Echos et prolongements au texte de Martin Roth, « propositions actuelles et inactuelles à l’orée de 2022 »
« Faire écho », donc et plutôt « faire court », aussi. Un « court écho » n’est pas une mince affaire…
Echos
Mais allons-y. Ne serait-ce que pour faire résonner d’emblée cette première formulation « la demande est la partie dicible de la métamorphose d’un désir empêché ». Pas mal, non ? La faire ressortir pour la prolonger et avec elle, ce trait d’un « bien dire », qui soutient le texte de Martin et cette contribution à la transmission de l’expérience analytique, son frayage dans un contexte actuel parfois hostile, souvent encombré, ou comme il le dit, annoncé bouché, fini, incertain. A ce titre, il témoigne là d’une forme de tranquillité sur le devenir de l’analyse en tous les cas, « tant qu’il y aura des analystes » et sans rien perdre de lâcher sur la parure classique de la névrose et de la demande : tant qu’il y aura des analystes en mouvement, capables peut-être de s’assurer à l’inaliénable et au propre de leur champ et de leur objet pour supporter le deuil d’un âge d’or révolu, la nouvelle donne de la transmission, pour se cogner aussi parfois, certains règlements de compte, dévoiements, certains désirs d’effacement ou d’éradication de la psychanalyse dans l’air et les miasmes du temps.
L’éthique du bien dire n’étant pas qu’une simple émanation du dandysme de Lacan et de son admiration pour Baltasar Gracian, mais bien un point de repérage pour la pratique psychanalytique, et notamment pour la transmission et la passe, dans le mouvement du Séminaire VII, Lacan ayant traversé et repris le leg de l’éthique antique arrimée au mirage d’un Souverain Bien, une fois repéré l’ancrage surmoïque de l’interdit ou sadique de l’impératif catégorique kantien, une fois traversée le réel de la division subjective, qui impose à l’être humain cette condition du langage, la loi du signifiant, qui le constitue comme parlêtre manquant à jamais de réponse et de complétude, l’éthique du bien dire est un effet de trouvaille d’une libération subjective, signale une disponibilité du sujet de l’énonciation, libre d’un dire qui recrée et déjoue le sens qui voulait le déterminer, la voix surmoïque ou « le désir empêché ».
Et tout cela, quelle que soit la gueule de la Demande, nous dit Martin, à sa manière. Où l’éthique psychanalytique croiserait l’éthique médicale, au lieu de la « clinique » ? « Au chevet de chaque patient », sans jugement ni discrimination. « Au chevet de chaque patient », ce n’est plus directement le discours aux sept voiles, labyrinthique, évitant de la « bonne vieille névrose » que l’on rencontre, mais tout de même, dit-il « l’inévitable névrose infantile » parfois directe, virulente, au pied de la lettre, à l’heure d’une tendance lourde à la confusion entre le Sujet et le Moi ? Moi, ma liberté, moi et mon droit individuel autoproclamé en groupe, comme si c’était un état de fait qui n’avait pas son histoire, ses libérations, ses luttes, son héritage. Réaction épide(r)mique à cette drôle d’actualité où l’affirmation de l’« il y a »- ou pas, a été tellement tordue dans tous les sens, prétexte à restrictions – « pas plus de lits, pas les moyens ». Qu’il y ait ou pas dépend-il d’un fait naturel ou d’un choix de société ? Jeu de dupe poussé à l’absurde au point que savoir et vérité se confondent au regard d’un Autre trompeur, là où le seul point d’appui devient de pure conviction, « moins je le sais, plus j’y tiens »
Pour en revenir à ce que fait résonner ici Martin : en effet, ce n’est pas comme s’il y avait eu un jour une demande idéale ou une demande type. Un analysant « tout indiqué » pour lequel on tolérerait que la psychanalyse continue à exister ?
L’occasion de rappeler à quel point c’est en se prenant lui-même et constamment à contre-pied qu’évolue Freud, à sans cesse repartir de ses manques et limites, il parvient à ne pas s’enfermer. A ne pas livrer la psychanalyse au cadre de la seule névrose bien délimitée, du seul complexe d’Œdipe, de la seule maladie, ni même de la seule guérison, de la seule technique, même si tout cela à la fois, toujours un peu à l’avant-garde d’elle-même, toujours point d’appui pour visiter ses effractions, la névrose traumatique, ses envers et bords, la névrose actuelle, et même la paranoïa, et par défaut la psychose, le fétichisme et ainsi la perversion, toujours à conquérir le champ du parlêtre au-delà de ses symptômes à hauteur de civilisation, mais aussi à l’extrême de ses penchants les plus absconds et les obscurs, là où l’on ne ressemble à rien.
Le problème n’est pas et n’a jamais été pour les psychanalystes me semble-t-il, qu’il y ait des mauvaises ou des contre-indications : une contre-indication à la cure type, bien évidemment, cela fait partie du savoir transmis et des questionnements constants de Freud[1]. Mais c’est que justement, cela n’est pas pour autant une fin de non-recevoir : pour faire analyste, il ne s’agit peut-être pas toujours de viser la cure type, selon l’expression de Lacan, mais d’opérer à partir de la reconnaissance et de ce savoir-faire avec le réel de l’inconscient, la part du sujet de l’inconscient dans ce qui l’encombre, l’entrave, l’anéantit, au travail des points et formes de la jouissance.
Et pour cela, il faut de l’analyste, nous dit Martin, c’est le nerf de la guerre. Il faut de l’analyste, mais tel qu’il le dit me semble-t-il aussi, de l’analyste praticien, en mouvement, à la rencontre de l’actuel sans avoir à ramener l’inconnu vers le connu, l’inédit vers le déjà vu, mais peut-être de l’y référer et par ce qui excède, en être délogé, à partir de ce que la psychanalyse permettra toujours d’aborder, du rapport au réel, quel que soit la parure, même à l’envers, aux limites, au dépourvu d’abord, de la névrose infantile ou du transfert. Vue mes lieux de pratique, c’est souvent de là qu’il faut commencer, d’où ces quelques prolongements à partir de la proposition de Martin. Me revient pour ouvrir ce battement la formule d’un autre Martin, Martin Buber : « je distingue dans l’histoire de l’esprit humain, entre des époques où l’homme possède sa demeure et des époques où il est sans demeure. Dans les unes il habite le monde comme on habite une maison, dans les autres il y est comme en plein champ, il ne possède même pas parfois les quatre piquets qu’il faut pour dresser une tente ».
Prolongements
A partir d’une pratique répartie entre une clinique avec des adolescents en pédopsychiatrie, une consultation saturée ouverte aux victimes de violences intrafamiliales et une consultation beaucoup plus en pointillés, nouvelle, à temps très partiel, avec des femmes issues de la prostitution, de la traite prostitutionnelle particulièrement, sur laquelle je centrerai là ce propos. Un beau monde pétri de tendresse, donc et saisi de surcroît par l’engrenage pandémique entre angoisse de mort ou d’intrusion et dépression en cet ère de confinitude, comme j’aime à l’épingler, là où l’élan du « monde d’après », faute de soutien politique et social, laisse la place à « l’immonde d’après » qui monopolise les médias et vomit un révisionnisme haineux, au détriment de la pensée, cédant à l’économie du pire : encore un vote pour « éviter le pire » et encaisser le reste ?
Dans ce contexte « l’inévitable » de la névrose infantile et du désir de durer m’interrogent comme « impossible » ou « introuvable », prolongeant l’ouverture sur l’avenir de la psychanalyse, aux confins semble-t-il parfois, du psychotrauma.
Dans le cadre de cette consultation très particulière, avec des femmes issues de la traite prostitutionnelle, la question du traumatique est prépondérante, écrasante, elle fige au départ l’entretien dans ce rapport tendu et réticent, résistant à grand peine au théâtre qui a présidé à cet entretien, l’Ur-scène de l’horreur, théâtre de l’humiliation, de la déception vertigineuse, des exactions subies, de la violence depuis un départ du Nigéria, bien souvent : je rencontre là des femmes, plusieurs fois rescapées pour la plupart du périple migratoire Nigeria-Lybie-Italie-France, par le désert, les campements de Lybie, parfois déjà violées et prostituées là-bas, ou témoins de tortures et d’exactions arbitraires, traversées macabres de la mer, rapt en Italie, trottoirs pour rembourser leur « passeur », en état de survivance parfois très dissociées, qui ne parlent pas la langue, « objectalisées » déjà dans le cadre de la famille parfois, envoyées vers l’Eldorado européen, puis le réseau de proxénétisme, pour finir là, où, qu’on se le dise ou non, la situation ne vient que renforcer l’errance psychique, l’ « objectalisation » délétère, les effets de la pulsion de mort : sans papiers, elles ne peuvent travailler mais sont encouragées à faire du bénévolat.., apprendre le français, avoir inscrit les enfants à la crèche, sans accès à rien sans en passer par les associations qui compensent au compte-goutte de ce qu’on leur attribue, sans jamais les assurer de pérennisation ; l’attente infinie, le vide, la co-vide. Bien souvent ce sont les plus traumatisées qui seront les plus rejetées, pas « crédibles dans ses propos sur l’excision » … les victimes ont des comptes à rendre, puisque personne d’autre n’est accessible, et moins on a les moyens de les aider, plus le discours se retourne contre elles. Clinique de l’exil, de l’exclusion, du viol, de l’agression, de la précarité, d’une violence institutionnelle.
La question de la névrose infantile paraît bien introuvable alors, même celle de l’Hilflosigkeit : le ravage opère à partir de la déshumanisation et la dissociation, quand l’Hilflosigkeit, renvoie tout de même à la dépendance en un Autre omnipotent qui pourrait abandonner. Bien difficile de retrouver et d’opérer sur le plan du désir quand rien d’un accès ni matériel ni statutaire ou du vivre même n’est assuré et pourtant il y a une place pour cela, bien souvent quand celles du travailleur social, du juriste, de l’infirmier, fonctionnent aussi, une place ténue, fragile – le désir a bien rapport à la survie, de nombreux rescapés en témoignent et je voudrais en dégager deux aspects en association aux questions ouvertes par Martin autour de la névrose infantile et le désir de l’analyste.
Prolongement 1 : traumatisme infantile et psychotrauma : jouer des réels et de la logique du réel.
Névrose infantile : d’une logique de la causalité à une logique de la réponse ?
Parfois, il sera possible de renouer avec les investissements de l’enfance, quand il y a eu une « histoire » : quelque chose d’une intrigue qui l’a précipitée dans l’errance vers la prostitution, et ouvre parfois la piste d’une symptomatisation du fatum migratoire. Mais parfois ce fût juste le hasard d’un forçage, un rapt est venu dissocier le sujet de toute référence à l’enfance, qui apparaît comme un fantôme irréel, une vieille fable douloureuse et flétrie. Ci-gît mes rêves d’enfant, tu n’as pas honte de me rappeler cela ! C’est de là que la clinique psychanalytique du psychotrauma, souligne cette tangence, ce travail, qui convoque plutôt qu’une logique de causalité, une logique de réponse qui relève, révèle, réveille, l’existence d’un sujet, même au comble de l’horreur, qui a su se protéger, logique de réplique subjective à l’affront infligé par eux, par la vie.
Et pourtant, la nature même du rapport au réel sexuel, et à la névrose infantile qui en fût fait, permet une mise au travail du réel de la catastrophe rencontrée, sur de nombreux plans, j’en choisirai un :
La scène primitive. Ainsi, tout comme l’Hilflosigkeit…, la déshumanisation nous aide à penser ces zones post-traumatiques, zones de mort où la fonctionnalité d’un transfert est alors inaccessible. A cet endroit, l’idée n’est pas de faire du trauma un symptôme, quelquefois c’est trop, mais de trouer le réel social, par le réel sexuel, de faire de la scène traumatique une scène primitive : certes non pas de l’innommable origine du désir sexuel, mais l’innommable origine d’une renaissance ou d’une persistance, refondation d’un désir, néo-sujet, sujet d’un bien dire, sur ce qui pousse à préférer vivre.
Prolongement 2 : le pontage « collectif » : les articulations moi-nous-Je
C’est un point qui m’apparaît à tous les endroits : dans le contexte actuel la société souffre de dépolitisation, c’est-à-dire de penser la société qui pourrait et devrait être, avec l’élan d’y parvenir, ou peut-être aussi, de penser le rapport à la lutte autrement que formulée comme autoconservation de soi : un point de rencontre entre l’adolescent, la femme victime de violences conjugales, la femme victime de prostitution.
Je me souviens d’un professeur d’aïkido qui nous disait : tout est inversé en aïkido, pour créer la dynamique vers le bas, il faut d’abord viser le haut et déséquilibrer l’autre dans sa hauteur. La scène d’une rencontre possible se trouverait-elle parfois sur le plan de la grande histoire, collective : un pont sur le cratère traumatique ou l’ancestrale oppression, pour produire une surprise, quel que soit l’effroi traumatique qui sépare. ‘Quelle est la part du patriarcat dans ma sidération ?’ ! Etre prêt à quitter son fauteuil et entendre toutes les parts, notamment de l’histoire collective et institutionnelle, d’un Moi victime au Je, en passant si ça se trouve par un « eux », un « nous » ?
Prolongement 3 : Un besoin de Désir ?
Une clinique de la non-demande, qui ne cesse pas de s’élaborer auprès des adolescents. Ici, le public, qui se trouve en grande précarité et dans un état traumatique – la pose de manière plus vitale et tragique. Que viendrait faire un « psy » de surcroît analyste auprès de quelqu’un qui serait d’abord dans le besoin et ne demande rien ?
Là je m’inspire d’une conférence lointaine, de Nicolas Velut psychiatre, psychanalyste auprès de grands précaires : Que donner à quelqu’un qui ne demande rien ? Dans cette intervention il disait : la question au psychanalyste, plutôt que « qu’est-ce que je peux faire pour vous ? », qui tombait dans le vide, ou le ricanement, justement un « qu’est-ce que vous ne pouvez pas faire pour moi ? » – sortir du trans-faire, produire du trou dans le vide, de la castration dans la privation – et la place laissée à un sujet qui n’est pas seulement une bouche « impossible à nourrir », un corps « impossible à loger ». Il y a cette place qui opère comme manque, vient trouer la privation : passer d’une mère symbolique qui comble tout et continue de faire de l’autre un objet-déchet suspendu à la charité, qui souvent s’y refuse et disparaît, à une mère réelle, limitée, avec peu de moyen, j’ajouterai, qui assume l’indigence politique et sociale de notre système, sans la prendre à son compte, mais sans la verser à défaut de responsable, au compte du patient.
Une chose reste tout de même, la bourse ou la vie : sans la vie, il n’y a plus la bourse, s’il maintient le désir de vivre qui tient la survie par-delà la machine fonctionnelle, sans elle plus de vie non plus. La tentation parfois de troquer cinq minutes la position de l’analyste pour celui du « frère humain », offrir toit et couvert. Mais tout de même il y a une brèche. Un artisanat. Avec le temps. Une manière d’y mettre du sien, au sens de l’offre – être là, trouer la non-demande, en maniant l’impossible, pas l’impuissance, creuser un espace libre qui sera rempli par le sujet lui-même. Parfois, s’intrigue alors les bribes d’une histoire : l’inscription par le témoignage, la mémoire des séances précédentes, l’inscription d’un trait, l’écriture de certains propos. Faire consister une parole advenue dans ce creux de présence qui petit à petit recouvrera le statut d’être la sienne, c’est-à-dire de la représenter et signifier l’existence aux oreilles de l’autre, de l’Autre.
- Freud (1913), Sur l’engagement du traitement, in La technique psychanalytique, PUF, Quadridge, Paris, 2013 ↑