Les mythes de Lacan et les mythes lacaniens

Séminaire de Jean-Richard Freymann TRAUMATISMES, FANTASMES, MYTHES
Séance du vendredi 21 Mai 2021 (par zoom)

Nous allons parler aujourd’hui de choses un peu difficiles. À partir de la question du mythe je voudrais arriver à définir la place structurale possible des symptômes. Il convient de saisir que les mythes de Lacan représentent les apports géniaux de ce dernier ; quant aux mythes lacaniens ils ont à voir avec ce en quoi les lacaniens ont réussi à transformer les apports fondamentaux de Lacan. Au niveau de la pratique, le but est d’arriver à se re-brancher sur les mythes de Lacan, par lesquels il a bouleversé tous les apports, en particulier freudiens.

Deux ouvrages me semblent importants pour ce retour au mythe de Lacan :

Le retour à Freud de Jacques Lacan de Philippe Julien1 et

Le mythe individuel du névrosé2 que Jacques-Alain Miller a fait paraître, où il est question du symptôme mais ailleurs que chez les analystes. Cela s’est passé au collège de philosophie.

Je voudrais vous montrer trois schémas qui vous permettront de vous repérer et qui constituent un triptyque fondemental :

1er schéma dans le livre de Philippe Julien (ce dernier a changé complètement la lecture des différents temps de Lacan) :

2e schéma. Qui a à voir avec le stade du miroir chez Lacan

3e schéma. Le graphe – l’aboutissement de toutes les théories – où vont se nouer à la fois les questions des pulsions et celles du signifiant

Si on interroge la question du mythe autour de Lacan, on en vient au stade du miroir, apparu le 3 août 1936 et repris le 17 juillet 1949. Il traverse l’œuvre de Lacan et constitue le mythe fondamental à partir de Lacan qui est d’ailleurs un des seuls éléments qui est entré dans la culture. Tout l’apport de Lacan efface les apports théoriques. Ce n’est pas un hasard, le stade du miroir correspond à une période où on s’interrogeait sur la constitution pour l’enfant de son image, aussi bien de son image spéculaire que de l’imaginaire non spéculaire.

Le stade du miroir a à voir avec le fait qu’au moment où l’enfant est en prématuration organique, il va voir dans le miroir une unité corporelle qui n’existe pas dans le réel. L’image qui se met en place précède l’embryologie, en voyant cette image une opération de jubilation s’opère en lui. Il est important de voir que l’image du corps va précéder son corps réel. La complexité est qu’il faut que la mère soit présente, en position de grand Autre. Par rapport au cycle du devenir de la vie, ce qui est premier c’est cette image qui nous revient du dehors, ce n’est pas son corps réel.

Quelle est la différence chez Lacan entre le texte d’août 1936 et celui de juillet 1949 ? On peut dire que dans le nouveau texte apparaît la constitution du JE et celle de la spécularité, donc la place du narcissisme. Le mythe du stade du miroir est quelque chose qui nous branche cliniquement sur la question du narcissisme primaire. Que se passe-t-il avant qu’on se constitue comme sujet avec des signifiants, des fantasmes, des pulsions qui se nouent ? Ce mythe est celui de l’originaire structurel pour Lacan. Il faut savoir qu’au moment où il commençait à être question du stade du miroir, Henri Vallon avait fait un texte dans l’Encyclopédie française, on était dans une mode où on cherchait comment l’enfant va se constituer. Il faudrait faire retour à cette période. L’apport de Lacan est certain et correspond à la période de 6 à 18 mois de l’enfant. Qu’advient-il du déclin du sevrage ? Par la suite on aborde les opérations constituantes : la constitution des signifiants, du sujet, du Moi… C’est dans Le mythe individuel du névroséi que Lacan a cherché le pont du nouage autour de cette affaire. Il y aboutit en parlant de deux types de symptômes : les symptômes de l’homme aux rats et l’histoire de Goethe par rapport au côté oraculaire ce dernier est frappé d’une sorte de malédiction qui l’empêche d’embrasser. Fort heureusement Frédérique Brion a réussi à lui faire retrouver le plaisir du baiser. Cet aboutissement nécessite une idée de construction, de montage.

Vous êtes face à deux positions : celle de Freymann et celle de Philippe Julien. Le premier vous dit que le véritable mythe de Lacan est venu inscrire quelque chose dans la

culture et n’est pas la même chose que ce que les Lacaniens en ont fait. Tandis que Philippe Julien prend une position différente sur le plan de la pratique.

Il dit que dans un premier temps Lacan a fait retour à Freud, il va désimaginariser ce qu’on avait fait de Freud. Il s’agit d’une autre mythologie, les post-freudiens ayant mis beaucoup d’interprétations imaginaires autour des apports de Freud. Il y a eu ce retour à Freud qui nécessite de tomber sur la question du symbolique. C’est là qu’intervient chez Lacan le SIR qui est le primat du symbolique par rapport à l’imaginaire et au réel. Il redonne à Freud ses lettres de noblesse en repartant du côté de la textualité.

Le SIR a fini par devenir le RSI que vous trouvez dans le nœud borroméen, avec une donnée considérable : le symbolique n’est plus premier. Il y a trois dimensions et l’une n’est pas valorisante par rapport à l’autre. Dans ce nouage entre SIR et RSI se loge au centre le fameux objet a. Il s’agit de l’objet perdu, l’objet lacanien, pure invention de Lacan. Freud était ennuyé avec la question de l’objet. Par l’invention de Lacan s’opère une coupure qui fait qu’on n’a pas toujours besoin de chercher son alter ego, son Moi ou l’image du moi… ce qui est premier c’est l’objet perdu. Ce qui permet d’ailleurs qu’existe le stade du miroir, ou s’opère la récupération d’une image complète. Du côté des symptômes, voire des sinthomes, il y a un certain nombre de difficultés qui vont se poser. Philippe Julien dit qu’il n’y a pas chez Lacan un imaginaire reposant sur une spécularité ou sur le narcissisme, il y a un imaginaire non spéculaire et ce dernier correspond pour Lacan, contrairement à Freud, va être de redécouvrir les mouvements de cette objet a. Une analyse en tant que telle consisterait dans un premier temps à déposer la série des objets a dans l’autre et toute la psychanalyse elle- même va être une tentative de repérer ses objets a et par la suite de réussir à les perdre, à accepter subjectivement la question du bord, du trou, la question du milieu, du centre de ces trois dimensions. Le rapport au symptôme de Freud et celui de Lacan n’est pas le même. Freud a laissé tous ses élèves se débrouiller avec l’histoire de la fin d’analyse et ce n’est qu’en 1938-1939 qu’il a donné sa théorie à lui. On parle du roc de la castration où, quelle que soit l’analyse, on arrive à un point de butée : pour l’homme de se faire sodomiser par le père, pour la femme le désir d’enfant. Autant Freud montre ces points de butée autant Lacan dira que c’est de supporter la perte des objets a… supporter qu’on part de rien. Comment la personne qui fait une analyse va-t-elle supporter ce manque ?

Nous sommes dans deux hypothèses qui méritent d’être retenues pour le congrès. Il faut différencier les bases de Lacan qui sont avant tout l’histoire du stade du miroir.

Je voudrais terminer sur la question des symptômes qu’il y a dans le mythe individuel du névrosé. Le modèle du symptôme névrotique pour Lacan c’est avant tout le symptôme de la névrose obsessionnelle. Rappelez-vous l’horreur de la scène où un individu se fait enfoncer un rat dans l’anus. Il y a un certain rapport à l’objet et aux scénarios qui va se poser, où des tas d’objets devront fonctionner, dans l’histoire en particulier de l’Homme aux rats, du capitaine A, du capitaine B, la femme riche, la femme pauvre où on mettra en place des métonymies. Chez l’obsessionnel on ne va jamais au point essentiel, il est « planqué » par rapport au désir. On en revient à l’histoire de Goethe, ce garçon avait embrassé la sœur de sa promise, cette dernière a fini par lui lancer une malédiction. Seule Frédérique Brion lui permettra de lever cet interdit et ce côté oraculaire, mais pour que cela fonctionne il sera obligé de se déguiser.

  1. Philippe Julien, Le retour à Freud de Jacques Lacan – L’application du miroir, EPEL, 1990.
  2. Jacques Lacan, Le mythe individuel du névrosé, Seuil, 2007.

Témoignage « Après la pluie, le beau temps »

Aujourd’hui, lundi, premier jour de la semaine, il ne cesse de pleuvoir. On dirait que le ciel pleure, comme pleurent les passants qui s’abritent derrière leur parapluie bien trop étroit pour recueillir l’eau du ciel. Cette eau du ciel qui ruisselle au-dessus de nos têtes mais également le long les rigoles qui se forment sur le sol.

Étonnant, d’ailleurs, ce terme de « rigole » qui me fait rire justement par sa connotation joyeuse, tandis que pour moi, la pluie est associée aux pleurs du ciel. Entre rires et larmes – davantage larmes que rires, à vrai dire – voilà à quoi ressemble cette étrange période de « re-déconfinement ».

Le deuxième confinement que nous avons connu ou plutôt le reconfinement était bien plus léger, moins austère que le premier et le « re-déconfinement » est à son image, en demi- teinte. Les cafés, les cinémas et les théâtres sont encore fermés et les rues, que l’on traverse ont encore ce goût de morosité, ce parfum de tristesse qui s’étire, de lumières qui s’étiolent avant de plonger brusquement dans la nuit.

Ainsi, si le premier déconfinement rimait avec l’arrivée du printemps, le second résonne avec la venue inopinée de l’hiver. Et cela, personne n’en avait vraiment conscience avant de le vivre cruellement. Le ciel d’automne a troqué son habit rougeoyant de lumière pour un manteau sombre et rapiécé où les nuits paraissent si longues, où les jours paraissent si courts, rabougris, réduits à peau de chagrin,

Ce « re-déconfinement » se conjugue donc avec le mot « obscurité » et son cortège d’ombres, errantes, de sombres présages, d’épidémie qui stagne, de découragement qui nous gagne. Et le déluge, qui éclate en ce jour de décembre, semble en être la preuve la plus éclatante.

Pourtant, au loin, à travers le tissu humide et gondolé de mon parapluie, je crois discerner une trouée de lumière dans ce ciel de plomb. Un espoir naît comme une luciole dans la nuit. Bientôt des jours meilleurs ? Il faut l’espérer ou bien tenter d’y croire. Et je continue de marcher avec ce brin d’espoir au fond de moi. Ne dit-on pas d’ailleurs : « Après la pluie, le beau temps. » ?

Le chemin des transferts et des amours

Un jour, un mois, une année. Des années… 10 années bientôt.
L’exigence et l’avancée dans l’effort et l’essoufflement. Les quatre saisons qui se répètent.
Telle une partition musicale, la vie est une mélodie.
Dure et douce, forte et calme comme les battements d’un cœur ou d’une pierre contre un rocher.
Temporalité et Rencontres… Les transferts nous fondent et nous construisent.
L’exigence d’une analyse et de la traversée de nos folies douces ou dures, fortes ou calmes, notre inconscient donne le rythme.
C’est lui qui finalement donne le tempo des pas… et rythme la danse de nos vies.
Des amours oubliés, des amours perdus, des désamours… Le mal aimé ou le mâle aimé ? Le symptôme et ses résistances.
Rien n’est parfait, rien ne le sera jamais.
Les quatre saisons se suivent et se traversent, telle une randonnée pédestre.
« À votre créativité active. Ne lâchez pas. »
Il m’est impossible de renoncer même si la traversée est longue et quelquefois douloureuse. Je suis imprégnée et engagée.
Mes savoirs sont encore fragiles mais mon écoute bien présente, l’effet corona a mis des trous sous nos pas.
Telle une randonneuse qui ne connaît pas le chemin mais le fait tout de même en marchant et en allant de l’avant.
Petit pas par petits pas, elle est bien là et frustrante quelquefois. Consciente de ses maux, elle tente d’y mettre des mots.
Le chemin des transferts et des amours. Parental, amoureux, amical ou professionnel,
Chacun de nous y passe et y passera.
Les quatre saisons… mélodie intemporelle…
Au loin… on y voit un bout ou le bout mais il n’est que le départ d’une nouvelle étape. Le chemin des transferts et des amours.

Lumière et Pianissimo


au fond du plus profond silence il se tient
sobre et discret
mais ses paroles sont le feu et son visage
plus lumineux que la lumière
Je caresse le ventre bleu
du monde d’où je suis née
Le long des quais le jour s’assoupit
Une guitare se plaint dans le soir
Un ange murmure : À demain !
Je vais blême dans un monde livide
peuplé d’ombres et de vacillations
Il n’est d’autre parole que la poésie
Le matin est là L’aube est sur le toit le laurier
brille dans le talus et sourd
la lumière

Passion

Petit essai pour le séminaire de Corpo Freudiano (Paris) du 21 mars 2021

« Le temps de chaque jour est élastique. Les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent et l’habitude remplit le reste1. »
                  Marcel Proust, A la recherche du temps perdu

Article « Passion » dans Le champ de dictionnaires

L’étymologie selon Bloch/Warburg (qu’affectionnait tant Lacan)2

Article très court. Cite Saint-Léger (Xe) et surtout Montaigne (1538). Passion au sens de souffrance ; référence à la passion du Christ. Une première fois au XIIIe du latin de basse époque, passio et passionalis « qui a subi une souffrance physique ». Jusqu’au XVIe. Alors que les sens parallèles apparaissent à partir du XVe.

Absence du mot chez Laplanche-Pontalis3

L’apport Freudien (Sous la direction de Pierre Kaufmann4)

L’article de l’ouvrage est le plus dense des quatre compulsés.

« … Tension entre désir et intensification des émotions … mise en scène dramatique … du pathos. Débordement du moi … expansion narcissique ou menace de dissolution … (tension) entre moment de fascination (de capture) et du destin qui fait signe… voir énamoration, transe, excitation, rencontre sidérante, pari du joueur, obstination du collectionneur… ».

« Comme la pulsion, la passion est situable à la limite du psychique et du soma. … réactivation d’expériences primordiales … cause de désir et d’angoisse … (liés) à l’avidité des premiers soins. … C’est en même temps un sujet qui souffre en son corps, aliéné par un discours : c’est la « passion des signifiants » dit Lacan. Inscription dans l’inconscient de la part de jouissance perdue. … intrication de la vie et la mort.

Objet d’une ou de la passion : subit les mêmes tiraillements entre idéalisation amoureuse ou rejet haineux ; l’enjeu qu’il fixe reste l’identification et ce qui pourrait combler le manque ou garantir l’existence du désir de l’Autre. La passion devient tiraillement entre quête de certitude et refus de savoir concernant la faille subjective que recouvre un tel besoin.

Conflit particulièrement tendu dans les formes pathologiques de la passion où l’être hanté par le vide se consume dans la destructivité. Le manque devient blessure narcissique et la personne tente une annulation de la perte (initiale et momentanée). D’où la nécessité qu’un lien fusionnel s’établisse, présent encore là où l’angoisse persécutive apparaît et que ce lien est fui ou attaqué. L’amour se transforme et se maintient alors dans la haine. Dans le bain de l’altérité insupportable et de la confusion dangereuse, l’autre n’est atteignable que dans la violence. A l’extrême, la preuve de la certitude passionnelle ne peut se maintenir que dans le sacrifice d’un des deux protagonistes.

Pacification de la passion : si la fascination et les figures du destin ne tourne pas vers le tragique, d’autres routes sont possibles au-delà de l’impasse répétitive. « Décider entre dominer ses passions pour se plier à la réalité ou se préparer à les défendre contre le monde extérieur est l’alpha et l’oméga de l’expérience de la vie. » S. Freud, La question de l’analyse profane.

Dictionnaire de la psychanalyse de Chemama et Vandermersch5

Evoquent dès l’introduction de leur article la notion de « modalité particulière de rapport à l’objet… » … « de la passion du collectionneur au délire passionnel » … « signe de force ou faiblesse chez les philosophes ». Puis ils inspectent le terme ou concept chez Freud et Lacan.

Freud

Source : Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (voir la recherche passionnée de l’enfant Léonard) ; La question de l’analyse profane (voir phrase citée plus haut) ; Pour introduire le narcissisme (théorisation plus précise de Freud, le choix d’objet par étayage et celui d’objet narcissique dans la vie amoureuse, « débordement du moi sur l’objet » ; suppression des refoulements et restitution des perversions, notion d’idéal sexuel, rapport avec l’idéal du moi et la recherche de ce qui y manque, …

Lacan

Evocation d’une clarification théorique de Freud ; Lacan différencie passion narcissique et passion de l’être. Dans cette dernière, Lacan distingue les trois passions humaines de l’amour, la haine et l’ignorance où la notion de l’autre est centrale – voir Werther de Goethe et St Augustin. Toutes les passions auraient en commun la quête de l’origine ( ?). Du côté de la passion narcissique, celle de l’Un – référence à objet perdu, sublimation et élévation à la dignité de la chose, etc. pour tenter d’abolir la division du sujet, y compris dans un « toujours plus de sacrifice et de souffrance ». Du côté des passions de l’Être, déploiement (dans la cure) du rapport à l’Autre, où le sujet peut repérer la cause du (de son) désir dans le procès suivant : d’abord « ignorance des voies de son désir » qui ouvre à la possibilité du transfert (« crédit fait à l’autre ») ; dans lequel le patient peut s’engager « dans le défilé des signifiants » où il peut arriver à distinguer « la faille de l’Autre et/ou la haine de l’objet », accepter sa division, se dégager de l’image narcissique et de l’illusion de l’Être de l’objet a cause du désir » et accéder au « voile de l’incomplétude, seule « origine » à laquelle un sujet puisse accéder ».

Débat ou dépliement personnel

Billet d’humeur joyeuse et un peu persiflante

Les dictionnaires ne me sont jamais apparus « marrants et utiles » avant cet exercice…

Parcourir le Bloch/Warburg à l’ombre « rassurante » de Lacan – j’habite en Lozère sous la can tcham », petit causse, grand champ) dite de Ferrière ou de l’Hospitalet – qui est un ouvrage facile à transporter et parcourir, de 1932 et nous plonge dans un temps où il semblait possible de faire quelque chose avec trois mots écrits, sans subir l’inlassable pulsion de la toile pour découvrir le dernier article qui va bien sur la question qu’on travaille.

La somme qu’est l’apport freudien est déjà d’une autre utilité pour les « spécialistes » de la psychanalyse.

En 1967, Laplanche et Pontalis (parmi les plus brillants auditeurs et « élèves » de Lacan) ne disent rien de la passion. Pour rappel, Lacan meurt en 1981.

Dans notre contemporanéité, Chemama et Vandermersch, n’hésitent plus dans un décorticage un tantinet plus « verbeux » ou conceptuel qui aboutit à une notion tout-à-fait proche de théorie-logique négative, apophatique, de la mystique chrétienne orientale : « le voile de l’incomplétude » et le non-dicible du désir – ils ne parlent certes pas de Dieu !

Je me permets cette incise un peu provocatrice car les chrétiens sont en plein carême précédant leur façon de fêter Pâques et le Bloch/Warburg évoque précisément la passion christique pour illustrer ce que ce mot a comme rapport avec la souffrance physique mais également spirituelle (ou psychique…)6.

Amour, Passion, Désir

Voilà les trois mots et leur ordre avec lesquels Paolo Lollo m’a relancé par mail en m’épaulant tout en s’informant de savoir si je n’oubliais pas (ou ne faiblissait pas devant !) la tâche dans laquelle je me suis engagé pour le séminaire du 21 mars. Jour du printemps !

Où je comprends en écrivant que Paolo a non seulement une ouverture à l’autre tout- à-fait rare mais aussi de la suite dans les idées : j’ai l’impression (mais je n’ai pas dû consulter le programme ?!) qu’après avoir parlé d’amour, puis de passion, nous aborderons le désir…

Quelle belle trilogie, ou triptyque si nous voulons restés dans l’athéisme déontologique de la psychanalyse ! C’est comme cette histoire de mystère et d’énigme. Il y a des moments où il faut choisir entre les fonctions de moine-poète et d’analyste-enquêteur.

L’amour raisonnable et raisonné est peut-être subtile, doux, « piège dans lequel tout le monde tombe et seule raison de vivre7 », sublimatoire, « dépassement des motions pulsionnelles orientées vers le souhait de jouissance8 », « passionnant mais pas passionné9 ». Il n’en reste pas moins indéfinissable, comme tout concept ouvert, non cernable. Et surtout, le versant plus bouillant de l’amour n’est jamais loin – Marivaux écrit en 1730 Le jeu de l’amour et du hasard ; certains contemporains se régalent d’une série télévisée (à l’eau de rose ?) Les feux de l’amour. C’est un peu gentillet en comparaison de Tristan et Iseult mais ça frétille quand même.

A contrario, le concept de passion semble l’être, définissable. Il est du côté de la dissociation, du sulfureux, du brûlant. Il est d’abord en rapport avec la souffrance. Souffrance physique, puis souffrance de l’âme – les femmes âment l’âme dit Lacan dans Encore10. Il est en rapport avec un dérèglement de l’humeur, une exagération. En particulier dans l’appréhension de ce que nous nommons depuis des décades maintenant, l’objet. Tout semble être objet en psychanalyse. Comme pour nommer et s’affranchir du rapport-collé aux choses, à la chose ?

La passion relèverait d’un rapport déréglé, souffrant, fiévreux aux objets (voir le collectionneur donjuanesque passionné de femmes ou le ferroviaire passionné de locomotives, selon le goût ou le pouls) et derrière, à l’objet primordial, avec une notion de débordement (du moi). Le Christ souffre jusqu’à la mort dans la fièvre de la vraie liberté, de la vraie foi, du vrai rapport au père, du vrai chemin de vie. Les amants Roméo et Juliette, pour ne citer que ceux-là, souffrent jusqu’à la mort, leur impossible amour réel dans la réalité sociale.

Du coup, la passion vient toucher là les rives de l’impossible. On parle, les amis moines comme les amis psychanalystes, de pacification des passions. Comme s’il y avait de la guerre là-dessous. D’un autre côté, comment imaginer vivre sans passion ? Serait-ce l’état de normopathie que l’on nous vend volontiers dans les émissions de télé-achat du matin, à propos d’aspirateurs ou de tables de relaxation ?

Peut-on dire qu’un amour dépassionné laisse la place à un désir non préhensif, ouvert ?

Les jeux de la médaille et du triptyque ?

Nous voudrions conclure ce bref travail sur la passion sur le rapport entre signifié et signifiant. Face d’une même médaille ? Et avant cela remercier Paolo Lollo de nous avoir proposé et confié cet essai.

La psychanalyse est ou bien peut être dite comme le chemin qui récolte, agrège, nettoie, enfile comme des perles, la danse des signifiants – pour grande partie équivalente chez Lacan au « représentant de la représentation », Vorstellungsrepresantanz, de Freud, idiôme particulièrement long à dire ! – pour trier, tamiser et jeter au rebus tous ceux qui ne pèsent pas pour laisser advenir, bon grain de l’ivraie, celui qui domine les autres. Nous parlons bien là de signifiant-maître inconscient qui aide à révéler le fantasme inconscient du sujet (de l’inconscient) qui est aussi fantasmatique que réel. Quand on l’a trouvé, un autre se met à briller ou sourdre…

Dans cette parole évoquée plus haut « l’amour est passionnant mais pas passionné », nous avons l’expression même du rapport signifié/signifiant, être/étant, manifeste/latent, etc. Il est passionnant de vivre. Il est dangereux (pour soi et l’autre) de vivre passionné.

La quête de l’Être – où Heidegger (dernier philosophe métaphysicien dit Giorgio Agamben11) a mis en valeur son génie unique mais n’a pas pu cacher sa petitesse d’homme12 – nous apparaît comme un leurre devant l’étant, le devenir, l’acceptation de non-préhension- possession de la chose. Et les quêteurs de l’être sont souvent les plus terrifiés, du coup haineux et assassins, devant ceux qui se contentent du devenir de l’étant. Et nous ne sommes pas nous-même libéré de la quête de l’être. C’est comme le moi, nous n’arriverons pas au paradis totalement nettoyé de notre moi imaginaire et ses manteaux égotiques13.

René Major dit quelque part que la pulsion d’emprise, pouvoir et maîtrise est celle qui chapeaute toutes les autres. La quête de l’être pourrait renvoyer à cette question de maîtrise alors que celle de l’étant ouvrirait au royaume de l’accueil et du partage ?

Dernier contrepoint : amour-passion-désir (Paolo Lollo) ; réel-symbolique-imaginaire (Jacques Lacan) ; marcher-jeter-sauter (Jacques Schotte) ; corps-âme-esprit ( ?) ; rythme- trope-toucher traversant (Démocrite) ; frapper (un tambour ou avant d’entrer) – danser (seule ou avec une belle fille) ; toucher en traversant (écrire) … on doit pouvoir jouer à l’infini au jeu des triptyques. C’est passionnant !

1 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, volume I, édition de la Pléiade, Paris, 1954, p. 612.

2 Oscar Bloch et Walter von Warburg, Le dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Puf, 1932- 2002.

3 J. Laplanche, J.-B. Pontalis (sous la dir.), Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1967.

4 Sous la direction de Pierre Kaufmann, L’apport Freudien, élément pour une encyclopédie de la psychanalyse, Bordas, Paris, 1993.

5 R. Chemama, B. Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 2003.

6 C’est un thème en soi-même. Un grand maître de Strasbourg, Lucien Israël (mort en 1996), dit à plusieurs reprises de Freud qu’il a, comme le Christ, en allant moins loin, œuvré pour sauver le père.

7 Lucien Israël, encore, dans Parlez-moi d’amour, 1994, CD disponible chez érès et FEDEPSY.

8 Paolo Lollo lors de la dernière séance du séminaire sur l’amour.

9 Jean-Richard Freymann, maître de Strasbourg, lors d’une séance du séminaire FEDEPSY « Mythe, trauma et fantasme ».

10 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX (1972-1973), Encore, paris, Le Seuil, 1975.

11 Dans L’ouvert, de l’homme à l’animal ou L’Aperto, l’uomo e l’animale, Payot, Paris, 2006.

12 Propos de Rudolph Steiner, mort en 2020, entendu dans une interview de lui sur Heidegger par un journaliste qui voulait l’enfermer sur les adhésions borderline du génial philosophe.

13 Jacques Lacan, le Séminaire livre II (1954-55), Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978.

L’« a » cause du désir

De la dernière journée de formation APERTURA qui était sur le thème « violences explicites, violences implicites et intimes violences », je retiens qu’il n’y a pas la violence, mais les violences. Même si on aimerait faire de l’Un en repérant un mécanisme commun sous-jacent aux violences, on tombe plutôt sur une approche davantage « partielisée ».

Ainsi, le registre des violences ne se restreint pas à ce qui est « attentatoire au sujet » pour utiliser les termes de Thierry Vincent. Liliane Goldsztaub nous avait évoqué notamment quelques violences fondamentales qui participent à la constitution du sujet, comme le traumatisme de la naissance1, ou l’agressivité des pulsions qui est première comme nous le rappelait Jean-Richard Freymann à partir de Freud.

J’ouvre une parenthèse pour dire que si, à la question d’Einstein « comment éviter la guerre ? », Freud répondait par la culture, Richard Hellbrun a pointé du doigt la persistance d’un clivage entre certaines pulsions agressives et leur sublimation dans la culture. Outre la

« banalisation du mal2 » par les mécanismes de psychologie collective et de mise entre parenthèse du moi lors du mouvement d’identification à l’idéologie fanatique du leader3, cela permettrait de saisir les causes de la violence des nazis qui n’étaient pas un groupe sans culture comme on aimerait le croire.

Je ferme ma parenthèse pour continuer l’évocation de quelques violences fondamentales. La prise dans le langage ne peut-elle pas être entrevue aussi comme une violence ? Comme un véritable arrachement du réel par l’Autre auprès duquel on se constitue ?

  1. O. Rank, Le traumatisme de la naissance, 1928.
  2. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, 1963.
  3. « L’individu abandonne son idéal du moi et l’échange contre l’idéal de la masse incarné dans le meneur » (S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921).

De même pour la prise dans l’ordre de la castration où les noms du père écorchent notre jouissance. Citons encore les enjeux de férocités qui apportent une certaine conflictualité constructive non sans violence.

Comme dans l’expression « se faire violence pour quelque chose », il s’agit là de violences allant dans le sens constructif du devenir du sujet. Si le mot violence vient du latin

« vis », qui désigne l’emploi de la force sans égard à la légitimité de son usage, je propose maintenant de garder le qualificatif de violent pour tout ce qui viendrait faire obstacle à la constitution du sujet. Si, comme le dit Richard Hellbrun, la violence est dans la société la forme laïcisée du mal, par analogie, ce qui serait « attentatoire au sujet4 » serait la forme psychanalytique du mal, de la violence faite au sujet. Cette inclinaison s’inscrit dans une certaine approche idéalisée5 du désir au sein d’une éthique psychanalytique résumée par Lacan par la fameuse phrase « ne pas céder sur son désir6 ». C’est important car on tombe ici sur une éthique qui peut tendre vers l’idéologie de la cause psychanalytique, qui n’est pas à confondre avec le désir lui-même. Car cette confusion entre la cause psychanalytique et le désir lui-même risque justement de produire des violences subjectives sur les analysants eux-mêmes qui deviendraient des élèves de la cause et non plus des sujets en analyse. Notons au passage que ce terme de « cause » se retrouve dans nombre d’appellations d’écoles psychanalytiques. J’y reviendrai plus précisément.

Pour ce qui est de manière plus générale « attentatoire au sujet », cela peut consister en des violences physiques, mais aussi subjectives ou symboliques. Thierry Vincent nous avait parlé de l’inceste. Martin Roth nous avait explicité par des situations cliniques comment dans la transmission d’un parent à un enfant, une certaine violence subjective pouvait diffuser, venant souvent des générations déjà antérieures. Concernant la mise en place des limites pour l’enfant, j’avais soulevé la question d’une confusion qui s’opérait dans ces familles, entre la loi symbolique et la jouissance de ces parents. Normalement, les parents sont les représentants de la loi, mais loi à laquelle ils sont eux-mêmes soumis. Or, en « dépassant eux-mêmes les bornes » si on peut dire, ils présentaient leur jouissance comme une loi. Dans ce qui venait faire limite pour l’enfant, la jouissance des parents semblait confondue avec la loi, ce qui était problématique pour la constitution de sujet enfant.

Dans ce qui était « attentatoire au sujet », il y avait également au sein de la société l’appauvrissement du langage et l’apparition d’une certaine novlangue faite de slogans qui

  1. Termes de Thierry Vincent.
  2. Comme un idéal de l’analyste, qui sera à différencier du désir de l’analyste.
  3. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1966.

privait le sujet du jeu signifiant… Or, vous connaissez la fameuse phrase de Lacan : « Le signifiant est ce qui représente le sujet auprès d’un autre signifiant. » Même si le sujet ne se constitue pas dans les discours ambiants mais auprès de l’instance du grand-Autre, A, qui ne s’y confond pas, si dans l’adresse aux individus, on n’utilise plus une parole mais des slogans, on ébranle les assises du sujet. Ceci particulièrement dans le monde économique et le monde des entreprises où, à partir de ce qu’apporte l’économiste Jean-Paul Fitoussi7, on peut déduire que l’appauvrissement du vocabulaire réduit la dimension humaine des gens qui y travaillent. L’idéologie capitaliste écrase ici la dimension du « parlêtre ». Par ailleurs, dans un entretien radiophonique récent8, l’ancien président des États-Unis, Barack Obama, parlait à sa manière de cette dérive des mots et de ses impacts sur l’humain. Je le cite :

« Le pouvoir des mots a été compromis par les changements du paysage médiatique. Aujourd’hui, il y a Internet et un millier de plateformes, et il n’y a plus de règles convenues sur ce qui est vrai ou faux. C’est le plus grand danger actuel pour la démocratie. »

On ne sait plus ce qui est vrai ou ce qui est faux. Ici, les algorithmes de profiling des réseaux sociaux servent un capitalisme débridé en ne distribuant aux gens uniquement les informations qu’ils sont susceptibles de consommer, sans tenir compte de la véracité ou non de l’information. Si on peut repérer l’idéologie du capitalisme débridé qui est à la source de ce système, on peut aussi se demander si ce n’est pas l’absence d’idéologie des consommateurs, qui deviennent des consommés, qui vient faire violence sur leur qualité de sujet désirant. Comme s’ils manquaient d’idéologie pour répondre à l’idéologie capitaliste. La réponse paranoïaque du complotisme n’apparaît-elle pas alors comme un dernier retranchement possible par manque d’autre idéologie plus humaine ? La réponse fanatique en serait une autre encore plus radicale. On se doit donc de proposer une idéologie plus humaine.

Comme je l’ai déjà dit précédemment, Lacan nous proposait plutôt une éthique, celle du désir inconscient. Voilà ce qu’il formule au cours de son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, déclaration qu’il ne redira d’ailleurs jamais :

« Je pense avoir assez fait le tour de cette opposition entre le centre désirant et le service des biens pour proposer quelque chose au vif du sujet » et il ajoute « à titre expérimental formulons-

  1. J-P. Fitoussi, Comme on nous parle, l’emprise de la novlangue sur nos société, Étude (Broché), 2020.
  2. B. Obama, interview dans l’émission Boomerang, France inter, le 08-02-2021.

le en manière de paradoxe. Voyons ce que ça donne, au moins, pour des oreilles d’analystes : Ne pas céder sur son désir.9 »

Déjà dans son rapport de Royaumont écrit en juillet 1958 « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Lacan dénonce ce détournement de la cure vers un pouvoir « de faire le bien ». Lacan oppose donc clairement le pôle du désir au pôle du « souverain bien ». Il s’agit de deux pôles différents à ne pas confondre. Le pôle qu’on essaie de libérer en psychanalyse étant le pôle du désir inconscient. Le pôle inhérent au « souverain bien » est plutôt le pôle de l’idéal du moi.

La constitution du sujet et du désir

Je vous rappelle que le sujet se constitue dans l’Autre. Le grand Autre est une instance, souvent représentée par la mère auprès de laquelle l’enfant se construit. Mais cet Autre n’est pas plein. Comme on peut le voir sur l’écriture du schéma de la division subjective, cet Autre est barré, il s’écrit « grand A barré, A ». La barre correspond à la prise dans le registre du

manque soutenu par la castration symbolique qu’assure les noms du père. Les noms du père sont souvent représentés par le père qui vient interdire à l’enfant la jouissance avec la mère et qui ouvre ainsi vers le pôle du désir. Sur le schéma de la division subjective du séminaire X, L’angoisse10, on retrouve également qu’au cours du processus de division subjective, un reste de jouissance se détache de l’Autre plein (A) et du sujet mythique de la jouissance (S) : il s’agit de l’« objet a ». Sorte de perte irrécupérable consécutive à l’inscription de la barre de castration.

C’est cette perte qui causera le désir. Lacan qualifie ainsi l’« objet a » d’ « objet cause du désir ». Plus la question de la perte symbolique sera soutenue pour le sujet, plus la question du son désir sera soutenue. C’est l’enjeu de la cure. Lacan en déduit une éthique, celle de « ne pas céder sur son désir ».

L’engluement dans le spéculaire

Mais l’humain est aussi pris dans sa constitution dans le registre spéculaire. Le spéculaire renvoie aux questions du moi, qui fait normalement obstacle au sujet mais en même temps qui donne une structuration possible à l’ensemble. Le spéculaire, c’est l’axe imaginaire,

  1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, leçon du 6 juillet 1960, Paris, Le Seuil, 1986.
  2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.

puis symbolique pris dans le regard de l’Autre. Il y a une opération de miroir avec le regard de l’Autre pour la constitution du moi chez l’humain. L’humain est identifié spéculairement par l’Autre dans une image, en fonction du regard désirant de l’Autre. C’est ce qu’illustre le fameux stade du miroir et de manière plus précise le schéma optique de Lacan. On y retrouve différentes instances. Il y a le « moi idéal » et l’« idéal du moi ». Le « moi idéal » est une instance imaginaire. L’« idéal du moi » est une instance symbolique. Le « moi idéal » viendrait représenter l’instance imaginaire au sein de laquelle le « moi » satisferait imaginairement l’instance symbolique de l’« idéal du moi ».

L’« idéal du moi » étant donc l’instance symbolique héritière post-œdipienne de ce qui satisferait symboliquement le regard et l’attente de l’Autre. Il s’agit du lieu où l’on se voit être vu. En deçà du regard d’un semblable, cela concerne donc celui de l’Autre symbolique. Avec l’idéal du moi, on est donc dans un prolongement post-œdipien de la jouissance de l’Autre. Et il faut savoir qu’après le stade du miroir et le complexe d’Œdipe, l’« idéal du moi » est branché de manière spéculaire sur la loi et les codes moraux en vigueur. C’est là qu’on peut situer ce que Lacan appelle « le service des biens ». C’est là qu’on peut situer le souverain bien, le bien sous toutes ses formes : être un bon élève, bien agir, bien penser… C’est l’endroit de l’idéal, du support de l’idéologie.

Et on comprend qu’à cet endroit, via son narcissisme, le parlêtre se fait davantage bon objet de l’Autre, autrement dit objet de jouissance de l’Autre, que sujet désirant. Le pôle de l’idéal et le pôle du désir ne vont donc pas dans le même sens. Le décollement de l’« objet a » cause du désir du pôle de l’idéal du moi est une étape nécessaire à franchir pendant la cure. Il est nécessaire de permettre que le sujet s’affranchisse du pôle du souverain bien pour que la question de son désir inconscient puisse s’affirmer. Cela ne veut pas dire qu’il fera n’importe quoi, car le désir n’est pas sans loi. Mais cela veut dire que le sujet pourra être davantage lui- même face aux multiples demandes qu’il reçoit quotidiennement, de toute part.

Le paradoxe de la cause du désir

Il pourra par exemple éviter de tomber dans ce paradoxe : que la formule de Lacan, « ne pas céder sur son désir » fasse demande, qu’elle devienne un mot d’ordre, une cause qui irait dans le sens contraire de l’éthique du désir proposée par Lacan. Il en va de même avec d’autres formules. Par exemple, « là où était le ça, je dois advenir », ou « l’analyse vise l’assomption de la castration ». Ces formules condensent le piège qui menace tout analysant et tout analyste des écoles psychanalytiques. Ceux-ci doivent réussir à surfer en permanence sur une vague dont

l’autre versant est celui de la relation maîtres-élèves régit par le souverain bien. Autrement dit, le risque pour un analysant qui voudrait être un bon élève, ou un analyste qui voudrait être un bon maître, serait qu’il aille dans le sens inverse de ce qu’il vise : ils seraient « attentatoires au désir » pour reprendre la formule précédemment utilisée. L’analyste ne permettrait pas l’évolution de la cure en se prenant pour un maître sachant derrière le divan. L’analysant n’avancerait pas dans sa cure en s’enfermant dans la position du bon élève. Si je voulais jouer avec les mots, je pourrais dire qu’il ne saurait pas « s’aider sur son désir », mais cette fois-ci avec le verbe aider, c’est-à-dire qu’il ne saurait pas soutenir son désir, il céderait donc – du verbe céder sur son désir.

Cette équivoque signifiante présente dans la formulation de Lacan n’est à mon sens pas un hasard. Avant de la formuler et de la présenter comme un paradoxe, Lacan se demande justement « ce que ça donnera pour des oreilles d’analystes ». À mon sens, l’équivocité de sa formulation permet de retrouver en opposition le pôle du désir (« ne pas céder sur son désir ») et le pôle du souverain bien (« ne pas s’aider sur son désir »), sans réduire sa formulation dans une signification univoque qui ferait mot d’ordre. À chaque fois que vous citez la formulation, vous vous rendrez compte que vous devez préciser à votre auditeur qu’il s’agit du verbe céder, et non pas du verbe aider qui contredirait ce que vous essayez de dire. La formulation impose ainsi un travail immédiat de décollement du sens univoque qui avertit du piège du paradoxe dont j’ai parlé.

La difficulté des institutions analytiques

On comprend donc toute la difficulté des institutions psychanalytiques. Car d’un point de vue politique et social, n’est-il pas important de défendre la cause du désir au sein de la société ? La question du désir ne serait-elle pas à être représentée et soutenue dans la cité ? Ceci dans le but de permettre aux gens d’accéder à des lieux où la pratique dont l’éthique est celle du désir est possible ? Et de permettre à ceux qui veulent se former d’avoir des portes d’entrée ?

Sous peine d’infliger des violences subjectives, il apparaît donc nécessaire de savoir surfer sur la vague précédemment évoquée, celle qui porte les deux versants antinomiques : le versant du désir d’un côté et le versant du souverain bien ou de l’idéal de la cause, en l’occurence la cause du désir, de l’autre côté. Cette tâche incombe donc aux analystes qui ont pu décoller ces deux pôles pendant leur propre cure afin de pouvoir les manier dans la cité (psychanalyse en extension), comme au sein de leur pratique (psychanalyse en intention).

Commentaire du Chapitre V : il faut prendre le désir à la lettre » (Colloque de Royaumont, 1958)

Le premier rapport du colloque international de Royaumont sur « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » publié dans La psychanalyse (vol 6, p. 169) en 1961, puis dans les Ecrits en 1966, est donné en cinq chapitres :

  1. Qui analyse aujourd’hui ?
  2. Quelle est la place de l’interprétation ?
  3. Où en est-on avec le transfert ?
  4. Comment agir avec son être
  5. Il faut prendre le désir à la lettre

Jacques Lacan y dénonce les dérives et innovations malheureuses post-freudiennes et préconise un retour à Freud pour, de là, avancer selon ses propres innovations (notamment le rôle du signifiant) en confortant et en généralisant la découverte freudienne sans la dévoyer. Nous proposons ici une lecture du cinquième chapitre, sections une à six.

Le vœu et le désir

L’ouverture du chapitre sur le désir est un retour au Freud du début de la psychanalyse, celui qui rédige son premier ouvrage, Die Traumdeutung2 et qui confie son

1 Note de Lacan « Ce rapport est un morceau choisi de notre enseignement. Notre discours au Congrès et les réponses qu’il a reçues, l’ont replacé dans sa suite. »

2 Souvent traduit par « L’interprétation des rêves », le titre de l’ouvrage serait plus proche, selon Lacan, de « La signifiance des rêves » ou de « La mantique des rêves ».

insatisfaction à l’ami d’alors, le médecin Wilhelm Fliess : la fiancée ne lui convient pas3. Freud a rencontré la résistance du désir hors-sens : l’objet de son étude (le rêve et l’inconscient) ne cède pas devant l’approche qu’il veut scientifique et les cheminements tortueux auxquels il est contraint sont pour lui la marque d’une complexité non maîtrisée.

Il envisage à cette époque déjà une dualité dans l’appareil psychique qui n’est pas sans évoquer la duplicité que Lacan attribuera plus tard au signifiant, c’est-à-dire la possibilité de substitution, de déplacement ou de compromis entre éléments psychiques de statut différent. Par exemple :

  • Il rapporte que ce sont des vœux anodins (Wunsch) ou des pensées inabouties de la veille qui ouvrent la voie du rêve à une autre requête, plus forte et plus complexe, que Freud nomme également Wunsch ; mais ce mot – au bruit de pétard mouillé dit Lacan – est trompeur car cette requête a la puissance et la permanence du désir lacanien. Pour illustrer le rapport entre les deux, Freud compare le vœu diurne à un entrepreneur qui trouve les capitaux (l’énergie psychique nécessaire à la réalisation du vœu) chez un investisseur intéressé (le désir inconscient)4.
  • Il présente le symptôme comme une substitution résultant d’un compromis entre deux éléments, l’un anodin (par exemple les vêtements de la jeune femme empêchée d’aller seule dans les magasins) et l’autre devenu traumatique, l’attouchement par l’épicier de la fillette qu’elle a été5.
  • Il voit que la belle bouchère s’identifie dans le rêve à son amie, qui est pourtant sa rivale puisqu’elle la soupçonne d’intéresser son mari.

Mis au défi, Freud veut comprendre et, fin psychologue, trouve une solution sensée à l’énigme posée par la bouchère espiègle : son rêve ne dit pas l’échec d’un vœu qui aurait été d’organiser un dîner pour son amie mais, conformément à la thèse freudienne, la réalisation d’un souhait, celui de rester l’enjeu du désir de son mari : « Elle se met à la place de son amie dans le rêve, parce que celle-ci se met à sa place auprès de son mari, parce qu’elle voudrait

3 Lettre 118 du 11 septembre 1899 à W. Fließ : « Ce qui concerne le rêve me semble inattaquable, c’est le style qui me déplaît, car il m’a été impossible de trouver des expressions élégantes et simples et je me suis égaé dans des descriptions pittoresques en me servant de circonlocutions » et lettre 119 du 21 septembre 1899 : « Il y a, caché quelque part en moi, un certain sentiment de la forme, une appréciation de la beauté, c’est-à-dire une sorte de perfection, et les phrases entortillées qui, dans mon livre sur les rêves, s’étalent avec leurs circonlocutions mal ajustées à la pensée, ont gravement heurté l’un de mes idéaux. Je ne pense pas avoir tort en considérant ce défaut comme l’indice d’un manque de maîtrise du sujet. »

4 L’interprétation des rêves Ch. VII §3.

5 Sigmund Freud, Esquisse d’une psychologie.

prendre, dans l’estime de son mari, la place de son amie6. » C’est parce que le rêve s’oppose à la rencontre et par conséquent à l’arrondissement de sa rivale (Abrundung der Körperformen) dont la maigreur devrait la maintenir hors du champ d’intérêt du boucher.

Mais il ne se satisfait pas de cette explication car une pièce du puzzle n’a pas trouvé sa place. En insistant, une seconde interprétation plus fine (l’idée selon laquelle ce rêve exprime aussi le désir d’avoir un désir insatisfait) s’ajoute et se superpose à la précédente sans s’y opposer : une illustration de la fréquente double signification (Doppelsinnigkeit) des rêves et des autres formations psychopathologiques, dit-il. Le texte conserve effectivement les traces des contorsions auxquelles Freud a été contraint par l’objet de son étude (le rêve et l’inconscient) pour parvenir à une description ordonnée et objective de ses observations et déductions :

« Nous savons qu’à l’époque de son rêve du désir non comblé, notre malade s’efforçait dans la réalité de refuser un de ses désirs (le sandwich au caviar). L’amie avait aussi exprimé un vœu, celui d’engraisser, et il n’y aurait rien d’étonnant à ce que notre malade eût rêvé qu’un souhait de son amie ne s’accomplit pas. Elle souhaite bien en effet que le désir de son amie (le désir d’engraisser) ne soit pas accompli. Mais au lieu de cela, elle rêve qu’elle-même voit un de ses désirs non accompli. Le rêve acquiert un sens nouveau, s’il n’y est point question d’elle mais de son amie, si elle s’estime à la place de celle-ci, ou, en d’autres termes, si elle s’est identifiée avec elle7. »

Notons la distance entre les deux interprétations, la première étant celle de la méthode psychologique (un sujet qui raisonne et agit en conséquence) et la seconde montrant un sujet qui ne se rend pas compte de ce qu’il fait, qui est mû par quelque chose de plus radical que sa

« pensée » ; nous voyons poindre le désir lacanien en tant qu’effet de langage, effet du signifiant.

Dans l’approche structuraliste de Lacan, en 1958, c’est la logique du signifiant qui produit le désir de l’homme : « Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre. » Il vient de rappeler (Chapitre IV, §10) que la nécessité d’en passer par le signifiant pour obtenir la

6 « Sie setzt sich an die Stelle der Freundin im Traum, weil diese sich bei ihrem Mann an ihre Stelle setzt, weil sie deren Platz in der Wertschätzung ihres Mannes einnehmen möchte » (GW Bd II/III s 156).

7 « Wir haben gehört daß die Patientin gleichzeitig mit ihrem Traum von der Wunschverweigerung bemüht war, sich einen versagten Wunsch im Realen zu verschaffen (die Kaviarsemmel). Auch die Freundin hatte einen Wunsch geäußert, nämlich dicker zu werden, und es wurde uns nicht wundern, wenn unsere Dame geträumt hätte, der Freundin gehe der Wunsch nicht in Erfüllung. Es ist nämlich ihr eigener Wunsch, daß der Freundin ein Wunsch – nämlich der nach Körperzunahme- nicht in Erfüllung gehe. Anstatt dessen träumt sie aber, daß ihr selbst ein Wunsch nicht erfüllt wird. Der Traum erhält eine neue Deutung, wenn sie im Traum nicht sich, sondern die Freundin meint, wenn sie sich an die Stelle des Freundin gezetzt oder, wie wir sagen konnen, sich mit ihr identifiziert hat. » (TD s 154).

satisfaction des besoins vitaux implique que ces derniers soient coupés, morcelés, filtrés et modelés aux défilés de la structure du signifiant. Une fois fixés par des signifiants en leur registre synchronique d’oppositions entre éléments irréductibles, ces fragments (des besoins partiels en quelque sorte) peuvent être mobilisés, toujours par les signifiants, mais cette fois en leur registre diachronique fait de chaînes, de combinaisons et de substitutions. C’est pourquoi le désir qui en résulte doit être pris à la lettre, hors sens, car il est pure combinaison de signifiants gravée dans un corps. Il tire de là sa force et sa permanence que Freud avait constatées : pour lui aussi, le désir était indestructible.

La modélisation lacanienne par le signifiant permet de distinguer les deux interprétations freudiennes du rêve, d’abandonner la première (la méthode psychologique qui laisse une part trop grande à la compréhension et au raisonnement pour qu’elle puisse rapporter quelque chose de l’inconscient) et d’approfondir la seconde qui dit quelque chose de la structure hystérique : ce n’est pas un hasard si les deux femmes ont toutes deux construit un désir insatisfait dans le réel (ein versagter Wunsch im Reale). « Sa jouissance est d’empêcher le désir. C’est là une des fonctions fondamentales du sujet hystérique dans les situations qu’elle trame – empêcher le désir de venir à terme pour en rester elle-même l’enjeu. »

L’identification de la bouchère à son amie n’est donc pas fortuite ; c’est la structure de l’hystérique que de chercher le désir de l’Autre et ce par de multiples canaux, comme ici la bouchère qui entend que :

  • l’amie maigre veut dîner chez elle car on y mange bien et… on y voit le boucher ;
  • l’amie aime le saumon et veut s’arrondir ;
  • le mari aime les rondeurs mais complimente l’amie maigre et… veut maigrir.

Grâce à cet entrelacs de désirs qu’elle sait capter mieux que personne, elle peut avancer masquée à elle-même car son désir doit rester caché à elle-même et demeurer insatisfait pour qu’elle reste désirante (sa jouissance réside dans l’obstacle qu’elle place elle- même devant son désir). « L’hystérique introduit en effet une ombre qui est son double [une marionnette], sous les espèces d’une autre femme, par l’intermédiaire de laquelle son désir trouve précisément à s’insérer, mais de façon cachée, pour autant qu’il faut qu’elle ne le voie pas8. »

Ainsi le rêve de la belle bouchère satisfait ses deux vœux :

  • un vœu contingent non formulé la veille (ne pas offrir de dîner à son amie) ;

8 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 505.

  • et un désir structurel (celui d’avoir un désir insatisfait) qui est satisfait par déplacement (substitution du signifiant « désir insatisfait de saumon » au signifiant « désir insatisfait de caviar ») puisque c’est l’amie qui est privée de saumon fumé. C’est ainsi que la bouchère cache son désir derrière celui de son amie car pour chacune, leur désir (de caviar pour l’une, de saumon pour l’autre) est le signifiant même de leur désir d’avoir un désir insatisfait.

Le rêve comme métaphore du désir

La possibilité qu’un désir soit le signifiant d’un autre désir (et que ce dernier soit donc le signifié du premier), cette possibilité mise en évidence dans le rêve de la belle bouchère nous montre la puissance du concept de signifiant que Lacan a forgé pour nous parler de l’inconscient freudien9. Avec son outil il reformule l’affirmation présente dans toute la Traumdeutung selon laquelle tous les mécanismes de l’inconscient relèvent du désir qui est lui-même l’effet du langage, donc du signifiant. Ainsi nous pouvons voir :

    • dans l’opposition signifiant-signifié représentée par la barre horizontale ce qui conditionne l’émergence de l’ordre symbolique structuré par les lois du signifiant,
    • et dans la perméabilité de cette frontière ce qui conditionne la figure de la métaphore, cousine féconde de la métonymie.

Plus tard, avec un autre langage, celui de la topologie, il reformulera ce paradoxe rejeté par le bon sens, la possibilité de passer de l’autre côté sans avoir à traverser ; la bande de Moebius nous sera proposée comme un moyen d’opérer en nous le décentrement de notre conception du sujet. « Je pense que mes élèves apprécieront l’accès que je donne ici à l’opposition fondamentale du signifiant au signifié, où je leur démontre que commencent les pouvoirs du langage10… »

Freud avait repéré, sans pouvoir les nommer, les deux figures chères à Lacan que sont la métaphore et la métonymie : dans le rêve, le saumon s’est substitué au caviar (par identification de la bouchère à son amie, dit-il) indiquant par là que le rêve est la métaphore du désir de la bouchère, puisqu’il substitue un signifiant (de désir) à un autre. Mais ce désir de caviar a la particularité d’avoir été volontairement, consciemment barré (elle a persuadé

9 Il utilisera le terme de linguisterie pour s’affranchir de la linguistique dont il utilise des outils après les avoir modifiés.

10 J. Lacan, « La direction de la cure », dans Écrits II, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1999, p. 99.

son mari qu’elle veut du caviar et lui demande de ne pas la satisfaire) ce qui fait du mot

« caviar » lui-même le signifiant d’un désir insatisfait :

« …le désir, s’il est signifié comme insatisfait, l’est par le signifiant : caviar, en tant que le signifiant le symbolise comme inaccessible, mais que, dès lors qu’il se glisse comme désir dans le caviar, le désir du caviar est sa métonymie : rendue nécessaire par le manque à être où il [le désir insatisfait] se tient11. »

La puissance du langage est illustrée par cette métonymie qui parvient à signifier l’impossible (comment dire un désir qui veut ne pas se réaliser, c’est-à-dire… ne pas être un désir ?). La richesse de la métonymie réside dans son « peu de sens » qui ouvre la possibilité pour un signifiant d’héberger des antonymes sans être disqualifié. La proximité avec la logique formelle vide de sens est probablement une des causes d’erreurs dans les interprétations qui suivent la piste de la signification (voir les errements d’Ernst Kriss avec le faux plagiaire), alors que « l’interprétation est du sens et va contre la signification12 ».

Le désir ne fait qu’assujettir ce que l’analyse subjective

Le rêve signifie quelque chose, telle est la thèse de la Traumdeutung dont l’auteur est plus proche d’un Champollion à la recherche d’un déchiffrage des rêves que d’un thérapeute dressant un tableau clinique des troubles psychologiques vus à travers les rêves. « Dire que la doctrine freudienne est une psychologie est une équivoque grossière13. »

Du décodage au langage il n’y a qu’un pas que Freud franchit quand il lui semble que ce flux signifiant émane d’ailleurs que de la personne du rêveur, car une fois réveillé ce dernier est non seulement incapable de décoder son rêve mais en plus se montre surpris d’apprendre quelque chose sur lui-même dans la traduction proposée par l’analyste. Cette découverte, Freud l’a faite « dans le flux signifiant dont le mystère consiste en ce que le sujet ne sait pas même où feindre d’en être l’organisateur14 ». Il y a donc un savoir qui se dit dans une forme que Freud assimile explicitement au rébus ; or juxtaposer des pictogrammes signifiants indépendants (les différentes scènes ou images d’un rêve) pour signifier quelque chose (un désir) est-ce très différent de juxtaposer des mots dans une phrase pour dire quelque chose ?

11 P. 99-n100.

12 J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres Ecrits, Paris, Le Seuil, 2001, p.480.

13 p.100.

14 p.100.

C’est son besoin de savoir qui favorise l’intuition géniale de Freud : et si cela provenait d’ailleurs que du moi psychologique ? Et si c’était, à défaut de la norme, la condition de l’humanité que le moi défini par la psychologie ne soit pas seul et maître en sa demeure ? Alors ce qui se dit là est dit sur une autre scène (ein anderer Schauplatz), comme dans un autre pays avec une autre langue, un lieu où le rêveur est, au mieux, un spectateur assisté d’un traducteur qui l’aide à dévoiler le désir auquel il est assigné par le langage, ou le plus souvent, un spectateur contraint et ennuyé par un théâtre qui se répète et qui, croit-il, ne le concerne pas vraiment. C’est la destitution du moi, dans les deux cas !

Le rêve ne vise pas la satisfaction du désir mais sa reconnaissance

Si le rêve est l’œuvre du désir, « repli narcissique de la libido et désinvestissement de la réalité » pour se faire re-connaître, ce n’est pas pour se réaliser et disparaître, mais au contraire pour prolonger le temps de parloir que lui permet le sommeil (la belle ne peut se faire entendre que quand les volets sont ouverts). De toutes façons, ce n’est pas en dormant qu’on peut satisfaire un désir, on pourrait tout au plus le voir satisfait… en rêve, mais alors vient immédiatement le temps de conclure par… le réveil, pour pouvoir continuer… à rêver, dit Lacan.

À cette difficulté s’ajoute celle du déchiffrage, car le désir ne peut se saisir que dans l’interprétation.

Un rêve après tout n’est qu’un rêve

Trop souvent la voie royale ouverte par Freud est délaissée au profit de l’analyse du transfert qui, sous couvert du renforcement du moi et de la reconduite à des

« désirs normaux », se permet tous les forçages par la voie de la suggestion. Lacan en dénonce l’impasse où se produit la répétition du symptôme, répétition présentée par ces psychanalystes comme le signe d’une guérison en cours « on ne guérit pas parce qu’on se remémore. On se remémore parce que l’on guérit15 » et son issue dramatique dans certains cas particuliers.

Tout va bien ainsi, les symptômes et les patients se reproduisent, subsiste juste un doute sur la reproduction (entendons : la formation) des psychanalystes !

15 p.101.

Le caviar, c’est elle aussi qui n’en veut pas

C’est donc dans la Traumdeutung que Freud livre les essentiels de sa doctrine. « Il n’est pas possible autrement [c’est-à dire sans la lire] ni de comprendre ce qu’il entend par le désir du névrosé, par refoulé, par inconscient, par l’interprétation, par l’analyse elle-même, ni d’approcher quoi que ce soit de sa technique ou de sa doctrine16. »

Mis au défi par la bouchère espiègle, il la démasque et admet l’incroyable : il existe un désir de désir insatisfait et c’est typiquement celui de l’hystérique. Elle est comblée par son mari, un bon vivant qui sait percevoir le désir de l’autre comme l’atteste sa réponse au peintre, et c’est pourquoi, croyant simplement jouer à le taquiner, elle lui interdit de satisfaire son désir de caviar. Elle ne sait pas que dans ce jeu anodin en apparence (se priver d’une petite satisfaction), le caviar est le signifiant métonymique de son désir inconscient d’un désir insatisfait, insatisfaction nécessaire cette fois car, en tant qu’hystérique, seul un désir insatisfait lui garantit la pérennité de son être. C’est l’embarquement du signifié désir dans le signifiant caviar qui confère à ce dernier son pouvoir métonymique : le caviar lui-même en vient à signifier le désir insatisfait (Que désire la bouchère ? du caviar, mais c’est elle aussi qui n’en veut pas !)

16 p.102. Ajoutons que les fondations sur lesquelles repose la Traumdeutung sont restées cachées, puisque le brouillon que son ami W. Fliess détenait a été retrouvé et publié en 1950 sous le titre Entwurf einer Psychologie – Esquisse d’une psychologie. Lacan y consacre plusieurs séances de son séminaire, notamment celle du 25 novembre 1959 dans L’éthique de la psychanalyse.

Das Kind ou Du jugement d’attribution et d’existence

Premier long métrage de Wim Wenders, l’angoisse du gardien de but au moment du pénalty.
Revoir ce film après quelques décennies avec un regard différent.
Comme il en sera dans ses créations ultérieures, le climat est particulier, ample vaste, descriptif, proche du nouveau roman ? Un des thèmes abordés qui le sera toujours sur un mode répétitif : la présence de l’enfant.
Nous sommes pris dans un road movie à l’autrichienne ; le co-scénariste Peter Handke y est-il pour quelque chose ? Dérive d’un homme gardien de but international qui de Vienne se retrouvera aux confins d’un pays sur une frontière fermée à tout échange, présence oppressante. Là se sont installés une aubergiste, ancienne maîtresse de notre homme, et son enfant.
L’enfant est là, joue, cherche le sommeil le soir venu, pleure, n’émet aucune demande.
Sa mère s’en occupe, prend même soin de lui, de l’enfant, Das Kind.
Le film est en allemand sous-titré. Mais comment savoir si l’enfant est un garçon ou est une fille, il est nommé « Das Kind » ou « es », terme dont le neutre me brûle les tympans.
À ce moment s’entend que le neutre s’énonce au masculin en français : l’enfant. Et vient la question : la manière de nommer l’autre aura des conséquences, oui et pourquoi pas sur le genre dont ce futur adulte se revendiquera, que ce soit sur le mode du doute, de la conviction, voire de la certitude ?

Cette question me permettra de questionner nouvellement l’œuvre de Wim Wenders. La thématique de l’enfant traverse son œuvre : das Kind, et il est évident qu’une douce neutralité descriptive signe ses plans, et caractérise nombre de ses personnages.
Cette question fait suite à une rencontre avec un citoyen britannique, ce dernier me fit une leçon introductive sur la « transgenrie ». En effet il y a des personnes de genre masculin qui se « genrent » en féminin et vice-versa ; mais il y aussi des individus qui se reconnaissent sous l’absence de genre, le neutre. Alors comment garder le… disons silence sur leur genre de naissance, comment les nommer ? le « it » est un peu malvenu pour les désigner, et comme Shakespeare se l’est permis, certes en anglais élisabéthain, le They est de mise. Vous rencontrez cet ami et vous lui demandez : how are They ? Ce qui est déjà étrange, mais la réponse correcte sera : They are doing fine, ou plus classiquement : They are doing well…

Il était de coutume de dire que le progrès venait de l’ouest !
Mais ne nous arrêtons pas en chemin. Reprenons la route après cette halte.
Freud dans son texte de 1925, Die Verneinung revient sur deux types de jugements, le jugement d’attribution et le jugement d’existence.
Chez les scénaristes, la mère en nommant son enfant das Kind, effectue simplement spontanément un jugement d’attribution vis-à-vis de son enfant lui signifiant une place dans son discours, place que l’enfant ne pourra que reconnaître comme celle du bien, la bonne place.

L’œuvre de Wim Wenders et de son co-scénariste Peter Handke est-elle une réalisation une présentation de ce réel ? Les questions amorcées par ce film ne s’arrêtent certainement pas ici car la problématique de la limite amorce de nouvelles questions, … en core.

Addictions et cliniques de l’effondrement

Intervention lors de la formation Apertura Arcanes Les différentes addictions aujourd’hui et les relations d’objet, 25 novembre 2020

La clinique des addictions est depuis toujours encombrée de savoirs erronés, de malentendus de dictats idéologiques, politiques et objectivants. Le malentendu le plus récurent est de considérer les « objets » de dépendance comme s’il s’agissait d’objets du désir et du manque et de penser qu’il suffirait de les éradiquer ou, en entrant en compétition avec eux, le sujet dépendant parviendrait à s’en séparer. Mais nous avons appris que la souffrance était ailleurs occulte, indicible dans une première intention et que les personnes dépendantes se servaient par exemple des drogues, de l’alcool… comme pharmakon qui est à la fois un remède et un poison pour la transformer, la déplacer. Nous savons également que les sevrages et que toutes les alternatives de se séparer des produits sont souvent marquées par des rechutes des patients, rechutes qui ne sont pas à considérer comme des échecs mais des paliers où se tient un symptôme majeur et souvent masqué avec la crainte de l’effondrement ou de l’effondrement lui-même.

Nous aurons à considérer à la fois les moments d’émergence de ce symptôme, les conditions qui créent cette menace, voire l’origine de cette menace et le sens qu’elle contient.

Cette crainte est à mon avis un risque conjuré dans la majorité des cas par le recours au mécanisme de l’incorporation de l’objet, annulant à la fois la crise qui s’annonce par le recours au registre de la sensation. Ces sensations vont de très grandes sensations somatiques, psychiques, à l’anesthésie. Parfois la douleur est recherchée par des automutilations, des scarifications, des conduites à risques. Parfois les abîmes des overdoses et des comas peuvent se concevoir comme des barrières pour ne plus penser.

Mais cette défense, cette protection est aussi une défiance vis-à-vis d’autrui, qu’une intrusion ou qu’une absence de secours pourraient activer. La parade incorporative de « l’objet de dépendance » tout comme la défiance éviteraient le risque d’effraction susceptible de réactiver une ancienne épreuve, et une hypothétique destitution qui serait dans mon hypothèse une affection liée à l’émergence du désir.

Nicolas Abraham et Maria Torok dans L’écorce et le noyau font l’hypothèse d’un risque qu’ils considèrent comme un équivalent métaphorique de rupture de crypte. Cette crypte scellée selon eux contiendrait un secret relié au désir et qui d’aventure devrait être protégé.

Poursuivant cette métaphore, ils vont comparer ces patients à un gardien de cimetière.

« C’est au moi, écrivent-ils, que revient la fonction de gardien de cimetière. Il se tient là, planté pour surveiller les allées et venues de la proche famille qui prétend à des titres divers avoir accès à la tombe. S’il consent à y introduire les curieux, les dommageables, les détectives, ce sera pour leur ménager de fausses pistes et des tombeaux factices. Les ayants droits à la visite feront l’objet de manœuvres et de manipulations variées. Eux aussi seront constamment tenus présents à l’intérieur du moi. On voit que la vie d’un gardien de tombeau, pour avoir à composer avec cette multitude diverse, doit être faite de malice, d’astuce et de diplomatie2. »

Cette métaphore est intéressante à plus d’un titre car elle rend compte des discours que ces personnalités tiennent et qui sont à tort considérés comme des mensonges alors qu’ils sont des manœuvres et des manipulations diverses mais également qu’ils sont autant de protection d’un secret « encrypté », difficile à avouer parce que surtout difficile à supporter.

C’est probablement pour cette raison que nous constatons leurs difficultés à s’engager dans un travail analytique ou psychothérapique quand ils sont absents ou en retard aux rendez-vous ou lorsqu’ils se confient plus facilement dans les structures de soins aux équipes d’entretien, aux moniteurs d’ateliers, quelquefois aux assistantes sociales et aux personnels des cuisines.

Le psychiatre, le psychologue, ou le psychanalyste, lorsqu’il se réfère à la psychanalyse, serait sollicité sur la durée que sous certaines conditions :

  1. Qu’il ne soit ni détective, ni inquisiteur, ni trop curieux ;
  2. Qu’il s’abstienne de prescrire l’abstinence des produits ;
  3. Que soit privilégiée une éthique de l’attente, de l’écoute, de la parole en sollicitant l’échange plutôt que le silence, en restant à la fois dans cette délicate intention d’être à la fois proche et lointain et en recherche d’une position psychanalytique nouvelle et adaptée, éloignée des cadres habituels de soutien aux analysants névrosés.

Deux brefs exemples cliniques emblématiques de la problématique de l’effondrement pourront, je l’espère, préciser encore mieux les hypothèses que nous poursuivons sur la souffrance du sujet dépendant et sur les passions que Jacques Hassoun3 qualifie d’intraitables, de tyranniques et de mélancoliques, pour les discours mélancolisés marqués par la dépréciation de soi, conjurés par les preuves et les répétitions qu’elles exigent.

M. a 17 ans, anorexique et dépendante de son Smartphone ; M. témoigne avoir souffert de ce qu’elle appelle une crise de l’effondrement vécue douloureusement lors de la confiscation de son téléphone et lors des séances de « gavage alimentaire » à l’hôpital mais également lorsque sa mère, très fusionnelle, fera des intrusions et des fouilles dans sa chambre. Elle prétendra à cette occasion que sa mère devinait ses propres pensées. Cette souffrance est évoquée par des sensations d’étouffement, de risque de mort imminente, accompagnées par un désarroi insupportable. Cette expérience trouvera toutefois son apaisement par des vomissements fréquents et des nuits à marcher dans sa chambre pour éliminer les calories incorporées.

Au cours d’une séance, une photo où apparaissait, selon elle, trois Barbies représentait en fait avec une grave ressemblance sa mère, sa grand-mère, et elle-même.

À cette occasion, elle m’avait demandé si je la reconnaissais.

Un certain nombre de problèmes. Avant d’aller plus loin, les discours et les plaintes dévoilent une impasse du stade du miroir lorsque M. me demande si je la reconnais. Cette impasse donne à entendre, comme d’autres plaintes concernant l’image du corps, un désordre évident de l’ordre symbolique en raison du maintien de la fusion primaire qui est souvent parlée comme intrusive, destructrice. Par ailleurs cette photographie est un symptôme adressé par dénonciation de l’absence de permutation des places au sens de Legendre. En évoquant cette lacune il indique que chaque génération doit céder sa place d’enfant, d’adolescent quand elle devient parent et ensuite céder celle de parent quand elle devient grand-parent4. Concernant l’effondrement, nous reprendrons ultérieurement cette question parce qu’elle est centrale et concerne une autre jeune femme, L., suivie en psychothérapie.

L. a 25 ans et souffre de boulimie mais surtout d’une difficulté à faire des choix notamment d’avoir à choisir entre deux passions, entre son mari et entre son amant.

Sa boulimie est fréquemment nécessaire, selon elle, pour apaiser une crainte récurrente de s’effondrer quand l’angoisse la submerge.

Lors d’un rendez-vous où j’avais pris 10 minutes de retard, cette attente avait déclenché l’incorporation de cinq mille-feuilles pour tenter de transformer l’effondrement vécu comme une hémorragie intérieure.

« Un désir comme du sang s’écoule hors de moi » écrit Bernard-Marie Koltès dans son livre Dans la solitude d’un champ de coton lorsqu’il évoque la rencontre entre le dealer et le toxicomane5.

À cette occasion, L. découvrira que l’attente et ses difficultés d’attendre avaient toujours traversées sa vie et surtout qu’elles étaient la conséquence de ses difficultés de faire des choix et, plus tard, de désirer.

Qu’apprenons-nous de ces deux expériences cliniques ?

  1. Que l’effondrement advient lorsqu’il y a des défaillances de l’environnement et que cette défaillance est interprétée comme un abandon, une indifférence, une absence de secours ou une intrusion dangereuse ;
  2. Que l’incorporation du Tout, par la Boulimie, et du Rien, par l’anorexie, voire avec les passions accompagnées nécessairement de leurs preuves et de leurs rituels permettent un contrôle sur le risque d’effondrement ;
  3. Que la crainte de l’effondrement et l’effondrement lui-même sont liés à la problématique de l’attente et que ce drame est à référer à une histoire primaire qui implique les interactions parentales avec l’enfant, quand cet environnement parental n’est pas secourable ;
  4. Que les addictions se fabriquent comme des défenses en urgence pour parer à l’attente lorsqu’elle est marquée du sceau de l’impossible alors qu’elle devrait favoriser et ouvrir au manque et au désir.

Pierre Fédida dans son article « L’addiction d’absence, l’attente de personne » considère que le sujet dépendant est en attente de personne6, faisant tout le nécessaire pour se protéger d’une altérité qu’il pressent toujours dangereuse et qui pourrait provoquer une effraction, un risque d’effondrement.

Winnicott dans son article « La crainte de l’effondrement7 » compare ce risque et l’effondrement notamment au retour de ce qu’il appelle des agonies primitives. Ces agonies feraient retour par des sensations douloureuses, des difficultés respiratoires, des équivalents d’hémorragies, de risques d’en mourir, de moments d’angoisses et de paniques que les discours décrivent.

Winnicott fait l’hypothèse qu’il s’agirait d’expériences somatiques précoces vécues mais qui n’auraient pas été éprouvées au plan psychique.

Éprouver ces agonies et les adresser à l’analyste pour la première fois seraient à considérer comme des remémorations exprimées dans les cures analytiques.

Par ailleurs il insiste, sur l’hypothèse que je partage, sur l’attente impossible qui serait une conséquence d’une attente primaire trahie. Une défaillance ou une indifférence maternelle, un holding raté, une attitude écrasante fusionnelle, auraient marqué l’enfant, non pas d’un traumatisme mais d’une attente qui aurait été empêchée, voire détruite.

L’attente concerne chez Lacan le désir de sevrage, de séparation et même, ajoute-t-il, le désir de castration. Dans le Séminaire sur L’angoisse8, il écrit que le dilemme de l’enfant au stade oral est à situer entre le besoin de dépendance et le désir de sevrage : il joue avec le sein, il le prend et l’abandonne et le reprend. Il faut saisir ce jeu comme le premier temps de l’ère transitionnelle et la première étape où il mesure ce que lui procure l’attente, l’intervalle entre le plein et le manque. La condition liée à la question de l’attente est que la mère doit se prêter au jeu et doit l’accompagner. Si cette dernière s’y oppose, si elle est, comme le signale Lacan, constamment sur son dos, cette expérience fondamentale ratée, compromise va se transformer en une attente trahie confirmant ainsi l’hypothèse d’un déplacement de la fabrique du désir dans un besoin protecteur du besoin de dépendance et dans sa parade défensive : l’incorporation.

Pour conclure provisoirement, l’augmentation des addictions ces dernières décennies et dans les périodes de Covid et de confinement doit nous questionner encore davantage.

Si elles sont, comme nous le pensons, des réponses, des réactions, à un milieu particulier qui se délite, qui manque de secours ; l’environnement actuel social, familial, amoureux, professionnel de nos sociétés néolibérales contiendraient tous les ingrédients d’un ravage des liens.

Des événements, des rencontres, des relations reproduiraient à l’identique l’ombre de ceux que certains êtres n’auraient pu métamorphoser, sublimer depuis leurs tragédies infantiles que nous avons reliées à un espace transitionnel marqué de jeux manqués parce que non partagés.

Dans cet espace, ce jeu de prendre et de laisser le sein, n’est pas qu’une épreuve de sevrage mais avant tout l’esquisse d’un jeu de deuil partagé entre la mère et l’enfant.

Il y d’autres pistes de recherche comme celle des suppléances que nous ne devons pas négliger. Elles serviraient à faire tenir une structure conformément à ce qu’affirme Sylvie Le Poulichet dans son livre Les narcoses du désir9.

La crise que nous traversons avec cette épidémie et les traumatismes qu’elle produit va inévitablement conduire vers des changements.

Selon l’endroit optimiste ou pessimiste d’où l’on se tient, ce nouveau paradigme peut devenir une espérance, ou une nouvelle illusion qui s’ajoutera à tous les « paradis » qui, pour certains, ont été perdus alors que pour d’autres, il ouvrira les chemins protecteurs et ravageants des paradis dits artificiels que nous connaissons.

4 Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie, éd. Fayard ; Dieu au miroir, éd Fayard ; « La drogue c’est l’institution du sujet », dans Autour du parricide, éd. Yves Gevaert.

5 Bernard Maria Koltés, Dans la solitude des champs de coton, éd. de Minuit.

6 Pierre Fédida, « L’addiction d’absence, l’attente de personne », Cliniques méditerranéennes n°47/48, érès.

7 R. W. Winnicott, « La crainte de l’effondrement », Figures du vide, Nouvelle revue de Psychanalyse n°11.

8 Jacques Lacan, Le Séminaire livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.

9 Sylvie Le Poulichet, Psychanalyse et toxicomanies Les narcoses du désir, Puf, 1987.

Le Fort-Da des idéaux – Le Surmoi n’est pas l’Idéal du Moi

Notes de travail de l’intervention lors de la journée de formation Apertura « Idéal – Idéalisation – Idéologies » le 16 avril 2021

Des allers-retours

La crise est une série d’allers-retours du côté des idéaux. Tout d’abord se pose la question de la création de l’idéal. Arrivent ensuite des moments idéalisants et l’on peut s’attendre à des formes de chute des idéaux.

J’ai travaillé longtemps la différence entre l’idéalisation et la sublimation. Pour résumer l’idéalisation concerne avant tout la question de l’objet et la sublimation concerne un devenir spécifique des pulsions.

J’aime bien le triptyque qui est proposé aujourd’hui :

  1. L’idéal : c’est une constitution du sujet, du Moi, de l’exigence.
  2. L’idéalisation concerne avant tout le dispositif amoureux. L’amour de l’autre c’est de donner du sens à l’univers et à l’existence. De plus il s’agit d’un des héritages fondamentaux du complexe d’Œdipe. C’est l’Untergang du complexe d’Œdipe ou la base des héritiers du complexe d’Œdipe :
    • Idéal du Moi
    • Surmoi
    • Prise dans le collectif
    • Fantasme
      L’idéalisation concerne avant tout une constitution et le paradoxe est qu’il ne s’agit pas directement de la question du désir.
  3. L’idéologie qui, elle, se noue dans le collectif.

Le désordre de la conflictualité

On peut dire que l’idéalisation est un comblement, un remplissage, l’effet de sublimation d’un manque.

La question du désir s’arrime autour de cette question du manque et vise justement à maintenir cette ouverture.

Alors comment l’enfant va-t-il se sortir de cette conflictualité ? Dans des battements. Peut-être en mettant en place des idéaux de culture et collectivement en créant des battements.

Freud a réglé le problème dans l’Introduction au narcissisme2

L’endroit sensible revient à la comparaison entre le Moi et l’idéal du Moi. J’ai ajouté en son temps que cela permet la chute de la honte et de la culpabilité. Cela a des répercussions sur les phénomènes collectifs :

  • Effets de la notion de groupe ;
  • Effets dans le collectif.

J’ajouterais les effets des complexes familiaux :

  • Tiers exclu ;
  • Rivalité ;
  • Fétichisation du leader.

La question idéologique repose avant tout sur la séparation des pouvoirs

Il s’agit de la base à la manière de Montesquieu3 de la démocratie avec le problème compliqué du leader.

Le problème qui se pose aujourd’hui c’est la dominance d’une idéologie.

    1. Le communisme a eu la fonction de la tentative d’une mise en commun.
    2. Le socialisme introduit aux sociétés pluridisciplinaires et à la conflictualité idéologique.
    3. Le capitalisme met en selle le leader et un milieu de pouvoirs.

Ainsi s’opère la mise en place de la « plus-value » à la place de la séparation du pouvoir. Le culte d’une bande.

L’Idéal du Moi est différent du Surmoi

Derrière idéal du Moi, idéalisation et idéologie, se situe la question de la place du Surmoi archaïque :

  • Héritage du complexe d’Œdipe ;
  • Le Surmoi kleinien ;
  • Héritage à côté de l’idéal du Moi.

La psychanalyse apparaît comme essai de désintrication de l’idéalisation. Comment se « désurmoïquer » ?

  • Chercher le désir
  • Comment se déprendre du surmoi collectif ?
  • Une certaine forme de groupe
  • Abandonner les incarnations du Surmoi
  • Surmoi et place de l’autre
  • Soutenir le désir par rapport aux désirs surmoïques
  • Réussir à faire surgir du manque
  • Comment trouver le désir ? et surtout le désir du désir ?

Additif :

Je consacrerai un chapitre entier au livre d’Hannah Arendt qui pose directement la question du « Surmoi monstrueux ».

Comment entendre le « J’ai obéi aux ordres » du procès d’Eichmann. Je retournerai vers ce texte où est posée la question des « griffes surmoïques » qui sont d’un autre support qu’un « surmoi œdipien » ou qu’un « surmoi kleinien ». Aux dires d’Hannah Arendt « un petit homme ordinaire, banal » peut obéir au pire des tyrans. C’est que le surmoi permet de faire abstraction d’un « soi-même ».

Bibliographie

H. Arendt (1963), Eichmann à Jérusalem, Folio Histoire, 2002.

S. Freud (1914), Introduction au narcissisme, Petite Bibliothèque Payot, 2012.

S. Freud (1920), « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de Psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993.

J.R. Freymann, L’inconscient, pour quoi faire ?, Toulouse, Arcanes-érès, 2018.

2. S. Freud, (1914) Introduction au narcissisme, Petite Bibliothèque Payot, 2012.

3 Montesquieu (1748), De l’esprit des lois.

J.R. Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient, Toulouse, Arcanes-érès, 2019.

J.R. Freymann, Amour et Transfert, Toulouse, Arcanes-érès, 2020.

J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013.

J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986.

J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,

Paris, Le Seuil, 1973.

K. Marx, Le capital, Tome I à III, 1867. Montesquieu (1748) De l’esprit des lois.

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