Démythifier l’interprétation œdipienne

Intervention en visioconférence dans le Séminaire « Traumatismes, fantasmes, mythes »

J’ai intitulé mon propos : « Démythifier l’interprétation œdipienne », en référence à un texte de Marc Strauss1 dont je vais reprendre quelques idées originales. Mais avant cela, je vais évoquer quelques points au sujet de l’œdipe avec comme objectif d’approcher les soubassements des mythes.

Le premier point concerne la lecture des Études sur l’Œdipe de Moustapha Safouan2. Dans le chapitre « L’Œdipe est-il universel ? », il écrivait que « l’Œdipe n’est au fond qu’une forme culturelle parmi d’autres, qui sont également possibles pourvu qu’elles accomplissent la même fonction, qui est la promotion de la fonction de la castration dans le psychisme. » Tout l’axe de sa réflexion porte sur le père, ce qui lui permet d’avancer que « l’Œdipe, c’est la castration. »

Ensuite, quelques éléments repris à Jean-Marie Jadin qui était intervenu le 6 mars 2020 dans ce séminaire3. Il disait que le grand changement introduit par Lacan à propos du complexe d’Œdipe vient avant tout de ce qu’il considère le phallus autrement que ne le fait Freud. D’abord, Lacan fait du phallus une entité négative, ce n’est qu’un signifiant du manque. Il précise qu’en matière de phallus, il est nécessaire de distinguer l’être et l’avoir. Moustapha Safouan a écrit par ailleurs : « L’Œdipe est devenu avec Lacan, synonyme de la fonction phallique. » C’est pour lui le centre de gravité de l’œdipe.

Jean-Marie Jadin rappelait encore que quelques années après la création de la métaphore paternelle, Lacan a transmuté une fois de plus le complexe d’Œdipe de Freud. Il a cette fois relié les trois consistances du nœud borroméen, réel, symbolique, imaginaire à ce complexe d’Œdipe. Une question de nouage et d’écriture donc.

Enfin, le dernier point concerne un texte de Gisèle Chaboudez4, L’Œdipe de Lacan, qui met l’accent sur la question de l’aliénation-séparation, sur cette loi de retournement dialectique qui renvoie à la logique du poinçon.

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L’interprétation œdipienne a fait le socle, au moins historiquement, de la réflexion psychanalytique. Pourtant, Lacan a critiqué et même condamné cette référence pour ce qui doit décider de l’interprétation analytique. Lacan s’est employé à combattre un certain usage de l’œdipe.

Mais avant d’en arriver à la démythification par Lacan de l’œdipe, il est tout à fait intéressant de remarquer qu’il l’a d’abord mythifié, plus exactement, il a cherché à faire de cette tragédie un mythe authentique, authentique au sens de la définition qu’en a donné Claude Lévi-Strauss, qui a attaché son nom à l’étude des mythes. D’un œdipe triangulaire, à 3 termes, il a cherché à en dégager 4 termes, conformément à la formule canonique des mythes qui est une formule décrite pour la première fois par Claude Lévi-Strauss en 1955 dans un article en anglais (The Structural Study of Myth), repris et popularisé en 1958 dans Anthropologie structurale5 (Chap. XI, « La structure des mythes »). Selon cette formule algébrique, le mythe est structuré autour de deux termes (a et b) et de deux fonctions (x et y), 4 termes donc, pouvant subir différentes inversions et permutations réalisant autant de possibilités de transformations du récit : inversions des termes (a et b), inversion entre terme et fonction (y et b), inversion d’un terme sur lui-même (a et non-a, ou a-1).

C’était l’un des objectifs de Lacan en 1953, comme on peut le lire dans son intervention au Collège philosophique, à l’invitation de Jean Wahl. Cette intervention, dont vous avez parlé la dernière fois, porte comme titre « Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose ».

Nous pouvons constater dans ce texte que Lacan critique tout à fait explicitement tout le schéma de l’œdipe. Pour rappel, la superposition du cas freudien de « L’Homme aux rats » et d’un épisode de la jeunesse de Goethe permet à Lacan de dégager non pas 3 mais 4 éléments et a ainsi la structure d’un mythe. Il insistera notamment sur la question du dédoublement narcissique. Je cite Lacan :

« De quoi donc s’agit-il, dans ce mythe quaternaire, si l’on peut dire, que nous retrouvons si fondamentalement dans le caractère des impasses, des insolubilités de la situation vitale des névrosés ? Voilà quelque chose qui se produit pour nous avec une structure assez différente de ce qui traditionnellement nous est donné comme l’interdiction du père, le désir incestueux de la mère avec ce qu’il peut comporter comme effet de barrage, d’interdit, et diverses proliférations plus ou moins luxuriantes de symptômes autour de la relation fondamentale dite œdipienne.

Eh bien, je crois que ceci devrait nous mener à une discussion tout à fait fondamentale de ce que représente l’économie de la théorie anthropologique générale qui se dégage de la doctrine analytique, telle qu’elle est jusqu’à présent enseignée, à une critique de tout le schème de l’œdipe6. »

Il poursuit en disant qu’il n’a pas le temps de le faire mais qu’il ne peut pas ne pas essayer d’introduire le 4e terme dont il s’agit. Après nous avoir montré l’impossible recouvrement du père symbolique avec le père de la réalité toujours d’une quelconque manière carent, discordant, humilié, il nous dit quel est ce quart élément, c’est la mort.

Ce dont il s’agit dans cette structure quaternaire, nous dit-il, est :

« ce quelque chose qui est la seconde grande découverte de l’analyse, qui n’est pas moins important que la manifestation de la fonction symbolique de l’œdipisme pour la formation du sujet, c’est la relation narcissique, la relation qui est fondamentale pour tout développement imaginaire de l’être humain, la relation narcissique au semblable en tant qu’elle est liée à ce qu’on peut appeler « la première expérience implicite de la mort ». »

Ce n’est pas ici la mort réelle. C’est de la mort imaginaire et imaginée qu’il s’agit dans la relation narcissique. C’est également de la mort imaginaire et imaginée, en tant qu’elle s’introduit dans la dialectique du drame œdipien, qu’il s’agit dans la formation du névrosé.

Dans le texte auquel je faisais référence tout à l’heure, Marc Strauss remarquait à ce propos que l’assomption de l’être pour la mort, qui est une théorie de la fin d’analyse à cette époque, est implicite dans ce texte, explicite dans d’autres. Elle serait la solution des impasses névrotiques auxquelles conduit l’œdipe pathogène (le terme est de Lacan).

La finalité d’une analyse s’exprime donc différemment selon qu’on se réfère au roman freudien ou au mythe lacanien.

Avec Freud, le sujet doit, grâce à l’analyse, lever le refoulement et l’amnésie infantile et ainsi se défaire de ses fixations œdipiennes infantiles.

Pour Lacan, le sujet doit s’assumer, en s’y reconnaissant, à cette place quatrième de la mort pour pouvoir se déprendre des effets pathogènes des identifications narcissiques, impossibles à accorder entre elles que lui fournit sa constellation familiale.

La critique de Lacan porte donc sur l’usage du complexe d’Œdipe dans l’interprétation qui avait cours dans les années 1950.

De ce point de vue, Lacan met mythe et roman sur le même plan, celui de « donner forme à une impossibilité », non pas simplement factuelle mais a une impossibilité de structure, formule qu’il énonce en 1974 dans Télévision7, mais déjà présente en 1953 dans Le mythe individuel du névrosé. Je cite :

« Il y a là une sorte d’ambiguïté, de diplopie, une situation qui fait que l’élément de la dette est placé en quelque sorte sur deux plans à la fois, et c’est précisément dans l’impossibilité de rejoindre ces deux plans que va se jouer tout le drame du névrosé, comme si c’était en essayant de les faire se recouvrir l’un l’autre qu’il faisait une sorte d’opération tournante, jamais satisfaisante, qui n’arrive jamais à boucler son cycle. »

Pour en revenir à l’interprétation.

Avec Freud, l’interprétation par l’attachement ou les fixations œdipiennes infantiles est une sorte d’« explication » du symptôme, qui se dissoudrait une fois qu’il serait mis à jour avec cette explication. Dès le tournant des années 1920, cette interprétation par illumination avait pourtant déjà perdu tout effet de surprise.

J’en viens maintenant à l’interprétation équivoque de Lacan qui vient assez tardivement dans son enseignement et qui doit jouer contre le sens, qui met en évidence le réel de lalangue et qui est selon les mots de Lacan non-sens, ab-sens, dé-sens, autre que le sens.

À suivre Marc Strauss, l’usage de l’équivoque n’est pas suffisant pour relever d’une analyse orientée par le réel car l’utilisation de l’équivoque peut très bien amener à un plus-de- sens. Et ces plus-de-sens peuvent très bien converger vers un comble du sens, un sens du sens, un sens dernier qu’on peut appeler un fantasme.

Pour illustrer cela, Marc Strauss donne un exemple clinique d’une patiente qui rêve de l’acteur Georges Brasseur. À propos de ce nom, Brasseur, elle associe beaucoup de choses au cours de sa cure mais ce rêve continue de l’obséder jusqu’au moment où une sorte de lumière jaillit en elle : « bras-sœur ». La sœur, et les bras de la sœur. Un sentiment d’évidence s’impose à elle, elle le sait, c’est là la clé de son rêve. S’ensuivent toute une série de souvenirs et de considérations sur cette sœur jusqu’à ce que ce rêve et ce nom disparaissent de ses préoccupations.

On le voit ici à travers l’exemple donné, il y a apparition d’un sens nouveau grâce à l’équivoque, mais sens quand même et qui n’exprime pas pour autant sa cause.

Nous en arrivons là au point où Lacan a dû prendre en compte d’autres types de jouissances que la jouissance phallique. Il y a une jouissance propre à la langue, en dehors de sa prise dans la chaîne des signifiants, hors sens, et donc hors mythe, et c’est alors lalangue.

C’est de toucher à lalangue que l’on sait que l’on est dans l’inconscient et qu’il n’y a plus rien à en dire car elle n’a plus aucune espèce de sens. « On le sait, soi », disait Lacan.

Mais est-ce si vrai qu’il n’y a plus aucune espèce de sens. Qui décide de cet épuisement du sens, et sur quels critères ? « On le sait, soi ». Mais comment le sait-on ?

En revenant à l’exemple clinique évoqué ci-dessus, si l’analyste lâchait, à l’occasion, un « Ah, Pierre Brasseur ! », l’analysante serait probablement amenée à reconsidérer ce rêve et il reprendrait pour elle une valeur énigmatique. Cela montre que l’énigme ne va pas sans transfert, sans la supposition qu’une vérité y est encore scellée. Supposition qu’elle fera parce qu’elle supposera à l’analyste qu’il n’a pas fait cette intervention sans raison.

Autrement dit, le transfert, la mise en fonction de l’Autre comme lieu de la vérité, et la supposition d’un sens supplémentaire à découvrir sont homologues.

C’est-à-dire, que tant que la fonction du sujet supposé savoir est mobilisable, nous pouvons dire qu’une formation de l’inconscient a toujours encore un sens. Et inversement, quand la supposition de savoir, c’est-à-dire l’attente du savoir de l’Autre, est épuisée, alors le sujet se sait dans l’inconscient.

L’interprétation démythifiée ne serait ainsi pas seulement le recours à l’équivoque comme s’opposant au sens œdipien, ce serait une interprétation qui vise un autre mythe, le mythe du sujet supposé savoir.

Tant que la fonction du sujet supposé savoir est mobilisable, il y a toujours encore un sens jusqu’au moment où l’on arrive à appréhender la logique si paradoxale du signifiant qui fonctionne dans le mouvement d’une cure analytique. Jean-Marie Jadin le soulignait8 ainsi :

« Cette logique se retrouve dans la paire signifiante. S1 est d’autant plus S1 qu’il est représenté auprès des S2. (…) L’analysant saisit d’autant plus son message comme propre qu’il lui est revenu de l’Autre. L’Un n’est Un que de l’Autre. L’Autre n’est l’Autre que de l’Un. Le savoir dans l’Autre, dans l’analyste, n’est qu’une supposition ; le savoir est dans l’Un, l’analysant, qui n’est Un que de l’Autre. Ce qui fait qu’en réalité comme le dit Lacan, « Il y a de l’Un, mais il n’y a rien d’Autre ». L’Un, je l’ai dit, dialogue tout seul, puisqu’il reçoit son propre message sous une forme inversée. C’est lui qui sait, et non pas le supposé savoir. L’effet de vérité tient à la découverte de la variable S1 dans S2. Tel est le savoir qu’il y a dans l’Unbewuβt, dans le mot d’Unbewuβt. »

Pour finir, une interprétation devrait idéalement faire résonner et le réel, le réel de lalangue, le réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, et le sens, qui est de l’imaginaire pris dans le symbolique. Mais, « une interprétation ne donne par ailleurs pas de prise de conscience, pas de savoir supplémentaire, si ce n’est le savoir sur le fonctionnement signifiant ; elle a juste un effet d’une-bévue9. »

  1. M. Strauss, voir article « Démythifier l’interprétation » sur le site internet : http://lacan-liège.be/wp- content/uploads/2018/08/STRAUSS.pdf
  2. M. Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Le Seuil, 1974.
  3. J.-M. Jadin, « La structure Œdipienne », conférence FEDEPSY, Séminaire « Traumatismes, fantasmes, mythes », Strasbourg, 6 mars 2020. Site : fedepsy.org.
  4. G. Chaboudez, voir article « L’Œdipe de Lacan », dans Figures de la psychanalyse n° 29, Toulouse, érès, 2015.
  5. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974.
  6. J. Lacan, Le mythe individuel du névrosé ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris, Le Seuil, 2007.
  7. J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974.
  8. J.-M. Jadin, Écritures de l’inconscient. De la lettre à la topologie, Toulouse, Arcanes-érès, p. 323.
  9. Ibid., p. 328.

Amours et transferts en temps d’épidémie

Présentation du livre Amour et Transfert, de Jean-Richard Freymann Arcanes-érès, 2020

En facebook-live à la Librairie Kléber, Samedi 13 juin 2020 à 15h
Participants : Guillaume Riedlin, Cyrielle Weisgerber, Jennifer Griffith

Repenser le transfert

Nous sommes dans un semi après-coup d’une épidémie de coronavirus, ce qui vient provoquer une incontournable coupure. Alors qu’en est-il par rapport à ce couple à entrées multiples que constitue AMOUR et TRANSFERT ?
Nous nous retrouvons aujourd’hui pour faire retour à « mon livre » : Amour et Transfert qui a comme sous-titre, non négligeable : Amour de transfert et amour du transfert.

Nous allons nous y reporter aujourd’hui à plusieurs, en y ajoutant les effets d’un fracas qui nous oblige à en repenser les termes. En quelques semaines, la lecture peut en être modifiée et s’élargir et je vais vous donner, quant à moi, quelques pistes supplémentaires.
Dans 15 jours, nous dialoguerons avec Marcel Ritter à un niveau plus textuel, 50 ans d’expérience de l’analyse, cela peut changer les angles de vue.

Amour des mécanismes

Pour commencer, de manière crue et cruelle, je dirais que « l’amour et le transfert » ont sauvé beaucoup de monde et ont permis pour beaucoup de se remettre de leurs plaies, mais avant d’en créer des nouvelles, des gouffres, des séparations et des nouveautés… aussi.
La psychanalyse a cet intérêt d’en préciser les mécanismes mais, pour ne rien vous cacher, les choses sont complexes.

Pour le dire tout simplement :
– L’amour cultive un objet et le pare de bien des qualificatifs.
– Le transfert déroule des substituts.

La psychanalyse par définition s’en prend à l’individuation, à la singularisation et en tout cas, particularise les propos. Dit en une phrase : « l’amour de transfert » permet d’apprendre à parler. Apprendre à parler ce n’est pas baratiner, blablater, répéter, c’est donner du poids à la parole. Par après on peut faire des subdivisions et parler par exemple de parole vide et parole pleine. Et alors, demanda-t-il, qu’est-ce que discourir ? En tout cas dans le transfert il y a quelque chose qui court… comme un furet. Le discours s’oppose au slogan, au stéréotype.
Mais le champ analytique couvre aussi dans sa recherche la « psychologie collective », les effets de masse, les mécanismes de groupe.

Crainte de la mort

La psychanalyse a beaucoup de recherches à faire dans ce qui se passe encore pour 4 milliards de personnes en ce monde : se confiner, puis se déconfiner, passer d’un monde Extime à un monde Intimisé… et ce à partir de mots d’ordre, variables suivant les pays, et autour d’un transfert partagé sur la CRAINTE DE LA MORT.
Cela me renvoie à une phrase de Freud dans son article sur la Ichspaltung, extrêmement énigmatique : « nur der Tod ist umsonst.1 » Traduction : seule la mort est pour rien. Cela veut-il dire : seule la mort n’a pas de sens ?
De toute manière il faut différencier ici la mort réelle, la mortalité, le désir de mort, l’idée de mort.
Ce qui s’est passé c’est qu’au nom de « l’être pour la mort », la mortalité chez l’humain est venue prendre une réalité qu’elle n’a pas couramment. Cela a provoqué bien souvent un « avenir sans illusion » avec un retour vers l’idée de solidarité.
Et face au mystère de cette pandémie, la religion, en tant que déni de mortalité, a eu du mal à provoquer des recours au monde religieux. Et ce d’autant moins qu’en France c’est dans des cercles religieux que le virus a provoqué bien des morts.

Poursuivre la dynamique du transfert

Sur le plan thérapeutique il a été tout à fait flagrant que ce qui permet aux gens de poursuivre leur vie c’est avant tout la dynamique du transfert.
Il était tout à fait crucial – pour les psychanalystes, les psychiatres, les psychologues, les médecins… – que ces métiers poursuivent leur art de la parole ; les questions techniques qui se sont posées ensuite sont d’un autre ordre. La psychanalyse en tout cas ne peut pas déserter l’espace constituant de la parole. La désertion est plus qu’un péché originel.

Et l’on voit à côté que l’amour en a sauvé plus d’un et que parfois, sous l’effet du confinage réussi ou raté les amours se sont ressaisies, des haines ont explosé et j’ajouterais qu’on a pu découvrir, chez ses proches, des aspects que l’on n’avait jamais repérés. Et c’est souvent l’occasion dans une cure analytique de découvrir les matrices de l’amour et du transfert.
Ce que j’ai essayé d’introduire dans le livre c’est une sorte de dialectique qui a été fort opérante et qui va subir des transformations pour les générations de cliniciens qui sont en train d’apparaître. D’où le sous-titre : « Amour de transfert et amour du transfert ».

Amour de transfert :

Depuis Freud et Lacan on peut au moins superposer l’amour de transfert (de l’analyste) qui a tous les qualificatifs de « l’amour véritable, le déplacement de prototypes infantiles. Qui dit amour, dit aussi haine (énamoration) ou comme disait Freud : « ambivalence des sentiments »… avec des moments d’ « énamoration », de coups de foudre…

Amour du transfert :

Qui concerne toutes les professions qui non seulement « aiment qu’on les aime » (ce qui n’est pas le cas de tout le monde) mais aussi tous ceux qui sont amoureux du lieu, aussi bien du ligare que du foedus.

Je pense que le déconfinement c’est le « désamour du transfert ». À l’endroit où l’on s’était accroché à l’amarre d’un lieu, d’une famille, d’un appartement… quelque chose a lâché, s’est désarrimé et ce qui est (ré)apparu c’est la genèse des angoisses.

Apparition ou réapparition des phobies, déstabilisation du rapport entre les générations (voir un mythe : les petits enfants tuent les grands-parents…). Et toutes les questions sur les violences et autour du racisme, les angoisses du contact : phobies sociales.

Épilogue

Il faudrait aussi aborder la différence entre les transferts dans la situation analytique qui dans l’analyse est analyse de transfert et les transferts de la psychologie collective qui articulent de différentes manières certains paramètres :

  • La place du leader et la place d’horreur avec manque d’un point géométral ;
  • Les identifications en leader et les identifications mutuelles ;
  • La place des idéaux ;
  • Les rapports à l’angoisse et à la culpabilité ;
  • La place de l’énigme : avec quête de la scientificité, quête de la divinité.

1 Texte sur Ischspaltung ; S. Freud (1938), « Le clivage du moi dans le processus de défense », dans Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985.

Le temps de conclure

Ce texte s’inscrit dans la continuité des élaborations proposées jusqu’alors. Les événements autour du Covid-19 ont été l’occasion de préciser certains points cliniques. Cette période a été féconde : qu’est-ce qui s’est révélé à vous ? Qu’est-ce qui s’est révélé de vous ? Ces questions qui interpellent le singulier – c’est notre champ premier de travail – peuvent s’étendre au collectif. Nous ne cessons d’être à l’interface du solitaire et du solidaire telle que l’énonce avec force Camus dans le Discours de Suède, à l’occasion de la réception du prix Nobel : solitaire mais solidaire mais solitaire mais solidaire mais etc. D’autre part, ces points cliniques ne sont ni totalement actuels ni entièrement inactuels. La psychanalyse ne peut pas être précipitée par une actualité qui empêche la réflexion. La réflexion implique une dimension temporelle, une durée au sens bergsonien, c’est-à-dire une continuité-discontinuité, une élaboration rythmée par une scansion. Sans coupure il n’y a pas de retour réflexif possible. Mais ce retour n’équivaut aucunement à une prise de distance, à un détachement du sensible. Il y a réinvestissement du sensible à partir du verbe, bien que celui-ci, s’élançant un temps, a miroité un détachement du sensible, du corps, c’est-à-dire d’un corps habité par, et abritant, le verbe.

Si la psychanalyse ne peut pas se concevoir comme un tout présent, elle n’est pas non plus hors actualité. Une parole détachée de tout actuel, si tant est que cela soit possible, ne relève pas du discours analytique ni du discours de l’analyste. La psychanalyse est actuelle ET inactuelle. Le discours analytique se situe dans cet entre-deux, se situe de cet entre-deux. Plus précisément encore: il relève du passage de l’un à l’autre. L’acte analytique permet ce passage. Le passage n’est pas un état, il est un devenir. Un pied dedans, un pied dehors. Il existe un autre élément déroutant qui illustre cette position impossible et pourtant nécessaire : la mort. Dans l’équation, un des termes est la mort. Cela participe du fait qu’analyser soit un métier impossible. La mort, ou plutôt ce qui s’y rapporte. La pulsion de mort n’est-elle pas intriquée à la pulsion de vie ? Ou encore : peut être avez-vous entendu Lucien Israël dans la vidéo Parlez-moi d’amour où il rapporte le seul conseil qu’il s’avisait de donner : ne mets pas la mort dans ton jeu. Pour cela il relate une histoire illustrative. Je vous laisse vous y référer. Son interlocutrice l’interroge alors : qu’est que cela veut dire ? Et lui de répliquer : faire comme si elle n’existait pas. Pour les citations exactes je vous laisse retrouver le passage – je n’ai depuis le lieu où j’écris ce texte pas accès au DVD. J’ai eu plusieurs discussions autour de ce passage avec des collègues et chaque fois que je l’évoquais il y avait quelqu’un qui avait le souvenir d’avoir entendu autre chose que moi. Peut-être est-ce encore aujourd’hui le cas ? ! J’avais pour souvenir d’avoir reçu comme message de ne pas prendre en compte la mort car nous n’avons pas de poids sur elle : elle survient là où on ne l’attend pas, alors à quoi sert sans cesse de l’anticiper pour lui échapper ? Et plusieurs collègues avaient retenu exactement l’inverse : de ne pas faire comme si elle n’existait pas. De la considérer, de la prendre en compte. L’art équivoquant de la réponse d’Israël laisse donc place à plusieurs messages – chacun reçoit le sien sous forme inversée. Reste que l’idée de la mort est là. Et qu’elle nous questionne ! S’agit-il de la prendre en compte ou de ne pas la prendre en compte ? Peut-être est-ce alors une question d’affinité de croyances… ou parfois de circonstances ! N’empêche qu’elle est là, comme point énigmatique avec lequel il faut bien se débrouiller. Nous n’aurons pas le mot de la fin, et pourtant il s’agit de conclure… Conclure c’est oser, c’est poser une parole qui réactive, qui réaffirme la Bejahung. C’est dire oui au oui et le tenir.

Revenons à ce quatrième terme chez Lacan qu’est la mort. Il permet aux autres de circuler. Revoyez pour cela Le mythe individuel du névrosé. Ce quatrième terme, déjà présent très tôt dans l’enseignement de Lacan, ne le quittera pas. Ce quatrième terme, cette place organisatrice, fait mythe chez Lacan. Toute son œuvre met en forme ce quatrième terme qui échappe toujours. L’échappée, le hors-parole, reste pourtant en rapport avec la parole, articulée à elle. Le réel, l’imaginaire et le symbolique voient leurs ronds de ficelle former un autre rond où l’objet a trouve sa place. Plus tard ces trois ronds de ficelle ne tiendront que par un quatrième qui n’est autre que leur nouage, etc. Lacan ne cesse de signifier l’énigme que cette Chose, ce quatrième, représente. Voilà le mythe gigantesque qu’a construit Lacan : le mythe du Manque. Vous manquerez à le dire. Mais l’usage du terme de mythe est ici abusif, car cette élaboration a fonction de mythe, mais n’en a pas la forme narrative.

Notre actualité ne propose pas de récit racontant une histoire admise par la majorité. En cela, il n’y a pas de mythe contemporain. On peut cependant repérer des éléments aux fonctions mythiques. Extraire du discours ambiant des éléments ayant des fonctions communes avec le mythe ne constitue pas un nouveau mythe. Il manque l’essentiel : la mise en forme narrative des thèmes mythiques, l’organisation en récit. Je soutiens que c’est l’absence d’explicitation sous forme de récit qui pousse ces éléments qui relèvent du fantasme à chercher un ancrage dans la réalité. Autrement dit, c’est l’absence de reconnaissance de ces éléments qui amène un individu, voire une société, à résoudre les questions que comportent ces éléments, et qui sont insolubles, dans la réalité. Tout se passe comme si une reconnaissance était nécessaire et que l’absence de reconnaissance symbolique de ces éléments pousse à la recherche d’une reconnaissance dans la réalité. Cette reconnaissance ne pouvant avoir lieu, car elle est déplacement – elle se porte, se déporte, d’un objet symbolique à un objet de la réalité, il y a fixation au sens freudien –, l’individu cherche à tout prix à lui donner corps dans la réalité. En vain. Pensez aux histoires d’incompréhension dans un couple qui poussent à l’acte, aux histoires de méconnaissance mutuelle dans un couple qui confinent chacun de plus en plus dans sa vérité qu’il cherche à faire reconnaître à, puis contre, l’autre. Chaque partie se sent lésée et demande reconnaissance. L’appel et la déchirure sont tels souvent que l’histoire fait recourt à un tiers pour réduire le fossé creusé. Alors lorsqu’il n’y a pas de reconnaissance possible, la justice et le jugement deviennent les seuls recours. Voilà en résumé trop schématique, le parcours d’une négation d’existence symbolique qui cherche absolument un ancrage et le cherche alors dans le concret de la parole de l’Autre qui est bien souvent représentée par le Juge. Il en va ainsi de mésententes croissantes dans le couple avec des divorces impossibles, des mésententes éducatives avec des gardes d’enfants qui ne cessent pas de ne pas se stabiliser, mais aussi des symptômes que portent certains enfants, symptômes témoins de non-dits familiaux, d’héritages pipés, de dettes insues etc. Ainsi souvent ce qui est craint ou souhaité dans le fantasme, faute de reconnaissance de ce fantasme, se voit trouver une réalisation dans la réalité. Voilà la tragédie du fantasme nié. L’autre voie, proposée notamment par l’analyse, est la mise en récit de ce fantasme, son élaboration en passant par le transfert, sa mythification, pour en reconnaître la fiction et éviter par là sa « fixion » pour le dire avec Lacan. Voilà l’un des enjeux de la reconnaissance de l’existence symbolique en analyse.

Appelons ces éléments extraits du discours ambiant (rencontre des discours sociétaux, culturels, politiques, scientifiques etc.) mythologies actuelles. Nous empruntons ce terme à Barthes. Ces mythologies à l’instar de celles de Barthes mettent en avant des traits de société tellement visibles que nous ne les voyons plus et leur écriture les révèle et leur donne consistance. Mais nous quittons également Barthes pour montrer combien ces mythologies répondent à des fantasmagories culturelles entretenant la fantasmagorie de l’individu et déniant les fantasmes singuliers. Voilà la thèse clinique.

Précisions ces termes. Tout un chacun peut se surprendre par moments en train de se raconter une petite scénette imaginaire qui lui donne souvent une place de héros. Chacun son héros : être aimé(e), adoré(e), puissant(e), super séduisant(e), super soignant(e), celui (celle) qui réunit etc. Appelons fantasmagorie, cette scénette imaginaire et consciente. Mais qu’est-ce qui anime ce besoin d’y recourir ? Pourquoi faire exister cette image revalorisée ? Justement quelque chose a besoin de revalorisation. C’est que ces fantasmagories sont sous-tendues par leur négatif : ne pas être aimé(e), détesté (e), impuissant(e), repoussant(e), délétère, destructeur(-trice) etc. Ces messages s’entendent souvent dans des moments de fragilité pour une personne. Il prête alors à l’autre cette pensée la qualifiant. Ou encore cela lui vient comme pensée incidente : je suis nul, inutile, repoussant, rejeté etc. Ces messages jaillissent du préconscient, pourrions-nous dire freudiennement. Ce sont autant de prétextes à la consultation. Ce sont également des résistances à la consultation car l’individu n’est alors pas sans savoir qu’il prend part à la position qu’il dénonce. Il apparaîtra alors dans la cure la dimension fantasmatique de cette position. C’est la formule de Lacan qui l’énonce le plus justement, d’autant plus qu’il propose cette formule à propos des pulsions qui se prolongent dans le fantasme (le fantasme pouvant être conçu comme nouage de pulsions partielles). Se faire. Se faire rejeté, détesté, impuissant, battre, etc. Le se faire exprime la participation active du sujet dans la position dont il se plaint. Il ne sait pas qu’il est sujet se prenant pour l’objet. La dimension active du sujet se voile derrière la passivité de l’objet. Jeu de cache-cache où l’apparition et disparition du sujet s’habillent d’un scénario imaginaire, ritualisant le rapport à l’objet. Vous retrouvez ici la formule du fantasme de Lacan. C’est ce rapport du sujet à l’objet qui fonde la nécessité fonctionnelle du fantasme, justement du fait qu’il ne fait pas totalement rapport. Lacan les mettra en relation à travers l’opération d’aliénation/ séparation. Il y a fondamentalement un point d’écart qui détache irrémédiablement le sujet de son objet. C’est cette division, cette faille qu’habille le fantasme inconscient et que la fantasmagorie consciente tente de réparer. Le fantasme prend en charge le double drame du destins des pulsions : elles ratent leur objet et ne se rejoignent pas en pulsion totale, elles restent partielles. En cela la théorie des pulsions fait mythe pour la psychanalyse. Elle dit quelque chose de l’unité perdue qui n’a jamais existé.

L’origine, thème de la mythologie par excellence, est ici encore appelé. Je ne reviendrai pas sur les développements que nous avions proposés ailleurs. Résumons : l’origine comme unité ne peut être qu’exprimée dans un après-coup qui se réfère mythiquement à cette origine et la fonde rétrospectivement. Ce n’est que l’acte de division qui permet d’établir une unité antérieure. Cette division est donc première. Chaos contenait déjà la faille depuis laquelle se sépareront ensuite les éléments ; le Tohu Bohu premier est énoncé seulement secondairement après l’annonce de la création ; le Big Bang n’est le point de fondement de l’univers qu’en tant que point le plus lointain auquel il est possible de remonter, etc. Chaque fois que nous parlons, l’origine est réactualisée mais essayer de la définir serait ne pas reconnaître sa dimension mythique et nous serions dans le passage à l’acte, dans la réalisation du fantasme que je dénonçais plus haut.

Notre temps de conclure est donc en continuité moebienne avec cette origine. L’analyse gagne à ce que l’analyste ait deux oreilles ! Le présent échappe et pourtant l’analyste écoutant la diachronie d’une histoire interpelle le sujet dans la synchronie des mots qui le constituent. À l’instar de l’affaire sur la mort évoquée plus haut, ma place est inconfortable : ni totalement dans l’actualité ni dans sa négation. Qu’est-ce qu’entraîne le collage à l’actuel, aux discours ambiant ? Le passage à l’acte. Car le fantasme est nié. Adhérer totalement à un discours c’est prendre ce discours pour un fait. Ce discours dit la vérité. On oublie qu’on y croit. « C’est la vérité » est une assertion qui n’a pas les mêmes effets que de dire : « je crois que c’est la vérité. » Un discours qui se présente comme énonçant la vérité – le discours des informations médiatiques est souvent construit ainsi – pousse à croire en cette vérité en oubliant justement la dimension de croyance. Nous retrouvons ici une variante à ce que je dépliais plus haut sur l’oubli de la dimension fantasmatique. Vous adhérez à un discours sans percevoir que vous y croyez. C’est la généalogie de ce discours qui est niée. Un discours a une histoire, est une histoire. Ce discours est une construction, provient de quelque part et ce fait n’apparaît pas dans son énonciation. Mais la provenance n’est pas totalement énonçable : rappelons-nous, l’origine est mythique. Cette négation d’anamnèse d’un discours entraîne parfois sa précipitation dans la nécessité de sa réalisation. Qu’est-ce à dire ? C’est l’oubli de sa dimension de narration, de fiction (au moins partielle) qui engendre un « besoin » de concrétiser ce discours dans des faits. Freud nous a montré que ce qui n’est pas remémoré se répète. Ici ce qui n’est pas remémoré c’est la construction d’un certain discours. Par exemple d’entendre « il faut dénoncer les abus sexuels » et prendre cette parole sociétale comme un impératif universel et l’appliquer coûte que coûte peut avoir des effets embarrassants. J’ai eu plusieurs demandes d’expertises pédopsychiatriques pour évaluer des situations (« victime » ou « accusé » supposés) où un enfant de six ans a été touché par un autre enfant de sept ans. Et la confusion des langues de l’enfant et l’adulte, associée au discours de société actuel de « balance ton porc » peut mener à une démarche en justice avec demande d’expertise de ces deux enfants car on n’y comprend rien. C’est parfois, et je dis bien parfois, l’effet d’une dimension fantasmatique niée quelque part comme nous l’avons vu plus haut (le plus souvent c’est un parent qui nie un fantasme qui le concerne, mais cela peut être dans d’autres circonstances un nouveau visage du refus de l’existence de la sexualité infantile). Je ne mets aucunement ici en question le bien-fondé du combat mené pour une justice et une équité plus grande dans notre société. J’insiste sur le fait qu’un certain discours sociétal lorsqu’il se détache du contexte dans lequel il est né et évolue, dans lequel il entretient son sens et sa raison d’être, peut s’agglutiner avec les fantasmes des individus et évincer la dimension fantasmatique. Non pas la faire disparaître mais la pousser dans l’oubli. Ce n’est vraiment pas difficile car elle est déjà habituellement oubliée. C’est justement ce qui fait le fantasme. L’analyse est la mémoire de ce qui s’oublie. C’est cet oubli qui sur le plan individuel (et probablement aussi sur le plan collectif) entraîne une nécessité de réalisation, de rendre concret le fantasme. Plus les dimensions symbolique et imaginaire sont oubliées, plus sa nécessité de concrétisation est appelée. Dans les pas de Freud, l’analyste est là pour permettre le rappel, à celui qui vient le voir, de la part qu’il a dans ce qui lui arrive et notamment sa part fantasmatique qui entretient ce qui lui arrive. Le passage de la réalité au fantasme est un pas essentiel chez Freud. La réalité n’est pas pour autant niée, dévalorisée, etc. Elle n’est simplement pas le focus de l’analyste, qui tourne son oreille ailleurs. Cet ailleurs est si peu audible, car on n’en veut rien savoir, que dès qu’il est soulevé il engendre des attaques souvent violentes à l’encontre de celui qui ose le rappeler.

L’acte analytique réintroduit un espace dans le discours que nous portons, le discours alentour dans lequel on a baigné et qu’on a fait sien. À partir de cette coupure peut se faire entendre le sujet qui n’est plus écrasé par ce discours. Il peut dès lors se frayer une voie, essayer de se débrouiller avec ce méli-mélo intérieur/ extérieur qu’est le langage. C’est valable pour le discours dans lequel il a évolué enfant et ça continue à être valable pour le discours qu’il entend adulte. Lorsque la dimension fantasmatique présente dans le discours d’un parent pour son enfant est refusé, cela engendre souvent des passages à l’acte de l’enfant : il n’a plus un espace pour soi où il peut respirer. Le passage à l’acte peut très bien être entendu ici comme la réalisation du fantasme. Il est très fréquent de rencontrer des situations (dans ma pratiques aux urgences pédiatriques notamment) où le passage à l’acte de l’enfant est réalisation d’un fantasme d’un parent, voire du couple parental. Ces passage à l’acte ne sont pas à entendre uniquement comme tentative de suicide, ou agressivité, ni lesdits troubles du comportement, mais comme une mise en acte, une réalisation du fantasme de l’autre (être battu, être d’un autre sexe, être le coupable, être le rejeté, etc.). Quelle condition à ce passage d’un imaginaire signifiant de l’un à la réalité agissante de l’autre ? Justement lorsque la dimension de fantasme est refusée chez l’un. Lorsqu’il ne veut rien en savoir. L’opération du pédopsychiatre peut consister à réintroduire cette espace en permettant au parent de simplement entendre que c’est lui qui « souhaite inconsciemment » cela pour son enfant et que c’est donc en partie son « problème » et non simplement celui de l’enfant. Voilà un petit exemple d’un collage où le fantasme en étant oublié se précipite dans la réalité.

Dans les champs sociologique et politique j’en proposerai un autre aux sociologues et éthiciens qui me diront si l’objet d’étude peut-être retenu. La science pouvant réaliser de plus en plus de possibilités qui n’étaient jusqu’alors que du domaine de la science-fiction, par extension du fantasme, que faire de l’effective possibilité de leur réalisation ? Qu’en est-il de l’interdit de réalisation des possibles sur le plan collectif ? Comment les politiques et la justice peuvent se positionner ? Si le complexe d’Œdipe porte en soi des fantasmes constituant une subjectivité (meurtre du père et coucher avec la mère), il porte également l’interdit de sa réalisation. C’est ce qui fait précisément les fonctions du fantasme : nouer ensemble des pulsions, substituer à leur satisfaction réelle une satisfaction imaginaire, limiter cette satisfaction par le scénario tissé d’un symbolique issu de l’histoire singulière d’un individu (nœuds de l’enfance qui se réactualisent). L’avancée de la science permet le passage de la science-fiction à la réalisation de son contenu. La fiction est abandonnée au passage. C’est la dimension fictionnelle qui est laissée pour compte : précisément ce qui faisait de la science-fiction un équivalent de mythe. Dans la réalisation du fantasme c’est le fantasme lui-même qui est évacué. Ou peut-être que c’est quand le fantasme n’existe pas que la mise en acte est de mise ? C’est pourquoi l’analyste est encore là pour nous raconter des histoires. Et non pas des histoires à dormir debout, mais des histoires performatives, c’est-à-dire qui réveillent le rêve !

Lorsque le désir du rêve oublie sa dimension de rêve, alors l’exigence à ce qu’il se réalise, car c’est ce qu’on lui doit, est de mise. Deux destins de cette réalisation : l’acte qui est une sortie du fantasme et la déception accrue avec ce qui s’ensuit…

Donc deux thèses :

  • Le discours promu dans notre société est un discours qui encourage la promesse de jouissance et non sa limitation. Les mythes, s’ils flattent la personnalité à différents points de vue, amènent en contrepartie une limitation à la toute-puissance et rappellent constamment le caractère limité de l’être humain. En cela les mythes proposent à la fois une métaphore de la volonté de puissance d’un individu et sa non-réalisation. Alors que le discours dominant promeut principalement le droit à la puissance et non sa limitation. Cette limitation si elle est de mise pour le scientifique, se perd quand la recherche scientifique est récupérée par le discours sociétal (passant avant tout par les médias). Le discours du mythe, dans sa dimension de métaphore soutenant l’homme dans sa castration, n’est donc plus porté par la société (c’est-à-dire par le discours de la majorité). Il est tenu par des minorités (certains analystes, philosophes, critiques etc.)
  • Cette promotion de la fantasmagorie (voire différence avec le fantasme ci-dessous) (toute-puissance, toute-jouissance, toute-licence, postvérité, tension vers l’immortalité, élimination de la mort, transparence, libre choix des enfants, etc.) augmente la négation de fantasme qui la sous-tend et donc accentue le refus de l’irréductible division intrinsèque au fantasme (pas de fusion sujet/objet). Ce refus entraîne souvent un retour, d’autant plus massif qu’il est non reconnu, dans la réalité de la limitation que contient le fantasme. Peuvent s’ensuivre la frustration, la haine, le rejet à l’extérieur de la cause de la souffrance, de l’échec, la destruction de l’autre ou de soi, etc.

Après ce long détour, revenons donc à notre propos de départ où nous proposions que la psychanalyse ne se situe ni totalement dans l’actuel ni totalement dans l’inactuel. De ne s’occuper que de l’actuel nierait la dimension de construction d’une fiction re-présentant le fantasme dans le transfert. Concrètement c’est l’interprétation sauvage, boucher une demande qui tente de se préciser, agir dans la réalité du patient, etc. Il est certain que ces actions peuvent parfois être salvatrices, mais ce n’est plus le champ de la cure analytique (l’acte analytique en situation d’urgence, en situation d’avis de liaison, voire d’expertise, etc. – thème que nous pourrions travailler prochainement : l’acte analytique dans la pratique hors cure ?). Par ailleurs, de refuser l’actuel serait nier l’Autre qui est retravaillé sans cesse par l’évolution du langage.

L’acte analytique évite justement ces deux écueils : la précipitation et l’inaction. Alors comme s’en sortir ? Lacan propose de « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque1 ». La formule est heureuse : rejoindre évoque l’action d’aller vers, sans forcément y arriver; et l’horizon n’est jamais atteint. Nous avons donc là le devenir du sujet désirant qu’interpelle l’analyste. Quant à la « subjectivité de son époque », la formulation reste énigmatique, mais retenons tout de même l’association moebienne du singulier et du collectif. Évidemment le langage en est l’expression la plus primaire et la plus persistante tout au long de la vie singulière et de l’histoire collective.

Voyons de plus près cette association oxymorique. Mais quel rapport entretient le singulier avec le collectif ? Le malaise dans la culture est réactualisé à chaque époque.

Nous avons montré ailleurs2 combien, par exemple, le discours sur la famille dans notre culture alimente un imaginaire dont la fonction principale est de pallier à la blessure narcissique d’incomplétude. Le discours qui se développe dans le champ social est un discours qui impacte l’imaginaire du sujet. Il alimente les reliefs de la structure. Là réside l’erreur de Deleuze et Guattari3 quand ils disaient que le psychotique délire le monde. Le monde n’est que la texture du texte délirant. Revenons au névrosé, ou plutôt aux traits névrotiques quelle que soit la structure de l’individu. Il s’emparera du discours dans lequel il baigne pour donner corps à son symptôme. Le discours ambiant ne performe pas le symptôme, il est tout au plus activateur de résistance supplémentaire. Mais ce que ces résistances, quand elles ne sont pas entendues par un analyste, entraînent à la génération suivante est une autre affaire. Activateur et alimentateur de résistances : oui car il donne à manger aux compensations imaginaires qui voilent et entretiennent le voile de la division du sujet. Le discours ambiant peut encourager la jouissance imaginaire.

Il y a donc des discours sociétaux qui alimentent les résistances, voire les réticences, qui favorisent le déni, non pas en le créant mais en donnant un motif tout prêt que peut utiliser le déni. Ainsi, le refus d’une castration inévitable pourra très bien se parer de discours capitaliste pour tendre à toujours plus, à plus de possession et donc ne pas reconnaître la limite que rencontrera toujours l’être parlant. Ou bien, la blessure narcissique d’incomplétude, autre versant de la castration, se verra réparer « illusoirement » par l’idée répandue d’un homme augmenté, à la fois plus puissant et à la fois vivant plus longtemps. L’immortalité est une promesse actuelle qui a déjà connu ses heures de gloire à des époques dites plus croyantes. Mais quelles croyances l’ont remplacée ? Comment ces croyances portent-elles l’homme ? L’aident-elles à faire avec sa division et son inévitable limitation ou au contraire l’entretiennent-elles dans une illusion d’un changement radical possible ? Je ne répète ici que ce que j’ai déjà dit plus haut. Quel est l’avenir des illusions actuelles ? Le risque encouru est la chute narcissique en même temps que la chute de l’idéal. C’est bien sûr le moi idéal qui chute depuis son piédestal imaginaire. La chute est d’autant plus violente que l’idéal du moi a été négligé. Vous connaissez la distinction que fait Lacan entre ces deux fonctions, l’une imaginaire et l’autre symbolique. Disons-le simplement : plus je refuse de sentir la limitation de mon être en recourant à un imaginaire compensateur (le délire en est un autre dans un autre champ ; l’usage d’un objet réel dit toxique encore un autre), plus je rejette l’instance transmise qui me limite mais qui permet de supporter cette limite également (idéal du moi). Plus je rejette, plus le retour est brutal quand il survient. La clinique en témoigne constamment : la mal-nommée psychosomatique, le passage à l’acte sur soi ou autrui, voire la perversion (déni de la castration). On connaît les dégâts. Le discours d’une société donnée peut donc stimuler certaines fantasmagories qui n’aident pas l’individu à faire avec son vécu de sujet limité.

D’autres discours, au contraire, porte le sujet et l’aide à faire avec. À faire avec sa condamnation symptomatique, faire avec son être incomplet, faire avec l’éternel retour de sa situation de sujet divisé… L’une des formes de ces discours est le mythe. Tous les grands mythes porte le sujet à pouvoir supporter sa condition. Et cela, non pas en la déniant mais en l’entendant. Toujours partiellement, à moitié, de travers. Je ne retrouve pas dans notre société de mythe majeur de la sorte. Il semblerait que les discours dominants soient plus enclins à pousser à l’illusion d’une jouissance à venir, c’est-à-dire d’une complétude. Ce qui ne veut aucunement dire qu’on jouisse effectivement. La débandade menace l’individu sans qu’il s’en aperçoive comme une Epée de Damoclès.

Nous ne sommes pas foutus pour autant. La société, si elle ne promulgue pas un mythe porteur au premier plan, n’empêche cependant pas qu’ils continuent d’exister dans les coins. Au ban des discours dominants. La psychanalyse est l’un des plus grands mythes porteurs que le XXe siècle ait vu naître. À l’instar des grands mythes, elle persiste car justement elle peut se réactualiser selon la clinique qu’elle rencontre. Elle se réactualise à travers les analystes qui continuent d’en porter les histoires et de les raconter, de travailler sa théorie. Ici la pratique ne se distingue pas de sa théorie. En cela la psychanalyse n’est pas scientifique. Ne pas appartenir à un certain registre de vérité, celui de la science actuellement paradigmatique, n’équivaut aucunement à une disqualification. Bien au contraire, la parole analytique fait entendre un autre registre de vérité. Ce registre a des logiques propres qui font la force du discours analytique et participe du fait qu’il se fait toujours entendre. Ça continue !

  1. J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits.
  2. Journée Apertura, « Familles et mythes contemporains »
  3. G. Deleuze et F. Guattari, L’anti-Œdipe.

L’homme de Lascaux, d’un étonnement

Une récente émission de France Culture, L’art est la matière, évoquant une nouvelle publication dirigée par Carole Fritz, paléontologue, m’a permis de renouveler mon approche.

Vous connaissez certainement l’art rupestre, la grotte Chauvet : 35 000 ans avant notre datation.
Et la grotte de Lascaux : 17 000 ans avant notre datation.
Après description des grottes, Carole Fritz, en quête de la fonction de ces lieux préhistoriques, propose le terme de mythe pour signifier de leur sens. L’homo sapiens au paléolithique est un animal comme un autre et pourtant comme tout sapiens, adepte de représentations. Pourquoi la grotte, lieu en retrait du regard aussi bien que de la fréquentation même irrégulière ?

Une hypothèse est qu’il n’y a pas de société sans mythe, celui-ci organisant la vie des groupes. Les grottes participent de cette organisation et leur beauté est partie prenante de leur fonction.
Or, si la beauté est inscrite, le laid est par là même repéré.

Nous nous souvenons du bestiaire : bisons, rhinocéros, chevaux, lions, bouquetins etc. Il y a aussi comme souvent des mains en négatif et en positif, quel est leur sens ? Où sapiens passe, elles surgissent. Sont-elles la trace sur la paroi de sa présence, de son inscription ? Ou sont-elles contre cette paroi, la reconnaissance d’un écran d’un support vers un au-delà ? Les représentations animales utilisent fréquemment les mouvements de la paroi pour leur donner volume.

Mais la curiosité de Lascaux, selon certains dont je suis, repose dans ce puits ; et que voit-on dans ce lieu ? un homme, une des premières, voire la première représentation humaine. Il est mort. Il est entouré d’un bison, les tripes en dehors de la paroi abdominale, mort ou en train de mourir, et d’un rhinocéros lui aussi certainement mort.

Dans mon souvenir l’homme qui a une tête d’oiseau est schématisé au maximum : un trait pour le tronc, un trait par membre, et comment oublier qu’il est, comme disent les textes savants ithyphalliques. Il a donc cinq membres.

De mémoire le tronc était représenté par un trait. Quelle ne fut ma surprise de confronter mon souvenir à la reproduction sur internet. Elle montre cet homme, le tronc schématisé par un rectangle laissé vide !

Mon bébé est au téléphone : Petite histoire d’une grande solitude ou le mythe de l’autonomie de l’individu

Cela commence bien avec une remarque d’un père qui me dit à propos de sa fille de cinq mois :
« Le soir, je l’endors en la berçant.
Je lui demande pourquoi il fait ça.
– Parce qu’elle ne s’endort pas autrement.
– Avez-vous essayé ?
– Oui, et alors elle pleure. »

Il s’engage alors tout un échange sur le sommeil : le sommeil est-il à elle ou à lui ? Il n’avait jamais pensé la chose ainsi. Je lui fais remarquer qu’en effet, après cinq mois de ce traitement, sa fille avait sûrement du mal à comprendre qu’elle pouvait en faire son affaire toute seule. Il me parle de son désarroi devant ces pleurs. Sensible, il accepte tout à fait l’idée qu’il peut progressivement remplacer le bercement par des berceuses qu’il lui chante ; je lui explique l’intérêt de ce relais. En effet, s’il continue de la bercer, il aura toutes les chances de devoir continuer longtemps, voire de retrouver sa fille dans le lit conjugal pour enfin pouvoir dormir, lui et sa femme, collés de corps à corps avec leur enfant. Et encore… Je souligne que ça ne se termine pas toujours très bien.

Je lui parle de la distance qu’il introduit par la berceuse qui, par le rythme, reprend le bercement. La mélodie, transportée par sa voix lui fait cadeau de quelque chose qu’elle peut s’approprier et réévoquer quand elle est éveillée. Il y a donc proximité entre le contact corporel du bercement et le rythme, sans pour autant que cela reste un collage direct.

Les parents d’aujourd’hui sont perdus face aux pleurs des bébés. Le réflexe de serrer immédiatement l’enfant contre soi pour le rassurer, est universel. C’est logique, mais quand il

devient l’unique réponse, c’est problématique. Soumis à l’impératif de l’« éducation positive » d’être toujours des parents-modèles, à savoir d’avoir un enfant qui ne pleure jamais et qui, plus tard, à l’école, promet un retour sur investissement par des résultats excellents, ils sont littéralement paralysés quand ils découvrent l’enfant réel. Réel au sens lacanien, un enfant qui fait irruption dans l’imaginaire bisounours que véhicule cette idéologie lénifiante. Un bébé qui est « autre », insaisissable. Comme le sont tous les bébés !

C’est un véritable héritage, au sens que les enfants qui naissent maintenant, sont déjà la troisième génération à vivre les conséquences d’une transformation radicale du rapport à la transmission. Le recours au corps à corps, parfois pendant plusieurs années, est devenu monnaie courante et alimente pas mal mes consultations. En général, il s’agit alors d’enfants qui deviennent facilement tyranniques et qui veillent scrupuleusement à ce que leurs parents ne puissent pas fabriquer un autre bébé, rival malvenu. Cela marche assez bien, au demeurant, à entendre les commentaires, en général des maris ou compagnons, concernant la richesse de leur vie érotique. Ce qui, en revanche, est toujours réjouissant, c’est de voir combien les enfants eux-mêmes acceptent avec rapidité les conseils que je donne à tous, concernant le respect de la vie nocturne de chacun. Les parents, recouvrant le repos, sont généralement très fiers d’avoir résisté durant ces quelques nuits un peu rocambolesques aux cris impérieux de leur rejeton.

Tous les parents n’ont pas cette force et s’échappent autrement à cette bonne habitude. Si la nuit l’enfant dispose entièrement de leur champ sonore et du matelas, en journée, l’échappatoire est toute trouvée : le téléphone, la tablette, l’ordinateur.

On peut aussi inverser tout ce que je viens de vous dire, en prenant l’affaire du côté

« jour » : on constate aisément combien de bébés sont promenés dans des poussettes qui les tournent vers la rue, même dès tout-petits. Il n’est pas rare de voir le parent qui pousse l’engin en profiter pour passer des coups de fil, urgentissimes, bien entendu. Le bébé ne s’y trompe pas, la voix qu’il entend alors n’est pas la même, elle n’a pas la mélodie de la voix adressée à lui. Il se met alors sur pilote automatique, le regard dans le vague, réflexe favorisé par la tétine et le doudou qui ne le quitteront plus jusqu’à l’école maternelle… parfois même davantage.

Les parents ne font pas délibérément ce qui va produire des effets en chaîne. Ils ne savent simplement plus qu’on peut faire autrement. Les Gafa ont bien organisé leurs algorithmes, qui rendent les parents encore plus addicts à leur téléphone que leurs enfants.

Certains constructeurs de poussettes ont même inventé un dispositif double mains-libres qui permet aux parents et aux enfants d’améliorer l’ordinaire de la promenade si ennuyeuse comme tout le monde sait et le transformer en terrain d’aventure fabuleux.

Seulement, voilà le problème. L’enfant ne subit pas cette forme d’absence de conversation sans y réagir. Les plus fragiles se replient sur eux-mêmes et n’en demandent pas plus. On les trouvera plus tard parmi ceux qui occupent les cabinets d’orthophonistes parce qu’ils ne parlent pas ou mal, ou alors ils sont mis, de plus en plus tôt, du reste, sous Ritaline, parce qu’ils donnent le tournis à tous ceux censés s’occuper d’eux.

Je ne demande plus, en consultation, combien d’heures l’enfant regarde les tablettes ou si la télévision est éteinte quand l’enfant est dans les parages. Je demande maintenant aux parents où ils ont leur téléphone quand ils rentrent à la maison. J’ai systématiquement la même réponse : dans la poche ou à côté de soi, pour ne rater aucun message. Les enfants plus grands le disent : papa ou maman ne les écoutent pas parce qu’ils écoutent leur téléphone. Alors, quoi de plus normal que d’exiger son dû, la nuit, quand les parents s’arrêtent enfin de regarder cet objet pour se mettre au lit… et encore !

Ceci a bien évidemment d’autres raisons. Nous vivons dans une ère liquide, souligne Zygmunt Baumann1. Les frontières s’effacent, les générations se définissent difficilement, l’autorité est bannie et, chassée par la porte, elle revient par la fenêtre sous forme d’autoritarisme, parfois très violent, contre l’enfant qui ne se comporte pas comme on l’attend implicitement de lui, sans lui en avoir donné les bases du mode d’emploi du « vivre ensemble ». Il aurait donc dû comprendre tout seul. Les enfants élevés de la sorte se reconnaissent facilement : ils causent bien, peuvent être très bons élèves, mais trimballent leurs doudous toute la journée et mangent comme des cochons à table.

C’est là qu’intervient le malentendu. Un enfant prend énormément de temps. L’éducation prend énormément de temps. Aujourd’hui, tout est bousculé et l’enfant prend l’attention du parent quand il peut parce que c’est un besoin vital pour lui d’être en échange. C’est l’enjeu majeur de sa subjectivité. En quelques décennies, la transmission traditionnelle des berceuses et jeux de main s’est perdue et des échanges parfois très erratiques ont pris leur place. La mode est plutôt aux apprentissages précoces, efficacité oblige, langue des signes,

  1. Z. Baumann, La Vie Liquide, Fayard/Pluriel, 2013.

anglais, pourquoi pas, mais pas aux échanges spontanés qui commencent avec le « chant maternel », ces mélodies adressées à l’enfant qui viennent quand le regard du bébé est plongé dans le regard de la mère. L’enfant y répond et ses lallations s’entremêlent aux mélopées de la mère, faisant un tissu de plus en plus solide par leur répétition. Elles donnent le point de départ à l’espace partagé, « espace transitionnel » dirait Winnicott. L’espace rempli avec les berceuses mécaniques, fussent-elles de la meilleure qualité, ne crée pas un espace transitionnel, mais préfigure le conditionnement numérique. Pour le premier, l’espace s’ouvre à la création de l’objet (a) lacanien, cet objet désignant l’espace du manque et la trouvaille imaginaire que l’enfant élabore au fur et à mesure qu’il y a échange avec son entourage qui lui donne les bases du langage, s’articulant ainsi au registre symbolique. Le second crée l’espace contraint de l’objet d’addiction, un objet qu’il faut à tout prix, qui est de l’ordre d’un besoin et dont le manque suscite les fameuses crises qu’on connaît. On y reviendra. C’est la pulsion qui est aux manettes.

L’apprentissage de la parole est aujourd’hui préconisé comme un exercice d’une compétence bien plus que comme lien vital. Alors évidemment, un bébé qui ne parle pas encore, comment faire ? Bercer est une bonne idée, mais pas comme moyen unique. Lui mettre une série de berceuses sur téléphone marche très bien, mais ne remplace en rien ce qui lui permet de créer ce nouvel espace qui tisse les mots avec ce que l’enfant ressent, mais le laisse seul. Le père en question à qui j’ai expliqué la fonction de la berceuse, était reconnaissant. Finalement, avec lui, je n’ai pas fait de la psychanalyse, à proprement parler. J’ai simplement fait le constat d’un tissu déchiré ou inexistant, et apporté quelque matériel pour qu’il se mette à le réparer ou plutôt, le construire. Une façon de redonner le sentiment d’être capable de répondre à son bébé et de pouvoir lui donner le statut d’un sujet, et pas simplement d’un être « infans », sans parole qu’on calme comme on peut parce qu’on suppose qu’il est malheureux.

Le père revient à la séance suivante en me disant que sa fille aime énormément les berceuses, et même, qu’elle se met à pleurer quand il arrête. Il est dérouté : il pensait que ça irait vite. Je l’encourage à continuer parce qu’il permet au bébé de se créer une mémoire des échanges et de pouvoir se les rappeler, puis imiter plus tard tous ces chants. Il comprend bien que le chant est « entre » cependant que ses bras à lui ne sont pas démontables et appartiennent donc autant à lui qu’au bébé. Il accepte que cela ne se fasse pas du jour au lendemain, mais qu’avec un bébé, il est engagé au moins pour 20 ans… et encore…

Ce « entre » est complexe. Le père accepte l’image des bras non démontables, la notion de temps nécessaire pour élaborer cette mémoire vivante dont il lui fait cadeau en chantant pour elle et me raconte qu’il a effectivement observé que quand il la met dans le jardin pendant que lui, il jardine, elle est fascinée par tout ce qui se passe autour d’elle, calme, observant tout. Il découvre avec elle la richesse des possibilités d’un bébé, si loin de cet enfant qu’il fallait à tout prix garder tranquille pour se sentir lui-même plus serein.

Pour beaucoup, la génération actuelle de jeunes parents n’a pratiquement plus le souvenir de chansons et berceuses, elle a perdu le réflexe de l’interaction spontanée tout au long d’une promenade. Le changement se situe exactement en 1967 : année d’invention de la poussette McLaren, œuvre astucieuse d’un grand-père voyant sa fille empêtrée dans les transports avec les engins volumineux pour enfants deuxième âge. J’insiste : deuxième âge ! C’est vite devenu une mode et sans discrimination. Après tout, les industriels ne sont pas des psychologues. Et ces derniers suivent également les courants de mode, du type cognitiviste : l’enfant doit être éveillé le plus tôt possible. Alors, même les porte-bébés « kangourou » tournent maintenant les tout-petits dans l’autre sens, les exposent au stroboscope des passants qui défilent. Parfois, quand je vois des parents avec des poussettes qui permettent la conversation, je réagis avec étonnement, tellement c’est devenu rare. Un jour je me suis même permis de me lever de la table d’un restaurant pour dire mon émotion à une maman qui chantait des chansons pour son petit sur la terrasse de ce lieu public que l’enfant de 2 ans avait envie de sonoriser avec ses braillements. Et qu’on ne s’y trompe pas, pour ces parents, c’est le fruit d’une réflexion, aujourd’hui, mais plus un réflexe spontané. Avec les poussettes- canne disparaissent alors les échanges au fil de la promenade et la possibilité du pointage par le bébé pour attirer l’attention du parent qui le voit et qui nomme l’objet que l’enfant découvre. Olivier Rey consacre à ce phénomène tout un ouvrage appelé « une folle solitude2 ». Il faut noter que cet ouvrage a déjà 14 ans d’âge. Il est pourtant de plus en plus d’actualité. Entretemps les écrans se sont de plus en plus spécialisés grâce à des algorithmes efficaces. Dès tout jeune, en effet, et surtout à partir de l’âge où il devient prescripteur efficace pour l’industrie agro-alimentaire, c’est-à-dire trois ans, l’enfant est un interlocuteur choyé par les médias. Certains « experts » peu scrupuleux, Serge Tisseron, pour ne pas le nommer, peuvent un jour proscrire et l’autre, promouvoir les écrans pour bébés3, selon les pressions des médias et le public concerné. Dans le débat sur l’interdiction des chaînes pour

  1. O.Rey, Une folle solitude, Seuil, 2006.
  2. M. Desmurget, ibid., p. 98.

les tout-petits, Christine Albanel, à ce moment-là Ministre de la Culture sous Sarkozy, maintenant travaillant pour un des géants du numérique français4, dit qu’« on est sûrs des dégâts que la suppression de la publicité produirait sur l’économie des chaînes de télé, sans être sûrs des bénéfices pour la santé des enfants ». Pas un mot sur la bêtise consternante des émissions. Ce genre de contorsions sémantiques et stylistiques ne manquent pas de sel, mais montrent en même temps le cynisme à l’œuvre. En tout cas, la profession des orthophonistes s’en trouve gâtée, depuis que le DSM a introduit les différents « dys ». Elle a littéralement explosé.

Une chose est tabou : dire le rapport entre la pauvreté du langage et l’exposition aux écrans. Même le Ministère de l’Éducation Nationale se met plutôt en concurrence en apportant force tablettes à l’école pour utiliser le potentiel des enfants stimulés par les jeux vidéo. On aura tout vu, puisque les jeux en question ne développent pas la mémoire nécessaire à l’apprentissage mais exponentialisent l’attention dispersée. Cela fait le bonheur de la Ritaline. Parce qu’un moment donné, il faut bien que ces enfants bougent. Comme les écrans les rendent immobiles, dès qu’ils ne sont plus en train de les regarder, ils explosent. Certains malins ont mis des pupitres à pédales dans les classes.

Cette petite excursion un peu polémique, je l’ai faite juste pour souligner qu’en effet, le parent à poussette-canne dirigée vers lui, est bien seul et fait figure de dinosaure en pays numérique.

Ces phénomènes concomitants du collage cododo à la mode et l’absence d’échange de paroles permanent avec le nourrisson, démultiplient ce qui s’avère être un profond malentendu. Si le nouveau-né a un besoin absolu de peau-à peau, très vite le bébé a autant besoin de face à face, yeux dans les yeux, donc d’être décollé.

Avec l’avènement du téléphone et du télégraphe, ce qui était loin, devenait proche. C’était évidemment prodigieux, mais de manière concomitante, ce qui était proche était moins investi, devenait lointain, histoire d’équilibre. Avec le net, ce phénomène s’est accentué et sur le plan quantitatif, personne ne peut plus contester le fait que les contenus apportés par le dernier Smartphone ont pris bien plus d’importance pour beaucoup de gens que ce qui se passe dans leur entourage immédiat. Or, les besoins fondamentaux restent les mêmes pour l’homme. Il n’est pas exclu que le collage familial ait à faire avec ce phénomène

  1. C.Albanel, dans « Publicité : la pression monte sur le ministère de la Santé », lefigaro.fr 2008, citée dans M.Desmurget, ibid., p.156.

d’absence de lien immédiat et ne soit pas seulement une forme de défense contre le monde vécu comme inquiétant et frustrant.

L’époque actuelle se prête tout particulièrement à ce genre de réflexion, puisque le confinement a enfermé tout le monde avec ce qui les relie exclusivement avec le monde extérieur, moyennant quoi, ils découvrent la limite de l’outil. Un petit extrait d’un échange sur une plate-forme Covid-19 à laquelle j’ai participé en temps de confinement, illustre ce phénomène, sous forme de journal :

« Aujourd’hui, une femme me parle de l’angoisse de sortir. Français rudimentaire style texto. Mais longue description des symptômes. Elle tourne autour du thème de la peur de la contamination, dit se laver les mains 20 fois par jour, alors qu’elle ne sort pas. Je lui demande de m’en dire un peu plus. Elle revient à la peur de sortir. J’insiste, lui donne des pistes : appartement, ville, couple ?

Je suis en appartement je suis marié avec ma fille

mariée avec votre fille ?

Je suis en couple e g une fille de 4 ans

Elle n’entend pas le lapsus. Je lui demande de préciser. Je finis par comprendre qu’elle vit près de Paris. Je lui fais remarquer qu’à 4 ans, sa fille pourrait aller à l’école.

Moi je veux pas kelle retourne a l’ecole

Je lui demande ce qu’elle fait toute la journée

Des jeux éducatifs les feuilles ke la maîtresse ns envoie par mail

précisez, racontez !

Après 5 minutes, elle m’envoie la photo d’une planche de phonologie avec des objets à nommer.

c’est long une journée à travailler pour un enfant !

non, elle aime sa

vous faites ça pendant combien d’heures ?

La description sommaire de la peur de sortir est plus longue que tout ce qu’elle me dit sur leur vie. Raconter, décrire son quotidien n’est pas possible. Une autre forme de vide se dessine dans ce collage en couple avec sa fille. La narrativité lui fait défaut, narrativité si nécessaire pour se décaler un peu de la préoccupation exclusive de l’hygiène protectrice.

Après 21 minutes :

1h

et le restant du temps, vous faites quoi?

….

Après 10 minutes de nouvelle attente je lui dis qu’elle semble être occupée à autre chose et lui propose de terminer l’échange.

Après dix nouvelles minutes de silence :

Je vais quitter la plate-forme. Je vous laisse les références d’un site qui pourrait vous intéresser:

enfants-4.ch

C’est un site qui montre avec de petits films comment on peut s’occuper d’un enfant à la maison… ou dehors. N’oubliez pas que votre fille a besoin de bouger, besoin de voir des camarades.

Vide désespérant. Les échanges se déroulent sur plus d’une heure et demie. Probablement elle vaque à autre chose, espérant trouver la réponse magique qui la délivrerait de l’angoisse. Finalement, c’est l’angoisse qui permet de remplir les interstices, alors pourquoi s’en séparer ? Le temps est distendu, l’échange ne semble pas être continu, mais plutôt remplir des trous, rappelant X qui finit par me faire savoir qu’en même temps qu’elle chatte, elle téléphone avec quelqu’un. Ce n’est pas une recherche d’« autre chose », mais une nouvelle quête de remplissage. L’empilage ou la mise en abyme. »

Je suis marié avec fille de 4 ans. L’interlocutrice n’entend/ ne lit pas son lapsus. Est- elle capable de « lire autrement » qu’en raccourci texto ? Pas sûr. Évidemment, par rapport au titre de mon exposé, cet exemple paraît un peu déplacé. C’est intentionnellement que je l’ai fait. En effet, ce que cette jeune femme amène, est toute la question de la construction de l’altérité et de l’objet. Qui suis-je pour elle ? Elle appelle une plate-forme sur WhatsApp et reçoit en réponse un texto sur lequel je lui donne mon nom et ma profession, lui demandant de me dire la question qui l’amène : la peur de sortir répétée revient comme réponse de chat. Input-output. C’est ça qu’elle veut savoir, rien d’autre, ça ou plutôt, l’échanger contre un élément plus rassurant. Comme pour beaucoup de mes interlocuteurs, le contenu de l’échange montre que je suis interchangeable, juste un peu différent qu’un renseignement qu’on obtient en tapant un mot sur Google. L’attente d’une réponse « adéquate » fait qu’elle ne peut pas se saisir de la proposition d’en dire un peu plus. D’où cette quasi-holophrase « je-suis-en- appartement-marié-avec-ma-fille ». En réponse à la question concernant le contenu de la journée avec elle, je reçois une image. Mon insistance d’en dire plus la fait taire complètement. Sûrement pas seulement déroutée, mais probablement incapable de narration. Un temps éternellement long et extrêmement court, 1h, semble correspondre à cet enfermement, collées à deux. L’angoisse, dit Lacan, c’est l’approche de l’objet. En effet, ma question le désigne, la nécessité de sortir le désigne, l’ennui qui caractérise le confinement, le désigne. Mais cela ne peut se raconter. Un récit suppose des supports et une grammaire. Un récit a du sens quand on s’adresse à quelqu’un. Un récit suppose l’expérience de la séparation et l’enjeu de la médiation par l’objet et le langage.

Ici, elle fait UN avec sa fille et son téléphone. Les longs moments d’attente sont remplis par ce à quoi elle vaque. Certaines interlocutrices, quand j’exprime mon étonnement quant à la longueur des pauses entre les petits messages, me font savoir qu’elles s’ennuient tellement qu’en même temps qu’elles chattent avec moi, elles sont au téléphone avec une copine et que, comme elles s’ennuient encore, elles chattent en même temps. Ça tourne en boucle avec un remplissage désespéré du vide qui se manifeste au même moment qu’elles le remplissent. Et l’angoisse reste, parce que cet objet (a), ce n’est pas ça.

Ces échanges sur la plate-forme m’ont fait toucher du doigt à quel point cette jeune génération de parents 2.0, est dépourvue de supports pour habiter cet espace-temps particulier du confinement. Il a été révélateur de l’essence de chacun. L’écart s’est creusé entre les

adultes qui se sont immédiatement mis à inventer des moyens de traverser ce temps si étrange avec leurs enfants et les autres. Le plus frappant est la résurgence des travaux manuels, la redécouverte des jeux de société, l’invention des musiques à distance avec la formidable capacité qu’a internet de connecter le jeu de participants séparés en un orchestre complet jouant en même temps. Oui, le net n’est pas démoniaque en soi. Il est un instrument comme un autre, mais aussi dangereux dans sa manipulation que l’énergie nucléaire. Les récents accrochages entre le président Trump et Twitter montrent à quel point, en effet, cet outil peut être utilisé à des fins malveillantes ; on le savait déjà avec le terrorisme et l’apologie du racisme et de la violence, mais on s’y était habitué et on accepte de sacrifier des milliers de cliqueurs payés une misère et sans protection sociale, à nettoyer les poubelles numériques et alimenter les algorithmes.

Mais pour bricoler avec les enfants, il faut en avoir envie. À plusieurs reprises, quand les interlocuteurs me parlaient de leur ennui, je leur demandais ce qu’ils faisaient d’habitude de leur temps libre : cela se limitait aux occupations quotidiennes et les écrans. Dans ce temps confiné, le travail quotidien venant à manquer, certains téméraires se sont lancés dans le grand nettoyage. Mais comme le temps était plus long que ce que permettait leur logement, le vide revenait une fois que tout était parfaitement propre. J’osais de timides suggestions : par exemple se confectionner des masques ; je récoltais à chaque fois des protestations vives :

« pas envie, je me connais. » Des lectures me sont revenues de mon pays natal, la Suisse. Ch.-F. Ramuz a écrit énormément de romans racontant la vie confinée des paysans vaudois durant les hivers qui étaient longs et rudes à son époque. Tout le monde était enfermé et une fois le bétail soigné et nourri, les paysans se mettaient à réparer tout ce qui était abîmée depuis la saison estivale et attendait qu’on s’en occupe. Restait-il du temps, ils taillaient le bois et sculptaient des jouets, des petites statuettes, triaient les poires sèches et faisaient du pain aux poires, filaient, tissaient, cousaient. Il n’y avait pas de creux. Le soir, on se racontait des histoires autour du feu. L’espace était habité.

L’espace. « Je-suis-marié-avec-ma-fille ». Impossible de la faire parler d’un espace autre que ce qu’elle me dit : cette maigre heure de devoirs scolaires avec des images données par la maîtresse. La seule chose qu’il était possible d’énoncer n’était même plus exprimée avec des mots, mais avec une photo de planche. Pas étonnant que le temps confiné, se défaisant, fasse surgir ce qu’elle avait réussi à compresser dans l’holophrase et le temps

infime, une-heure. Son espace antérieur avait été inhabité et ne lui avait pas donné les outils pour confronter l’inconnu.

C’est la troisième génération depuis les grands bouleversements sociétaux de la deuxième moitié du XXe siècle, qui fait l’expérience de l’absence de cet espace de création. L’intelligence, disent les phénoménologues, dit Piaget, se construit par le truchement du regard, de l’oreille, de la bouche et des mains ; l’enfant se construit son monde en « homo faber », le manipule. Le bébé naissant dépend tout entier de la main secourable de l’autre, une main qui, si elle doit continuer d’être secourable, doit transmettre les gestes nécessaires, doit les commenter, guider la main et la parole de l’enfant, mais pas s’y substituer. Une main qui doit lâcher un jour la main de l’enfant. Dans ce nécessaire écart qui se creuse entre mère et enfant, vient la narration, vient la prise en charge par chacun de son propre destin, son propre « maniement », la construction possible du fantasme articulé au manque.

Ce processus est devenu beaucoup plus difficile à soutenir lorsque les parents sont eux-mêmes démunis comme ce jeune père de famille de mon exemple. Croyant bien faire, il se recolle à son enfant. Croyant bien faire, d’autres parents déposent l’enfant dans le berceau et lui mettent leur téléphone avec la musique à laquelle depuis le départ, leur bébé est habitué. Sauf que cette musique n’a pas l’irrésistible attrait de la petite nuance de la voix parentale, l’imprévu de l’oubli d’une strophe que l’enfant attend, comme le mélomane attend la note bleue. Ce petit indice du manque de l’autre, si précieux dans la construction d’autre chose que de la demande : la construction du désir.

Cette jeune mère de la plate-forme disait son incapacité à parler du désir. Son appel était réduit au besoin, à la demande, et la proximité de l’objet du désir déclenchait de la panique pour elle.

Qu’est-ce à dire ? Il y a deux objets totalement distincts. L’un libère l’imaginaire et permet, en temps de confinement d’inventer ce qui nous soutient contre l’angoisse parce qu’il est arrimé au symbolique. L’autre remplit un vide parce qu’il se confond avec le réel, mais le recrée aussitôt qu’il est rempli, même, à vrai dire, en le remplissant. Les algorithmes sont fabriqués sur ce principe : censés déclencher la décharge de dopamine qui chatouille agréablement le cerveau, ils créent en même temps un nouveau manque et appel à une autre dose de cette substance magique. Toujours un peu plus. Ce n’est pas la substance de la joie, c’est la substance du plaisir immédiat qui a la fâcheuse tendance à s’éteindre comme un feu d’artifice. C’est sur ce phénomène que s’appuie le marché juteux du net. Sauf qu’il n’a pas

été prévu qu’un confinement vienne en montrer les limites. À moins d’être pris dans le circuit quasi autistique des Hikikimori, un moment donné du confinement, frotter l’écran ou tapoter le clavier ne satisfont plus du tout mais donnent la nausée ou le tournis. L’insomnie est reconnue, le malaise aussi. Et on retapote, refrotte, pour aller sur les plate-formes apporter sa plainte à une bulle qui répond. Mais on n’y reconnaît pas le contenu comme réponse possible, puisqu’il n’y en a qu’une : celle qu’on attend sans savoir ce qu’elle est. C’est la rencontre avec l’objet (a), par-delà ou en deçà de l’objet addictif.

C’est bien pour cela que j’ai choisi ce titre « mon bébé est au téléphone », exactement comme la sardine est à l’huile.

Sans la médiation de la parole de l’autre, l’imaginaire préspéculaire reste rivé au corps, ne se dégage pas du corps de l’autre et incorpore tout objet extérieur comme faisant partie du corps propre. Nous le voyons chez les tout-petits privés d’écran : ils s’effondrent et leur crise est celle du désespoir de la privation ; ils sont mutilés d’une partie d’eux-mêmes. Le seul moyen de les en sortir, c’est de les priver totalement d’écran et de ne présenter ces derniers que des années plus tard et avec un accompagnement qui limite son usage. Les algorithmes veillent à ce qu’ils ne puissent pas s’en défaire tout seuls.

Cela n’évite en rien les crises habituelles d’un enfant frustré. Qui n’a pas connu les hurlements lorsque l’enfant voit que l’autre a, ce qu’il n’a pas, les gestes prédateurs pour s’emparer de l’objet convoité. Chez les petits, ce n’est pas du vol, c’est une appropriation logique. Ce jeu que l’autre anime si bien devient objet d’un désir irrésistible, donc l’enfant y va. Ce n’est que petit à petit qu’il se résoudra à ne pas avoir tout, tout de suite, à condition que l’adulte l’y accompagne. Sauf que l’adulte lui-même a du mal à faire la différence entre l’objet d’addiction et l’objet du fantasme. Or enlever l’écran à l’enfant, cela marche très bien quand le parent est présent dans la vie de l’enfant. Ils recouvrent vite leur richesse imaginaire. C’est pour cela que j’ose volontiers une affirmation : c’est l’objet de la frustration qui libère l’enfant de l’objet d’addiction.

Le chemin est long dans la mesure où les parents ont de plus en plus de mal à le précéder dans cette opération pourtant nécessaire pour aller vers « autre chose ». Et c’est tellement plus simple de céder à l’enfant pour avoir la paix.

Un autre épisode du confinement vient l’illustrer. Une mère se dit angoissée et surtout dépassée par son fils de 7 ans. Elle se plaint de devoir tout le temps s’en occuper ; invitée à préciser, elle me raconte qu’il est très opposant. Exemple : elle vient de lui demander de sortir

avec elle en promenade. Il ne veut pas et « se met à hurler comme un bébé », m’écrit-elle. Elle lui a d’ailleurs dit que ce n’est pas de son âge et admet même qu’elle l’a humilié. J’insiste : lui-même était en train de faire quoi ? Il voulait jouer avec son copain, voisin de leur maison. Ah ? Oui : leur maison est au bord d’un ruisseau qui la sépare de celle de leurs voisins. Les deux garçons étaient dans leurs jardins respectifs et construisaient chacun une maison pour les écureuils. Je réponds, toujours par chat, que le comportement de son fils me paraissait approprié et pas bébé du tout. Ce sont donc plutôt des pleurs de désespoir puisqu’il a inventé de quoi entretenir à la fois la relation avec son copain et son imaginaire et qu’elle l’arrachait à une activité des plus créatives. J’ajoute qu’il lui donne plutôt un signe d’indépendance et de désir de ne pas être toujours avec sa maman. En somme un garçon drôlement chouette. Pourrait-elle aller seule en promenade ?

Je n’ai pas de réponse à cette remarque. Le chat s’arrête là. Cette maman n’est pas de mauvaise foi. Elle ne sait juste pas déchiffrer le langage de son enfant. Pour elle, son fils doit rester bébé, collé à elle. Ce n’est pas elle qui s’occupe de son fils, mais son fils doit s’occuper d’elle. Chacun est confronté au manque, mais celui de la mère est une castration et celui du fils, une frustration. Elle est privée de l’objet auquel elle est collée, manque réel d’un objet symbolique, petit phallus ambulant, prothèse de son vide d’être, et lui, privée de la liberté de créer un jeu par-delà le confinement avec son ami, manque réel d’un objet symbolique, privé de sublimation.

L’indépendance n’a rien à voir avec l’autonomie de l’individu, telle qu’elle est prônée à l’heure actuelle. C’est même l’inverse. L’individu autonome, tel qu’il est mis en avant comme l’idéal sociétal actuel, c’est l’individu centré sur lui-même, « développé personnellement » comme le veut la mode, sans nécessairement tenir compte de l’autre, si ce n’est comme potentiellement problématique. Il fait sphère avec lui-même et l’objet qu’il incorpore pour se mettre au complet. L’image la plus saisissante de cet « individu au complet » est l’enfant dans la poussette bouchonné avec la tétine et agrippant le doudou. Parallèlement un autre individu au complet pousse la poussette, lui aussi pendu à son objet, le téléphone. D’où la dimension tragique de cette saynète qui est l’illustration de ce qui advient de la relation quand est oublié le fait qu’un enfant a des besoins spécifiques qui n’ont rien à voir avec ceux de l’adulte. Pouvoir s’imaginer ce qu’un enfant fabrique au bord du ruisseau avec un gamin séparé de lui par la clôture, suppose que la mère se décale de son propre besoin qui a trouvé à s’exacerber dans le confinement, collant les parents à leur progéniture. Cette façon de « sortir » comme cette maman, ou bien d’empêcher les enfants après le

déconfinement d’aller de nouveau à l’école, montre bien que la question de l’objet fonctionne sur le mode du collage et pas de l’altérité qui tient compte du désir de l’autre. C’est en résistant à la mère que l’enfant lui a rappelé qu’il est séparé d’elle, et c’est en sortant avec elle en renonçant à son jeu, qu’il renonce à l’altérité et à sa place de sujet, et qu’il rencontre paradoxalement la solitude. Comme pour le bébé dans la poussette, l’enfant est seul, accompagné, certes, mais comment ? Être au téléphone, c’est à la fois un complément circonstanciel désignant une utilisation et l’expression d’une appartenance subie passivement. Le petit Hans dans l’exemple de Freud, ne s’y est pas trompé, puisqu’il a essayé de faire réfléchir son père à la différence qu’il y a entre aimer et appartenir. Quand il parle du bébé et de la mère, ou de la filiation par rapport à la mère il dit : « Je lui appartiens, mais tout de même, je t’appartiens aussi à toi, papa, ma sœur m’appartient aussi à moi. » Donc une sorte de ronde d’appariages multiples. Mais quand il parle de la relation avec son père, il utilise un autre mot : « pourquoi tu dis que j’aime maman et que de ce fait, j’ai peur, quand c’est toi que j’aime ? » « Aimer » suppose la séparation et l’hétérogénéité, « appartenir à » suppose l’incorporation. Freud souligne dans la conclusion du cas que c’est bien là-dessus que le petit Hans bute, ce reste qui lui est encore irreprésentable. Or aujourd’hui, ce fonctionnement de l’appartenance et du « tout pareil », comme le fait croire la maman à Hans, en se dérobant à la question sur la différence sexuelle que l’enfant lui pose, fait fi de la différence entre besoin et désir. Le phallus, c’est vieux, actuellement, ringard, et pas pris en compte comme différence radicale et possibilité de la représenter. Aujourd’hui, on navigue à vue entre plusieurs genres. La maman de la petite vignette ignore que c’est elle qui est dans le besoin, pas son fils et que son fils a compris quelque chose à la question du désir. Le fils est tout à son affaire, il ne peut pas être à elle. Lui, il cherche du côté de la représentation : fabriquer une maison pour protéger les écureuils, et avec son copain. Elle, de son côté, cherche à le réintégrer et l’humilie du fait de ses protestations.

Le confinement a fortement alimenté le fantasme archaïque de la représentation maternelle, et ceci vaut autant par les hommes que par les femmes. Le mode d’appartenance est maternel, mais homme et femme peuvent fonctionner selon lui. Il est préspéculaire puisqu’il se nourrit de l’image de la sphère. Le mode de l’amour que le petit Hans développe est du côté paternel : il a compris que même s’il retourne dans le lit du père quand il a peur la nuit, il ne peut le faire que dans un temps limité qui est appelé à se terminer, tandis que le mode de l’appartenance est féminin. « Je t’appartiens à toi, j’appartiens à maman, etc. » Avec la différenciation qu’il cherche à faire, le petit Hans est dans le comptage. Par les

formulations du discours, Freud montre qu’avec l’œdipe, l’enfant entre dans le comptage. Hans dit qu’il ne veut pas éliminer le père, comme celui-ci lui a expliqué, fier de faire l’intelligent devant son fils. Non, mais Hans lui dit quand même qu’il ne peut pas seulement compter sur lui pour ses angoisses, mais qu’il doit aussi compter avec lui. Un lapsus du père, puisque c’est lui qui relate les échanges avec son fils, est éloquent : Hans lui dit « jusqu’à ce que je n’aie plus peur, je ne viens plus dans ton lit. » « Bis ich mich nicht mehr fürchten werde, komme ich nicht mehr. » Donc après, oui ? Ben oui, le père aussi semble aimer rester collé. D’où l’angoisse de l’enfant de le perdre. C’est le même champ sémantique : le tout- collé, le tout-décollé.

Achille Mbembe, un historien, souligne dans Brutalisme5 que le nouvel animisme s’appuie sur le pouvoir prêté à l’objet magique lié au net. Croyant le maîtriser, l’homme est devenu la marchandise de laquelle se repaissent les Gafa. Impossible de faire une démarcation entre dehors et dedans, tant la technologie se sert de nos ressorts psychiques et biochimiques pour nous coloniser. Leur but est d’abolir le partage de l’humain et du non- humain. La fragilité de l’homme divisé est le support même de cet asservissement. Et cela commence dès le berceau.

Mon bébé est au téléphone comme la sardine est à l’huile. C’est une forme de zeugme. Je le fais intentionnellement pour souligner que l’enfant bouchonné, doudouisé, frottant l’écran d’une tablette ou du téléphone de papamaman, est confondu avec l’objet exactement comme il l’est structurellement avec papamaman, holophrase désignant les deux parents fonctionnant sur le même mode, au sens d’une appartenance qui fait UN imaginaire avec un corps maternel, corps papamaman, indifférencié. Dans ce zeugme je glisse de la désignation d’une situation, d’une action avec un objet à la notion d’appartenance, d’adjonction d’une chose à une autre, faisant un tout, une sphère. L’enfant ne peut être sujet en situation que séparé de l’objet. S’il s’y confond, il retrouve sa place d’a-sujet, perdu dans le Grand Autre sans barre dont Lacan parle dans le séminaire sur le désir. Ce n’est pas réjouissant pour son devenir.

Paris, le 4 juin 2020

  1. A. Mbembe, Brutalisme, La Découverte, 2020.

D’un confinement sans fin ! Bonnes vacances d’un type nouveau !

Après le confinement, puis le déconfinement, on nous sert à présent la dimension de la menace de Re-confinement.

Au temps du confinement, le commun des mortels était pris dans la dimension de la peur – Peur du virus – Peur de la mort – Peur des séquelles…et de manière semi-paradoxale, ceux qui suivaient un travail par la parole, ont pu traverser les choses dans un temps de Durcharbeitung qui a permis de franchir ce réel marqué de menaces actives.

Dans Ephémérides (1 à 10) les auteurs ont souligné les modifications théoriques qui s’opéraient à l’insu : place de l’imaginaire, la déspécularisation, la force d’une image non trouée, une parole transformée, un langage automatisé, un accrochage univoque au leadership gouvernemental. Et la fonction des mensonges et la répétition des slogans – le rapport à la science qui s’opéraient dans le doute…

Toutes ces pistes se doivent d’être retravaillées dans l’après-coup… et nos penseurs de la FEDEPSY ne s’en priveront pas !

A la suite de l’épidémie qui se poursuit, les ressorts de la psychanalyse vont se modifier. Comment le rapport à la langue se modifie, d’une génération à l’autre, avec les effets du réel ?

Avec l’épidémie, nous avons renoué avec les soubresauts de l’humanité. Regardez la Bible ou l’histoire de l’Empire romain…les épidémies ont scandé la genèse de la civilisation.

L’épidémie de coronavirus est venue donner mondialement des coups de butoirs dans le délire scientifique de la civilisation actuelle. A savoir que s’est levé pour un temps, le déni de la mortalité humaine : le fantasme d’immortalité. La modernité et les progrès scientifiques du XXe siècle ont fonctionné sur ce déni de la mortalité repoussée, à savoir bien la perspective d’une immortalité possible. Le virus incompréhensible et intraitable est venu suspendre l’idée progressiste, malgré les scientifiques.

On peut se demander alors comment la « castration singulière » peut se repérer dans cette privation collective ? Qu’est-ce que la clinique psychanalytique restitue de ces généralités collectives et persistantes.

En France (entre autres), la période du CONFINEMENT a été branchée sur la question de la peur du virus, peur d’un objet à la fois matérialisé et dématérialisé : un objet énigmatique et (pour l’instant) indéchiffrable. Et le déconfinement a été marqué par le retour de l’angoisse libre. A savoir une crise de vide, d’agressivité, de violences et d’insatisfactions. La peur est quelque chose de la création de consistance d’un lien confiné. L’angoisse est dissociante et schizante, le désir reste en suspens.

Ceux qui n’ont pas été terrorisés par l’épidémie, ont réussi à créer des lieux de parole qui ont été utiles aux « gladiateurs du virus ». Nombre de membres de la FEDEPSY ont réintroduit de nouveaux sens à la psychanalyse en extension : avec les urgentistes, les réanimateurs, les hospitaliers, les enseignants, en dessinant des espaces tiers hasardeux…

Bonnes vacances à chacun et à la rentrée, vivace !

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