L’enfance témoigne

La troisième vague est incontestablement psychique. Elle est visible explicitement par une augmentation du nombre et de l’intensité des symptômes, des appels à l’aide et des souffrances de notre jeunesse. Elle est également insidieuse, elle croît comme un sous-courant, invisible et pourtant efficient. Cette transformation silencieuse va tôt ou tard rejoindre la superficie et alimenter le cortège des symptômes. Ces deux manifestations, visible et invisible, dialoguent constamment dans le champ pédopsychiatrique. Les troubles observables entraînent des modifications psychiques qui, à leur tour, influent sur les comportements.

La crise actuelle fait également effet loupe sur l’influence du social sur l’individu. « Une épidémie est un phénomène social avec quelques aspects médicaux » disait R. Virchow, grand médecin du XIXe siècle. Les « psys » pour enfants et adolescents sont témoins de cette souffrance sociale. Ce que le patient exprime chez le psy parle aussi de l’environnement dans lequel il baigne. La souffrance ambiante génère des souffrances individuelles.

Les facteurs du bouleversement social se retrouvent et se répètent à l’échelle de l’individu. Parfois directement, notamment chez les adolescents et les adultes, et parfois indirectement, par la médiation de la famille et de l’école, pour les plus jeunes.

La perte de repères est l’un de ces facteurs. À quoi s’accrocher quand le travail disparaît ou devient instable ? Comment se projeter dans un avenir rassurant lorsque le présent est incertain ? Que considère-t-on « essentiel » quand les repères sont bouleversés ? Ce bouleversement des repères habituels chambarde le sens du quotidien. Si le futur est vécu comme instable et incertain, voire bouché, comment donner du sens à ce que je fais ?

Proche de cette déroute du sens nous repérons la confusion des références. Celle-ci constitue un deuxième facteur. À qui ou à quoi se référer ? À qui ou à quoi se fier ? Les médias

nous inondent d’informations variées. Souvent les messages divergent, parfois ils sont contradictoires. Le débat et la disparité des idées et des positions sont essentiels. Mais il arrive que le débat manque et que les avis divergents, donnés à la cantonade, peuvent entraîner avec eux un égarement pour les individus déjà en mal de référence. Les notions deviennent souvent confuses dans le discours ambiant : la science, la recherche, l’avis personnel, la décision politique etc., se mélangent. Il devient difficile de séparer le bon grain de l’ivraie.

Ces ambivalences du discours ambiant se doublent d’ambivalence au niveau individuel : alternance de peur/déni, de solidarité/individualisme, ou encore de confiance/défiance.

De plus, nous rencontrons les limites de la connaissance (qui progressent évidemment au fur et à mesure), qui renvoie à un non-savoir, pas toujours facile à supporter. Cet inconfort peut amener de l’anxiété, des avis radicaux, des croyances multiples, etc.

Ainsi, l’incertitude, l’aléatoire et l’imprévu laissent place à une instabilité. La continuité routinière n’est plus de mise et elle est sans cesse menacée d’un nouveau revirement.

Ces notions sont bien connues dans le champ du soin psychique. Leurs importances sont reconnues quelle que soit la discipline de ce champ à laquelle on se réfère. La stabilité, la continuité, la régularité n’ont plus à démontrer leur importance pour le développement de l’enfant. Ces concepts peuvent se résumer dans celui de sécurité.

Oui, certes, avant tout la sécurité physique, le bien-être du corps. Mais aussi, la sécurité psychique. Voilà ce que nous rappelle avec force cette crise. Et c’est souvent lorsqu’une bribe d’insécurité montre le bout de son nez que l’appel à un plus de sécurité se fait sentir. La crise déstabilise. Et si la sécurité sanitaire, physique, est assurée au maximum, la sécurité psychique ne doit pas être reléguée au second plan. Une vague peut en cacher une autre.

Nos patients nous démontrent sans cesse l’importance de cette sécurité, stabilité et continuité psychique. Les plus petits d’entre eux nous en présentent même l’aspect vital pour leur développement. Les soins assurés proposent toujours un socle cohérent fait de sécurité, de stabilité et de continuité. Ne doit-elle pas encore être plus soutenue durant cette période ?

L’une des premières manifestations cliniques de ce désordre est l’angoisse. Elle peut émerger effectivement lorsque les repères sont bouleversés, quand les références sont perdues, les horizons bouchés, la stabilité déstabilisée. Elle a souvent rapport avec l’inconnu, l’imprévu, le menaçant. Ces derniers ne sont pas des causes d’angoisse mais des révélateurs, des amplificateurs, des catalyseurs. L’anxiété est un bon indicateur d’un mal-être. Elle est indice de

quelque chose qui ne va pas. Et cela s’exprime souvent par des manifestations corporelles avant même que l’esprit ne perçoive le danger. Rappelons-nous l’expérience de Milgram où le sujet de l’expérience commence à suer, à trembler, le rythme de son cœur s’accélère alors qu’il continue, sous l’ordre autoritaire, à appuyer sur le bouton sensé envoyer une décharge électrique à un autre homme. Cette manifestation corporelle montre combien l’anxiété indique le mal-être. Ce mal-être émane ici du désaccord entre un ressenti éthique et sa réprobation autoritaire. Dit autrement, l’anxiété témoigne d’un tiraillement entre un besoin du corps et son déni par l’autre. L’autre prend différents visages : la société, un parent, le gouvernement, la loi, la morale en moi, l’école, etc.

Parfois cette anxiété, d’abord protectrice, s’installe et devient pathologique. Face à un danger, l’anxiété est une ressource nécessaire pour se protéger, ou pour éviter d’être à nouveau confronté à ce danger. Elle est constitutionnelle dans un moment de déstabilisation aigu, lors d’une crise passagère, lors d’un stress intense, ou lors d’un bouleversement intime. Mais lorsque la crise dure, elle impose sa présence et devient alors pathogène.

Ce détour par une des cliniques de l’angoisse nous apprend combien la prise en charge de l’angoisse dès ses premières manifestions est importante. Les enfants sont pour cela nos alliés. Ils présentent une sensibilité accrue à l’angoisse. Et notamment à l’angoisse ambiante. L’exacerbation de nombreux symptômes que nous observons actuellement témoigne en partie de cette ambiance anxiogène s’installant depuis maintenant une année. Les symptômes sont variés et divers selon les âges. La dispersion psychique, l’agitation psycho-motrice, les troubles de l’attachement chez les petits sont plus fréquents et plus intenses qu’auparavant. Les troubles de la concentration et de l’attention, les troubles du sommeil, les troubles oppositionnels se manifestent également plus fortement. Nos adolescents connaissent une morosité accentuée, des passages à l’acte plus fréquents et plus sévères, des dépressions avérées. Nous observons également des « vagues » de TCA et de refus scolaires anxieux. Les enfants souffrant de troubles du spectre autistique ne sont pas épargnés.

L’anxiété ambiante diffuse. Elle est contagieuse. L’insécurité psychique connaît le même chemin. Et nos enfants, nos jeunes patients, sollicitent une réaction. Leurs symptômes parlent parfois de nos peurs, de nos angoisses, de la souffrance sociétale. Ils portent une part de cette souffrance collective. Ils nous l’apportent. Qu’en faisons-nous ? Ils nous la présentent délicatement sous forme de symptôme. Parfois ces symptômes sont bruyants, violents. Ces violences ne sont-elles pas proportionnelles à leur souffrance et à la violence qui les entoure ?

Ils attendent une réponse. Pourrons-nous les apaiser ? Leur assurer une certaine stabilité, une sécurité, une perspective de continuité ? Parfois ce n’est pas possible ou pas suffisant, et ils continuent à porter notre fardeau. Ce fardeau est tantôt individuel tantôt commun, le dosage varie d’une situation à l’autre. Nous nous devons alors d’aider au mieux ces familles. Mais parfois aussi, nous pouvons repérer l’indice que les enfants nous présentent et nous pouvons alors les soulager de cela en leur rendant leur place d’enfants, d’adolescents, de jeunes adultes. C’est pourquoi le dialogue est plus que jamais vital. Écoutons les enfants et les adolescents. Ils nous aideront à repérer une partie de ce qui ne va pas, les excès comme les insuffisances. Ils nous indiqueront également ce qui est important. Peut-être même nous donneront-ils des clés inventives pour faire face à cette crise ?

Il y a l’anxiété des enfants, l’anxiété des parents et l’anxiété sociétale. Les mécanismes de propagation de ces anxiétés devraient également faire l’objet d’études, tout autant que les actions qui les apaiseraient. Quels gestes feraient barrière à la diffusion de l’angoisse ? Il est certain que ce n’est pas en réduisant les contacts relationnels. Le paradoxe est posé : une trop grande proximité accentue la diffusion de l’angoisse, la favorise parfois même ; une trop grande distance entraîne une autre forme d’angoisse, celle liée à l’abandon, à la solitude, au manque ou au vide. Depuis le premier confinement, nous traversons une période qui réactualise les questions de liens et notamment du lien parents-enfants. Trop proche, l’enfant s’autonomise avec difficulté. Trop distant, il s’individualise avec instabilité. Une « toute présence » renvoie à une angoissante dépendance. Une « toute absence » renvoie à une angoissante indépendance. Certes nous caricaturons ici. Mais la crise joue encore une fois le rôle de révélateur quant à ce point sensible de la clinique de l’enfant. Du jour au lendemain certaines familles se sont vues contraintes à passer chaque minute collés les uns aux autres. Pour d’autres c’étaient encore plus d’absence que d’habitude des parents (travail, préoccupation etc.). Certaines familles ont tiré un gain relationnel de cette situation, d’autres se sont encore plus détruites. Il en est de même au niveau individuel. Mais notons qu’avec le temps l’instabilité permet de moins en moins de découverte subjective mais fragilise plutôt l’humeur et les relations.

Introduisons également la dimension temporelle. Car cette crise dure. Les rythmes sont perturbés : ralentis pour certains, accélérés pour d’autres. Les changements trop fréquents de directives, de directions, l’alternance d’espoir et de désespoir, mais aussi l’installation d’inertie, de désinvestissement par épuisement, de désintérêt, provoquent des dysrégulations des rythmes de chacun. Et notamment entre parents et enfants. Réintroduire du temps, en permettant un

temps de soins, régulier et fiable, permet souvent à l’enfant, à l’adolescent et à leur famille de retrouver, au moins lors de ce temps-là, leur rythme subjectif, accordé à leur vérité intérieure et au bien de la famille.

Ainsi, la pédopsychiatrie tient un rôle essentiel durant cette pandémie. Elle s’adapte aux changements sociétaux, aux contraintes imposées par la crise que nous traversons. Mais elle rappelle aussi que l’obéissance aux contraintes extérieures ne doit se faire au détriment de la vie. Comme à son habitude, la psychiatrie tente un compromis. Mission délicate, car soutenant cette tâche, elle ne doit pas se compromettre. Et encore moins compromettre ses patients. Voilà un défi, non seulement pour la pédopsychiatrie publique, mais pour l’ensemble de ceux qui peuvent en bénéficier, c’est-à-dire la population dans son ensemble et chacun individuellement. Or, les services publics traversent également une crise, ô combien tragiquement découverte par la pandémie. Les zones de fragilités sont bien antérieures au moment de l’éclosion symptomatique. Revenons à notre clinique. La pédopsychiatrie continue, sans relâche, à faire entendre les voix des douleurs silencieuses. Celles des enfants, celles des parents fragiles, celles des êtres vulnérables en général. La pédopsychiatrie est donc médiatrice : elle témoigne et traduit ce que la clinique des enfants dit du social et de la société qui nous entoure. Par exemple, alors que la première vague de la COVID imposa l’arrêt d’un nombre important de soins pour les enfants, ces derniers nous ont appris entre-temps que nous ne pouvons plus accepter cela, leur développement est en jeu. L’enseignement de nos patients nous a permis de faire entendre l’importance de la présence, de la continuité, de la stabilité pour les enfants. Il s’agit donc de faire entendre la voix, parfois muette, de nos jeunes patients. Car cette voix nous dit quelque chose du milieu dans lequel nous évoluons. Car il s’agit de les protéger des dangers qui les guettent. Mais aussi pour leur permettre de traverser cette crise au mieux. Le terme qui veut dire crise en chinois, weiji, a un double sens : il signifie à la fois danger mais aussi opportunité. Nous avons aussi ce rôle : permettre, malgré la crise, l’émergence d’opportunités. Le clinicien aide à la libération d’une créativité présente chez tout un chacun. Mais cette créativité a un prix : celui de l’angoisse dans un premier temps, puis celui de la solitude dans un second temps. Osons donc la solitude… ensemble.

Mises à mal de l’humain et points de fuite du désir

« Tout » est dans le titre.
Tout ce qui me pousse à écrire aujourd’hui, ce que j’aimerais vous faire entendre aujourd’hui, en partie au moins – que pouvons-nous faire entendre, que pouvons-nous entendre, entre malentendus, projections et faux semblants ?.. -, tout est dans le titre. Je vais essayer de déplier un peu.

Points de fuite du désir

Une discussion avec Jean-Richard Freymann m’a donné l’envie d’écrire ceci, aujourd’hui (18 décembre 2020).
Il a évoqué le rôle du point de fuite dans les tableaux, et le moment de révolution de l’art pictural qu’a été l’invention de la perspective. La perspective implique un point de fuite du regard, un point à travers le tableau, au-delà du tableau, qui fait passer du plat de deux dimensions à la profondeur et l’espace de trois dimensions.
Le désir est un point de fuite dans le tableau, a-t-il ajouté. Le mouvement désirant ouvre un point de fuite, ouvre la perspective. Et cela me parle, aujourd’hui, cela ouvre la perspective, en effet – je me rappelle avoir entendu déjà cette histoire de point de fuite et n’avoir pas saisi, n’avoir pas été saisie par la métaphore.
Une réalité réduite à deux dimensions est plate, fermée, enfermante, compacte, asphyxiante, écrasante – un monolithe. Le mouvement désirant y creuse une brèche, le monolithe se déplie – théâtre d’ombres et de lumières en toutes directions, de l’air, plus d’air, du souffle, des vents, soudain on respire !

Précision importante : de quel désir parlons-nous ? quel est ce désir qui a effet de point de fuite ?
Le désir en tant que mouvement désirant. À l’opposé ou presque des mouvements pulsionnels
« premiers », et pourtant intimement mêlés, constitués de la même matière. Prodige et magie des mécanismes psychiques humains : « transformer » les pulsions (« je veux te manger, je veux te frapper, je veux jouir de toi, etc… » : et ces formules sous forme de phrases sont trop construites déjà pour rendre compte des pulsions, les phrases induisent d’emblée un sujet et une articulation sous forme de fantasme : il faudrait dire plutôt : « vouloir manger, frapper, jouir… », « veux manger moi toi », « toi moi veux frapper »…) – prodige et magie des mécanismes psychiques humains : transformer les pulsions en désir, en mouvement qui au fond se fiche de l’objet, sait bien quelque part qu’il n’attrapera pas l’objet, qu’à vrai dire même il n’y a pas d’objet. L’objet n’est qu’un leurre, nécessaire pourtant.
L’objet cause du désir (objet a de Lacan) n’est qu’un leurre, un point de fuite dans le tableau. Quelque chose qui fait brèche dans ce qui sans la brèche serait du plein, du trop-plein, de l’étouffant, de l’écrasant.

Les lacaniens parlent de « trou », de « manque » – il leur est souvent reproché de n’avoir que ce mot à la bouche. Mais en effet il n’y a d’air (psychique), il n’y a d’espace, il n’y a de vide, il n’y a d’espace à trois dimensions où le mouvement est possible, que si quelque chose quelque part tient lieu de point de fuite. En passant de l’objet de la pulsion (ou même du besoin) à l’objet du désir, on passe de quelque chose qui se consommerait, qui serait censé satisfaire, combler, à quelque chose qui à n’être qu’un leurre permet surtout de maintenir un espace vide derrière le voile du leurre.
Brèche par laquelle s’engouffrent tous les souffles du mouvement désirant.

(…)1

1 Il y a eu une suspension d’écriture, liée en partie aux effets de “fermeture” décrits plus loin. Je reprends, nous sommes le 5 février 2021, la fermeture ne s’est levée en rien.
Un point de fermeture supplémentaire s’est ajouté, dans ma vie personnelle. J’essaie de me rappeler les paroles de ce jour lointain de discussion, en décembre, et de faire résonner les mots : « le point de fuite du mouvement désirant »…!
« Ne pas céder sur son désir », disait un autre (Lacan). Je propose une variante : « ne pas céder sur le point de fuite du mouvement désirant ». Allons-y, prenons des pinceaux et peignons-le dans le tableau chaotique du monde.

Mises à mal de l’humain

La formule « mises à mal de l’humain » m’est venue à propos d’une certaine « fermeture » induite par la trop fameuse situation sanitaire actuelle.
Mais nous en parlons trop, nous en parlons plus que nous ne le voulons, le sujet revient au coin de toutes les bouches, constamment. Alors je n’en rajouterai pas de ce côté-là, vais tâcher de me tenir. Je soulignerai deux points de fermeture, qui ont peut-être des effets surtout parce qu’ils viennent en écho à des mécanismes spontanés de « l’humain ». Mon idée serait : la situation actuelle provoque une mise à mal de l’humain, qui entre en écho avec le fait que « l’humain est sa propre mise à mal », rien ne met à mal l’humain autant que l’humain lui-même.
Rien ne menace la parole autant que la parole elle-même.
Et les points de fermeture évoqués ne font que venir toucher les verrous potentiels de chacun, déjà présents. Je m’explique…

Fermeture de l’espace : confinement, l’espace se réduit au « chez-soi », espace doté éventuellement d’un prolongement jusqu’au lieu du travail. Derrière mon masque, à distance de l’autre qu’il ne faut surtout pas toucher, je me sens comme une cosmonaute dans sa combinaison hermétique, reliée à l’intérieur de la capsule spatiale de mon chez-moi – un seul espace, clos.

(…)2

2 Deuxième suspension d’écriture – 28 février 2021.

Fermeture à l’autre : « distanciation sociale », masques, absence de contact physique. Il y a des choses qui ne peuvent se passer, et même qui ne peuvent se dire, que dans une certaine proximité physique de l’autre. Il y a des choses qui ne peuvent se passer, et même se dire, qu’à toucher et sentir la peau de l’autre.
En particulier ce « prodige » qu’est le dialogue. L’endroit où l’humain peut être le plus absolument mis à mal (nié, annihilé), et l’endroit où l’humain peut exister sont le même endroit, celui de la parole.

À travers les mots le sujet s’exprime, existe, entre en dialogue avec un autre, se fait poète. À travers les mots aussi, se jouent les aliénations par les discours : discours dominant, discours courant, discours de l’autre de la réalité, discours de l’Autre en soi (aliénation « interne »…). Je veux dire, la parole est une possible danse de mots, une possible étincelle, une potentielle incandescence. Mais c’est elle aussi qui se fige en monolithes écrasants, discours extérieurs (discours courant, dominant…) ou discours intérieur (structure des symptômes psychiques). Camisoles externes ou internes. Auxquelles le sujet n’échappe que par les brèches ouvertes par le point de fuite du désir…

À tel point qu’il devient étonnant, lorsque l’on y pense, que se produise le « prodige » du dialogue. Deux êtres humains (se) parlent. Chacun dans les mirages de ses propres aliénations, enfermé dans ses bulles à couches multiples, oignon de bulles. Les mots, dans une direction et dans l’autre, ont à traverser les couches multiples. Malentendus, de soi par soi et de soi par l’autre et de l’autre par soi, projections de morceaux de soi sur l’autre, semblants, faux semblants. Comment est-il possible, à la fin, que l’un entende quoi que ce soit de l’autre ?…

La parole n’est pas le véhicule limpide de la pensée ou de l’être du sujet.
Qu’est-ce que la parole, alors ? Lacan propose que la parole est un parasite, une forme de cancer (!), dans une citation qui « me parle » beaucoup :

« C’est bien en quoi ce que l’on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce que l’on appelle un homme bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite, que la parole est un placage, que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé. »3
3 J. Lacan, Le séminaire LIvre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.95.

Le « malade » évoqué par Lacan est un patient hospitalisé qui présente des mécanismes psychotiques, en particulier un « automatisme mental » : il ressent, lui, que la parole le parasite, qu’elle parle sans lui, qu’on le fait parler, qu’il est parlé par la parole plus qu’il ne la parle.
Pourquoi un homme « dit normal » ne le ressent-il pas, ne s’en aperçoit-il pas ?
Ma réponse sera rapide, une proposition d’indice, d’indication à reprendre, réfléchir. L’humain « dit normal » mélange aux effets de parasitage et placage de la parole, les effets de dialogue de la parole.

Par « effets de dialogue » ou encore « effets de rencontre », je désigne ce truc incroyable, improbable, étrange et surprenant, qu’à travers les masques, voiles, baillons, boules Quies de nos aliénations, l’un entend un peu quelque chose de l’autre, tout de même, parfois. Les mots produisent des semblants, des faux semblants. Parfois dans le semblant lui-même quelque chose se fait entendre, parfois dans le redoublement de faux semblants passe tout de même quelque chose, de l’un à l’autre.
Comment ce « prodige » se produit-il ?

Je repense à une autre citation de Lacan, dans laquelle il parle de « produire des vagues » :
« L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise : elle est faite pour produire des vagues. »4
4 J. Lacan, Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines, in Scilicet 6/7, 1975.

Ce que nous appelons dialogue, ce que nous appelons « se comprendre », est-ce autre chose que le roulis des vagues ?
Est-il possible de produire des vagues, de ressentir le roulis des vagues, sans la présence physique, la proximité de l’autre ?
Je me pose la question en ce qui concerne le dialogue amical, en ce qui concerne aussi la pratique, les « téléséances ». Je proposerai que des « piqûres de rappel » – nous sommes en pleine campagne de vaccination anti-COVID – de présence physique sont nécessaires, de temps à autre, et que le dialogue à distance, amical ou dans la pratique, ne fonctionne que lorsque chacun connaît un peu, déjà, le mouvement des vagues de l’autre, pour pouvoir s’en laisser bercer et secouer, même par ondes télémagnétiques interposées…

Je reviens à la question de départ : la « distanciation sociale » provoque-t-elle une distance avec l’autre, une plus grande fermeture à l’autre, qui empêcheraient les effets de dialogue ?
Je n’en sais rien. Nous avons vu toutes les capacités de résistance de l’humain (il n’y a jamais eu autant d’échanges de paroles que lors du fameux « premier confinement » ? ; et ce sourire qui se lit si fort dans les yeux par-dessus le masque, etc… ; et ceux qui, quelles que soient les interdictions, se retrouvent tout de même…).
J’ai envie de rappeler, simplement, le prodige et la fragilité du dialogue, le prodige et la fragilité de « s’entendre » un peu. Quelque chose comme marcher sur une corde tendue au-dessus du vide.
Il ne faudrait pas trop de vent, tout de même.
Il ne faudrait pas, non plus, faire rompre trop de fils de la corde…
Ne tirons pas trop fort ? ou encore, tentons de retisser les fils ? N’oublions pas de quels fils est faite la corde sur laquelle nous marchons ?..

c19.info/fr/psy ou Le soutien psychologique 2.0 en temps de pandémie : une révolution en psychiatrie

Introduction

Le 17 mars à 12h le confinement de la population française est ordonné sur l’ensemble du territoire national, suite au discours du Président de la République, Emmanuel Macron, la veille. Il parle de « guerre sanitaire » contre la COVID-19. L’ennemi est un virus, apparu dans l’ombre d’un marché d’animaux vivants à Wuhan (Chine). Il dépasse les frontières, touche nos voisins italiens, s’échappe de la télé et déferle chez nous. Il est d’autant plus dangereux qu’invisible. L’espace Schengen se ferme, tout déplacement restreint au strict nécessaire. Les rassemblements sont interdits, les contacts humains deviennent fatals, le retranchement chez soi, le maître mot. Tous les ingrédients sont réunis pour édifier un climat de pandémie d’allure hypochondriaque. Chacun se demande s’il n’a pas attrapé le coronavirus, craint pour ses proches et ne comprend rien à cette maladie naissante.

Une initiative naît alors, développée par la société Nabla, dont l’équipe est majoritairement constituée d’ingénieurs et de médecins, engagés dans la transformation de la pratique médicale, grâce à l’intelligence artificielle (IA). Plus précisément, il s’agit d’un site : c19.info, sous la direction médicale du docteur Anne-Laure Rousseau, médecin vasculaire, avec l’aide du docteur Stanislas Harent, infectiologue. Sous forme d’un questionnaire guidé intelligent, il permet à ceux qui le consultent d’être conseillés en cas de symptôme suspect et ainsi de désengorger le 15 ou les services d’urgence. Le site s’étoffe et offre la possibilité de poser directement des questions à des professionnels de santé par SMS une fois le questionnaire rempli. J’ai de la fièvre que faire ? Mon mari est malade, puis-je aller travailler ? Comment s’embrasser en temps de covid ? Où se procurer un masque ? Faire un test ? L’équipe, composée de médecins généralistes, puis de spécialistes et d’infirmières, répond sous deux heures depuis chez eux (confinement oblige !) par un message unique.

Le nombre de visites augmente, il y a besoin de renfort ; je suis psychiatre et c’est en tant que médecin que je rejoins l’équipe. Très vite, je m’aperçois que les messages sont à la frontière entre mes deux casquettes. Les demandes pour symptômes respiratoires abondent mais est-ce le coronavirus – comme les visiteurs interrogent – ou bien signe d’anxiété, ou encore les deux ? D’autres ne veulent plus sortir du tout, se lavent les mains cent fois par jour et consultent le site c19.info après avoir effleuré quelqu’un par inadvertance dans la rue. Comment répondre par un message unique lorsque les visiteurs sont angoissés et semblent avoir besoin de parler ? Ma spécialité reprend le dessus, il y a demande sur la toile tandis que les structures hospitalières et ambulatoires sont désertées.

Le 25 mars, par le bouche à oreille, psychologues et psychiatres répondent en un temps record à mon appel : l’équipe de lancement du projet réunie, c19.info/fr/psy voit le jour, le soutien psychologique par chat (conversation écrite type WhatsApp) en temps de covid est né.

Je vais vous raconter cette histoire en 3 chapitres qui illustrent comment nous avons mis au point une nouvelle façon d’exercer :

  1. c19.info psy : C’est quoi ?
  2. c19.info psy: Retour d’experience
  3. c19.info psy: Une pratique revolutionnaire de la psychiatrie

c19.info psy – C’est quoi ?

Le projet de soutien psychologique en ligne est né pendant le confinement, période particulièrement anxiogène et limitant les soins psychiques. Le chat avec des psychologues,

qui existait déjà en temps « normal », proposé par quelques plateformes en ligne restait encore largement méconnu et peu pratiqué.

Avec c19.info il trouvait toute sa place en temps de Covid, d’autant plus que le site, référencé par le Ministère de la Santé avait alors une grande visibilité, soutenue également par les réseaux sociaux (Facebook) afin de bénéficier à un maximum de personnes. Un visiteur qui vivait difficilement le confinement et avait besoin d’en parler pouvait alors discuter avec notre équipe par chat (type WhatsApp) ou par téléphone.

Les messages et appels se faisaient directement depuis la plateforme pour garantir la confidentialité des échanges. Gratuité, sécurité et anonymat, tel était notre socle de départ. Les utilisateurs étaient évidemment informés que l’échange n’avait pas pour vocation à se substituer à une consultation médicale ni à remplacer le diagnostic d’un médecin.

Le service psy était au départ ouvert de 10h à 18h, 7j/7. Dix psychologues bénévoles se répartissaient les créneaux horaires pour répondre en moins de deux heures. En dehors des heures d’ouverture, les visiteurs étaient invités à écrire leurs messages qui seraient lus dès le retour de l’équipe, contacter les numéros d’urgence ou un hôpital de proximité si nécessaire.

c19.info psy – Retour d’expérience

Tous les français concernés

Les demandes affluaient du monde entier. Seule condition pour utiliser le service : être majeur et parler français. C’était le cas par exemple de R., expatrié au Mexique, qui face à l’actualité tournant en boucle sur sa télévision, n’osait plus sortir dans la rue.

Un climat de peur

Au début du projet, le climat de peur a engendré une fréquentation exponentielle sur le site. Un nouveau virus, des informations en continu inondant les esprits, une inactivité ou du moins un changement dans les habitudes – de quoi déséquilibrer de nombreuses personnes qui avaient besoin d’en parler, d’être rassurées. Pour beaucoup, ce fut leur premier contact avec la psy, facilité par le chat, simplifiant l’accès et garantissant l’anonymat, à distance des lieux de soins classiques.

Des malades et des soignants

Parmi ces visiteurs particulièrement angoissés, certains avaient un proche atteint de la Covid, hospitalisé ou décédé, ce qui renforçait concrètement les appréhensions et l’isolement s’ils en étaient séparés. De l’autre côté, les soignants étaient également concernés, à bout dans les services surchargés et notamment de réanimation, craignant de transmettre le virus à leurs proches. Que faire lorsque le mari a un cancer : continuer à aller à l’hôpital afin de participer à l’effort collectif ou bien s’arrêter afin de le protéger ? Pour répondre au mieux à ces demandes et proposer un soutien au plus grand nombre, nous avons étendu les horaires jusqu’à 21h, d’autant plus que l’angoisse se manifestait précisément en soirée.

L’isolement et l’ennui

Les personnes isolées, ou bien celles qui cherchaient à combler le vide du confinement ou rompre avec l’ennui formaient une bonne partie des visiteurs. Quelques-uns revenaient régulièrement sur le site, parfois tous les jours. Comme L. qui réitérait ses demandes quotidiennement : « y a quelqu’un ? ». Ses messages pouvaient être désespérants, nous renvoyant à notre impuissance. Le groupe WhatsApp entre thérapeutes et les réunions hebdomadaires à distance étaient l’occasion de discuter de ces inconnus qui s’adressaient à nous, nous permettant de diffracter notre contre-transfert pour mieux accueillir de nouveaux échanges.

Des patients déjà suivis

Les conversations à répétition étaient pour certaines celles d’internautes déjà suivis en psychiatrie, avec des antécédents, ou sortant tout juste d’hospitalisation. Des patients souffrant potentiellement de troubles psychiatriques graves donc. Ainsi, se posait la question de leur prise en charge sur notre site. Question retrouvée également dans le cadre de situations d’urgence : agressions sexuelles, violences conjugales, suspicion de maltraitance… Au fil du temps, les patients que nous connaissions de la psychiatrie générale furent plus nombreux et occupèrent une place plus grande dans notre travail, alors que l’angoisse de la maladie l’était de moins en moins. De ce fait, au déconfinement, les horaires ont été diminués jusqu’à ce que la plateforme soit mise en pause un mois après, le 12 juin 2020. En effet, le nombre de décès par jour diminuait, les Français sortaient à nouveau, reprenaient le travail, les structures de soins classiques rouvraient : les demandes se faisaient plus rares et n’étaient plus directement liées au coronavirus.

Le site c19.info a ainsi touché un grand échantillon de la population, de ceux qui n’auraient pas consulté, ayant peur de faire le premier pas, à ceux déjà suivis en psychiatrie ;

de ceux paralysés par l’angoisse, ne pouvant sortir, aux soignants à bout de souffle après leur journée de travail, qui avaient besoin d’un espace de parole. L’instantanéité du chat a également permis de proposer aux internautes en situation critique de leur apporter un réconfort immédiat.

À cette hétérogénéité de visiteurs, nous avons alors essayé d’offrir une aide des plus diversifiée et personnalisée.

Une aide multiple et individualisée

c19.info/psy a été créé pour accompagner la population durant la période de pandémie qui rompait avec tous les équilibres préétablis.

Des méthodes complémentaires

Face à l’angoisse de la Covid, les visiteurs demandaient des informations concrètes, parfois médicales, lorsqu’on ne sait plus qui croire sur internet. Nous préconisions d’ailleurs de réduire le temps passé à regarder les informations, particulièrement anxiogènes. Après quelques mots échangés, l’internaute éteignait son ordinateur rassuré, moins seul, d’autant que nous partagions ce qu’il vivait, comme tous. Il était aussi possible d’engager une conversation téléphonique via la plateforme. Le lien de voix à voix, d’oreille à oreille pouvant être plus apaisant. De l’autre côté, le chat conduisait plus à un travail de coaching et de conseil, adapté à l’individualité de chacun. Plusieurs méthodes comportementales étaient proposées pour gagner en sérénité. Nous faisions alors appel à des « suggestions de réponses », recommandées par un membre de l’équipe et auxquels tous avaient accès. Par exemple : des idées de méditation (proposition de télécharger l’application petit bambou, liens vers des sites de méditation dirigée) mais aussi de relaxation, d’auto-hypnose, des méthodes de respiration en cas de stress ou encore d’assouplissement musculaire. Pour se détendre en cette période si particulière, nous donnions parfois même des liens vers des livres audio ou des cours de zumba. S’occuper en temps de confinement, mais aussi faire réfléchir autrement, approfondir les questions qui viennent, rebondir, transformer ces jours en vue de les rendre supportables, qu’ils se remplissent de quelques échanges, quelques pensées et parfois même de poésie. Qu’il y ait du mouvement afin de pouvoir se décaler du quotidien si peu rempli ou inversement surchargé par une angoisse paralysante.

Un site ouvert la nuit

Nous avons aussi fait le choix de laisser le site ouvert la nuit, les visiteurs pouvaient y envoyer leurs premiers mots/maux. Une réponse automatique les informait que nous répondrions le lendemain à partir de 10h. Il s’agissait de permettre un soutien symbolique et d’ouvrir un lieu d’expression, même sans réponse, comme le début d’un lien. La personne pouvait déposer sa demande, son premier cri.

Soutenir sans trop s’engager

Les visiteurs qui venaient de manière itérative interrogeaient le sens de ce site pour eux. Peut-être celui d’un point d’appui, d’une continuité ou d’une musique de fond ? Ne nous rapprochions-nous pas du soutien tel qu’il peut être fait à « SOS amitié » ? Leur mettre une limite a été vite abandonné. En effet, leur venue ne remettait pas en question notre travail, c’est-à-dire celui d’un accueil pour tous, une permanence d’écoute, sans prendre la place des autres soins qui restaient toujours en toile de fond, et auxquels nous les (r)amenions souvent. Les (re)mobiliser pour qu’ils consultent, parler traitement en vue d’une consultation à venir, peut-être, et sans prendre cette place-là, suggérer un travail psychologique que certains disaient être prêts à entamer. La conversation chat ne se substituait pas à une consultation médicale. Lorsque l’internaute nécessitait l’avis d’un médecin, il était renvoyé vers son psychiatre ou adressé. Sur la plateforme, il n’y avait pas d’objectif de suivi, cependant les membres de l’équipe donnaient leurs jours de présence lorsqu’une continuité paraissait opportune. Tout en restant vigilant quant au risque de créer une relation qui mettrait trop en péril celles qui suivraient avec la psychiatrie conventionnelle. Soutenir sans trop s’engager.

Vers les urgences

En cas de dangerosité psychiatrique, un risque auto- ou hétéro-agressif, ou une situation de violence (agression, maltraitance, etc.), le visiteur était invité à aller aux urgences ou à appeler un numéro d’écoute plus spécifique, voire même le commissariat. Démunis face à l’urgence, à distance, la règle était d’orienter et d’inciter à en parler à l’entourage pour être accompagné. Quand une jeune femme révéla un viol, aller porter plainte fut notre premier conseil avant toute prise en charge. Un autre exemple est ce père de famille qui se connectait régulièrement sur le site et pour qui l’équipe a réfléchi à faire une information préoccupante, suspectant une maltraitance.

En réunion, a été évoquée la possibilité de faire appel à un(e) assistant(e) de service social, un(e) juriste pour ces questions si particulières et celles entraînées par le confinement (chômage partiel, droits, lois, etc.).

Une équipe aux compétences variées

Enfin, les différents horizons dont nous, psychologues et psychiatres, venions, avec des obédiences et des expériences diverses et variées, enrichissaient ce soutien offert. Les échanges au cours de nos réunions et sur le groupe WhatsApp permettaient d’affiner en temps réel ce que nous proposions mais aussi de se soutenir les uns les autres afin de garder l’équilibre indispensable à notre fonction de soignant en santé mentale.

C’est cette diversité des horizons enrichie par la pluridisciplinarité de notre équipe, avec l’intelligence artificielle mise au service de la médecine, qui est venue bouleverser notre pratique, menant à un changement de paradigme en psychiatrie.

c19.info psy – Une pratique révolutionnaire de la psychiatrie

La relation soignant-visiteur bouleversée

Visiteurs anonymes ou patients ?

En ligne, notre pratique a été bouleversée dans la relation même ou dans la façon dont elle s’établissait avec les visiteurs. Ces derniers devaient-ils être appelés comme tels, ce qui définissait concrètement leur statut sur le site, ou bien étaient-ils pour nous des patients, bien que la plateforme ne se substituait pas à un lieu de soins ?

Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la situation, nous finissions toujours par glisser dans notre dénomination et à les appeler des patients. Une manière de retrouver un semblant de « normalité », sans doute. Et il faut dire que le chat demandait un vrai effort de patience ! En effet, le visiteur envoyait un premier message, un soignant lui répondait. Il avait alors le choix entre continuer par écrit ou demander à être appelé, ce qui lui conférait une certaine marge de manœuvre.

Protéger l’espace intime

L’appel permettait un lien plus direct, plus proche de celui dont nous avions l’habitude. Néanmoins, beaucoup poursuivaient par chat, qui semblait faciliter les échanges, sous couvert d’anonymat, sans même la voix pour être distingué. D’autant plus qu’à la maison, en temps de confinement, les proches n’étaient jamais loin et pouvaient écouter. La conversation écrite protégeait ainsi l’espace intime. Elle banalisait l’échange grâce à la distance, entre deux tâches ou activités quotidiennes, s’éloignant donc de la consultation classique qui fait peur a priori. D’ailleurs, le visiteur choisissait un prénom ou un pseudo par

lequel nous l’appelions, sauf lorsqu’il sonnait trop familier. De la même manière, nous demandions son âge, son entourage, sa situation familiale et la région d’où il venait. Comme si un minimum d’éléments d’identité permettait de nouer un lien.

Des soignants anonymes

Du côté soignant, l’anonymat était de mise. Nom, prénom et fonction n’apparaissant nulle part sur le site. Néanmoins, il arrivait de donner nos prénom et fonction (psychologue ou psychiatre), et plus rarement si nous étions un homme ou une femme. Ainsi, l’internaute se représentait son interlocuteur et non pas un simple ordinateur. Notre fonction pouvait orienter l’échange qui allait suivre. En revanche, dévoiler notre nom aurait impliqué de sortir de l’anonymat, ce qui aurait trop engagé la relation.

Une nouvelle temporalité des échanges

Le chat a également changé la temporalité des échanges qui avançaient au gré des messages et de la disponibilité de ceux qui les rédigeaient. Parfois la cadence augmentait, les mots abondaient, la distance libérant manifestement la parole. À l’excès, un débit excessivement rapide pouvait être synonyme d’angoisse : la personne se déversait sur le site, créant ce qu’on appellerait un tachychat, équivalent de la tachyphémie. L’appel pouvait alors être plus apaisant et contenant face à une angoisse non retenue. Aussi, il permettait de délimiter notre présence, cadrant temporellement l’échange ou le relançant lorsque la discussion écrite tournait en rond.

Lorsqu’un visiteur prenait son temps pour répondre, pouvions-nous contacter celui qui était en attente et dont nous voyions les messages s’accumuler sur le fil ? Combien de personnes prendre à la fois ? Nous nous sommes vite aperçus que les conversations multiples entraînaient une confusion dans les échanges et questionnaient notre éthique de soins. Pour faire face à cette surcharge de demandes, du renfort était demandé via le groupe WhatsApp.

Une autre question qui s’est posée est celle de la durée d’une conversation. Il n’y avait aucune limite mentionnée et nous avons fait le choix de ne pas en définir une mais d’adapter en fonction de la situation et de l’attente, en espérant que le visiteur reparte avec quelque chose, ou du moins se sente mieux qu’à l’arrivée.

Lorsque X. nous écrivit à la fin d’un échange « Ah je n’ai pas pensé à ça » notre travail avait eu un sens, de la même manière que nous n’avions pas pensé à proposer du soutien psychologique en ligne, c19.info nous avait étonnés, revisitant notre pratique.

L’intelligence artificielle au service de la médecine

Un site qui rassemble

C19.info étant initialement un site d’information médicale au sujet de la Covid-19, la porte d’entrée somatique pouvait permettre d’ouvrir plus facilement le volet psychologique. Chaque visiteur se trouvait embarqué sur le même bateau, tous concernés, alors que la santé mentale met à part et stigmatise. De même, nous, soignants, c’est-à-dire médecins généralistes, spécialistes, infirmières, psychologues et psychiatres, nous retrouvions ensemble, rassemblés – alors que les spécialités et fonctions divisent –, voguant tous dans la même direction.

Une collaboration étroite entre médecine somatique et psychiatrie

Comme déjà évoqué, les questions posées sur le site pouvaient être à la frontière entre la médecine somatique et la psychiatrie. Pour reprendre l’exemple précédemment cité, en cas de symptômes respiratoires, les médecins généralistes nous adressaient les personnes qu’ils jugeaient relever de notre spécialité. Dans l’autre sens, en cas de doute persistant, nous invitions les médecins à rejoindre la conversation chat, l’angoisse devant rester un diagnostic d’élimination. Une fonctionnalité supplémentaire a donc été créée par les ingénieurs pour permettre cet ajout. Sur la plateforme, une fonction « note » permettait d’accéder à ce qu’un confrère jugeait pertinent de transmettre concernant un internaute en cas de nouvelle visite. Il était également possible d’avoir accès aux anciennes conversations.

La technologie a donc déjà permis grâce à ces deux fonctionnalités simples de faciliter la collaboration entre les soignants.

En poussant encore davantage la technologie, plusieurs fonctionnalités s’appuyant sur l’intelligence artificielle ont également vu le jour pour améliorer encore davantage l’accompagnement à grande échelle des visiteurs de c19.info.

Un système intelligent d’autocomplétion

La première, un système intelligent d’autocomplétion permettait aux soignants de gagner du temps dans la rédaction des messages en suggérant automatiquement un ou plusieurs mots dans une phrase donnée. Ce système s’est appuyé sur les progrès récents des modèles de langue informatiques, lesquels cherchent à prédire les mots les plus probables après une suite de mots donnée. Aussi, le système devenait de plus en pertinent dans le temps en apprenant à chaque nouvelle réponse de soignant, et ce sans jamais simplement répéter mot à mot des messages observés dans le passé.

Des suggestions de réponse

La deuxième fonctionnalité développée pour c19.info suggérait directement aux soignants des templates complets de réponse qu’il suffisait alors d’adapter à chaque situation. Le site faisait apparaître plusieurs thèmes récurrents dans le soutien aux visiteurs : réassurance (comme dit plus haut concernant les méthodes de relaxation ou de méditation), conseil médical, orientation médicale, etc. Plusieurs réponses type ont alors été rédigées par les soignants pour chaque thème de manière à être réutilisées. En fonction de la nature de l’échange entre le visiteur et le soignant, celui-ci n’avait plus qu’à sélectionner le message le plus adapté dans la sélection construite par l’algorithme.

Le risque majeur de cette fonctionnalité était de créer un accompagnement froid et impersonnel, avec comme seul prétexte de devoir servir un grand nombre de patients en même temps. Or, ces modèles de réponse nous ont permis de mettre en commun au fur et à mesure numéros utiles (numéros d’écoute, d’urgence…) mais également toute une panoplie de propositions comportementales. L’intelligence artificielle nous rendait toujours plus précis et pertinents dans nos propositions, tout en développant l’empathie nécessaire à tout accompagnement en santé mentale.

Une équipe pluridisciplinaire et flexible

De jour en jour, notre travail est devenu de plus en plus pluridisciplinaire, facilité par l’intelligence artificielle. En effet, cette étroite collaboration avec les ingénieurs, qui se sont adaptés à nos besoins, ainsi qu’avec le médecin coordonnateur qui disposait d’une solide expérience en e-médecine, a permis des évolutions en temps réel, efficaces et rapides, pour une aide en ligne toujours plus optimale. Du début du projet à sa mise en suspens, c19.info s’est métamorphosé, devenant aussi intuitif qu’ergonomique. Nos outils se développaient, créant de nouvelles fonctionnalités. Les ingénieurs amenaient aussi leur langage, ce qui entraînait quelques débats sur les termes employés. Par exemple, à la fin d’un échange, nous archivions la conversation, vocable particulièrement peu usité dans nos métiers. La flexibilité de notre organisation se retrouvait également sur les horaires d’ouverture qui – hors d’un lieu de soins, hors du temps, en période de confinement – ont évolué en fonction de la demande.

Il nous est arrivé de nous demander, dans certaines situations, pourquoi les internautes s’étaient tournés vers le site plutôt que vers leur thérapeute habituel ou les urgences. Peut-être son accessibilité, visible sur les réseaux sociaux, dans le monde entier francophone, gratuit et atteignable en un ou deux clics, facilitait leurs démarches. L’anonymat et la confidentialité

d’échanges virtuels, favorisés par le chat, ou même l’appel téléphonique qui évitait l’affrontement des regards, permettait également d’amorcer plus simplement la conversation.

Comme si l’ordinateur désincarnait la figure du psy, consultable à la maison et à la demande. Comme si cette fausse virtualité ouvrait une porte vers la banalisation du soutien psychologique, le rendant plus accessible pour tout un chacun.

Conclusion

La santé mentale a été durement éprouvée tout au long de cette période anxiogène provoquée par la crise sanitaire. Car comment consulter son thérapeute lorsque le compte à rebours quotidien des morts paralyse toute sortie ? Lorsque les forces de l’ordre contrôlent et sanctionnent ? Lorsque certains centres de consultation sont fermés ou que leurs soignants sont masqués, à l’autre bout du bureau, comme étrangers ?

Les moyens pour prendre en charge la souffrance psychique ont dû se déplacer en ces temps de pandémie. C’est ce que c19.info/fr/psy a réalisé, révolutionnant le paysage de la psychiatrie traditionnelle, à l’aide de l’intelligence artificielle, faisant travailler conjointement ingénieurs et médecins, somaticiens et psychologues/psychiatres. Du début du confinement à un mois après le déconfinement, nous avons ainsi pu accompagner la population française, dont nous faisions également partie, formant une chaîne de solidarité qui a permis de renouveler les moyens de soutien psychologique ou psychiatrique.

Les personnes se sont tournées plus facilement vers un site en ligne, à distance, anonymes, sans étiquette ni le regard des autres braqué sur eux. Finalement, de la même manière qu’il était difficile de nous positionner concernant la nomination « patient », « visiteur », « internaute », le distinguo l’était tout autant concernant la place de la plateforme entre soutien, accueil, conseil, orientation et téléconsultation. c19.info a été tout à la fois.

La souplesse de notre organisation, en ligne, adaptable et disponible immédiatement, pourrait être déployée systématiquement en cas d’événement générant une crise (pandémie, catastrophe naturelle, attentat, guerre…), réquisitionnant une pratique de la psychiatrie en urgence, à grande échelle. Mais aussi, en dehors de situations extrêmes où le besoin de parler est impérieux, c19.info rend plus accessible les soins psychiques, nécessaires en tout temps et en tout lieu, tout en démystifiant la notion de folie et l’idée de parler à un psy. Les frontières entre normal et pathologique s’estompent, et avec elles les limites géographiques entre les lieux de soins, c19.info proposant une aide au plus proche de la population, depuis son domicile.

Le rapport des 1000 jours de septembre 2020

Les 1000 premiers jours
Là où tout commence

Rapport de la commission des 1000 premiers jours SEPTEMBRE 2020

Introduction

Il y a peu de temps, un document gouvernemental est sorti concernant l’accompagnement des familles autour de la naissance et des trois premières années. Une bonne initiative, au demeurant, si ce n’est qu’une fois de plus c’est une commission ad hoc, avec des orientations très précises, et probablement un cahier des charges explicite, qui détermine et préconise des aménagements dont certains, d’ailleurs, ont déjà été adoptés. D’autres pourraient l’être à l’avenir et présagent une mainmise dangereuse sur la vie des familles, tant la volonté de prévenir d’éventuels dangers travesti une véritable surveillance et contrainte inacceptables. Ce n’est pas la première fois que cela se présente, mais on n’entend plus les mêmes protestations que lors du projet GAMIN dans les années 1970 et le rapport de l’INSEE dans les années 2000. Le Covid-19 a certainement détourné le regard sur autre chose de plus urgent. Pourtant, si toutes les préconisations de ce rapport sont appliquées, cela présagerait un contrôle qui n’a plus grand-chose à faire avec la vie dans un État démocratique. Le texte qui suit en fait une analyse.

En septembre 2020 le Ministère de la Santé publie un rapport ambitieux, afin de veiller à une politique soucieuse de diminuer les inégalités qui entravent le bon développement de certains enfants. L’ensemble du rapport est intéressant, exhaustif, riche en informations. L’art de la litote est manié avec habileté. Il fourmille à la fois de bonnes propositions, et de constats qui méritent attention. Il est aussi un exemple parfait du néodiscours plein de formules stylistiques tellement entrées dans le langage commun qu’on ne s’aperçoit même plus de la charge idéologique qu’elles véhiculent. C’est un rapport bien- pensant qui efface la différence entre égalité et identité. C’est dans l’air du temps, « société liquide », comme dirait Zygmunt Bauman, oblige. Oui ce rapport a sa raison d’être au niveau des préconisations, sans aucun doute, mais peut-être faut-il nuancer les choses et le lire avec attention.

C’est un document en trois temps : une première partie fait une sorte de constat de l’état des choses, une petite partie du milieu donne des indications sur l’organisation de démarches nécessaires pour une plus grande efficacité d’un programme à prévoir, et une troisième partie développe longuement les différents aspects à envisager pour une création de Maison des 1 000 jours. C’est de loin la partie la plus intéressante du point de vue des observations.

Car l’approche initiale est surprenante, puisqu’elle affirme qu’il y a trente ans encore on ne pensait pas le bébé capable de performances relationnelles et cognitives, comme le montre la science de nos jours. La période précédente semble être dépourvue de tout intérêt scientifique, et n’est, de ce fait, même pas mentionnée. La commission créée ad hoc comporte un groupe d’experts dans le domaine de la promotion de la santé émotionnelle et cognitive de l’enfant, avec, parmi eux, le poids lourd de membres éminents. C’est certes intéressant, et on comprend, à voir apparaître aussi souvent le terme de « cognitif », qu’on ne se serait jamais penché sérieusement sur cette question par le passé. Cela n’est peut-être pas tout à fait vrai, mais il est certain que cette manière-là de parler de l’enfant est récente. Compétence, performance, adaptation, autorégulation, gestion des émotions, tout ce vocabulaire neuro- managérial n’est effectivement pas vieux, mais aussi pas forcément du meilleur aloi. À suivre le rapport pas à pas, on note que tout ce qui ne relève pas de la neuro-cognition n’a pas de valeur « scientifique » et ne mérite donc pas d’être mentionné, mais passe par pertes et profits sous la dénomination d’« absence de recherches ». Oubliés les Mélanie Klein,

D.W. Winnicott, Danièle Rapoport, Françoise Dolto et tant d’autres pionniers qui, en leur temps déjà, avaient parlé de l’intelligence et de l’éveil de l’enfant.

Un rapport anhistorique

La psychanalyse n’est non seulement jamais mentionnée, mais soigneusement exclue des propositions de structures de recherches devant être validées par un comité ad hoc (p.126). N’oublions pas les préconisations de la HAS en 2012 contre la pratique de la psychanalyse dans le cas des TED qui a donné lieu à une véritable chasse aux sorcières et qui a entraîné l’éviction progressive de tout support psychanalytique des structures psychiatriques. Quelques-uns ont résisté et l’ont parfois payé très cher. C’est comme sur certaines photographies historiques, sur lesquelles certains visages ont disparu comme par magie, ça n’a simplement pas existé. Il est alors plus facile de dire que rien d’important n’a été dit sur le développement de l’enfant avant les recherches menées depuis une vingtaine d’année. « Nous avons privilégié une approche centrée sur les besoins des enfants, leurs compétences et les conditions de leur construction psychique, affective, cognitive et sociale » (p.13), disent les auteurs. La psychanalyse aurait parlé du rapport entre besoin et désir. L’enfant n’est définitivement pas présenté comme sujet en devenir, mais comme un cerveau à développer. Ce rapport est anhistorique. Tout vient d’être découvert, vierge de toute accumulation de connaissances dans le passé. On aurait pourtant aimé entendre parler des premiers écrits sur l’effort assez considérable de créer des asiles pour enfants, afin de leur éviter de glisser vers la délinquance, on aurait aimé entendre parler de Pauline Kergomard et la création des écoles maternelles. Même Montessori serait la bienvenue, malgré l’industrialisation en business lucratif de ses objets et directives pédagogiques. Ne parlons pas de La Maison Verte ! Rien, un terrain en friche. L’anosognosie règne.

Un discours, pas loin de la propagande, émaillé du néo-glossaire neuro-cognitivo- managérial, transforme l’enfant en cyborg, vante les avantages des dernières découvertes sur le cerveau. Les 1000 et leur Maison résonnent de manière sinistre avec les mille ans accolés à un autre signifiant.

Pourquoi favoriser l’expression des gènes (p.13) par un balisage précoce et une stimulation des compétences, afin de rendre l’enfant « efficace » à trois niveaux : social,

conceptuel, linguistique ? Ne suffirait-il pas d’encourager les parents à être présents à leur bébé, à parler avec l’enfant, à lui chanter des chansons, lui lire des histoires ? Cela est également dit dans ce rapport, mais il faut maîtriser le glossaire pour comprendre que ça parle de ce sujet : cela s’appelle dans ce rapport « avoir une attitude parentale multimodale », (p.21), importante dans le développement précoce de l’auto-contrôle du bébé. Comme il est difficile d’être très clair face aux GAFA, marché oblige, la commission d’experts suggère de créer des logiciels adaptés aux bébés, au lieu de conseiller tout simplement de supprimer les écrans pour des enfants si jeunes. Il est dit combien l’enfant souffre de l’inattention des parents pendus au téléphone, mais la suggestion d’en faire un peu moins se perd au milieu d’autres préconisations. Et puis, comment dire aux parents souffrant d’addiction au téléphone, qu’ils sont le meilleur exemple de ce qu’il ne faudrait pas faire, sans les irriter quand ils lisent ce réquisitoire ? Comment vendre un message sans caresser le public dans le sens du poil ? Les GAFA n’aimeraient pas.

Le rapport détaille donc ce que les enfants doivent pouvoir développer dans leur plus jeune âge, et comment les parents doivent être aidés à les y accompagner. Les villes sont encouragées à s’y mettre à leur tour. Elles doivent devenir ludiques (p.28), elles seront même labellisées « bébé plus », (p.44). On aime les hochets en France, les poireaux de la République. Oubliées ces descriptions d’enfants s’amusant d’un rien, d’une flaque, d’un caillou, d’une ficelle ! La ville entière doit être transformée en terrain de jeu pour les stimuler. L’enfant n’en a cure, qui joue avec peu, si seulement il n’est pas submergé d’objets, jetables tous autant qu’ils sont, remplaçables. L’enfant aime jouer, sans y être stimulé, il en a même une appétence naturelle. Un certain Winnicott a écrit des pages émouvantes à ce sujet. Dans sa consultation il laissait traîner une petite cuiller sur son bureau pour observer ce que le bébé en faisait sur les genoux de la maman. C’était son outil de diagnostic. Aujourd’hui il faut des tas de trucs, un écran, et une liste à cocher. Dommage. Dommage que ces Maisons des 1000 jours doivent servir à évaluer, dépister, prévenir. Cela part d’un bon sentiment, parfois même d’un besoin, mais trop de prévention tue la prévention. On se souvient des luttes de la Maison Verte contre l’immixtion de la DDASS exigeant que chaque enfant soit fiché et signalé en cas de soupçon de toute sorte. Les équipes ont tenu bon, l’enfant et la famille viennent anonymement, parce que ça répond à une grande demande de lieux où on ne vient pour rien, juste pour le plaisir de permettre à l’enfant d’être en contact avec d’autres,

« devenir citoyen », comme le souhaitait Dolto, qui elle aussi parlait du développement de l’enfant ; des lieux où les parents peuvent discuter entre eux et avec un personnel formé pour

les recevoir avec intelligence. Mais c’était du temps, où les enfants n’avaient pas seulement un cerveau, mais aussi un inconscient.

Un néolangage

L’évolution du discours mélangeant le parler managérial au langage neurocognitif et la psychologie s’est installé progressivement depuis quarante ans. Aujourd’hui on « gère » tout : son budget du ménage, les réserves dans le frigo, le couple, les enfants, les émotions. C’est très pratique, parce qu’on n’a plus à s’encombrer de l’apprentissage des 600 mots de base pour s’entendre avec son voisin, on fera avec moins. Ne parlons pas des dizaines de milliers de mots d’un langage cultivé. D’autres mots managériaux s’y sont glissés : « contrôle des émotions », « capacité de régulation des émotions », « compétences se complexifiant », en matière de langage, entre autres. On notera que ces notions se marient sans difficulté avec le langage neurocognitif, né environ dans la même période. Le pompon est détenu par « les attitudes multimodales » dont il a déjà été question, expression pour laquelle il est nécessaire de connaître l’anglais afin de comprendre la note de bas de page qui explique ce que cela veut dire : « Live maternal speech and singing have beneficial effects on hospitalized preterm infants », un article de 2013 (p.21).

Le discours s’adapte aux évolutions sociétales, comme en témoigne la notion de parentalité qui revient régulièrement dans ce texte. Ce mot est devenu une habitude depuis qu’on a supprimé la notion de père et de mère dans les textes de loi, en la remplaçant par parent 1 et 2. Cela évite des crispations. Alors pourquoi pas utiliser l’adjectif pour lui donner un peu de mouvement en y adjoignant un suffixe, comme pour « vitalité » ? Parent, parental, parentalité. Ce n’est plus une fonction, une place, mais un processus (p.13). Être parent, devenir parent, suppose l’occupation de places, l’assomption d’un rôle envers l’enfant. Enfin c’était ainsi avant l’avènement du discours neuro-cognitivo-managérial et l’effacement des différences de genre. « Parentalité » est un collage holophrastique de deux personnes en une seule entité indifférenciée qui s’exercerait dans le rapport à l’enfant. Une sorte d’ovni qui se forgerait au besoin par l’intervention de l’aide extérieure. N’oublions pas que la qualité du soin parental et de l’accueil de l’enfant agit sur le développement du… cerveau. (p.111).

Après cette première création de néologisme en est arrivé un autre : « parentage » (p.47). Comme le premier, « parentage » se loge dans la novlangue « tous pareils », le maternage exercé à parts égales par le parent un et le parent deux. « Être materné » devient

donc « être parenté ». Parions que ça mettra un peu de temps pour entrer dans le langage courant. « Ah ce petit a du mal à se séparer, il a été trop longtemps parenté ! » Au XIIe siècle le parentage désignait collectivement l’ensemble des parents et les liens de parenté. (Dictionnaire historique de la langue française, Robert). Aujourd’hui, cela désigne l’action exécutée de prise en charge de l’enfant, par évitement de désignation de genre. La société liquide, efface les limites jusque dans les soins donnés aux petits. Le rapport souligne donc l’importance de l’exercice de la « parentalité », son potentiel dynamique. Comme les parents doivent l’apprendre, les auteurs ont imaginé des lieux ad hoc, pour l’accompagnement des familles et pour promouvoir, grâce à la « recherche-action », des travaux sur les « processus de parentalité ». Il faut savoir que ce mot de « recherche-action » déclenche des budgets.

Cette particularité de discours autour du développement de l’enfant s’est emparée de tout le champ de la prise en charge de ce dernier. Non seulement les personnes qui l’entourent n’ont plus de singularité, mais même les manières de s’en occuper compactent les trois entités, marché, cerveau, émotions, en un seul langage. Oublié, l’espace intermédiaire de création, cher à Winnicott, articulé au travail de distanciation progressive par rapport au maternage par le biais de l’objet transitionnel. Oubliées les pages remarquables sur la zone prochaine de développement de Vygotski, qui expliquent comment l’enfant est littéralement précipité dans l’inconnu par tout nouvel élément encore ignoré, mais le tirant en avant dans une sorte de mouvement toujours instable et un peu angoissant, dans lequel il recherche son équilibre en assimilant la nouveauté à ce qu’il connaît déjà. On pourrait presque créer un néologisme en parlant de « style discursif holophrastique », en français : compactage de trois styles en un seul. Ce n’est évidemment pas sans intention, puisque ces petits doivent être au plus vite drainés vers la consommation et la performance professionnelle dans le cadre du marché… même si cela doit offusquer les bonnes âmes de le lire aussi crûment.

La présentation de ce rapport mélange ainsi des suggestions extrêmement justes et des affirmations paradoxales. D’un côté les auteurs insistent sur la nécessité de donner du temps à l’enfant, (p.15) et se donner du temps avec l’enfant, ils soulignent que le petit enfant ne peut être expressif que dans le rapport avec un autre à qui il s’adresse (p.20), qu’il est nécessaire de créer des boucles vertueuses dans l’échange avec l’enfant (p.22), que l’acquisition des mots se fait dans la répétition de ceux-ci dans des contextes toujours différents (p.23). D’un autre côté les mêmes auteurs demandent que l’enfant soit « exposé » aux livres (p.24), oubliant que l’enfant est pris dans une relation quand on lui lit un livre et

qu’il va ensuite vers d’autres livres avec intérêt, parce qu’il a fait l’expérience du plaisir de ce partage. Sans cela, le livre est un objet quelconque parmi d’autres, pas investi davantage. Non, l’enfant n’y est pas « exposé », comme il l’est aux écrans, mais il y est initié ! Utiliser le langage emprunté aux habitudes des écrans pour recommander une habitude vertueuse est un contre-sens périlleux.

Il ne s’agit pourtant pas d’un lapsus, il s’agit d’une perspective à partir de laquelle ce rapport est écrit, de la volonté de donner une direction à l’éducation des enfants vers la performance, la capacité d’adaptation soft à un contexte mondial du marché les plus impitoyables. N’oublions pas un autre document : « vers une école de la confiance » ! Il y a donc une volonté de ce gouvernement de donner une direction claire à l’action à l’égard des enfants. Le jeu avec les mots permet là encore de brouiller les pistes. « La Maison », forcément, cela résonne avec la « Maison Verte », mondialement connue. Cela permet de mélanger deux registres opposés : l’accompagnement bienveillant et l’entraînement au développement de la gestion de soi (p.21) ainsi que le développement de trois niveaux d’efficacité : social, conceptuel, linguistique, selon les scores exigés par les statistiques PISA (p.24). Mais, l’expression d’« exposer l’enfant aux livres » témoigne aussi de l’effet de contamination du discours ambiant même sur les experts.

Dire que l’enfant est exposé aux livres le considère comme passif, comme il l’est face aux écrans, et confond donc deux situations inconciliables. Bien que critiques à l’égard des écrans (p.25), les auteurs préconisent simplement une réflexion des industriels quant à la qualité des logiciels pour les petits enfants, mais non leur interdiction. On interdit l’alcool aux petits mais pas l’intoxication aux shoots de dopamine. Dans les années 1970 on pouvait encore rencontrer des familles qui mettaient une gorgée d’alcool dans le biberon pour endormir leur petit. C’était très vilain. Mais personne ne s’insurge aujourd’hui contre le fait qu’on mette le téléphone portable avec musiquette dans le berceau ou qu’on colle le jeune enfant devant un écran pour avoir la paix quand on prépare le repas du soir.

La lecture est autre chose. Des recherches ont d’ailleurs montré que ce ne sont pas les mêmes circuits de l’attention et de la mémoire qui sont concernés par les deux activités, selon qu’on est passif ou actif face à une image. L’effet n’est, du reste, pas le même non plus. Les auteurs du rapport soulignent le bienfait de la lecture à haute voix pour l’enfant et disent, combien il est différent pour un enfant d’entendre une chanson de la bouche des parents ou

d’un jouet mécanique. (p.29). Dommage que leur conclusion soit le constat que cela permet de réguler les émotions, voire d’apprendre à s’autoréguler. Si les berceuses et histoires ne servaient qu’à cela, ce serait bien triste.

L’homme-machine est partout dans les signifiants qui parsèment ce rapport des 1000

jours.

Par ailleurs, les auteurs insistent sur le fait que les parents doivent veiller à la qualité et la régularité du sommeil et insistent sur la qualité de l’attention qui doit être portée à l’enfant et à ses jeux. Le rapport contient une somme importante de suggestions utiles, quoique point nouvelles.

Ils notent aussi les injustices sociales auxquelles il faudrait trouver une réponse plus adéquate. On ne peut que saluer leur remarque à propos de la pauvreté. Ils notent la différence criante entre les familles aisées et les familles démunies face aux structures de prise en charge de leurs enfants durant le temps de travail des parents. Riches et pauvres ne sont pas logés à la même enseigne. Ceux qui ont le plus besoin d’une aide par la collectivité en sont les plus dépourvus. En effet, crèches et assistantes maternelles sont pour beaucoup de familles financièrement mal loties simplement inabordables. Oui, il y a effectivement des choses à inventer. Mais comment ?

Un système autoritaire

Ce rapport vise à justifier la création « Les Maisons des 1000 jours ». La présentation est séduisante et comporte un ensemble de propositions intéressantes. Même l’idée de regrouper les différents services autour de l’enfant en un même lieu est astucieuse, facilitant aux jeunes parents l’ensemble des démarches. L’encouragement des municipalités à inventer encore et encore des modalités d’accueil et d’accompagnement des familles, on ne peut que le saluer ; mais le mélange de discours entre la description de « l’homme machine » que vise l’éducation aux compétences et la prise en charge bienveillante et attentionnée d’un bébé crée un filtre de lecture qui brouille les pistes. Ce n’est probablement pas un hasard.

Car au beau milieu de ce rapport sont glissées des préconisations très particulières. Elles se nichent dans les pages 43, 52, 53 et 58. Cela évoque la savoureuse boulette de viande qui enrobe la pilule amère qu’on offre à son chien pour qu’il ne refuse pas d’avaler son médicament. Ces propositions préconisent de rendre obligatoires à la fois l’entretien prénatal précoce et ce qu’ils appellent des « rencontres multifamilles » dans La Maison des 1000 Jours, afin d’observer les enfants dans « des situations écologiques avec d’autres enfants ». Il s’agit donc ni plus ni moins d’observations préventives obligatoires. Tout cela relève tout de même d’une gestion étatique autoritaire. Il s’agit de repérer l’évolution « typique ou atypique », plaisant euphémisme pour l’introduction de la gestion médico-psycho-sociale, d’un fichage. L’enfant « typique » habiterait-il en appartement haussmannien et l’enfant

« atypique », en caravane ? L’un aurait-il des performances précoces remarquables, et l’autre, un « retard de langage » ? La bienveillance est le manteau pudique jeté sur la surveillance. Les familles doivent apprécier.

Entretemps l’entretien prénatal précoce est déjà devenu obligatoire, depuis la loi votée le 24/12/2019. Beau cadeau de Noël. On imagine le nombre de députés présents ce jour dans l’hémicycle. Le résultat ne s’est pas fait attendre : ceux des jeunes parents qui souhaitent parler à leur sage-femme, le font comme avant, spontanément. Les autres parents se soustraient à cette obligation qu’ils estiment intrusive, en prenant rendez-vous, puisqu’il le faut, mais ne viennent pas à l’entretien. Ils se protègent comme ils peuvent. En effet, c’est tout autre chose que de pousser les portes des différentes maisons créées à la suite de la Maison Verte qui ont comme position éthique de garder l’anonymat des personnes et se refusent de collaborer avec les structures officielles. Pour être libre, la parole doit être facultative.

Apparemment ce désir de contrôle fonctionne comme le monstre du Loch Ness. Car environ tous les vingt ou trente ans, le projet revient à la surface : dans les années 1970 il y a eu les préconisations des projets GAMIN, (« Gestion Automatisée de la Médecine Infantile »), puis l’expertise de l’INSERM sur les troubles de la conduite chez l’enfant et l’adolescent en octobre 2005 qui a donné lieu à la publication du manifeste « pas de 0 de conduite ». Donc il est temps d’y repenser ! Cette fois-ci, le contrôle commence dès avant la conception par un entretien préconceptionnel (p.48). On entre donc même dans le plus intime d’un couple, le désir d’enfant. Il est vrai que depuis la naissance des réseaux sociaux, intime et extime s’inversent. Préparation à l’accouchement et préparation à l’accueil d’un enfant,

projet vertueux s’il en est, peuvent ainsi être récupérés au bénéfice d’une surveillance qui risque davantage de braquer les familles que de les aider. Le « Plan Périnatalité et Enquêtes Périnatales Françaises » met définitivement le fichage en place. On peut le regretter.

Paris, le 6 décembre 2020

Ouvrir la parole ?..

Je tourne autour de l’idée – « ouvrir la parole ?.. » – depuis deux à trois semaines à présent.

Par quel bout l’attraper ? Comment en dire quelque chose, en faire entendre quelque chose ? J’ai tenté, d’une façon puis d’une autre, ratages successifs – les mots se font explicatifs, affirmatifs, péremptoires, rhétoriques – petits cailloux noirs et lisses, pleins, lourds, ils s’amoncellent et s’agglomèrent en pierres compactes, monolithes, pierres tombales – « ci-gît le mouvement désirant », « ci-gît le sujet ».
Et c’est bien l’idée, précisément. Si le discours, si les mots ne portent pas en eux une brèche, une vacuole, un petit espace où peut venir se loger l’autre, alors la parole n’est qu’enfermement.

Notre métier d’analyste est complexe à définir : quel acte analytique ? Ce pourrait en être une version, peut-être : ouvrir la parole. La rendre ouvrante, lui rendre ses potentialités ouvrantes, « œuvrantes »…
L’acte analytique opère avec la matière de la parole, sur la matière de la parole, articulée à la matière du corps. Rien ne peut bouger, s’il n’y a d’abord ouverture de la parole elle-même ?..

Puisque « ceci est un édito », ou censé l’être, en voici une illustration actuelle : tensions de la situation socio-politico-sanitaire, les discours courants (de structure spontanément fermée, fermante, mais aussi constituante) se raidissent encore. Affirmations, slogans, mots d’ordre. Ça ne se discute pas. « Réponse » : théories complotistes, discours en écho tout aussi fermés et enfermants.
Et sur les divans résonnent et s’entendent les suffocations.
Il est vital – mais quel effort ! – de percer des trouées dans l’horizon bouché.

Puisque « ceci est un édito », ou censé l’être, encore : les textes rassemblés ici témoignent, chacun dans son style personnel, de la nécessité du geste d’ouvrir la parole, de ne pas laisser les mots se refermer sur le leurre de leur complétude, et leur force d’inertie écrasante.
Textes en prise avec le discours courant le plus actuel (autour du « rapport des mille jours » par exemple, autour des effets de la pandémie…), textes en prise avec la pratique et la théorie (comment tordre quelque peu les concepts et les théories établies, afin de les rendre parlants ?..).

Alors bonne lecture, ou plutôt… belles ouvertures ?..

Une question de fin d’analyse

Ayant pu constater que les fins d’analyse, voire les institutions peuvent être le lieu de dynamiques sociales particulières, je me suis intéressé à ces questions, en particulier à partir du nœud de trèfle et du nœud borroméen. Avec comme autre interrogation subsidiaire : le nœud de trèfle peut-il évoluer en borroméen, et vice versa ?

Mais avant de déplier toutes ces questions, entrons dans la problématique. La topologie lacanienne nous propose deux objets tout à fait particuliers au terme de la démarche topologique : la bouteille de Klein et le cross-cap.

Ces deux objets topologiques ne sont pas identiques mais ils sont porteurs d’une équivalence, un lieu de leur structure ne répond pas aux lois qui régissent l’espace euclidien. Dans la théorisation lacanienne, elles sont le support de présentation d’un concept métapsychologique.

La bouteille de Klein est l’aboutissement d’un cheminement topologique. Formée à partir d’un tore qui vient à s’ouvrir et se tordre sur lui-même, elle est constituée par un goulot, donc ouvert sur l’extérieur, mais qui se trouve être concomitamment le fond de la bouteille. Ce goulot se poursuit par un col qui traverse le ventre de la bouteille avant d’aboutir à ce même ventre ; or l’entrecroisement des parois entre col et ventre reste fluide. Ce lieu ne répond pas aux lois euclidiennes, énonçant que par un point ne peuvent pas passer deux droites distinctes, mais seulement deux droites qui se croisent, or avec la bouteille de Klein nous ne sommes plus dans un espace euclidien, c’est-à-dire plus dans un espace à trois dimensions, il y en a au moins quatre, ce qui permet à deux droites de se croiser en un point sans se toucher. Cet espace n’existe pas dans l’environnement dont nos sens peuvent faire l’expérience, empirique.

La bouteille de Klein référée à quatre dimensions est un aboutissement. Lacan, suite à la proposition des deux tores entrecroisés, classiquement demande d’un tiers et constitution d’un tore en réponse, étayé sur le premier. Cette seconde structure ne peut s’ouvrir que si le tore initiant cette dialectique est porteur de manque en un point de sa surface, ce qui permet au tore induit de s’autoriser une distanciation, un découplage du tore initial et de se constituer en bouteille de Klein avec une zone de traversée, en fait de glissement hors des trois dimensions classiques de l’espace euclidien ; faisant de la bouteille de Klein un objet topologique autonome mais pouvant, et c’est là ma question, si la structure devait se rigidifier redevenir un simple bouteille avec, cas particulier certes, un goulot traversant son ventre.

Il en va autrement du cross-cap. Sa forme s’origine dans la bande de Möbius dont il est une extrapolation par déploiement de ses bords. Le cross-cap se caractérise par sa ligne de cross-cap, ligne de croisement, de glissement, sans contact des droites qui le constituent sur un de ses versants, et de l’autre un ventre à l’abri du monde périphérique. Il y a donc discontinuité entre intérieur et extérieur.

Ces deux objets topologiques peuvent être considérés comme l’aboutissement, pour Lacan, d’une pensée qui s’étaye sur la spatialisation ; avant que le nœud borroméen ne renouvelle le questionnement d’une présentation possible de la structure du sujet.

Pourquoi cette introduction ?

Ma question est soutenue par la question de la conflictualité, qu’elle se révèle en fin d’analyse ou qu’elle participe de la vie ordinaire des institutions. Ces deux formes topologiques permettent de schématiser au moins deux structures topologiques ne répondant pas à l’espace euclidien. Deux formes topologiques intégrant des zones de croisements, de glissement, ne répondant pas aux lois tridimensionnelles de la réalité immédiate, de la connaissance classique. Mais, et c’est là un point qui met au travail, ce lieu de glissement est une présentation possible de ce qui peut être exigible d’une fin d’analyse : soit appréhender d’une manière ou d’une autre le Réel.

Au cours d’une analyse, l’analysant est soumis à au moins une injonction de la part de l’analyste, la règle fondamentale : « Dites ce qui vous passe par la tête. » Il a été possible dans ma pratique d’introduire des tentatives de correction pulsionnelles, des prises de parole qui me semblaient nécessaires pour essayer de modifier la répétition, donc la jouissance. Comment ce type de paroles peut-il être reçu, intégré par l’analysant ? Si nous sommes en

présence d’un sujet pour lequel, à ce moment-là, sa prise dans le langage se réfère à une bouteille de Klein, une dynamique persécutive peut en découler.

Est-ce que le cross-cap est compatible avec des positions de jouissance nécessitant des interventions tentant de modifier la dynamique pulsionnelle, ou peut-il être la résultante de corrections pulsionnelles ? Si nous retenons cette deuxième hypothèse, toute parole sera potentiellement entendue comme persécutive, mais pourra, si du borroméen est de la partie, évoluer vers du cross-cap.

Il devient ainsi tout à fait envisageable de passer d’une structure kleinienne à une structure de cross-cap, mais osons l’hypothèse que si la fin d’analyse est sous le jour de la bouteille de Klein, les pulsions agressives peuvent plus aisément venir à s’exprimer; induisant par là même des fins d’analyse de tessiture différentes que sous un environnement en cross-cap. Les dynamiques de groupes peuvent également être abordées à partir de ces présupposés. Mais restons vigilants, les montages topologiques ne sont pas des objets statiques, mais des constructions dynamiques.

Remarque conclusive

Si l’on se réfère au moment borroméen de Lacan, peut-on comparer bouteille de Klein et nœud de trèfle, cross-cap et nouage borroméen ?

Le nœud de trèfle et le nouage borroméen sont centrés par un lieu de manque où l’objet a peut être repéré.

S’il est possible de poser une telle hypothèse, le nœud de trèfle ne présenterait pas qu’un moment psychotique, mais également une phase de passage, traversée repérable lors de la constitution du sujet.

Constitution d’une bouteille de Klein :

tore s’ouvrant, premier temps, avant

… avant invagination sur lui-même

Bouteille de Klein

Exemple de cross-cap

Témoignage « Après la pluie, le beau temps »

Aujourd’hui, lundi, premier jour de la semaine, il ne cesse de pleuvoir. On dirait que le ciel pleure, comme pleurent les passants qui s’abritent derrière leur parapluie bien trop étroit pour recueillir l’eau du ciel. Cette eau du ciel qui ruisselle au-dessus de nos têtes mais également le long les rigoles qui se forment sur le sol.

Étonnant, d’ailleurs, ce terme de « rigole » qui me fait rire justement par sa connotation joyeuse, tandis que pour moi, la pluie est associée aux pleurs du ciel. Entre rires et larmes – davantage larmes que rires, à vrai dire – voilà à quoi ressemble cette étrange période de « re-déconfinement ».

Le deuxième confinement que nous avons connu ou plutôt le reconfinement était bien plus léger, moins austère que le premier et le « re-déconfinement » est à son image, en demi- teinte. Les cafés, les cinémas et les théâtres sont encore fermés et les rues, que l’on traverse ont encore ce goût de morosité, ce parfum de tristesse qui s’étire, de lumières qui s’étiolent avant de plonger brusquement dans la nuit.

Ainsi, si le premier déconfinement rimait avec l’arrivée du printemps, le second résonne avec la venue inopinée de l’hiver. Et cela, personne n’en avait vraiment conscience avant de le vivre cruellement. Le ciel d’automne a troqué son habit rougeoyant de lumière pour un manteau sombre et rapiécé où les nuits paraissent si longues, où les jours paraissent si courts, rabougris, réduits à peau de chagrin,

Ce « re-déconfinement » se conjugue donc avec le mot « obscurité » et son cortège d’ombres, errantes, de sombres présages, d’épidémie qui stagne, de découragement qui nous gagne. Et le déluge, qui éclate en ce jour de décembre, semble en être la preuve la plus éclatante.

Pourtant, au loin, à travers le tissu humide et gondolé de mon parapluie, je crois discerner une trouée de lumière dans ce ciel de plomb. Un espoir naît comme une luciole dans la nuit. Bientôt des jours meilleurs ? Il faut l’espérer ou bien tenter d’y croire. Et je continue de marcher avec ce brin d’espoir au fond de moi. Ne dit-on pas d’ailleurs : « Après la pluie, le beau temps. » ?

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