Intervention de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les apports de Lacan au champ psychanalytique » animé par Martine Chessari.
Lecture du Séminaire « Les principes fondamentaux de la psychanalyse » et commentaire de la séance du 29 janvier 1964.
[37] « La béance de l’inconscient, nous pourrions la dire pré-ontologique1 »
Si Freud prétendait vouloir ébranler l’Achéron2 à défaut de pouvoir fléchir les dieux d’en haut, il ne le fait pas par les voies contemporaines du spiritisme et des « phénomènes psy ». Sa théorisation est au contraire une réduction rationaliste qui mène à la conception d’un désir humain limité, cerné d’un seuil posé par le principe de plaisir. Le désir n’est donc pas l’aspiration océanique, ni l’appel des infinis romantiques qui ne sont que constructions fantasmatiques ; son empan est prosaïque et court, mesuré par la contrainte vitale de l’homéostase biologique. « Le désir, lui, trouve son cerne, son rapport fixé, sa limite, et c’est dans le rapport à cette limite qu’il se soutient comme tel, franchissant le seuil imposé par le principe de plaisir3 ». L’apport de Lacan est la monstration de la fente ou du laps dans lesquels l’inconscient se donne à voir. Il constate qu’une fermeture suit nécessairement l’ouverture, et acte dans sa pratique cette observation par l’introduction de la séance à durée variable, une façon de placer l’analysant dans une autre temporalité, celle de l’inconscient. C’est aussi sa marque ontologique de psychanalyste dont il peut parler, maintenant qu’il ex-siste à l’IPA dont il a été exclu pour cause d’hérésie : « Constat brûlant, vous le savez. » Désir bridé, mais désir indestructible nous a dit Freud ; si courte et limitée que soit sa visée, le désir perdure de ne pouvoir se réaliser ; c’est un autre apport de Lacan que de poser l’hypothèse d’un inconscient cadencé par un autre temps que celui du sablier, continu et imaginaire, mais par le temps logique4 qui compte les scansions (disons les bornes, ou mieux, les frontières franchies) au lieu de mesurer les distances parcourues. En effet, c’est l’attention portée sur une manifestation de l’inconscient qui a pour effet la fermeture immédiate des volets à peine entrouverts par lui : l’incident est clos, continuez, il n’y a rien à entendre ! Par sa pratique innovante de la séance interrompue, Lacan met donc l’analysant en rapport avec le temps qui est celui du sujet de l’inconscient : le temps logique. La scansion que produit l’analyste, qu’elle soit interprétative ou conclusive, signale à l’analysant le battement (ouverture-fermeture) des volets – l’instant de voir – et invite par son énigme à changer d’état logique, à passer au temps pour comprendre, ouvrant la possibilité d’un moment conclusif ultérieur chez l’analysant – le troisième temps logique. Ce qui advient parfois sitôt la porte du cabinet refermée derrière soi, d’où la possibilité de multiplier les séances dans une même journée (autre écart de la pratique lacanienne par rapport au setting freudien). Si l’inconscient est reconnu en tant que « ce qui s’y passe est inaccessible à la contradiction, à la localisation spatio-temporelle, et aussi à la fonction du temps5 », si « ontiquement » il est l’évasif (la vérité subjective peut seulement se mi-dire), il est malgré tout appréhensible dans cette nouvelle structure du temps logique. Car « son statut d’être, si évasif, si inconsistant, est donné à l’inconscient par la démarche de son découvreur6 ».
« Le concept de répétition n’a rien à faire avec celui de transfert7 »
Faute de s’être intéressés aux larves qui surgissaient de la béance de l’inconscient, faute de les avoir nourries de sang pour les sortir des limbes et les amener au jour, les discours des analystes sont restés confus (on a le sentiment qu’il faut les interpréter, dit Lacan). D’où le programme de son séminaire : la reprise un par un des quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (l’inconscient et la répétition, puis le transfert et la pulsion) au moment où, après son exclusion de l’IPA, il s’adresse en un autre lieu (hors hôpital) à un autre public (pas exclusivement à des analystes). Dans cette clarification, la répétition acquerra son autonomie et s’émancipera du transfert.
De « La psychanalyse est-elle une science ? » à « Qu’est-ce qu’une science qui inclut la psychanalyse ? »
« Le statut de l’inconscient […] est éthique, non point ontique8 »
D’avoir pris au mot les hystériques, d’avoir pris en compte leur réalité jusque-là rejetée par tous, d’avoir accédé à l’inconscient par le leurre de la mascarade hystérique, marque la découverte freudienne du signe de la tromperie. Les avancées de Freud dans le champ de l’inconscient ont nécessité des remaniements de sa construction et la première pierre devenue trop étroite pour assurer l’ensemble. Ses successeurs ont dédaigné le travail de déconstruction – inventaire– reconstruction que Lacan a jugé nécessaire, qui « impose une sorte de saut rétroactif » que le découvreur est le seul à ne pouvoir effectuer (Moïse n’a pu pénétrer dans la terre promise au bord de laquelle il avait conduit son peuple).
- Certes, les amours de Freud avec la vérité menteuse l’ont leurré mais l’ont aussi protégé d’une interprétation ontologique et, si sa démarche est cartésienne en ce sens qu’elle part du fondement du sujet de la certitude, sa conclusion n’est pas celle de Descartes qui pose un « Je » ayant besoin d’être étayé, ce qui implique l’existence d’un Dieu non trompeur en tant que cause ultime. L’affirmation de l’existence de l’inconscient, Freud l’étaye par son propre doute. Persuadé qu’il est de l’existence d’une vérité encore inconnue – à découvrir donc, et par lui – il voit dans ses doutes la preuve que quelque chose résiste au dévoilement, comme s’il y avait quelque chose à préserver « Je ne suis pas sûr, [mieux :] je doute ».
- Ce dont Freud est sûr, c’est que « ça pense » mais il ne se prononce pas sur qui pense, ni d’où ça pense. Et c’est parce que Freud affirme avec certitude que ce champ de l’inconscient, le sujet y est chez lui, que se fait le progrès par où il nous change le monde9.
- La question n’est plus comme pour Descartes de la tromperie possible par l’Autre, par Dieu, par celui qui soutient le « Je », mais au contraire que l’Autre soit trompé, en particulier que l’analyste soit trompé. « Ce que le sujet craint le plus, c’est de nous tromper, de nous mettre sur une fausse piste10… », d’où l’insistance de Freud à accorder le même poids à tous les éléments, sans exception, du matériel fourni par l’analysant, à exclure tout jugement sur leur valeur et… à guetter le colophon du doute.
Il en découle que pour Freud l’inconscient dit la vérité même quand il produit un rêve menteur, justement parce que vérité du sujet de l’inconscient d’une part et connaissance, intention, certitude du sujet cartésien d’autre part, ne peuvent pas coïncider (La vérité de la « jeune homosexuelle » est dans le désir de soutenir le désir de son père, y compris quand celui- ci souhaite qu’elle revienne à des objets d’amour hétérosexuels).
Sans les outils que s’est forgé Lacan pour saisir et conceptualiser le désir, Freud ne peut expliquer à ce moment l’insistance du désir et les échecs de ses cures, mais il garde la corde de la vérité (sa volonté de découvrir et de savoir) et note scrupuleusement les doutes qui subsistent chez lui.
1 J. Lacan (1964), le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 38.
2 Un des cinq fleuves de l’enfer.
3 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 39.
4 J. Lacan (1945), « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits 1, p. 195.
5 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 40.
6 Ibid. p. 41.
7 Ibid.
8 Ibid.p. 42.
9 Ibid. p. 44.
10 Ibid.p. 45.