La troisième vague est incontestablement psychique. Elle est visible explicitement par une augmentation du nombre et de l’intensité des symptômes, des appels à l’aide et des souffrances de notre jeunesse. Elle est également insidieuse, elle croît comme un sous-courant, invisible et pourtant efficient. Cette transformation silencieuse va tôt ou tard rejoindre la superficie et alimenter le cortège des symptômes. Ces deux manifestations, visible et invisible, dialoguent constamment dans le champ pédopsychiatrique. Les troubles observables entraînent des modifications psychiques qui, à leur tour, influent sur les comportements.
La crise actuelle fait également effet loupe sur l’influence du social sur l’individu. « Une épidémie est un phénomène social avec quelques aspects médicaux » disait R. Virchow, grand médecin du XIXe siècle. Les « psys » pour enfants et adolescents sont témoins de cette souffrance sociale. Ce que le patient exprime chez le psy parle aussi de l’environnement dans lequel il baigne. La souffrance ambiante génère des souffrances individuelles.
Les facteurs du bouleversement social se retrouvent et se répètent à l’échelle de l’individu. Parfois directement, notamment chez les adolescents et les adultes, et parfois indirectement, par la médiation de la famille et de l’école, pour les plus jeunes.
La perte de repères est l’un de ces facteurs. À quoi s’accrocher quand le travail disparaît ou devient instable ? Comment se projeter dans un avenir rassurant lorsque le présent est incertain ? Que considère-t-on « essentiel » quand les repères sont bouleversés ? Ce bouleversement des repères habituels chambarde le sens du quotidien. Si le futur est vécu comme instable et incertain, voire bouché, comment donner du sens à ce que je fais ?
Proche de cette déroute du sens nous repérons la confusion des références. Celle-ci constitue un deuxième facteur. À qui ou à quoi se référer ? À qui ou à quoi se fier ? Les médias
nous inondent d’informations variées. Souvent les messages divergent, parfois ils sont contradictoires. Le débat et la disparité des idées et des positions sont essentiels. Mais il arrive que le débat manque et que les avis divergents, donnés à la cantonade, peuvent entraîner avec eux un égarement pour les individus déjà en mal de référence. Les notions deviennent souvent confuses dans le discours ambiant : la science, la recherche, l’avis personnel, la décision politique etc., se mélangent. Il devient difficile de séparer le bon grain de l’ivraie.
Ces ambivalences du discours ambiant se doublent d’ambivalence au niveau individuel : alternance de peur/déni, de solidarité/individualisme, ou encore de confiance/défiance.
De plus, nous rencontrons les limites de la connaissance (qui progressent évidemment au fur et à mesure), qui renvoie à un non-savoir, pas toujours facile à supporter. Cet inconfort peut amener de l’anxiété, des avis radicaux, des croyances multiples, etc.
Ainsi, l’incertitude, l’aléatoire et l’imprévu laissent place à une instabilité. La continuité routinière n’est plus de mise et elle est sans cesse menacée d’un nouveau revirement.
Ces notions sont bien connues dans le champ du soin psychique. Leurs importances sont reconnues quelle que soit la discipline de ce champ à laquelle on se réfère. La stabilité, la continuité, la régularité n’ont plus à démontrer leur importance pour le développement de l’enfant. Ces concepts peuvent se résumer dans celui de sécurité.
Oui, certes, avant tout la sécurité physique, le bien-être du corps. Mais aussi, la sécurité psychique. Voilà ce que nous rappelle avec force cette crise. Et c’est souvent lorsqu’une bribe d’insécurité montre le bout de son nez que l’appel à un plus de sécurité se fait sentir. La crise déstabilise. Et si la sécurité sanitaire, physique, est assurée au maximum, la sécurité psychique ne doit pas être reléguée au second plan. Une vague peut en cacher une autre.
Nos patients nous démontrent sans cesse l’importance de cette sécurité, stabilité et continuité psychique. Les plus petits d’entre eux nous en présentent même l’aspect vital pour leur développement. Les soins assurés proposent toujours un socle cohérent fait de sécurité, de stabilité et de continuité. Ne doit-elle pas encore être plus soutenue durant cette période ?
L’une des premières manifestations cliniques de ce désordre est l’angoisse. Elle peut émerger effectivement lorsque les repères sont bouleversés, quand les références sont perdues, les horizons bouchés, la stabilité déstabilisée. Elle a souvent rapport avec l’inconnu, l’imprévu, le menaçant. Ces derniers ne sont pas des causes d’angoisse mais des révélateurs, des amplificateurs, des catalyseurs. L’anxiété est un bon indicateur d’un mal-être. Elle est indice de
quelque chose qui ne va pas. Et cela s’exprime souvent par des manifestations corporelles avant même que l’esprit ne perçoive le danger. Rappelons-nous l’expérience de Milgram où le sujet de l’expérience commence à suer, à trembler, le rythme de son cœur s’accélère alors qu’il continue, sous l’ordre autoritaire, à appuyer sur le bouton sensé envoyer une décharge électrique à un autre homme. Cette manifestation corporelle montre combien l’anxiété indique le mal-être. Ce mal-être émane ici du désaccord entre un ressenti éthique et sa réprobation autoritaire. Dit autrement, l’anxiété témoigne d’un tiraillement entre un besoin du corps et son déni par l’autre. L’autre prend différents visages : la société, un parent, le gouvernement, la loi, la morale en moi, l’école, etc.
Parfois cette anxiété, d’abord protectrice, s’installe et devient pathologique. Face à un danger, l’anxiété est une ressource nécessaire pour se protéger, ou pour éviter d’être à nouveau confronté à ce danger. Elle est constitutionnelle dans un moment de déstabilisation aigu, lors d’une crise passagère, lors d’un stress intense, ou lors d’un bouleversement intime. Mais lorsque la crise dure, elle impose sa présence et devient alors pathogène.
Ce détour par une des cliniques de l’angoisse nous apprend combien la prise en charge de l’angoisse dès ses premières manifestions est importante. Les enfants sont pour cela nos alliés. Ils présentent une sensibilité accrue à l’angoisse. Et notamment à l’angoisse ambiante. L’exacerbation de nombreux symptômes que nous observons actuellement témoigne en partie de cette ambiance anxiogène s’installant depuis maintenant une année. Les symptômes sont variés et divers selon les âges. La dispersion psychique, l’agitation psycho-motrice, les troubles de l’attachement chez les petits sont plus fréquents et plus intenses qu’auparavant. Les troubles de la concentration et de l’attention, les troubles du sommeil, les troubles oppositionnels se manifestent également plus fortement. Nos adolescents connaissent une morosité accentuée, des passages à l’acte plus fréquents et plus sévères, des dépressions avérées. Nous observons également des « vagues » de TCA et de refus scolaires anxieux. Les enfants souffrant de troubles du spectre autistique ne sont pas épargnés.
L’anxiété ambiante diffuse. Elle est contagieuse. L’insécurité psychique connaît le même chemin. Et nos enfants, nos jeunes patients, sollicitent une réaction. Leurs symptômes parlent parfois de nos peurs, de nos angoisses, de la souffrance sociétale. Ils portent une part de cette souffrance collective. Ils nous l’apportent. Qu’en faisons-nous ? Ils nous la présentent délicatement sous forme de symptôme. Parfois ces symptômes sont bruyants, violents. Ces violences ne sont-elles pas proportionnelles à leur souffrance et à la violence qui les entoure ?
Ils attendent une réponse. Pourrons-nous les apaiser ? Leur assurer une certaine stabilité, une sécurité, une perspective de continuité ? Parfois ce n’est pas possible ou pas suffisant, et ils continuent à porter notre fardeau. Ce fardeau est tantôt individuel tantôt commun, le dosage varie d’une situation à l’autre. Nous nous devons alors d’aider au mieux ces familles. Mais parfois aussi, nous pouvons repérer l’indice que les enfants nous présentent et nous pouvons alors les soulager de cela en leur rendant leur place d’enfants, d’adolescents, de jeunes adultes. C’est pourquoi le dialogue est plus que jamais vital. Écoutons les enfants et les adolescents. Ils nous aideront à repérer une partie de ce qui ne va pas, les excès comme les insuffisances. Ils nous indiqueront également ce qui est important. Peut-être même nous donneront-ils des clés inventives pour faire face à cette crise ?
Il y a l’anxiété des enfants, l’anxiété des parents et l’anxiété sociétale. Les mécanismes de propagation de ces anxiétés devraient également faire l’objet d’études, tout autant que les actions qui les apaiseraient. Quels gestes feraient barrière à la diffusion de l’angoisse ? Il est certain que ce n’est pas en réduisant les contacts relationnels. Le paradoxe est posé : une trop grande proximité accentue la diffusion de l’angoisse, la favorise parfois même ; une trop grande distance entraîne une autre forme d’angoisse, celle liée à l’abandon, à la solitude, au manque ou au vide. Depuis le premier confinement, nous traversons une période qui réactualise les questions de liens et notamment du lien parents-enfants. Trop proche, l’enfant s’autonomise avec difficulté. Trop distant, il s’individualise avec instabilité. Une « toute présence » renvoie à une angoissante dépendance. Une « toute absence » renvoie à une angoissante indépendance. Certes nous caricaturons ici. Mais la crise joue encore une fois le rôle de révélateur quant à ce point sensible de la clinique de l’enfant. Du jour au lendemain certaines familles se sont vues contraintes à passer chaque minute collés les uns aux autres. Pour d’autres c’étaient encore plus d’absence que d’habitude des parents (travail, préoccupation etc.). Certaines familles ont tiré un gain relationnel de cette situation, d’autres se sont encore plus détruites. Il en est de même au niveau individuel. Mais notons qu’avec le temps l’instabilité permet de moins en moins de découverte subjective mais fragilise plutôt l’humeur et les relations.
Introduisons également la dimension temporelle. Car cette crise dure. Les rythmes sont perturbés : ralentis pour certains, accélérés pour d’autres. Les changements trop fréquents de directives, de directions, l’alternance d’espoir et de désespoir, mais aussi l’installation d’inertie, de désinvestissement par épuisement, de désintérêt, provoquent des dysrégulations des rythmes de chacun. Et notamment entre parents et enfants. Réintroduire du temps, en permettant un
temps de soins, régulier et fiable, permet souvent à l’enfant, à l’adolescent et à leur famille de retrouver, au moins lors de ce temps-là, leur rythme subjectif, accordé à leur vérité intérieure et au bien de la famille.
Ainsi, la pédopsychiatrie tient un rôle essentiel durant cette pandémie. Elle s’adapte aux changements sociétaux, aux contraintes imposées par la crise que nous traversons. Mais elle rappelle aussi que l’obéissance aux contraintes extérieures ne doit se faire au détriment de la vie. Comme à son habitude, la psychiatrie tente un compromis. Mission délicate, car soutenant cette tâche, elle ne doit pas se compromettre. Et encore moins compromettre ses patients. Voilà un défi, non seulement pour la pédopsychiatrie publique, mais pour l’ensemble de ceux qui peuvent en bénéficier, c’est-à-dire la population dans son ensemble et chacun individuellement. Or, les services publics traversent également une crise, ô combien tragiquement découverte par la pandémie. Les zones de fragilités sont bien antérieures au moment de l’éclosion symptomatique. Revenons à notre clinique. La pédopsychiatrie continue, sans relâche, à faire entendre les voix des douleurs silencieuses. Celles des enfants, celles des parents fragiles, celles des êtres vulnérables en général. La pédopsychiatrie est donc médiatrice : elle témoigne et traduit ce que la clinique des enfants dit du social et de la société qui nous entoure. Par exemple, alors que la première vague de la COVID imposa l’arrêt d’un nombre important de soins pour les enfants, ces derniers nous ont appris entre-temps que nous ne pouvons plus accepter cela, leur développement est en jeu. L’enseignement de nos patients nous a permis de faire entendre l’importance de la présence, de la continuité, de la stabilité pour les enfants. Il s’agit donc de faire entendre la voix, parfois muette, de nos jeunes patients. Car cette voix nous dit quelque chose du milieu dans lequel nous évoluons. Car il s’agit de les protéger des dangers qui les guettent. Mais aussi pour leur permettre de traverser cette crise au mieux. Le terme qui veut dire crise en chinois, weiji, a un double sens : il signifie à la fois danger mais aussi opportunité. Nous avons aussi ce rôle : permettre, malgré la crise, l’émergence d’opportunités. Le clinicien aide à la libération d’une créativité présente chez tout un chacun. Mais cette créativité a un prix : celui de l’angoisse dans un premier temps, puis celui de la solitude dans un second temps. Osons donc la solitude… ensemble.