plaisir de l’échange – avec Denis Lafay.

Avec Le plaisir de faire plaisir[1] qui induit ces « Rencontres Épicées » qui font cuisiner le « Psy » autour de la joie de créer et ce triptyque à la carte : « cuisine, plaisir et transmission ».

Je connais peu Michel Troisgros mais j’ai pu goûter la saveur de nos échanges à partir de cet unique échange, mais si marquant, que je dirais en tant que psychanalyste : échange autour de Rien… et du devenir du rien.

Avant de vous endormir je voudrais vous dire aujourd’hui que la « joie de créer » se métamorphose comme le papillon autour des Métamorphoses Du Rien.

La gastronomie est la transmission du devenir d’une recette culinaire vers une symphonie polychrome avec différents mouvements.

L’idée du papillon est géniale parce que le papillon passe avant tout par la « chrysalide ». Quelle mue à partir des ingrédients avant de devenir le vol du papillon !

Le « rien » c’est aussi le pertuis, le vide, le manque par lequel le sujet, l’enfant doit passer pour devenir humain : femme ou homme.

Les « Rencontres Épicées » les plus difficiles dans le monde de la pathologie c’est l’anorexie[2], dite souvent mentale. Où le pari fou, voire limite, c’est de ne pas s’alimenter pour créer du rien, dans un monde pensé comme étouffant.

C’est là où le dénommé Jacques Lacan introduit cette notion « le rien » qui n’est pas Rien.

Comme le dit Michel Troisgros, créer une recette c’est ciseler la nourriture à partir « d’un rien ».

« Le plaisir de recevoir et de partager, celui de créer et de manager, celui d’oser et de décider, celui de caresser un ingrédient puis celui de lui faire honneur dans l’assiette[3]. »

II. Plaisir

Mon maître, le Pr Lucien Israël[4] [5]fait une remarque fort utile pour différencier le nourrissage du petit enfant, l’alimentation de besoin, de ce qui serait la joie de profiter d’un plat d’un grand chef.

La première vague de plaisir a à voir avec l’apaisement d’un besoin. Ce plaisir va fort loin chez le bébé, non seulement il aspire vers le sein ou son substitut – la tétine –, il aspire le sein, il pleure en cas de manque, la mère est, comme le dit Philip Roth[6], un « sein géant » qui l’aspire et le persécute.

Le rapport au plaisir va fort loin, il peut aller « au-delà du principe de plaisir » de Freud, c’est la question de la « jouissance ». Ce qui pousse l’enfant à aller jusqu’à « halluciner le sein ».

Il est une formule énigmatique que l’on retrouve chez Freud et chez Lacan : « ce qui n’est pas symbolisé (l’absence du sein), revient du réel ».

Et c’est là où la création culinaire présente un statut particulier : elle transforme l’aliment en un objet d’art, elle sublime la donnée brute de l’aliment.

Et Lucien Israël de dire : dans la recette on introduit du principe de réalité dans le principe de plaisir et nous tombons là dans la question de la sublimation.

Alors je cite Antoine de Saint Saint-Exupéry : Dans quelque domaine que ce soit, « la perfection est enfin atteinte, non pas lorsqu’il n’y a plus rien à ajouter, mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer. »

III. Transmission

Quant à la question de la transmission : je me souviens de la nouvelle de Noëlle Châtelet[7] où toutes les semaines la famille allait manger la blanquette chez la grand-mère. Et pour une fois, en voyant les grimaces des petits enfants, « la blanquette n’était pas bonne ». Et alors ! La grand-mère s’est suicidée en sautant par la fenêtre.

La transmission des repas, ses spécificités, ses goûts originaux n’ont pas seulement à voir avec l’Éros, le désir, cela a à voir avec la transmission d’une époque, d’une ambiance, d’un goût, d’une généalogie et aussi avec l’automatisme de répétition où s’inscrivent dans notre bouche des morceaux de notre histoire.

Michel Troisgros donne l’éventail de la joie de créer et nous attendons toujours une suite dans l’avenir, quel que soit le contexte guerrier.

  1. M. Troisgros, Le plaisir de faire plaisir, L’aube, 2021. Et La joie de créer, L’aube, 2017. ?
  2. J.-R. Freymann, Les parures de l’oralité, Springer Verlag, 1992. ?
  3. D. Lafay, 4e de couverture dans Le plaisir de faire plaisir de Michel Troisgros, L’Aube, 2021. ?
  4. L. Israël (1974), La jouissance de l’hystérique, Strasbourg, Arcanes, 1996. ?
  5. L. Israël (1989), Boiter n’est pas pécher. Essai d’écoute analytique, rééd. Arcanes-érès, Toulouse, 2010. ?
  6. P. Roth, Le sein, Folio n° 1607. ?
  7. N. Châtelet, Histoire de bouches, Mercure de France, 1986. ?

Préambule au Séminaire de J.-R. Freymann – Essai de psychanalyse éclatée, de Joyce à Philip Roth

Je suis tombé sur cette dialectique entre symptôme et sinthome et je n’en suis pas revenu.

Topologiquement il s’agit d’une dialectique complexe que j’inscrirais entre aliénation et séparation.

Il s’agit là d’un aboutissement premier des élaborations entre fin de cure et fin d’analyse, ce sur quoi Freud a buté et où Lacan a dû inscrire – dans le champ analytique – une nouvelle approche.

De manière quelque peu paradoxale, ces fins et ces finitudes butent sur des nouveautés contemporaines. On a quitté le bon sens d’une progressivité pour tomber sur le vide… de parole au moins. Et pourquoi ? Parce qu’avant tout on a perdu les différents niveaux de la parole et que l’on se contente des rudiments du langage.

Ne soyons pas trop étonnés que l’on se confronte à la dimension de l’acte plutôt que de l’échange, et que l’on se contente d’un petit plus de vérité, qui ne nous fait pas rêver.

C’est ainsi que la « faim de l’analyse » a changé d’appel et que les banalités de la verbalisation ne suffisent plus.

Nous étions nombreux comme analystes à rentrer dans des « disputations » autour des luttes entre la psychanalyse et la suggestion hypnotique.

Aujourd’hui le « combat change d’âme » (Victor Hugo), les « parlêtres » que nous rencontrons ont déjà franchi ces techniques. Et souvent aujourd’hui la question serait plutôt : « Comment créer du symptôme à partir de la somatisation ? »

La parole, par le biais du transfert, peut-elle créer du symptôme ?

Créer de la « faim d’analyse » c’est déjà atteindre une certaine victoire par rapport au réel.

Après se pose la question des différents niveaux de discours où il existe une archéologie verbale qui mérite d’être dépoussiérée.

On ne peut que suivre Lucien Israël quand il différencie le « discours de désignation » et le discours signifiant.

La fin de cure aurait alors à voir avec l’évolution dans l’arbre des linguistiques. Jusqu’à quel point as-tu foré dans l’histoire de « lalangue » ?

On se perd en conjectures pour penser le changement de la structure.

On pouvait penser avoir réglé un problème structurel en abordant la place structurale ou structurelle du sinthome. Nous n’avions pas tort et Lacan nous en a laissé quelques indices.

J’ai fait le choix pour cette année, non seulement de nous confronter à Joyce mais aussi de donner la parole à Philip Roth, surtout à partir de Portnoy et son complexe mais aussi de Pourquoi écrire ? où il quitte la scène de l’écrivain.

C’est sept ans après qu’il meurt…

Comment l’humain peut-il accepter l’idée de sa mort prochaine ? Et la psychanalyse nous indique-t-elle quel est notre sursis ?

Je n’oublierai pas de parler de « Pourquoi la guerre  »contemporaine » » où l’être parlant supporte souvent les massacres, tout en mangeant son Mac Do.

Bibliographie :

S. Freud (1933), « Pourquoi la guerre ? », Résultats, Idées, Problèmes I, Paris, Puf, 1984.

H. Carrère d’Encausse, L’empire éclaté. La révolte des nations en URSS, Paris, Flammarion, 1978.

P. Roth (2017), Pourquoi écrire ?, Paris, Gallimard, 2019.

P. Roth (1975), Le Sein, Paris, Gallimard, 1984.

C. Soler, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, Puf, 2015.

A. Camus (1945), Caligula, La Pléiade, 2006.

J. Clavreul, L’ordre médical, Paris, Seuil, 1978.

M. Safouan, Le transfert et le désir de l’analyste, Seuil, 1988.

J. Lacan, « Les sœurs Papin », dans Écrits ?

 

Tyrannies et libertés… psychiques!

Quels espaces de liberté ?
De quels espaces de liberté disposons-nous ? Nous, humains, et chacun au singulier, toi, moi, jusqu’où pouvons-nous nous mouvoir ?

L’expérience de la cure (personnelle et celle de nos analysants) dévoile à quel point le psychisme d’un humain est déterminé par des rouages qui lui échappent, mais aussi dans quelle mesure il peut s’en désaliéner.

Pascal Quignard écrit que pour l’être humain la liberté n’existe pas… La liberté entendue comme un état n’existe pas. Il soutient cependant l’existence et la possibilité d’un mouvement de libération. Ses écrits en témoignent profondément.
Je repense à la « fenêtre du fantasme » évoquée par Lacan : l’homme ne voit la réalité qu’à travers la fenêtre de son fantasme – une petite lucarne, opaque d’ailleurs la lucarne, un minuscule vitrail aux formes et couleurs toujours singulières.
Côté fauteuil, dans la succession des séances et des discours qui se déroulent, il est parfois frappant d’entendre la diversité des mondes tyranniques : l’un étouffe dans un espace de plus en plus restreint par ses crises d’angoisse et d’agoraphobie, l’autre n’est plus qu’une des variables de son équation de calcul continuel des calories, une autre subit en tremblant les foudres et colères de son chef (étrange, il est vrai que sa mère entrait dans des rages imprévisibles, mais démissionner ? « non, vous n’y pensez pas, jamais je ne retrouverai un aussi bon poste… »), un autre se torture sans fin à la pensée d’une infidélité de sa femme, il y a dix ans… Les variantes se déclinent sans fin, elles aussi.
Combien d’entre nous subissent de plein fouet la tyrannie de leurs mécanismes psychiques, ou sont en lutte contre eux ? Quelqu’un y échappe-t-il ?
Faut-il être en lutte contre une tyrannie extérieure, pour échapper à ses tyrannies intérieures – ou seulement les mettre en sourdine ?..

Pourtant, pour peu que l’on s’accroche un peu, pour peu que l’on accepte qu’il y faut une certaine temporalité – cela prend du temps, de démêler les minces fils d’acier agglutinés en cordes qui nous enserrent et nous constituent à la fois -, s’ouvrent des espaces de liberté. Et il y a cette surprise de la liberté, encore et encore, qu’elle soit personnelle ou ressentie par un-e analysant-e. Tiens, quelque chose de nouveau est possible ! C’est assez incroyable, « je respire un peu ! ».

Deux questions :

  • qu’est-ce qui est opérant ? quel scalpel tranche les fils d’acier ?
  • quels espaces ?

Quel scalpel ?
La parole. Ou plus précisément un certain usage de la parole. Ou plus précisément encore ce n’est pas la parole elle-même, c’est un certain rapport à la parole.
L’art de l’analyste (il me semble…) réside dans son rapport à la parole, dans sa capacité à distinguer les différents plans de la parole, s’y repérer, s’y situer, entendre un peu de quelle manière l’analysant y est pris, et par ses interventions – interprétations (dans un certain contexte : un transfert sans dimension utilitaire[1]) permettre que la prise dans le langage devienne moins aliénante, que se creuse peu à peu l’espace d’un positionnement subjectif et désirant.
En ce sens l’image du scalpel est fausse : ce serait plutôt du dissolvant à effet très lent, qui dissout peu à peu des points de fixation, ce serait encore une forme de lubrifiant, qui aide à démêler des noeuds trop serrés, et de la patience à chercher à tâtons quels bouts de quelles cordes tirer, pousser, faire bouger et glisser, peu à peu…
Ce rapport particulier à la parole, qui distingue différentes formes et plans de langage, de parole et de discours, a pour nom « historique » l’inconscient freudien. Je le souligne souvent et le répète encore, il me semble que ce rapport particulier à la parole peut prendre d’autres formes et d’autres noms que la psychanalyse (autour de l’art, de la créativité, de l’inventivité et de la rencontre…). Dans le champ de l’analyse la dimension de l’inconscient freudien reste l’une des références essentielles, un repérage incontournable.

Les différents plans de la parole, qu’est-ce que cela veut dire ?
D’abord nous ne pouvons pas oublier (il me semble…) qu’au regard du réel la parole n’est que du vent (et le vent chante parfois un chant bouleversant, ou nous caresse et berce avec une douceur infinie, ou nous secoue de sa terrible violence), ou « au mieux » la parole se transforme en chimère, un être composite de mots et de réel, vent et matière opaque mêlés, lorsque la parole parvient à toucher à un peu de réel, à s’y ancrer.
Les différents plans de la parole : les mots s’agglomèrent en discours, un truc qui est censé avoir un certain sens, une certaine signification. Les effets d’un discours dépendent en grande partie de l’entité qui le profère, et de son positionnement dans le rapport « interhumain » : effets structurants des bouts de discours qui nous constituent (il faut bien arriver à se prendre pour soi-même, et un peu de matériaux pour le construire, ce soi-même), effets informatifs des connaissances partagées, enseignées, effets hypnotiques et/ou effets d’oppression du discours ambiant, du discours des figures d’autorité, quelles qu’elles soient.
Un discours n’a rarement qu’un seul type d’effet : les effets structurants, informatifs, hypnotiques et d’oppression se mélangent en proportions variables.
Le rapport particulier de l’analyste à la parole – il n’est pas le seul à pouvoir construire ce rapport particulier – relève d’une espèce de paradoxe intenable, à soutenir tout de même : la parole n’est presque rien (ce n’est que du vent, des chimères !.. la plupart de nos discours sont des leurres, ou des ritournelles que nous répétons, ou des délires, et ce que je suis en train de produire n’y échappe pas), mais sans parole (sous une forme ou une autre) nous n’existons pas. Sans parole nous ne nous rencontrons pas. Sans parole ne peuvent s’opérer les magies de l’humain, toutes ses formes de poésie. La parole, ancrée à certains endroits du réel de notre corps, raboutée dans notre chair (cf la « lalangue » de Lacan), est la matière même de notre existence d’humain, de sujet. La cure agit sur cette matière, et permet à l’analysant de la transformer.

La parole n’est presque rien, est tout, est un leurre, une ritournelle, un délire, les discours constituent, enferment, écrasent. À supporter de parler tout de même, à soutenir que « c’est de la parole / ce n’est que de la parole », à supporter d’écouter l’autre parler, se construit l’espace de la possibilité de la présence de l’un et de l’autre. Je peux exister, tu peux exister. Ni plus, ni moins…
Je peux exister, parler, t’écouter, nous échapperons peut-être à peu près aux effets d’oppression si nous y prenons garde, nous n’échapperons pas aux leurres, ritournelles, erreurs, délires, malentendus, mais j’aurai pu être présente (subjectivement) en ta présence, et inversement. Tu auras pu me faire entendre quelque chose de ta parole, de ta forme singulière d’existence, et inversement. Il y a un peu de magie dans ces effets de présence.
Pouvons-nous plus ?

Quels espaces ?
Tous ou presque. Ce rapport particulier à la parole, où qu’il soit soutenu, permet un positionnement subjectif et désirant : je suis présent-e, je pense, je n’en pense pas moins probablement diverses « conneries », mais j’existe, et lorsque je parle, c’est mon discours. Ce n’est pas un discours qui détiendrait la vérité, ce n’est pas un discours d’affirmation du moi pour lequel je me prends, c’est de la parole.
Un tel positionnement a des effets jusque dans la mise en jeu des pulsions. Une liberté se dessine dans le corps et son « usage », sa mise en mouvement et son rapport aux autres. Un espace de liberté dans les gestes du corps, le timbre de la voix, le rapport à l’alimentaire, à la sensualité, aux désirs charnels…
Je n’en dirai pas plus – ce n’est que de la parole !..

  1. le transfert à un autre qui n’utilisera rien de vous, ne jouira en rien de vous (le contrat du paiement des séances en est une formulation : ce que l’analyste retire de ses séances se limite au paiement en argent, avec pour prime il est vrai quelque chose du côté du mouvement désirant. Il serait mensonger de prétendre qu’il n’y pas une forme de satisfaction dans la mise en jeu du « désir de l’analyste », lorsque la cure permet le mouvement vers une libération subjective et désirante de l’analysant). ?

Osons réveiller l’inconscient freudien et le génie de Lacan

Nous en étions arrivés à une question fondamentale dans notre périple éditorial. En quoi le rapport au particulier, voire à la singularité, peut-il mettre en défaut la prise par le collectif ?

Si l’on rajoute en plus le climat de guerre dans lequel nous sommes pris, nous sommes dans un délire de fin de monde. Ce que nous sommes en train d’essayer de dégager c’est de rajeunir la question de Einstein à Freud (entre autres). « Pourquoi la guerre ? », nous ajoutons « aujourd’hui ».

Osons poser la question sous forme inversée : « Comment se fait-il qu’il y ait des périodes où nous sommes inversement dans… « l’après-guerre » ? »

À y regarder de plus près : dans le monde il y a toujours un endroit où les guerres fleurissent. À combien peut-on évaluer le nombre de morts dues à la débilité ou à la folie d’un seul… le paysage est épouvantable. Suivant le pays ou le continent où vous habitez vous avez de toute façon fait l’impasse sur bien des lieux « en guerre ».

Feu mon père me racontait qu’en plus de la menace de mort, dans la résistance, une horreur supplémentaire apparaissait quand un des compagnons avait été pris en flagrant délit de trahison. On est loin de la formule de Freud « seule la mort est pour rien »[1].

À toute petite échelle et si on a la chance de pouvoir poursuivre sa vie, on peut recenser dans son histoire la question suivante : « Dans ton périple combien de tes proches t’ont-ils trahi ? ». Bien sûr la question se pose dans différents niveaux de trahison.

On a plutôt envie de se réfugier dans la phrase de Georges Brassens : « Quand je cherche les amis, je regarde le gazon. »

Dieu merci (!), l’analyse des trahisons montre que l’on a été souvent trahi, en regard de son attente. Rassurant ? Référons-nous à la Doxa psychanalytique. Et voici le chemin escarpé vers l’amour déçu, mais pas seulement ! Ne lâchons pas la « hainamoration ».

En temps de guerre les trahisons sont souvent synonymes de réalisations meurtrières. N’oubliez pas de vous reporter aux « Épurations ».

Plus tard, durant la révolution de 1968 on osait prétendre qu’il y a « un esprit de droite et un esprit de gauche »[2], on dirait aujourd’hui totalitaire ou démocratique…

Aujourd’hui on radicalise les choses. Soutiens-tu la montée du fascisme et de l’extrême droite, oui ou non ? Les référents sont tombés.

Je dirais aujourd’hui qu’il n’y a pas de zone intermédiaire. Et aux psychanalystes aussi de brandir ce drapeau : celui de ne pas se taire, ailleurs que dans la cure.

Comment pourrait-on soutenir la naissance du « sujet de l’inconscient » et à la fois désigner une série de tiers exclus ? Mais il s’agit au moins de dénoncer que ceux qui évitent cette question vont obligatoirement vers un « intellectualisme » ou dans le monde de la rationalisation secondaire.

Dans un monde où l’évolution de la mythologie familiale va souvent dans le sens de la « parentalisation des enfants », enfant que l’on met en position parentale, l’angoisse de destruction est au rendez-vous à tous les croisements.

La psychanalyse est aussi là pour remettre en place l’ordre des générations, où chaque génération à ses spécificités face aux « traumatismes », face à ses « fantasmes » et où apparaît une nouvelle « mythologie » comme on dit pour le congrès[3].

Et tout cela dans un déni de la réalité qui flirte avec l’ordre de la « Verwerfung ».

Comment peut-on continuer à vivre presque « normalement » quand les centrales atomiques sont occupées comme des bunkers et que de part et d’autre on s’envoie des missiles ?

Peut-on parler encore d’un « monde civilisé » ? ou a-t-on développé les cultes de Thanatos ?

Alors, espérons que la cure analytique va sauver quelques analysants, pour témoigner du clivage entre Eros et Thanatos.

Par exemple qu’il n’y a pas de « leçons de l’histoire mais que l’historiole de chacun doit tenter de s’inscrire dans le monde pour recréer des « conflictualités symboliques » qui ne sont pas des guerres.

Et pourtant, vous me direz, on assiste à des renaissances : « L’OTAN réexiste, l’Europe se conflictualise, les femmes parlent et se révoltent en Iran ».

De plus, j’ai été agréablement frappé par notre première séance de ciné-club de la FEDEPSY, à partir du film Roland Gori, une époque sans esprit, réalisé par Xavier Gayan, animé par Georges Heck, Marc Levy et moi-même, où, à ma grande surprise, une nouvelle génération est apparue et a posé des questions autour de l’inconscient et de la politique aujourd’hui.

Cela laisse de l’espoir et j’en profite pour conseiller trois titres qui prépareront mon cours :

Pourquoi écrire ? de Philip Roth[4] ;

Lacan, lecteur de Joyce de Colette Soler[5] ;

L’Empire éclaté d’Hélène Carrère d’Encausse[6].

À nous de prendre le relais… nous étions plus de 50 à cette première rencontre.

Merci aussi à Georges Heck et au Cinéma Star.

NB : N’oubliez pas de nous faire part des différents enseignements des séminaires ! Qui relève le défi ?

  1. S. Freud (1938), « Le clivage du moi dans le processus de défense », dans Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985. ?
  2. Cf Morvan Lebesque (1911-1970), journaliste et essayiste français, chroniqueur au Canard enchaîné entre autres. ?
  3. Le prochain congrès de la FEDEPSY aura lieu en 2024 sur la thématique « Traumatismes – Mythes – Fantasme. Pourquoi la guerre aujourd’hui ? », avec trois journées préparatoires sous forme de forum en 2023/2024. ?
  4. P. Roth, Pourquoi écrire ?, Paris, Gallimard, 2019. ?
  5. C. Soler, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, Puf, 2015. ?
  6. H. Carrère d’Encausse, L’empire éclaté, Paris, Flammarion, 1978. ?

Sur la technique – propos nocturnes et décousus

Nuit calme. Terrasse surplombant la mer.

Ils sont venus finir la nuit ici, à discuter à trois. Ils se connaissent de longue date, leurs nuits d’étudiants ressemblaient à la nuit qui se déroule. La vie a rapproché deux d’entre eux, entrelacé leurs devenirs, amené sous d’autres cieux la troisième, la danseuse. Ils sont venus la voir danser la dernière représentation de son spectacle. Sera-ce le dernier ? Chacun se le demande sans le dire. Le temps a passé, le temps continue de passer.

La psychanalyste soupire : « Je t’envie, le sais-tu, de savoir faire parler ton corps. »

La danseuse, dans un sourire : « Il a plus à dire que ma tête. Mais entends-tu qu’il gémit, parfois, grogne, ce ne sont pas des mots qu’il dit, il hurle il murmure des sons inarticulés, la vie que je ressens à travers lui, la joie, la lumière, l’émerveillement l’horreur. Je t’envie de savoir transformer cela en mots – pourtant, dans la transformation, que devient ce que ressent le corps, qu’en fais-tu ? »

La psychanalyste, après un temps de silence – déformation professionnelle ? : « Parfois le ressenti est présent, intact, malgré les mots, à travers les mots, parfois il est escamoté, occulté par les mots. Je ne sais pas ce que je préfère : l’intensité souvent douloureuse de ressentir, ou la violence l’étouffement de l’effacement. »

Elles se taisent. Alors il se décide à parler, le karateka, resté silencieux jusque-là : « Vous parlez de violence. Vous rappelez-vous la dernière nuit que nous avons partagée – il y a combien d’années ? – nous n’avons parlé que de cela, de violence, vous m’interrogiez sur la violence du combat, ce que l’art martial en fait, comment un pratiquant d’art martial s’en débrouille, de la violence. »

La danseuse : « Oui, je me rappelle. Tu me disais qu’il y a autant de violence dans ma danse que dans tes combats, et je ne comprenais pas. Entre temps j’ai compris, je crois. »

La psychanalyste : « Cela se voyait dans ta danse, ce soir. Excusez-moi de revenir à moi, je suis prise d’une nostalgie étrange, une lassitude de mon métier, une nostalgie de ces temps jadis d’avant le choisir, l’envie d’y revenir, quel choix ferais-je aujourd’hui ? Je n’ai pas le corps, je n’ai pas la technique et son usage à travers le corps, pour supporter la violence, de la lumière et de la noirceur. »

Le karateka : « Tes paroles m’étonnent. Tu nous as tant parlé de technique, tu nous expliquais, des nuits entières à nous expliquer les arcanes de la psyché humaine. »

La psychanalyste : « J’aimerais que tu puisses me rappeler ce que je disais. Et à la fois je suppose que je n’y croirais plus. »

La danseuse : « Tu ne crois plus ? Ou tu n’y crois plus ? En quoi ? Moi aussi je crois en beaucoup moins de choses, mais il reste quelque chose en quoi je crois, saurais-je dire quoi ? Saurais-je le danser peut-être ? Peut-être est-ce ce que j’essaie de danser, à chaque mouvement. »

Le karateka : « La technique : ce truc étrange, truc comme ceux du prestidigitateur. Je l’ai travaillée, la technique de l’art martial, l’ai étudiée, l’ai répétée, suis allé lire ce qu’en disent quelques maîtres, ceux qui se sont rompus à son usage, ceux qui à force de vouloir la traverser se sont laissés traverser par elle. Qu’est devenue ta technique ? qu’es-tu devenue, t’a-t-elle traversée ? »

La psychanalyste : « Vos questions me font du bien, elles me réveillent, elles me rappellent des choses que j’oublie. Avec le temps les aspects techniques se sont simplifiés, épurés, cependant tu as raison, il reste de la technique, elle est essentielle.

En quoi je crois ? Qu’est-ce que j’essaie de danser, moi qui ne danse pas ? La parole est une chose étrange – lorsque j’essaie de la faire dire (quoi que ce soit), lorsque j’essaie de la forcer à dire, elle ne dit rien. Lorsque je me prête à elle, lorsque je me prête à parler, elle dit tant – bien plus que je ne sais. »

Le karateka : « Ce serait ta technique, alors ? Le truc, les trucs qui te permettent d’accéder à te prêter à la parole, au lieu de la forcer ? »

La psychanalyste : « Peut-être… la technique de l’analyste serait ce qui permet à l’analysant d’expérimenter cela – malgré la présence de l’autre qui risque de brouiller les pistes, à vrai dire à travers la présence de l’autre.

Elle est immatérielle, cette technique. Parfois je regrette de ne pouvoir la matérialiser comme vous le faites de vos mouvements, de vos gestes. Je me rappelle ton corps sur la scène ; je me rappelle ton corps à l’aube sur la plage, tu répétais encore et encore le même mouvement, tu cherchais quelque chose, je ne sais quoi. À me rappeler l’aube ce matin me vient l’idée qu’au fond ta technique n’est pas plus matérielle que la mienne : elle réside dans le je-ne-sais-quoi que tu cherches, dans cette petite nuance de mouvement, pas dans le geste en tant que tel.

La parole est un geste elle aussi, peut-être ? La rencontre de l’autre est une danse ? »

La danseuse : « Ton idée me plaît. La rencontre, la danse, la scène… Les différentes formes de rencontre. Quelle forme de rencontre, dans ton métier ? Comment fais-tu avec l’autre, la rencontre de l’autre ? »

La psychanalyste : « Parfois je ne sais pas. Parfois je me rappelle, la question de l’analyse, l’art de l’analyste. Peut-être ce serait… une certaine façon de se positionner sur la scène qui invite à la parole… lui permet de se déplier se déployer… sans l’aspirer trop ni la déformer… une écoute qui fait résonner sa parole aux oreilles de l’analysant. Qu’a-t-il à savoir, l’analyste ? Rester à sa place, ne pas se laisser emporter dans la danse. Et savoir quelque chose de la mécanique de la danse psychique, en avoir une idée : elle n’apparaît vraiment sur la scène que si l’analyste en a une idée, une idée des chimères qu’il tente d’observer. La mécanique subtile et boiteuse de l’être parlant.

Vous étudiez le corps, sa mécanique, ses possibilités d’articulation et de mouvement, vous expérimentez dans votre propre corps toutes les variantes du mouvement. La cure personnelle, ce serait la même expérience de la matière psychique et de ses rouages à travers sa propre matière psychique. Après cette expérience, et à condition de la maintenir vive, lorsqu’un analysant parle, lorsqu’on l’écoute d’une certaine manière, les rouages de sa matière psychique apparaissent sur la scène. Enfin, un truc un peu comme ça.

Trop d’images, trop de mots, excusez-moi. J’aimerais pouvoir finir ma petite improvisation langagière comme tu finis ton spectacle : tu cours, tu cours, tu voles, la vitesse la légèreté, et ce moment d’arrêt de suspension. On s’attend à plus de vitesse encore, à te voir virevolter à travers la scène, et tu t’immobilises, comme en plein mouvement. La lumière s’intensifie jusqu’au cri, puis s’éteint. »

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