« MORTEL TRANSFERT » – Entretien avec Jean-Jacques BEINEIX (2002)

Apertura : Nous profitons de la sortie de votre adaptation cinématographique du roman de Jean-Pierre Gattegno Mortel transfert pour vous demander ce qu’est pour vous actuellement la fonction du cinéma? Qu’est-ce qu’une image? Qu’est-ce qu’un film?

Jean-Jacques Beineix : Il y a une différence entre l’image et le cinéma. La fonction du cinéma aujourd’hui ? Pour ma part, je suis obligé de me référer à la fonction du cinéma dans mon enfance. C’est avant tout une distraction. C’est très proche des contes, des récits ou des lectures que l’on peut faire quand on est enfant ou que vos grands-parents vous ont faits. Cela éveille l’imagination. On est tout à coup confronté à quelque chose d’absolument immense. J’ai ce souvenir de cette confrontation à quelque chose de gigantesque, à des images gigantesques. Sans pour autant les comprendre, elles sont fascinantes. La compréhension, l’analyse, la capacité de discrimination, viennent plus tard, petit à petit avec l’adolescence, la sexualité… Ce n’est pas la vie mais c’est comme la vie. Je rêvais du cinéma. Le cinéma c’est aussi pour moi une éducation sentimentale. C’est une expérience. Et je le rattacherais plus généralement à l’expérience artistique. Rentrer dans le cinéma c’est aussi sortir un peu de la société. On va au cinéma pour ressentir des émotions qui permettent d’étalonner l’instrument de mesure que nous sommes. Peu à peu, on peut alors créer des références que l’on peut échanger avec les autres. Tel ou tel filin vous marque… Vous avez envie de le partager… Vous vous reconnaissez à travers tel ou tel film avec d’autres ou vous vous distinguez des autres à travers le film. Je pense que les films comme les œuvres d’art sont des miroirs qui nous permettent de nous identifier.

C’est la raison pour laquelle j’ai toujours lutté, de façon extrêmement politique, pour que la liberté de création reste quelque chose de très protégé en France. Parce que j’ai le sentiment que cette liberté est de plus en plus mise à mal, d’une part par la morale classique et d’autre part, surtout par la société de consommation. L’art est de façon croissante en première ligne de la tentative de formatage et de remise au pas de tous éléments qui peuvent sortir d’une certaine norme. Cette norme n’étant pas édictée par les membres d’un complot universel, ni des moralistes ou une censure quelconque, mais bien plus par la résultante de forces d’une société qui tend de plus en plus à fabriquer des produits de grande consommation pour le plus grand nombre. La société étant actuellement consensuelle, on cherche des œuvres de consensus. Étant une industrie, le cinéma n’y échappe pas. Les productions artistiques et cinématographiques qui sortent de cette norme sont vécues comme suspectes et dangereuses. Le financement devient un véritable moyen de censure parce que le cinéma est financé par la télévision et que la télévision est normative. Face à la globalisation, à la mondialisation qui n’est qu’une gigantesque standardisation, l’artiste a automatiquement une position politique parce qu’il cherche justement l’émotion, l’extraordinaire, les limites. Il frise la perversion ; il voisine la folie, il essaie d’être unique, différent, singulier. Obligatoirement, à un moment, il sera pris dans un étau où deux volontés deviennent absolument opposées.

La situation du cinéaste est en passe de devenir de plus en plus paradoxale et complexe. Des clivages rentrent en ligne de compte ainsi que des paramètres qui sont ou ceux du prix, du coût des films ou l’appartenance et l’identification à un certain groupe ou sous-groupe. Les sauts qualitatifs sont extrêmement compliqués à réaliser. C’est-à-dire que si vous faites du grand spectacle, vous ne pouvez plus faire un cinéma plus intelligent sous peine de décevoir votre public. Il y a aussi le fait d’être français ou étranger. Mais fort heureusement la France reste encore l’un des seuls pays qui décerne des distinctions à des cinéastes étrangers. Tous les plus grands metteurs en scène qui ont dit des choses importantes ont été reconnus en France. C’est en France, par exemple, qu’en ce moment, et tous les jours de l’année, le filin de Kubrick 2001, Odyssée de l’espace regardé par 1000 personnes. C’est formidable. C’est en France que l’on a découvert Tarantino, Jarmusch, Lynch ou des metteurs en scène asiatiques, indiens…

A. : Le rapport de l’art et du commerce est l’une des questions que vous nous aviez adressée par le biais d’un de vos plus grands succès, Diva.

J.-J. B. : À l’époque, ce qui est extraordinaire, c’est que personne n’a vu que le film traitait de l’artiste alors que je me suis époumoné à le dire. Qu’y avait-il dans le film ? Il y avait la question de la société multiraciale, il y avait la rencontre du rock’n roll avec l’opéra. Il y avait la question du double, de la copie, de l’enregistrement, du piratage et de la voix. Cela n’a intéressé personne. Le film traitait du rapport de l’artiste avec le monde des marchands. C’est intéressant car la seule préoccupation des producteurs, préoccupation qui d’ailleurs a généré un véritable combat entre nous, fut de supprimer cette phrase du film : « C’est au commerce de s’adapter à l’art et non pas à l’art de s’adapter au commerce ». J’ai refusé parce que dès le départ, je savais que c’était l’une des phrases les plus importantes du film. Mais Diva parle aussi de technologie et de la révolution technologique. Pour faire un enregistrement, il faut que ce soit technologiquement possible. Quand on le regarde maintenant, on s’aperçoit du saut technologique extraordinaire que l’on a fait en quelques années. Aujourd’hui, il y a Napster et le piratage officiel sur Internet. C’est devenu une industrie. À l’époque du film, c’était Taiwan ou les méchants chinois. Or nous savons que l’industrie du piratage est devenue quelque chose de colossal. En ce sens Diva reste un film extrêmement moderne. Sans prétention, j’ai le sentiment d’être un peu visionnaire. Je vois clairement quelque chose de mon époque. Ou alors je suis plutôt de mon époque et beaucoup de gens ont une guerre de retard. Quand De Gaulle dit qu’il faut des chars, au moment où il le dit, il a raison. Ce sont les officiers généraux du haut commandement qui veulent s’enterrer et qui sont encore en 14-18. Il n’est donc pas visionnaire, il est de son époque. Il doit y avoir un autre mot pour exprimer cela ou alors il faudrait tout décaler. Turner est visionnaire car il invente un truc qui n’est pas de son époque.

A. : La question du temps est quelque chose qui se formule dans vos films. Le rythme des images… Qu’est-ce que le présent ? Qu’est-ce que cette chose que l’on appelle le présent ? Être de son époque ? Suis-je là au moment où je pense y être ?

J.-J. B. : C’est une sacrée question que vous posez là. Je pense que ce qui fait œuvre d’art, c’est sans doute quelque chose qui, à un moment donné, saisit quelque chose dans un drôle de temps. C’est-à-dire que les trois quarts des gens voient la vie avec les lunettes du passé. C’est-à-dire avec les lunettes de leur histoire. Effectivement, visionnaire n’est pas forcément synonyme de celui qui voit l’avenir. C’est celui qui réussit à enlever ou à faire trembloter les lunettes de sa propre histoire. Parfois, par bonheur, quelqu’un arrive à aller un peu plus loin que les lunettes de sa propre histoire et s’affranchit un petit peu plus du passé.

Si la question du temps est très présente dans mes films, c’est aussi justement parce que je ne sais pas tout à fait où je suis. C’est là qu’il faut peut-être parler de l’inconscient. Je vais faire référence à André Green qui, lors d’une interview, rappelait une phrase de Freud, phrase qui est l’une des plus importantes de ma vie : « L’inconscient n’est pas du temps, l’inconscient est hors du temps. » Ce n’est pas du passé, ce n’est pas du présent, ce n’est pas du futur, mais ça a une existence. Je connaissais cette phrase mais ce n’est que depuis très peu de temps que je l’ai entendue. Ce fut une révélation. Impossibilité de vivre le moment même… Je me suis dit, mais alors, ça ressemble beaucoup à la mort. Sauf que la mort c’est l’inconnu absolu, personne ne sait ce que c’est. Alors que l’inconscient, lui, il se manifeste, nous le percevons, il a une existence, nous pouvons tenter de l’analyser.

A. : Ne peut-on pas voir un rapport entre ce que vous avez dit tout à l’heure au sujet de la société de consommation et la mort ?

J.-J. B. : Justement, la consommation c’est le mouvement perpétuel. La consommation, c’est l’infantilisation, c’est traiter l’acheteur comme un enfant. C’est jouer avec son désir et surtout le gratifier perpétuellement, pratiquement sans interdits. Je crois que des générations d’hommes de marketing ont rêvé du produit universel qui allait gratifier le plus de monde possible dans un laps de temps le plus court possible. Et en définitive, la résultante de toutes ces pensées convergeant vers la même chose, est que nous sommes arrivés à quelque chose de mieux, de plus fou encore : le formatage du client. Formater son goût! Il demande ce qu’on lui fabrique. C’est l’acheteur qui est formaté ! Je pense que l’artiste fait partie de ces gens qui ont pris le maquis. Ce sont des dissidents. Le problème actuel des artistes est de se situer dans ce rapport de collaboration ou de résistance. C’est valable aussi pour les journalistes, pour les hommes de pensée… Aujourd’hui on ne peut être que dans la dissidence ou dans la collaboration. Difficile d’être sur le fil du rasoir. Combien de fois m’a-t-on conseillé d’accepter les propositions de Hollywood : « Tu acceptes de faire un film, ils ont envie que tu travailles pour eux, tu prends un gros salaire et ensuite tu pourras faire le film que tu as envie de faire… » Ce n’est pas vrai car lorsqu’on mange avec le diable, il vous entraîne et vous ne pouvez plus vous en sortir. Parce qu’il va y avoir l’argent, la sollicitation, la griserie. C’est peu à peu la perte des relations avec le monde réel pour rentrer dans celui de Hollywood. C’est-à-dire un monde du caprice, de l’infantilisme et de la monstruosité. Je crois que tous ces gens sont devenus des Néron qui ont droit de vie et de mort et dont les caprices deviennent effroyables. C’est une société dont l’immaturité amène aux débordements les plus fous et aux choses les plus effroyables.

A. : C’est dans un tel contexte que vous faites un film sur la psychanalyse?

J.-J. B. : Ce n’est pas un film sur la psychanalyse, mais un film dont le personnage principal est un psychanalyste. On parle de psychanalyse, mais ça reste avant tout un divertissement. C’est un thriller. On a dit beaucoup de choses à propos de la sortie de ce film. Beaucoup de gens s’inquiétaient de me voir faire un thriller sur fond de psychanalyse : trop intellectuel donc « prise de tête ». C’est effroyable comme on vous catalogue…

Mercredi dernier, la sortie de La tour Montparnasse infernale a fait 35 000 entrées. C’est ce type de public qui vient actuellement au cinéma. Il est clair que ça n’est pas ceux-là qui vont aller voir Mortel transfert.

A. : Vous n’aviez plus réalisé de long-métrage depuis maintenant huit ans. Comment vous est venu l’idée de faire un thriller avec un psychanalyste ?

J.-J. B. : Je me suis arrêté de faire des films de cinéma pendant des années à la suite d’un blocage, d’une sorte de dépression: Je ne me sentais plus aucune fonction dans le cinéma. J’ai eu une perte de libido pour faire des films. Car il faut avoir du désir pour faire un acte artistique. C’est un acte de désir. Il faut avoir envie de quelque chose ou de quelqu’un, d’une histoire ou d’un sujet. Je n’avais plus envie de rien, rien ne m’intéressait plus. Tout me semblait trop lourd, trop dur. C’était donc lié à un contexte et objectif et subjectif personnel. Là-dessus s’est greffé le décès de ma mère qui fut un grand choc, inattendu, qui m’a laissé sonné. Mortel transfert est donc le premier film après la mort de ma mère.

Paradoxalement, lorsque je ne faisais plus de film, j’ai réalisé des documentaires. Un documentaire sur l’abandon des enfants en Roumanie, un reportage sur la jeunesse japonaise dans l’addiction au virtuel. Je suis allé produire un documentaire sur les unités de soins palliatifs. Un autre, magnifique, Assigné à résidence. Je pense que c’est ce que j’ai fait de mieux parce que cela m’a probablement complètement échappé. C’est un documentaire sur Jean-Dominique Bauby, qui atteint de « locked-in syndrom » avait écrit un livre Le scaphandre et le papillon en battant d’une paupière.

Pourquoi faire un thriller sur la psychanalyse ou plutôt sur un psychanalyste ? Il ne faut pas oublier que chaque film s’inscrit dans l’histoire personnelle du cinéaste. La psychanalyse m’a toujours passionné. Quand je faisais mes études de médecine, j’avais envie de devenir psychanalyste. J’avais pourtant envie, en même temps, de « faire chirurgien ». Deux choses qui sont complètement différentes, enfin qui peuvent paraître différentes. J’ai commencé une psychanalyse vers 23 ou 24 ans, mais le temps que me prenait la réalisation des films m’a contraint à abandonner. Puis, il y a quelques années, la profonde crise après le deuil de ma mère, m’a ramené à la psychanalyse. Vingt ans après, je suis retourné voir le même psychanalyste. C’est quand même extraordinaire de reprendre vingt ans après avec le même. C’est dans ce contexte que j’ai lu Neutralité malveillante de Jean-Pierre Gattegno. Je trouve formidable cette histoire d’un psychanalyste entraîné dans une affaire de crime par un pervers « serial killer ». J’ai voulu acheter les droits pour en faire l’adaptation mais c’était trop tard. Francis Girod est passé plus tôt pour obtenir les droits et c’est lui qui a fait le film. Je n’aime pas ce film parce que je pense qu’il est sur-joué et que le tueur n’est pas fascinant. Au cinéma, si un tueur n’exerce pas de fascination sur le spectateur, ce n’est pas un tueur. Anthony Hopkins est fascinant dans Le silence des agneaux. C’est un très grand acteur, il a un charisme exceptionnel. Il nous fait peur aussi dans ce film parce qu’on lui prête une intelligence hors norme. Il incarne aussi probablement quelque chose de la mort ou d’une mise en danger dès qu’on s’en approche.

Plus tard, Jean-Pierre Gattegno m’a envoyé son livre suivant, Mortel transfert. J’ai tout de suite acheté les droits.

A. : Un grand acteur, est-ce quelqu’un qui sait jouer la mort ? Ou est-ce de pouvoir incarner dans son jeu quelque chose que l’on n’arrive pas à représenter ?

J.-J. B. : Oui, je crois. J’ai découvert ça à la suite du décès de ma mère et aussi parce que l’idée de la mort, à ne pas confondre avec le vieillissement, est une préoccupation personnelle. Et puis aussi la psychanalyse m’a appris qu’on pouvait faire la confusion entre la mort, la castration et l’abandon. Enfin la frontière est floue et je ne suis pas certain d’être toujours moi-même dans cette ambiguïté, dans cette difficulté à discerner exactement l’un de l’autre.

On ne peut pas représenter la mort. C’est comme Dieu, c’est forcément quelque chose qui est de l’ordre du concept. Cocteau disait quelque chose comme ça : « L’artiste peint la mort en marche. »

A. : La mort est dans Roselyne et les lions ; c’est La jeune fille et la mort.

J.-J. B. : C’est tout à fait vrai. D’ailleurs à un moment, Roselyne regarde le tableau La jeune fille et la mort.

A. : Lorsque l’on regarde vos images, on est frappé par leur étonnante et étrange beauté. Mais il semble que ce voile de la beauté, ce vernis de l’esthétique n’est en somme que le masque qui est destiné à recouvrir l’horreur la plus crue. On ne sait pas trop si la beauté vient voiler l’horreur ou la dévoiler. Étrange proximité de la beauté et de l’horreur qui n’est pas sans nous rappeler cette phrase de R.M. Rilke : « Le beau n’est jamais que le début de l’effroyable … »

J.-J. B. : Oui, c’est tout à fait exact. Essayer de la cacher ou de la dévoiler… Je suis toujours resté dans un cinéma « esthétisant » puisque l’esthétique est pour moi très importante. Pour Mortel transfert, en dehors de faire des entrées, de séduire le public et de faire un bon film, j’avais l’ambition qu’il soit authentique au niveau de l’ambiance d’un cabinet de psychanalyste. Cette recherche esthétique est une recherche de distance par rapport à la réalité. C’est une sublimation, une hypertrophie. La relation avec le beau est quelque chose de très complexe. Le beau est hors des normes. Les gens beaux, ce sont les acteurs. Ce sont des gens qui ne sont pas tout à fait dans la société. Mais esthétiser le monde, c’est aussi lui donner une représentation idyllique. C’est cela aussi le cinéma. Champ, contrechamp. Le choc des images. Ça va au-delà du récit, au-delà de l’histoire.

A. : Nous sommes tous plus ou moins friands d’histoires au cinéma. C’est sans doute important mais ce qui nous intéresse dans votre cinéma, c’est l’existence d’un monde au-delà de l’histoire. On prend conscience de ce monde derrière, beaucoup plus fugace, moins tissé, que l’on n’attrape pas et qui finalement est plus effrayant.

J.-J. B. : Qu’est-ce qu’une bonne histoire ? Les rapports que j’entretiens avec l’histoire sont d’attirance et de répulsion. Je ne supporte pas les gens qui disent qu’un bon film, c’est une bonne histoire. Non, ce n’est pas suffisant. Il est impossible de raconter les histoires des films de Fellini, de Kubrick ou de Bergman. Beaucoup de très grands cinéastes ne racontent pas d’histoires. Ça va bien au-delà de ça. C’est un univers dans lequel l’histoire n’est qu’une des composantes. C’est comme l’inconscient et l’histoire. L’inconscient n’a pas d’histoire. Que l’inconscient raconte des choses, transmette des sensations, certainement. Il y a des lignes de force, des constantes, etc. Mais ça ne va pas d’un point A à un point B. J’ai l’impression qu’à travers l’histoire, c’est ce besoin de rationalité que les gens cherchent et c’est précisément pour cette raison que l’on déteste tant la psychanalyse. Elle effraie toutes ces personnes qui veulent du concret, du sérieux, du contenu et du pragmatisme qui va d’ailleurs de pair avec le totalitarisme et le fascisme. Toutes ces choses que l’on ne peut vérifier, tout ce qui est impalpable est vécu comme horrible et insupportable pour la plupart.

René Char disait : « Un artiste n’est pas tenu à laisser des preuves mais laisser des traces. » Une preuve, c’est scientifiquement démontrable, alors que les traces, c’est beaucoup plus informe. Pour moi, laisser des traces c’est quelque chose qui me permet d’aller vers quelque chose. C’est la différence entre une croyance, un savoir et une connaissance. La psychanalyse n’est pas un savoir mais une connaissance.

Dans l’art, il y a une obligation de moyen mais pas de résultat. Pas de preuves mais des traces. L’obligation de résultat, c’est l’industriel qui y est tenu mais pas l’artiste. Et d’ailleurs où est la vérité en art ? En science, il y a des vérités qui sont démontrables, vérifiables et reproductibles. En art il n’y a pas de vérité.

A. : Dans vos films, il y a d’un côté l’énigme et puis d’un autre côté, il y a autre chose qui n’est plus du tout du registre de l’énigme et qui court dans les couleurs, dans les cadrages… Dans Mortel transfert, vous nous présentez un psychanalyste avec des chaussettes rouges…

J.-J. B. : Beaucoup de gens m’ont parlé des chaussettes rouges. J’ai dit qu’il y avait plusieurs explications, parce que je crois que l’œuvre est un objet de notre création, mais en même temps on en est aussi le jouet. Elle nous dépasse. J’ai voulu que le psychanalyste soit en noir parce que c’est une mode vestimentaire qui n’est à vrai dire pas si commune mais je trouvais nécessaire qu’il ait des chaussettes rouges parce que c’est un trait de caractère qui le faisait sortir de l’anonymat. C’est la petite lumière rouge qui montre un peu de sa fêlure. C’est par ce qui donne prise sur quelque chose de lui, qu’à un moment, un patient va pouvoir se séparer de lui. Parce que quelque chose vient trouer sa soi-disant neutralité. Mais je me demande aussi si ce n’est pas un piège tendu à sa patiente pour qu’elle le remarque et elle le lui fait savoir lorsqu’elle lui dit: « … avec vos chaussettes rouges». C’est comme si elle le niait et le réduisait finalement à des chaussettes rouges, à un objet.

Il y avait en outre dans mon esprit la volonté d’avoir une tâche de couleur qui allait signaler ses pieds, et donc les matérialiser, dans la partie basse du décor. C’est à la fois un stratagème et un choix de couleur qui comme tous les choix de couleurs est très mystérieux. Les choix de couleurs vont pour moi de la phrase de Picasso qui disait : « Aujourd’hui, je n’ai plus de bleu, je prends du rouge », au fait que les couleurs sont des longueurs d’ondes qui répondent à un ajustement précis d’un tropisme qui nous est très personnel. Car au fond, je ne sais absolument pas quel rouge vous voyez. Je ne sais absolument pas quelles couleurs vous voyez. Moi je la vois comme ceci, mais vous, vous ne voyez peut-être pas la même. La couleur qui me plaît n’est peut-être pas celle qui vous plaît. Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas comme on dit. Il ne faut pas non plus oublier toute la symbolique des couleurs. C’est magnifique de se pencher sur la signification des couleurs et des pigments, dans les tribus, dans les religions… Les couleurs ont une importance capitale dans mes films. C’est là-dessus aussi qu’un certain nombre de critiques ont voulu me nier. Ceux-là mêmes qui n’ont, ni compétences picturales, ni graphiques, ni photographiques et qui ne savent parler que des concepts, des histoires et qui ramènent les scénarios à une narration plus ou moins habile.

A. : Et dans les cadrages ?

J.-J. B. : Il y a une adéquation qui me plaisait dans Mortel transfert. C’était ce psychanalyste obligé de passer à l’acte. C’est-à-dire un être humain qui sortait du cadre de l’analyse, au propre comme au figuré. Car qu’est-ce que je fais ? J’essaie de mettre les choses dans un cadre, de les faire tenir dans un cadre. La persécution que je subis à longueur de journée, c’est celle de cette assignation à une tâche que je ne maîtrise jamais. J’essaie de mettre dans un cadre quelque chose qui m’échappe de manière perpétuelle. Comme lorsque je vous parle, je cours après ce que je veux dire et qui m’échappe continuellement. Je souffre de ce malaise et je le mets dans mes films. Je l’ai dit, le lieu géométrique d’un film n’est pas nécessairement l’histoire. Il y a les couleurs, les sons… Je pense que le cinéma est un lieu d’imaginaire pour le spectateur qui ne vient pas uniquement regarder « quelque chose », sauf dans un certain nombre de films hypnotiques qui empêchent de penser. Dans ces films, on est pris dans une suite de stimuli dont on ne peut se sortir. On est, c’est le mot anglais qui me vient, « mesmerized ». À la sortie de la salle, on se réveille, on ne se souvient de rien, on n’a rien vu.

A. : « Mesmerized », de Mesmer, l’inventeur du magnétisme animal. Convocation d’une force invisible ? Vous avez fait référence tout à l’heure à Anthony Hopkins et au pouvoir de fascination qu’il exerçait sur les spectateurs dans Le silence des agneaux. Pourquoi est-il finalement si fascinant ?

J.-J. B. : J’ai dit tout à l’heure que c’est un acteur d’un charisme extraordinaire mais ça ne suffit pas. Difficile de répondre comme ça. Il est fascinant parce qu’on ne le cerne pas, on ne cerne pas sa pensée… Impossible de savoir où il veut en venir. On pourrait dire qu’il n’est pas entier, il n’est pas d’un seul morceau. Il est schizophrène ? Il est psychopathe ?

A. : Peut-on réellement dire que Hopkins joue un personnage dans ce film ? Ou alors peut-on dire au contraire qu’il incarne deux courants qui ne sont pas unis ? D’une part, il est mû par la dévoration de chair humaine, de l’autre, il demande à Jodie Foster qu’elle lui raconte absolument tout.

J.-J. B. : En tout cas, il incarne quelque chose de fondamental. Une pulsion ? C’est un personnage au sens d’un personnage pulsionnel ? Il n’est pas encombré par la censure. On l’envie presque de ne pas avoir de culpabilité.

A. : Avec Diva, vous avez réussi à faire un film dont le personnage principal est une voix. À la limite, aucun des acteurs n’apparaît comme un personnage du film. Il y a un seul personnage, c’est la voix. D’ailleurs lorsque vous parlez à quelqu’un de Diva, il se met à chantonner.

J.-J. B. : On n’aura jamais autant écouté la Waly. C’est un air d’opéra qui a été redécouvert grâce au film alors qu’il était connu depuis bien longtemps. Il revient à chaque moment, c’est un leitmotiv. Pour les plus méchants, ils diront que c’est un jingle.

A. : Vous évoquez la question de la culpabilité.

J.-J. B. : Mortel transfert est un film qui parle aussi de la culpabilité. La psychanalyse vise aussi à se débarrasser d’une bonne partie de cette culpabilité, de cet oedipe, de ces sentiments de culpabilité que l’on a pu avoir et ressentir, de ces sentiments de transgression que l’on a pu avoir.. . Cette culpabilité qui encombre le logiciel et qui vous amène à dysfonctionner. C’est passionnant. C’est pour cela que je ne peux concevoir que l’on nie la psychanalyse. C’est un déni d’humanité, un déni de vérité. L’inconscient, ça existe. Ne pas le voir, c’est nier une réalité.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire de crime ? C’est le passage entre le sens propre et le sens figuré que j’ai trouvé magnifique dans l’histoire de Mortel transfert. L’analyse passe son temps à faire des sinusoïdes entre le sens propre et le sens figuré, entre le mot et sa signification. Je trouvais que cette histoire avait une forme de perfection. Qu’il y avait un certain nombre de petites intrigues qui se bouclaient toutes et qu’elles avançaient toutes dans une direction. Parler pour une fois de quelque chose que je connaissais est au fond ce qui m’a séduit. Mais je me suis arrêté à des choses très simples qui sont le rituel de la cérémonie. Entrer, bonjour, s’allonger, les premiers mots qui viennent ou qui ne viennent pas, le silence, l’écoute. Cela me semblait important de bien le décrire. Et finalement cette histoire de crime n’est jamais qu’une grande métaphore, une mise en scène métaphorique de ce qui n’est littéralement pas filmable. J’ai été tenté de faire ce film, même si je n’ai pas tout à fait réalisé le film que je voulais faire. Je crois fondamentalement que le film que l’on veut faire n’est pas le film que l’on fait. Et l’on ne fait pas le film qu’on voulait faire. C’est comme Christophe Colomb qui part découvrir les Indes et qui découvre l’Amérique. Il y a une dérive perpétuelle qui est celle de la première pulsion, de la première image jusqu’à l’image complexe qui n’a pas cessé de se diviser, de progresser et d’avancer, qui ne va pas aller d’un point A à un point B mais qui va dériver. Il y a le cap initial et le cap de la dérive. C’est un calcul perpétuel.

A. : À l’époque de Freud, on a eu beaucoup de mal à traduire le mot allemand trieb. Il a d’abord été traduit par « instinct » qui fut une très mauvaise traduction. Il a enfin été traduit par « pulsion ». Mais saviez-vous que Lacan avait proposé de le traduire par « dérive » ?

Propos recueillis par Hervé Gisie et Marc Morali

« Frères humains… » Quand le monde actuel se métamorphose…

Introduire la parole, penser à la psychanalyse, n’est pas obligatoirement une mission de savant. Est-ce que la référence à la logique inconsciente ou à l’art du signifiant est de l’ordre des processus secondaires ?
S’est-on trop bercé dans la complexité théorique ? La question est double. L’analyste doit être capable d’épurer, voire d’apurer et d’autre part, il se doit de mettre sur le chantier une éternelle théorisation.
Je distingue théories et théorisation. Et ce d’autant plus qu’il faut savoir si entre l’un et l’autre se trouve branché un « parlêtre allongé » sur le divan.
La théorie dans la psychanalyse risque de s’endormir si le psychanalyste ne se réfère pas à la Règle Fondamentale[1]. Comment peut-on l’oublier ?
« Le discours ne s’associe pas à l’aventure… » disait Jacques Lacan[2]. Et voici que la confusion des registres apparaît à l’horizon.
N’a-t-on pas confondu « Liberté d’association » et Règle Fondamentale ? Il faut dire que l’inventeur de la psychanalyse ne nous a pas facilité la tâche. Essayez de vous y retrouver dans les Études sur l’hystérie[3] et dans « le cas Dora[4] ».
Eh oui, Sigmund Freud a débuté par l’hypnose, mais s’agissait-il d’une hypnose jacksonienne ou de celle de Chertok[5]. On se perd en conjecture si on se montre incapable d’historiser le devenir de la diachronie de la psychanalyse.
Comment vous repérez-vous dans les mouvements de bascule de la théorie analytique ? On a perdu beaucoup de didacticiens, on a connu de grands théoriciens, mais leur portée ne peut s’adresser qu’à ceux qui ont trempé dans les méandres du domaine. Mais alors, comment peut-on enseigner la psychanalyse ? Faut-il des instituteurs à différents niveaux, de bons scolaires sans fantaisie ?
Jacques Lacan a mis du temps pour répondre à ces questions mais, malgré les apparences, il a fini par y répondre clairement (voir Transmission des Lettres de l’École Freudienne).

Pour résumer il n’y a de transmission de la psychanalyse que par le Divan ; à chaque analysant d’inventer la psychanalyse à partir de son expérience singulière.
Question : Peut-on transposer les inventions qui ont pu avoir lieu à l’École Freudienne de Paris dans le contexte actuel, où la cure analytique est, aujourd’hui, oubliée, rejetée, condamnée… ?
Je ne le pense pas !
Le plus souvent on a oublié la psychanalyse et la difficulté serait de savoir de quel oubli il s’agit. On ne peut aujourd’hui rencontrer l’inconscient freudien que dans les effets de « non-mode », dans des rencontres traumatiques ou parce que l’on a déjà tenté toutes les techniques de la suggestion hypnotique. Peut-être que les poètes ainsi que les philosophes ont eux croisé les folies.
Je pense qu’il faut aujourd’hui avoir croisé un psychanalyste.
Qu’est-ce à dire ? Il faut avoir croisé quelqu’une ou quelqu’un qui nous a confronté à une pluralité de discours ou qui nous a lâché une interprétation « qui nous a parlé ».
Mais encore ? Quelqu’un qui, à partir du manifeste de votre discours, vous a restitué un contenu latent. Peut-être plutôt quelqu’un qui vous en « dégomme » une signification, un sens auxquels vous teniez. Disons-le autrement : un analyste qui vous a levé une certitude.
Exemple : À l’époque de Lucien Israël arrivaient fréquemment en policlinique des parents qui consultaient en raison d’un(e) adolescent(e) qui se prétendait homosexuel(le) ou transexuel(le). Lucien Israël les écoutait longuement et il lui arrivait de conclure l’entretien en disant : « Ne vous inquiétez pas, votre enfant va certainement finir par se retrouver bisexuel. » « Encore », ajoutait-il à l’attention des jeunes collègues « si les parents ne sont pas trop paranoïaques ».
Je suis persuadé que ce type d’échanges s’avère aujourd’hui impossible, dans l’actualité des rapports à la sexualité et à la différence des sexes. Le monde est actuellement trop psychologique, comme l’ont fait remarquer Eva-Marie Golder et Jean-Louis Doucet-Carrière dans la dernière conférence de l’ASSERC[6]. Nous avons conclu à ce moment-là sur le fait que le technoscientisme informatique (individuel et collectif) converge vers une forclusion de l’imaginaire[7]. Hypothèse que nous mettrons à l’épreuve dans un autre texte.
Le monde actuel a-t-il réalisé un tournant psychotique ?

  1. Apertura, La règle fondamentale, volume 1, Paris, Springer Verlag, 1987 ; Jean-Richard Freymann, L’art de la clinique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013.
  2. Ornicar. n°17/18, « Introduction de Lacan à la section clinique de Vincennes ».
  3. S. Freud, J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 1971.
  4. S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.
  5. L. Chertok (1959), L’hypnose, Payot et Rivages, 1979.
  6. Conférence de L’ASSERC du 21.01.2022.
  7. J. Lacan, Le Séminaire, livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981.

Hommage à Jean-Jacques Beineix

Jean-Jacques Beineix, cinéaste populaire, atypique, indépendant et marginal, est mort le 13 janvier dernier à l’âge de 75 ans. Né à Paris le 8 octobre 1946, il s’est éteint à son domicile parisien des suites d’une longue maladie.

Après son bac philo au lycée Condorcet, il entame des études de médecine mais sans les finir. Il tente alors de passer le concours de la prestigieuse école de cinéma, l’IDHEC, qu’il rate de peu, et réalise des spots publicitaires mais renonce, parce que « c’est bien de mettre son talent au service de causes », mais la publicité, « ce n’était pas des causes. » Il apprit, par la suite, les rudiments de son art en tant qu’assistant réalisateur sous la férule de cinéastes exerçant dans des registres les plus divers (Jacques Becker, Nadine Trintignant, Claude Zidi, Claude Berri…).

Lui qui pensait qu’il y a un danger dans le succès et s’en méfiait, sa carrière cinématographique fut à l’image d’un feu d’artifice, flamboyant et éphémère. Il compte six long-métrages à son actif. En 1981, à 35 ans, Beineix sort son premier film, Diva, qui révéla Richard Bohringer et Gérard Darmon et connut un succès public après avoir reçu quatre récompenses aux Césars. Suivit un deuxième, La lune dans le caniveau (1983), avec Gérard Depardieu, Nastassia Kinski et Victoria Abril, dont il se souvient surtout avoir été assassiné par la critique et insulté à Cannes. Puis un troisième, 37°2 le matin, en 1986, où il connaît la consécration et qui devint un film culte des années 80 en mettant en scène une histoire d’amour destructrice et de folie qui révéla aux yeux du public une jeune actrice inconnue, Béatrice Dalle, jouant aux côtés de Jean-Hughes Anglade.

Par la suite, sa carrière ne connaîtra plus jamais les mêmes sommets commerciaux et les films suivants se soldent par des échecs : Roselyne et les lions (1989) avec Isabelle Pasco et IP5– l’île aux pachydermes (1992) qu’il considérait comme son « meilleur », et le dernier d’Yves Montand, mort à la fin du tournage. Puis, à la suite d’« une chute de désir pour faire des films » et au décès de sa mère, plus rien, pendant 9 ans, jusqu’à Mortel transfert (2001), un « thriller psychanalytique » comme il aimait à le répéter, qui est en France un désastre commercial et un gouffre financier qui finit par le ruiner. Ce dernier long-métrage tout en second degré dans l’esprit de son réalisateur a cependant beaucoup plu en Russie et aux États-Unis où le public a beaucoup ri affirmait Beineix, regrettant qu’au pays de Lacan, on n’ait pas fait preuve du même sens de l’humour.

Préférant se consacrer à d’autres activités, il ne tournera plus que des documentaires (Les enfants de Roumanie, Assigné à résidence, Place Clichy sans complexes, Otaku : fils de l’empire du virtuel, Loft Paradoxe, Les Gaulois au-delà du mythe) sous la bannière de sa société de production indépendante, Cargo Films. Peintre et pianiste à ses heures, il fera encore une incursion remarquée au théâtre en signant une pièce sur Kiki de Montparnasse en 2015 et se tournera vers la littérature avec son très réussi premier roman, Toboggan (2020) : « Le roman, c’est le seul endroit de liberté qui me reste », confiait-il.

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En 2002, Marc Morali et moi-même, avions profité de la toute récente sortie de Mortel transfert pour aller interviewer Jean-Jacques Beineix dans ses locaux à Paris. Nous lui avions demandé ce qu’était pour lui la fonction du cinéma, d’une image, d’un film… Nous l’avions encore interrogé au sujet du rapport de l’art et du commerce et de la société de consommation, sur le statut de la création artistique et de l’œuvre d’art, sur son rapport à la psychanalyse car il avait repris une cure analytique…

Il nous avait beaucoup parlé de temps, de rythme, de désir, de l’inconscient mais aussi de son rapport à la mort et à la pulsion. Nous étions encore revenus longuement sur son premier film, Diva, qui n’avait finalement qu’un seul personnage principal : la voix…

En republiant ici l’intégralité du texte de l’interview paru dans le numéro 17 de la revue Apertura, nous voulons rendre un dernier hommage à cet artiste farouchement attaché à son indépendance pour garantir sa liberté créatrice et qui nous confiait tout à la fin de l’entretien : « Je ne peux concevoir que l’on nie la psychanalyse. C’est un déni d’humanité, un déni de vérité. »

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À quand la fin des haricots ?!..

« Être » psychanalyste n’empêche pas de se poser des questions idiotes : y a-t-il un risque que l’être humain s’arrête de parler, ne sache plus parler ?
Je veux dire, un risque que l’être humain n’ait plus accès à l’ouverture possible par la parole, cet endroit où quelque chose – on ne sait trop quoi, et peu importe – se dit, peut s’entendre. Un risque que l’être humain se retrouve enfermé dans des discours ficelés, univoques, mécaniques, réduits au communicable et au consommable ?

À ma décharge, ce n’est pas à n’importe quel moment que la question m’a traversé l’esprit. Fin de longue journée de consultations, un jour gris, froid, d’un hiver interminable – ne dure-t-il pas depuis deux ans à présent, notre étrange hiver de la pensée ?
Lorsque le psychanalyste ne trouve pas sa position dans son fauteuil, lorsque sa pensée est engourdie, la série des discours de ses analysants/patients peut avoir des effets indésirés, indésirables. Par exemple, la sédimentation de la vase des discours ambiants, charriée par les vagues de la parole de chaque analysant.
Il faut le dire, tout de même : l’époque, et ses discours ambiants, exhalent des relents de marécage. Menaces en tous genres, seules réponses en termes budgétaires et sécuritaires : maître mot, l’argent. Ou plus précisément, la nuance est d’importance, mot dictateur, l’argent.
Les relents marécageux infiltrent le discours de chaque analysant/patient, bien malgré lui. Fin de longue journée de consultations, des couches successives de vase se sont sédimentées. Alors la question s’insinue dans mon esprit envasé : à force de sédimentation, la parole au sens de l’ouverture ne risque-t-elle pas de mourir écrasée sous la chape de roches en formation ? Risquons-nous d’oublier que nous sommes humains ? L’époque atteint-elle des sommets d’inhumanité jusque-là inégalés ? La dictature d’un mot peut-elle figer à jamais la danse de tous les autres ? Sommes-nous en train d’atteindre un point de non-retour, sommes-nous entrés dans une époque qui interdit tout espoir ? – oui, la journée avait vraiment été longue…

Trêve de « fin des haricots » !
L’époque n’est pas glorieuse, certes.
Mais, et la psychanalyse nous le fait entendre, la question de l’oppression est intemporelle : la dimension de l’oppression elle aussi fait partie de l’humain… Pouvoir, abus de pouvoir, discours qui impose un sens – combien illusoire soit-il -, ces mécanismes font partie de l’humain aussi, font partie des mécanismes de la parole.
À vrai dire nous ne pourrions pas même nous en passer totalement – comment vivre sans aucun sens, même illusoire ? Un pouvoir d’oppression existe en chacun de nous, et il s’exerce d’abord à l’intérieur de nous-même : aliénation et dans le même mouvement construction psychique, et séparation, si le sujet en trouve les voies. L’oppression s’exerce sur nous-mêmes et/ou sur les autres – en certains plus cruelle qu’en d’autres. La séparation, la désaliénation (relative) restent à conquérir : affaires singulières, affaires de transfert à un Autre non écrasant, affaires de psychanalyse… (et d’art et de rencontres, parfois ?..)

La parole comme ouverture est une perpétuelle révolte, une rébellion constante, une résistance en acte. « Frères humains », rappelle Jean-Richard Freymann ; amis résistants, ai-je envie d’écrire, haut la parole !

L’offre analytique ?

Le psychanalyste fait une offre déroutante à l’individu moderne : un cheminement singulier contre vents et marées… Contre les attentes familiales et contre les attentes sociétales… L’analysant creuse un sillon plus proche de son désir. Chaque époque conditionne des attentes, des demandes, des pensées et des impensés ! Conditionnement véhiculé par les discours ambiants… et leurs soubassements ! L’individu y est aliéné, mais le sujet s’en décolle en parlant à un analyste.

L’analysant sort du carcan environnant et s’autorise une voix propre. Prenons l’exemple du temps et du rapport à la temporalité. La déroute que rencontre le sujet qui s’ose à la parole est de nos jours d’autant plus intense que nous sommes conditionnés socialement par la vitesse, l’immédiateté, la précipitation. Car la temporalité, ou plutôt les temporalités qu’ouvrent la cure, dénotent avec les temporalités modernes. Entre l’atemporalité de l’inconscient et la précipitation quotidienne, l’exigence d’immédiateté, la connexion constante (téléphone, mail..), il y a un gap qui se creuse de plus en plus.

La frustration naît de ce gap entre une demande ressentie comme besoin, car présentée comme telle par la société et son impossible satisfaction. Ceci pousse l’analyste à repenser la temporalité dans sa pratique. Une ouverture possible du patient vers l’analysant dépend justement en partie de l’art de l’analyste à faire avec des temporalités différentes. L’accroche ou non de certains patients qui viennent vous voir, dépend de votre conception du temps en analyse !

« Qu’est-ce que la psychanalyse aujourd’hui? », entendis-je lancé lors d’une réunion FEDEPSY. Ah voilà une question passionnante qui doit nous pousser au travail ! Les séminaires, cartels, conférences, congrès, etc. sont autant de lieux qui « perlaborent » ce point. Les textes fondamentaux y sont repris. Ils sont réinterprétés au regard de nos pratiques actuelles. Donc, inévitablement, au regard du monde dans lequel nous vivons. Quels sont pour vous les fondamentaux, les invariants, de la psychanalyse ? Et quelles variations inévitables notre société forcent à penser, à pratiquer ?

Je vous donne un tuyau : votre cure, et celles de vos patients, indiquent ces deux dimensions. Les variantes souvent se déconstruisent, chutent parfois, au fur et à mesure de la cure. Bien que leur ténacité fait symptôme. Les invariants relèvent plutôt d’un réel, d’un trou de savoir, inaccessible autour desquels nous tournons ! Portons une attention flottante, ou plus justement une « égale attention » (traduction plus juste), à ces deux dimensions dans la clinique, qui nous guideront vers la poursuite d’une psychanalyse vivante !

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