Psychanalyse et Transgenre

Intervention lors de la troisième rencontre de Bregenz « LienLacan » (traduit par M.-F. Schaefer)

 

Le concept « transgenre » désigne les personnes qui ne s’identifient qu’imparfaitement ou pas du tout avec leur sexe biologique d’origine, souvent ressenti comme une erreur de la nature. Certains transgenres se décrivent exclusivement comme une personne d’un sexe identifié (homme ou femme), d’autres refusent généralement toute forme claire d’assignation sexuelle ou de catégorisation. La désignation est aussi utilisée par les transgenres motivés et engagés politiquement comme terme générique qui se soustrait visiblement à une désignation sexuelle claire (sans ambiguïté). Dans quelle mesure les personnes transgenres souhaitent des interventions médicales permettant une adaptation du sexe par des moyens hormonaux ou chirurgicaux ? Cela dépend de chaque cas particulier.

« Transgenre » n’est pas un concept clinique. Le diagnostic « Transsexualisme » (ICD- 10 F64.0) se rapporte seulement aux personnes qui souhaitent un traitement hormonal ou chirurgical pour transformer leur corps autant que possible en corps du sexe préféré. Figurant auparavant parmi les perversions sous la dénomination d’« hermaphrodisme », à partir de 1949 ce concept a été supprimé de la liste des perversions et remplacé par le concept

« transsexualisme », se trouvant dorénavant dans le ICD-10 sous la dénomination « troubles de l’identification sexuelle ».

C´est-à-dire que le trouble ne concerne plus seulement la sexualité mais avant tout l’identité. Un glissement s’est produit.

La première intervention hormonale-chirurgicale a eu lieu en 1952. Elle a été réalisée par une équipe danoise, des tentatives semblables existaient déjà depuis 1912. Les progrès médicaux rendent possible ce qui n’était pas imaginable jusqu’alors : la transformation anatomique du sexe. L’idée qu’il n’y ait pas de relation causale nécessaire entre le sexe et

1 Texte traduit par M.-F. Schaefer.

l’identité sexuelle a éveillé et augmenté l’intérêt pour le transsexualisme. Que cela existe a été considéré comme la preuve que la différence hétérosexuelle normative est construite. Mais si la différenciation binaire homme-femme est une construction artificielle, alors chacun aurait le droit de choisir son sexe. Ce ne serait plus alors l’anatomie mais « la culture qui serait son destin ».

Le concept « transsexualisme » est apparu aux USA dans les années 1970. Virginia Prince, née Arnold Lowman et qui se désignait comme transvesti hétérosexuel pour se distinguer des homosexuels et des transsexuels, a influencé de façon significative la propagation du terme. Elle était la « grande dame » du mouvement transgenre.

Le concept Transgenre se référait à des personnes qui changent leur rôle social sexué que ce soit avec ou sans intervention médicale. L’expression transgenre à la place de transsexuel devait mettre en valeur le caractère de flexibilité de l’identité.

Celui qui a découvert le concept de « Genre » était Robert Stoller, un américain postfreudien de la quatrième génération. Il ne voulait pas réduire ce phénomène à une déviance par rapport à la norme mais un problème d’identité.

En Europe, une discussion publique plus large sur le thème du transgenre a commencé autour de l’année 1995. Depuis, on observe un intérêt grandissant pour cette question.

Dans le contexte des débats sur le sida, les homosexuels gays et lesbiennes s’étaient rassemblés pour lutter contre la dévalorisation de l’homosexualité. La conséquence de ce rapprochement a été la mise en valeur de différences grandissantes à l’intérieur de ce mouvement. La différence ne se rapportait pas seulement à l’orientation sexuelle (par exemple être gay, lesbienne, transsexuel, bisexuel…) mais aussi à l´appartenance (classe moyenne, classe défavorisée, personne de couleur, blanc…). Les groupes marginaux discriminés qui se sentaient exclus du courant homosexuel critiquaient l’ordre établi à l’intérieur de l’organisation. Afin d’étendre le domaine et pour différencier les particularités, il fallait trouver un nouveau concept. En même temps il fallait éviter les normalisations, puisqu’elles impliquaient inclusion et exclusion. Au lieu de cela une politique d’alliance ouverte devait être propagée. Les théoriciens du Genre pensaient qu’une société libre et équitable ne serait possible que si les personnes étaient libérées de la « catégorisation contraignante » homme/femme et ainsi chacun pouvait choisir son sexe lui-même.

Ceci n’est pas resté sans effet sur le plan de la grammaire également. Un exemple pour illustrer cela est Alex Gino, auteur de Georg, qui est un livre pour enfant très connu aux États- Unis sur ce thème. Dans ce livre, l’auteur utilise le pronom personnel « they » pour « soi » et donne de l’importance à l’appellation « Mx ».

Un film documentaire sur un jardin d’enfants suédois qui est passé à la télévision il y a quelque temps, montre comment on apprend tôt aux enfants à utiliser « hen » qui est neutre plutôt que les pronoms personnels « han » (il) ou « hon » (elle) dans le but de ne pas influencer les enfants dans leur choix de rôle sexué propre. Actuellement, « hen » est utilisé de plus en plus souvent dans les textes médiatiques, les textes officiels et même dans les jugements de tribunaux.

Depuis les années 1980, le concept transgenre a été de plus en plus utilisé en politique. Les droits sexuels de l’homme ont été formulés et rapportés au concept de dignité et à la revendication de la liberté sexuelle et de l’intégrité.

En 2007, un projet de loi concernant une réforme de la loi des transsexuels a été portée au parlement de la part d´Alliance 90/Les Verts, en proposant que la reconnaissance du sexe ne porte plus sur les attributs corporels sexués mais sur le ressenti subjectif de chacun. La diversité effective des identités devrait être acceptée. On ne devrait pas catégoriser les personnes se sentant transsexuels dans une grille de classification préconçue.

Un projet très semblable a été proposée par le SPD l’année suivante.

En Argentine, il existe pour la province de Buenos Aires, un système de quota de 1% qui prescrit le nombre de personnes transgenres dans les postes de fonction publique – ainsi pour 6 000 personnes.

Entre temps, le concept « Queer » (qui signifie bizarre ou étrange) est utilisé de plus en plus comme synonyme de transgenre. Ce concept comprend principalement tout ce qui dévie de la hétéronormativité. Un des aspects les plus importants de « Queer » est son ouverture radicale, effet d´une réinterprétation toujours renouvelée du concept. Cette ouverture prend ses racines dans la praxis déconstructiviste, qui fait suite à la question des exclus et des opprimés de part de leur origine, l´orientation sexuelle ou le sexe. La forme la plus radicale à l’intérieur de ce mouvement est représentée par les « Queer-politics » qui cherchent à créer une identité politique par des mouvements, afin de s´établir en tant qu’alliance politique ouverte.

Un petit extrait du magazine lycéen UNICUM-ABI : « … La communauté Transgenre est peut-être un groupe marginal, cependant le mouvement a de plus en plus d’influence sur notre quotidien. Nous devons apprendre à vivre avec une nouvelle liberté. La liberté que notre sexe n’est plus défini lors de notre naissance […] Des écarts à la norme revendiquent leur place dans la société […] Des représentations idéales poussiéreuses sont balayées pour faire place à de nouvelles vérités… »

En lien avec cela, on annonce la semaine d’action : « All-Gender-Wellcome » avec un appel de changer les panneaux hommes-femmes par des panneaux neutres dans les toilettes d’Allemagne pour Octobre 2016.

Les personnes persuadées d’appartenir à un autre sexe que le leur ont toujours existé. Ainsi, les hommes ont inventé des êtres mythiques qui appartiennent aux deux sexes (Tirésias par exemple). Mais la différence sexuelle en tant que telle n’a jamais été mise en question de cette manière jusqu’à présent. Pourquoi aujourd’hui ? Serait-ce un symptôme de notre temps. Et si c’est le cas, de quoi serait-ce symptôme ? Quelle détresse du sujet s’exprimerait de cette manière ? Quel appel se ferait entendre ici ?

Il est certain que ce n’est pas ma fonction ni celle de la psychanalyse de donner des réponses définitives. Il s’agit plutôt de poser des questions à l’aide des instruments théoriques que peut nous livrer la psychanalyse. Je vais partir des travaux de Judith Butler, une fondatrice de la théorie « Queer » qui fonde son analyse et sa critique à partir des concepts de la psychanalyse, en particulier la théorie lacanienne.

Judith Butler vise une déconstruction radicale de la différence sexuelle, elle refuse une attribution du sexe aussi bien par rapport à la biologie que par rapport au sexe social. Chacun aurait la liberté de définir lui-même son sexe et de le construire lui-même. L’identité sexuelle serait aussi bien construite que le corps, qui est désigné par la langue, lui-même marqué par le discours dominant. Pour Butler il s’agit surtout de la répression sociale et politique des formes marginales de la sexualité.

Pour détruire les représentations des rôles classiques et les catégorisations du corps, du sexe, du genre et de la sexualité, Butler propose une performance subversive. En séparant le phallus (= pouvoir) de la sexualité, une libération de la contrainte de la détermination sociale est attendue. Pour Butler, la sexualité est avant tout ce qui promet du plaisir. Il s’agit de trouver de nouvelles formes de plaisir en déconstruisant des ontologies sexuelles et ses conditions. Le fait que l’hétérosexualité soit marginalisée et le phallus destitué, un plaisir sans limite hors de la camisole des catégories sexuelles serait possible. Donc, une sexualité hors du Phallus.

La question est : qu’est-ce qu’une sexualité hors du Phallus ? Pour la psychanalyse, le phallus a, dès le départ, un rôle central pour la structuration de l’identification sexuelle. Pour Freud qui part du principe du primat du Phallus, le Phallus est, pour les deux sexes, le symbole de la libido. Car, bien que Freud parte de la différence anatomique des sexes quand il dit :

« L’anatomie est le destin », ce sont pour lui « les conséquences psychiques des différences anatomiques » qui seront déterminantes, ce qui est souvent oublié quand Freud est cité dans ce contexte. Un autre concept central est celui de bisexualité, et cela dans le sens d’un dispositif

psychique inconscient. « Les réactions de individus humains des deux sexes […] ont mélangé les caractéristiques aussi bien masculines que féminines. »

Concilier les deux aspects : le concept de la différence sexuelle avec l’hypothèse d’une bisexualité et d’une seule libido pour les deux sexes a entraîné de nombreuses discussions et débats entre les successeurs de Freud dont fait partie Lacan. De même, la question de la sexualité féminine a été réfléchie en profondeur. Pour cette question, l’approche de Lacan n’est fondée ni biologiquement ni culturellement mais logiquement, ce qui lui permet de s’affranchir des attributs sexuels et de leurs contenus.

Ses thèses sont à situer sur un niveau logique. Les formules de la sexuation qui ont été développées dans le séminaire Encore sont conformes à une écriture conceptuelle purement logique. Il s’agit de la relation entre les éléments. Ce qui signifie que les formules qu’il a développées, n’ont pas à voir avec l’interaction entre les deux sexes, même si la dynamique sur laquelle repose cette logique s’exprime dans une interaction concrète entre les deux sexes.

Pour éclaircir quelques questions que pose le mouvement des « Genres » à la psychanalyse, je vais me rapporter au schéma avec les « formules de la sexuation ». Il ne s’agit pas d’approfondir sur des détails. Il s’agit plutôt de dessiner les aspects les plus fondamentaux qui peuvent servir de base pour alimenter le débat.

Dans le séminaire Encore, Lacan traite la question de la différence sexuelle à partir du concept de la jouissance, c’est-à-dire par le rapport que le sujet établit avec la jouissance. Dans la théorie lacanienne le concept de jouissance a moins à faire avec le plaisir qu’avec la souffrance, étant donné qu’il correspond à une satisfaction aussi absolue qu´impossible pour l’être parlant. Ceci semble au premier abord étonnant, c’est ce que je vais développer maintenant plus précisément.

« Homme » et « Femme » ne sont ici rien d´autre que des éléments alternatifs d’une structure, c’est-à-dire, signifiants, où la différence est déterminée par leur place respective dans la structure symbolique. De quel côté du schéma lacanien s’inscrit le sujet parlant dépendra du type de jouissance avec laquelle le sujet s’implique dans sa relation sexuelle à l’Autre. Suivant que la jouissance sera produite par le discours des signifiants ou si elle se rapporte au manque dans l’Autre.

Il faut ajouter quelques éclaircissements en rapport au concept de Phallus tel qu’il est conceptualisé par Lacan. En partant du principe que la sexualité est déterminée par le langage, le phallus dans la théorie lacanienne devient un signifiant. Il est le signifiant qui représente le sujet pour tous les autres signifiants. En même temps, le Phallus est le signifiant qui régule la

jouissance sexuelle. Dans ses travaux plus tardifs, le phallus obtiendra le statut d’une fonction

(ceci se rapporte à la manière de fonctionner de la structure du sujet).

Le schéma de Lacan avec les formules de la sexuation démontre quel rapport logique établissent respectivement les humains en tant qu’êtres parlants avec la sexualité. Sur le côté gauche du schéma lacanien – sur le côté masculin – il s’agit de la fonction phallique. Ceci concerne tous les êtres qui s’inscrivent tous dans la fonction phallique. On peut aussi dire qu’il s’agit d’êtres parlants qui sont tous soumis à la loi phallique, ce qui n’est rien d’autre que la castration symbolique.

La castration symbolique part du principe que les signifiants ne peuvent pas tout dire. De ce qui est dit, nous ne saisissons que la signification phallique. Le phallus est le signifiant qui n’a pas de signification en lui-même ; il est la limite extrême de ce qui peut être énoncé (die äußerste Grenze von dem, was ausgesagt werden kann). Il subsiste toujours un reste qui se soustrait à la signification, c’est-à-dire au sens, un non-savoir. Dans l’ambition de restaurer un sens, le sujet butte à chaque fois sur une limite dans le sens d’une jouissance, l’origine de cette jouissance étant le signifiant. Comme la jouissance phallique tend à l’unification (du signifiant et du sens), elle est aussi la jouissance sexuelle.

Même si tous les êtres parlants ne sont pas sans relation au phallus et à la castration, la relation du sujet au Phallus n’est pas toujours la même. Lacan situe du côté qu’il nomme

« femme », tous ceux, qu’ils soient masculin ou féminin, qui comme êtres parlants ne s´inscrivent pas tous et pas totalement dans la fonction phallique. Il existe différentes manières de s’accorder avec le Phallus.

Ceux qui prennent cette position, ont une jouissance supplémentaire. C´est une Autre jouissance, au-delà du Phallus, donc au-delà du sens et en dehors de la sexualité. Les mystiques mais aussi les psychotiques ont un rapport à cette jouissance, bien que le sujet ne se trouve pas à la même place dans la structure dans ces deux cas. De même, l’acte de création a un rapport à cette position.

Il s’agit de la jouissance de l’Autre dans le sens de l’Autre sexe. En tant que cela, il symbolise le corps de l’Autre. Comme c´est une jouissance hors du langage – donc hors de la possibilité de l’inscription phallique qui rattacherait la jouissance aux lois du langage – ceux qui la ressentent ne peuvent rien en dire. La jouissance de l’Autre n´est pas complémentaire de la jouissance phallique. La jouissance phallique est sexuelle, elle ne se rapporte pas à l’Autre en tant que tel mais au Phantasme. La jouissance de l’Autre ne peut pas être atteinte par la jouissance phallique. Comme dans le paradoxe de Zénon d´Eléa dans lequel Achille ne rejoint la tortue que dans l’infini, entre ces deux modalités de la jouissance il y a une béance. La jouissance de l’Autre doit rester une énigme.

Lacan postule pour cette raison : « il n’y a pas de rapport sexuel ». De même qu’il n’existe pas LA femme – ce qui existe, ce sont des femmes, une par une – LA femme en tant que catégorie universelle n’existe pas. Pour cette raison, Lacan barre le « L » de femme et

désigne la jouissance de l’Autre aussi comme jouissance féminine.

Dans la structure, la jouissance féminine concerne l’endroit où il y a du manque chez l’Autre – cet endroit est désigné par Lacan comme le signifiant du manque dans l’Autre. C’est un trou au lieu de l’Autre (du langage/ de l’Autre sexe), auquel aucun savoir ne peut répondre (sur les signifiants).

Cet endroit, celui du non-savoir, ne concerne pas seulement L femme mais aussi la Vérité en tant que telle. Bien qu’au lieu de l’Autre il existe un savoir, c´est un savoir non-su qui doit être saisi par le sujet. La jouissance phallique en est un effet. Mais « …rien ne nous indique

qu’il y ait nulle part une dimension de la vérité2 » dit Lacan. Il n’existe qu’une dit-mension dont

le garant est l’Autre du langage. C’est-à-dire, il n’existe pas d’Autre de l’Autre, tout énoncé n’a d’autre garantie que son énonciation : ce que je dis n’a pas d’autre motivation en dehors de la langue elle-même.

Si Lacan situe la vérité au même lieu que « L Femme », cela ne signifie pas qu’il n’y aurait rien. La vérité ne peut cependant être dite sous la condition qu’on ne la pousse pas

2 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX (1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », Paris, 1999. C’est l’auteur qui souligne.

jusqu’au-delà de ses limites, la vérité ne peut être dite qu’à moitié. Le vrai ne peut être atteint que de manière indirecte. C’est pour cette raison que Lacan prétend que la vérité possède la structure d’une fiction.

Le fait que la vérité ne puisse se dire qu’à moitié ne signifie pas que le sujet soit sans rapport à la vérité, étant donné que ce qui établit ce rapport c’est le Phallus. Comme tous les autres signifiants représentent le sujet pour lui, une version de la vérité peut advenir qui n’est pas en l’air mais vient, mais prend ses racines dans un Autre (du langage). Il s’agit d’un Autre qui précède logiquement le sujet et duquel le sujet surgit entant qu´un effet de structure. Et ceci exactement au lieu où il manque un signifiant dans l’Autre du langage.

Ce n’est certainement pas un hasard si la séance qui suit l’élaboration de la formule de la sexualité porte le titre de « Le savoir et la vérité ».

Je me suis demandée si le mouvement Transgenre ne serait pas une réponse à une culture dans laquelle le Phallus dans son statut de signifiant de la jouissance fait place de plus en plus à un signifiant qui se situe dans le discours à la place du maître. Soutenu par un discours de la Science qui a situé le savoir à la place de la vérité, le Phallus devient un instrument de pouvoir qui ne domine pas seulement le savoir sur la vérité de la sexualité, mais aussi sur la vie humaine en tant que telle.

À l’époque de Freud, les hystériques étaient celles qui subvertissaient le discours scientifique. Au moyen de leurs symptômes hystériques, elles ont mis en question la position du Phallus. Ce qui rendait la science aveugle, pouvait à nouveau se révéler : la vérité du Sujet. Le mouvement transgenre ne pose plus la question de la position du Phallus mais elle le destitue. Or, quel destin reste-t-il au sujet si le Phallus est dépossédé de cette manière alors qu’il représente l’unique possibilité de relier quelque chose de la vérité du sujet par le moyen des

signifiants ?

« Les identités sexuelles ne peuvent pas être vraies ni fausses, ni réelles ni fictives, ni premières ni dérivées. En tant que porteur crédible de tels attributs, elles peuvent de manière approfondie et radicale devenir in-croyables. » (Ma traduction de Judith Butler : Das Unbehagen der Geschlechter)

Pour Lacan, la Vérité n´a d´autre fondement que la parole, d’où l´Autre comme lieu de la Parole est le garant de la Vérité. Et c’est dans le champ de cet Autre que le sujet advient.

Mais que devient la Parole si dans la volonté de se réaliser soi-même, cette dépendance du sujet en relation avec l’Autre du langage doit être annulé, soit « verleugnet » ?

Des questions comme celle-ci ne se posent pas seulement par rapport au mouvement transgenre mais aussi par rapport aux nouveaux développements en politique et dans les médias.

Freiburg, février 2017

Corps (ensemble de textes)

Chers collègues et amis,

Nous nous étions réunis autour d’un projet d’écriture, grâce à l’impulsion de Francis Hofstein venu nous solliciter avec enthousiasme pour rejoindre un groupe de travail en formation. Nous avons fait corps avec ce projet qui devait mettre la psychanalyse, ses enseignements, au cœur de la création d’un certain discours, comme effet d’une parole constituante.

De balbutiements en trébuchements, d’accords en désaccords, ce projet a bel et bien pris corps. Nous avons écrit dans une certaine adresse et il nous manquait l’accueil d’un lieu de l’Autre pour donner à cette impulsion toute sa portée symbolique, lui permettre un accordage comme effet de résonance et peut-être, un prolongement. À venir.

La Fédération Européenne de Psychanalyse, FEDEPSY, a accepté de se constituer comme lieu tiers pour notre projet en constitution, c’est une portée hautement symbolique, signifiante, qui nous offre désormais un ancrage et donne à notre impulsion toute sa valeur d’acte, à nos écrits une dimension de parole déposée.

Aussi, me tenant dans cette articulation, il me revient de vous adresser quelques mots de présentation de l’institution FEDEPSY qui, sans être une information complète et formelle sur les tenants de la structure (ce qui est largement consultable sur le site internet), feront invitation à la rencontre et ouvriront peut-être sur d’autres échanges et développements.

FEDEPSY a été fondée en 2000 à Strasbourg. Elle s’inscrit dans l’héritage freudo-lacanien de la psychanalyse française, mais elle a inventé la structure qui lui est propre à partir d’une expérience transgénérationnelle strasbourgeoise appuyée d’une part, sur une première expérience institutionnelle, la Bibliothèque de Recherche Freudienne et Lacanienne, la BRFL, qui a été, dès 1985, un lieu d’écriture et de publication, mais aussi un cartel où se sont déroulés des débats relatifs au discours analytique et à son évolution ; d’autre part, sur la fédération d’un certain nombre de liens de travail constituants qui établissent, dans des relations de compagnonnages entre plus jeunes et anciens, une forme de transmission des savoirs, en regard d’une élaboration du désir de l’analyste.

Si elle a gardé comme principe fondateur l’importance de la transmission de ce que nous enseigne la psychanalyse, la FEDEPSY accorde aussi – et c’est ce qui caractérise sa singularité – une part prépondérante et stimulante au principe d’initiative, ce qui donne à chacun une possibilité de se mettre à l’épreuve de son désir, d’en dire quelque chose, comme d’en recevoir ses effets. Se voulant être un lieu d’échanges et de perlaboration, elle promeut la rencontre des discours, convoque l’éthique de la psychanalyse et suscite des effets de passe, de pertes, entre éthique et politique, entre mise en perspective théorique et créativité singulière.

Lieu d’échanges aussi avec la cité, dans une articulation laïque, vivante, avec le champ de la culture, elle est présente dans les débats au cœur des questions contemporaines, mettant en exergue les apports de la psychanalyse à l’élaboration des positionnements dans les discours ambiants. Le journal Analuein a longtemps été un organe de liaison rendant compte d’un dialogue de la psychanalyse avec les productions sociales, scientifiques, culturelles.

Publié sur papier jusqu’au numéro 25 de janvier 2016, le site internet actuel de FEDEPSY propose de retrouver quelques derniers numéros d’Analuein numérisés, qui a été remplacé dans la suite, par un bulletin de liaison numérique restituant surtout, à ce jour, quelques échos d’interventions produites dans le cadre des activités régulières.

L’écriture dans le champ analytique, destinée à l’élargissement de la culture et à l’enrichissement des subjectivités, reste une activité prisée de l’institution FEDEPSY, soucieuse des enjeux de la parole comme de la garantie de ses fonctions dans une modernité toujours plus incertaine, désarrimée et violente, un monde sphérique, replié sur lui-même et appauvri sur un plan symbolique.

Je propose de remercier Francis Hofstein de l’occasion qu’il nous a donnée de poser la question du corps, dans une perspective largement ouverte sur nos résonances propres, à l’interface entre l’intime et le public, le subjectif et le collectif.

Si l’accueil de notre publication sur le site de FEDEPSY permet en après-coup de matérialiser le lieu d’une adresse, il permet avant tout une mise en dépôt d’un objet, jusque-là remis comme lettre en souffrance, dépôt qui sera sans doute la pierre angulaire d’une nouvelle perspective de travail. Sur le fil de la lettre.

Merci à FEDEPSY d’avoir répondu présente.

Ouverture

Francis Hofstein

Il y a des aventures qui commencent bien, et bien qu’il s’agisse d’un projet porté par des psychanalystes, l’avenir semble serein et assuré. On s’engage donc, toujours prêt à en découdre avec la psychanalyse et ses enjeux, ça prend tournure, et puis reviennent le narcissisme et son corollaire de rivalité. Les différences se radicalisent, l’autre, le proche devient un adversaire et se rejoue cet Unheimlich qui rebat les cartes et pousse à la rupture. Celle-ci a touché tous les auteurs dont les textes devaient composer un « cahier » sur le corps, la particularité des sept ici publiés étant d’avoir été demandés par le signataire de ces lignes qui, bien qu’ayant quitté l’association, n’a, à aucun moment, songé à les abandonner à leur sort.

Heureusement disparates, ils disent des préoccupations du jour et des interrogations conceptuelles sur le corps au présent et au passé, et se répondent moins qu’ils ne s’articulent en opus incertum. Leur acceptation par la Fédération Européenne de Psychanalyse et École psychanalytique de Strasbourg n’en est que plus gratifiante.

Bref retour sur la question du corps par Bertrand Ogilvie

Entrelacs Corps 3 Ogilvie

Ce que porte le corps par Martine Chessari Porée du Breil

Entrelacs Corps 4 Chessari

Le corps d’Anna sur le divan de son père par Manuel Hernandez

Entrelacs Corps 5 Hernandez

A son corps défendant – A mon corps défendant, à corps perdu par Martine Bonamy

Entrelacs Corps 6 Bonamy

L’incorporé par Jérémie Salvadero

Entrelacs Corps 7 Salvadero

Les fins de Jacques Lacan par Francis Hofstein

Entrelacs Corps 8 Hofstein

La Lettre de la FEDEPSY – juin 2022

Voici le numéro 9 de la Lettre de la FEDEPSY (juin 2022)

Newsletter Fedepsy Juin 2022

Bonne lecture !

Lecture libre et courte du texte de Betty Milan, Pourquoi Lacan[1]

« Hélas ! En quelle terre encore ai-je échoué ?
Vais-je trouver des brutes, des sauvages sans justice
ou des hommes hospitaliers craignant les dieux ? »
Homère, Odyssée

Betty Milan écrivain, psychanalyste, fut une analysante de Lacan dans les années soixante-dix, entre 1973 et 1977. Il s’agissait pour elle, lui retourne Lacan au seuil de l’analyse, de « découvrir l’Amérique ».

Dès l’abord elle annonce d’où cela se trame dans l’espace et le temps : « Quarante ans plus tard, j’ai eu envie de revenir sur ce qui s’était passé au 5 rue de Lille, où, entre autres choses, j’avais appris à privilégier le moment opportun ».[2]

En tout cas, nous sommes dans l’après, cela revient plutôt de loin, où quelque chose de la « cause », du Pourquoi Lacan – qui n’est pas une question ici – peut s’écrire avec une grande finesse, et j’y reviendrai, avec une certaine simplicité. Il semble qu’elle dispose désormais de ce travail, pour permettre d’en situer ce qui a causé là, ce qui fait cause, ce qui a causé le désir. N’est-ce pas déjà là une manière de répondre à cette question, avec et dans la poursuite par-delà Freud : c’est quelque chose qui avait été formulée ainsi par J.-R. Freymann[3], la psychanalyse lacanienne, par-delà l’interprétation du désir, vise ce qui cause le désir. « Pourquoi Lacan » – parce que l’a cause du désir ?

Mais ce n’est pas cela qui apparaît au premier plan ici. C’est plutôt le travail rondement mené des associations et du procès de la découverte, comme prise de conscience signifiante de ce qui présidait à.., précipitées par les maniements de séances courtes alliées au « moment opportun », qui se révèle ici dans toute son efficience et parle de Lacan. En ignorant ici peut-être les affres plus laborieuses de l’affaire, ce texte nous permet de repérer distinctement les bascules et comment elles se trament.

Cet ouvrage avec la force d’une simplicité d’expérience – à peine quarante ans ! – attise l’intrigue, et tombait à merveille pour qui comme moi, non seulement tends à constituer une pratique et donc à se repérer dans l’appréhension d’une « position d’analyste », in situ, mais qui travaillais en parallèle à relire l’écrit de Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir »[4]. Car bien des jalons inédits posés par Lacan dans ce texte, se retrouvent illustrés sur le vif, à l’œuvre, dans les éléments rapportés ici par Betty Milan et du même coup d’ailleurs, apparaît toute la cohérence et la rigueur de Lacan dans la théorisation de la pratique. Ainsi, apparaissent en acte, les positions de Lacan sur l’installation de la situation analytique, le supposé savoir et le non savoir, l’être/manque à être (de l’) analyste, l’interprétation, la fin de cure, la tiercéité dans le transfert – de manière centrale ici aussi, donc, les effets et motifs de la séance courte et sa descendance aujourd’hui : il me semble intéressant pour de jeunes analystes praticiens, de lire ces deux textes en regard l’un de l’autre.

Il y aurait là aussi une méta-lecture, celle de ce no man’s land entre deux langues, où l’un s’appuie et se perd dans l’autre, alors qu’elle arrive en France et souffre de ne pas se retrouver en français, et que Lacan fraye dans les motifs culturels en portugais du Brésil, intraduisibles, qu’il ignore. L’occasion de réinterroger les jeux de l’énigme comme « énonciation sans énoncé » chez Lacan, avec la part transférentielle à cet endroit, les jeux de délogement ou d’exil, les jeux mais plus essentiellement encore, si l’on parle de l’héritage lacanien, de cet accent mis non pas sur la manière dont l’analyste doit savoir faire avec son savoir, mais plutôt avec son non savoir, voire comme il le dit dans la Direction de la cure, motif qui sera moins repris par la suite, avec son manque à être plutôt que son être.

Entre « revenir sur » et « faire retour »

Articulés et distingués – il y a ici un « revenir sur », qui m’amène à la question d’un « faire retour ». Véritable thème pour la psychanalyse, le « faire retour », s’entend dans la question et le travail de l’interprétation, mais bien aussi quelque chose de la transmission de la psychanalyse. Des « retours », on nous en demande dans l’institution ; la modalité du « retour d’expérience » a été protocolisée dans les pratiques institutionnelles aujourd’hui sous le terme de « RetEx », par exemple.

Le « retour » est un thème lacanien, presque une méthode-programme : le « Retour à Freud », Le « Retour à Descartes ».

Lacan a porté la question du « retour » à hauteur d’un véritable geste théorique, voire philosophique, un peu, en moins systématique, comme certains ont promu « l’épochè », comme suspension du jugement[5] au rang de méthode philosophique pour accéder à la vérité : il s’agit de faire retour au texte, de lire un auteur, dans un rapport à son désir inconscient, à partir de la découverte freudienne de la part de l’inconscient. « Faire retour » dit faire résonner une authenticité, les points inauguraux et les points d’impossibles, mais aussi les présupposés/préjugés d’une pensée et le rapport entre savoir et vérité. Le « retour » chez Lacan, est la réanimation des « arêtes » d’un texte, c’est-à-dire, toujours chez lui, quelque chose a trait à la notion de « réel » et de sa prise en compte, malgré les difficultés que cela ouvre, disons la castration que cela impose.

Or finalement, tout le texte, voire le parcours analytique ici, peut être lu et travaillé à partir de ce motif d’un impossible retour, comme si l’analyse de Betty Milan se faisait dans sa résistance à s’en retourner au Brésil, vers sa langue, vers sa culture, le temps sans doute, de pouvoir y « faire retour » véritablement, au sens lacanien du terme, puisque c’est là que quelque chose doit re-fonder son histoire. Pas de retour avant de pouvoir « faire retour » et refente subjective et re-nom, dans sa propre langue ayant mis à jour et traversé le fantasme autour du tabou de l’origine et de la honte du nom et des rapports fille/femme/mère ?

Certes, le geste ici tel qu’elle le pose, est plutôt un « revenir sur » ; revenir sur les traces. Elle le dit : les traces, quasi photographiques, sont celles des « moments décisifs ». Il me semble que cela aussi constitue comme dirait Lacan une « arête » du texte : le rapport entre souvenir et levée de refoulement, propre au travail de l’analyse, quand l’un justement, vient faire écran à l’autre.

Temps, mémoire et souvenir :

Autre motif qui fait résonner la psychanalyse et la « voie » lacanienne tout entière : la question des temps. Des temps logiques et des temps de la séance.

Assez vite, elle constate : « Je ne me souviens pas de tout ce qui s’est passé pendant l’analyse. Mais de ce qui a été décisif, je ne l’ai pas oublié, j’ai même conservé de certains faits une mémoire photographique ».[6]

Là aussi faudrait-il en faire un thème ? Comment interpréter ceci que beaucoup d’analysants ayant publié sur leur cure, ou témoigné, relatent de l’insaisissable souvenir de leur cure : il est bien connu que le Petit Hans disait avoir tout oublié. De quel oubli se voit frappé le travail de la cure, qui travaille tellement la mémoire ? G. Pommier évoque cette question dans son retour sur ce même texte de Betty Milan dans un échange avec elle pour les éditions Erès : « une amnésie recouvre le jeu de l’inconscient lui-même [qui se dévoile pourtant] bien que ce jeu transforme le rapport du désir : cela se ressent, mais sans savoir le dire ».  Il propose de considérer sur le modèle d’une amnésie infantile, une amnésie analytique.

En termes de mémoire, cet ouvrage montre bien combien le souvenir vient faire écran : il n’est pas pareil de se souvenir d’une scène que de « lever un refoulement ». Un souvenir se présenterait comme fait établi oublié et ne s’entend pas comme une association, un Einfall : la levée du refoulement n’est pas tout à faire comme on exhume une scène passée, selon les métaphores des débuts de la psychanalyse, mais d’entendre, au sens de conscientiser, réaliser une connexion inouïe et pour cela comme « nouvelle », effet du refoulement du désir, par-delà la logique du sens souvent, entre deux éléments.

Le temps de l’analyse se branche à la fois sur le temps chronologique, le temps de l’histoire de et dans la cure, et sur un temps impraticable par la conscience en réalité, surgissant mais sans cesse nécessairement recouvert.

La consultation – « guérir », dit-elle

« Le Nachtäglich » était aussi le fondement de la pratique du Dr. Il interrompait la séance sans aucune explication, faisant confiance à l’analysant, à sa capacité de découvrir seul la raison de l’interruption. Il incitait l’autre à s’analyser lui-même [..]. D’où la substitution du patient par le mot d’analysant. La position du patient est celle de celui qui attend, celle de l’analysant de celui qui se livre à l’analyste ».[7]

Dans cet ouvrage se dessine cette ligne de fuite à partir d’une demande de soin, d’une plainte, d’une souffrance : sur le divan, il ne s’agit plus de la position du patient mais de celle de l’analysant, au travail dérangé, perplexe. Dérangé est un terme qui signifie la folie, mais il est aussi un terme de Lacan, dans le séminaire XXIV, où il évoque ce qui se reçoit de l’analyste, comme « ce qui dérange les défenses ».

Betty Milan aborde quelque chose de cela d’une autre manière, un peu plus loin dans l’ouvrage, où elle note ceci de la reprise de Lacan à l’authenticité de la passion freudienne : les patients/analysants sont les héros d’une aventure existentielle ; il y a une dimension épique à la psychanalyse. Est esquissé quelque chose de cette trame, passage ou battement, entre le cabinet médical ou le cadre psychothérapeutique où se dépose et soulage la douleur, aux aléas d’un périple révolutionnant et épique ?

Cette dimension de l’épique, tout au moins de l’intrigue, elle prévaut finalement à l’intrigue de séries comme En thérapie[8]. L’humain ne se livre pas tout entier, il s’aveugle et s’évite, il est divisé. Contrairement à cette formule du Priam de l’épopée, L’Illiade : « tout est beau dans ce qui se dévoile ». Ce n’est pas le premier mouvement de l’analysant. Et pourtant c’est bien quelque chose de l’ordre de la « découverte de l’Amérique », comme Lacan le renvoie à Batty Milan, dont l’analysant se met en quête : là où la santé, le vivre, pour l’humain reste aussi une question de l’être et n’être et de lettre.

…Et la rencontre

Je ne l’ai pas mis comme premier point, pour changer.

Mais il y a bien sûr de cela qui transparaît fortement dans ce texte. De la rencontre largement attendue, comme une terre nouvelle. À la fois combien la rencontre est supposée, déjà ouverte par le désir, le périple, l’acte de ce couple de chercheurs qui vient rencontrer Lacan en France. Mais il y a aussi cette manière assez directe qu’à Lacan de signifier ici son désir d’analyste, entre accueillir et cueillir. D’emblée, il fait une offre, de quoi arrimer quelque chose de la demande d’analyse qu’il repère alors.

Betty Milan évoque bien vite la poésie de l’amour, et sourd de façon sous-jacente, une danse genre courtoise. À savoir si c’est elle, une Dame, de Lacan car quelque chose de cet ordre-là s’entend dans la forme de sa politesse, rythmé d’un « Dites-moi, ma chère ». Mais finalement, n’y-a-t-il pas chez elle aussi, donnant encore du « maître » et du « docteur », qui n’évoque pas ici une servilité, mais parfois, c’est peut-être moi qui le dit, cela évoque le « chevalier servant », honorant l’éclat et la beauté du (de la ) geste.

Enfin, sur ce thème, je souhaite transmettre cette référence à un texte drôle, déjà évoqué en formation, qui reprend deux témoignages concernant la rencontre fortuite de Charlie Chaplin et Jean Cocteau sur un paquebot, au cours d’un voyage vers l’Asie. Le drôle est de voir à quel point la tonalité et ainsi le transfert est discordant de l’un à l’autre, apportant au même évènement, une présentation tellement éloignée, que l’on réalise à quel point la rencontre est dans le même mouvement, un ratage de la rencontre. Une lecture très drôle, se trouvant dans l’Anti-manuel de français de Duneton et Pagliano[9]. Je n’en reprends ici qu’un passage, du récit de Cocteau, tant il résonne avec l’effet de métaphore nouvelle produite par la rencontre amoureuse – et ce sur fond du ratage qui n’apparaît pas ici, ne reprenant pas la version de Chaplin « [..] Je touchais un mythe en chair et en os (..) Chaplin, lui, secouait ses boucles blanches, ôtait ses lunettes, les remettait, m’empoignait par les épaules, éclatait de rire, se tournait vers sa compagne, répétait : « Isn’t it marvellous ? Is it not marvellous ? ». Je ne parle pas l’anglais. Chaplin ne parle pas le français. Et nous parlons sans le moindre effort. Que se passe-t-il ? Quelle est cette langue ? C’est la langue vivante, la plus vivante de toutes, qui naît de la volonté de correspondre coûte que coûte, la langue des mimes, la langue des poètes, la langue du cœur. Chaque mot de Chaplin, il le détache, le pose sur la table, sur un socle, se recule, le tourne sous l’angle où il s’éclaire le mieux. Les mots qu’il emploie à mon usage sont faciles à transporter d’une langue à l’autre (..) C’est une bien nouvelle langue que nous parlions, que nous perfectionnâmes, même, et à laquelle nous nous tînmes à la grande surprise de tous »[10].

Sans aller chercher ni se laisser fasciner par la dimension du mythe, la psychanalyse en se situant sur la tranche de la parole entre le manifeste et le latent, permet de n’être pas forcément arrêté par un mot dont on n’a pas le signifié, qui fait à proprement parler énigme ainsi définie par Lacan, et qui sur le fil du transfert résonne parfois, avec l’indicible de l’amour. En tous les cas, la vérité du sens ou du signifié ne doit faire loi, ni limite, et l’énigme du signifié, ne doit pas conduire à faire de tout mot étranger un signifiant ou un mot passe ! Par ailleurs, pourrait se travailler là, la question du rapport et de la référence à l’Autre, à l’illusion d’un Autre de l’Autre, qui se trouve là relativisée. Il n’y a pas d’Autre français plus vrai qu’un Autre portugais qui détiendrait la réponse, et la démultiplication des langues fait alors ici plutôt place à l’équivocité et à l’infinité de l’Autre.

La fin d’analyse

Même la fin d’analyse si difficile à saisir prend ici une consistance, toujours énigmatique.

Dès l’ouverture de son texte, Milan affirme un principe lacanien selon elle, qui viendra faire support à l’acte analytique parfois tranchant, en le faisant résonner avec la formule latine « primum non nocere » : « avant tout, ne pas nuire » ; qu’elle reprend d’un « avant tout ne pas rompre ».

Que fait-on en fin de cure si ce n’est rompre ?… et sinon… Chuter ? Se défaire ? Lâcher, perdre ?

Ce qui apparaît c’est l’âpreté de ce démêlé de fin de cure : qui s’accroche de trop ? Elle ou lui ? Car il semble qu’il y ait une dimension de « trop ». Entre le geste lacanien qui fit entrer dans l’analyse avec un tel panache : celui du ne pas rompre du côté de Lacan, poussé jusqu’à la perplexité – que fait-on de ce « ne pas rompre » ? Doit-il chuter comme une dépouille, une forme de matrice ou de placenta ? Quelle fin pourrait bien trouver un « ce qu’il y encore à dire », qui tourne en rond pour finir, en effet ?

Et elle de même. À quand le retour au pays natal pour que tout cet exil prenne éventuellement le sens d’une refondation par la traduction notamment, par le processus secondaire ravivé dans sa propre langue, « augmentée » de la langue d’un autre, d’un Autre ? Qu’est-ce qui m’y tient encore au 5 rue de Lille ? Est-ce pour lui ou pour elle ? Finalement on s’arrête là sur une passe, ce dont elle peut rendre compte d’un acte analytique qu’elle évoque avec Lacan en analyse de contrôle.

Mais la fin se fait sentir, dans la défaite, comme le vin vire au vinaigre, une défection de la trouvaille, et l’introduction d’un absurde qui vient prendre le pas sur l’interprétation surprise, le supposé savoir perd de sa superbe et sans doute Lacan, poursuit ce processus là et le laisse se faire. Un point de solitude et à un moment : « cette fois je m’en vais » ; plus tard « c’était quoi tout cela finalement ». Sans doute faut-il aussi que ce soit une fin non signifiante, non interprétée d’emblée, un épuisement à cet endroit, désir reversé ailleurs pour elle. Ou qu’il y ait une fin actée, puis comme une turbine tout juste arrêtée qui continue la lancée de son mouvement jusqu’à l’épuisement mécanique de lui-même.

« Ils m’ont appelé l’obscur et j’habitais l’éclat »

Ceci est un vers d’un poème de Saint-John Perse cité en exergue, si magnifiquement trouvé par Betty Milan, pour symboliser ce texte, mis à l’origine en épitaphe à son texte au moment de la mort de Lacan, et ce qui est mis là en abîme : un coup d’éclat sur l’abord lacanien comme coup d’éclat dans l’histoire de la psychanalyse. Éclat de « vers ». On tire par les cheveux mais tout de même, la dimension poétique est vitale : la psychanalyse lacanienne en météore assez imparable qui troue, ouvre une brèche dans la pensée, dans la séance, dans l’histoire de la psychanalyse, « dérangeant les défenses » , donc – brèche du « réel », du petit « a », de la division subjective, qui signifie peut-être le manque pour les plus angoissés, mais aussi la possibilité pour beaucoup, de changer, de s’éprendre, de se décider un peu.

Certes, en lisant cela on peut se dire : c’est du luxe ; du Brésil à la France, possibilité d’un espace suspendu, des select séminaires parisiens, au Cabinet de curiosité de Lacan – quelque chose que le social exsangue et fonctionnel aujourd’hui ne pourrait plus se permettre ? Coupures abruptes de l’Autre qui n’embarquerait plus personne ? Qui et comment se supporte aujourd’hui le rapport à l’énigme de sa souffrance, énonciation sans énoncé ? Pourtant, nous ne sommes pas sans subir et obéir à des injonctions dans l’état d’urgence guerrier et sanitaire, d’urgence sociale aussi. C’est plutôt une forme de fermeture de la pensée aux effets, quoi, de perte ?, de la parole, ce thème revient dans les échanges au sein de la Fedepsy.

Dans ce sens, ce livre nous permet de saisir quelques extraits de l’acte analytique dans son plus simple appareil, sobre et génial. Depuis le 5 rue de Lille ou une policlinique, il reste que pour beaucoup, cette brèche dans le béton de la langue, des discours, d’une communication performative, est parfois la seule ouverture permettant de se ressaisir pour soi, s’entendre et se repérer, se reconnaître, avoir en-vie, se tenir en-vie, soutenir l’en-vie.

Quelles sont les conditions d’ouverture à l’acte analytique aujourd’hui ? Ce texte, outre de restituer l’intrigue de la psychanalyse, permet de saisir autrement la question de l’invariant et du contextuel – la question d’époque, pour la formation des analystes. Quelque chose qui est élaboré en ce moment autour du séminaire du mardi au sein de la Fedepsy et qui met au travail l’actuel rapport à la parole et des remaniements de la praxis psychanalytique à mettre en œuvre, voire instituer ? Au niveau du pré-analytique, J.-R. Freymann en parlait comme préliminaires aux préliminaires, d’ouvrir déjà à l’ « effet de parole », avant tout effet possible d’interprétation. Et même, de se prendre pour objet et auteur de sa propre histoire, une re-nomination qui ne se réduise pas à un fantasme d’autodétermination de son être.

  1. B. Milan, Pourquoi Lacan, Editions Erès, Toulouse, 2021.
  2. B. Milan, Pourquoi Lacan, Editions Erès, Toulouse, 2021. p. 9.
  3. Séminaire qui travaillait alors l’effet de coupure entre psychanalyse freudienne et psychanalyse lacanienne : « il y a une sorte de retournement important. Chez Freud, il s’agit de soutenir la question du désir, chez Lacan, il s’agit d’aller au-delà de la question du désir, de partir en quête de ce qui cause le désir tout en sachant qu’en aucun cas il y a quelque chose qui le cause ».

    Inconscient – Répétition – Regard -Transfert, Séminaire du lundi 2013-2014 à partir de Lacan, Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux, 1964.

  4. J. Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » (1958), Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  5. Reprise d’un motif de la philosophie grecque antique, au fondement de la phénoménologie de Husserl, puis Merleau-Ponty notamment.
  6. B. Milan, Pourquoi Lacan, Editions Erès, Toulouse, 2021, p. 17.
  7. B. Milan, Pourquoi Lacan, Editions Erès, Toulouse, 2021, p. 13.
  8. Série En thérapie, créée par É. Toledano et O.Nakache, première diffusion en 2021, Arte.
  9. C. Duneton, J.-P. Pagliano, Anti-manuel de français, Seuil, Paris, 1978.
  10. C. Duneton, J.-P. Pagliano, Anti-manuel de français, Seuil, Paris, 1978, p. 168-169.

Qu’est-ce que l’inspiration ?

Qu’est-ce que ces mots qui viennent à l’esprit, se déroulent en phrases, viennent on ne sait d’où ? Et pourquoi l’inspiration se poursuit-elle plus fluide lorsque je fais glisser la plume sur le papier, plutôt que taper les lettres sur les touches du clavier ?

Qu’est-ce que l’inspiration ?
En un sens simplement une forme de symptôme, ou de manifestation de l’inconscient, manifestation des quelques mécanismes psychiques qui nous régissent à notre insu.
Les idées nouvelles et pertinentes naissent ainsi – les idées fausses, absurdes, délirantes… de même. Jusque dans les réflexions et recherches scientifiques, entre connaissances établies et données de l’expérience, l’articulation soudaine d’une hypothèse est de l’ordre de l’inspiration.
Donc de l’ordre d’une forme de symptôme, de l’ordre d’une manifestation des quelques mécanismes psychiques qui nous régissent à notre insu.

Nouage intime de la grandeur et de la misère de l’être humain, de sa merveille et de son abjection. Ce n’est que cela, jusqu’à l’inspiration, un artefact des rouages du psychisme, des quelques éléments qui nous déterminent – et c’est cela !.. la poésie, l’art, la découverte (qui révolutionne le traitement d’un cancer), l’intelligence subtile d’une remarque (sur le cours de l’Histoire ou la psychopathologie du quotidien).

Le psychanalyste passe son temps à entendre ce nouage, à être témoin de lui : « ce n’est que cela » et « c’est cela !.. » dans le même mouvement.

Essai d’illustration clinique.
Allongée sur le divan elle raconte : « lorsque j’avais huit ans mes parents se sont séparés, en bons termes d’ailleurs, ma mère a laissé la maison à mon père. J’ai appris alors que mon père avait une maîtresse et un enfant d’elle, un garçon du même âge que moi. Ils sont venus s’installer dans la maison, « notre » maison. Ma chambre est devenue celle de ce garçon. Mais ce n’est pas cela qui me préoccupe, je l’ai assez bien vécu je crois, et puis c’est du passé, certains vivent des choses tellement plus terribles, ce qui me préoccupe c’est l’hyperactivité de mon fils, et mes relations amoureuses désastreuses. Avec les hommes je fais n’importe quoi, il n’y en a pas un que je rencontre avec lequel une vraie relation serait possible. » Hommes mariés, hommes instables, hommes marginaux non présentables à son père, hommes libertins, la liste est assez longue. Pourtant certains dans un premier temps semblent « bien sous tous rapports » – le premier temps est toujours court.

Elle y revient à plusieurs reprises au fil du temps, bien sûr, à sa chambre devenue celle de son demi-frère – d’abord « ben c’est assez logique, il n’y avait pas d’autre chambre disponible » – puis la blessure, puis la révolte, puis la prise de recul – « bon, j’ai compris, j’ai compris beaucoup de choses à présent, pourquoi cela ne change-t-il pas dans ma vie ? C’est vrai, il y a eu des petits changements, je voyage, je prends des cours de danse, j’ai ouvert d’autres espaces que la relation de couple, mais pour l’amour ça ne change pas ! Est-ce que cela a vraiment du sens de continuer à en parler, est-ce que cela va m’aider ? »
En parallèle elle continue à me raconter ses déboires amoureux, les répétitions d’impasses, avec des variantes : un homme puis un second l’amènent à des expériences sexuelles à trois, avec une autre femme.
Un jour elle évoque une fois de plus la séparation de ses parents, et s’ouvre soudain tout un pan caché jusque-là : mais comment est-il possible que sa mère ait si bien supporté la séparation, renoncé à sa part de la maison familiale ? La chambre de sa mère, chambre conjugale, est devenue la chambre de l’autre femme, comme sa chambre est devenue la chambre de l’autre enfant. Il est vrai que la mère avait un amant elle aussi, se rappelle-t-elle alors.. Ses parents vivaient-ils chacun sa vie, en parallèle ? Depuis quand ? Pourquoi ? Pourquoi la mère accepte-t-elle si « facilement » ? Le savait-elle déjà ? Une forme d’histoire à trois ?.. Tout un fil de questionnements commence à se dérouler..
Pourquoi à ce moment-là ? Serait-ce l’analyste qui a entendu davantage cette question, et y aurait-il eu presque de la surdité à ne pas l’entendre jusque-là ?
Serait-ce la temporalité, une temporalité nécessaire, un passage par plusieurs boucles autour de la question cruciale avant de pouvoir entendre les points sur lesquels le sujet est crucifié ?
Serait-ce un élément anecdotique de plus qui aurait permis de sortir des sillons habituels de pensée (le père a commis une injustice à son détriment et au profit des filles de sa nouvelle épouse) ?
Quelque chose bouge, quelque chose change. L’homme dont elle me parle depuis quelques mois déjà – « il est vraiment pas mal, il me plaît à peu près, mais il ne veut pas s’engager, parce qu’il a eu de mauvaises expériences par le passé » – cet homme-là la demande en mariage, elle accepte.
L’histoire ne s’arrête pas là, pas de happy end, je ne connais pas encore la suite…

Ainsi « oui », tous ses déboires amoureux ne sont pas sans lien avec la séparation de ses parents, cette « si vieille histoire si bien vécue pourtant », et plus précisément l’emménagement rapide de la maîtresse et du fils « illégitime » dans la maison familiale (d’ailleurs elle ne se sent pas « légitime » dans la demande de plus d’attention qu’elle ne parvient pas à adresser à son père, a-t-elle répété souvent) .
Notre vie est déterminée par des éléments de cette teneur-là, et déterminée de façon tout à fait singulière – telle autre femme dont les parents ont divorcé rencontrera à quinze ans son premier amour qui restera l’unique et finira de vieillir avec elle, tous deux grabataires en maison de retraite – je ne dis pas qu’il n’y aura pas eu entre eux et entre temps quelques unes des haines et coups bas habituels…

Notre vie est déterminée par des éléments de cette teneur-là, et parfois plus anecdotiques encore, détails d’apparence accessoires…
« Ce n’est que cela », mes choix, ma vie, mon métier, le lieu où je vis, tout mon parcours ne sont que des conséquences lointaines de quelques éléments incrustés en mon psychisme. Et jusqu’à ma pensée, ma vision du monde, jusqu’à l’inspiration, déterminées par la toile ou le réseau magnétique émanant des quelques éléments incrustés.
« Ce n’est que cela », un être humain, un truc boiteux de bric et de broc, mais d’une part ce truc peut s’émanciper un peu de ses propres rouages. Et d’autre part l’inspiration, alors même qu’elle est déterminée en partie par les quelques petits rouages, ouvre des perspectives insoupçonnées,
insoupçonnables.
L’inspiration, l’invention, la découverte, le voyage, l’ouverture à l’autre, la rencontre, nommez-la comme vous le voudrez.

Le psychanalyste dans sa pratique est au cœur du nouage paradoxal « ce n’est que cela » / « c’est cela !.. ».
Lorsqu’il parle de sa pratique, le nouage est mis en abîme, redoublé. Alors entre paradoxe et abîme il y a bien plus de risques de se perdre que de se faire entendre.
Redoublé parce qu’il s’agit précisément d’en parler, du nouage paradoxal et de ce qui ne peut se dire. En parler et ce ne sera jamais tout à fait cela – ce que je dis/écris n’est « que cela », et à la fois si l’inspiration me porte « c’est cela !.. » Et je n’en parle qu’à en avoir une idée (« ce n’est que cela » / « c’est cela !.. »), et ne pas la saisir, et le supporter, et parler – tout de même…

P.S. : c’est tout à fait à contre-courant de la pseudo-clarté pseudo-rationnelle exigée par le discours ambiant – et c’est précisément ce que le psychanalyste peut tenter de faire entendre aux humains d’aujourd’hui.
Si de ma place d’analyste j’ai quelque chose « à dire » au milieu du chaos et de la cacophonie du monde, c’est précisément ceci.

« Que diable allait-il faire dans cette galère de la psychanalyse ?

– apprendre à parler ? – »

De retour au « pays de l’Autre » après de longs séjours inhospitaliers, je me retrouve présentement dans une Weltanschauung (conception du monde) ambivalente.

Autant je trouve un cheminement pertinent pendant mon « absence-présence » en ce qui concerne le fonctionnement institutionnel de la FEDEPSY et de l’EPS, autant je trouve – sans un regard d’envie – le manque d’initiatives au sein du champ psychanalytique.

Le « devenir ancien » conduit-il à de la déception ou bien dans ce retour d’univoque ? Y a-t-il du vrai dans ce regard sur la cinétique de mes proches qui semblent avoir oublié de prendre du « temps pour comprendre » ? Apprenons à rajeunir grâce au Wissentrieb (à la pulsion de savoir).

Un vrai rêve d’adolescent : les séminaires sont bondés, les groupes cliniques fleurissent, la psychanalyse en extension s’étend aux autres institutions.

Mais où sont passés les « artisans inventifs », les contestataires qui débattent avec une période de Freud, de Lacan ou avec les post-freudiens ?

Les lecteurs (s’ils lisent) ne sont pas des interprètes et ne sommes-nous pas à la recherche d’originalités humaines qui ne cherchent pas obligatoirement des galons d’adjudants ?

Je connais les échos à ces remarques mélancoliformes sur la déverbalisation : il y a toute la période du COVID (j’en sais quelque chose !) et il y a la guerre à nos portes.

On voit déjà à quel point les gens osent s’habituer à la barbarie de la guerre (qui, aux dires des Russes, ne porte pas ce nom). Freud aurait déjà repéré que l’humain cherche avec délice l’inhumain[1] qui est en lui et les pulsions les plus abominables ne cherchent que l’occasion de fleurir. Les effets civilisateurs ne sont jamais acquis.

Je ne fais pas un anachronisme, le champ analytique et le discours analytique ont un rôle à jouer dans le monde actuel face à la « désymbolisation » avec des effets générationnels difficilement repérables, mais existants.

La transmission a pour mission de passer le relais d’une génération à l’autre. Quant à la psychanalyse (contrairement à l’Université et à la politique) elle détient un espace tiers qui est celui de la cure analytique.

Rappelez-vous les propos de Lacan sur la transmission[2]. La psychanalyse ne se transmet que par le divan et ses dérivés. Mais voici le problème du psychanalyste : « Est-il à même de soutenir la situation analytique, et en plus sur la durée ? »

Le problème : l’héritage de cette capacité ne se fait ni dans l’institution d’analystes (même si elle y contribue), ni sous forme d’un virus ou par la filiation d’un Maître[3].

Buts de l’analyse : faut-il penser abusivement qu’on est à même de transmettre les rapports à l’inconscient quand on ose perdre… pour un temps, les petits autres… ? On me rétorquera alors : que devient l’amour dans tout cela ?

Réponse à entendre aussi du côté des religieux. Sont-ils les mêmes, ceux qui cherchent D. et ceux qui l’ont trouvé ? Cela fait un peu partie des entretiens préliminaires de chercher le rapport à Dieu dans le rétroviseur ?

Dans les nouvelles générations que je trouve plus « normales » que nous, avec des fétiches téléphoniques qui ne les quittent plus, peu de choses les rapprochent de la situation analytique. Il va falloir introduire quelque chose pour réouvrir les portes de la psychanalyse. Les impossibilités actuelles tiennent aux nouvelles définitions des rapports des langages à la parole et au discours. Cela ne remet pas en cause que « l’inconscient est structuré comme un langage[4] », c’est plutôt que le « discours ambiant », le contexte langagier synchronique, dénie toute diachronie et toute historicisation subjectivante.

Difficile alors de donner accès à une parole « qui ne serait pas du semblant ».

« Peut-on apprendre à parler à partir de la psychanalyse ? » Affirmatif !

Cette phrase semble d’une naïveté infantile avérée. Mais nous pouvons y répondre que le « tout langage » et le « moulin à parole » ne se rapportent pas directement au sujet dit de l’inconscient.

Pénétrer dans le monde des « formations de l’inconscient » provoque une césure dans le langage commun auquel l’être parlant s’identifie et s’affiche souvent dans les « stéréotypies de bistrot[5] ». Et ceci n’anticipe pas sur quelque « autismé »… ou sur un diagnostic « DSMisé ».

Le problème est que cette acquisition de la « parole pleine » ne saurait se répandre aisément dans le collectif. Ce qui explique d’ailleurs pour une part la mise au rencart du champ analytique.

Le monde actuel se meut non seulement dans un individualisme saisissant mais dans un refus du particulier et de la singularité. Comment se fait-il que la pression générationnelle aille plus dans les méandres de l’individualité que dans une quête communautaire et civilisationnelle ? Je peux risquer une interprétation. À force d’expliciter la psychologie collective autour de l’idéal du moi, on oublierait presque que le « parlêtre » se trouve souvent derrière le moi idéal[6] » qui est l’héritier fondamental du devenir du narcissisme de l’enfance.

Dit autrement « quand on est plus de quatre, on est une bande de cons[7] » calfeutrés dans un narcissisme et dans un infantilisme flamboyant. Un monde de bébés vengeurs honteux de leur origine ?

En guise de préambule je tiens à anticiper mes propos à venir, en schizant le précieux langage du postulant-névrotisant virtualisant de la parole et des griffes univoques de la paranoïa hétéro-punitive qui sont à l’origine d’une destinée bien univoque.

C’est que la paranoïa traverse sans coup … (et avec coups) les différentes générations[8], alors que le névrotisant en formation se doit d’être baigné dans les limites du berceau verbal.

Pour ce faire et pour produire un distinguo, il nous faut aujourd’hui relire « La technique active » de Sándor Ferenczi[9] pour éviter que la psychanalyse soit remise dans les musées archéologiques.

  1. S. Freud (1927), L’avenir d’une illusion, Paris, Puf, 1973.

  2. J. Lacan, Lettres de l’École sur « La Transmission » (2 volumes), Bulletin Intérieur de l’École Freudienne de Paris, avril et juin 1979.

  3. J. Lacan, Le Séminaire livre XVII (1969-1970, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991.

  4. J. Lacan (1953), « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits I, Paris, Seuil, 1999.

  5. L. Israël, Le désir à l’œil (séminaire 1975-1976), Toulouse, Arcanes-érès, 2003.

  6. S. Freud (1921), « Psychologie collective et analyse du Moi », dans Essais de psychanalyse, Parsi, Payot, 1993.

  7. D’après G. Brassens, « Le temps ne fait rien à l’affaire », 1961.

  8. M. Safouan, La parole ou la mort. Essai sur la division du sujet, Paris, Seuil, 2010.

  9. S. Ferenczi, Œuvres complètes, Paris, Payot.

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