C’est la question que je me suis posée vendredi dernier après avoir écouté mes patients.
Les psys entendent des histoires qui semblent invraisemblables mais ma dernière patiente lâche à la fin de la séance que son fils est devenu une fille et que sa fille se prépare à devenir garçon. J’ai deux patients adolescents en thérapie qui sont en cours de transformation. J’avoue avoir du mal à écouter « cela ».
Je me console en me disant que cela doit être pire en psychiatrie, ce que l’on peut entendre « du Monde ». Une de mes stagiaires, lorsque je travaillais en milieu scolaire près de la prison, m’avait dit qu’elle trouvait que les scénarios des films étaient exagérés mais que la réalité qu’elle avait entendue étaient encore bien pire que dans les films.
Quand même…. Parmi toutes ces « folies », il y en a une qui m’interroge, me touche au-delà des autres. Ce sont les enfants, les adolescents qui se livrent à la médecine pour changer de sexe.
Une écoute ouverte devant un discours insupportable, est-ce possible ?
J’entends les paroles de mon superviseur : « Écouter le sujet qui parle et ne pas entendre »le moi » qui réagit, mettre en mot l’affect qui sort à l’état pur, entendre l’altérité, ne pas généraliser, il n’y a pas »les transgenres », mais un sujet devant moi. » « Permettre que le discours puisse s’élaborer, passer du pulsionnel au symbolique »
Je lis : « Entendre le symptôme, permettre une élaboration où la vie psychique se construit et donner le temps aux réalités internes et externes de se préciser et de s’articuler » (Marianne du 5/01/2021 Collectif de pédo-psychiatres).
Le symptôme de notre société ?
Si ce symptôme était le symptôme de notre société, comme l’hystérie à l’époque viennoise de Freud, que nous dirait-il ?
Films, romans, essais sur la question des genres sont nombreux et intéressants. J’en avale l’un après l’autre, découvrant que le sujet n’est pas nouveau du tout. Il s’est banalisé ces derniers temps et les patients arrivent avec cette problématique en thérapie, « même dans mon cabinet ». J’ai ma réflexion personnelle issue de ce que j’entends et je lis.
Le choix de vivre
Tous les enfants qui naissent actuellement sont désirés (ou presque). Les enfants que les parents ont choisi de faire naître le savent. Ils savent que leur arrivée sur terre est voulue, choisie, parfois forcée (par les PMA et autres techniques médicales).
Les générations d’avant la contraception entendaient souvent des commentaires qui mettaient en doute leur bienvenue sur terre (on était « un accident », une « surprise » ou autre chose, pas toujours sympathique…).
J’ai lu un jour que Françoise Dolto aurait dit que les enfants décidaient de naître. Certains ont pu le regretter. On les a choisis, ils n’ont pas choisi de vivre, c’est ce qu’ils disent.
Le mensonge
Les enfants d’aujourd’hui sont photographiés avant même de voir le jour, filmés, affichés sur « la toile », ils sont admirés pour ce qu’ils doivent être après tant de désir parental. Ils ont besoin d’être regardés, admirés à l’infini mais pas pour une image du corps qu’ils auraient choisi eux-mêmes. Et ils se plaignent d’être regardés.
Ils rêvent tous de choisir eux-mêmes leur destin. On (parents, école, médias, réseaux sociaux) leur fait un grand mensonge en leur disant de choisir ce qu’ils veulent devenir. « Être soi-même » « Tu es ici, la vie existe et l’identité. Le spectacle de la vie commence et tu peux y apporter ta rime » Citation de Whitman dans le film Le cercle des poètes disparus visionné et commenté en classe d’un de mes patients.
« ça rime à quoi ? Quand on a 14 ou 15 ans, et qu’on a si peu de responsabilités, qu’on est dépendant matériellement et qu’on a tant de discours suggérant une autonomie impossible et un chemin prévu d’avance. Une mère me disait que si son enfant voulait changer de sexe, elle l’accepterait, mais ne pouvait pas accepter son échec scolaire…
« Je n’ai pas choisi de naître, et puisqu’il faut choisir sa vie pour être comblé, heureux, je peux choisir de me suicider, de maigrir à l’extrême, de grossir, de façonner mon corps par le sport, la musculation, de me droguer, m’alcooliser, de changer de sexe ».
Si certains des enfants aujourd’hui n’ont pas choisi de naître, on a choisi pour eux. Ils souhaitent s’auto-engendrer avec l’aide de la médecine. Serait-ce une tentative de réponse inconsciente, agie au lieu d’être parlée, au non-choix de vivre ? Ce non-choix qu’ils ressentent comme une injustice. Puisqu’« on » leur dit que si on choisit soi-même, on sera heureux, comblé. Quel mensonge !
Le prénom
Choisir de changer son prénom, se faire appeler autrement que sur ses documents officiels a toujours existé. Le nom, le prénom a été aussi choisi par ses parents avec un projet, une intention plus ou moins consciente. Imposer un prénom d’un autre sexe que le sien aux représentants de l’autorité, vouloir l’officialiser sur ses papiers d’identité, c’est nouveau.
Ma patiente me reprochait d’avoir oublié ce que je savais, c’est-à-dire qu’elle était une fille. Elle me reprochait de ne pas la respecter dans son choix d’être considérée comme un garçon quand j’utilisais le féminin pour m’adresser à elle. Respecter quoi ? La nature, le nom officiel, ou la volonté d’un enfant ? Comment puis-je oublier qu’« il » est une fille puisque je le sais. Comment utiliser la grammaire qu’« il » m’impose. J’imagine le désarroi des parents dans le quotidien, plus long que la séance de thérapie, la confusion des professeurs. Pour l’un(e) d’eux (elles), je ne connaissais que le prénom imposé par elle. Le père m’a révélé fortuitement le nom de naissance et cela a changé mon regard et j’ai lutté encore plus pour utiliser le genre souhaité (est-ce qu’il le faut ?)
Et pourtant, ce n’était pas un caprice. « Ce n’est pas un choix, c’est une évidence que je ressens dans mon corps » me dit le patient. C’est un symptôme : « Ce serait plus confortable de vivre avec le corps de ma naissance » dit-elle. Cependant la transformation réelle par opération chirurgicale sera un choix…
Irréversible ?
C’est difficile d’être confronté à l’anorexie. Même si le danger de mort est grand, il existe cependant l’espoir de la réversibilité.
Durant ma formation, j’ai participé à un groupe clinique. Un collègue du groupe travaillait dans un service spécialisé dans les problématiques sexuées et sexuelles d’un hôpital à Francfort-sur-le-Main. Il nous rapportait les problématiques des transgenres ou d’hermaphrodites. J’ai entendu plusieurs cas de personnes opérées qui regrettaient leur transformation, devenaient gravement dépressives, suicidaires ou décompensaient en psychose.
Qu’il y ait aussi des personnes soulagées et heureuses de la transformation, je veux bien l’admettre. Mais à 16 ans, l’âge prévu par la loi française pour autoriser les traitements, le jeune est-il conscient de devenir un patient à vie ? « Il est douteux qu’un enfant de 14 ou 15 ans puisse comprendre et peser les risques et les conséquences à long terme de l’administration de bloqueur de puberté » (La fabrique de l’enfant transgenre, Caroline Éliacheff, Céline Masson p.79).
Une réalité est que la transformation est irréversible et que, en tant que thérapeute, si j’accompagne le patient dans son choix, est-ce que je l’approuve ? Est-ce qu’il peut me reprocher plus tard de l’avoir encouragé ? Des psychologues ont été traduits en justice (cas Kera Bell cité dans La fabrique de l’enfant transgenre). C’est une problématique que je rencontre dans les thérapies d’enfants : celui qui ment pour exister hors du carcan familial, celui qui vole parce qu’il n’a pas d’autre choix pour être accepté parmi ses pairs, est-ce que je les approuve en les écoutant ? Je les « pousse à penser », à parler de leurs actes. Mais quand la décision de l’acte est irréversible pour un enfant, rester neutre est impossible pour moi.
Colette Chiland, dans Changer de sexe, illusion et réalité, propose, sans encourager, sans fermer le discours, de pousser à l’expression, à la subjectivité, de ne pas influencer, de soutenir alors que l’idée est révoltante. Il faut savoir accueillir le pire et ne pas en avoir peur. Il faut les aider à voir clair en eux-mêmes et ne pas essayer de persuader de renoncer. Elle appelle cela « La maladie infantile du psychanalyste » (p.27).
Colère
La dernière séance d’une patiente de 15 ans s’est terminée après deux années intenses en thérapie, dans la colère. Elle est fâchée contre moi, contre elle-même. Elle avait manqué la dernière séance car elle n’avait pas envie de me le dire. Elle est de plus en plus consciente que si elle se fait opérer et prend des hormones, elle ne sera jamais « un vrai homme », elle ne sera jamais comblée, satisfaite. Elle dit qu’elle sera « handicapée » dans le futur pour sa vie amoureuse, relationnelle, qu’elle ne pourra pas aller à la piscine alors qu’elle aime nager.
Les séances qui l’ont aidée ne servent plus à rien maintenant dit-elle. Elles ne font qu’accentuer sa douleur. « Je suis déçue de vous, je suis déçue de moi ». Elle demande l’adresse d’un psychiatre pour obtenir des antidépresseurs. L’abandon de ce projet la laisserait dans un vide insupportable. Je n’ai pas de nouvelles pour le moment.
Je pense qu’elle se met à penser et que ça fait très mal. Je sais qu’elle est retournée à l’école, qu’un symptôme très handicapant qui se surajoutait a maintenant disparu, qu’elle a de nouveaux amis, qu’elle fait du sport et dessine beaucoup.
Abandon ?
Les parents ont compris qu’il ne fallait pas être trop insistants avec leurs enfants, qu’il ne fallait pas « faire pression », qu’il faut leur faire confiance. J’entends mes patients dire qu’après avoir été contrôlés, ils se sentent abandonnés dans leur chambre devant l’écran… C’est ce qu’ils disent.
J’entends aussi que les parents emmènent leurs enfants en voyage, leur cherche une école adaptée, les conduisent parfois très loin pour rencontrer des amis. Ils se démènent. « L’adolescent suicidaire, un persécuteur qui s’ignore » (Un chapitre du livre L’énigme du suicide à l’adolescence », A. Birraux, D. Lauru). On peut écrire la même chose pour les adolescents « trans ».
« Des interrogations se retournent contre les parents transformés en enquêteurs obsédés par leur propre responsabilité… Plus l’adolescent suicidaire prétend s’appartenir et pouvoir décider seul de son corps, plus il est pris à son corps défendant dans les rets d’une dépendance à l’autre qui lui donne le sentiment de non-exister… Ils cherchent en réalité à s’affirmer aux dépens des leurs, en forçant ces derniers à les faire revivre ou survivre dans la douleur et la culpabilité. »
Changer de sexe serait tuer une face de soi-même pour la transformer ? Je vais perdre ma petite fille » disait une mère.
Lâcher l’enfant, ce n’est pas l’abandonner.
Confusion identitaire
« Qui suis-je, qui puis-je choisir d’être ? » me dit-elle. Les parents sont de deux cultures, langues, religions différentes pour l’un de mes patients ; pour l’autre c’est la garde alternée dans deux mondes incompatibles. Les nouveaux prénoms choisis ne s’accordent pas du tout avec les mondes des parents.
Dans la littérature, les jeunes décident de garder le début de leur prénom de naissance (Où vivaient les gens heureux, Joyce Maynard 2021 ; Middlesex, Jeffrey Eugenides 2001), c’est plus facile pour l’entourage. D’une certaine manière, plus respectueux.
Le thème de la coupe de cheveux est souvent abordé. Commencer par là, pour se sentir autre .
« Le coiffeur déclara : »Et voilà le travail ». J’ouvris les yeux. Et dans le miroir, je ne me vis pas. Ce n’était plus la Mona Lisa au sourire énigmatique. Plus la fille timide avec ses cheveux ébouriffés dans la visage » (Middlesex p.566 éd. Point,)
Changer sa voix, c’est plus difficile. Elle est vexée d’entendre sa propre voix, elle ne veut plus qu’on lui dise « Au revoir Mademoiselle ».
Bizarre
Le sentiment d’être « à part », renforcé par les commentaires de l’entourage, par des jeux d’enfants cruels, du harcèlement en cour de récréation est très précoce.
Les enfants de la classe l’avaient traité de « bizarre », cela revenait très souvent dans ses récits. J’ai découvert que le mot « Queer » est en fait la traduction du mot « bizarre » (définition : Personne dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants). Est-ce qu’elle a fini par se conformer à ce qu’on disait d’elle en cour de récréation ?
Les théories, les lectures comme écran à l’écoute ?
Se gaver de lectures pour comprendre, s’informer sur le phénomène qui semble tellement étrange. Est-ce une bonne manière de supporter l’écoute insupportable ? Je ressens souvent un brouillage.
Ne pas avoir d’opinion au moment de l’écoute, pas de représentation. Mon superviseur me rappelle ce que dit Lacan : « Le psychanalyste a horreur de son acte. » Je supporte le rôle d’être l’objet de la demande, la cause du désir, l’objet a.
« À cause de cette impasse, nous avons une profonde compassion pour eux. Le monde imaginaire dans lequel ces êtres en souffrance vivent avant comme après la chirurgie de changement de sexe, fait d’eux des êtres irréels dans un monde irréel » (Georgina Turtle Somerset, citée par Colette Chiland).
Résister à la compassion…
Être humain
Ce qu’il, elle veut atteindre dans son corps, c’est une idée de la perfection, qui ne sera jamais atteinte, qui ne comblera pas le manque sidéral. Il y aura toujours un sentiment d’incomplétude et toujours de la souffrance. La recherche d’un absolu ronge. (Marianne Chaillan Où est donc le bonheur ?) Être humain, c’est le savoir et vivre avec.
Les humains ne sont jamais certains que les choix qu’ils ont faits sont justes et personne ne les applaudira et il y aura toujours des jugements. Vivre avec…
Avec le temps…
Dans son roman L’Événement, Annie Ernaux décrit le calvaire de la jeune femme qui est seule devant son avortement illégal. Elle rencontre plusieurs professionnels de santé qui refusent de l’aider, ou l’aident mais pas jusqu’au bout du processus. Elle est maltraitée, commentée, réprimandée. C’est facile pour nous, lecteurs de notre temps de juger ces professionnels. Ils ne voulaient pas se mettre hors la loi pour les uns, mais pour d’autres il y avait une impossibilité d’agir contre leurs opinions, leurs valeurs. À l’époque (et encore maintenant dans d’autres pays que le nôtre, le sujet revient même aux USA), l’avortement était un meurtre.
À l’époque, « on » pensait autrement. Y aura-t-il une autre époque où le changement de sexe sera banalisé ? Et où je pourrais être libérée de mes questions existentielles ?
De toute manière, si la transformation n’est pas possible « chez nous », la personne déterminée trouvera un endroit où c’est possible. Les lycéennes de ma génération allaient en Angleterre se faire avorter.
Écouter
Écouter quand même, pousser à penser et penser moi-même, respecter.
Bibliographie
A. Birraux ; D. Larru, L’énigme du suicide à l’adolescence, Albin Michel, 2012.
J. Butler, Défaire le genre, Ed. Amsterdam, 2006.
M. Chaillan, Où donc est le bonheur ?, Équateurs, 2021.
C. Chiland, Changer de sexe, illusions et réalité, Odile Jacob, 2011.
F. Dolto, L’image inconsciente du corps.
C. Eliacheff, La fabrique de l’enfant transgenre, Observatoire, 2022.
D. Lemler, Répondre de sa parole, Arcanes-érès.
I. Yalom, Le bourreau de l’amour.
Romans :
J. Eugenides, Middlesex, Point, 2002 (auteur de Virgin suicides).
A. Ernaux, L’événement, Gallimard, 2000.
J. Maynard, Où vivaient les gens heureux, Philippe Rey, 2021.