Dialogue avec Marcel Ritter autour du livre « Amour et Transfert » de Jean-Richard FREYMANN

La présentation a eu lieu le 29 juin 2020 à la Librairie Kléber (et en Facebook live), avec la présence de Jean-Richard Freymann, Marcel Ritter, Guillaume Riedlin et Cyrielle Weisgerber

Ce texte a été établi par Michel Weckel grâce à ses notes prises suite à la présentation en visio-conférence de l’ouvrage de Jean-Richard Freymann, Amour et Transfert, paru chez Arcanes-érès en mars 2020.

GR : Bonjour à tous, on est heureux de se retrouver aujourd’hui à la Librairie Kléber pour discuter du dernier livre de Jean-Richard Freymann, Amour et Transfert, préfacé par Marcel Ritter. Je voudrais introduire les choses en commençant par parler du rapport à la transmission parce que nous avons ici deux personnages importants, deux psychanalystes importants, de la scène strasbourgeoise et française qui nous ont transmis ce que eux-mêmes avaient vécu autour de Jacques Lacan, Moustapha Safouan, Lucien Israël et, à travers eux, Sigmund Freud. Ce rapport à l’analyse, j’aime bien utiliser ce mot, c’est l’éthique du sujet, la liberté de chacun d’être au monde. Le discours analytique a parfois souffert à certaines époques où tout était bon à dire sous couvert de psychanalyse. Mais il y des gens qui ont continué à travailler, à remettre en cause la théorie, à amener les choses du côté de la clinique et du travail permanent.

JR : Cette forme de dialogue nous permet de photographier, pour ainsi dire, ce que nous faisons depuis des années. Il y a quelque chose d’important autour de la transmission intergénérationnelle, « ça se poursuit ». « Ça », c’est la question de l’inconscient. L’idée cartésienne est de tout reprendre. On reprend tout à partir de la question : « Qu’est-ce qu’on dirait si on redémarrait ? »

MR : Il faut partir de l’inconscient, c’est le point de départ, même si on le nie aujourd’hui. L’inconscient est nié parce qu’il dérange l’idéal de maîtrise. Mais il y a un retour aux questions fondamentales, peut-être forcé par les événements. Le confinement était la confrontation à la mort, la mort matérialisé par le virus. Alors que l’homme se croit immortel dans l’inconscient, dit Freud.

JR : L’inconscient est dans l’immortalité et tout à coup il est confronté à la mort.

MR : Mais il fallait continuer.

JR : C’était un point d’accord fondamental, il fallait continuer. C’est le désir du désir de durer. On est obligé de redéfinir les choses. Marcel Ritter fait toujours la démarche de redéfinir les choses, de les réarticuler. Chacun est porteur de tous les mécanismes, il est pris dans une certaine structure de manière prioritaire. Chacun a toute la palette. Le travail de l’analyste est d’ouvrir la palette. Quant à nous, nous sommes en seconde place par rapport aux poètes, aux artistes, etc. C’est à nous de nommer les choses.

MR : Nous avons à faire des actes de nomination.

JR : D’emblée, à un an, les enfants sont pris dans le jeu du cache-cache, la question de l’objet. L’analyste doit nommer cela…

MR : C’est l’interprétation, la nomination. L’interprétation par l’équivoque. Entendre autre chose que ce qui semble se dire.

JR : Avec l’amer amour, à partir de poèmes, j’étais tombé sur l’idée que se définissait quelque chose en dehors de l’amour narcissique, de l’amour qui renvoie au choix d’objet, aux questions passionnelles ; qu’il se posait la question d’un amour branché sur la question du désir. L’amour de désir. Israël parlait d’amour transnarcissique.

MR : Cela conduit à la question de la sublimation. Un premier terme est la Übertragungsliebe. L’amour et le transfert, est-ce la même chose ? Freud le pensait. Ou bien peut-on les distinguer ? Lacan a séparé les deux termes. C’est son apport concernant la question du transfert, sans pour autant réfuter la participation de l’amour au transfert.
L’amour n’est que tromperie par rapport à ce qui est en cause dans le transfert, à savoir le désir inconscient et le fantasme. C’est un axe capital, le décalage vers le désir inconscient.

JR : Il y a deux volets différents : l’amour de transfert chez Freud et l’apport de Lacan. Il y a une instance symbolique qui est celle du sujet supposé savoir. Plus vous êtes loin de votre propre inconscient, plus vous allez attribuer à l’autre un certain nombre de savoirs. C’est un gag. Au fur et à mesure que vous allez découvrir les signifiants, les éléments refoulés, les fantasmes, ça va se dégorger. Et puis à un moment donné, quand vous avez vraiment avancé dans l’analyse, quand votre analyste pourrait peut-être savoir quelque chose de vous, à ce moment-là ce n’est plus du tout votre problème.

MR : Absolument ! Une autre question c’est amour de transfert ou amour du transfert.
Amour du transfert nous oriente du côté de l’analyste et de sa formation.

JR : Dans le contexte de l’épidémie, on a vu que les gens qui étaient pris dans quelque chose de l’ordre du transfert, ceux qui étaient déjà en analyse, en psychothérapie, ce transfert a permis aux gens de continuer leur travail. On voit à quel point l’amour du transfert est considérable. Et comment aller au-delà de cette dimension transférentielle.
Vous n’allez pas tout de suite draguer la personne qui vous dit « je vous aime ». La question sera plutôt : quand je dis que je t’aime, qu’est-ce qui se passe ?

MR : J’ai été frappé par la fréquence de tes références littéraires, des poèmes, des trouvailles d’humoristes qui ne pouvaient pas ne pas évoquer la question de la sublimation. Et c’est là que l’amour transnarcissique prend sa place. Tu rappelles la manière dont Lucien Israël et François Perrier parlaient d’un amour qui pouvait être atteint par l’analyse et par le biais de la culture, c’est-à-dire par la sublimation. C’est un point essentiel. Lacan a soutenu, à propos de l’amour courtois, que l’amour est une sublimation. Chez Freud il y a avait une butée : la conception freudienne du transfert se situe sur un plan purement imaginaire sur le plan de l’amour, un plan narcissique spéculaire. Elle met en relation le Moi de l’analysant avec la personne de l’analyste, lequel est dès lors dans la position de l’idéal du moi lequel est un lieu d’exigence qui indique comment le moi devrait être pour mériter l’amour. Donc derrière l’amour dit de transfert il y a en fait une demande d’amour infinie. En somme il s’agit d’aimer afin d’être aimé soi-même. Freud en était là. Et puis il a découvert qu’en fait cet amour de transfert est une résistance, Übertragungswiderstand. Cette résistance consiste en ce que le moi se met en travers du chemin du discours de l’analysant vers la révélation de ce que Freud appelle der unbewusste Wunsch, le désir inconscient, soit la révélation du refoulé.

JR : L’outil le plus actif des mécanismes inconscients est celui qui va faire résistance ! C’est un mécanisme très précis : les moments où l’analysant va parler de l’analyste : « qu’est-ce que vous êtes beau, qu’est-ce que vous êtes bête, ohlala… », ce sont des moments qui sont justement des moments de résistance par rapport à l’inconscient. C’était repéré chez Freud.

MR : Lacan a situé le transfert sur le plan symbolique. À savoir sur le plan de la constitution du sujet sur le plan de l’inconscient, de la prise dans le langage, dans le rapport à l’Autre. Et quelque chose résulte de ce rapport, qui est incontournable, c’est le désir inconscient qui est soutenu par la structure du fantasme inconscient qui met le sujet en relation le sujet dans son rapport au signifiant avec un objet partiel que Lacan appelle l’objet a. Défini comme « la doublure du sujet. »

JR : Cela conduit dans un premier temps à la mise en place imaginaire de l’énamoration. Vous déposez dans l’autre vos objets, un déroulement est rendu possible et à un moment donné vous allez faire de la récup’. La destitution du transfert, ce serait de récupérer ce dépôt qu’on a fait dans l’autre. Et là, ça se corse, ce ne sont pas des moments très faciles. C’est cela qui différencie la psychanalyse de tous les moments transférentiels dans les psychothérapies… Il n’y a analyse que lorsqu’il y a aussi cette destitution qui différencie l’analyse des autres techniques.

MR : C’est la question de la résolution du transfert.

JR : C’est la différence avec les autres techniques qui visent à utiliser le plus possible cette dynamique transférentielle.

MR : Là, Lacan a été très clair. La résolution du transfert passe par la construction, ou la reconstruction, dit-il, du fantasme inconscient au cours du travail analytique, soit le repérage de la position du sujet dans son rapport à l’objet a. Et à la séparation de cet objet d’avec l’idéal, marquant la primauté du symbolique sur l’imaginaire. Là est le point de coupure, le lieu de séparation de la conception lacanienne du transfert de la conception freudienne.

JR : On retombe sur la question d’avoir, à partir de ce travail qui est fait, un autre rapport à l’inconscient dont on va pouvoir tenir compte dans ses choix ou dans sa vie. Ou dans ses désirs. Parce que ce qu’on va découvrir comme désir, ce n’est pas obligatoirement des chansonnettes. Et après toute la question va être : qu’est-ce qu’on va en faire ? C’est la question de l’Urteil. Comment est-ce que vous allez juger les choses ? Comment est-ce que vous allez vous positionner par rapport au désir ? C’est-à-dire que ça va poser de vraies questions d’angoisse et de liberté. La notion de libération est là. On vous libère quelque chose parce qu’on vous donne un choix. Un choix à partir de vos propres mécanismes.

MR : La question se pose : Et maintenant que j’ai le choix… ?

JR : C’est comme avec le déconfinement. Quand on est dans le confinement on est dans la peur. Avec le déconfinement c’est : Et maintenant ? Je quitte enfin mon conjoint ? Je reviens avec ? Je recommence avec mes répétitions ? Je garde mon boulot ?

MR : Ça repose la question du désir.

JR : C’est là que vous voyez que le désir en tant que tel n’a pas d’objet dont il se satisfasse.

GR : Pour rebondir, pour reformuler : vous nous proposez entre amour et transfert la possibilité que dans l’amour on dépose un objet dans l’autre et que se pose la question de récupérer cet objet un jour. Mais en fait dans l’amour cette question ne se pose pas. En fait l’amour induirait le fait qu’on dépose cet objet, mais qu’on ne se pose jamais la question de savoir si on le récupérera un jour. C’est peut-être ce qui sous-tend les psychothérapies qui ne sont pas des psychothérapies analytiques. Il y a quelque chose qui pourrait durer toujours. Du côté de l’analyste, si je vous entends bien, Lacan place la résistance du côté de l’analyste, « il n’y a de résistance que du côté de l’analyste. » Du coup, il place l’analyste dans la possibilité d’une rupture construite dès le début de la relation. La définition du transfert ce serait cela, un amour troué d’emblée qui serait le sujet supposé savoir. Et au moment de récupérer l’objet, il y aura quelque chose qui sera possible, ça aura bougé. L’objet aura bougé, notre rapport à cet objet aura bougé.

JR : Freud s’est retrouvé dans une affaire d’analyse finie et infinie. Lacan dit que la fin de l’analyse, c’est de produire de l’analyste. Ça ne veut pas dire que vous devez immédiatement mettre votre plaque. Ça veut dire que vous êtes à même d’utiliser les mécanismes que vous avez appris pour arriver à créer quelque chose de nouveau. Et en fait on se rend compte que l’affaire continue : de nouveaux fantasmes vont apparaître, différents. Dans cet après-coup on découvre un mouvement, une cinétique qui permet de vivre autrement.

MR : Moi je pense qu’il faut introduire un autre élément qui est la position dépressive. Cela nous conduit à la question du transfert réel ; de ce qu’est le réel du transfert. Je dirais qu’il y a trois sortes, trois manières, de parler du transfert.

Le transfert imaginaire qui s’adresse au petit autre, l’autre imaginaire, qui met en jeu la relation narcissique, spéculaire, d’où la question de l’amour de transfert.

La deuxième forme est le transfert symbolique. Comment le définir ? Celui-là il s’adresse au grand Autre, c’est-à-dire qu’il s’adresse au rapport du sujet avec le fonctionnement de la chaîne signifiante, avec l’Autre comme lieu du langage, donc avec les mécanismes de condensation, métaphore et du déplacement, métonymie, d’où les effets de sens et les équivoques signifiantes qui sont à la base de l’interprétation analytique. Mais, où est le réel ?

Le transfert réel – c’est ma définition – met en jeu l’articulation du transfert avec le fantasme inconscient et avec le désir inconscient dont le fantasme est le support. En fait, il est la résultante du transfert symbolique une fois qu’il est analysé, traversé. Plus précisément, il met en jeu le sujet comme effet du signifiant avec l’objet a comme objet perdu. C’est cette articulation qui est en jeu. Ce n’est pas un objet à retrouver, qu’on a placé quelque part et on sait où le retrouver. C’est un objet d’emblée perdu. Ici nous avons affaire avec un réel et c’est le réel de la béance. La béance primitive, initiale, impossible à combler. Avec à l’arrière-plan, évidemment la question de la castration, il faut en parler aussi, c’est-à-dire le phallus comme signifiant manquant, inscrit sur le plan imaginaire comme lacune, comme manque au niveau de l’image du corps sous la forme de –  (moins phi). Je pense que c’est autour de ça que tourne la question du transfert réel.

JR : Lacan parle du transfert réel, c’est énigmatique et là tu donnes une interprétation, c’est déjà pas mal. Il y a quelque chose qu’on oublie, qui est quand même incroyable et qui explique aussi le côté scandaleux de ces apports de Freud et de Lacan, c’est la théorie des pulsions. Une fois qu’on a un peu reconnu son scénario fantasmatique, qu’on a traversé un certain nombre de choses, qu’il y a eu une analyse de transfert, on se retrouve confronté aux questions des pulsions. Qu’est-ce qu’on va en faire de tout ça ? Autrement dit à l’articulation entre Éros et Thanatos.

CW : Je vais reprendre la question de l’objet un peu différemment, pour ceux qui n’ont pas l’habitude d’entendre parler d’objet petit a, parce que c’est quand même un concept un peu compliqué… qu’est-ce que c’est ce truc ? C’est l’idée qu’on se construit quelque chose comme un objet du désir, alors même qu’il n’existe pas en tant que tel et qui représente ce qui serait désiré, qu’on n’arrive jamais à attraper, qui n’existe pas dans la réalité, et derrière lequel on court constamment. Et quand on tombe amoureux, on va penser que dans l’autre dont on est amoureux, il y a cet objet-là, cet objet petit a. Ça fait partie de ce qui anime le désir pour cette personne-là. Pourquoi est-ce qu’il n’existe pas cet objet petit a, objet du désir ? Parce qu’il serait censé combler cette béance primordiale dont vous venez de parler, Marcel Ritter. Or, l’être humain, parce qu’il est fait de chair et de parole, il ne peut jamais être tout à fait comblé.

MR : C’est bien dit.

CW : Je veux aussi reprendre une remarque que tu as faite l’autre jour, Jean-Richard : l’analyste est au-delà de l’amour et du transfert. C’est très joli mais c’est un peu énigmatique. Ça m’a fait réfléchir, parce que justement, dans les questions d’amour et de transfert on reste pris dans une accroche à un objet. On continue de penser que l’objet est quelque part, dans le transfert ou dans l’analyste et qu’on va finir par l’attraper. Or, au-delà de l’amour et du transfert, ce serait d’arriver à être dans ce mouvement dont tu viens de parler. Un mouvement où il s’agit de rencontrer l’autre dans son altérité, dans sa différence, sans y chercher toujours cet objet a. C’est comme dans ce que vous dites sur la sublimation. Marcel Ritter, vous dites que dans la sublimation, l’objet n’est pas plein, il y a le creux.

MR : Absolument. La sublimation, pour Freud, c’est une satisfaction de la pulsion par déplacement de son but et de son objet…

JR : Il faut expliquer un peu ça, c’est très précis et compliqué. Changement de but et d’objet, on tombe là sur la théorie des pulsions, il faut en dire un peu plus…

MR : Le changement de but, le but sexuel. Il s’agit des pulsions partielles, la satisfaction est déplacée vers un autre but qui pour Freud est socialement plus valorisé. Un objet de création, par exemple, qui fait l’économie du refoulement. Ça c’est la chose importante. Mais si nous reprenons la question de la sublimation avec Lacan, il articule la sublimation avec la répétition. La répétition d’un manque qui se répète, infiniment et indéfiniment. Il y a bien satisfaction de la pulsion, mais la question du manque continue de se répéter. Il n’y a pas de comblement. Lacan le met en évidence avec sa formule : « L’objet élevé à la dignité de la chose. »

JR : C’est génial si on arrive à faire passer ça : un mécanisme qui en même temps recouvre l’endroit du manque, qui fait couverture, et en même le respecte. On tombe là sur l’amour de désir, sur l’amour transnarcissique. C’est-à-dire que l’analyse ne conduit pas à faire disparaître l’amour mais permet de créer un lieu où l’amour et le désir vont pouvoir s’articuler de telle manière que vous allez créer des significations nouvelles pour un sujet. Ce n’est pas parce que vous tartinez deux trucs de gouache sur un tableau que c’est de la sublimation. La sublimation est une économie subjective. Chanter ce n’est pas seulement reprendre ce qu’a fait quelqu’un d’autre, c’est amener quelque chose d’une tonalité propre où on va apparaître comme sujet. C’est un point qui nous montre la théorie des pulsions.

MR : La formule qui m’était venue, c’était : la sublimation est le comblement du manque en même temps que sa préservation. Comment l’entendre ? À partir de l’apport de Lacan. La question de la Chose, Das Ding, la Chose de l’esquisse de Freud, donc un lieu vide. Lacan définit la Chose comme une vacuole. À l’intérieur de cette vacuole il y a quelque chose qui l’excite, qui la fait jouir et ce quelque chose c’est l’objet a. Donc il y a un comblement et en même temps il n’y a pas de plein.

JR : Cela donne une conception de l’humain qui est assez extraordinaire et qu’on essaie de voiler tout le temps. Pour qu’il y ait du désir, pour que le sujet soit désirant, pour qu’il y ait de l’élan désirant, il faut qu’il y ait de la perte. Une perte première. Et c’est en regard de cette perte première que vous allez commencer à vivre. Tu parlais de castration tout à l’heure. Quand l’enfant est comblé tout le temps, il va avoir du mal à mettre en place quelque chose de l’ordre d’une perte. Et toute la question du désir, d’un côté il faut que ce soit troué comme du gruyère, pour arriver à ce qu’il y ait du désir et ensuite il n’y a pas d’objet qui satisfasse ce désir. Ce n’est pas du Sex shop, ça ne marche pas. Il faut passer des années à mettre en évidence quel est le scénario fantasmatique qui est le vôtre pour arriver à supporter qu’il y a un trou. C’est une conception de l’humain qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Communément on tente de tout fermer, de tout recouvrir, tout le monde est pareil, etc.

GR : Cela permet d’introduire ce que je crois comprendre de cette question de la sublimation, quelque chose de la structure du sujet. Marcel Ritter parlait du Moi qui vient s’interposer au moment où il y a quelque chose de défensif, que le sujet n’apparaît pas et que la résistance dans le transfert ce serait quelque chose de cet ordre-là. La sublimation telle que vous la présentez, c’est un effet de structure, ce n’est pas un effet interprétatif du désir, ce n’est pas un après-coup de l’interprétation du désir, c’est vraiment un effet de structure. Il y a quantité de manières de parler de ça dans la vie courante. Un effet de structure, ça veut dire que ça place psychiquement la possibilité qu’il y ait du vide et du manque. C’est-à-dire la possibilité d’un trou. Ce n’est pas un trou voilé par le fantasme, le zéro en mathématiques. Il faut que le zéro soit là pour que ça tienne. On l’entend chez les artistes qui font l’effort de parler de leur art, on sent que la manière dont l’artiste a inscrit quelque chose, lui permet de soutenir quelque chose de désirant. La sublimation permet de tenir et qu’il y ait ensuite tous les mécanismes de refoulement, fantasmes, etc.

CW : Je reprends la question des mécanismes un peu différemment. Il y a une articulation entre la question des mécanismes psychiques et la question du transfert. Le transfert c’est ce qui permet qu’il y ait la cure, la cure ayant des effets sur les mécanismes psychiques. Pour ceux qui ne sont pas familiers de tout ça, les mécanismes psychiques c’est très complexe. On a le réflexe de penser les choses en termes d’unité. Quand on voit quelqu’un, on voit le corps et on a tendance à penser le psychisme de la même façon. Mais en fait c’est une espèce de montage, de bric à brac complètement hétéroclite, qui tient comme il peut. Avec quelques années de pratique, c’est impressionnant et fascinant de repérer les mécanismes d’une personne. Ce montage, on pourrait imaginer un caillou, un peu de colle, un peu de boue, des ficelles, ça se raboute comme ça peut. On ajoute des ailes, ça s’envole, ça tombe ou ça boitille ou ça marche au pas ou ça danse. Ça souffre aussi de différentes façons et quand quelqu’un vient voir un analyste, c’est justement parce que ce montage ne tient pas et que quelque chose fait souffrir. Et à travers la cure et le transfert, ces mécanismes peuvent être remaniés. Pour essayer de les repérer, dans le livre Amour et Transfert, il y a différents plans. La question de l’amour et du transfert, l’amour narcissique, l’amour par étayage. L’amour narcissique, c’est la question du Moi. Arriver à s’aimer soi-même à travers l’autre : j’aime que l’autre m’aime ou bien j’arrive à m’aimer parce que l’autre me complète. C’est le niveau de l’amour narcissique. Le niveau de l’amour par étayage, c’est celui où il s’agit plutôt de retrouver chez l’autre une espèce de soutien, quelque chose qui ressemble au père qui protège ou à la mère qui nourrit. Avec ces éléments-là, on a un peu la scène sur laquelle se déroulent les mécanismes psychiques. Dans la pratique, comment est-ce qu’on repère ces plans différents ? Et aussi une question que les analysants posent souvent : est-ce qu’une cure va changer quelque chose à la question de l’amour ? Changer la façon d’aimer ?

JR : Il y a différents types d’amour. Le signifiant amour couvre beaucoup de choses. Il y a l’amour de la différence, l’amour homosexuel, l’amour hétérosexuel, mais il a surtout quelque chose sur quoi je tombe, c’est l’amour de la mère et l’amour à la mère. Qu’est-ce qu’on suppose de l’amour de cette mère ? C’est tout un programme. Cliniquement, les psychiatres parlaient beaucoup des mères gaveuses, des mères envahissantes, des mères toutes-puissantes, mais je me suis rendu compte dans la pratique que ce qui se passait, là où il y a des effets psychopathologiques et symptomatiques forts, c’est quand il y a eu rejet, très tôt de la mère. Quand quelque chose s’est posé tôt au niveau de l’affirmation…

MR : C’est un réel, là.

JR : Ah, voilà, le non-transfert réel…

MR : …le non-transfert. Exactement. C’est ça.

JR : Là on ouvre un terrain psychopathologique. Il y en a un autre qui s’est ouvert. Regardez ce qui s‘est passé, là. Les petits-enfants ne doivent pas voir les grands-parents parce qu’ils vont les « zigouiller ». Ça s’est calmé un peu, mais ça faisait partie d’une mythologie de départ. Ce genre de schéma, cliniquement qu’est-ce que cela provoque ? Mais vous savez, les enfants ils se débrouillent mieux que les parents, heureusement, parce que, mon Dieu, s’ils supportaient uniquement la pathologie des parents, le monde serait déjà arrêté. Ils se débrouillent très bien. Il y a le roman familial, ils se débrouillent bien, les enfants. Mais alors qu’est-ce que ça donne, au niveau de l’inconscient, cette potentialité meurtrière – au niveau du fantasme –, non pas seulement de tuer le père ou la mère, mais, attention deux générations, les copains ! On est dans des schémas qui reconsidèrent complètement la question de l’amour. Il y a d’autres questions qui se posent : pourquoi des gens restent entièrement dans leur milieu, par exemple. Qu’est-ce que c’est cette histoire ? Du côté de la noblesse, qu’est-ce qui se passait ? À un moment donné ça s’est complètement refermé et ça s’est terminé par de l’inceste tous azimuts. Là, Lévi-Strauss rencontre Freud et Lacan. S’il n’y a pas d’exogamie dans le monde, si vous ne sortez pas de cet amour souvent complètement dingue dans lequel vous avez été pris, il y a quelque chose de la folie qui va circuler. Et cette folie a à voir avec la suite de nos dialogues : la question du transgénérationnel. Certains sont porteurs dans leurs symptômes – non pas parce que leur maman les a trop allaités ou pas assez – des symptômes des générations d’avant. On arrive parfois à les reconstituer parce que maintenant les gens ne meurent plus comme ils veulent, c’est fini. Les arrière-grands-parents sont toujours là. Le symptôme, ça traverse.

MR : C’est juste ce que tu dis, je n’ai rien à ajouter. C’est justement une expérience dont beaucoup de gens ont pu parler à propos du confinement.

CW : Je continue sur la temporalité, le transfert dans la temporalité. C’est l’idée qu’on s’accroche à un transfert, on a besoin de ça pour survivre. Dans les camps, certains déportés, ça les a aidés, pour survivre, de s’accrocher à quelqu’un ou parfois à un petit truc, un insecte, quelque chose qui fait support. On espère qu’un transfert sur un analyste ce n’est pas tout à fait comme un transfert sur un insecte, encore que… Mais je veux poser la question : et après ? Est-ce qu’il y a un moment où on peut vivre sans cette accroche au transfert ?

GR : Peut-être est-ce justement la question de la sublimation ? La sublimation ne serait-ce pas une manière de ne plus être dépendant de ces histoires transférentielles ? Puisqu’il y aurait quelque chose soutenu qui permettrait au désir de fonctionner. Ces touches de sublimation seraient un moyen de se désengager de l’amour et du transfert. Quand on dit que l’analyste se place au-delà de l’amour et du transfert, ce sont ces points-là qui font des portes ouvertes sur au-delà de l’amour et du transfert. On n’est jamais complètements séparé de ça, on ne peut pas faire sans, les gens à la fin d’une analyse, ils retombent amoureux, autrement… peut-être autrement. À voir…

JR : Moi je dirais très simplement : qu’est-ce que c’est la sublimation ? C’est d’arriver à créer ses propres pages blanches. C’est tout. Après, la question de l’amour et du transfert c’est deux choses différentes. Du côté du transfert ça devient comme le transfert du rêve, c’est le mécanisme inconscient lui-même. On peut faire des moments transférentiels, on peut interpréter des rêves, on peut tomber amoureux. Mais tomber amoureux au niveau du transfert, Lacan l’a bien montré, entre érastès et érôménos, ce n’est pas pareil. C’est quasiment socratique, c’est parvenir à un moment donné à créer une signification nouvelle. Ça n’arrive pas tous les jours. Je crois que l’évolution du transfert après une analyse, c’est de pouvoir utiliser le transfert au sens littéral, c’est-à-dire passer d’une représentation inconsciente à une représentation préconsciente. En ce qui concerne l’amour, hélas ça n’arrive pas trop souvent. Souvent, après une analyse, c’est un peu… c’est … autrement. C’est autrement. La question de l’amour c’est aussi quelque chose qu’on peut analyser à un moment donné. Marcel l’a dit : comment on va faire avec ses propres répétitions ? Comment vous allez faire une fois que vous avez découvert que chaque fois que vous tombez sur un nouveau partenaire… vous changez, vous changez… c’est formidable, vous croyez chaque fois qu’il y a quelqu’un de nouveau, et puis c’est toujours le même partenaire qui est là. Une fois que vous avez repéré ça, qu’est-ce que vous allez en faire ? Ça va provoquer un signal comme dit Freud, un signal d’angoisse. Un signal d’amour : alors là, je pourrais tomber amoureux, là, ça se pourrait… Mais après c’est la question de l’acte. Est-ce que obligatoirement, face à un désir que je vais avoir, un désir d’amour, je dois répéter et me remettre dans cette situation ? C’est là où il y a la liberté du choix.

MR : C’est bien dit. Juste un petit ajout. Freud a commencé à parler de la sublimation en 1905, pour la première fois dans le texte sur Dora et la même année dans les Trois essais. Il dit que la sublimation peut être une conséquence du transfert.

JR : On n’a pas touché à une autre question qui est la question du collectif. Quand on commence à poser les questions de transfert et d’amour dans le collectif, ça nécessite d’être retravaillé, surtout au regard de ce qu’on est en train de vivre. Les outils qu’on a mis en place devraient permettre d’aborder la question du collectif. Et du groupe. Et de différencier la masse du groupe. On n’a pas parlé aujourd’hui de la question de l’hypnose. Mais si la psychanalyse permet à chacun de sortir par moments de l’état hypnotique dans lequel on nous met tout le temps, ce sera déjà une réussite formidable.

« Le temps d’apprendre à vivre, il n’est pas trop tard ».

Ce texte est dédié à P. Jamet qui m’a enseigné la castration réelle.

Le chemin de la singularité est si dur que nous pouvons remercier Cyrielle Weisgerber et tous ses collègues d’offrir ce nouveau lieu d’écriture. Vive « La lettre de la FEDEPSY » !

Aujourd’hui, je profite de cette lettre pour remercier ma femme, ma famille et tous mes amis pour avoir été présents tous ces mois de ma longue maladie. J’ai été frappé par le fait que chaque analyste de notre groupe a été présent dans sa fonction.

De plus, nombre de jeunes analystes sont entrés dans nos rangs : bravo à chacun de ceux qui se sont « autorisés ». La question est là, l’écriture peut-elle rendre compte de cet acte inouï de l’autorisation ? De quoi s’agit-il ? D’un essai renouvelé de faire état de sa singularité.

Dans cette nouvelle publication, se préparent nos VIèmes Journées qui seront soutenues par le Conseil Régional, et le développement de nos activités qui se multiplient.

A présent, il nous faut aboutir : que chaque séminaire, activité, rencontre puissent se lire dans ce présent journal. Nous voulons entendre de nouvelles activités et que chaque analyste reconnu fasse part de son témoignage de son rapport à l’inconscient et à la psychanalyse.

Les quelques-uns qui ont « quitté le navire » ont pris le contre-pied du témoignage à la psychanalyse. Je me demande comment ils s’en sortiront avec la question de la formation des analystes. Laissons-leur la porte ouverte de la FEDEPSY à laquelle ils ont contribué un temps.

Mes amis de travail m’ont laissé prendre le rythme de mon choix et de la reprise. A présent je reviens à la charge théorique :

  • Quelle est la fonction de l’écriture pour l’analyste ?
  • Quel est le rapport entre la « règle fondamentale » et l’acte d’écriture ?
  • Existe-t-il une écriture symptomatique ?
  • Peut-on créer une écriture sinthomale ?

J’ai eu la chance d’être absent/présent (vive le zoom!), lorsque 10 postulants ont passé leur témoignage. J’ai été ravi de constater que nos critères de l’EPS se poursuivent mieux sans les créateurs de l’Ecole. J’ai aussi constaté que mes amis de toujours étaient présents (Pierre-André Julié, Michel Patris, André Michels, Philippe Lutun…) et défenseurs de l’éthique de la psychanalyse. Je ne citerai pas tous ceux qui vont nous permettre d’aborder ces nouvelles générations tout en écoutant leurs frais apports.

Grande a été ma surprise que « l’ami » Rottner a accepté une nouvelle fois notre projet : merci à tout le Conseil Régional. Les VIèmes Journées de la FEDEPSY ont pour titre « Traumatismes, mythes et fantasmes ».

En effet, peut-on se révolter face à l’évolution du contexte culturel et du discours commun ? Où est passé « L’homme révolté » de Camus[1] ? Les gens de ma génération ont choisi de fuir le débat (abstention, fuite, mépris, paranoïa souvent involutive). Alors que les élections à venir ne contredisent pas la force d’une crise/d’un cri de la révolte. Et ne nous « balancez » pas les restes de soixante-huitards endurcis. « Il n’est pas interdit d’interdire » !  mais la débilité est au rendez-vous dans les infos qu’on nous balance.

Aucune éthique du désir, chacun se lâche dans des slogans simplistes d’extrême-droite, refuse les différences de conception des différentes générations. « Le Triste Savoir » (cf Friedrich Nietzsche[2]) est au rendez-vous. A force de pleurer sur la « Belle Epoque perdue », on se débrouille pour ne pas écouter les nouvelles générations qui s’inscrivent en faux par rapport au « Travail-Famille-Patrie » pétainiste ou New-Look.

Il nous faut repenser l’écriture comme moyen de faire état de ses expériences analytiques et de l’inconscient, sans pour autant exhiber son savoir éculé et pour permettre que les mystères de l’analyse persistent, énigmatiques.

Le destin m’a laissé en vie, grâce à plusieurs sauveurs qui se sont distingués. A présent je voudrais soutenir pleinement la fonction de « passeur » dans l’institution analytique ainsi que celle de celui qui, sur sa petite barque, aide le jeune questionnant à passer sur l’autre rive énigmatique.

Le temps présent combat la maladie, « Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard » (Léo Ferré). Le temps c’est la débrouille avec le transfert analytique.

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  1. Albert Camus, L’homme révolté (1951), Paris, Gallimard Folio, 1985
  2. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882), Paris, Flammarion, 2020

Le pas à dire phobique

Nicolas Janel partage son intervention lors de la formation APERTURA « Les phobies et les prises de parole » 24 novembre 2021

Je vais introduire notre journée sur « les phobies et les prises de parole » en élaborant à ma manière la question phobique à partir d’un texte assez difficile de Gérard Pommier intitulé « Du monstre phobique au totem, et du totem au Nom-du-père1 » et à partir d’éléments piochés chez Charles Melman2.

Gérard Pommier nous propose de passer par différents niveaux inhérents à l’architecture de la structure psychique. Différents niveaux qui vont intervenir au cours de la rotation de cette « plaque tournante3 » qu’est la phobie. C’est en effet en ces termes que Lacan a pu qualifier la phobie : une « plaque tournante » entre le refoulement primordial et le refoulement secondaire nous précise Pommier.

On retrouverait pour cette raison les phénomènes phobiques, qualifiés alors de « normalités évolutives » au cours du développement de l’enfant. On considère alors que l’enfant exprime au cours de son évolution, entre 2 et 6 ans, des phobies ou terreurs nocturnes dites normales en regard de sa « maturation » psychique, maturation passant donc par différents niveaux dont je vais vous parler.

D’un point de vue structural, il s’agit d’étapes logiques dont les problématiques pourront

  1. G. Pommier, Du monstre phobique au totem, et du totem au Nom-du-père – Dans la clinique lacanienne, 2005/1 n°9, p. 21 à 46, érès.
  2. C. Melman, La phobie Publié sur EPHEP (https://ephep.com).

C. Melman, Les conditions déclenchantes de la phobie – Dans « Les phobies » chez l’enfant : impasse ou passage ? (2013), pages 45 à 51

  1. Dans le séminaire du 7 mai 1969, Lacan affirmait que « la phobie n’est pas un phénomène clinique isolé », en précisant que, plutô qu’une entité clinique, c’est « une plaque-tournante » (D’un autre à ’Autre, leçon 16).

se faire entendre chez l’adulte, en fonction de leurs achoppements et contradictions dans l’organisation de la structure.

Et on verra que l’atteinte d’un niveau pourra avoir comme effet de faire résonner les autres niveaux sous-jacents de la structure. Comme si l’atteinte d’un niveau réveillait par régression les niveaux sous-jacents par effet de cascade. D’où la complexité du symptô e phobique, pouvant être constitué à partir d’éléments renvoyant à différents niveaux problématiques de la structure.

Premier niveau : entre la jouissance maternelle (jouissance de l’Autre) et la castration maternelle

Il y aurait d’abord ce premier niveau, qui renverrait aux phobies primaires. Cela concernerait particulièrement les phobies de situation comme l’agoraphobie, la phobie de l’obscurité ou des grands espaces. Ce premier niveau serait le niveau situé entre la jouissance maternelle (jouissance de l’Autre) et la castration maternelle. Je m’explique. Se différenciant de la mère, le sujet serait face à un Autre tout-puissant, non barré. Il serait en proie à satisfaire cet Autre en devenant objet, l’objet phallique équivalent au phallus de la mère. Le phallus maternel serait à comprendre comme l’objet venant combler la mère de son manque. Cette étape serait nécessaire à l’humain, son absence pouvant être cause d’autisme nous dit Charles Melman, ceci dans les cas où la mère n’aurait pas érotisé son enfant. Mais s’arrêter à cette étape, rester dans l’identification au phallus maternel équivaudrait à une impossibilité d’existence en tant que sujet pour l’enfant.

Chez l’adulte, cette identification au phallus de la mère pourrait très bien ronronner fantasmatiquement sur le plan imaginaire. L’adulte pourrait très bien en être tout à fait satisfait sur le plan imaginaire jusqu’au moment où il en viendrait à être placé justement à cet endroit, au sein de son champ spéculaire. Ceci quand une scène de son quotidien en vient à réaliser spéculairement son fantasme phallique. L’angoisse ferait signal à ce moment-là, comme pour alerter d’un risque. Pour ceux qui connaisse, cela renvoie au comblement de la place du (- phi) au niveau de l’image spéculaire du schéma optique. Cela comme si le trou nécessaire à la structure n’avait été ni inscrit ni fixé, dans le registre spéculaire. On retrouve tout cela dans le séminaire X de Lacan sur l’angoisse. La question du regard, en tant qu’objet regard, une des formes de l’objet a chez Lacan semble avoir particulièrement son importance dans ces moments-là. Comme si on s’y voyait vraiment être vu… à cet endroit du phallus de la mère. Le

registre spéculaire, n’ayant plus d’assise, dégringole alors. Comme si la clé de voûte qui faisait tenir l’ensemble spéculaire s’enlevait, faisant s’effondrer le moi qui n’assure plus l’identité. Sentiment de dépersonnalisation. Sentiment de déréalisation et de vacillement aussi, le repérage dans l’espace n’étant plus assuré par le registre spéculaire. La disparition du sujet dans la jouissance de l’Autre menace. Le problème part ici de l’imaginaire qui risque de se défaire, de ne plus assurer le nouage avec le Réel. Idéalement, l’adulte aurait dû pouvoir compter sur le registre symbolique. Celui-ci, aurait dû louablement rencontrer la castration. Cela aurait dû garantir une réorganisation de l’imaginaire avec amputation irrévocable de l’image phallique. L’image de la mère aurait dû perdre son pénis pour le dire facilement, l’enfant aurait dû ne plus pouvoir vraiment s’y identifier. La clé de voûte de l’imaginaire aurait dû être celée pour de bon de cette manière. Ce qui ne semblerait en fait jamais parfait.

Cela ne serait justement pas le cas avec le premier niveau de notre plaque tournante, c’est-à-dire le niveau situé entre la jouissance de la mère et la castration maternelle. On est bel et bien ici dans le niveau de la menace de la jouissance de l’Autre.

Il se peut également que l’identification imaginaire au phallus maternel qui ronronnait jusque-là vienne à être contredite par un élément de la réalité. Charles Melman donne l’exemple du petit Hans : quand le petit Hans prend conscience de l’érectilité de son pénis, il se rendrait compte de l’insuffisance de son pénis de la réalité par rapport à l’identification imaginaire au phallus maternel. Une bascule s’opérerait en réaction, de l’identification au phallus à l’identification au vide (de phallus). Si le petit Hans n’est pas tout, alors il en déduirait qu’il n’est rien, s’équivalent au néant. Le vide s’ouvrirait alors sous ses pieds car il lui manquerait ici la possibilité d’être un sujet affranchi de cet enjeu d’identification au phallus maternel.

Le premier niveau de notre plaque tournante ne propose ainsi pas d’alternative tenable pour le sujet qui n’y a pas sa place. Voilà pourquoi un mécanisme phobique viendrait à son secours. Dans les phobies de l’obscurité ou des grands espaces par exemple. Comme si le noir de la pièce venait représenter ce « tout » de la mère qui menacerait de nous éteindre. De même avec ce « tout » des grands espaces, de la scène devant la foule, des grands boulevards ou des autoroutes… une forme d’infini sans limite menacerait de nous effacer. Une manière de remettre de la limite, d’assurer une forme de séparation nécessaire à l’existence serait alors l’évitement phobique : on laisse une lumière pendant la nuit, on ne va pas sur scène prendre la parole, on évite la grand-place ou le terrain de foot, on ne prend pas l’autoroute… La solution phobique consiste ici au « pas » de la négation, c’est-à-dire au « ne pas ». Comme si cela tentait de re- inscrire les bornes qui manquait à la structure directement dans la réalité. Il ne s’agirait donc pas ici du refoulement d’un élément symbolique, mais d’une réorganisation de l’espace comme

si c’était un élément purement imaginaire qui se trouvait refoulé. Il s’agirait d’un mode de guérison du phobique permettant de retrouver à sa disposition aussi bien l’espace que l’image de soi, mais au prix d’une limitation, dans l’espace, au prix d’un interdit dans l’espace et au prix d’une approche vécue comme menaçante, angoissante.

Ce monde serait aussi celui de la nécessité du partenaire. L’individu pouvant difficilement se soutenir de lui-même dans sa relation au grand Autre, la relation à un petit autre, au semblable serait constamment indispensable dans un dispositif en miroir. La relation au semblable serait nécessaire pour venir suppléer la carence de la relation au grand Autre, à ce qui fait défaut d’identité.

Ceci dit, le niveau suivant de notre plaque tournante viendrait palier à ces problèmes. Il s’agit du niveau de la castration paternelle.

Les niveaux de la castration paternelle

L’intervention du père entre l’enfant et la mère permettrait justement à l’enfant de sortir des enjeux d’identification au phallus maternel. On peut retrouver cela illustré dans les scènes primitives où le père « prend », d’une manière ou d’une autre la mère. Il la « prend » à l’enfant pourrait-on dire, ce qui sortirait l’enfant de la possibilité de s’identifier au phallus. L’enfant pourrait se tourner alors vers son propre objet phallique, nous dit Gérard Pommier. Autrement dit vers son pénis ou son clitoris, par une sorte de déplacement au niveau de son corps, dans la réalité. L’enfant se tournerait vers son phallus à lui-même. Qu’on peut écrire « m’aime » si on veut faire ressortir l’ouverture vers le narcissisme que cela comporte. Il s’agirait du début de l’onanisme. La peur de l’obscurité trouverait sa solution par la masturbation du pénis ou du clitoris. La masturbation serait ici à comprendre, non pas comme une recherche de plaisir, mais comme une solution apportée par la fonction paternelle, solution qui permettrait à l’enfant de sortir de la position d’identification au phallus maternel. L’enfant se prendrait en main pourrait- on dire, pour échapper à la jouissance maternelle. La masturbation devant le miroir renforcerait ce processus, le reflet de l’enfant renforçant une image unifiée qui le différencierait d’autant plus de la mère.

La question du reflet et du semblable, comme je l’ai déjà dit, soutiendrait la séparation par renforcement du narcissisme. D’où l’importance aussi des petits camarades à l’école, des copains ou des copines, qui permettraient à l’enfant des identifications allant dans ce même sens.

On serait aussi ici dans le moment du jeu de présence-absence, ce fameux fort-da de la bobine. Cela serait aussi le temps de l’objet transitionnel de Winnicott.

Tout cela ne serait pas sans culpabilité envers la mère : la culpabilité de ne pas convenir à son attente. Pour conserver l’amour de la mère, cette culpabilité serait déplacée sur le père, décidément bien pratique.

La fonction paternelle permettrait ainsi à l’enfant d’entrer dans le sexuel et dans le désir.

Les niveaux des phobies hystériques, « directes »

Le père faisant son office auprès de la mère, il n’y aurait plus de doute sur l’inscription de sa place et de sa fonction.

Il pourrait alors prendre la forme fantasmatique d’une père violent, qui frappe, comme l’illustre le texte de Freud « Un enfant est battu ». Pommier dit à propos de ce genre de fantasme quelque chose d’intéressant. Il indique que la seule présence du père est déjà frappante, frappante par rapport aux manigances à l’œuvre entre la mère et l’enfant. Le seul fait de sa présence frappe l’unité mère-enfant pour ouvrir au trio œdipien.

Mais au père peut également être attribué une dimension de désir. L’entrée dans le désir sexuel qu’il permet lui confèrerait une composante séductrice. L’enfant tomberait ainsi dans le désir du père. « Désir du père » qui peut prendre place chez l’enfant de deux manières contradictoires :

  • soit dans le sens du génitif objectif du « du », et alors « le désir du père » correspondrait au désir purement fantasmé que développe l’enfant à l’égard du père ;
  • soit dans le sens du génitif subjectif du « du », et alors « le désir du père » correspondrait au désir (traumatique) que développe le père à l’égard de l’enfant, avec la séduction incestueuse par le père qui peut plus ou moins en découler effectivement dans la réalité.

Ces deux versions contradictoires du « désir du père » peuvent bien sûr coexister psychiquement pour l’enfant et vont chacune à leur manière être source d’autres contradictions quasi insurmontables pour l’enfant :

  • si l’enfant développait un désir à l’égard de son père, cela le placerait déjà devant un risque de féminisation s’il est un garçon. Il y risquerait donc son sexe. Garçon ou fille, cela le mènerait de toute façon vers la voie de l’inceste et donc vers sa disparition subjective. Le désir entrerait alors ici en contradiction avec le désir ! Comment se sortir

de cette contradiction ? Une solution4 consisterait à venir détester une partie du père : une partie du père deviendrait détestée, justement parce qu’elle était désirée. Cette partie détestée pourrait alors se déplacer et engendrer une phobie que j’appellerais, pour des raisons de différentiation, une « phobie secondaire directe impulsive » : une phobie venant assister la fonction du père, permettrait à l’enfant de ne pas retomber, par régression, au niveau précédant de la menace de la jouissance maternelle. Ces phobies

« secondaires directes impulsives » se centreraient particulièrement sur les objets qui rappellent l’enfant du père : la vermine, les petits animaux, la saleté ou sur les armes qui pourraient tuer le père. Il s’agirait de phobies d’impulsion propulsées par la haine du père aimé… Encore une fois, une limite psychique tenterait de se remparder à l’aide d’un déplacement dans la réalité.

  • Si par contre c’est le père qui développait un désir à l’égard de l’enfant, il y aurait menace incestueuse par le père. Plus la séduction effective aurait d’intensité, plus le complexe paternel se scinderait en figures phobiques compensatoires : des phobies dites

« secondaires directes répulsives » cette fois, venant suppléer au père et permettant à l’enfant de ne pas retomber, par régression, au niveau maternel. Cela concernerait particulièrement les phobies d’animaux représentant la dévoration par le père : loup, lion, cheval… Phobies de répulsions dont la haine chargerait l’enfant d’une forte culpabilité.

Le niveau des phobies obsessionnelles, « indirectes »

Pour compliquer encore les choses, un renforcement pourrait s’opérer. On trouverait cela dans la névrose obsessionnelle.

Il s’agissait jusque-là de phobies directes où la fonction du père n’avait pas laissé de doute quant à son effectivité castratrice première. Le père « prenait » suffisamment bien la mère pourrait-on dire. Mais s’il y avait un doute sur cela, si la fonction du père à l’égard du désir de la mère n’était pas certaine, ce qui pourrait se manifester dans la réalité par un père trop absent, ou par un père qui courrait en permanence après d’autres femmes par exemple. La mère pourrait aussi le manifester de son cô é en attirant par exemple trop l’enfant dans des mises en scène de séduction sexuelle, par exemple aux toilettes, dans son lit ou dans son bain… une séduction ici qui viendrait de la mère.

  1. La conversion hystérique dans le corps serait ici une autre solution.

S’il y avait un doute donc sur la virilité du père à l’égard de la mère, l’enfant aurait alors besoin d’avoir recours à l’invention imaginaire d’un père terrible interdicteur : un « père ogre » fantasmé5. Et il se pourrait très bien que ce père terrible fantasmé soit désigné un jour réellement comme tel dans la réalité par le discours de la mère : plus elle n’avait déjà pas choisi le père de la réalité comme satisfaisant initialement, plus il se retrouverait fustiger avec le temps, rejoignant dans le discours de la mère l’image du « père ogre » du fantasmé de l’enfant. Cela ne voudrait pas dire qu’il n’y a pas de mauvais père, mais cela relativiserait ce qu’on pourrait lui mettre trop facilement sur le dos.

Bref, toujours est-il que ce « père ogre » fantasmé pourrait faire secondairement retour sous forme d’une phobie dite « indirecte » chez l’enfant. Ces phobies se centrerait particulièrement sur les objets qui rappellent l’animalité castratrice du père : un rat, un loup, un lion…

L’objet phobique comme symbole pouvant condenser différents niveaux

On arrive donc à identifier déjà quelques niveaux différents de phobies6 :

− les phobies primaires,

− les phobies secondaires directes impulsives,

− les phobies secondaires directes répulsives,

− et les phobies secondaires indirectes.

Chacune prenant donc place à des niveaux différents de la structure. Et il y en aurait certainement d’autres… L’approche d’une phobie serait donc particulièrement difficile : l’objet phobique devant être considéré comme un symbole pouvant condenser en son sein plusieurs de ces niveaux. Pour le dire plus facilement, la phobie correspondrait à un mélange composé des éléments de ces différents niveaux (voir bibliographie en fin de texte).

Pour résoudre la phobie, il en irait du jeu signifiant pour la déplier, il en irait d’une mise en narration de l’histoire de l’individu pour retrouver les traumatismes parfois cachés derrière les souvenirs écrans. Il s’agirait de retrouver les différents niveaux pour que l’analysant s’y oriente, notamment concernant la construction de fantasmes de scène primitive, de scènes de séduction ou d’enfant battu. Il s’agirait d’y repérer leurs articulations à l’angoisse de castration pour permettre au sujet de dépasser ses contradictions et reconnaître que castration il y a.

  1. Nous pourrions considérer théoriquement ce « père ogre » comme l’héritier post-œdipien de la toute-puissance maternelle évoquée précédemment.
  2. Les termes sont barbares mais cela permet de s’orienter par rapport à la place qu’elles prennent dans la structure.

La phobie de prendre la parole ?

Si on se focalise maintenant sur les phobies de prises de parole, la question de la parole est particulièrement intéressante puisqu’on pourrait proposer qu’elle renvoie directement au sujet. Un sujet est sujet parce qu’il a une parole propre (… ou sale ajoutera peut-être Jean-Richard Freymann). Une parole est une parole véritable que si elle est la parole d’un sujet. La difficulté d’affirmer sa parole dans une situation, de prendre la parole dans un certain contexte, serait-elle donc superposable à une difficulté d’existence qui se manifesterait pour le sujet ? Autrement dit, faudrait-il mettre dans ces cas le sujet entre guillemets, puisque si ce sujet était constitué, justement, il ne serait plus susceptible de se dissoudre, il ne serait plus phobique. Si cela pouvait être vrai, cela ne serait pas généralisable. Cela concernerait ceux restés bloqués au premier niveau évoqué précédemment. Ceux ne trouvant pas dans le grand Autre une référence à au moins un Père qui leur permettrait d’asseoir leur identité. C’est pour cela qu’ils feraient fonctionner leur phobie dite primaire, en tant que suppléance à cette référence absente.

Mais cela n’est pas généralisable pour toute phobie de prise de parole. Généraliser ce raisonnement en reviendrait à oublier les phobies secondaires. Car les phobies de prise de parole concernent rarement des gens qui n’accèdent pas à leur parole dans l’absolu. Cela semble plutô se produire dans une situation particulière. Il s’agit en effet rarement d’une difficulté à parler

« tout court », d’une parole non advenue, mais d’une difficulté à parler dans un contexte donné. Ce genre de phobie secondaire serait donc à prendre comme un symptô e sur mesure, un symbole condensé renvoyant aux différents niveaux évoqués précédemment, structurés selon l’histoire de l’individu. Il y aurait à chercher ce que vient condenser la situation phobique de prise de parole, à quoi renvoie la question de la parole pour cet individu, à quoi renvoie le contexte phobogène pour lui… Comme déjà dit, il y aurait à faire fonctionner le jeu signifiant, retrouver la construction des fantasmes de scène primitive, de scènes de séduction ou d’enfant battu, afin d’y dégager leurs articulations à l’angoisse de castration pour permettre au sujet de dépasser les contradictions qui l’empêchent de faire le pas, c’est-à-dire qui empêchent l’assomption de la castration. En cela consisterait l’enjeu du « pas à dire » phobique : passer du

« (ne) pas dire » au « pas » des mots qui marchent au sein de sa parole dont il s’autorise.

Bibliographie

G. Pommier, « Du monstre phobique au totem, et du totem au Nom-du-père », dans La clinique lacanienne, 2005/1 n°9, érès, 2005, p. 21 à 46.

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