« La diction » de l’image ?

Intervention de Nicolas Janel dans le cadre de la formation APERTURA Les différentes addictions aujourd’hui et les relations d’objets qui a eu lieu le 25 novembre 2020.

J’ai écrit l’argument de cette journée « Les différentes addictions aujourd’hui et les relations d’objets » alors que j’explorais les idées du philosophe Bernard Stiegler.

Vers une « pharmacologie de l’attention »

Bernard Stiegler, reprenant Karl Popper, parle de l’humain comme d’un être développant des organes « exo-somatiques ». C’est-à-dire que l’humain produirait des objets externes qui s’ajouteraient à lui dans son fonctionnement. Par exemple des lunettes pour mieux voir, des vêtements pour se réchauffer… Il qualifie ces objets techniques de « pharmakon », terme issu du grec ancien désignant à la fois un remède, à la fois un poison et à la fois un bouc-émissaire. Ceci à la manière d’un médicament qui soigne, mais qui peut aussi être un poison s’il est mal utilisé, ainsi qu’un bouc-émissaire si on veut lui attribuer l’échec des soins – à la place du médecin notamment. Autre exemple, l’écriture alphabétique qui a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. Dernier exemple, le web qui pourrait être dit pharmacologique parce qu’il serait à la fois un dispositif technologique permettant la participation, le partage de savoir, la création – c’est ce que l’on constate avec le logiciel libre ou Wikipédia notamment – et à la fois un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement ciblé par les technologies du « profiling ». Ainsi, tout objet technique serait originairement et irréductiblement ambivalent. Une « pharmacologie de l’attention » à l’époque des technologies de l’esprit serait alors nécessaire. Cette pharmacologie se devrait d’étudier les effets suscités par les techniques, afin d’établir des prescriptions pour leur usage et pour leur socialisation.

La télécratie

Par rapport à l’ère de la télévision, Bernard Stiegler propose le terme de télécratie. La télécratie aurait pris pied dans la propagande réalisée par le gouvernement américain pour persuader son peuple d’aller faire la Première Guerre mondiale en Europe. En pleine démocratie, il aurait fallu un autre moyen que l’autoritarisme pour que la volonté du peuple aille dans le sens du gouvernement. Cela aurait été l’objectif de la « commission Creel » créée par le président Wilson en 1917. Le capitalisme consumériste qui se met en place à cette époque aux États-Unis aurait tenté par le même procédé de canaliser le désir des individus pour l’orienter vers les marchandises. Cela aurait pris de l’ampleur dans les années 1920 aux États-Unis à travers ce que les philosophes Adorno et Horkheimer1 appelleront plus tard le développement des « industries culturelles ». Ironie du sort… celui qui aurait particulièrement théorisé ce « détournement du désir » serait le double neveu2 de Sigmund Freud, nommé Edward Bernays. Ceci notamment à partir des apports de Gustave Le Bon et de sa Psychologie des foules3, mais aussi en se servant des apports de son oncle. Il aurait ainsi renforcé les moyens de ce qu’on appelait habituellement la propagande4 – en remplaçant au passage le terme « propagande » par celui de « relations publiques », ce qui aurait donné également la publicité. Par exemple, pour le compte d’une compagnie agro-alimentaire qui voulait vendre plus de bacon, il fit réaliser par des médecins une étude sur l’importance pour la santé de prendre un petit déjeuner copieux. Une fois le résultat obtenu, il aurait transmis les recommandations, recommandations qui devenaient médicales, à 4 000 autres médecins, cette fois-ci des médecins prescripteurs qui auraient alors relayé les recommandations aux patients. Le petit déjeuner au œufs et au bacon, le « breakfast bacon and eggs » se serait ainsi intégré à l’ « american way of life » pour devenir un standard… pour le plus grand bonheur du fabricant de bacon ! Ne pourrait-on pas repérer ici une utilisation du discours du Maître, du médecin en l’occurrence, pour servir un but commercial ? Discours du Maître qui, détourné, devient le discours capitaliste5, « avec sa curieuse copulation avec la science » nous dit Lacan. Et vous voyez au passage qu’avec l’ « american way of life », on serait loin de la constitution d’un véritable mythe, au sens d’une fiction, d’une narration indispensable à l’humanisation. Par rapport au séminaire sur « traumatisme, fantasme et mythe», au sein duquel on cherche les mythes d’aujourd’hui, je crois qu’il serait intéressant de cerner la constitution de ces pseudo-mythes et d’interroger leurs effets. Bref, les industries culturelles et les médias de masse se seraient substitués peu à peu aux autres transmissions sociales directes interhumaines. Ils auraient pris le pas sur l’éducation, les récits transgénérationnels, les contes ou les mythes… C’est-à-dire sur la transmission de la parole, en tant que parlée, d’un individu à un autre, support de l’humanisation. Il y aurait passage d’une transmission qui se faisait de un à un, au cours d’un échange parlé, à une transmission qui se fait à sens unique, sans adresse singulière, à un groupe entier. Conjointement, l’impacte de la télévision dépassa celui du monde de l’écrit. Le registre de l’image devança le registre symbolique des discours. Il y aurait là un passage à une transmission, si on peut toujours l’appeler ainsi, qui se ferait toujours à sens unique vers un groupe entier et sans adresse singulière, mais qui se serait en plus figée dans de l’image. Il le fit en un premier temps comme s’il était en train de blaguer, comme s’il s’agissait d’un caprice personnel auquel il pourrait renoncer : « Si j’avais voulu me divertir, autrement dit, si j’avais recherché la popularité, [j’aurais pu] vous montrer le tout petit tournant qui en fait [du discours du maître] le discours capitaliste. » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII (1970-1971), Le savoir du psychanalyste, leçon du 2 décembre 1971 (inédit).) Mais ce n’est cependant pas la première allusion qu’il y fait, car nous en trouvons une première référence que Lacan glisse en sous-main dans le séminaire de l’année précédente. Il vaut la peine de se montrer fidèle à la lettre de ce qu’il énonce : « On n’a pas attendu pour le voir que le discours du maître se soit pleinement développé, pour donner dans le discours du capitaliste, avec sa curieuse copulation avec la science . » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de la psychanalyse, leçon du 11 mars 1970, p. 126.) » C’est ce que je questionnerai spécifiquement aujourd’hui. Mais avant, il me faut préciser que les choses ne se seraient pas arrêtées avec la télévision. Car internet et les réseaux sociaux à algorithmes de « profiling » auraient modifier le phénomène, notamment en apportant aux yeux des gens des publicités ou des programmes sur mesure, tendant à les enfermer dans des bulles restrictives et les rendant inaptes à s’ouvrir sur la différence. Les effets de clivage sociaux s’en seraient trouvés renforcés. Pire, avec le recueil des données personnelles par les algorithmes, les êtres humains seraient devenus eux- mêmes les produits.

Les effets néfastes sur le sujet parlant

Alors, avec cette « télécratie », je ne sais pas jusqu’à quel point on tombe dans la paranoïa et le complotisme, je vous laisserai en juger. Cela a en tout cas le mérite de cibler les utilisations négatives de ces pharmaka6, c’est-à-dire des objets techniques utilisés. Effectivement, il s’agit d’un véritable recensement de leurs effets néfastes sur le sujet ou sur le désir à plusieurs niveaux. Pour être plus précis, il y aurait à différencier d’un côté les effets des discours véhiculés, de l’autre côté les effets des objets eux-mêmes qui ne sont que des médiums pouvant être qualifiés de « servomécanismes7 » dans le sens de mécanismes automatiques au service de divers buts, capables d’accomplir des tâches complexes en s’adaptant aux consignes qu’ils reçoivent. Car sans présager des discours véhiculés, ou des buts qu’ils servent, ces objets n’ont-ils pas des effets se rapportant à leurs propriétés intrinsèques ? C’est ce dont je parlerai tout à l’heure, notamment concernant les objets comportant un écran.

La destruction du Réel

Mais d’abord, concernant les discours, avec le consumérisme par exemple, ne peut-on pas dire que si les objets se consomment, ils se détruisent. In fine, avec leur destruction, n’y aurait-il pas un risque de destruction de ce qui est à leur source ? À savoir la destruction du monde qui les produit ? Ce serait la dimension de Réel qui serait touchée pour le sujet. On ne pourrait alors s’empêcher de faire ici un lien, peut-être trop facile, avec le dérèglement climatique, et la disparition d’espèces vivantes.

L’appauvrissement du désir causé par la logique du marketing

Concernant la logique marketing néolibérale, ne donne-t-elle pas l’illusion d’une possibilité de comblement du manque – manque constitutif du sujet – manque qui serait comblé par l’objet de consommation, directement dans la réalité ? Ainsi, comme s’il était en place d’objet a, l’objet de consommation serait présenté comme une réponse possible à notre « manque à être ». À ce titre, il est à noter que dans L’envers de la psychanalyse, Lacan a utilisé un néologisme qui n’est pas encore bien ressorti, pour baptiser certains nouveaux objets techniques, il parlait des « lathouses8 » : sortes d’objets ou d’appareils « prêt-à-jouir » que la science permet de fabriquer, pour les faire déboucher sur le marché pour une consommation de masse. Ceci dans l’illusion publicitaire d’un retour possible à la jouissance qui répugne tout manque. Ce qui tendrait vers un appauvrissement du désir et une disparition du sujet. Cela renvoie encore au discours capitaliste qui rejette la castration du champ symbolique. Il est intéressant de noter au passage, que dans la leçon du 6 janvier 1972, du séminaire Le savoir du psychanalyste, Lacan situe, cette fois-ci, le discours de l’analyste, comme un effet de retour de la castration9, en réponse au discours capitaliste. Contrairement au déluge annoncé de la psychanalyse, les analystes ont donc peut-être encore de beaux jours devant eux…

L’appauvrissement du sujet, l’isolement et le renforcement des clivages sociaux causés par les algorithmes de « profiling »

Concernant le « profiling » des algorithmes d’internet et des réseaux sociaux qui nous abreuvent toujours du même : mêmes produits qui sont sensés nous plaire, mêmes types de documentaires sur youtube, avec les même biais de pensée, sans possibilité de contre-point de vue… ne ressort-il pas des effets de renforcement de nos certitudes ? Donc des effets d’isolement dans des slogans, sources d’aliénation hypnotique, où l’on ne deviendrait finalement plus qu’objet de marionnettistes numériques, et non plus sujet. Il faudrait bien sûr davantage préciser les mécanismes et décortiquer ces autres effets d’appauvrissement du sujet. Dimitri Lorrain le fera à sa manière à partir de ce qu’il appelle notamment le discours numérique. Nestor Braunstein le fait, quant à lui, en instituant un sixième discours : après les quatre discours de Lacan que sont le discours de l’hystérique, le discours du maître, le discours de l’université, le discours de l’analyste ; et après le cinquième discours (qui n’en serait pas un) que serait le discours capitaliste, Nestor Braunstein instaure le « discours du marchée » pour parler du marché financier piloté par les « big data »… Bref, je ne développerai pas ici davantage les effets des différents discours véhiculés. Il faudrait d’ailleurs aussi développer les effets positifs, notamment des discours qui incitent à la création et au partage de connaissance, avec les logiciels libres ou Wikipédia par exemple… Ou encore des discours qui invitent à certaines ouvertures : ne sommes-nous pas, en ce moment même, en train d’utiliser ces objets techniques pour échanger par vidéo- conférence alors que nous sommes en plein confinement ?

L’effet néfaste des écrans

Je vais plutôt me cantonner maintenant à l’effet des images des écrans utilisés comme médium dans ces affaires – que ce soient les écrans de télévision, tablettes, ordinateurs ou Smartphones. Autrement dit, sans présager davantage des discours véhiculés par ces médiums, je questionnerai uniquement les effets de l’introduction de ces objets techniques sur le « parlêtre10 ». Et plus précisément les effets de l’exposition aux écrans puisqu’il s’agit d’une de leur propriété technique principale. Si la parole ou le langage prédominait depuis toujours dans nos échanges, l’introduction d’une communication faite d’image à sens unique et sans adresse singulière ne menace-t-elle pas les conditions d’accès à la symbolisation ? Cela pourrait-il aller jusqu’à devenir un facteur de reconfiguration du sujet parlant ? Et comment ? Resterait à savoir ce qui pousse à en faire des addictions ? Pour au final en tirer des leçons pour de « bonnes » prescriptions d’utilisation, « bonnes » au sens de possibles enrichissements du sujet et du désir. Pour cela, je passerai à ma manière par l’article de Dany-Robert Dufour intitulé « Le cerveau disponible du bébé néolibéral11». Il y explique l’importance de la fonction symbolique pour l’être parlant, l’obstacle qu’en présente l’image, comment cela peut produire des sujets mal installés dans le discours, et comment ces derniers deviennent inaptes à jouer des subtilités du langage, comment ils se trouvent très vite contraints au passage à l’acte, au rapport de force physique violent pour y pallier.

L’importance de la fonction symbolique pour l’être parlant et sa transmission

D’abord, il est important de rappeler l’importance de la fonction symbolique et de sa transmission pour l’être parlant. L’être parlant, le sujet, se constitue dans le langage, au lieu du grand Autre nous dit Lacan. Grand Autre qu’il qualifie de trésor des signifiants. Il s’agit d’une fonction souvent attribuée à la mère, ou à la personne qui s’occupe de l’enfant. C’est à partir d’une prise du corps de l’enfant dans une aliénation signifiante, comme une plongée dans un bain de langage, que le sujet pourra alors advenir en y adjoignant un processus de séparation. Cela à partir de paroles qui nous parlent, au double sens du terme : elles s’adressent à nous et nous constituent en parlant de nous. Paroles à partir desquelles on peut alors s’affirmer subjectivement. Autrement dit, c’est parce que nous sommes pris dans le langage que nous sommes humains, l’humanisation pouvant alors se concevoir comme une conquête dans le langage. Pour soutenir cette conquête chez les enfants, la transmission de récits a de tout temps été un moyen utilisé par les générations de parents. Transmettre un récit, c’est en effet transmettre des contenus, mais c’est aussi et avant tout transmettre un don de parole. Le récit aide à faire passer d’une génération à l’autre l’aptitude humaine à parler. Il aide à instituer un sujet parlant et, de là, à une certaine intégrité psychique minimale. L’audition d’un conteur ou la lecture d’un roman déclenchent une activité psychique au cours de laquelle l’auditeur ou le lecteur créent des images mentales dont ils deviennent en quelque sorte les premiers spectateurs. Chacun imagine singulièrement ce qu’on lui raconte, ou ce qu’il lit, au-delà de ce qu’une image peut montrer. La fiction produite par le récit est en somme irréductible à toute image. Cela renvoie à la mise en jeu de la dynamique signifiante par la parole entendue ou le texte lu. Cela met en circulation les phénomènes métaphoriques et métonymiques de la logique signifiante. L’imaginaire produit devient alors support du symbolique.

Mise en péril du sujet par les écrans : absence d’adresse et fixation de l’image

C’est cette essentielle transmission générationnelle que les « écrans » pourraient mettre en péril. Pourquoi? D’abord, parce qu’ils n’ont pas forcément d’adresse. Ce ne sont, la plupart du temps, que des médiums non adressés. La télévision, par exemple, n’interpelle pas subjectivement. Elle n’invite pas à un positionnement subjectif. Et elle ne permet pas de jeu spéculaire comme l’illustre par ailleurs le stade du miroir. Le miroir du stade du miroir est un élément qui nécessite le regard et la parole de l’Autre qui est en présence. À côté de nous devant le miroir, notre mère nous regarde, c’est-à-dire qu’elle nous identifie dans le miroir. Et elle nous parle, c’est-à-dire qu’elle greffe du symbolique sur notre reflet tout en nous assurant la confirmation qu’il s’agit bien de notre image. On peut se retourner, on peut sortir du champ de l’image vers notre mère pour chercher la validation de notre reflet dans la réalité. Ainsi, notre mère nous identifie spéculairement en parlant de nous à partir de notre image. Ce n’est pas le cas de la télévision, des ordinateurs ou des Smartphones. Ce qui pose d’ailleurs des questions pour les téléconsultations qui se développent actuellement à cause du confinement imposé par la situation sanitaire. À un autre niveau, l’absence de présence de l’Autre qu’impliquent les écrans, expliquerait peut-être les états pseudo-autistiques qui pullulent aujourd’hui chez des enfants qui ne semblent pas encore avoir été pris dans le langage. Ensuite, si on poursuit dans la recherche d’effets néfastes sur la transmission symbolique, il est à relever que la structure même de l’image non spéculaire suspend l’effet de symbolisation. Elle détient ce pouvoir pour une bonne raison : elle n’est pas articulée comme le langage ou le texte. Elle n’a pas le même effet psychique de mise en circulation des processus métaphoriques et métonymiques des signifiants. L’image se présente à nous comme un tout, sans transmettre le code qui permettra de la lire selon une organisation interne qu’elle posséderait. Ce caractère non articulé lui donne d’ailleurs un pouvoir de suspens majeur : une seule image peut mettre en question un réseau très dense de sens et de significations dûment organisés dans du texte. L’émotion esthétique procède ainsi : l’image sidère nos représentations auparavant organisées à la manière d’un « texte »… L’irruption de cette image nous impose alors de refaire un autre texte qui tienne compte de la déchirure ressentie et l’intègre dans nos représentations. Autrement dit, il nous est nécessaire de nous créer un nouveau texte qui vienne suturer la perturbation apparue dans notre réseau métaphoro-métonymique. L’image n’est donc situable pour l’être parlant que dans un rapport d’avant ou d’après-texte. Une « éducation à l’image » ne peut donc se faire qu’en une éducation au discours concernant l’image, par l’aide d’un médiateur, d’un Autre. Ce qui n’est que trop rarement le cas aujourd’hui où les écrans sont plutôt un bon moyen pour les médiateurs potentiels, c’est- à-dire les parents, de se libérer du temps pour eux-mêmes. Avec des paroles ou des textes qui racontent l’image, les parents peuvent pourtant utiliser de manière ludique l’image pour favoriser de la symbolisation chez leurs enfants. Mais cela nécessite leur présence, l’image n’étant là que « pré-texte » ludique à la symbolisation, « pré-texte » dont, malheureusement, il vaudrait même peut-être mieux, si c’était possible, se passer. Car une fois pris goût au registre de l’image, ne persiste-t-il pas toujours le risque que celui-ci recapte tout ce qu’il a permis de produire ? Ceci dans une sorte de rabattement du symbolique créé sur une fixation psychique imagée ? À la manière d’une mise en image du symbolique où le jeu des signifiants, leur possibilité de substitution métaphorique se fige et se transforme en une simple possibilité de connexion métonymique de signes – signes plaqués sur l’image. Dans ce rabattement de l’enjeu symbolique sur le champ de l’image, l’effet serait une réduction des jeux signifiants, où la coupure et le manque avaient leur place et permettaient la dynamique du désir ; à une fixation de signes dans l’image où la dynamique désirante deviendrait problématique. L’enfant risquerait de perdre ainsi le registre de la question d’un signifiant qui en appelait un autre, au profit du registre du plein qui n’appellerait rien, fait de signes assemblés en image, sans manque. Ce qui était source d’un plaisir de langage, de curiosité, cause de développement de l’intelligence, en tant que celle-ci doit déchiffrer ce qui est donné à entendre, déclinerait ainsi, au profit d’un langage de type animal, constitué sur le principe d’une signalisation triste et insipide. L’enfant entrerait dans l’ère de l’ennuyeuse débilité ! Il y aurait là peut-être à tirer, au passage, quelques fils avec les questions du fantasme, ce scénario inconscient dont on aurait perdu le texte… Si le fantasme inconscient est support du désir, il le figerait en même temps dans la répétition d’une même scène. Et si le désir se figeait trop dans l’image, l’agir, sous forme de mise en acte de scénario dans la réalité cette fois, qu’on retrouve particulièrement dans les perversions, ne pourrait-il pas alors être compris comme étant la prolongation de cette mise en image de signes. Un impossible à parler convoquerait un agir de mise en scène, faute de moyens métaphoriques pour dire. L’agir du passage à l’acte violent en découlerait également. Étant mal installés dans le discours, ces individus butteraient sur les questions que posent la socialisation et ne pourraient faire autrement que de passer à l’acte.

La violence

La violence qui résulterait de l’exposition aux écrans, ne s’expliquerait donc pas forcément par les contenus véhiculés : films violents, scènes de crimes ou autres… D’ailleurs, la vieille époque diffusait aussi son lot de violences racontées aux adultes, comme aux enfants. Les contes racontés autrefois ne se privaient pas d’horribles histoires d’abus, de meurtres ou de dévoration. Dans la « charmante » histoire de Saint-Nicolas, les enfants ne sont-ils pas découpés en morceaux, et mis au saloir pour être mangés plus tard ? Les exemples de contes de cet acabit sont nombreux… Sauf ceux d’aujourd’hui ! Aujourd’hui, on réécrit au contraire les anciens contes, on les modifie afin qu’ils deviennent plus doux aux oreilles de nos enfants. Or, la violence n’existe-t-elle pas depuis toujours ? Les contes d’antan ne permettaient-ils pas justement aux enfants de la symboliser à partir de récits. Celui qui racontait ne médiatisait-il pas l’horreur ? Ne permettait-il pas de l’intégrer dans les représentations symboliques de l’enfant à partir d’un registre clairement imaginaire, c’est-à-dire un univers fictionnel construit par l’enfant comme support de symbolisation ? La violence qui résulterait de l’exposition aux écrans pourrait donc d’avantage se comprendre comme le résultat d’une altération de la transmission symbolique chez l’être parlant, par la production de sujets mal installés dans le discours, inaptes à jouer des subtilités du langage, contraints au passage à l’acte et au rapport de force physique pour y pallier. Voilà, en guise d’introduction à cette journée, quelques réflexions sur les effets néfastes d’objets techniques « de l’esprit » et plus particulièrement des écrans. Restera à savoir pourquoi nous en sommes tant friands ? Serait-ce lié à certaines de leurs propriétés ? Ou serait-ce plutôt lié à la place qu’ils prennent sur mesure chez chaque individu ? Comment alors en libérer le sujet ? Questions sur « les différentes addictions aujourd’hui et les relations d’objets » qui incombent aux psychanalystes et à leur pratique. Ce qui pourra, je l’espère, se déplier au cours de cette journée…

Dans l’après-coup

J’ajoute ici une remarque plutôt rassurante de Jean-Richard Freymann. Il souligne le fait que l’être parlant n’est pas en prise directe avec le discours courant12 qui l’entoure. À ma manière, j’en déduis que pour peu que le sujet ait pu se constituer dans l’Autre, l’Autre se différencie du discours ambiant. Ce qui donne à l’être parlant une certaine autonomie d’existence, écartant sa structure d’une malléabilité directe au discours courant et à ce qui l’environne. Ceci vient relativiser les « effets sur le sujet » que j’ai cherchés à étudier lors de cette intervention.

  1. T.W Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la raison, première publication originale en 1944.
  2. Son père, Ely Bernays (1860-1923), est le frère de Martha Bernays, l’épouse de Freud. Sa mère, Anna Freud (1858-1955) est l’une des sœurs de Freud.
  3. G. Le Bon (1895), Psychologie des foules.
  4. E. Bernays, Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928).
  5. Voir Nestor A. Braunstein, « Le discours capitaliste : « cinquième discours » ? Anticipation du « discours pst » ou peste », dans Savoirs et clinique 2011/2 (n°14), p.94-100 : « Tout commence avec la notion d’une distinction qui est presque devenue conventionnelle, celle qui a amené à faire une différence entre le maître antique, celui qui générait la formation d’un lien juridique régulant les rapports entre les individus et leur souverain, personnes qui, en échange de leur fidélité, se voyaient accorder des droits et devenaient dotées de devoirs, et le maître moderne, celui qui incite ces mêmes sujets à la satisfaction directe d’aspirations et de demandes frôlant et parfois transgressant les lignes que traçaient les frontières (borderline) de la loi. L’un était le maître de la répression, l’autre – le nouveau maître – est celui qui commande de jouir. Ce serait un nouveau discours qui, en tant que variante du précédent, aurait émergé il y a trois siècles pour décréter en catimini que le discours du maître classique avait fait long feu. Cette nouvelle modalité de la domination, Lacan l’a proclamée en lui assignant le terme qui lui collerait le mieux : celui de discours capitaliste (la première mention qui a été faite par Lacan de ce discours eut lieu en 1968 et dans sa leçon du 4 novembre : Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2007, p. 34.).
  6. Pluriel du terme « pharmakon » précédemment cité.
  7. Nestor A. Braunstein, op. cit , p.94-100.
  8. Mot inventé à partir des mots grecs léthé (oubli) et aletheia(vérité) : comme si ces objets nous rappelaient, par l’illusion qu’ils produisent, notre vérité désirante oubliée par ailleurs (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, p. 188.)
  9. « Tout ordre et tout discours qui s’apparente au capitalisme laissent de côté ce que nous appellerons très simplement les choses de l’amour. Et cela, mes bons amis, ce n’est pas rien ! Et c’est bien pour cela que deux siècles plus tard, après ce léger glissement – appelons-le – pourquoi pas ? – calviniste –, la castration a finalement fait son entrée sous la forme du discours analytique. » J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, Le savoir du psychanalyste, leçon du 6 janvier 1972.
  10. Néologisme de Lacan pour désigner l’être parlant, c’est-à-dire l’humain qui se distingue des autres espèces vivantes par son aptitude à parler.
  11. D.-R. Dufour, « Le cerveau disponible du bébé néolibéral », Spirale 2009/2 (n°50), p.125-139.
  12. « disque courcourant » dit Lacan.

Amours adolescentes

Mon bien aimé

Tu te tiens au seuil de ma porte et n’ose pas entrer

Défais ton habit blanc Vois Je t’ouvre ma robe

et te tends les bras Un baiser léger

sur mes lèvres amarantes reste en suspens

pour se poser sur ton front perlé de larmes

et de sueur

Ma bien aimée Je n’ose entrer

de crainte de briser ton corps gracile et tendre

Un baiser sucré flotte sur mes lèvres ivres de désir

en suspens

Tu as les yeux pleins de rêves mon bien aimé

J’aspire à ta couche Je me languis de toi Ouvre moi les bras

Un goût sucré effleure ma bouche altérée

Ma bien aimée Tu es si loin de moi cachée sous le laurier

la bouche close J’aspire à tes murmures

à tes cris d’amour Ne reste pas loin de moi ou je resterai aveugle

à ta beauté

Mon bien aimé La lumière de l’été

ruisselle sur ton corps d’ambre Ton regard doux et velouté me crie de t’aimer

Je n’ose songer me faire tienne pour l’éternité

Ma bien aimée

ton corps presque nubile me consume de désir mais mes bras maladroits

d’adolescent n’ose pas encore ouvrir ta robe

ni déchirer le voile

de ton vêtement pourpré

Mon bien aimé Ne crains point d’ouvrir ma robe

Le soleil ruisselle de désir Les baisers

perlent à mes lèvres Ils sont pour toi seul

Ma bien aimée Le laurier rose frémit de baisers

Suis-je le seul à rimer Je voudrais être le poète

qui ouvrira l’écrin de ta robe

et dormirai

d’un sommeil d’amour tout au long des jours

Mon bien aimé

Je sors de l’eau claire où j’ai baigné mon front C’était comme une caresse

de tes mains nobles

Viens me rejoindre pour nous perdre tous deux

dans l’immensité du désir

Ma bien aimée J’imagine tes petits seins gros comme des noisettes Tu es si belle

lorsque tu t’épanches dans l’immensité

du désir

Mon bien aimé Ton regard fauve pénètre le mien Aimons-nous

avant que des mains gourmandes ne nous arrachent

l’un à l’autre à jamais

Ma bien aimée Non, tu es mienne seule

Ne t’effraie pas devant l’inconnu de tes rêves

Je suis celui-là Reconnais moi

Mon bien aimé L’été mûrit de roses aux fragrances dorées

Aimons-nous sous le grand pommier

Ma bien aimée Je suis le jardinier

qui balaie sous tes pieds la poussière sale

Entre, noble, au jardin nourri de tes rêves

Mon bien aimé Mon amour est plus fort

que la bête sauvage Je me nourris au souvenir

de ton visage

Et j’entends murmurer à mes pieds

l’amour de toi

Ma bien aimée Abreuve toi de mon amour Tout chancelle

Tout malheur s’est tu Il y a si longtemps depuis que je t’aime

ivre

est mon désir de ta beauté

Mon bien aimé Ta voix

est la tendre mélopée de ton amour pour moi Ta voix frémit de perles Ah que j’aspire

à parer ma tiare pour mieux t’aimer

Ma bien aimée Sur tes hanches

le ruissellement noir de tes cheveux

ravive mon désir de baisers Tes lèvres s’offrent

à ton bien aimé Car je suis celui-là

que tu cherches et aimes pour l’éternité

Les trois frères et leur descendance

Les trois frères et leur descendance Thierry Vincent

Il y avait une fois un homme qui avait trois fils : Abraham, l’aîné, Jésus, le cadet, et Mohamed, le benjamin. Cet homme aimait pareillement ses trois fils, mais déplorait qu’ils ne s’entendent jamais : ils étaient tout le temps en train de se disputer. Abraham était jaloux et coléreux ; né en premier, il voulait toujours commander. Jésus était d’apparence douce, il voulait être aimé, mais forçait les autres à le faire et reprochait beaucoup à Abraham ses colères et son incapacité à l’accepter. Quant à Mohamed, le dernier, il était plein de ressentiment à l’égard des deux autres et les accusait sans cesse de trahir le père et de ne pas lui être fidèle. Il pensait que même s’il était le dernier-né, c’était lui le préféré du père.

Le père était très triste de voir que ses fils ne s’entendaient pas. Un jour il leur dit :

« Je suis vieux déjà, viendra un temps où je ne serai plus là, mais regardez : je vous laisse un endroit magnifique, une forêt majestueuse avec de nombreux animaux, un lac avec des poissons multicolores et des oiseaux bariolés, un jardin plein d’arbres remplis de fruits avec une belle terre à leurs pieds où poussent des légumes délicieux et très variés. Bien sûr, tout cela demande beaucoup de travail et beaucoup de soins pour que vous puissiez en recueillir toute la richesse, aussi vaut-il mieux que vous vous unissiez pour en profiter, car en restant chacun de votre côté vous n’y parviendrez pas. »

Mais les fils ne l’écoutaient pas et finirent par se retirer chacun dans un coin du grand domaine que leur avait laissé leur père. Ils refusaient de se parler et interdisaient aux autres l’accès à leur territoire. Abraham s’était complètement retiré dans un petit coin dont les autres parvinrent à le chasser, il se mit à errer sur le domaine de son père sans trouver de logis. Les deux autres, Jésus et Mohamed ne cessaient de se faire la guerre et de prendre le territoire de l’autre. Chacun estimait que l’ensemble du domaine lui appartenait et ne voulait y voir aucun des autres frères. Chacun accusait les deux autres d’être responsables des malheurs qui lui arrivaient.

Chacun des frères se maria et eut des enfants. Mais tout continua à la génération suivante. Les fils de chacun se disputaient entre eux. Les deux fils de Mohamed se firent la guerre et s’isolèrent chacun dans un coin du domaine. Les enfants de Jésus passaient leur temps à se battre, l’un s’estimait le meilleur, l’autre protestait qu’il avait au contraire oublié le message de son grand-père, et le troisième assurait qu’il était le seul vrai petit-fils et que les autres étaient des traitres. Les enfants d’Abraham ne s’entendaient pas plus, mais se cachaient par peur des attaques de leurs cousins.

Et cette constante zizanie se poursuivit au cours des générations suivantes. Le vieux père finit par mourir de chagrin de voir ses fils, puis ses petits-fils, et les fils de ses petits-fils incapables de s’entendre. Mais sa mort ne changea rien, bien au contraire, chacun prétendait encore plus être son authentique descendant, le seul garant du message qu’il leur avait adressé. Les disputes étaient continuelles.

Un jour, un des petits-fils des petits-fils en eut assez, il dit à ses cousins et à ses arrières-cousins : « Cela suffit ces disputes incessantes au cours desquels chacun croit détenir la vérité vraie. Notre arrière-arrière-grand-père nous a donné ce domaine en partage et nous a dit de le faire fructifier et regardez ce qu’il est devenu : il n’y a presque plus de poissons dans le lac, ni d’animaux dans la forêt, la terre de notre jardin devient de plus en plus aride, les arbres fruitiers sont épuisés. Et tout cela à cause de toutes ces disputes où chacun veut être le roi du monde et prétend être meilleur que l’autre et le plus aimé d’un grand-père que je n’ai même pas connu, pas plus que vous d’ailleurs, un grand-père qui devrait être bien malheureux maintenant de voir ce que nous sommes devenus. Il est temps d’unir nos forces, de faire taire nos divisions et de travailler dur à remettre le domaine en état. Ce n’est plus notre grand-père qui est important, c’est ce qu’il nous a laissé, le fruit de son travail, et c’est de cela dont il nous faut prendre soin. »

Beaucoup étaient d’accord, mais l’un des cousins, un lointain descendant de Mohamed, un homme violent et obstiné, prit son sabre et coupa la tête de celui qui venait de parler en disant aux autres : « Soyez maudits, ceux qui osez parler sans respect de notre grand-père bien aimé ! »

La plupart des cousins baissèrent la tête de tristesse. Ce cousin qui avait dit que leur terre était en mauvais état avait raison, bien sûr, mais pourquoi ses propos avaient-ils entraîné sa mort ? Ils ne comprenaient pas et tentèrent longtemps de comprendre. Ils essaient toujours.

Moralité : il est bien plus facile de diviser que de chercher à unir, mais si tu veux diviser, ne t’étonne pas du résultat.

Confinement, quand tu nous tiens !

Je ne suis ni psychologue ni psychiatre ni même analyste mais, en tant que membre de la FEDEPSY et plus humblement en tant qu’être humain, je voudrais témoigner avec un peu de légèreté et de désinvolture des angoisses qu’a suscitées pour moi le déconfinement. Jean- Richard Freymann évoquait il y a peu « l’état hypnotique » dans lequel, nous a plongés le confinement. Et il est vrai que, pendant toute cette période de repli et de retrait social, j’étais parfaitement heureuse comme un poisson rouge dans mon bocal, n’ayant besoin de rien d’autre que de me sustenter et de faire de la gymnastique dans mon aquarium-aquagym trop peu exécutée à mon goût puisque le confinement m’a fait prendre quelques kilos dont je n’avais pas besoin ! Mais bon, cela est une autre histoire. Revenons à nos moutons.

Lors du confinement, en effet, cet état de sérénité où m’étaient soustraits les choix périlleux de la vie quotidienne ordinaire, m’a étrangement grisée. Esclave de l’immobilité, j’étais pourtant très heureuse de cette condition qui me ravalait à un état infantilisé, presque larvaire. Ainsi, pour mon bonheur le plus total, ma responsabilité d’être humain se trouvait soudainement annihilée, et ce, avec l’entière bénédiction du gouvernement qui ne nous laissait à juste titre, en raison de l’épidémie, d’autre choix que de rester calfeutrés chez soi.

A contrario, le déconfinement a signifié chez moi la reprise de mes tâches quotidiennes, de ma responsabilité d’être humain pleine et entière avec tout ce que comporte cette difficile mission, celle de devoir se conduire en bonne citoyenne, en bonne mère de famille, en animal social digne de ce nom. Et moi qui, au fond, suis terriblement solitaire, presqu’une ermite ou une anachorète, j’ai dû à nouveau affronter la foule, l’arène sociale et le regard d’autrui qui m’effraient. J’ai dû à nouveau jouer mon rôle de dame honorable, celui qu’on attend de moi dans l’espace public, rôle qui confine d’ailleurs parfois à celui d’un pantomime articulé, uniquement mû par les conventions et la bien-pensance généralisée. Et j’ai donc dû de nouveau faire des choix, assumer ma condition d’adulte et ma liberté de

mouvement… sous contrôle ! Ainsi, la liberté, cette liberté de se mouvoir au sein de l’espace social, est-elle toujours bonne à prendre ? Rien n’est moins sûr.

Et même aujourd’hui, alors que je suis en vacances et que je peux à nouveau voyager, je ne parviens plus à jouir entièrement de ma faculté d’aller et venir enfin recouvrée. Lorsque, entre les sentiers vosgiens blessés de soleil, jalonnés de mûres sauvages et de pommiers, je respire le parfum d’une exquise insouciance, le bonheur simple de pouvoir respirer un fruit odorant, de cueillir un grain de lavande, un tournesol entre mes mains ; même dans ces moments d’errance et d’exquise félicité, le vertige de la liberté enfin reconquise me fait peur. Même cette véritable liberté « du promeneur solitaire1 », et non plus cette liberté sociale contrôlée, me pose question à présent.

Et gronde alors en moi ce hurlement de loup garou, cet appel poignant quasi-ancestral, à retourner dans ma grotte, comme à l’état fœtal, à retrouver cet état archaïque d’osmose avec moi-même, comme une exhortation à un perpétuel confinement.

À quand donc un reconfinement ?

1 J.-J. Rousseau (1782), Les rêveries du promeneur solitaire.

Le masque, la muselière et le voile

Artigues, 7-8 novembre 2020

Sophocle écrit Œdipe dix ans après la peste d’Athènes. Son héros naît après une épidémie et va au-devant de sa tragédie sans savoir de quoi il retourne pour lui. Les oracles auront beau avoir annoncé quoi que ce soit, il ne peut comprendre quelque chose que dans l’après-coup, lorsqu’il a traversé les épreuves de sa destinée. C’est dans l’après-coup de sa rencontre avec son père et sa mère, selon son heure, qu’il réalise l’horreur et adhère à sa malédiction, au point de s’aveugler.

Shakespeare écrit Hamlet également dans un contexte de déliquescence d’un royaume. Son héros va au-devant de sa tragédie en sachant dès le départ de quoi elle est faite. Il rencontre le spectre de son père dont il apprend, dans le même temps, qu’il est mort, qui l’a tué et ce qu’il doit faire pour laver ce crime. Hamlet s’avance vers l’accomplissement de la vengeance qu’il doit relever en reculant, toujours en décalage avec son heure. C’est l’heure des autres et des événements qui le feront basculer in extremis dans l’acte qu’il doit accomplir et la mort. Il mesure dès le début l’implacable arrêt du destin. C’est la grande différence avec Œdipe1. Mais les deux sont encore dans la scène. Y sommes-nous toujours ?

Nous avançons dans la fiction-réelle d’une épidémie qui ne fait aucun million de mort comme la grippe espagnole ou la peste mais qui nous place devant le spectre de la mort comme aucune guerre ne l’a fait depuis plus de soixante-dix ans. Du moins pour les pays des blocs Europe et Amérique. Nous savons que le capitalisme comme société du tout consommable et du divertissement porte en lui le crime de notre environnement « naturel », de notre biotope. Nous éduquons ou laissons éduquer nos enfants depuis au moins une génération dans cette opinion sur la fin du dit-monde. Nous semblons savoir d’où vient l’agent destructeur actuel, le virus, et assistons à un exercice grandeur nature d’une ampleur

1 Voir Lacan, Le désir et son interprétation.

inédite de contrainte des corps et des pensées, au seul exercice de pilotage de quelques-uns, qui ont une immense responsabilité. Qui distillent sans cesse en nous le sentiment de la culpabilité de ne pas bien se comporter vis-à-vis de cette menace et donc de nous rendre agents de la menace contre la société. Ne l’est-elle pas de toute façon ? Nous risquons le passage dans l’hors-scène de sa destruction. Nous dit-on !

Phénomène qui fabrique des petits-maîtres comme les mouches en été, pullulant sans qu’on voie d’où elles arrivent. « Vous mettrez votre masque ! », entend-on dans les trains, sans bonjour ni autre civilité que la peur dans les yeux de celui qui « vous » parle.

Alors qu’il est tout-à-fait certain que la vie, comme principe indicible et irrécusable, possède, montre, vitupère un humour immémorial et décalé, nous nous mettons à être d’un sérieux qui frise la démence. « Soyons sérieux, je vous prie, l’heure est grave ! »

L’heure, son heure, l’heure de l’autre ont-elles jamais été autre chose que frappées d’une certaine gravité ? Le monde des hommes, depuis qu’il l’est, a-t-il été autre chose qu’une « branloire » pérenne ? Ont-ils, ces chers humains, fait autre chose qu’un bricolage incessant face aux adversités, contraintes, décisions, qu’ils soient là ou non, qu’ils le veuillent ou non, qui s’érigent devant les possibilités de leurs choix ?

Cette belle, très belle idée2 que la fiction opère dès le commencement de la phrase nous pousse, sans cesse, à même penser que nous sommes responsables de ce qui nous arrive. Ce pourrait être même un des critères de la possibilité d’entrer en analyse. Se sentir concerné par ce qui advient mais surtout dépassé par ce qui m’arrive3.

Nous savons-croyons-savoir que nous allons mourir. Nous savons-croyons-savoir par quel agent l’extinction des possibilités d’existence des hommes est rendue possible. Nous savons-croyons-savoir qu’il faudrait faire des choix qui, a minima seulement, retarderaient l’échéance. Nous sommes les témoins auditifs et oculaires, et dans l’immédiateté du temps, du drame de notre presque impuissance à acter ces choix. Nous nous agitons tout de même pour dire, déclarer, bricoler des ordres contradictoires. Nous analysons en même temps que nous le vivons le drame de notre finitude qui ne cesse de nourrir la comédie et la tragédie du chœur humain qui chante le refrain d’Œdipe à Colone : « Qu’il aurait mieux valu ne pas naître ! »

Et finalement quoi ? Est-ce une répétition d’un scénario connu de toujours ? Qu’y a-t- il de neuf au fond ? Peut-être ces mots entendus par des enfants, des petits-enfants : « On ne

2 Cyrielle Weisgerber et le ou les notions de mythes.

3 Martin Roth et les indications et contre-indications de la psychanalyse.

va pas chez les grands-parents parce que vous pourriez les tuer !4 » ? Pour savoir ce que cela va fabriquer dans l’inconscient de ces chers petits, il faudrait pouvoir tenir jusqu’à la génération de ceux qui auront le pouvoir dans trente ans. Ou celle d’après.

« Il est urgent de réfléchir » aurait dit sans cesse Lacan. On lui fait peut-être dire beaucoup de choses. Comme tous ceux, inclassables, qui parlent pour ne pas mourir et surtout s’entendre. C’est tout de même assez sage. Le bolide est lancé. Il est évident que sans frein, il aura du mal à s’arrêter de lui-même et de la volonté de son créato-conducteur.

Sommes-nous arrêtés dans nos confins par cette soi-dite pause imposée du confinement ? On entend beaucoup de plaintes sur les diktats de ceux qui les imposent. Beaucoup d’injustices contradictoires s’étalent sous nos yeux dont la plus grande pourrait être l’obscène santé qu’affichent presque sans mot couvert les Gatsby ultra puissants du marché noir moderne – la grande distribution sur le net et en réel, les McDonalds ouverts et passons- en.

Le peuple ou le quidam souffre en silence. Pourtant, à l’aune de ce qui entoure chacun d’entre nous, en tout cas le rédacteur de ces phrases, on constate aussi que cette situation ressemble à s’y méprendre à de grandes vacances, un peu spéciales, où – mis à part ceux qui n’ont ou n’auront plus rien dans le ventre ou plus d’entours, ils doivent être des multitudes mais on les entend pas – le sentiment de responsabilité fond comme neige au soleil, la vacuité du sens de nos actions libèrent des « à Dieu vat ! » – cher à tout aventurier qui s’aventure ?

Les jeunes adultes sont entre eux dans le va-et-vient de la nuit, à ruser plus ou moins prudemment avec la maréchaussée qui n’en peut mais de contrôler tout le monde. Ils travaillent aussi à leur désir. Les afficionados des réunions Zoom également. Ils se régalent à s’entendre parler et se regarder en même temps sur leurs écrans dans un temps où il ne restera bientôt plus que la voix et une image pixélisée pour relationner, avec un « animateur » qui contrôle les entrants. Les pulsions intriquées du corps dans le réel s’amenuisent à ne devenir que d’une seule teneur. Les analystes en exercice constatent la fin d’un mouvement et un épuisement nouveau à se soumettre à ce régime unique de la voix. Nous habituerons-nous à celui-ci ?

« Dans le noir, je te vois mieux quand tu parles », dit, quelque part, un enfant à Freud. Aux confins de la nuit, y a-t-il encore une voix qui me parle ? Il s’agit de cela. Dans le jour, les voies de la fiction soutiennent une raison qui peut encore faire résonner un désir de vivre. Dans la nuit et ses songes, de quelles voix s’agit-il ?

4 Jean-Richard Freymann.

Le triptyque qui – me ? – soutiendrait chez Freud la voie qu’il a ouverte serait le rêve, la sexualité et la mort. On ne peut pas dire qu’on entende souvent parler des trois pieds de cet étrange tabouret. Y compris dans les cours du quasi-dernier DU de France où l’on parle encore de psychanalyse5. Où on la transmet comme on donne du goût, de la saveur à un savoir6 qui est mis sous le tapis dans la sphère institutionnelle et en sort partout ailleurs. Faute à nos pères psychanalystes qui ont trop profité de leur pouvoir sans veiller à le conserver ? Ou sagesse indicible que tout passe et se transforme ? Le rêve serait-il de l’ordre du masque ? La sexualité relèverait-elle de la muselière et la mort du voile ? Aborder la question sous cet angle offre une hypothèse qui ne tiendra peut-être pas la route au long court mais permettra d’évoquer quelques traits de ce qui tient l’illusion que nous soyons ou que nous ayons tout de même quelque chose dans le dire de la phrase-fiction.

Le masque – oui on sait !, personna en latin – va devenir le signifiant de l’élection collective d’une protection magique contre la menace qui traîne depuis la Chine jusqu’au confins de la terre et se développe en Europe comme le fléau d’une incompressible menace ou aubaine contre la démocratie7. Si l’on tient donc le masque du côté de la menace, nous retrouvons bien la menace ou le complexe de castration, dans son versant masculin. Une aide contre la menace de se faire castrer pour de bon, – entendons-là disparaître –, un moyen de se prémunir du sourire ou de la grimace de l’autre ou de cacher les siens ? Où la distinction même de sa facture devient un infime signe de singularité. Le commun des humains ayant des masques industriels qui représentent déjà, dit-on, une catastrophe écologique (500 ans à se biodégrader), à l’instar des plastiques de l’Antarctique. C’est aussi un étrange élément de vêture unisexe. Tous les humains sont masqués. Pas seulement les femmes musulmanes ou hindous. Les hommes, dont la menace principale et presque concrète de l’enfance pèse sur le signe extérieur de sa prétendue virilité, à savoir son pénis – le rendant par là même comme une sorte de réduction d’humain à l’« âme-kiki » – sont ramenés sans échappatoire, comme l’autre moitié de l’humanité depuis assez longtemps, à faire avec et « à la fermer ». Sage décision au fond ! Ils peuvent râler et suffoquer. Ils sont tenus au même régime que celui qui est habituellement réservé aux femmes.

Muselière disions-nous. C’est une image qui rapidement a traversé l’esprit. Il est entendu à tous les étages de la société, des restaurateurs aux services de préfecture, qu’ordres

5 Ce n’est pas un tacle mais l’élément d’un témoignage sur l’inhibition qui reste la nôtre de revenir sans cesse sur ce qui fâche et fait l’ombre, donc la lumière, de notre passion de l’ignorance de ce qui nous constitue.

6 Même origine des deux mots.

7 « Qui depuis l’antiquité a toujours revêtu la figure d’une femme battue », dit une vieille et érudite archéologue entendue un jour lors d’une émission de France Culture intitulée : « La mort de Socrate ».

et contre-ordres affluent de manière désordonnée au gré d’une rhétorique guerrière émanent d’un Conseil National de la Défense qui fait ce qu’il peut mais n’engendre pas moins une impossibilité de regarder, dire et agir autrement que par l’obéissance de la pensée au « c’est comme ça, ça va passer, pensons à autre chose ! ». Oui mais à quoi ? À faire l’amour ? À s’aimer sur le net ? À désespérer d’amour ? À passer à l’acte ? Quelle est la puissance de ceinture de chasteté qui se cache derrière cet ustensile qui pointe l’impossible partage d’un dire serein ? Un chef d’entreprise entendu dans l’entourage rapportait son essai d’organisation d’une réunion sur les méfaits du masque sur les écoliers – dont son enfant qui avait converti la contrainte en saignements de nez abondants au bout d’une semaine. Il déclarait, malgré son expérience « managériale » et le soutien de quelques-uns, qu’aucune

« espèce de solution et décision raisonnable n’avait pu être prise ». La confusion totale avait régné entre les participants, pris chacun dans leur doxa – opinion – individuelle.

Et le voile alors, lui qui appartenait et appartient encore à l’image du temple, de l’autel, des prêtres, des prêtresses et à la sphère de la féminité ? Si nous ôtons le voile, nous prenons le risque de mourir ou faire mourir l’autre. Que cache et révèle le voile ?8 Assurément il érotise l’objet. Est-ce à dire qu’il entretient un imaginaire du côté de la pulsion de vie alors qu’il désignerait la mort derrière l’érection impossible d’un symbole, d’une identité qui reste indéfiniment indéfinissable ?9 Doit-on glisser, cesser de glisser vers ce qui serait le royaume d’une identité qui ne pourrait se dire ? Peut-on se laisser à penser que le voile sur la féminité dont on ne peut presque rien dire, est la condition même de notre inconnaissance ? Faut-il aux humains jouer la mascarade perverse d’un « j’en sais quelque chose ! » pour que s’éteigne la crainte de rencontrer ce qui n’est pas nommable ?

Il semble que tous les groupes humains a minima aient vêtu les sexes des hommes et des femmes. Même revêtu, un pénis ne peut se cacher. Même dévêtu, un sexe de femme ne peut se montrer. À moins de verser dans le gynécologique ou l’abîme pornographique où la tentative de tout dévoiler jusqu’à la chair intérieure est un râle de morts-vivants à la surface du ciel.

Ai-je vraiment voulu flinguer mon père et baiser ma mère ? Être ou ne pas être ? Voir ou ne pas voir ? Être un homme ou une femme ? Devenir une femme et non le succédané d’un homme ? … Sont-ce des questions encore à l’ordre du jour ?

8 Guillaume Riedlin (et Jean-Richard Freymann …) et les dénis de la castration et de la réalité.

9 Voir ce livre magnifique et dense de Serge André « Que veut une femme ? » de 1985, (à peine quatre ans après la mort de Lacan), Folio, réédité en 2005.

On nous demande de rester masqués, de ne pas parler et d’accepter le voile. Comme dernier rempart avant la mort. C’est une farce. Je ne peux me départir de cette phrase. Même si, avec Freud, entre autres, je peux dire que je sais que l’existence n’est pas un conte de fée, qu’il n’y a pas « d’instinct et de tendance », « d’impulsion instinctive », de « pulsion » vers le bien10. Il n’y a qu’un travail sans fin et jamais achevé pour parler, construire et sublimer les pulsions de la destrudo qui broie sans cesse l’effort de civilisation et de lien de l’autre.

Il y a peu, un homme ami m’a dit sa foi en l’amour : « Nous sommes des prisonniers volontaires qui avons accepté d’expérimenter un voyage de retour vers le royaume qui est amour, une sorte de voyage que nous aurions déjà fait, en fait. Seul l’amour permet se voyage. » Délire sympathique ? Métaphore de l’acceptation d’un irrécusable qui nous soutient ?

J’emploierais pour ma part le verbe poëin, créer, qui nous a donné poésie. Le mythe de l’origine n’est pas à creuser, n’en déplaise aux mauvais curieux. Un créateur suppose dans le langage courant une origine. Nous ne sommes créateurs que lorsque nos mains nous aident à comprendre, un peu, ce que nous trouvons. Lorsque « les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux11 ». Là, pas grand-chose de romantique et surtout de complice avec ceux qui mettent la mort dans les cartes de leur jeu12.

10 Voir Sigmund Freud, 1920-25, chapitre 5 de « Au-delà du principe de plaisir », qui ne voit « aucune raison de ménager cette illusion bienfaisante ».

11 René Char, Les chants de la Balandrane.

12 Lucien Israël, « Parlez-moi d’amour », DVD disponible sur demande à la FEDEPSY.

Les fourberies de la raison

« Rien n’est plus fort qu’une opinion que l’on a subie, qu’on a voulu nous imposer, que nous avons déchirée et rejetée et à laquelle nous revenons enfin par la contrainte de notre pensée, des événements et des expériences, et non plus sous la figure de quelqu’un, et avec un son de voix qui nous irrite. Nous croyons à nous-même. »
                    Paul Valéry1

Dans son texte « L’avenir d’une illusion » Freud nous assène cette formule : « Il n’y a pas d’instance au-dessus de la raison. »
On sait que Goya quant à lui soutenait que « le sommeil de la raison engendre des monstres ».

Quelle est donc cette raison qui, pour ces deux génies, représenterait ce qu’il y a de plus élevé et de plus fondamental chez le vivant humain. C’est donc, si je puis dire, une bonne raison de préciser ce que l’on entend derrière ce qui se dit lorsqu’on parle de raison !
Un regard sur l’aventure de ce terme dans l’historique de la langue française nous révèle que ce qui s’y entend recouvre de très nombreuses nuances sémantiques.
Cette histoire va vite nous dévoiler toute la richesse et les ambiguïtés possibles qui relèvent de ce terme.

D’après Alain Rey, raison vient du mot latin rationem, accusatif de ratio, lui-même tiré de reri « compter, penser », par extension, « être d’avis, croire ». Ratio désigne le compte puis la matière du compte, les affaires, souvent associé à res chose (→rien). Ratio désignera la faculté de calculer, de réfléchir, le jugement, la méthode, la doctrine. Ce terme est très employé dans la langue de la rhétorique et de la philosophie où il traduit le grec logos en vertu du double sens de ce mot « Compte » et « Raison » et en outre aussi « Langage ».

Nous voyons tout de suite le lien serré qui unit Raison et Langage.
Le mot raison peut avoir la valeur de Cause qu’on peut retrouver dans l’expression « C’est la raison pour laquelle etc. » Il peut prendre le sens de normalité, de limite à ne pas dépasser : « dépenser plus que de raison ». Les psychiatres eux essayent de faire « recouvrer la raison » à ceux d’entre nous qui l’ont perdu. La raison peut être aussi opposée à l’imagination, à la folie, à la passion comme lorsqu’il nous faut parfois « entendre raison » surtout lorsqu’on pense avoir atteint « l’âge de raison » ! Notons ici déjà, le caractère normatif que peut prendre ce mot, comme lorsqu’on essaie de nous « ramener à la raison » La raison peut parfois s’opposer à l’amour lorsqu’on contracte un « mariage de raison ».

Arrêtons là ce survol de la richesse sémantique de ce mot pour nous concentrer sur le sens qu’il prend à partir du XIIe siècle où il commence à désigner l’intelligence discursive qui procède de façon méthodique en saisissant des rapports logiques entre les notions et les faits, en établissant ses preuves et ses démonstrations par opposition au domaine de l’intuition et des sentiments.

Plus tard Descartes emploie le terme « Être de raison » pour désigner ce qui n’existe que dans la pensée, ce qui est créé par l’esprit pour les besoins du discours. Par opposition à expérience, raison recouvre l’ensemble des principes directeurs de la pensée dont l’homme prend connaissance par la réflexion. C’est dans ce sens que Kant parlera de raison pure, de raison pratique, théorique, spéculative. On voit qu’à partir du XVIIIe siècle avec Kant en particulier, le mot raison va être employé par métonymie pour désigner ce qui est conforme à la vérité et à la réalité.

La raison a donc à voir avec le langage, la vérité, la réalité, voilà qui ne peut qu’éveiller l’intérêt du psychanalyste.

La situation de crise que nous traversons, sans en voir a priori pour l’instant l’autre versant, celui de la fin de l’épidémie de SARS-CoV2, nous a confronté à des incertitudes, des hésitations, des craintes voire des terreurs que notre société poly-assurée contre tous les dangers de la vie courante ne soupçonnait pas.

Le pouvoir politique, pour nous permettre de faire face à ce danger invisible, s’est tourné vers la seule autorité qui puisse nous rassurer car seule digne de confiance, c’est-à-dire la science. Ce n’est d’ailleurs pas, bien entendu, la seule occurrence où la science est convoquée pour déterminer une conduite à tenir face à une problématique émergente. C’est un lieu commun que de rappeler que depuis le siècle des Lumières et surtout depuis le début du XXe siècle le pouvoir scientifique a peu à peu détrôné le pouvoir religieux pour répondre aux grandes énigmes posées par les attentes et les souffrances du vivant humain.

La situation actuelle nous a confronté à une problématique nouvelle qui est celle d’une réponse scientifique dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle a été franchement hétérogène quand elle n’a pas viré à la franche cacophonie !

Pourtant, et encore au moment où je vous parle, ces réponses parfois si contradictoires émanent de personnalités dont les compétences et la rigueur scientifique ne doivent pas être mises en doute.

Leurs références universitaires, leurs parcours dans la recherche sont exemplaires. À partir des mêmes références théoriques, des mêmes données statistiques, des mêmes chiffres donnés par les organismes officiels, ils proposent des conduites à tenir parfois totalement opposées.

Au tout début de l’épidémie, sur un plateau télévisé, alors qu’émergeait un conflit affligeant entre Paris et Marseille, la Professeure Karine Lacombe, qui a une autorité scientifique incontestable, avançait, je cite de mémoire, qu’il n’y avait qu’une attitude à avoir dans pareille circonstance et qui était de s’en remettre à la raison. Dans mon esprit, en écoutant cette éminente scientifique, ce mot ne pouvait s’écrire qu’avec un R majuscule.

Il est évident que dans sa bouche cette Raison avec un R c’était la raison scientifique.
Mon hypothèse est que c’est en interrogeant cette raison scientifique que l’on pourra, peut-être, être amené à comprendre les positions si contradictoires de l’autorité scientifique.
Pour préciser ce qu’est la raison scientifique, je m’appuierai sur l’excellent ouvrage de Moustapha Safouan : Le puits de la vérité. La psychanalyse et la science2. Je le cite :
« Seule la raison assure, voire réclame le maintien du lien qui unit la pensée au réel, et veille sur la rectitude de ses démarches3. »

La raison est donc toujours en quête d’une appréhension du réel grâce à l’outil de la pensée.

Mais qu’entend-on par réel dans cette formule ? Il s’agit bien entendu de ce qui relève de ce qu’on désigne sous le terme très vague de nature et le Covid-19 est bien issu de cette nature.
Je crois qu’il faut relier ce concept de nature à celui de la Phusis des philosophes grecs et notamment des pré-socratiques.

La « Phusis » est un terme générique employé par les anciens Grecs. Il en est dérivé le latin Natura. Mais le terme grec de phusis a un sens beaucoup plus large qui sert à exprimer ce que nous appelons tout à la fois aujourd’hui, la vie, la nature, le monde, la vérité ou encore la réalité. Mais attention : ils n’y entendent pas seulement sa partie visible, compréhensible, rationnelle, mais aussi son côté caché, obscur, mystérieux. Contrairement à notre vision objectiviste du monde, qui ne s’intéresse qu’à ce qui se montre, la phusis privilégie partout ce qui se cache – et qui rend finalement possible tout ce qui apparaît à la surface. On pourrait dire que la phusis représente la totalité des phénomènes et ne se réduit donc pas au concept de nature tel qu’on le conçoit aujourd’hui.

La célèbre formule héraclitéenne : « Phusis philéi kryptestaï » traduite trop souvent par « La nature aime à se voiler » est bien mise en valeur par Pierre Hadot qui la traduit, lui, par : « Il y a un même amour pour ce qui apparaît et ce qui disparaît. »

La raison scientifique que nous évoquons aujourd’hui s’adresse donc à cette Phusis, nous pourrions avancer que la raison scientifique consiste dans la façon dont le logos fait un lien avec la Phusis.

C’est à partir de ce que l’on reconnaît comme le « Siècle des lumières » que s’initie un nouveau rapport à la connaissance qui souhaite dépasser l’obscurantisme des croyances imposées par les autorités religieuses et étatiques. Les philosophes des lumières encouragent le développement de la science aux dépens des superstitions et de l’intolérance prônée par ces autorités.

Ce sont des lumières qui, par essence, ne souhaitent rien laisser dans l’ombre. Mais, en ne faisant pas d’ombre, peut-on croire que tout apparaît en pleine clarté ?
Avec Alain Didier-Weill4 je les comparerais à la lumière de la fée électricité qui dans nos métropoles « en rebondissant vers le ciel, a occulté la vison du ciel étoilé » ! Alain Didier-Weill rappelle une déclaration de l’Unesco faisant valoir que « le droit au ciel étoilé » était désormais considéré comme patrimoine de l’humanité. Il en déduit qu’il y a deux lumières, je le cite5 :
« Il existe une lumière seconde qui ne rend pas aveugle comme l’électricité : j’évoque à cet égard la lumière fréquentée par cette déesse Raison chérie de Freud, Athéna, dont l’envol de la chouette au crépuscule indiquait qu’un déclin de la luminosité était nécessaire pour que la raison puisse voir clair. »

Cette distinction est bien entendu capitale en psychanalyse car comme le précise toujours Alain Didier-Weill, elle renvoie à deux types de savoir.

La première lumière, celle qui veut nier l’ombre, renvoie au savoir du maître. On peut l’appeler Roi-Soleil ou Big-Brother.

Ce savoir du maître est efficace « sur l’ombre qu’il dissipe en établissant le règne d’une clarté au regard de laquelle aucun repli, aucun interstice ne sauraient être épargnés. Ce type de savoir trouve aujourd’hui son achèvement triomphal dans le regard que la science moderne porte sur l’intériorité des plus secrètes cavités du corps humain. De quelle façon le sujet de l’inconscient peut-il assumer le savoir absolu de l’œil endoscopique introduit dans les cavités viscérales pour les filmer ? Peut-il inconsciemment consentir au fait que ce qu’il y a en lui de plus incognito soit endeuillé de cette part mystérieuse qu’est le réel ? »

Rajoutons à cet exemple, tout ce que les caméras de surveillance peuvent saisir, à notre insu, de notre quotidien et la perspective effroyable que les dispositifs de reconnaissance faciale déjà largement utilisés en Chine nous font entrevoir !

Que la science se fixe comme objectif d’intensifier ce type de lumière, c’est bien ce que l’on en attend, c’est, si j’ose dire, la dimension éthique de la science. Les dérives techno- scientifiques chinoises ne peuvent être attribuées aux scientifiques qui en ont élaboré les conceptions ! Ce savoir du maître qui met en jeu la dimension moïque du savant, lui permet d’être propriétaire de ce qu’il sait. Cette appropriation du savoir n’est pas sans limite et nous verrons plus loin où apparaît cette limite du savoir du maître.

J’ai souligné il y a un instant que le concept de raison avait à voir avec le langage et avec la vérité. La science, dit-on, se passionne pour la recherche de la vérité. Mais est-ce bien la vérité qui est l’objet de la science ? Ne pourrait-on pas dire que l’objet de la science c’est le dévoilement des mécanismes déterminant les faits observables ou intelligibles, ou, pour le dire avec les Grecs, les phénomènes ou les noumènes ? La science serait alors plutôt à concevoir comme une recherche d’exactitude, elle répondrait à l’adverbe comment, la quête d’une vérité serait, elle, une tentative de réponse à un pourquoi.

Cette distinction paraît capitale. Je cite souvent Martin Heidegger qui soutient que « la vérité se perd au milieu de toutes ces exactitudes » ou bien que « ce qui est exact n’est pas encore le vrai ».

Je propose d’articuler cette dialectique exactitude-vérité à ces deux types de lumières évoquées il y a un instant.

La science se doit d’éclairer l’exactitude des problématiques qu’elle explore, elle s’attache à n’en laisser aucune dans l’ombre. Je dirais que, par là, la science s’approprie ces exactitudes, s’approprie le réel qu’elle traque. Chaque découverte illumine un nouveau champ des possibles pour le chercheur qui aura sans cesse de nouveaux « comment » pour l’interroger.

Je crois que ce que l’on définit par scientisme correspond à une assimilation entre exactitude et vérité au sens où le scientisme est, si l’on suit la définition du Larousse, une « opinion philosophique, de la fin du XIXe siècle qui affirme que la science nous fait connaître la totalité des choses qui existent et que cette connaissance suffit à satisfaire toutes les aspirations humaines. (C’est une forme du positivisme.) Doctrine de la Science chrétienne ».

Freud était un scientiste, il était convaincu que la fécondité scientifique de son époque serait à même d’apporter des réponses à toutes les souffrances humaines.

Freud avait effectivement une position scientiste, mais il était un authentique et très rigoureux chercheur ; il se définit d’ailleurs dans une lettre à Fliess comme un Conquistador. C’est sûrement cette dimension-là qui le fait se démarquer de la démarche cartésienne, démarche fondatrice de la science moderne.

Freud peut avancer que « le progrès de la connaissance ne supporte aucune fascination des définitions ».
Aucune fascination des définitions et, par là, Freud montre une liberté totale quant à ses références intellectuelles car il ne va pas aller les chercher du côté de la métaphysique de Platon ou surtout du côté de la méthode de Descartes mais chez les philosophes pré-socratiques, Empédocle notamment.

Freud est « (…) l’homme de science (qui) n’hésita pas à affilier sa discipline à la superstition populaire des Grecs, adeptes d’oniromancie et de divination. Comment un rationaliste, admirateur des Lumières, pouvait-il se tourner vers l’envers de la raison ? La raison pouvait- elle penser ce qui la niait6. »

Alain Didier-Weill souligne que Freud n’a pas reculé devant, d’une part, la confrontation entre le rationnel et l’irrationnel et, d’autre part, devant la problématique de la différence ontologique entre l’être et l’étant. Selon Lacan, Freud conteste radicalement « la tradition de notre pensée comme issue d’une confusion primordiale de l’Être dans l’Étant » (Heidegger), nous y reviendrons.

Freud se rallie totalement à Empédocle lorsqu’il redonne au terme de phusis son sens originaire à savoir : « ce qui fait apparaître, ce qui fait laisser être ». Il adhère, me semble-t- il, à la position réellement scientifique des pré-socratiques lorsque ceux-ci posent cet acte de nomination qui fait passer de noms divins (Zeus, Neptune, Gaïa) à des noms communs (le feu, l’eau, la terre).

Cette raison scientifique qui anime Freud jusqu’à sa fin, rend compte de cette deuxième lumière évoquée plus haut. Je dirais que c’est une lumière qui a besoin de l’ombre. « Rêve d’une ombre, l’homme » Lacan met cette citation de Pindare comme titre d’une leçon de son séminaire sur le transfert.

J’ai donné à cette intervention le titre de « Fourberies de la raison », j’aurais pu la nommer « Les ombres de la raison ».

Roger Penrose, récent prix Nobel de physique, a écrit il y a une vingtaine d’années un ouvrage intitulé Les ombres de l’esprit7. Dans ce travail où il cherche à traquer les processus de la conscience humaine, il montre que, même s’il refuse la possibilité d’une intelligence ou d’une conscience pour une machine de Turing, et donc pour un ordinateur usuel, il n’exclut pas la possibilité d’une intelligence artificielle qui serait fondée sur des processus quantiques. Car selon lui ce sont des mécanismes totalement indéterministes qui pourraient rendre compte de la pensée consciente.

Cette digression n’est destinée qu’à soutenir le fait que le seul déterminisme ne peut se revendiquer comme représentatif de la raison scientifique et éclairer le chemin de la vérité.

Mais si la première lumière renvoie au savoir du maître, dans quel savoir la lumière d’Athéna trouve-t-elle sa source ?
Si je dois me risquer à une tentative de réponse à cette question ce n’est qu’en portant un regard sur le rapport qui lie le savoir au langage.
Je dois pour cela ouvrir une parenthèse. Comme le souligne Moustapha Safouan :
« Depuis ses débuts, la philosophie interroge le langage sur le lien du mot tant avec son sens et sa référence, d’un côté, qu’avec l’universel du concept dans son opposition au particulier, de l’autre côté8. »

La première question, à savoir le lien du mot avec son sens et sa référence est bien mise en lumière par Frege qui rappelle que l’étoile du matin et l’étoile du soir désignent toutes les deux Vénus qui apparaît dans le ciel à deux endroits différents selon qu’on l’observe au point du jour ou à l’entrée de la nuit.

La seconde question, à savoir le lien du mot avec l’opposition de l’universel du concept au particulier, c’est le philosophe John Locke qui y répond le mieux :
« Tout ce qui existe étant des choses particulières, on pourrait peut-être s’imaginer qu’il faudrait que les mots qui doivent être conformes aux choses, fussent aussi particulier par rapport à leur signification. Nous voyons pourtant que c’est tout le contraire ; car la plus grande partie des mots qui composent les diverses langues du monde, sont des termes généraux : ce qui n’est pas arrivé par négligence ou par hasard mais par nécessité. »

Cela me pousse bien sûr à rappeler que selon Lacan, le mot est le meurtre de la chose, c’est-à-dire que, pour reprendre l’exemple cité plus haut, l’astre Vénus n’existe plus le matin si on la nomme étoile du soir et inversement ; d’autre part le fait que ce soit une nécessité que les mots renvoient à l’universel des significations me rappelle que si nous savons depuis Jacques Monod que l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité, ce que nous pouvons en dire avec nos mots, ne peut s’appuyer en grande partie que sur l’obligation d’user souvent de termes génériques. Le terme de raison me paraît une bonne illustration de ces deux aspects du lien entre les mots et les choses.

Je ferme cette parenthèse mais elle est un début de réponse à la question que pose ce que l’on peut appeler ce deuxième savoir, celui que nous propose Athéna.

Cette réponse est que ce savoir s’origine dans le langage. Je dirais avec Safouan :

« (Ce savoir) représente la part du symbolique en tant que de par sa collaboration avec les formes imaginaires de notre intuition comme avec le réel, il parvient à établir les faits dont se constitue la réalité humaine9. »

Il nous faut impérativement rappeler que même si la science trouve son origine dans le langage elle s’attache quand même à se couper de ce dernier, à s’en détacher par une formalisation qui lui est propre en s’appuyant sur l’arbitraire du signe.

En inventant des procédés d’exploration de la nature, la science questionne cette dernière.

Moustapha Safouan poursuit :
« Le même phénomène (la lumière) répond de deux façons différentes, voire mutuellement exclusives (comme onde ou comme corpuscules) à deux agencements différents de l’observation (pour la réfraction et pour la diffraction). Niels Bohr en conclut non pas que la nature est habitée par la contradiction, mais que nous n’avons pas un concept qui soit à même de constituer une réponse unique à ses différents aspects : pour avoir tout ce que nous pouvons savoir ou dire de ce phénomène nous devons faire appel à des concepts contradictoires, certes, mais nécessairement complémentaires. On ne saurait taxer cette conclusion d’irréalisme qu’au regard d’une croyance rationaliste où Lacan verrait volontiers l’attachement à ce qu’il appelle le sujet supposé savoir10. »

Arrêtons nous un instant sur la portée de cette citation. Elle m’amène deux réflexions.

La première est que le fait que l’on ne puisse attribuer à la lumière une matérialité précise nous confronte à un impossible à conceptualiser, cette interrogation face à la nature de la lumière est une confrontation avec un réel qui nous dépasse parce que nous sommes des êtres parlants.

La deuxième réflexion a trait à ce que Safouan relève comme le caractère apparemment irréaliste de la position de Bohr au regard de ce que l’on pourrait appeler les évidences de la raison. Je dirais que ces évidences relèvent d’une position strictement cartésienne et déterministe. Comme le montre Lacan de façon magistrale dans le séminaire XI, cette position ne peut se soutenir que de la référence, à un Dieu non trompeur

pour Descartes, ou au sujet supposé savoir que représente le psychanalyste pour l’analysant à

l’initium de la cure notamment.

Le détachement et la destitution du sujet supposé savoir, c’est bien là que gît la

fécondité de la démarche psychanalytique.

Cette réponse contradictoire que peut faire la lumière à l’observateur qui l’interroge,

implique de facto la constatation qu’il y a une division subjective de l’observateur.

Moustapha Safouan exprime au mieux l’importance de cette division subjective au

regard de la position analytique11 :

« Lacan a étroitement lié le concept de l’inconscient chez Freud à celui de la division du sujet. Ce lien repose sur ceci : il n’y a aucune parole qui ne suppose un préalable insu que le sujet ne saurait énoncer, pas plus qu’il ne peut articuler dans le même temps sa signification et la signification de cette signification. Cela n’exclut pourtant pas la possibilité de trouver dans un deuxième temps cet insu qui, sans chuter dans l’énoncé, anime l’énonciation. (…) Il n’y a pas de théorie qui ne repose sur des présupposés inaperçus12, mais de nouvelles expériences peuvent nous mettre en demeure de les réviser et de les expliciter dans un temps ultérieur si nous voulons élargir le domaine de l’application de notre théorie. La portée de cette généralisation de la division subjective est d’un importance décisive : elle implique qu’il n’y a pas de vérité première sur laquelle reposerait en dernier lieu le discours scientifique. L’idée même de la raison est remise en question. Le point où l’accord entre langage et logique est scellé se volatilise. »

Qu’il y ait division subjective chez l’observateur scientifique comme chez le sujet de l’inconscient, n’implique pourtant pas que la notion de vérité soit la même chez chacun d’eux.

Ce qui peut nous aider à mettre en écho les rapports à la vérité en science et en psychanalyse c’est la théorie du langage du physicien Niels Bohr que j’ai déjà cité. Niels Bohr (1885-1962) est un des pionniers de la mécanique quantique, il a reçu le prix Nobel de Physique en 1922. Sa théorie de la complémentarité l’a conduit à une réflexion sur le langage et la place de celui-ci dans la démarche scientifique. Pour lui « ce n’est pas le langage qui va aux choses pour les désigner, ce sont les choses qui, devenant du coup des objets, nous viennent dans le langage13 ».

Je m’avancerai à dire que cette formulation inclut bien la phusis dans le langage mais dans le même temps nous en sépare. La Nature est incluse dans la Culture mais avec sa dimension de mystère insondable. Ceci nous conduit à penser que « l’idée de la vérité comme adéquation totale au réel n’est pas retenable14 ».

Bohr pourra avancer que, en physique, « notre tâche consiste non pas à savoir ce quela nature est, mais à savoir ce que nous pouvons en dire ».

Nous voyons bien là qu’une dimension, que je pourrais écrire ici en deux mots dit- mension comme le suggère Lacan, qu’une dimension du savoir, ce reste qui constitue à mon sens le réel, échappe toujours à être prise en charge par le langage.

Mais, pour autant, cela ne saurait signifier un irréalisme de la science, mais bien plutôt rappeler le fait que la démarche du scientifique implique une objectivation symbolique du réel en tant que celle-ci constitue la base du savoir. Pour Safouan :

« … une conclusion qu’on peut tirer correctement de cette exclusion de la vérité du champ de la science comme adéquation au réel est la distinction entre réel et réalité tributaire de la triade du symbolique de l’imaginaire et du réel15. »

La réalité pouvant, selon moi, être considérée comme l’abord du réel par le biais du fantasme, fantasme que Lacan écrit : S<> a.

Cela nous conduit à préciser que ce que l’on nomme « la “vérité objective » est un concept qui désigne un objet qui tel l’objet a de Lacan se définit par sa propre négativité en tant qu’il cause l’incomplétude essentielle de son domaine16 ».

Si on retient que la vérité ne peut être toute dans le champ de la science, cela implique que la domination actuelle de la science ne peut abolir le besoin de vérité. Je rajouterais que cette vérité, c’est la vérité de l’amour mais nous y reviendrons.

Je suivrai, une fois encore Safouan, en soulignant :
« Bref, la vérité a émigré du domaine des énoncés dont la validité ne dépend que de leur cohérence logique indépendamment de leur contenu, à celui de l’énonciation qui, elle, affirme ce contenu ou bien le nie17. »

Cette division du sujet que Lacan a théorisé, c’est la grande découverte du génie freudien.

Il faut rappeler qu’en 1957, Lacan élabore un texte très souvent évoqué sous le titre « L’instance de la lettre dans l’inconscient » mais dont le titre complet est « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud ».

Pourquoi Lacan ajoute-t-il cette deuxième partie au titre de son essai ? Pourquoi cette deuxième partie est-elle si souvent oubliée quand on se réfère à ce texte ?

Il nous faut rapidement rappeler que dans ce texte Lacan reprend la découverte freudienne pour y montrer l’importance qu’y revêt l’abord de la parole dans le champ du langage à partir de la lettre et de l’écriture de cette lettre. Pour imager cela, il faut rappeler que Freud nous a montré que le rêve est un rébus. Je dirais de façon un peu triviale que la psychanalyse est la seule discipline où les oreilles permettent de lire ! Dans son dernier ouvrage Les promesses de l’impossible18 Augustin Ménard consacre un chapitre d’une grande richesse au concept de lettre. Il y met en exergue cette citation de Lacan : « L’écriture s’articule comme os dont le langage est la chair. »

Je prélèverai dans ce texte quelques lignes de force utiles à mon propos.
La lettre, dit-il, a un pied dans le symbolique et un pied dans le réel. Mon maître Claude-Guy Bruère-Dawson me répétait, lui, que la lettre était un Janus, une face tournée vers le réel, l’autre vers le signifiant !

Augustin Ménard souligne bien la portée clinique de cette dimension amboceptrice de la lettre.
En effet cette lettre nous oblige à convenir que dans l’inconscient, il y a ce qui est à lire, c’est-à-dire ce qui fait lien dans la chaîne signifiante mais il y a aussi ce qui n’est pas à lire car relevant du réel et qu’il faut savoir ponctuellement laisser résonner (avec le e de résonance).

Voilà je crois pourquoi Lacan donne ce titre à son exposé. Dès lors que l’on s’attache à repérer une autre dimension dans le discours d’un patient, Freud nous a montré qu’il y a toujours un reste qui résiste toujours à la prise dans le sens, à la « j’ouis sens », et que cette autre dimension nous impose de passer de la raison (ai) à la r.é.s.o.n. Du raisonnement à la résonance.
C’est là où l’usage de la lettre en science et en psychanalyse va être bien entendu radicalement différent.

Pour la démarche scientifique, rien ne doit compter que de répondre au comment que nous posons au réel. La science doit toujours être dans une quête de sens à donner au monde dans lequel nous baignons. Elle doit en permanence tendre à éclairer ce qui de la phusis échappe à notre amour du dévoilement. Ce que je nomme ici le sens de la science doit être entendu également dans la dimension sémantique de direction, direction vers un objectif toujours repoussé par ses propres avancées. La démarche scientifique ne connaît pas la finitude.

En psychanalyse, la tentative de répondre au pourquoi implique la prise en compte du réel de la lettre et confronte le sujet à un impossible et à une vérité toujours ponctuelle où s’anime une néoténie subjective toujours recommencée.

De façon laconique je dirais que la science nous expose à l’infini et la psychanalyse à l’impossible.

Je vais, pour conclure, essayer de recentrer mon propos.
Nous avons retenu avec Alain Didier-Weill l’existence de deux rapports au savoir. Ces deux types de lumières qui ne doivent pas être opposées.

Le premier rapport au savoir, directement issu du siècle des lumières, s’attache sans relâche à dévoiler les mécanismes qui conditionnent notre existence. Je dirais que c’est la raison d’être de la science. Par là, tout ce qui est impliqué du fait des besoins inhérents à cette existence est interrogé. Les réponses données par la science ont bouleversé le rapport du vivant à la satisfaction de ces besoins, notamment depuis le XVIIIe siècle, mais depuis le début du XXe siècle les progrès de la connaissance ont été exponentiels.

Mais, c’est un truisme que de rappeler que dans l’ordre du biologique, l’ordre du vivant, l’être humain possède cette singulière particularité qui est la parole qui s’exprime dans le champ du langage.

Dans le Séminaire XX, Encore, Lacan soutient, je le cite : « Tous les besoins de l’être parlant sont contaminés par le fait d’être impliqués dans une autre satisfaction (…) à quoi ils peuvent faire défaut19. » Lacan souligne que cette autre satisfaction « c’est ce qui se satisfait au niveau de l’inconscient – et pour autant que quelque chose s’y dit et ne s’y dit pas, s’il est vrai qu’il est structuré comme un langage », et il rajoute : « La jouissance dont dépend cette autre satisfaction, (c’est) celle qui se supporte du langage20 ».

Le déploiement de la chaîne signifiante dans le langage est une limite à la jouissance portée par ce que Lacan a conceptualisé sous le terme de lalangue. La lalangue, c’est ce langage archaïque chevillé au corps qui ne sert pas à communiquer, qui est un simple instrument de jouissance. La lalangue est du côté du réel mais ce n’est pas le réel que voile la phusis, c’est le réel qui accueille la face énigmatique de la lettre.

Cette jouissance de lalangue, jouissance pure, est du côté de la pulsion de mort, Éros doit en permanence pousser à quitter cette lalangue pour advenir à la langue par la grâce d’une énonciation.
Car le vivant humain, une fois assurée la satisfaction de ses besoins parce qu’il est pris dans le langage, ne peut dire oui à la vie, qu’à une seule condition : l’amour21.

Pour Lacan, l’amour c’est ce qui supplée à l’absence du rapport sexuel, c’est-à-dire à l’impossibilité d’un savoir sur la jouissance. De cela la science ne peut rien nous apprendre, la science peut nous expliquer ce qui se passe dans le corps qui jouit, les molécules, les voies nerveuses mises en jeu, elle peut nous dire comment on jouit mais sûrement pas pourquoi ni ce qu’est la jouissance.

L’amour sans limite qu’il faut porter à la science ne peut être assimilé à une science de l’amour qui relève de l’impossible.

« Il faut bien que la sorcière s’en mêle. » C’est ainsi que Freud, citant le Faust de Goethe, désigne la métapsychologie. Il ajoute : « Sans spéculer ni théoriser – pour un peu j’aurais dit fantasmer – on n’avance pas d’un pas. »

Le célèbre mathématicien René Thom, promoteur de la théorie des catastrophes, soutenait quelques décennies plus tard :
« Une grande partie de mes affirmations relève de la pure spéculation. On pourra les traiter de rêveries… J’accepte le qualificatif. La rêverie n’est-elle pas la catastrophe virtuelle en laquelle s’initie la connaissance ? »

Ces références à Freud et à René Thom nous dirigent bien sûr vers des dimensions que je n’ai pas évoquées directement dans mon propos d’aujourd’hui et qui sont celles de la place de l’imagination et de l’intuition dans la démarche scientifique.

L’imagination et l’intuition n’excluent aucunement la rigueur. Ce sont des qualités inhérentes aux animaux symboliques que nous sommes tous en tant que parlants. Je ne fais pas de l’intuition un sixième sens, mais seulement une capacité particulière chez un sujet, à mettre en lien des données de l’observation, des connaissances colligées par lui-même ou par d’autres, des données de son expérience personnelle ou de celle des autres, pour en tirer une conclusion innovante et féconde. En termes lacaniens, je dirais que l’intuition relève d’un imaginaire qui saisit qu’il y a une part de réel qui peut être symbolisée.

C’est par là que je reviendrai à la réponse totalement hétérogène que nous a donnée le monde scientifique face à la pandémie.

S’en remettre à la raison, voilà ce que propose Madame Karine Lacombe.

J’ai essayé de montrer jusqu’ici toutes les équivoques qui pesaient sur ce mot. Anna Arendt parlait, elle, de « l’équivocité chancelante du monde », y a-t-il une réflexion plus adaptée que celle-ci à la situation actuelle ? Toute notre confiance dans l’autorité, qu’elle soit scientifique ou politique, vacille sur elle-même.

Ce rapide parcours dans le champ de la raison que je vous ai maladroitement présenté nous amène à reconsidérer cette valeur en tenant compte de ces deux types de lumière qu’évoque Alain Didier-Weill et des deux types de réponses que nous donnent la lumière quand on l’interroge comme l’a fait Niels Bohr.

Première fourberie de la raison.

C’est celle qui nous amène à croire qu’avec la lumière de la science nous avons levé le voile de la vérité (l’aléthéia des Grecs). J’insiste sur ce point, nous demandons aux scientifiques de nous amener des connaissances de plus en plus précises sur la phusis et d’en permettre des applications qui nous permettront de mieux résister à deux des souffrances qui, selon Freud, menacent le vivant humain, c’est-à-dire la nature qui peut être bonne ou mauvaise et la caducité du corps. Les scientifiques répondent magistralement à cela. Mais la vérité n’en est pas pour autant révélée. Seul un discret coin du voile qui la recouvre est soulevé. Peut-être, au fond, cet échec à dévoiler la vérité est-il salvateur pour notre condition de parlêtre car il n’est que de rappeler que le terme d’Apocalypse renvoie étymologiquement au mot dévoilement…

Il n’empêche que cette fourberie de la raison entraîne chez ceux qu’elle méprend un effet de vérité qu’ils sont à même de diffuser. Je n’ai aucune donnée précise pour avancer que le Professeur Lacombe a tort ou non quand elle déclare un médicament inefficace ou inutile, en opposition radicale avec le Druide marseillais. Pourtant ce dernier, me semble-t-il, s’il est dans une position déraisonnable, au sens de sa méthode, a une position qui convient tout à fait à la définition de la médecine qu’en donnait le philosophe et médecin Georges Canguilhem, à

savoir qu’elle était « une somme évolutive de sciences appliquées22 ». Canguilhem insistait sur le terme de somme qui renvoyait inéluctablement selon lui, la médecine au sujet qui la pratique, dans toute l’acception de ce terme de sujet, y compris selon moi, le sujet de l’inconscient. Dans ce sens, la position du Professeur Raoult est totalement légitime et je dirais parfaitement… raisonnable. Le critère purement scientifique, dans l’exactitude ponctuelle qui le soutient, est-il légitime à arraisonner la raison quand elle met en jeu un sujet ?

Deuxième fourberie de la raison, elle a trait à la troisième cause de souffrance qu’évoque Freud dans Malaise dans la civilisation à savoir le rapport du sujet aux autres.
Il est évident que Blaise Pascal a vu juste en soutenant que « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ».

Je dirais que ces raisons du cœur qu’évoque Pascal, renvoient aux passions de l’être soulignées par Lacan, à savoir l’amour, la haine et l’ignorance. Pour Lacan, en effet, ces trois passions se réfèrent à l’être, soit au parlêtre, c’est-à-dire à l’ordre institué par la parole. Dit autrement, l’amour, la haine et l’ignorance sont les conséquences dont pâtit le sujet du seul fait de parler et de se soutenir du nouage du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Heidegger soutenait que « la science ne pense pas », certainement dans le sens où elle est tenue de s’en tenir aux faits qu’elle se propose d’étudier, pour autant, les scientifiques parlent et sont – comme tout sujet, et ce malgré toute la probité intellectuelle qu’il faut leur reconnaître – sont animés par ces trois passions. Lacan soutenait d’ailleurs que de ces trois passions, la plus importante était celle de l’ignorance. Il s’agit bien sûr de ce savoir insu qui est le savoir inconscient et dont il pourra dire :

« L’inconscient, ce n’est pas que l’être pense (…), l’inconscient, c’est que l’être, en parlant jouisse, et, ne veuille rien savoir de plus. J’ajoute que cela veut dire – ne rien savoir du tout23. »

J’avancerais que c’est dans la communication et la transmission des données scientifiques que la passion de l’ignorance du savoir inconscient aiguise la fourberie de la raison. C’est en réintégrant le langage que la science peut se fourvoyer.

La troisième fourberie de la raison, je crois que c’est à partir du génie de Niels Bohr que nous pourrons l’aborder. Il y a quelques semaines, sous l’égide du Professeur Toubiana un groupe de scientifiques de haut niveau a soutenu que l’épidémie de Covid-19 était terminée et que les médias, sous l’égide du Conseil scientifique nommé par le gouvernement, entretenaient une politique de terreur auprès de la population. Je rappelle que le Professeur Laurent Toubiana est chercheur à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, il est épidémiologiste et expert dans les systèmes d’information en santé. Il est le fondateur et directeur de l’Institut de recherche pour la valorisation des données de santé. Quelle référence plus solide pouvait-on espérer ?

Pourtant, à moins de crier à la manipulation et au complot, nous sommes bien confrontés à une augmentation brutale du nombre de malades…
Je cite d’autant plus facilement cet exemple que j’ai, personnellement, totalement adhéré à la position du Professeur Toubiana.
Je ne crois pas que de la part de cet éminent scientifique, il y ait la moindre imposture ou souhait de modifier la réalité des chiffres.
Mais ne peut-on voir dans les attitudes rigoureusement opposées de ces deux sources scientifiques, une analogie avec les conclusions contradictoires sur la nature de la lumière ? Bien sûr, il semble se préciser, à l’heure actuelle, que la juste position soit du côté du conseil scientifique.

Le coronavirus qui circule est un germe nouveau-né dans une famille assez bien connue. Les avalanches de chiffres, de courbes, qui recouvrent les pages de nos journaux et de nos écrans en arrivent à étouffer le libre arbitre de la pensée. Celle de néophytes comme tout un chacun, mais aussi celle de nos plus éminents chercheurs. Les scientifiques savent très peu de chose sur cette pandémie mais en parlent beaucoup. Partout.
La jouissance de la parole est patente et elle est sans fin.
Cette analogie a bien sûr ses limites.
Mais elle a, à mon sens, le mérite de montrer comment la crainte d’une ombre générée par les lumières de l’épidémiologie pouvait pousser de brillants scientifiques aux conclusions les plus éloignées de cette source lumineuse.

Il y a, au fond de tout cela, de la part de ces chercheurs, un besoin démesuré de reconnaissance qui cache une authentique demande d’amour. Les trois passions de l’être me semblent ici mises à jour de façon dramatique. Quand le besoin de reconnaissance est entravé par la science de l’autre, la haine se déchaîne dans des dimensions obscènes. Si l’amour est aveugle, la haine est aveuglante. Mais la demande d’amour peut aussi aveugler si elle ne se libère pas du besoin de reconnaissance pour maintenir intacte la dynamique désirante. La raison en pâtit toujours en dernier lieu.

En quoi raison et amour sont intimement liés ; l’amour constituant la seule vraie raison de vivre, ce que le génie de Rimbaud avait intuitivement perçu, bien avant la psychanalyse dans ce poème où il s’adresse :
À une raison24

Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie Un pas de toi et c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche
Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne : le nouvel amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps » te chantent les enfants
« Élève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.

1 Œuvres complètes la Pléiade, Œuvres I, Instants, p. 381.

2 Moustapha Safouan, Le puits de la vérité. La psychanalyse et la science, Édition Hermann, coll.

« Psychanalyse », 2017.

3 Ibid., p. 118.

4 Alain Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Aubier Psychanalyse, 2010, p. 270 et seq.

5 Ibid., note 4.

6 Ibid., p. 250.

7 Roger Penrose, Les ombres de l’esprit, InterEditions, 1995.

8 Ibid., p. 71.

9 Ibid., p. 91.

10 Ibid., p. 91-92.

11 Moustapha Safouan, Le puits de la vérité. La psychanalyse et la science, op. cit., p. 93-94.

12 « Savoir, c’est d’abord savoir ce qu’un autre sait », ibid., p. 109.

13 Ibid., p. 99.

14 Ibid.

15 Ibid., p. 110-111.

16 Ibid., p.111.

17 Ibid., p. 115.

18 Augustin Ménard, Les promesses de l’impossible, Champ Social Editions, 2020, p. 99.

19 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX, Encore, Le Seuil, 1975, p. 49.

20 Ibid.

21 Ibid., note 11, p. 121.

22 Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie, Librairie philosophique J. VRIN, 1994, p. 423.

23 Ibid., p. 95.

24 Arthur Rimbaud, « Les illuminations », dans Œuvres complètes, La Pléiade, nrf Gallimard, p. 130.

Sur l’interprétation – Une lecture de Delphine Horvilleur, Le rabbin et le psychanalyste

Une lecture de Delphine Horvilleur, Le rabbin et le psychanalyste1

Dans son dernier ouvrage, Delphine Horvilleur, rabbin Mouvement juif libéral de France et directrice de la rédaction de la Revue de pensée(s) juive(s) Tenou’a2, interroge la relation entre l’interprétation juive et l’interprétation psychanalytique. La lecture de ce livre est fort féconde pour le psychanalyste parce qu’il rappelle et élabore des questions absolument fondamentales pour notre champ.

J’aimerais ici vous proposer quelques associations sur cette réflexion passionnante – et pleine d’esprit. Plus encore, je vais vous proposer une présentation de son propos, déployée dans une élaboration – et donc une interprétation – personnelle.

Je tiens à préciser que c’est là l’élaboration de quelqu’un qui n’est pas de culture juive, mais qui, ayant bien à l’esprit que la psychanalyse est liée à la judéité, essaie de se mettre à l’école de celle-ci. Je vous présente donc ici une réflexion en train de se faire, et qui a ses limites.

À l’heure où Strasbourg constitue l’espace de déploiement d’une psychanalyse créative et subjectivante3, j’aimerais insister sur le fait que l’auteure, dans sa réflexion sur l’interprétation juive, traite de questions importantes pour notre École psychanalytique de Strasbourg. En effet, l’enseignement de Lucien Israël puis de Jean-Richard Freymann, tout en insistant sur le fait que la psychanalyse est une science spécifique – comme le disaient Freud

1 Delphine Horvilleur, Le rabbin et le psychanalyste, l’exigence d’interprétation, Paris, Hermann, 2020, Prologue de F. Gorog et L. Faucher, et une contribution de S. Habib.

2 https://tenoua.org/

3 D. Lorrain, « À l’Est, du nouveau, édito », dans Ephéméride 9, https://fedepsy.org/category/ephemeride/

et Lacan – ont largement puisé dans la conception juive de l’interprétation pour approfondir l’enseignement de Freud et de Lacan4.

Et c’est, rappelons-le, cet appui sur la conception juive de l’interprétation, élaborant l’éthique de la psychanalyse telle que l’a éclairée Lacan, qui a permis à la psychanalyse de l’Est de prendre une forme solidement créative et subjectivante, et non dogmatique.

Bien sûr, il n’y a pas que dans l’Est que l’on a traité de manière féconde de cette question de la relation entre psychanalyse et judéité. Les contributions sur cette question cruciale sont innombrables. Parmi tant d’autres, j’aimerais évoquer l’ouvrage collectif datant de 1980, tiré du colloque du même nom, et coordonné par Jean-Jacques Rassial, La psychanalyse est-elle une histoire juive ?5 J’aimerais encore citer le récent et très passionnant Manifeste déiste d’un psychanalyste juif de ce même J.-J. Rassial. J’aimerais aussi évoquer, parmi tant d’autres, les contributions aussi différentes que celles de André Michels, Alain Didier-Weil, Élisabeth Roudinesco, Jacques Le Rider, ou Émile H. Malet6. Mais enfin, cette question a trouvé chez nous une élaboration très poussée.

En somme, l’apport de Delphine Horvilleur, dans cet ouvrage comme dans d’autres, nous permet d’approfondir notre conception strasbourgeoise de la psychanalyse. Il nous permet aussi, et surtout, de développer une conception créative et non dogmatique de la psychanalyse, fondée sur la lecture de Freud et de Lacan, en leur créativité. Ce à l’heure même où la psychanalyse souffre avant tout des conséquences des tendances dogmatiques qui ont eu le dessus dans le champ psychanalytique depuis plusieurs décennies, avec ce que cela implique de lectures fermées de Freud et de Lacan.

Avant d’en venir au livre de Delphine Horvilleur, j’aimerais faire quelques rappels sur la relation entre psychanalyse et judéité.

La psychanalyse est une science spécifique, comme le disent Freud et Lacan, relevant d’une forme spécifique des Lumières7. Elle est nourrie de la judéité et du judaïsme, et plus précisément héritière de la culture juive libérale. Celle-ci insiste à la fois : sur le texte et sur la

4 D’A. Abécassis, voir son formidable texte sur la conception de l’interprétation de Lucien Israël, intitulé « Entre le MiDRaCH et l’interprétation psychanalytique », dans Psychanalyse et liberté, Arcanes 1999, volume collectif en l’honneur de Lucien Israël, et à son non moins extraordinaire Il était une fois le judaïsme. Concernant la judéité et la psychanalyse, voir récemment : par exemple les réflexions de Jean-Richard Freymann, « La judéité et son rapport à l’impossible », dans Passages, numéro sur « L’éclat et l’écart », 2020.

5 Qui a été suivi de L’interdit de la représentation.

6 A. Michels, « Der jüdische Witz/Gesit bei Heine une Freud » dans S. Weigel, éd. Heine und Freud ; A. Didier- Weill, Les Trois temps de la Loi ; E. Roudinesco, Retour sur la question juive et Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre ; J. Le Rider, Freud, de l’Acropole au Sinaï et Les Juifs viennois à la Belle Epoque ; E. H. Malet, Freud et l’homme juif.

7 A. Didier-Weill, Un mystère plus loin que l’inconscient ; E. Roudinesco, Freud en son temps et dans le nôtre.

lettre, sur le mot d’esprit et la métaphore, sur la séparation et sur la perte, sur l’Autre barré en tant que Dieu pas-tout, ou pas tout-puissant, sur la singularité et sur la transmission. De plus, elle se méfie de l’unanimisme qui rôde toujours dans notre culture occidentale et particulièrement dans notre culture contemporaine.

En ce sens, c’est, dit Freud, le fait qu’il est juif qui fait qu’il a toujours eu du recul vis- à-vis de la « majorité compacte ». C’est, dit Freud très exactement, le fait qu’il a été juif qui a fait qu’« il se familiarisa précocement avec le destin de (s)e trouver dans l’opposition et d’être mis au banc de la majorité compacte8 » – et c’est là une manière géniale de formuler l’exigence éthique de se dégager du discours de l’Autre9, de se dégager de la prise dans le discours ambiant – dans lequel le sujet est toujours plongé comme sujet – afin de singulariser sa parole10.

Concernant cette singularisation de la parole, pour continuer d’élaborer sur Freud et sur la judéité, je dirais que nous trouvons dans la psychanalyse l’exigence d’ « indocilité » subjective qu’évoque Freud, toujours dans son Moïse – ce mythe pour les psychanalystes qu’a forgé Freud. En effet, Freud nous y dit que les « sauvages Sémites » ne sont pas

« dociles » comme les « Égyptiens ». Il en va là d’une « revendication des hommes de Moïse » qui les a amenés à tuer le père – le Père imaginaire dirais-je avec Lacan. Ce alors que, dans « l’histoire égyptienne, il (est) rarement question de l’éviction violente du meurtre de pharaon11 ». Bref, Freud nous invite à être moins égyptiens et plus juifs, à être moins dociles et plus sauvages, bref à s’autoriser de soi-même (et de quelques autres) – aussi vis-à- vis de nos Maîtres, car c’est la seule voie d’une effective, car créative, transmission de ce qu’ils nous ont donné.

J’en viens maintenant aux neuf points que j’élabore dans ce que nous dit Delphine Horvilleur. Je citerai amplement l’auteure dont les formulations sont si souvent des trouvailles.

Premier point : Delphine Horvilleur fait un parallèle fort éclairant concernant trois types d’interprétation : l’interprétation dans la lecture des textes de la tradition juive ; l’interprétation dans la lecture des textes psychanalytiques ; mais aussi l’interprétation dans la cure psychanalytique – puisque la psychanalyse, dit Lacan, c’est la lecture du texte que

8 Sigmund Freud présenté par lui-même, trad. F. Cambon, Gallimard, p. 17.

9 Le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-1969.

10 L. Israël, Boiter n’est pas pécher.

11 S. Freud, L’homme Moïse et le monothéisme, trad. Heim, Gallimard, coll. « Folio », 1986, p. 120-121.

déploie la parole du psychanalysant12. Sur ce point, Lacan ira d’ailleurs jusqu’à dire que la psychanalyse se rapproche du midrash, en ce que, comme le Juif, le psychanalyste « sait lire, c’est-à-dire que de la lettre il prend distance de sa parole, trouvant là l’intervalle, juste à y jouer d’une interprétation13 ».

Deuxième point : l’auteure nous dit que l’interprétation, c’est de l’ouverture. Qu’est- ce à dire ? L’interprétation, ce n’est pas la vérité. Bien plutôt, dans l’interprétation, il y a de la vérité. Bref, la vérité dans l’interprétation n’est pas tout, elle n’est pas-toute, comme y insiste dans sa préface Stéphane Habib – à la suite de la réflexion de Lacan sur le pas-tout14. En premier lieu, parce qu’il y a de l’ « ambivalence de sens » dans les mots (p. 43)15.

Troisième point : ce sur quoi insiste aussi à mon sens Delphine Horvilleur, c’est le fait qu’interpréter (un texte), c’est poser un collectif lié à ce texte, un collectif de lecteurs, et même un collectif transgénérationnel de lecteurs. Car, dans le passé, le texte (encore une fois celui de la tradition juive, celui de la tradition psychanalytique) a eu des lecteurs et des lectures. Ces lectures passées, l’interprète doit (c’est là un principe éthique) les discuter :

« c’est le principe clé de l’interprétation juive », écrit l’auteure, « le lecteur doit toujours, d’une manière ou d’une autre, faire avec ce qu’on a fait dire aux textes avec lui » (p. 25-26). Plus encore, le judaïsme pose que le texte aura aussi, dans l’avenir, des lecteurs : « le sens même de l’exégèse juive, c’est celui-là : la conscience que le texte n’a jamais fini de parler, qu’il lui reste toujours à dire, et que le prochain lecteur vous dira peut-être ce que le texte veut dire et peut encore dire » (p.25).

Bref, il en va là – et c’est là un quatrième point, fondamental, concernant ce que nous dit Delphine Horvilleur – du fait de laisser la signification ouverte, « de laisser de l’incomplétude à l’œuvre » (p. 38). En termes psychanalytiques, je dirais : le sujet, en posant un geste interprétatif, pose l’existence, dans son acte de parole en tant que parole, d’un Autre de parole, dans le passé, dans le présent, et dans l’avenir. Et cet Autre qui ne sait pas tout. C’est là ce que Lacan a appelé, pour l’opposer à l’Autre plein (qui saurait tout – de l’inconscient du sujet – serait détenteur d’un Savoir absolu), l’Autre vide, barré, l’Autre

12 Voir M. Ritter, « La lettre et le signifiant : l’inconscient est ce qui se lit au-delà de ce qui se dit », dans J.-P. Dreyfuss, J.-M. Jadin, M. Ritter, Écritures de l’inconscient, De la lettre à la topologie.

13 « Radiophonie », Autres Écrits, p. 429.

14 Le Séminaire livre XX, Encore, 1972-1973.

15 Sur l’équivoque, voir les travaux de M. Ritter, « L’inconscient nodal (II) », dans J.-P. Dreyfuss, J.-M. Jadin,

M. Ritter, Ecritures de l’inconscient, De la lettre à la topologie.

inhérent à la parole, l’Autre du langage. De ce langage qui a existé dans le passé, existe dans le présent, et existera dans le futur.

Ainsi, le langage, c’est le Temps même. Parler (parler vraiment), c’est s’inscrire comme sujet dans le Temps, pour ouvrir à l’après-coup. Et cette question-là n’est pas de peu de portée, dans notre culture contemporaine enfoncée jusqu’au cou dans le présentisme16.

Et cet Autre du langage, cet Autre de la parole, a un lieu, un champ, qui est celui du pacte symbolique17 – qui ouvre au Temps. En somme, comme l’a écrit Delphine Horvilleur, dans son Réflexions sur la question antisémite, pour les Juifs, « tout n’a pas été dit, tout reste à dire18 ». D’ailleurs, par-là même, dans l’histoire longue de l’Occident, le Juif « empêche de faire tout19 » – ce qui éveille le rejet du Juif, l’antisémitisme.

Interpréter un texte, pour un rabbin, pour un psychanalyste, c’est poser une collectivité transgénérationnelle ouverte, plurielle, autour du texte, et une collectivité où la lecture doit (il en va là encore d’un principe éthique) être nouvelle, « inouïe » (p. 24).

Et, élaborerais-je, cette lecture est nouvelle, inouïe, parce que à la fois subjective (chaque sujet se subjectivant est singulier) et répondant au contexte historique (et celui-ci change)20. En effet, la culture juive libérale, et le Talmud (dont je ne suis guère spécialiste, je vous raconte juste ce que j’ai cru en comprendre), sont fondés, comme le rappelle Armand Abécassis, sur un geste de réinterprétation toujours subjective et singulière, des textes de la tradition. Cette réinterprétation cherche à éclairer à la fois ces textes dans leur contexte, et à voir comment repenser leur apport dans le nouveau contexte dans lequel nous nous situons. Cette réinterprétation singulière et contextuelle ouvre à des interprétations toujours singulières, toujours différentes, toujours nouvelles. Et c’est bien la singularité, la nouveauté, et la pertinence au regard du contexte de l’interprétation qui sont ici visées, contre la plate exégèse, et contre son rejet de la singularité et du désir, mais aussi contre l’oubli de la contextualité et de l’historicité. J’aimerais insister sur ce que ce rejet et cet oubli impliquent en termes de savoir, qui se trouve considéré comme un attribut de statut et de pouvoir – et non, comme le fait la psychanalyse, en termes d’hypothèse au regard d’un réel énigmatique, et de traversée des illusions liées à une position narcissique de savoir (puisque la transmission opère toujours dans les failles du savoir).

16 F. Hartog, Régimes d’historicité, et récemment Chronos.

17 A. Didier-Weill, Les Trois temps de la Loi ; J.-R. Freymann, Éloge de la perte.

18 Réflexions sur la question antisémite, Grasset, 2019, p. 127.

19 Ibid., p. 125.

20 Sur ce point, Armand Abécassis, op. cit.

Cinquième point : cette collectivité transgénérationnelle, c’est le lieu de la transmission, de la transmission comme reprise créatrice, comme infidélité pour être fidèle. Voici ce que Delphine Horvilleur en dit : « c’est la fameuse fidélité-infidélité en tant que « clé de la transmission », l’impossible réplication à l’identique d’un modèle qui nous a donné naissance et qui oblige tout héritier à assurer la pérennité du système dans leur fidélité partielle à ce même système » (p. 28)21.

Sixième point : ce que demande éthiquement le geste d’interprétation, c’est donc, pour le sujet, de partir de sa singularité. Car le sujet, dans le judaïsme, pour la psychanalyse, et sans doute plus généralement, s’il est un sujet, est séparé, et pris dans un geste de singularisation. Il reste que cette séparation n’est pas isolement, bien au contraire. Car la singularisation est permise par le collectif transgénérationnel posant la nécessité éthique la séparation.

Ainsi, à mon sens, en interprétant et en inscrivant le texte dans le grand jeu des interprétations de la collectivité transgénérationnelle, le sujet lecteur échappe au face-à-face dyadique avec le texte. Et même, il échappe aux deux formes de lecture que peut prendre ce face-à-face dyadique :

  • à la lecture relevant du dogmatisme de la soumission, où le Texte serait la Vérité et dirait tout ce qu’il y a à dire – et alors le texte ne peut être écouté ;
  • comme à la lecture relevant de l’arrogance, où le Lecteur se pose en position de surplomb face au texte et ne laisse pas sa parole être travaillée, pas traversée, par lui ; alors que ce travail, cette traversée permet une déprise, de son propre discours ; et que ce travail permet aussi une traversée réflexive de son propre discours, permettant d’ouvrir ce dernier.

En somme, ce n’est que dans l’indocilité (que j’ai évoquée précédemment) d’un sujet s’autorisant de sa propre parole (et de quelques autres) que peut naître une reprise véritable, une reprise créatrice.

Delphine Horvilleur insiste sur cette indocilité, qu’elle appelle – au regard de la tradition juive – l’infidélité. Et elle le fait en interprétant de manière nouvelle et singulière le cheminement d’Abraham dans la Bible. Elle rappelle en effet qu’Abraham écoute l’appel du

« Va vers toi ». Cela fait qu’ « il devient en cet instant un « Hébreu », littéralement qu’il devient « quelqu’un qui passe », « quelqu’un qui traverse ». En un mot, il est celui qu’il est,

21 En cela, Delphine Horvilleur est bien, comme elle le dit, une lectrice de Derrida qui a pensé, en lien la judéité, cette infidélité fidèle. Comme l’écrit Derrida, la perte, « le deuil est une fidélité infidèle » (Points de suspensions, p. 331). Sur cette question chez Derrida, voir le beau livre de J. Rogozinski, Cryptes de Derrida.

parce qu’il n’est plus celui qu’il était. Il est celui qu’il est, parce qu’il n’est plus là où il était. Son identité est définie par une « non-identité » à ses origines et une rupture avec elle » (p. 31- 32). Ce qu’avance Delphine Horvilleur rejoint d’ailleurs les apports les plus fondamentaux de la psychanalyse. En effet, celle-ci pointe elle aussi le fait que cette infidélité permettant la fidélité, implique, à un certain niveau, un refoulement de la généalogie. Cela fait que, si l’on transmet, on ne sait pas ce qui se transmet. Cela fait aussi que ce qui se transmet, se transmet toujours depuis la faille du sujet qui transmet22.

Bref, ajoute l’auteure, « Abraham est l’homme qui est parti du lieu de sa maison », qui est sorti de la tutelle discursive et psychique dans laquelle il était nécessairement plongé. Il en va là, avec Abraham, du dégagement de l’Autre, de la singularisation du discours, avec la pratique de la perte et de la séparation qui fondent la parole et la subjectivation.

Et Delphine Horvilleur de nous proposer un autre élément de lecture, subtil et nouveau, concernant Abraham. Elle insiste sur le fait que son père, déjà, dit la Bible, a été infidèle et indocile : il « s’est déjà mis en route » et « a été le premier à le faire dans la famille » (p. 35). Aussi Abraham n’est-il pas un sujet auto-engendré qui s’est auto-créé. Non, dans son geste de dégagement, d’indocilité, d’infidélité, il a été fidèle au geste de dégagement, d’indocilité, d’infidélité, de son père. Il en va là, dit l’auteure, d’une « fidélité à une infidélité fondatrice » (p. 37). Dans sa relation à son père, Abraham a repris de son père, son geste de perte, de séparation. Bref, « l’histoire d’Abraham, c’est celle d’un arrachement, d’une coupure. (…) Abraham est bien un révolutionnaire, un iconoclaste, un pionnier, quelqu’un qui se met en route d’une façon unique, inouïe, inédite, particulière. Mais l’histoire d’Abraham, c’est aussi l’histoire d’une continuité. Abraham parvient à rompre et à poursuivre à la fois le chemin de son père » (p. 36).

Plus encore, ce que l’on peut retirer de ce que Delphine Horvilleur avance ici, c’est qu’Abraham a pu faire cet acte de fidèle infidélité parce que son père a été infidèle. Et cela a permis une fidélité singularisante, une reprise créative, subjectivante. Ici, avec Lacan, on pourrait dire que la fonction paternelle, c’est la prise en compte de la mort, c’est le fait de faire le mort – pour que l’enfant (fille ou fils) puisse être infidèle, partir de son désir, et élaborer à sa manière, dans son discours propre, les signifiants reçus.

J’en viens maintenant au septième point que j’aimerais élaborer. Interpréter, dirais-je (en élaborant ce que nous dit Jean-Richard Freymann sur ce point), c’est introduire de

22 J.-R. Freymann, Éloge de la perte, p. 162.

l’écoute dans la parole23. Ainsi que le formule l’auteure : « La parole doit avoir pour priorité l’oreille et non la bouche. » C’est cela, dit l’auteure de manière si poétique, qui permet de

« laisser fleurir des mots dans son oreille » (p. 38). Et baser la parole sur l’écoute, cela permet d’éviter, dans l’interlocution, l’obsession de l’effet rhétorique, du pouvoir, qu’aurait la parole, en ce qu’elle serait séduction, ou savoir. La parole vraie, ouverte par l’écoute, est en effet déprise, laisser-être ; et non pouvoir, séduction, savoir, maîtrise – surdité.

Huitième point, huitième élaboration, dans ma lecture de Le rabbin et le psychanalyste : le geste d’interprétation a à voir avec le féminin dans le sujet. Selon Lucien Israël, la psychanalyse, c’est la féminisation du sujet, dans la mesure où l’écoute est féminine en ce qu’elle relève de l’attente, qui soutient le geste et le déploiement par le sujet de son désir24. Delphine Horvilleur, elle aussi (en lectrice elle aussi de Lacan), relie l’écoute et l’interprétation au féminin qui est « précisément la place, le trou, le vide, qui fait de la place au « peut-être », à ce qui reste à être » (p. 48). Ce qui ouvre à la « nécessité de ne pas finir de dire » (p. 39). Bref, comme y insiste Stéphane Habib dans sa préface, nous retrouvons là la question du pas-tout de la femme (ou mieux de la position féminine, qui peut être celle de la femme ou de l’homme). Ce pas tout, Lacan l’a éclairé, et Delphine Horvilleur avait insisté dessus dans Réflexions sur la question antisémite25. Cela l’avait amené à avancer le fait que la masculinité juive relève d’une féminisation26. Cela implique d’ailleurs, dit Delphine Horvilleur, dans le discours collectif dominant, l’association entre le Juif, la femme et l’homosexuel27 – particulièrement dans l’antisémitisme.

J’en viens maintenant à mon neuvième – et dernier – élément de lecture : le fait que la réflexion de Delphine Horvilleur nous donne à élaborer les apports de Freud et de Lacan de manière fort féconde, aussi parce qu’elle les met largement au travail. Car enfin, l’auteure nous propose une interprétation fort éclairante concernant le lien entre psychanalyse et judaïsme : la psychanalyse est bien juive en ce qu’elle relève de l’infidèle fidélité. Je la cite

« la psychanalyse, si elle doit quelque chose au judaïsme, c’est d’être l’enfant d’une infidélité juive. Elle est l’enfant d’un héritage infidèle qui a tout à voir avec la fidélité envers une infidélité de la lecture. Une infidélité à une infidélité fonde la possibilité d’une interprétation,

23 J.-R. Freymann, Introduction à l’écoute.

24 Boiter n’est pas pécher, p. 257-258.

25 Op. cit., p. 127.

26 Op. cit., p. 101.

27 Sur laquelle insiste de manière très éclairante E. Roudinesco, par exemple dans La Famille en désordre.

et peut-être même de l’interprétation » (p. 29). En somme, en fondant l’interprétation sur la singularité du sujet interprétant (sur son désir), la psychanalyse, comme le judaïsme, se base sur le primat de la singularité (et du désir).

C’est en ce sens que Lacan avance que le Dieu des Juifs est celui qui affirme la singularité du désir : « Je suis ce que Je suis28. » Et Lacan d’ajouter : le Dieu des Juifs est dans la parole de Freud profondément lié « au champ qu’(il) désigne comme la civilisation29 » – au travail culturel. J’aimerais d’ailleurs rappeler que dans le séminaire RSI de 1974-7530, Lacan parle du « dieu juif qu’on ne peut nommer » qui est un « trou », le

« trou du symbolique » lié à l’« interdit de l’inceste ». Et même il en va de la « croyance » (j’aimerais insister sur le terme de « croyance » au sens symbolique et non imaginaire du terme) qui « troue le monde », qui « troue le monde pour en faire un monde31 ».

Bref, la rencontre symbolique que pratique et creuse la psychanalyse aide le sujet à fonder sa parole sur le pacte symbolique fondateur, afin de faire lever son désir et de reconnaître celui-ci, de traverser son propre fantasme et de se retourner dialectiquement sur ce dernier. Cette rencontre symbolique consiste en une rencontre fondamentale entre le sujet et l’Autre symbolique, ayant lieu dans l’expérience de la détresse originaire. En effet, comme y insiste Lucien Israël, l’élaboration et l’expérience du désir, le « champ du sujet », sont rendus possibles depuis le « champ de l’Autre » symbolique32, de la « rencontre symbolique » : plus encore, il en va là d’une élaboration de la détresse originaire, de ce que Freud appelle la Hilflosigkeit33. Et cette élaboration a lieu, dit Israël, dans un « être ensemble », un « beisammen sein34 ». Ce que je traduirais par : « être « auprès » l’un de l’autre », et ce qui implique aussi une distance entre sujets dans cet être-ensemble de un à un, de désir à désir. Il en va là d’un « désarroi entouré35 », peut-on dire avec J.-R. Freymann. Et cette rencontre fondatrice, le judaïsme l’a formulée à sa manière : en lien à la question du Dieu et du Sinaï et à l’ « être-avec » dans la « détresse », comme le rappelle le philosophe J. Rogozinski36.

Pour en revenir à la dimension juive de la pensée de Freud, c’est aussi en lien à la culture juive qu’il a toujours insisté sur l’importance de la sublimation et de la spiritualité

28 Le Séminaire XX., Encore, 1972-1973 16.1.73.

29 Le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-1969, 4.6.69, p. 343

30 RSI, 1974-1975, éd. Valas, séance du 15 avril 1975, p. 200.

31 Derrida : un « acte de foi (…) qui habite tout acte de langage ou toute adresse à l’autre ». Foi et savoir, p. 31.

32 Éloge de la perte, p. 139.

33 Boiter n’est pas pécher, p. 67.

34 Boiter n’est pas pécher, p. 50.

35 Passe, Un Père et manque, p. 133.

36 Le Moi et la chair, p. 330.

(Geistigkeit37), et du symbolique et de l’éthique qui leur sont liés. C’est là ce qu’il appelle dans le Moïse, concernant la culture en général, et la culture juive en particulier :

« l’incitation à accomplir des progrès de la vie de l’esprit, l’encouragement à des sublimations », ce qui fait que le sujet, dans ce collectif « en arrive (…) à mettre l’accent sur l’éthique38. » Ce qui va en premier lieu, dit Freud, vers le « renoncement pulsionnel39 ».

Plus encore, la culture juive – comme sa fille fidèlement infidèle, la psychanalyse – est pour Freud un acteur de « progrès de civilisation », où « l’homme se trouva conduit à reconnaître d’une façon générale des pouvoirs « spirituels » ; c’est-à-dire des pouvoirs qui ne peuvent être appréhendés par les sens, notamment par la vue, mais qui exercent des effets indubitables, voire d’une extrême puissance ». (…) Et, ajoute Freud, il en va là de la

« spiritualité » (Geistigkeit) et « la découverte de l’âme comme progrès spirituel au sein de l’individu40 ». Je dirais, pour en revenir à la clinique : il en va là de la reconnaissance, dans la cure analytique, du désir, du symbolique, et de l’éthique qui leur est inhérent.

Ici, j’aimerais insister – à la suite d’André Michels – sur le fait que c’est bien dans la métaphore, le travail de la lettre, le mot d’esprit, que se déploie cette spiritualité. D’ailleurs, dans sa correspondance à Karl Abraham, Freud insiste sur le « mode de pensée talmudique » dont relève le mot d’esprit41.

Ce qui a tout à voir avec une éthique : concernant cette question de la spiritualité et de son lien à l’éthique, j’aimerais aussi citer cette phrase extraordinaire de Foucault : « je crois qu’on pourrait appeler « spiritualité » la recherche, la pratique, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité42 ».

Plus encore, Freud insiste dans le Moïse sur le fait que, face aux difficultés politiques et culturelles, ce qui permet au judaïsme de se transmettre et de se récréer de génération en génération, c’est l’étude vivante et non dogmatique, telle que la conçoit le judaïsme, des textes de la tradition. Ainsi, analogiquement, Freud pense-t-il que, face à la destruction du

« monde d’hier » (pour reprendre l’expression de Stefan Zweig43) dans laquelle la psychanalyse est née, comme face à tous les mutations et catastrophes culturelles, la psychanalyse pourra aussi se transmettre, se recréer, dans l’étude en commun des textes de la

37 Sur cette question de la spiritualité chez Freud, voir A. Michels, op. cit. particulièrement p. 186sq.

38 L’homme Moïse et le monothéisme, trad. Heim, op. cit., p. 177.

39 Ibid., p. 215-216.

40 Ibid., p. 213-214.

41 Lettre à Karl Abraham, 11.5.1908.

42 L’Herméneutique du sujet, p. 16.

43 Je renvoie ici à mon texte à paraître sur Le Monde d’hier de Stefan Zweig.

tradition. Et c’est ainsi que se transmet la psychanalyse dans les institutions psychanalytiques fidèles au projet de Freud.

Sur ce point, j’aimerais citer deux passages de Freud. Le premier passage, élaboré d’ailleurs par Delphine Horvilleur dans Réflexions sur la question antisémite44, est issu de sa correspondance : « Ce ne fut qu’après la destruction du temple visible que l’invisible édifice du judaïsme put être construit45. » Le second passage est tiré du Moïse : « Les Juifs gardèrent le cap sur des intérêts spirituels, le malheur politique de leur nation leur apprit à apprécier à sa valeur la seule propriété qui leur fut restée, leur Écriture. Immédiatement après la destruction du Temple de Jérusalem par Titus (et l’on ne peut pas ici ne pas entendre une résonance avec la situation historique tragique de 1939), le rabbin Yochanan ben Zacchaï sollicita d’ouvrir la première école où l’on enseigna la Tora, à Yabnéh. De ce moment, ce furent l’écriture sainte (je dirais : l’étude vivante des textes) et l’intérêt spirituel (je tiens à relever ici le terme de « spirituel », « geistig ») qu’elle inspira qui tinrent ensemble peuple divisé46 » et permit donc historiquement la perpétuation, la recréation vivante du judaïsme.

J’aimerais ici remarquer que ce passage ne va pas, au sein de la lucidité face au tragique, comme y insiste ce dernier Freud47, sans une « confiance particulière dans la vie » et même « une sorte d’optimisme48 ». Cet optimisme tragique, j’aimerais d’ailleurs associer à la joie, malgré tout, inhérente à la pratique de la parole, dont parle Lucien Israël49. Cette joie n’ayant bien sûr rien à voir avec un plat bien-être.

C’est d’ailleurs sur cet optimisme tragique que j’aimerais conclure, à l’heure où la montée des périls à la fois sanitaires et économiques, politiques et écologiques, demande à la psychanalyse de se faire créative.

44 Op. cit., p. 106-107.

45 Correspondance, 1873-1939, Gallimard, 1967, p. 29-30.

46 L’homme Moïse et la religion monothéiste, op. cit. , p. 214 ; G.W., XIX., p. 223.

47 Comme si, de mon point de vue, il avait, dans son travail d’analyse originelle (pour reprendre l’expression d’Octave Mannoni Clefs pour l’Imaginaire et la réflexion de Chawki Azouri « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue » à ce sujet), surmonté, dans ce texte tragique de 1939, la mélancolie qui était la sienne concernant la culture dans le Malaise de la culture de 1930, texte génial mais dans lequel la culture le plus souvent n’est que narcose.

48 L’homme Moïse et la religion monothéiste, p. 202.

49 Boiter n’est pas pécher.

Penser la Vienne de Freud et le geste de Freud avec Stefan Zweig. Une lecture du Monde d’hier

Texte rédigé à partir du séminaire FEDEPSY du 6.10.20, « Freud à son époque et aujourd’hui », animé par Dimitri Lorrain et Yves Dechristé.

J’aimerais vous parler du Monde d’hier de Stefan Zweig, plus précisément de trois chapitres de cet ouvrage : la « Préface », « Le monde de la sécurité » et « Universitas vitae ». Je me concentrerai donc sur le début de cet ouvrage. Pour travailler sur le contexte culturel de l’œuvre de Freud et sur le geste de Freud dans ce contexte, Le Monde d’hier est à ma connaissance une excellente présentation. Mon propos prendra la forme d’une sorte de zig- zag entre des réflexions psychanalytiques, culturelles, mais aussi sur la littérature.

Avant d’en venir au Monde d’hier pour penser la Vienne de Freud et le geste de Freud, j’aimerais faire quelques remarques pour poser certains éléments nécessaires.

Premièrement, il s’avère que, si je ne parle que du début de cet ouvrage, ce livre mérite d’être lu en entier. En effet, il élabore aussi – littérairement – ce qu’il en est de l’advenue à l’échelle historique du réel au sens lacanien, de la mort et de la destructivité pulsionnelle, et même de la mort et de la destructivité collective de masse. Bref, il en va là du malaise dans la culture – dont le point culminant, innommable, est la Shoah1. Voilà qui permet de réfléchir au contexte du 2e temps de l’œuvre de Freud et de son geste.

1 Sur cette question, je renvoie à J.-J. Moscovitz, D’où viennent les parents ?

Deuxièmement, concernant le contexte culturel de l’œuvre de Freud, je tiens à préciser que nous disposons bien sûr de nombreux travaux de psychanalystes, dont des psychanalystes de notre École de Strasbourg – évoquons Lucien Israël, Marcel Ritter, Jean- Marie Jadin, Jean-Richard Freymann2. De plus, nous disposons aussi des travaux de tout un ensemble d’historiens, de Schorske à Elisabeth Roudinesco, en passant par Jacques Le Rider et Peter Gay, ou encore Eli Zaretsky3, pour ne citer que quelques noms. Et, bien sûr, en vous parlant, j’élabore leurs travaux.

Troisièmement, je vous propose de parler du contexte culturel de Freud dans l’optique d’une histoire psychanalytique de la culture, celle que je développe pour mes réflexions ailleurs sur Warburg4 et sur Hamlet5, et ici sur Zweig. Cette histoire psychanalytique de la culture, je l’envisage fondamentalement une histoire des discours6, collectifs comme subjectifs. Cela me permettra d’essayer de vous présenter en quoi Freud a fondé le discours analytique en le dégageant des discours ambiants de son époque, mais aussi en élaborant des éléments féconds dans son contexte culturel, de manière radicalement ouvrante, pour fonder cette novation radicale qu’est la psychanalyse.

D’un point de vue psychanalytique, la réflexion sur le contexte culturel ne doit pas nous écarter de la question de l’inconscient, mais elle doit nous aider à parler prioritairement de l’inconscient, comme de la clinique psychanalytique. Bref, c’est pour envisager la complexité de la subjectivité, de la parole et de la psychanalyse que je m’intéresse ici à la question de la culture. En ce sens, je partirai de l’éthique de la psychanalyse telle que l’a éclairée Lacan. Celle-ci soutient la singularisation du discours du sujet par rapport au discours ambiant7. Et pour cela, je me baserai sur un approfondissement des apports de notre École de Strasbourg, comme du freudo-lacanisme le plus fécond.

Dans ce cadre comme ailleurs, le double héritage sur lequel se fonde notre École de Strasbourg a beaucoup à nous dire. En effet, ce que ce double héritage s’appuie, pour parler

2 Citons entre autres J.-P. Dreyfuss, J-M. Jadin, M. Ritter, Qu’est-ce que l’inconscient ? Toulouse, Arcanes-érès.

3 Citons par ex., parmi tant d’autres titres, E. Roudinesco, Freud en son temps et dans le nôtre ; de J. Le Rider, concernant Freud, voir Freud, de l’Acropole au Sinaï ; concernant Zweig et plus largement, Modernité viennoise et crises de l’identité, ou Les Juifs viennois à la belle époque (1867-1914), ainsi que la récente édition de

S. Zweig, L’esprit européen en exil, éd. J. Le Rider et Kl. Renoldner, Bartillat, 2020, trad. J. Le Rider ; de Peter Gay, Freud ; de C. Schorske, Vienne fin de Siècle ; d’E. Zaretsky, Le Siècle de Freud.

4 Je me permets de renvoyer à mon intervention « Mythe et fantasme dans le cheminement intellectuel et psychanalytique d’Aby Warburg » au séminaire de Jean-Richard Freymann, FEDEPSY, « Fantasmes et mythes », année 2020, séance du 12 juin 2020 : https://www.youtube.com/watch?time_continue=4027&v=PR_dN5RMF60&feature=emb_logo

5 Pour un projet d’ouvrage chez Arcanes-érès.

6 Concernant la question de l’histoire culturelle des discours, l’œuvre de Michel Foucault est incontournable. Voir par ex. L’Archéologie du savoir.

7 L. Israël, Boiter n’est pas pécher, Arcanes-érès, coll. « Hypothèses », 2010.

des fondateurs, d’un côté, sur le souci de la clinique et de la créativité chères à Lucien Israël, et, de l’autre, la fidélité à l’apport de Lacan (que l’on trouve aussi chez Lucien Israël bien sûr) et l’étude systématique des textes chers à Moustapha Safouan.

Quatrièmement, au regard du contexte contemporain, je pense que le pas de côté relevant d’une histoire psychanalytique de la culture ouvre à une historicisation de nos interrogations et des discours contemporains. Cette historicisation n’est pas sans intérêt pour nous qui vivons dans une société où le présentisme règne le plus souvent8.

Cette historicisation nous permet aussi de réfléchir à la manière dont nous pouvons donner à entendre, dans ce contexte contemporain, la psychanalyse, c’est-à-dire son apport et sa créativité, sa portée clinique et culturelle, mais aussi son soutien à la singularisation du sujet et de son discours propre par rapport au discours de son environnement.

Cinquièmement, il s’agira pour moi d’insister sur 4 axes : la portée actuelle du geste et de l’œuvre de Freud ; le contexte culturel et le geste de Freud dans ce contexte ; la clinique analytique, qui est en fait première ; et le texte de Freud et donc sa théorie, son vocabulaire, envisagé aussi en allemand. Quatre mots donc, pour être synthétique, et si je remets les choses dans l’ordre : clinique, théorie, actualité, contexte culturel.

Sixièmement, c’est en ce sens que j’aimerais essayer d’ouvrir de nouvelles voies, de nouvelles pistes avec Freud. Ce pour m’adresser au « profane », comme y insiste systématiquement Freud, face aux discours dominants contemporains qui se situent du côté du rejet du désir

C’est d’ailleurs ce que Freud a fait : ouvrir une nouvelle voie en fondant un dispositif et une technique, mais aussi une forme spécifique de science, appelés psychanalyse. Véritable exploit culturel si l’on considère l’histoire pour ce qu’elle est : quelque chose de tragique, de conflictuel, de dynamique et d’ouvert, et non comme un plat résultat à contempler a posteriori, de manière tout aussi plate. Et c’est dans cette histoire que j’aimerais pour ma part situer Freud et son geste, avec ce que cela implique en termes de prise en compte du contexte culturel de l’époque. En ce sens, je vous propose de nous intéresser à la manière dont Freud a inventé le discours psychanalytique en le dégageant des discours collectifs de l’époque.

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8 Sur le présentisme comme régime d’historicité relevant d’un présent qui se veut auto-suffisant et délié du passé et de l’avenir, voir l’ouvrage de l’historien du monde grec F. Hartog, intitulé Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps.

J’en viens maintenant à Stefan Zweig. Quelques mots de présentation. Stefan Zweig est un écrivain juif viennois, né en 1881, vingt-cinq ans après Freud. Il appartient donc à la génération suivante, marquée par l’œuvre de Freud. Essayiste, romancier, il est l’une des figures intellectuelles et littéraires fondamentale du monde d’hier, de la Vienne et de l’Europe d’avant le nazisme. Son œuvre profonde, multiple, largement nourrie de celle de Freud, est toujours extrêmement lue.

Issu d’une grande famille de la bourgeoisie juive viennoise, Zweig est un représentant de l’humanisme cosmopolite, ce discours collectif important à l’époque – et j’aimerais dans ma réflexion positionner Freud dans la tectonique des discours collectifs de son époque. Zweig est un compagnon de route de la psychanalyse, un défenseur de celle-ci dans le débat public, un ami de Freud qui admire son œuvre et avec lequel il dialogue en profondeur, par exemple dans leur correspondance, où ils parlent bien sûr beaucoup de psychanalyse et de littérature, entre autres. Zweig a écrit divers textes sur Freud et sur la psychanalyse – dont il serait intéressant de parler à l’occasion, aussi pour en pointer les importantes limites. J’aimerais aussi noter ici que Zweig a présenté à Freud Romain Rolland et Salvador Dali. Le portrait de Freud qu’il fait à la fin du Monde d’Hier est saisissant.

Avec la montée du nazisme, Zweig s’exile et s’installe au Brésil. En 1942, Zweig s’y suicide de désespoir.

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Le Monde d’hier, que l’on présente souvent comme les Mémoires de Zweig, est en fait un portrait de la Vienne et de l’Europe jusqu’en 1939. C’est pour cela que le sous-titre de l’ouvrage est : « Souvenirs d’un Européen ». Ce livre, Zweig l’écrit au Brésil entre 1939 et 1941. C’est dans l’immédiat après-coup de la destruction de la Vienne et de l’Europe d’avant le nazisme que Zweig écrit les Mémoires de la Vienne de Freud et de cette Europe. Le livre paraît en 1943, un an après sa mort.

J’aimerais faire quelques remarques sur l’écriture et sur la réflexion de Zweig dans cet ouvrage, pour dire quelques mots de l’écoute psychanalytique de la parole littéraire, mais aussi pour insister sur ce qui fait, selon moi, la parole psychanalytique, telle que Freud l’a fondée.

Pour pénétrante, l’analyse de Zweig n’est pas sans être régulièrement marquée par d’importantes idéalisations. Par exemple, en ce qui concerne la monarchie habsbourgeoise

régnant sur l’Autriche-Hongrie9, ou en ce qui concerne la minimisation de la crise économique de 1873. Concernant la dictature brésilienne alors qu’il était installé là-bas, ou concernant la manière de lutter contre le nazisme, et concernant le caractère absolument destructeur du nazisme, Zweig n’a pas non plus été lucide. Sur l’Horreur du nazisme, c’est son ami l’écrivain viennois Joseph Roth qui l’aidera à ouvrir les yeux dans les années 193010. Plus encore, Zweig refuse longtemps, jusqu’au milieu des années 30, d’engager sa parole politiquement, ce qui est critiquable dans une situation politique aussi tragique. Mais à partir de la moitié des années 30, il s’engage enfin pour défendre les Juifs et les enfants juifs, tout en refusant toujours de critiquer publiquement l’Allemagne nazie11. Il reste que cette réticence à s’engager, pour problématique, n’est pas une marque d’indifférence, mais qu’elle le déchire12 – en termes analytiques, peut-être peut-on y voir quelque obsessionnalité.

Ces idéalisations et cette réticence à s’engager sont aussi liées au discours collectif, important à l’époque, de l’humanisme cosmopolite. Cet humanisme cosmopolite, Zweig en critique d’ailleurs lui-même les limites, dans Le Monde d’hier comme déjà dans son très bel essai de 1934 sur l’humaniste renaissant Erasme.

Il reste que j’aimerais tout de même relever que Zweig a eu le mérite de toujours militer, même aux heures les plus sombres, pour une union européenne transnationale.

De plus, indépendamment des accointances subjectives que l’on peut avoir ou non avec les choix esthétiques de Zweig comme écrivain, la position analytique me semble demander d’écouter dynamiquement cette idéalisation et ces limites dans la parole littéraire de Zweig. Ce d’autant plus que cette dernière est malgré tout restée ouverte, et que les limites de Zweig n’ont pas impliqué, à la différence d’autres intellectuels, des engagements politiques problématiques au regard de l’Histoire. Et puis le psychanalyste, dans l’écoute de la parole littéraire ou en séance, a lui aussi nécessairement, comme tout sujet, ses illusions – son fantasme. C’est pour cela que la parole psychanalytique, avant tout, relève d’un travail d’énonciation, d’écoute et de dialectisation des illusions – du fantasme – comme y insiste Lacan qui a parlé de nécessaire « naïveté » du psychanalyste13. D’ailleurs, Lacan a ajouté à cela que la résistance, dans la psychanalyse, c’est avant tout celle du psychanalyste. Voici ce

9 C. Magris, Le Mythe et l’empire.

10 Voir Correspondance 1927-1938, Stefan Zweig/Joseph Roth, Payot et rivages, 20213, trad. P. Deshusses ; voir particulièrement la préface de ce dernier.

11 Voir sur ce point les textes introductifs de J. Le Rider et de K. Renoldner à S. Zweig, L’esprit européen en exil, éd. J. Le Rider et Kl. Renoldner, Bartillat, 2020, trad. J. Le Rider ; ainsi que S. Zweig, Pas de défaite pour l’esprit libre, Albin Michel, 2020, trad. B. Cain-Hérudent ; et la préface de L. Seksik dans cet ouvrage.

12 Ainsi qu’il l’exprime dans le texte « L’exigence de solidarité », L’esprit européen en exil, op. cit.

13 Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 », dans Autres Écrits.

qu’il dit en effet sur ce point : « Il n’y a qu’une seule résistance, c’est la résistance de l’analyste14. » Bref, comme nous le rappelle Lacan, la psychanalyse n’a donc rien à voir, malgré bien des déviations dans la pratique, avec la croyance en la possibilité d’une position de surplomb (de Savoir), qui dégagerait le sujet (-psychanalyste) de toute illusion, et lui donnerait la possibilité de considérer, depuis cette position de surplomb (de Savoir), les illusions et les idéalisations de l’autre15.

En ce sens, le geste fondateur de Freud (en premier lieu dans L’Interprétation du rêve) fut justement, il le dit lui-même, de « partager » ses « rêves » autant que de les « interpréter ». Il s’est agi pour lui de témoigner de ses illusions, de son fantasme – et partant de la conflictualité inhérente à la subjectivité – autant que de les traverser et de se retourner dessus. C’est d’ailleurs en cela, dit-il, que consiste le « surmontement » ou « surmontement de soi »,

« (Selbst)überwindung », analytique. J’aimerais ici citer Freud. Dans L’Interprétation du rêve, dans le chapitre sur les affects dans le rêve, voici ce que dit Freud, plutôt littéralement :

« On ne peut pas se cacher le fait qu’un difficile surmontement de soi fait partie du fait d’interpréter et de partager ses rêves » (« Man kann sich’s nicht verbergen, daß schwere Selbstüberwindung dazu gehört, seine Träume zu deuten und mitzuteilen16 »).

On pourra aussi citer par exemple la manière dont Freud témoigne, dans le chapitre sur la méthode de l’interprétation du rêve, de l’exigence éthique de la psychanalyse : « avoir à surmonter (…) des difficultés » dans le travail « d’interprétation du rêve » (« j’ai à surmonter des difficultés », « Schwierigkeiten (…) habe ich zu überwinden »). Et Freud de citer en français Delboeuf (philosophe et psychologue belge de la 2e moitié du XIXe siècle, qui a travaillé sur l’hypnose), dont il transpose la réflexion au champ psychanalytique : « tout psychologue est obligé de faire l’aveu même de ses faiblesses s’il croit par là jeter du jour sur quelque problème obscur 17. »

Bref, la réflexion de Freud relève de la psychanalyse originelle (Octave Mannoni parle d’« analyse originelle », ce qu’approfondit Chawki Azouri18) fondatrice de la psychanalyse. Le geste théorique de Freud est pour lui une manière de traverser ses propres évitements, son propre fantasme, sa propre résistance, ses propres failles, sa propre

14 J. Lacan, Le Séminaire II., 1954-1955, Le moi dans la théorie de Freud, 19 mai 1955.

15 Sur le fait que le psychanalyste n’en a jamais fini avec son fantasme, voir F. Perrier, La Chaussée d’Antin I.

16 Gesammelte Werke, II-III., p. 489.

17 Gesammelte Werke, II-III., p. 110.

18 O. Mannoni, « L’analyse originelle », dans Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène ; Ch. Azouri, « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », Arcanes-érès, coll. « Hypothèses », 2015.

obsessionnalité. Il en va là de l’éthique de la psychanalyse, comme traversée, avant tout par le psychanalyste, du fantasme, comme traversée de sa propre résistance, ouvrant à un retournement dialectique sur le fantasme. Ce qui seul soutient le travail analytique du psychanalysant. Ainsi en est-il concernant Freud en premier lieu dans son texte de 1905 sur sa patiente Ida Bauer, qu’il dénomme « Dora19 » (tel que Lacan l’éclaire et le met au travail20). Et ce, même si, dans le travail avec Ida Bauer, Freud expérimentera ses propres limites.

Ainsi, à mon sens, réentendre le geste de Freud dans sa fraîcheur, réentendre sa psychanalyse originelle, c’est partir de cette exigence éthique qu’a éclairée Lacan (et qu’il a éclairée, afin que la psychanalyse ouvre la parole du sujet à l’Autre barré, au champ de l’Autre21, et afin de soutenir et déployer le pacte symbolique qui fonde sa parole22).

Et, de ce point de vue, Zweig est un contemporain de Freud qui, comme d’autres, a entendu le message de Freud dans sa fraîcheur, et nous permet de réentendre celui-ci en ce sens. Car la parole littéraire de Zweig est marquée par Freud en ce qu’elle témoigne d’une traversée des illusions subjectives, d’une dialectisation de la conflictualité subjective, et d’une ouverture au réel et au devenir. Cela fait qu’on ne peut qualifier Zweig d’auteur platement idéaliste. Pour illustrer mon propos, je tiens à citer, dans une traduction personnelle, un passage du chapitre « Le coucher du soleil » dans le Monde d’hier :

« Ne serait-il pas meilleur pour moi – ainsi continuait ma rêverie en moi – que quelque chose d’autre advienne, quelque chose de nouveau, quelque chose qui me rende plus intranquille (unruhiger), m’excite plus et me rende plus curieux (gespannter), me rajeunisse, en exigeant de moi un nouveau et peut-être encore plus dangereux combat ? »

Bref, il y a bien là, dans l’écriture de Zweig, une forme littéraire de traversée éthique par le sujet de ses propres illusions. Il y a là une forme littéraire, non analytique (plus classiquement narrative donc que divisée, bifurquante, éclatée – comme l’est la parole analytique) du « surmontement de soi », tel que Freud l’envisage et le pratique dans le champ analytique et sous forme analytique.

Concernant son cheminement littéraire, Zweig situe celui-ci dans ce cadre : comme geste pour dégager sa parole du « complexe de sécurité » qui fut celui du discours de sa

19 S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora), dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.

20 J. Lacan, « Intervention sur le transfert », dans Écrits. Concernant le retournement dialectique du fantasme, voir Jean-Richard Freymann, « À quel banquet nous convie Lacan ? Lacan avec les psychanalystes », dans L’art de la clinique, Toulouse, Arcanes-érès, coll. « Hypothèses », 2013, p. 225-239.

21 J.-R. Freymann, Éloge de la perte, Arcanes-érès, coll. « Hypothèses ».

22 A. Didier-Weill, Les trois temps de la Loi.

société, de son père, de sa famille. Zweig cherche à dégager sa parole du complexe de son père – et de la société telle que l’a construite la génération de ses parents. Intéressante définition de la subjectivation, je trouve.

Sans doute faut-il ajouter à cela que Zweig a aussi déployé son propre « complexe de sécurité », sa propre matrice d’illusions narcissiques que traverse le travail d’écriture dont ce livre est le fruit. Bref, il y a dans ce livre un travail explicite, assumé comme tel, de traversée dialectique et interminable de ses propres illusions.

Car Zweig sait que la vérité est un mi-dire, ou tout du moins qu’elle est un dire partiel, ainsi que le lui a dit Freud : « il n’y a pas plus de vérité à 100% que d’alcool à 100%. »

En somme, malgré les limites de Zweig, limites qu’il essaie de traverser, d’appréhender et qui le déchirent, étudier Le Monde d’hier est pour nous une manière d’entrer dans le contexte culturel de l’œuvre et du geste de Freud, et des débuts de la psychanalyse. Zweig pense avec Freud et parle de Freud, de sa théorie de la culture, de son apport culturel. Mais il ne nous parle pas en tant que telle de la psychanalyse comme dispositif ni comme discours. Il reste que lire Zweig est malgré tout utile pour se pencher sur le monde de Freud dans ses différentes facettes afin de mieux appréhender le geste de Freud, la naissance et les débuts de la psychanalyse. Mais aussi, je tiens à insister sur ce point, cela nous est utile afin d’appréhender la psychanalyse en tant que dispositif de parole spécifique. Et le dispositif spécifique de la psychanalyse déploie et écoute les signifiants du psychanalysant, pour, dans le transfert, ou mieux, dans la transférisation23, soutenir le déploiement puis la traversée de son fantasme, en un retournement dialectique. Ce qui importe, c’est bien la dynamique de la parole du sujet afin de faire se lever son désir, et l’éthique et la créativité qui lui sont inhérentes. Et il me faut aussi insister sur l’importance, pour la psychanalyse, de la question de la singularisation de la parole du sujet, et du dégagement du discours ambiant dans lequel il est plongé. Car c’est une question qui m’importe particulièrement en ce qui concerne l’histoire de la culture dont je parle ici, qui est fondamentalement une histoire des discours. Oui, cela m’importe particulièrement pour essayer de voir comment Freud a dégagé sa parole des discours collectifs de son environnement. Pour voir comment il a construit le discours psychanalytique par rapport aux discours collectifs (au pluriel) de son époque, justement comme dispositif de dégagement par le sujet de sa parole des discours de son environnement – de dégagement de l’Autre, nous dit

23 J.-R. Freymann, Amour et Transfert, Arcanes-érès, coll. « Hypothèses », 2020 (avec des textes de M. Ritter, G. Riedlin, L. Goldsztaub, M. Patris).

Lacan24. Car, lorsque je dis cela, je me base bien sûr sur Lacan qui, en élaborant Freud, est allé plus loin que lui25.

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En fait, j’aimerais ici vous présenter une élaboration avec ce que nous dit Stefan Zweig, concernant Vienne et l’Europe de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1914. Et cela engage la question de la culture.

Plus précisément, j’aimerais mettre au travail ce que nous dit Zweig dans le même esprit que certaines analyses de Freud dans L’Homme Moïse et le monothéisme – que Zweig évoque à la fin du Monde d’hier. En effet, je trouve qu’il y a certains échos entre le Moïse et le Monde d’hier, en ce qu’il s’agit dans les deux ouvrages, comme l’écrit Freud, d’étudier

« les progrès culturels de l’humanité et les changements intervenus dans la structure des communautés humaines26 ». Plus encore, il s’agit pour Zweig (et ici Zweig met au travail Freud), comme pour Freud en général – et pour Lacan bien sûr – d’étudier dans leur complexité et leurs ambiguïtés les progrès et les régressions culturels. J’aimerais ici insister à quel point ce sont là des questions classiques à l’époque, que l’on retrouve par exemple aussi chez Nietzsche (Zweig a écrit sur Nietzsche), ou chez l’historien de l’art et de la culture Warburg dont je vous ai parlé ailleurs.

Bref, les réflexions de Zweig – mettant au travail Freud – sur la culture, son histoire, sa complexité, son évolution, sont bien fécondes pour nous. C’est aussi le cas pour donner à entendre la portée culturelle de la psychanalyse, concernant l’histoire de la culture, mais aussi dans notre situation culturelle contemporaine.

D’ailleurs, pour en revenir au Moïse de Freud, Freud essaie d’étudier, concernant la figure de Moïse et son apport, le judaïsme, ce qu’il appelle une « époque de floraison culturelle27 ». Et dans le Monde d’hier, Zweig étudie certes les régressions culturelles de l’Europe qui mèneront à l’Horreur. Mais il étudie aussi les progrès culturels, liés aux Lumières, qui ont eu lieu avant celles-ci, et contre lesquels le nazisme comme « révolution culturelle » a réagi28. Et ces progrès culturels ne se font pas sans trancher dans bien des

24 Par exemple dans J. Lacan, Le séminaire livre XVI, 1968-1969, D’un Autre à l’autre.

25 Sur cette question, je me permets de renvoyer à D. Lorrain, « Mythologie de Lacan, Mythologie de Freud,

Ephéméride 9, https://fedepsy.org/category/ephemeride/

26 L’Homme Moïse et la religion monothéiste, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1986, p. 173, Gesammelte Werke

16, p. 174.

27 Ibid., p. 189.

28 Selon l’expression de l’historien du nazisme J. Chapoutot dans son ouvrage La révolution culturelle nazie.

résistances. De ce point de vue, dans son livre, malgré ses limites, Zweig arrive à rendre compte de la dynamique et de l’ambivalence, de la complexité et des conflictualités du monde de Freud. Il pose aussi des questions qui restent à mon sens toutes d’une grande actualité.

Plus encore, concernant les discours et les mécanismes collectifs, Zweig met au travail Freud et sa réflexion sur la subjectivité et sur la culture. Il parle longuement de la sexualité. Mais aussi, il le dit, Zweig a pleinement conscience que le sujet est le produit de sa culture, je dirais, du discours collectif. En même temps, Zweig analyse avec lucidité, je cite, la « dissociation », ce que l’on appelle le clivage de l’objet qui est omniprésent dans les discours collectifs. Zweig analyse aussi, comme il le dit, la cruauté de la société, des collectifs, contre ceux qui révèlent leurs secrets et leurs injustices.

Bref, mon hypothèse ici est que, ce à quoi Zweig nous aide particulièrement, c’est à appréhender ce qu’il en est, concernant le monde de Freud, des dynamiques et de l’évolution de la culture, des discours collectifs et des subjectivités. Voilà qui nous sera utile pour appréhender Freud dans son contexte culturel.

***

À mon sens, Zweig nous permet de voir en quoi la société viennoise européenne connut une profonde évolution. Dès lors, j’aimerais maintenant en venir aux quatre temps de l’évolution culturelle de la Vienne de Freud, telle que Zweig les développe. Pour le reformuler dans des termes qui cherchent à mettre au travail le propos de Zweig, je dirais :

1er temps : Qu’il existe tout d’abord dans la Vienne de Freud ce que j’appellerais la

« société d’avant-hier » où domine, comme le dit Zweig, le discours collectif du la bourgeoisie libérale ;

2e temps : Qu’advient à partir de la fin du XIXe siècle ce que j’appelle la société d’hier proprement dite ; grâce au travail culturel des générations de Freud et de Zweig (des membres de ces générations qui vont en ce sens) a lieu une ouverture des discours collectifs et des subjectivités ;

3e temps : Qu’advient aussi à la fin du XIXe siècle la société de masse (que Freud a étudiée dans sa Psychologie des masses), avec le déploiement du nationalisme qui mènera à la Première Guerre mondiale et au nazisme ;

4e temps : Et puis, tragiquement, a lieu dans les années 30 le triomphe du nazisme et la destruction de la culture européenne de l’époque et de l’Europe et le meurtre de masse des

Juifs d’Europe, telle que les constate tragiquement Zweig entre 1939 et 1942 – lui qui appréhende que quelque chose relevant de l’Horreur absolue est en train d’arriver aux Juifs.

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Commençons donc par le 1er temps, par ce que j’appellerais donc la société d’avant- hier, qui est la société dans laquelle sont nés Freud puis la psychanalyse. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, à l’époque que Zweig appelle « préfreudienne » (car il fait de l’œuvre de Freud un vecteur de changement culturel majeur) dominait le discours collectif de la bourgeoisie libérale. Ce discours collectif, Zweig en présente la complexité – sauf sur un point important, nous le verrons. Si parfois on trouve une connotation de nostalgie quand il parle de cette société d’avant-hier, il s’avère que Zweig mène une solide critique de cette société.

D’un côté, ce discours collectif de la société d’avant-hier est marqué par l’évolutionnisme culturel, et sa religion ou son mythe collectif du Progrès inéluctable – qui occulte le réel au sens lacanien du terme. C’est là une époque où, nous dit encore Zweig (qui pointe les signifiants importants dans le discours ambiant de la Vienne de Freud), la

« sécurité » (du sujet bourgeois, de la classe sociale bourgeoise, y insiste Zweig en lecteur de Balzac auquel il a consacré un essai) est recherchée et sans cesse invoquée. Il y a là une foi évolutionniste dans le progrès, dans la technique et la science.

Il y a là encore, ajoute Zweig, un « délire optimiste », croyant en un progrès moral et culturel rapide et continu. Dans cette société d’avant-hier, le moralisme domine et rejette la sexualité et le corps, mais aussi la singularité du sujet et le féminin, tout en étant foncièrement hostile à la jeunesse, aux femmes, et à l’amour. Le système économique est inégalitaire, et le libéralisme fait selon Zweig l’erreur humaine et politique de ne pas prendre soin d’une bonne partie de la population et de les laisser dans la misère. Mais les relations économiques et sociales, à Vienne, vont quelque peu vers des compromis et vers quelques progrès sociaux, constate Zweig qui politiquement est plutôt proche des sociaux-démocrates.

À Vienne donc, à la classe bourgeoise, ce système économique prodigue un rythme de vie tempéré, bien loin, précise Zweig, de l’« accélération » du rythme de vie qui aura lieu avec l’advenue de la société de masse à la fin du XIXe siècle. Il n’existe pas encore, insiste Zweig, à Vienne, ni en Autriche, de société de masse comme déjà en Allemagne, en France ou en Angleterre. La Vienne de Freud et de Zweig, c’est la Cacanie de Musil, autre auteur viennois de l’époque, dans son grand roman – passionnant pour nous – L’homme sans qualités : un royaume à l’État et à l’économie qui apparaissent désuets au regard de

l’hyperorganisation économique et étatique qui naît ailleurs dans les grandes nations européennes. Pour le dire dans mes termes, Zweig insiste largement sur le caractère non hyperorganisé de cette société, qui n’est pas encore une société de masse. Et c’est un élément que je trouve particulièrement fécond dans sa description du contexte culturel – pour saisir la différence d’avec notre société à nous, j’y reviendrai à l’avenir.

Dans cette société, l’école relève d’une logique patriarcale et cherchant à soumettre les élèves et à rejeter, dit-il, leur énergie, leur élan, leur sexualité, leur désir. Il y a là, précise Zweig, un « autoritarisme » scolaire où la parole est fondamentalement « verticale » – ce qui fait que la parole des élèves comme sujets est rejetée. Il y a dans la Vienne de Freud, dit Zweig, un véritable rejet de la jeunesse. Ce rejet n’est d’ailleurs pas aussi présent à Berlin à la même époque, constate-t-il. D’ailleurs, Zweig nous en parle ; Berlin (lieu important aussi pour l’histoire de la psychanalyse) sera aussi un lieu d’ouverture tout à fait formidable à l’époque – comme en témoigne d’ailleurs récemment le dernier ouvrage de l’historien de l’art et de la culture Horst Bredekamp sur Warburg et sur l’ethnologie berlinoise de l’époque29. Je tiens à évoquer les travaux passionnants de Horst Bredekamp (qui a aussi travaillé sur Freud et Lacan30) car le passage que j’ai dans le passé fait à Berlin, comme Visiting Fellow dans le département de l’Université Humboldt qu’il dirigeait, a compté pour la réflexion que je développe ici.

En somme, dans la société d’avant-hier, ce sont le réel, le tragique qui sont évacués – du fait du mythe collectif évolutionniste31. Dans ce discours collectif libéral, les forces destructives inhérentes à la subjectivité sont, dit Zweig évoquant explicitement Freud,

« refoulées » – réprimées – « sous une légère couche ». Sur ce point, il est manifeste que Zweig élabore ce que Freud nous dit dans les « Considérations sur la guerre et la mort » écrites pendant la Première Guerre mondiale, ainsi dans ses réflexions sur la culture – en premier lieu « Le Malaise dans la culture » de 1929.

En même temps, ajoute Zweig, cette société d’avant-hier est complexe et ambivalente. En effet, cet optimisme culturel du monde libéral a en même temps selon lui quelque chose de fécond sur certains plans, malgré tout, avec la valorisation du travail culturel et de l’indépendance du sujet que l’on trouve dans le discours collectif. C’est d’ailleurs ce qui se déploie dans le cadre des milieux intellectuels et artistiques gravitant autour de la revue Die Neue Freie Presse, à l’orientation politique libérale. C’est cette revue, haut lieu des débats

29 H. Bredekamp, Aby Warburg, der Indianer.

30 Citons sa Théorie de l’acte d’image.

31 C’est une question importante dont j’ai parlé dans mon intervention récente sur Warburg, op. cit.

viennois et européens, lieu lui ouvert à la jeunesse, qui va lancer Zweig. Cette revue accueillera bien d’autres figures importantes de l’époque, comme par exemple, pour parler de littérature, Schnitzler, l’écrivain préféré de Freud, ou le poète Rilke, qui est aussi ami avec Freud.

En somme, Zweig trouve, dans l’après-coup de son existence emportée, comme le monde, dans la destruction nazie (et le nazisme est avant tout le résultat de la société de masse poussée à son extrême), que ce monde d’avant-hier avait tout de même le mérite de valoriser (pour les hommes bourgeois, certes, comme il le dit) un rythme existentiel tempéré. Cette société d’avant-hier viennoise avait aussi le mérite de valoriser une relation au passé marquée par une exigence de mémoire ; alors que la société de masse, avec son rythme existentiel accéléré, a tendance à laisser de côté la mémoire, la transmission, dit Zweig. Car la question de la transmission est centrale pour Zweig, j’en parlerai une autre fois. Bref, tout ceci n’est pas sans intérêt pour nous, qui vivons dans une société où le présentisme règne le plus souvent.

De plus, ajoute Zweig, le discours libéral de l’époque est problématique politiquement. Il néglige les problèmes sociaux posés par le capitalisme débridé de l’époque, ce qui favorise, dit Zweig, la montée du nationalisme allemand antisémite. Mais le discours libéral est aussi (et cela, Zweig n’en parle pas) très germanocentré et très légitimiste vis-à-vis de la monarchie habsbourgeoise. En effet, la réalité politique de cette monarchie ne correspond pas au discours officiel « supranational ». De cela donc, Zweig ne parle pas car il idéalise la monarchie habsbourgeoise. De plus, il aura toutes les difficultés à véritablement prendre en compte ce qu’il en est véritablement de la montée de l’antisémitisme – ce qui se retrouve dans son portrait ambigu du maire chrétien-démocrate et antisémite de Vienne, Lueger.

Car avec la crise économique de 1873, due à un krach financier, et avec l’advenue de tout un ensemble de scandales financiers, les libéraux vont être politiquement discrédités. Alors de nouveaux partis de masse vont commencer à jouer un rôle politique. Ainsi des chrétiens-démocrates antisémites de Lueger. Ainsi aussi des sociaux-démocrates et des socialistes. Ceci est important à noter car cette évolution changera de manière très substantielle la tectonique des discours collectifs dans la Vienne de Freud.

D’ailleurs, Freud et Zweig, dans leurs œuvres, prennent en compte la crise qu’ont connu à l’époque les Lumières et le libéralisme politique. Ils tirent même les conséquences de la crise du libéralisme politique, et des limites des Lumières rationalistes et du libéralisme du

parti libéral. Cela permettra à Freud, il me semble, de proposer une forme plus lucide et plus aboutie des Lumières32 – plus « sombre » comme y insiste Élisabeth Roudinesco.

***

En conclusion de ce texte, qui appelle une suite, j’aimerais évoquer rapidement la société d’hier telle que la caractérise Zweig, et qui succède à la société d’avant-hier des pères de la génération de Zweig. Alors advient une société nouvelle, avec de nouveaux discours collectifs. Pour en dire deux mots, cela constitue par bien des points une évolution culturelle féconde dans laquelle Freud et la psychanalyse jouent un rôle central, ainsi que tout un ensemble d’auteurs et d’artistes qui pour partie sont associés à Freud, et qui sont surtout les acteurs historiques et culturels de l’ouverture qui a lieu avec l’advenue de la société d’hier.

Concernant cette société d’hier, Zweig insiste sur le fait qu’a lieu à l’époque une ouverture des discours collectifs et des subjectivités à la prise en compte de tout un ensemble d’éléments fondamentaux – prise en compte générale, pas psychanalytique, mais à laquelle la psychanalyse dans sa portée culturelle a participé. Ainsi a lieu à l’époque, sur différents plans, une véritable ouverture des discours collectifs et des subjectivités à différentes choses fondamentales pour la psychanalyse : à la sexualité et à la jeunesse, dans une certaine mesure aux femmes et au féminin, dans une certaine mesure aussi à l’homosexualité (La Confusion des sentiments de Zweig témoignant de celle-ci) – en même temps que le chemin sera encore long pour une plus importante reconnaissance. D’ailleurs sur ce point, ce que dit Zweig va dans le sens de ce que montre Élisabeth Roudinesco dans son très passionnant livre La Famille en désordre33, qui nous aide à historiciser ces questions.

Sur la question du féminin qui nous importe, je tiens aussi à préciser que notre École de Strasbourg, particulièrement avec Lucien Israël, a aussi posé en profondeur et de manière éclairante cette question34. Je vous en parlerai une autre fois.

Mais j’approfondirai dans un autre texte ma réflexion sur Zweig, dont cette question de la société d’hier, de la nouvelle société qui advient en partie grâce à Freud et à la psychanalyse, mais qui aussi favorise en même temps le développement de la psychanalyse à cette époque.

32 Concernant Freud et les Lumières, voir É. Roudinesco, Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre ; et

A. Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient.

33 Même si je ne suivrai pas tout à fait l’auteur sur la question de l’homosexualité, car je ne vois pas pour ma part de souhait de normativité dans la revendication par les sujets homosexuels des mêmes droits politiques que les sujets non-homosexuels.

34 L. Israël, Boiter n’est pas pécher, Arcanes-érès, coll. « Hypothèses », 2010.

Jacques Lacan, La direction de la cure et les principes de son pouvoir (Rapport du colloque de Royaumont)

Jacques Lacan, La direction de la cure et les principes de son pouvoir Rapport du colloque de Royaumont (10-13 juillet 1958) 1
Commentaire du Chapitre II : Quelle est la place de l’interprétation ?

Le premier rapport du colloque international de Royaumont sur « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » publié dans La psychanalyse (vol 6, p 169) en 1961, puis dans les Ecrits en 1966, traite les questions suivantes :

  1. Qui analyse aujourd’hui ?
  2. Quelle est la place de l’interprétation ?
  3. Où en est-on avec le transfert ?
  4. Comment agir avec son être ? et se conclut par
  5. Il faut prendre le désir à la lettre

Lacan y dénonce les dérives et innovations malheureuses post-freudiennes et préconise un retour à Freud pour, de là, avancer selon ses propres innovations (notamment le rôle du signifiant) en confortant et généralisant la découverte freudienne sans la dévoyer. Nous proposons ici une lecture du second chapitre.

  1. De son tour d’horizon de l’actualité psychanalytique restitué au chapitre précédent, Lacan retient que l’interprétation y prend la moindre place et ce, non parce qu’elle serait négligée mais parce que « l’abord de ce sens témoigne toujours d’un embarras2 » : Les analystes n’ont pas réduit la place et le rôle de l’interprétation dans leur pratique, mais manifestent une gêne, comme une difficulté à définir positivement cet acte difficile qui mobilise une de leurs facultés personnelles, le sixième sens qu’il ont dû développer.

1 Note de J. Lacan « Ce rapport est un morceau choisi de notre enseignement. Notre discours au Congrès et les réponses qu’il a reçues, l’ont replacé dans sa suite. »

2 J. Lacan, Ecrits II (1966), La direction de la cure, Paris, Le Seuil, 1999, p69

Signe de cet embarras sont les précautions prises par les auteurs pour aborder l’interprétation. Ils dissèquent la parole du psychanalyste afin de séparer ce qui ne serait qu’habillage et babillage de ce qui serait l’acte noble et essentiel : la parole interprétative pure. Au point que même la mention d’un acte de résistance dans la conduite du sujet sera seulement considérée comme un dire éclairant et ne méritera pas le statut d’interprétation, tout au plus celui de confrontation.

Il faut voir les efforts de Georges Devereux pour dire par métaphore que le psychanalyste produit intentionnellement une parole ambiguë dans le but de combler un non- dit qui pourtant ne se révèle qu’après coup, et qu’à l’analysant (et seulement dans les cas heureux). En effet, seul le dire du sujet consécutif à l’interprétation offerte par le psychanalyste peut informer ce dernier de l’existence, maintenant révolue, de ce non-dit.

Alors n’est-ce pas la retenue devant le dessaisissement de sa pensée, devant la mise entre parenthèses de sa subjectivité, devant le désêtre nécessaire pour cueillir les indices présents dans l’énonciation du patient, n’est-ce pas cette résistance qui conduit l’analyste à réduire et à éloigner ces moments, en les idéalisant ?

  1. Dans cette méprise est escamotée la transmutation du sujet opérée par l’interprétation efficace, justement parce qu’elle échappe au sujet lui-même, désespérément cramponné qu’il est à l’illusion de sa permanence, alors qu’en fait il a disparu pour réapparaître autre.

Seuls les concepts lacaniens de fonction du signifiant et celui de sujet désirant qui en découle permettent l’abord de cette transformation subjective ainsi opérée, précisément parce que le signifiant en tant que concept est ce qui subordonne le sujet et, qu’en l’occurrence, un signifiant particulier le subornait avant la coupure libératrice de l’interprétation.

L’interprétation consiste donc à repérer dans la diachronie des répétitions inconscientes ce quelque chose qui manque dans la synchronie de la batterie signifiante du sujet et à l’y introduire afin que ce dernier puisse faire traduction et écriture de sa répétition qui, du fait d’être enfin écrite dans le langage, d’être symbolisée, n’aura plus à se répéter symptomatiquement. Il s’agit là de fournir au psychanalysant (comme naguère ses parents l’ont fait pour l’enfant qu’il était) les armes du langage avec lesquelles il pourra s’approprier un bout de réel en l’inscrivant dans le symbolique, c’est-à dire en ajoutant un point de capiton entre le réel et sa réalité psychique.

Faute de disposer du concept de signifiant, Edward Glover « trouve l’interprétation partout3 » quand il questionne rigoureusement son expérience, sans voir que c’est le signifiant qui se trouve à l’œuvre dans tous les exemples listés, même celui ou ceux figurant dans l’ordonnance médicale ! Ignorant de l’autonomie et du pouvoir du signifiant, Glover va à rebours au-delà de la genèse du symptôme, attribuant au sujet lui-même la formation du symptôme fondamental dont il est issu ! Dans ce dévoiement, l’interprétation analytique est homologuée à la compréhension, à la signification, et du coup se retrouve « en tout ce qui se comprend, à tort ou à raison4 ».

  1. Mais ce n’est pas ce que dit Freud et « pour se mettre à son heure, il n’est pas superflu d’en savoir démonter l’horloge5 » pour y deviner… l’engrenage des signifiants.

Car la psychanalyse lacanienne est la discipline des modes d’effet du signifiant dans l’avènement du signifié, la possibilité de créer ou de déplacer du signifié par le seul jeu des signifiants, jeu réglé par les figures principales que sont la métonymie et la métaphore. Elle est donc la seule qui permet de soutenir que l’interprétation (la proposition d’ajouter un signifiant manquant dans la batterie signifiante du sujet) peut produire un effet qui prend pour le sujet la forme d’une révélation.

La signification n’émane pas plus de la vie biologique que le phlogistique ne s’échappe des corps en combustion ; elle est le résultat d’une combinaison de la vie – les lois de la matérialité biologique- avec quelque chose qui lui est étranger, à la façon dont l’atome d’oxygène (le comburant) est étranger au corps qu’il prend en combustion. Pour la signification, le partenaire étranger et invisible est de plus immatériel : c’est le signifiant qui, dans sa fonction de maniement du signifié par la coupure et la scansion, confère à l’ordre symbolique la capacité de supporter des impossibles du réel et de l’imaginaire, tels que la négation et l’absence.

C’est encore la sagacité de Freud qui nous a livré l’épisode originel, ce premier pas vers le symbolique d’un enfant travaillé par la répétition des absences de la mère. Comment faire avec l’absence alors que rien dans le réel ne la présentifie et que le principe de plaisir et la mémoire, tous deux alliés, taraudent le trou du manque, faute de pouvoir par leur seule tension y placer autre chose qu’une hallucination systématiquement rejetée par le principe de réalité.

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Fort et Da sont dans ce cas les premiers signifiants (à la prononciation encore approximative) qui permettent par la scansion et par leur alternance d’articuler les deux états possibles du sujet – plaisir et déplaisir- face à une seule et même chose réelle : les besoins biologiques vitaux (homéostase) qui, pour un nourrisson, ne sont jamais satisfaits qu’en présence de la mère dans sa fonction de dispensatrice de soins.

Par cette activité, l’enfant montre aussi que l’objet utilisé (la bobine liée au fil) n’a pour lui aucune importance, qu’il s’agit bel et bien d’une activité symbolique et que son plaisir ne dépend pas de la qualité de la prononciation (car il ne s’adresse pas encore à un petit autre, il ne parle qu’à lui-même, ou mieux, à la cantonade, c’est-à dire au grand Autre). Ce qui importe dans cette activité primordiale, c’est le capitonnage de l’imaginaire au symbolique par la conjonction des deux alternances : perception ou non de la présence maternelle (dans le champ imaginaire donc) et scansion Fort-Da (dans le symbolique). Lacan y voit un « point d’insémination d’un ordre symbolique qui préexiste au sujet infantile et selon lequel il va lui falloir se structurer6 ».

  1. Le bien-fondé d’une interprétation se lit dans le matériel que fournit l’analysant par la suite : Qu’il soit confirmation ou dénégation, dans les deux cas il s’agit a minima d’un accusé de réception qui prouve que l’interprétation a fonctionné. C’est quand l’analyste est dévoyé par sa résistance qu’il prend la dénégation de l’analysant pour une résistance, malgré l’enseignement de Freud sur la Verneinung. « Il n’y a pas d’autre résistance à l’analyse que celle de l’analyste lui-même ». (p 72)
  2. « Le grave, c’est qu’avec les auteurs d’aujourd’hui, la séquence des effets analytiques semble prise à l’envers » : L’interprétation serait utile dans une phase préliminaire pour aider le patient à entrer dans le dispositif analytique, mais ensuite, place à un dialogue franc dans lequel « on » se comprendrait, « par le dedans », ajoute ironiquement Lacan. C’est ce qui se produit quand l’analyste, par peur de décevoir son patient oublie d’en satisfaire la demande d’analyse, parce qu’il n’a pas surmonté la relation duelle et « comment la surmonterait-il s’il en fait l’idéal de son action7 ? ». Certes, pour les psychanalystes aussi,

« primum vivere », mais faire venir un patient en son cabinet ne suffit pas à instaurer la relation analytique !

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  1. Alors le transfert devient la sécurité du psychanalyste et l’interprétation se trouve cantonnée à celle du transfert. « Je ne suis pas votre père » n’est qu’une interprétation périphérique qui rate son terrain d’action, qui ne permet pas de serrer le symptôme de plus près et ruine le bénéfice transférentiel que l’analyste qui maîtrise son art aurait pu investir dans l’opération analytique c’est-à-dire dans la réduction du symptôme. L’interprétation se résorbe alors dans le travail du transfert qui sert d’alibi à « l’insistance qui ouvre la porte à tous les forçages, mis sous le pavillon du renforcement du moi8 ». Ce qui revient à ajouter des forçages à ceux existant déjà chez le sujet, précisément ce que Freud a refusé en se détournant de l’hypnose.
  2. C’est parce qu’ils ont eux-mêmes modifié au fil du temps la séquence freudienne des effets analytiques que les post-freudiens en viennent à critiquer leur maître9. Pourtant ce dernier, dès le début de la cure et au risque de déplaire, amène le patient à un constat probablement désagréable mais nécessaire pour obtenir le déplacement subjectif de la belle âme qui vient se plaindre à lui. Il faut bien qu’elle constate et qu’elle admette, cette belle âme, qu’elle est partie prenante à son insu dans les causes de l’objet de sa plainte (c’est un premier pas vers la reconnaissance de l’inconscient et l’instauration de la relation analytique). Ainsi Freud commence par confronter l’homme aux rats à son réel afin qu’il s’y situe,

cela même si le symptôme augmente temporairement, et il oblige Dora à voir qu’elle contribue à créer la situation dont elle se plaint : Il avait constaté que c’est tout à fait autre chose que le rapport d’un Moi au monde qui est en jeu, que le transfert fonctionne et, ayant auparavant repoussé la suggestion dans sa forme hypnotique, il se retient de la réintroduire sous une autre forme.

Ce temps d’arrêt inscrit dans sa méthode lui permet de voir que c’est dans la supposition de son savoir que réside son pouvoir, et qu’il est préférable de ne pas l’utiliser à condition …de savoir s’en servir. « A partir de ce moment ça n’est plus à celui qu’il tient en sa proximité qu’il s’adresse, et c’est la raison pourquoi il lui refuse le face à face10 ».

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9 La critique de Lacan s’adresse aussi indirectement à Freud, leur maître qui n’a pas su préparer et choisir ses héritiers. Citons-le simplement dans sa leçon du 23 mars 1960 (Séminaire L’éthique de la psychanalyse) parlant de Freud dans ses fonctions de père « Aussi bien, là où il est vraiment le père, notre père à tous, le père de la psychanalyse, qu’a-t-il fait, sinon de la laisser aux mains des femmes, et peut être aussi des maîtres-sots ? Pour les femmes, réservons notre jugement –ce sont des êtres pleins de promesses, au moins en ceci qu’elles ne les ont point encore tenues. Pour les maîtres-sots, c’est une autre affaire ».

10 J. Lacan, p74. Notons que la pratique des séances par téléphone ou par l’internet imposée par le confinement sanitaire au printemps 2020 a conduit la communauté psychanalytique à constater, parfois avec étonnement, que la cure pouvait se poursuivre sans la mise en présence des corps. Ainsi se pose maintenant à elle la question

L’effet de cet effacement de l’analyste aux yeux de l’analysant est perceptible dans la hardiesse des interprétations quasi divinatoires (mantiques dit Lacan) que produit alors Freud, en ce sens qu’elles ne portent plus seulement sur le sujet mais aussi sur sa préhistoire (par exemple l’influence supposée des conditions du mariage de ses parents sur l’homme aux rats). Mais cette bizarrerie est déjà assez banalisée au moment où il dénonce le Trieb (à traduire par tendance et non par instinct, Lacan le rappelle à ce moment) pour que ce que le Trieb implique en soi d’un avènement du signifiant reste masqué. C’est pourquoi l’inventive intuition de Freud sur la cause de l’interdiction paternelle du mariage de l’homme aux rats est à la fois inexacte dans les faits car démentie par la chronologie (le patient n’était pas né au moment du pacte patrimonial et social que fut le mariage de ses parents et ce n’est qu’après le décès du père qu’il en apprend les détails par sa mère11), et vraie dans sa signification puisque le dilemme entre le « mariage d’amour » et le « mariage de raison » se trouve transposé à la génération suivante par le fait du grand Autre qui, nous le savons maintenant, dans la névrose obsessionnelle se trouve bien à être porté par un mort (ici le père).

  1. Lacan précise ici que ce n’est pas pour l’intérêt du cas ni pour l’issue de son analyse qu’il choisit l’exemple de l’homme aux rats, mais pour la façon dont Freud dirige cette cure, en distinguant les trois temps successifs et ordonnés ainsi :
    1. Rectification des rapports du sujet avec le réel,
    2. Transfert,
    3. Interprétation

et conclut : « La question est maintenant posée de savoir si ce n’est pas de renverser cet ordre que nous avons perdu cet horizon12 » d’où Freud nous appelait.

  1. C’est avec le cas du faux plagiaire présenté par Ernst Kris que Lacan veut illustrer la confusion que recèlent les innovations des post-freudiens censées normer et légaliser la poursuite de la marche freudienne. Il s’agit, nous dit Lacan, d’un « sujet inhibé dans sa vie intellectuelle et spécialement inapte à aboutir à quelque publication de ses recherches, -ceci

suivante : Si la présence du corps sensible, du corps intuitif de l’analyste n’est pas indispensable, quelle est la dimension, la « partie » de l’analyste qui est mise à contribution et qui œuvre sans être empêchée par la médiation réductrice du téléphone ou de l’internet ?

11 S.Freud, Cinq psychanalyses (2008), Quadrige Puf, 2014, p335

12 J. Lacan, Ecrits II p75

en raison d’une impulsion à plagier dont il ne semble pas pouvoir se rendre maître. Tel est le drame subjectif13. »

Melitta Schmideberg avait entrepris l’analyse de ce patient avec l’hypothèse de la récurrence d’une délinquance infantile (il volait des sucreries puis des livres ? Eh bien maintenant ce sont des idées !) Quand Kris prend la suite, c’est avec une méthode dite « de la surface à la profondeur » étayée par la psychologie de l’Ego. En « surface » il voit ce que son patient lui dit : « la compulsion à prendre les idées des autres -le plus souvent celles d’un jeune et brillant collègue (un ami intime) avec qui il passe, dans un bureau voisin du sien, des journées entières à discuter14 ». Mais l’examen d’une publication convainc Kris du contraire et « s’étant assuré que son patient n’est pas plagiaire quand il croit l’être, il entend lui démontrer qu’il veut l’être pour s’empêcher de l’être vraiment15… » c’est-à dire qu’en sa

« profondeur » il choisit de se croire plagiaire pour stimuler les défenses qui l’en empêcheront sûrement.

Fût-elle juste, la démarche de Kris laisse malgré tout voir d’une part le détour hors symbolique qu’elle emprunte pour vérifier les dires du patient (la réalité du plagiat) et pour corriger la réalité exposée par lui, et d’autre part le raccourci final qui va laisser le patient sur sa faim : lui montrer qu’il appelle les pompiers avant le début d’un feu pour empêcher un incendie ne lui fait pas comprendre qu’il est pyromane ni pourquoi il l’est, mais tout au plus pourquoi il se voudrait pompier ! « C’est ce qu’on appelle analyser la défense avant la pulsion, qui [dans le cas du faux plagiaire] se manifeste dans l’attrait pour les idées des autres ».

L’erreur est de croire en une matrice commune à la pulsion et à la défense, de croire qu’elles émanent d’un même lieu ou qu’elles sont concentriques comme dit Lacan, alors que la réponse du patient, qui a valeur d’acting out à interpréter, dit que ses idées lui viennent d’ailleurs, que ce sont les idées d’un autre.

En effet, le matériel produit à la suite de l’interprétation de Kris contredit cette dernière : ce n’est ni une confirmation ni une dénégation mais un hint (une insinuation, une allusion, une indication) qui aide Lacan à interpréter à son tour : lorgner sur les menus affichés l’annonce de son plat favori (des cervelles fraîches) au sortir de la séance, c’est chercher après le repas la moutarde qui y a manqué. Apparemment, le condiment servi par Kris n’était pas satisfaisant, il était peut être cohérent avec la réalité de l’analyste mais pas

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14 Ernst Kris, Paru dans Psychoanalytic Quarterly, XX, 1, janvier 1951, p15-30, Trad. par J. Adam

15 J. Lacan, La direction de la cure, p74

avec celle de l’analysant, qui tente alors de le faire savoir à l’analyste. « J’entérine l’acting- out comme équivalent à un phénomène hallucinatoire du type délirant qui se produit quand vous symbolisez prématurément, quand vous abordez quelque chose dans l’ordre de la réalité et non à l’intérieur du registre symbolique16 ».

Finalement, que dit le faux plagiaire avec son fantasme de comestible ? « Le patient simplement fait signe à Kris : Tout ce que vous dites est vrai, simplement ça ne touche pas à la question, il reste les cervelles fraîches. Pour bien vous le montrer, je vais aller les bouffer en sortant, pour vous le raconter à la prochaine séance17 ». En le formulant de la sorte, Lacan nous fait apparaître la valeur indicative du geste du patient, plus précisément qu’il s’agit d’un acting-out18 qui demande à être (bien) interprété. « [..] c’est ainsi que réagit la dimension propre du sujet chaque fois que l’intervention essaye de la collapser, de la comprimer dans une pure et simple réduction aux données que l’on appelle objectives alors qu’elles ne sont que cohérentes avec les préjugés de l’analyste19 ».

Nous pourrions continuer sur la voie de Kris : Peut-être le patient voudrait-il un cerveau neuf, plus performant car, comme son père, il s’est trouvé éclipsé par la brillance intellectuelle de son Grand père, un éminent savant, au point de ne plus oser assumer aucune idée ? Le cerveau performant pourrait aussi faire métaphore dans le conflit œdipien avec son père (voir le jeu « qui a le plusgros poisson ? » à l’âge de 5 ans, précisément l’âge auquel le garçon doit renoncer à la rivalité sexuelle avec le père), mais Lacan repousse cette hypothèse : « Rien à frire ! ». Et pourtant, un rêve apporté à Kris suggère un tel déplacement du sexe vers les idées : un combat entre le père et le fils où les livres sont des armes et où les livres perdants sont avalés…

16 J. Lacan, Le Séminaire, Les psychoses, Paris (1981) Le Seuil, 1981, séance du 11/01/1956, p. 93

17 J. Lacan, Le Séminaire, L’angoisse, Paris (19xx) Le Seuil, 19xx, séance du 23/01/1963, p. 69

18 Rappelons que passage à l’acte et acting out sont les traductions française et anglaise du même mot Agieren utilisé par S.Freud. J. Lacan utilise ces deux locutions pour distinguer deux évènements différents. Du Dictionnaire de la psychanalyse d’Elisabeth Roudinesco et de Michel Plon nous extrayons : « Dans le vocabulaire psychiatrique français, l’expression passage à l’acte met en évidence la violence d’une conduite par laquelle le sujet se précipite dans une action qui le dépasse : suicide, délit, agression. C’est en partant de cette définition que J. Lacan, en 1962-1963, dans son séminaire L’Angoisse, instaure une distinction entre acte, acting out et passage à l’acte [..] Selon lui, l’acte est toujours un acte signifiant qui permet au sujet de se transformer après-coup. L’acting out est au contraire non pas un acte, mais une demande de symbolisation qui s’adresse à un autre. C’est un coup de folie, destiné à éviter l’angoisse. Dans la cure, l’acting out est le signe que l’analyse se trouve dans une impasse où se révèle la défaillance du psychanalyste. Il ne peut être interprété, mais il se modifie si l’analyste l’entend et change de position transférentielle. Quant au passage à l’acte, il s’agit chez Lacan d’un « agir inconscient », un acte non symbolisable par lequel le sujet bascule dans une situation de rupture intégrale, d’aliénation radicale. Il s’identifie alors à l’objet petit a, c’est-à dire à un objet exclu ou rejeté de tout cadre symbolique. Le suicide pour Lacan, se situe du côté du passage à l’acte comme en témoigne la manière même de mourir en quittant la scène par une mise à mort violente : saut dans le vide, défenestration, etc. »

19 J. Lacan, Le Séminaire, Le désir et son interprétation, Paris (19xx) Le Seuil, 19xx, séance du 01/07/1959, p. 568

Voyons que ce seront élucubrations sans fin car fruits des préjugés et du raisonnement de l’analyste (par exemple, pour Kris, la contrainte des convenances : « cela ne se fait pas »), alors que l’interprétation analytique est locale (sur un signifiant), hors signification (l’analyste ne sait pas le sens qu’elle peut prendre pour l’analysant) et forcément équivoque (la vérité ne peut que se mi- dire).

« Vous êtes à côté » disent le plagiaire et Lacan. « Anorexie mentale » avance ce dernier, dans « son sens propre » précise-t-il : Dans l’anorexie mentale, ce n’est pas l’activité de manger ou de voler qui est refusée, niée ou interdite, mais son objet (en général la nourriture, ici les idées) qui se trouve symboliquement annulé, annulation que seul le symbolique peut opérer. « Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence savourée comme telle, il use vis-à-vis de ce qu’il a en face de lui, à savoir la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui20 ». Paradoxalement « c’est l’enfant que l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un désir »

De même, notre plagiaire « vole rien. Et c’est cela qu’il eût fallu faire entendre. Tout à l’inverse de ce que vous croyez, ce n’est pas sa défense contre l’idée de voler qui lui fait croire qu’il vole. C’est qu’il puisse avoir une idée à lui, qui ne lui vient pas à l’idée, ou ne le visite qu’à peine21 ». Ce n’est pas un cerveau neuf et performant qui est visé par la métonymie des cervelles fraîches, mais un cerveau vierge, vide d’idées car il ne peut pas assumer de faire siennes celles qui l’habitent (une sorte de forclusion de la pensée autonome, forgée par le grand-père omniscient), raison pour laquelle il dit les avoir volées.

Apparaît alors cruellement l’équivoque involontaire de Kris « Il n’y a que les idées des autres qui sont intéressantes, ce sont les seules qui soient bonnes à prendre22 ». Ni lui ni son patient savaient que l’aliénation par le langage fait que pour tous les parlêtres « Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre » et que la subornation par un signifiant peut faire que pour un parlêtre, ses idées sont les idées de l’Autre.

Ultime pique de Lacan vers Kris pour lui rappeler que la rectification subjective pratiquée par Freud « part des dires du sujet, pour y revenir, ce qui veut dire qu’une interprétation ne saurait être exacte qu’à être… une interprétation » non une hypothèse ou une déduction raisonnée. S’il faut écarter l’esprit géométrique pour l’interprétation, il faut écarter

20 J. Lacan, Le Séminaire, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, séance du 27/02/1957, p. 185

21 J. Lacan, La direction de la cure, p77

22 Ernst Kris, Paru dans Psychoanalytic Quarterly, XX, 1, janvier 1951, p15-30, Trad. par J. Adam

aussi la polarité surface-profondeur, car elle mobilise la distance et le raisonnement pour l’investigation.

C’est dans la topologie des surfaces que Lacan prendra ses référents plus tard, en particulier avec la bande de Moebius, la surface qui réunit son avers et son envers dans une face unique : exit la spéléologie !

Cabinet de lecture !

Le terme « cabinet » vient du mot cabine (1491), et désigne en premier lieu, une chambre retirée dépendant d’une plus grande.

Quelque chose comme une petite pièce à part, abri, refuge, lieu d’étude.

D’abord cela. Après quoi l’Histoire ira bon train, avec les cabinets de travail et d’études, le cabinet de lecture, le cabinet noir espion pour le gouvernement, mais au départ une pièce sans fenêtre et sans lumière, où l’on enfermait les enfants pour les punir, les cabinets d’aisances ou de toilettes, le cabinet médical, le cabinet de curiosités prélevant des objets incongrus et inclassables, produits par l’improbable fabrique de la nature et de la culture.

Cabinet particulier, réservé, intime, il y a là cette idée de retrait, préservé, de s’extraire du rythme, du regard public, des « lieux communs », aussi.

Nous ajouterons, cabinet de rire et de réjouissances, transdisciplinaire et transgénérationnel : force est de constater en effet, que le cabinet de lecture de la FEDEPSY s’est tout de suite vu « transe », générationnel, disciplinaire, a tout de suite pris la tangente, pour une articulation libre entre travail et plaisir, entre des dits « actifs » et « retraités », entre spécialistes et amateurs de psychanalyse et autres. Que la subversion psychanalytique opère, donc, pour cette petite utopie, prompte à faire résonner la surprise poétique et à la pensée littéraire, scientifique, théorique.

La question n’étant pas simplement de lire et d’écrire au sens fonctionnel, car on ne manque ni de lire, ni d’écrire, en ce moment, il suffit de grimper sur la toile, submergée par un débit de lire et d’écrire insatiable et infini.

Il ne s’agit pas du lire fonctionnel, hypnotique, automatique, sorte de processus primaire qui dit « ce qu’il y a » sans véritable sujet, fatras de l’Autre, où tout s’équivaut sans coupure si ce n’est des coups d’éclats, défilant dans les têtes.

Il s’agirait plutôt de relancer une pratique du lire, avec d’autres – là où lire est un déchiffrage, ou tout simplement une rencontre, une confrontation sensationnelle à une énonciation, une voix, à la lettre, à l’histoire, à l’ouverture d’un monde original et singulier.

Là où la lecture, la grande passeuse, dépasse la « petite affaire privée » comme disait Deleuze, pour produire l’expérience humaine, par-delà l’espace-temps, dialogue entre Freud et Œdipe, Freud et Shakespeare ou Aristote, et de poursuivre le dialogue avec Lacan, avec… Safouan, désormais, toujours vivant.

Pour paraphraser Malraux, le lire et l’écrire sont peut-être l’avant-garde de « toutes ses forces qui résistent à la mort » et nous ouvre la profondeur de champ de l’histoire et l’ombilic vertigineux de la trace humaine.

Le Cabinet de lecture articulera trois modalités :

Tout d’abord, le recueil tout simplement, des textes envoyés par ceux et celles qui voudront témoigner de l’effet d’une lecture, quelle qu’en soit la forme et la manière.

Ce sera aussi le lieu de retrouver l’énonciation, en demandant aux auteurs-lecteurs, s’ils le souhaitent bien sûr, de choisir un ou quelques extraits qui pour eux pourraient être lus.

Nous aurons enfin une rubrique dite « Livres associations » qui cheminera à partir d’un livre central, du moment, choisi à la croisée des thèmes qui traversent l’École, le GEP, mais aussi l’actualité de la psychanalyse, à commencer par la parution récente du livre de Benoît Peeters, Ferenczi, l’enfant terrible de la psychanalyse. Dans la mesure où il considère l’analyste Ferenczi sous un jour nouveau, au plus proche de son cheminement théorique et intime, de ses questionnements, productions, de ses tourments, de sa passion-Freud, notamment, sur bien des thèmes qui nous mettent au travail aujourd’hui : la clinique du trauma, le maniement du transfert et la fin d’analyse, l’éthique de la psychanalyse – et pour l’École, il pose la question des transferts de travail, des transferts originels dans le premier mouvement psychanalytique, et de cette position qui, pour toute morbide qu’elle soit, et cela mis de côté, vient peut-être interroger une division ou dialectique, pourtant si ténue, entre le psychanalyste, le clinicien, ainsi que le fantasme thérapeutique.

Et comme certains sont plus lecteurs que d’autres, lecteurs parmi les lecteurs, le coup d’envoi sera donné ici par Dimitri Lorrain lisant le récent ouvrage de Delphine Horvilleur.

Quoi de plus à propos que d’ouvrir avec une exégèse de l’interprétation, qui se pensera entre autres, comme le repère et l’expose Dimitri, comme geste d’indocilité, celui de sortie de la tutelle discursive, fondatrice de la singularité subjective, une fidélité à ce que fut déjà l’infidélité fondatrice des pères.

Et peut-être pourrons-nous déjà, ici ou bientôt, faire résonner le texte de Moustapha Safouan, la profondeur et la portée de cette traversée magistrale, au long cours, dans le ciel de la culture, de plus en plus réjouissant et habile : nous fûmes nombreux à savourer, en effet, sans se risquer encore ici dans le dur et le leg théorique et fondateur de Safouan, ce style génial, inédit, plein d’un humour redoutable, qui porte la première partie d’un de ces derniers ouvrages La psychanalyse, Science, thérapie – et cause, un véritable petit roman analytique, perçant à jour les circonvolutions de Freud avec ses disciples, pris dans les affres de cette science nouvelle, où sont intriqués aux sources du savoir de l’inconscient, les liens de travail, d’amitié et de famille, dans une mise en scène des disciples, entre les hérétiques et les dogmatiques, aux yeux desquels chacun peut interroger sa place et ses fantasmes.

Nous en lirons, au fil des mois, bien des passages.

Pour tout envoi ou écrit, contacter l’adresse du Cabinet de lecture : fedepsycabinetdelecture@gmail.com

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