Séminaire de Lacan « Les principes fondamentaux de la psychanalyse » – Commentaire de la séance du 26 janvier 1964

Intervention de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les apports de Lacan au champ psychanalytique »  animé par Martine Chessari.

Lecture du Séminaire « Les principes fondamentaux de la psychanalyse » et commentaire de la séance du 29 janvier 1964.

[37] « La béance de l’inconscient, nous pourrions la dire pré-ontologique1 »

Si Freud prétendait vouloir ébranler l’Achéron2 à défaut de pouvoir fléchir les dieux d’en haut, il ne le fait pas par les voies contemporaines du spiritisme et des « phénomènes psy ». Sa théorisation est au contraire une réduction rationaliste qui mène à la conception d’un désir humain limité, cerné d’un seuil posé par le principe de plaisir. Le désir n’est donc pas l’aspiration océanique, ni l’appel des infinis romantiques qui ne sont que constructions fantasmatiques ; son empan est prosaïque et court, mesuré par la contrainte vitale de l’homéostase biologique. « Le désir, lui, trouve son cerne, son rapport fixé, sa limite, et c’est dans le rapport à cette limite qu’il se soutient comme tel, franchissant le seuil imposé par le principe de plaisir3 ». L’apport de Lacan est la monstration de la fente ou du laps dans lesquels l’inconscient se donne à voir. Il constate qu’une fermeture suit nécessairement l’ouverture, et acte dans sa pratique cette observation par l’introduction de la séance à durée variable, une façon de placer l’analysant dans une autre temporalité, celle de l’inconscient. C’est aussi sa marque ontologique de psychanalyste dont il peut parler, maintenant qu’il ex-siste à l’IPA dont il a été exclu pour cause d’hérésie : « Constat brûlant, vous le savez. » Désir bridé, mais désir indestructible nous a dit Freud ; si courte et limitée que soit sa visée, le désir perdure de ne pouvoir se réaliser ; c’est un autre apport de Lacan que de poser l’hypothèse d’un inconscient cadencé par un autre temps que celui du sablier, continu et imaginaire, mais par le temps logique4 qui compte les scansions (disons les bornes, ou mieux, les frontières franchies) au lieu de mesurer les distances parcourues. En effet, c’est l’attention portée sur une manifestation de l’inconscient qui a pour effet la fermeture immédiate des volets à peine entrouverts par lui : l’incident est clos, continuez, il n’y a rien à entendre ! Par sa pratique innovante de la séance interrompue, Lacan met donc l’analysant en rapport avec le temps qui est celui du sujet de l’inconscient : le temps logique. La scansion que produit l’analyste, qu’elle soit interprétative ou conclusive, signale à l’analysant le battement (ouverture-fermeture) des volets – l’instant de voir – et invite par son énigme à changer d’état logique, à passer au temps pour comprendre, ouvrant la possibilité d’un moment conclusif ultérieur chez l’analysant – le troisième temps logique. Ce qui advient parfois sitôt la porte du cabinet refermée derrière soi, d’où la possibilité de multiplier les séances dans une même journée (autre écart de la pratique lacanienne par rapport au setting freudien). Si l’inconscient est reconnu en tant que « ce qui s’y passe est inaccessible à la contradiction, à la localisation spatio-temporelle, et aussi à la fonction du temps5 », si « ontiquement » il est l’évasif (la vérité subjective peut seulement se mi-dire), il est malgré tout appréhensible dans cette nouvelle structure du temps logique. Car « son statut d’être, si évasif, si inconsistant, est donné à l’inconscient par la démarche de son découvreur6 ».

« Le concept de répétition n’a rien à faire avec celui de transfert7 »

Faute de s’être intéressés aux larves qui surgissaient de la béance de l’inconscient, faute de les avoir nourries de sang pour les sortir des limbes et les amener au jour, les discours des analystes sont restés confus (on a le sentiment qu’il faut les interpréter, dit Lacan). D’où le programme de son séminaire : la reprise un par un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (l’inconscient et la répétition, puis le transfert et la pulsion) au moment où, après son exclusion de l’IPA, il s’adresse en un autre lieu (hors hôpital) à un autre public (pas exclusivement à des analystes). Dans cette clarification, la répétition acquerra son autonomie et s’émancipera du transfert.

De « La psychanalyse est-elle une science ? » à « Qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? »

« Le statut de l’inconscient […] est éthique, non point ontique8 »

D’avoir pris au mot les hystériques, d’avoir pris en compte leur réalité jusque-là rejetée par tous, d’avoir accédé à l’inconscient par le leurre de la mascarade hystérique, marque la découverte freudienne du signe de la tromperie. Les avancées de Freud dans le champ de l’inconscient ont nécessité des remaniements de sa construction et la première pierre devenue trop étroite pour assurer l’ensemble. Ses successeurs ont dédaigné le travail de déconstruction – inventaire– reconstruction que Lacan a jugé nécessaire, qui « impose une sorte de saut rétroactif » que le découvreur est le seul à ne pouvoir effectuer (Moïse n’a pu pénétrer dans la terre promise au bord de laquelle il avait conduit son peuple).

  • Certes, les amours de Freud avec la vérité menteuse l’ont leurré mais l’ont aussi protégé d’une interprétation ontologique et, si sa démarche est cartésienne en ce sens qu’elle part du fondement du sujet de la certitude, sa conclusion n’est pas celle de Descartes qui pose un « Je » ayant besoin d’être étayé, ce qui implique l’existence d’un Dieu non trompeur en tant que cause ultime. L’affirmation de l’existence de l’inconscient, Freud l’étaye par son propre doute. Persuadé qu’il est de l’existence d’une vérité encore inconnue – à découvrir donc, et par lui – il voit dans ses doutes la preuve que quelque chose résiste au dévoilement, comme s’il y avait quelque chose à préserver « Je ne suis pas sûr, [mieux :] je doute ».
  • Ce dont Freud est sûr, c’est que « ça pense » mais il ne se prononce pas sur qui pense, ni d’ça pense. Et c’est parce que Freud affirme avec certitude que ce champ de l’inconscient, le sujet y est chez lui, que se fait le progrès par où il nous change le monde9.
  • La question n’est plus comme pour Descartes de la tromperie possible par l’Autre, par Dieu, par celui qui soutient le « Je », mais au contraire que l’Autre soit trompé, en particulier que l’analyste soit trompé. « Ce que le sujet craint le plus, c’est de nous tromper, de nous mettre sur une fausse piste10… », d’où l’insistance de Freud à accorder le même poids à tous les éléments, sans exception, du matériel fourni par l’analysant, à exclure tout jugement sur leur valeur et… à guetter le colophon du doute.

Il en découle que pour Freud l’inconscient dit la vérité même quand il produit un rêve menteur, justement parce que vérité du sujet de l’inconscient d’une part et connaissance, intention, certitude du sujet cartésien d’autre part, ne peuvent pas coïncider (La vérité de la « jeune homosexuelle » est dans le désir de soutenir le désir de son père, y compris quand celui- ci souhaite qu’elle revienne à des objets d’amour hétérosexuels).
Sans les outils que s’est forgé Lacan pour saisir et conceptualiser le désir, Freud ne peut expliquer à ce moment l’insistance du désir et les échecs de ses cures, mais il garde la corde de la vérité (sa volonté de découvrir et de savoir) et note scrupuleusement les doutes qui subsistent chez lui.

1 J. Lacan (1964), le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 38.

2 Un des cinq fleuves de l’enfer.

3 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 39.

4 J. Lacan (1945), « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits 1, p. 195.

5 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 40.

6 Ibid. p. 41.

7 Ibid.

8 Ibid.p. 42.

9 Ibid. p. 44.

10 Ibid.p. 45.

Séminaire « Traumatismes, mythes, fantasmes », séance du 30 avril 2021 : nos mythes préférés

I – Reprise

Il est important d’arrêter de confondre le surmoi et l’idéal du moi. D’autant qu’en termes freudiens l’idéal du moi est la question vue du côté symbolique et le surmoi est l’agent opérateur, néanmoins violent, entre l’idéal du moi et le moi. Le surmoi est la machine à fracasser cet écart-là.

Je pense qu’on est dans un mythe intéressant chez Freud, autour de 1914, où il s’agit de différencier le moi idéal de l’idéal du moi. Or cela ne marche pas, c’est la traduction qui ne marche pas. Autant le moi idéal aurait à voir avec la dimension de l’imaginaire chez Lacan, autant l’idéal du moi serait l’instance symbolique chez Lacan. C’est la question sur laquelle nous allons buter. Quand on parle de mythologie on est où dans la question de la mythologie individuelle ou dans la mythologie vue du côté des mythes à l’intérieur d’une société donnée.

II – Synchronie et diachronie mythologique

Avec Lucien Israël j’avais commencé à travailler le sujet. La question mythologique comme science est toujours transgénérationnelle, on est dans la diachronie. Dans la traversée de différentes époques on est dans une synchronie. Alors que ce qui nous intéresse avant tout c’est le mythe individuel du névrosé qui est dans la synchronie, on est dans la question du discours, du sujet, du savoir, et du signifiant maître pour un individu donné. Nous étions arrivés à l’idée que ce qui est le plus proche du mythe, c’est la question du fantasme. On pourrait ainsi définir la psychanalyse, la définir comme la quête, la recherche du mythe singulier qui est avant tout inconscient (aussi préconscient et conscient). Le but de l’analyse serait de faire apparaître le mythe individuel du névrosé et, dans un second temps, d’arriver à le dépasser, à savoir ne pas être dans la répétition ni dans sa vie, ni dans son fonctionnement, ni dans son discours. Je crois que cette définition est assez intéressante. On peut définir le cheminement analytique à partir de la place du mythe ce d’autant plus que ce qui se passe dans un certain nombre de fantasmes de fin d’analyse est certaine traversée où on va faire naître de nouveaux mythes avec des effets plus ou moins importants. L’analyse pourrait se définir pas seulement comme une traversée du fantasme mais irait au-delà de la mythologie dans laquelle l’on a été pris, sans faire abstraction de l’univers familial, sociétal, religieux…

III – Les éléments classiques du mythe

Avec du recul l’histoire du mythe tourne toujours autour des mêmes éléments fondamentaux, à savoir la question de l’abandon, la question de la re-création du monde, la question de la scansion du temps. Et on est toujours très proche du mythe de Sisyphe, qui fonctionne bien entre l’individuel et le collectif et qui en plus interroge la question de la répétition et insiste sur cette question de répétition. On peut aussi reprendre Œdipe roi, Œdipe à Colonne. Ce qui m’a beaucoup inspiré c’est l’histoire autour de Médée, d’Antigone, de Job. Il s’agit là de mythes très passionnants mais à faire une recherche autour de quel mythe a marqué Freud on en viendrait à l’histoire du chapeau du père de Freud (c’est dans un rêve où Freud se promène avec son fils. On lui fait tomber son chapeau… on le traite de sale juif… le papa a remis son chapeau et a continué son chemin…). Dans toute sa chronologie Freud n’arrive pas à se débarrasser de la question du père, contrairement à Lacan qui avec son histoire de phallus aura réussi à se débarrasser de la question du père.

Avec Lucien Israël et Jean-Pierre Bauer je voulais mettre à l’épreuve une formule un peu personnaliste : la psychanalyse aurait pour but la création de la naissance de son propre mythe et sa traversée consisterait à s’en séparer.

IV – Mythe et cure analytique

L’exemple classique : en faisant votre passe, savoir quel est le fantasme fondamental des gens (Moustapha Safouan a bien développé cette question) c’est de tomber sur un jugement d’impossibilité. Exemple qui était donné : que je sois le père du père, ou que je sois le héros de mon père. On pourrait dire que l’idée de mythe consiste aussi à donner une consistance à un jugement d’impossibilité. Le mythe lui-même est une structure langagière que l’on peut prendre à partir d’une certaine persistance, proche de la structure. On peut parler de persistance trouée, de persistance à éclipse. Cela met en place une histoire, une fable et en même temps on montre que la mort apparaît ou que les personnages vont changer. On peut parler de l’histoire de Dora, quelle partouze ! Mais la finalité est que cela a permis à Freud de travailler la question du rêve dans la cure. Les cinq psychanalyses permettent de savoir comment les processus primaires vont pouvoir être utilisés dans la cure elle-même.

On avait à travailler la question suivante : dans cet espace mythologique de quel discours s’agit-il ? En référence aux quatre discours est-on dans un discours hystérique, analytique, universitaire ? Le grand thème de l’époque et qui me semble assez juste c’est avant tout le discours du maître :

S1 S2
$ a

Legendre avait pris ce modèle du discours du maître. On serait dans l’idée que le mythe est animé par un S1 qui va développer un dispositif de savoir, de connaissance, ou d’époque. Entre ces différents intervalles et le sujet qui s’infiltre la question du petit a aurait à voir avec l’énigme qui est le contenu latent du mythe. Il est intéressant de dire qu’il s’agit d’une position de reste, de mystère, ou de trou. Il y a du S1 qui produit du savoir, le sujet va en faire quelque chose et cela provoque une sorte d’énigme universelle. J.P. Vernant dans son ouvrage L’univers des dieux et des hommes, fait passer un discours, en demandant ce qu’est un mythe classique. C’est avant tout une invention grecque qui cheminerait entre le savant, la science et le poète. Le point très important est que le mythe a à voir avec la représentation de la tradition orale. Le mythe circule, il traverse. Et tout cela intègre la question des souvenirs populaires, la question des poésies et celle des reprises des fables et des légendes. Cela veut dire qu’on tombe à peu près sur la même chose, le mythe – de manière unitaire – introduit un discours fermé qui en même temps est troué en raison de l’objet a. On se trouve dans le discours du maître qui est toujours en évolution.

V – Mythe et discours du maître

Je vous rappelle que pour Lacan le discours du maître c’est « l’envers de la psychanalyse ». C’est à partir du mythe qu’il a pu créer le discours analytique. Cela veut dire que pour tomber dans une « logique du fantasme » il faut travailler la mythologie. Ces signifiants maîtres sont dans le fond assez peu nombreux. La structure qui tient l’ensemble est pauvre. Il y a le signifiant maître de l’origine (Moïse, Œdipe roi), le signifiant maître de la mort (Antigone, Œdipe à Colonne, Médée, Caïn et Abel…), de l’amour (Roméo et Juliette…), mais nous avons l’histoire du mythe individuel du névrosé. Lacan interroge la question de l’amour et celle de l’oracle. Cette dimension oraculaire est fondamentale dans le mythe. Il y a aussi tout ce qui tourne autour des transformations et des effets de monstruosité.

VI – Épilogue

Pour conclure, le mythe est une sorte d’architecture première, qui prend la forme de la structure d’un discours, discours mouvant qui ne reste pas en place mais qui nous permet de travailler l’articulation pour l’analyse entre S1 et le fantasme en particulier et toutes les questions des fins d’analyse. Si l’on prend la structure du fantasme, $ a, le travail de l’analyste va être d’introduire cette signification fermée dans l’ensemble des chaînes signifiantes.

La chance pour la société de sortir du bain culturel absurde qui fonctionne actuellement serait de réussir à refaire circuler des mythes en osant un certain nombre de traversées.

Bibliographie 

J.R. Freymann, L’inconscient, pour quoi faire ?, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, 2018

J.R. Freymann, Les mécanismes psychiques de l’inconscient, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, 2019

J.R. Freymann, Amour et Transfert, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, 2020

L. Israël, Boiter n’est pas pécher, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, 2010

J.P. Dreyfuss, J.M. Jadin, M. Ritter, (1996) Qu’est-ce que l’inconscient ? Tome I, Strasbourg-Toulouse, Arcanes-érès, éd.poche 2016

J.P. Vernant, L’univers, les dieux, les hommes : récits grecs des origines, Seuil, 1999.

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