c19.info/fr/psy ou Le soutien psychologique 2.0 en temps de pandémie : une révolution en psychiatrie

Introduction

Le 17 mars à 12h le confinement de la population française est ordonné sur l’ensemble du territoire national, suite au discours du Président de la République, Emmanuel Macron, la veille. Il parle de « guerre sanitaire » contre la COVID-19. L’ennemi est un virus, apparu dans l’ombre d’un marché d’animaux vivants à Wuhan (Chine). Il dépasse les frontières, touche nos voisins italiens, s’échappe de la télé et déferle chez nous. Il est d’autant plus dangereux qu’invisible. L’espace Schengen se ferme, tout déplacement restreint au strict nécessaire. Les rassemblements sont interdits, les contacts humains deviennent fatals, le retranchement chez soi, le maître mot. Tous les ingrédients sont réunis pour édifier un climat de pandémie d’allure hypochondriaque. Chacun se demande s’il n’a pas attrapé le coronavirus, craint pour ses proches et ne comprend rien à cette maladie naissante.

Une initiative naît alors, développée par la société Nabla, dont l’équipe est majoritairement constituée d’ingénieurs et de médecins, engagés dans la transformation de la pratique médicale, grâce à l’intelligence artificielle (IA). Plus précisément, il s’agit d’un site : c19.info, sous la direction médicale du docteur Anne-Laure Rousseau, médecin vasculaire, avec l’aide du docteur Stanislas Harent, infectiologue. Sous forme d’un questionnaire guidé intelligent, il permet à ceux qui le consultent d’être conseillés en cas de symptôme suspect et ainsi de désengorger le 15 ou les services d’urgence. Le site s’étoffe et offre la possibilité de poser directement des questions à des professionnels de santé par SMS une fois le questionnaire rempli. J’ai de la fièvre que faire ? Mon mari est malade, puis-je aller travailler ? Comment s’embrasser en temps de covid ? Où se procurer un masque ? Faire un test ? L’équipe, composée de médecins généralistes, puis de spécialistes et d’infirmières, répond sous deux heures depuis chez eux (confinement oblige !) par un message unique.

Le nombre de visites augmente, il y a besoin de renfort ; je suis psychiatre et c’est en tant que médecin que je rejoins l’équipe. Très vite, je m’aperçois que les messages sont à la frontière entre mes deux casquettes. Les demandes pour symptômes respiratoires abondent mais est-ce le coronavirus – comme les visiteurs interrogent – ou bien signe d’anxiété, ou encore les deux ? D’autres ne veulent plus sortir du tout, se lavent les mains cent fois par jour et consultent le site c19.info après avoir effleuré quelqu’un par inadvertance dans la rue. Comment répondre par un message unique lorsque les visiteurs sont angoissés et semblent avoir besoin de parler ? Ma spécialité reprend le dessus, il y a demande sur la toile tandis que les structures hospitalières et ambulatoires sont désertées.

Le 25 mars, par le bouche à oreille, psychologues et psychiatres répondent en un temps record à mon appel : l’équipe de lancement du projet réunie, c19.info/fr/psy voit le jour, le soutien psychologique par chat (conversation écrite type WhatsApp) en temps de covid est né.

Je vais vous raconter cette histoire en 3 chapitres qui illustrent comment nous avons mis au point une nouvelle façon d’exercer :

  1. c19.info psy : C’est quoi ?
  2. c19.info psy: Retour d’experience
  3. c19.info psy: Une pratique revolutionnaire de la psychiatrie

c19.info psy – C’est quoi ?

Le projet de soutien psychologique en ligne est né pendant le confinement, période particulièrement anxiogène et limitant les soins psychiques. Le chat avec des psychologues, qui existait déjà en temps « normal », proposé par quelques plateformes en ligne restait encore largement méconnu et peu pratiqué.

Avec c19.info il trouvait toute sa place en temps de Covid, d’autant plus que le site, référencé par le Ministère de la Santé avait alors une grande visibilité, soutenue également par les réseaux sociaux (Facebook) afin de bénéficier à un maximum de personnes. Un visiteur qui vivait difficilement le confinement et avait besoin d’en parler pouvait alors discuter avec notre équipe par chat (type WhatsApp) ou par téléphone.

Les messages et appels se faisaient directement depuis la plateforme pour garantir la confidentialité des échanges. Gratuité, sécurité et anonymat, tel était notre socle de départ. Les utilisateurs étaient évidemment informés que l’échange n’avait pas pour vocation à se substituer à une consultation médicale ni à remplacer le diagnostic d’un médecin.

Le service psy était au départ ouvert de 10h à 18h, 7j/7. Dix psychologues bénévoles se répartissaient les créneaux horaires pour répondre en moins de deux heures. En dehors des heures d’ouverture, les visiteurs étaient invités à écrire leurs messages qui seraient lus dès le retour de l’équipe, contacter les numéros d’urgence ou un hôpital de proximité si nécessaire.

c19.info psy – Retour d’expérience

Tous les français concernés

Les demandes affluaient du monde entier. Seule condition pour utiliser le service : être majeur et parler français. C’était le cas par exemple de R., expatrié au Mexique, qui face à l’actualité tournant en boucle sur sa télévision, n’osait plus sortir dans la rue.

Un climat de peur

Au début du projet, le climat de peur a engendré une fréquentation exponentielle sur le site. Un nouveau virus, des informations en continu inondant les esprits, une inactivité ou du moins un changement dans les habitudes – de quoi déséquilibrer de nombreuses personnes qui avaient besoin d’en parler, d’être rassurées. Pour beaucoup, ce fut leur premier contact avec la psy, facilité par le chat, simplifiant l’accès et garantissant l’anonymat, à distance des lieux de soins classiques.

Des malades et des soignants

Parmi ces visiteurs particulièrement angoissés, certains avaient un proche atteint de la Covid, hospitalisé ou décédé, ce qui renforçait concrètement les appréhensions et l’isolement s’ils en étaient séparés. De l’autre côté, les soignants étaient également concernés, à bout dans les services surchargés et notamment de réanimation, craignant de transmettre le virus à leurs proches. Que faire lorsque le mari a un cancer : continuer à aller à l’hôpital afin de participer à l’effort collectif ou bien s’arrêter afin de le protéger ? Pour répondre au mieux à ces demandes et proposer un soutien au plus grand nombre, nous avons étendu les horaires jusqu’à 21h, d’autant plus que l’angoisse se manifestait précisément en soirée.

L’isolement et l’ennui

Les personnes isolées, ou bien celles qui cherchaient à combler le vide du confinement ou rompre avec l’ennui formaient une bonne partie des visiteurs. Quelques-uns revenaient régulièrement sur le site, parfois tous les jours. Comme L. qui réitérait ses demandes quotidiennement : « y a quelqu’un ? ». Ses messages pouvaient être désespérants, nous renvoyant à notre impuissance. Le groupe WhatsApp entre thérapeutes et les réunions hebdomadaires à distance étaient l’occasion de discuter de ces inconnus qui s’adressaient à nous, nous permettant de diffracter notre contre-transfert pour mieux accueillir de nouveaux échanges.

Des patients déjà suivis

Les conversations à répétition étaient pour certaines celles d’internautes déjà suivis en psychiatrie, avec des antécédents, ou sortant tout juste d’hospitalisation. Des patients souffrant potentiellement de troubles psychiatriques graves donc. Ainsi, se posait la question de leur prise en charge sur notre site. Question retrouvée également dans le cadre de situations d’urgence : agressions sexuelles, violences conjugales, suspicion de maltraitance… Au fil du temps, les patients que nous connaissions de la psychiatrie générale furent plus nombreux et occupèrent une place plus grande dans notre travail, alors que l’angoisse de la maladie l’était de moins en moins. De ce fait, au déconfinement, les horaires ont été diminués jusqu’à ce que la plateforme soit mise en pause un mois après, le 12 juin 2020. En effet, le nombre de décès par jour diminuait, les Français sortaient à nouveau, reprenaient le travail, les structures de soins classiques rouvraient : les demandes se faisaient plus rares et n’étaient plus directement liées au coronavirus.

Le site c19.info a ainsi touché un grand échantillon de la population, de ceux qui n’auraient pas consulté, ayant peur de faire le premier pas, à ceux déjà suivis en psychiatrie ; de ceux paralysés par l’angoisse, ne pouvant sortir, aux soignants à bout de souffle après leur journée de travail, qui avaient besoin d’un espace de parole. L’instantanéité du chat a également permis de proposer aux internautes en situation critique de leur apporter un réconfort immédiat.

À cette hétérogénéité de visiteurs, nous avons alors essayé d’offrir une aide des plus diversifiée et personnalisée.

Une aide multiple et individualisée

c19.info/psy a été créé pour accompagner la population durant la période de pandémie qui rompait avec tous les équilibres préétablis.

Des méthodes complémentaires

Face à l’angoisse de la Covid, les visiteurs demandaient des informations concrètes, parfois médicales, lorsqu’on ne sait plus qui croire sur internet. Nous préconisions d’ailleurs de réduire le temps passé à regarder les informations, particulièrement anxiogènes. Après quelques mots échangés, l’internaute éteignait son ordinateur rassuré, moins seul, d’autant que nous partagions ce qu’il vivait, comme tous. Il était aussi possible d’engager une conversation téléphonique via la plateforme. Le lien de voix à voix, d’oreille à oreille pouvant être plus apaisant. De l’autre côté, le chat conduisait plus à un travail de coaching et de conseil, adapté à l’individualité de chacun. Plusieurs méthodes comportementales étaient proposées pour gagner en sérénité. Nous faisions alors appel à des « suggestions de réponses », recommandées par un membre de l’équipe et auxquels tous avaient accès. Par exemple : des idées de méditation (proposition de télécharger l’application petit bambou, liens vers des sites de méditation dirigée) mais aussi de relaxation, d’auto-hypnose, des méthodes de respiration en cas de stress ou encore d’assouplissement musculaire. Pour se détendre en cette période si particulière, nous donnions parfois même des liens vers des livres audio ou des cours de zumba. S’occuper en temps de confinement, mais aussi faire réfléchir autrement, approfondir les questions qui viennent, rebondir, transformer ces jours en vue de les rendre supportables, qu’ils se remplissent de quelques échanges, quelques pensées et parfois même de poésie. Qu’il y ait du mouvement afin de pouvoir se décaler du quotidien si peu rempli ou inversement surchargé par une angoisse paralysante.

Un site ouvert la nuit

Nous avons aussi fait le choix de laisser le site ouvert la nuit, les visiteurs pouvaient y envoyer leurs premiers mots/maux. Une réponse automatique les informait que nous répondrions le lendemain à partir de 10h. Il s’agissait de permettre un soutien symbolique et d’ouvrir un lieu d’expression, même sans réponse, comme le début d’un lien. La personne pouvait déposer sa demande, son premier cri.

Soutenir sans trop s’engager

Les visiteurs qui venaient de manière itérative interrogeaient le sens de ce site pour eux. Peut-être celui d’un point d’appui, d’une continuité ou d’une musique de fond ? Ne nous rapprochions-nous pas du soutien tel qu’il peut être fait à « SOS amitié » ? Leur mettre une limite a été vite abandonné. En effet, leur venue ne remettait pas en question notre travail, c’est-à-dire celui d’un accueil pour tous, une permanence d’écoute, sans prendre la place des autres soins qui restaient toujours en toile de fond, et auxquels nous les (r)amenions souvent. Les (re)mobiliser pour qu’ils consultent, parler traitement en vue d’une consultation à venir, peut-être, et sans prendre cette place-là, suggérer un travail psychologique que certains disaient être prêts à entamer. La conversation chat ne se substituait pas à une consultation médicale. Lorsque l’internaute nécessitait l’avis d’un médecin, il était renvoyé vers son psychiatre ou adressé. Sur la plateforme, il n’y avait pas d’objectif de suivi, cependant les membres de l’équipe donnaient leurs jours de présence lorsqu’une continuité paraissait opportune. Tout en restant vigilant quant au risque de créer une relation qui mettrait trop en péril celles qui suivraient avec la psychiatrie conventionnelle. Soutenir sans trop s’engager.

Vers les urgences

En cas de dangerosité psychiatrique, un risque auto- ou hétéro-agressif, ou une situation de violence (agression, maltraitance, etc.), le visiteur était invité à aller aux urgences ou à appeler un numéro d’écoute plus spécifique, voire même le commissariat. Démunis face à l’urgence, à distance, la règle était d’orienter et d’inciter à en parler à l’entourage pour être accompagné. Quand une jeune femme révéla un viol, aller porter plainte fut notre premier conseil avant toute prise en charge. Un autre exemple est ce père de famille qui se connectait régulièrement sur le site et pour qui l’équipe a réfléchi à faire une information préoccupante, suspectant une maltraitance.

En réunion, a été évoquée la possibilité de faire appel à un(e) assistant(e) de service social, un(e) juriste pour ces questions si particulières et celles entraînées par le confinement (chômage partiel, droits, lois, etc.).

Une équipe aux compétences variées

Enfin, les différents horizons dont nous, psychologues et psychiatres, venions, avec des obédiences et des expériences diverses et variées, enrichissaient ce soutien offert. Les échanges au cours de nos réunions et sur le groupe WhatsApp permettaient d’affiner en temps réel ce que nous proposions mais aussi de se soutenir les uns les autres afin de garder l’équilibre indispensable à notre fonction de soignant en santé mentale.

C’est cette diversité des horizons enrichie par la pluridisciplinarité de notre équipe, avec l’intelligence artificielle mise au service de la médecine, qui est venue bouleverser notre pratique, menant à un changement de paradigme en psychiatrie.

c19.info psy – Une pratique révolutionnaire de la psychiatrie

La relation soignant-visiteur bouleversée

Visiteurs anonymes ou patients ?

En ligne, notre pratique a été bouleversée dans la relation même ou dans la façon dont elle s’établissait avec les visiteurs. Ces derniers devaient-ils être appelés comme tels, ce qui définissait concrètement leur statut sur le site, ou bien étaient-ils pour nous des patients, bien que la plateforme ne se substituait pas à un lieu de soins ?

Quoi qu’il en soit, et quelle que soit la situation, nous finissions toujours par glisser dans notre dénomination et à les appeler des patients. Une manière de retrouver un semblant de « normalité », sans doute. Et il faut dire que le chat demandait un vrai effort de patience ! En effet, le visiteur envoyait un premier message, un soignant lui répondait. Il avait alors le choix entre continuer par écrit ou demander à être appelé, ce qui lui conférait une certaine marge de manœuvre.

Protéger l’espace intime

L’appel permettait un lien plus direct, plus proche de celui dont nous avions l’habitude. Néanmoins, beaucoup poursuivaient par chat, qui semblait faciliter les échanges, sous couvert d’anonymat, sans même la voix pour être distingué. D’autant plus qu’à la maison, en temps de confinement, les proches n’étaient jamais loin et pouvaient écouter. La conversation écrite protégeait ainsi l’espace intime. Elle banalisait l’échange grâce à la distance, entre deux tâches ou activités quotidiennes, s’éloignant donc de la consultation classique qui fait peur a priori. D’ailleurs, le visiteur choisissait un prénom ou un pseudo par

lequel nous l’appelions, sauf lorsqu’il sonnait trop familier. De la même manière, nous demandions son âge, son entourage, sa situation familiale et la région d’où il venait. Comme si un minimum d’éléments d’identité permettait de nouer un lien.

Des soignants anonymes

Du côté soignant, l’anonymat était de mise. Nom, prénom et fonction n’apparaissant nulle part sur le site. Néanmoins, il arrivait de donner nos prénom et fonction (psychologue ou psychiatre), et plus rarement si nous étions un homme ou une femme. Ainsi, l’internaute se représentait son interlocuteur et non pas un simple ordinateur. Notre fonction pouvait orienter l’échange qui allait suivre. En revanche, dévoiler notre nom aurait impliqué de sortir de l’anonymat, ce qui aurait trop engagé la relation.

Une nouvelle temporalité des échanges

Le chat a également changé la temporalité des échanges qui avançaient au gré des messages et de la disponibilité de ceux qui les rédigeaient. Parfois la cadence augmentait, les mots abondaient, la distance libérant manifestement la parole. À l’excès, un débit excessivement rapide pouvait être synonyme d’angoisse : la personne se déversait sur le site, créant ce qu’on appellerait un tachychat, équivalent de la tachyphémie. L’appel pouvait alors être plus apaisant et contenant face à une angoisse non retenue. Aussi, il permettait de délimiter notre présence, cadrant temporellement l’échange ou le relançant lorsque la discussion écrite tournait en rond.

Lorsqu’un visiteur prenait son temps pour répondre, pouvions-nous contacter celui qui était en attente et dont nous voyions les messages s’accumuler sur le fil ? Combien de personnes prendre à la fois ? Nous nous sommes vite aperçus que les conversations multiples entraînaient une confusion dans les échanges et questionnaient notre éthique de soins. Pour faire face à cette surcharge de demandes, du renfort était demandé via le groupe WhatsApp.

Une autre question qui s’est posée est celle de la durée d’une conversation. Il n’y avait aucune limite mentionnée et nous avons fait le choix de ne pas en définir une mais d’adapter en fonction de la situation et de l’attente, en espérant que le visiteur reparte avec quelque chose, ou du moins se sente mieux qu’à l’arrivée.

Lorsque X. nous écrivit à la fin d’un échange « Ah je n’ai pas pensé à ça » notre travail avait eu un sens, de la même manière que nous n’avions pas pensé à proposer du soutien psychologique en ligne, c19.info nous avait étonnés, revisitant notre pratique.

L’intelligence artificielle au service de la médecine

Un site qui rassemble

C19.info étant initialement un site d’information médicale au sujet de la Covid-19, la porte d’entrée somatique pouvait permettre d’ouvrir plus facilement le volet psychologique. Chaque visiteur se trouvait embarqué sur le même bateau, tous concernés, alors que la santé mentale met à part et stigmatise. De même, nous, soignants, c’est-à-dire médecins généralistes, spécialistes, infirmières, psychologues et psychiatres, nous retrouvions ensemble, rassemblés – alors que les spécialités et fonctions divisent –, voguant tous dans la même direction.

Une collaboration étroite entre médecine somatique et psychiatrie

Comme déjà évoqué, les questions posées sur le site pouvaient être à la frontière entre la médecine somatique et la psychiatrie. Pour reprendre l’exemple précédemment cité, en cas de symptômes respiratoires, les médecins généralistes nous adressaient les personnes qu’ils jugeaient relever de notre spécialité. Dans l’autre sens, en cas de doute persistant, nous invitions les médecins à rejoindre la conversation chat, l’angoisse devant rester un diagnostic d’élimination. Une fonctionnalité supplémentaire a donc été créée par les ingénieurs pour permettre cet ajout. Sur la plateforme, une fonction « note » permettait d’accéder à ce qu’un confrère jugeait pertinent de transmettre concernant un internaute en cas de nouvelle visite. Il était également possible d’avoir accès aux anciennes conversations.

La technologie a donc déjà permis grâce à ces deux fonctionnalités simples de faciliter la collaboration entre les soignants.

En poussant encore davantage la technologie, plusieurs fonctionnalités s’appuyant sur l’intelligence artificielle ont également vu le jour pour améliorer encore davantage l’accompagnement à grande échelle des visiteurs de c19.info.

Un système intelligent d’autocomplétion

La première, un système intelligent d’autocomplétion permettait aux soignants de gagner du temps dans la rédaction des messages en suggérant automatiquement un ou plusieurs mots dans une phrase donnée. Ce système s’est appuyé sur les progrès récents des modèles de langue informatiques, lesquels cherchent à prédire les mots les plus probables après une suite de mots donnée. Aussi, le système devenait de plus en pertinent dans le temps en apprenant à chaque nouvelle réponse de soignant, et ce sans jamais simplement répéter mot à mot des messages observés dans le passé.

Des suggestions de réponse

La deuxième fonctionnalité développée pour c19.info suggérait directement aux soignants des templates complets de réponse qu’il suffisait alors d’adapter à chaque situation. Le site faisait apparaître plusieurs thèmes récurrents dans le soutien aux visiteurs : réassurance (comme dit plus haut concernant les méthodes de relaxation ou de méditation), conseil médical, orientation médicale, etc. Plusieurs réponses type ont alors été rédigées par les soignants pour chaque thème de manière à être réutilisées. En fonction de la nature de l’échange entre le visiteur et le soignant, celui-ci n’avait plus qu’à sélectionner le message le plus adapté dans la sélection construite par l’algorithme.

Le risque majeur de cette fonctionnalité était de créer un accompagnement froid et impersonnel, avec comme seul prétexte de devoir servir un grand nombre de patients en même temps. Or, ces modèles de réponse nous ont permis de mettre en commun au fur et à mesure numéros utiles (numéros d’écoute, d’urgence…) mais également toute une panoplie de propositions comportementales. L’intelligence artificielle nous rendait toujours plus précis et pertinents dans nos propositions, tout en développant l’empathie nécessaire à tout accompagnement en santé mentale.

Une équipe pluridisciplinaire et flexible

De jour en jour, notre travail est devenu de plus en plus pluridisciplinaire, facilité par l’intelligence artificielle. En effet, cette étroite collaboration avec les ingénieurs, qui se sont adaptés à nos besoins, ainsi qu’avec le médecin coordonnateur qui disposait d’une solide expérience en e-médecine, a permis des évolutions en temps réel, efficaces et rapides, pour une aide en ligne toujours plus optimale. Du début du projet à sa mise en suspens, c19.info s’est métamorphosé, devenant aussi intuitif qu’ergonomique. Nos outils se développaient, créant de nouvelles fonctionnalités. Les ingénieurs amenaient aussi leur langage, ce qui entraînait quelques débats sur les termes employés. Par exemple, à la fin d’un échange, nous archivions la conversation, vocable particulièrement peu usité dans nos métiers. La flexibilité de notre organisation se retrouvait également sur les horaires d’ouverture qui – hors d’un lieu de soins, hors du temps, en période de confinement – ont évolué en fonction de la demande.

Il nous est arrivé de nous demander, dans certaines situations, pourquoi les internautes s’étaient tournés vers le site plutôt que vers leur thérapeute habituel ou les urgences. Peut-être son accessibilité, visible sur les réseaux sociaux, dans le monde entier francophone, gratuit et atteignable en un ou deux clics, facilitait leurs démarches. L’anonymat et la confidentialité d’échanges virtuels, favorisés par le chat, ou même l’appel téléphonique qui évitait l’affrontement des regards, permettait également d’amorcer plus simplement la conversation.

Comme si l’ordinateur désincarnait la figure du psy, consultable à la maison et à la demande. Comme si cette fausse virtualité ouvrait une porte vers la banalisation du soutien psychologique, le rendant plus accessible pour tout un chacun.

Conclusion

La santé mentale a été durement éprouvée tout au long de cette période anxiogène provoquée par la crise sanitaire. Car comment consulter son thérapeute lorsque le compte à rebours quotidien des morts paralyse toute sortie ? Lorsque les forces de l’ordre contrôlent et sanctionnent ? Lorsque certains centres de consultation sont fermés ou que leurs soignants sont masqués, à l’autre bout du bureau, comme étrangers ?

Les moyens pour prendre en charge la souffrance psychique ont dû se déplacer en ces temps de pandémie. C’est ce que c19.info/fr/psy a réalisé, révolutionnant le paysage de la psychiatrie traditionnelle, à l’aide de l’intelligence artificielle, faisant travailler conjointement ingénieurs et médecins, somaticiens et psychologues/psychiatres. Du début du confinement à un mois après le déconfinement, nous avons ainsi pu accompagner la population française, dont nous faisions également partie, formant une chaîne de solidarité qui a permis de renouveler les moyens de soutien psychologique ou psychiatrique.

Les personnes se sont tournées plus facilement vers un site en ligne, à distance, anonymes, sans étiquette ni le regard des autres braqué sur eux. Finalement, de la même manière qu’il était difficile de nous positionner concernant la nomination « patient », « visiteur », « internaute », le distinguo l’était tout autant concernant la place de la plateforme entre soutien, accueil, conseil, orientation et téléconsultation. c19.info a été tout à la fois.

La souplesse de notre organisation, en ligne, adaptable et disponible immédiatement, pourrait être déployée systématiquement en cas d’événement générant une crise (pandémie, catastrophe naturelle, attentat, guerre…), réquisitionnant une pratique de la psychiatrie en urgence, à grande échelle. Mais aussi, en dehors de situations extrêmes où le besoin de parler est impérieux, c19.info rend plus accessible les soins psychiques, nécessaires en tout temps et en tout lieu, tout en démystifiant la notion de folie et l’idée de parler à un psy. Les frontières entre normal et pathologique s’estompent, et avec elles les limites géographiques entre les lieux de soins, c19.info proposant une aide au plus proche de la population, depuis son domicile.

L’homme aux miroirs.

Louis Aragon a traversé le XXème siècle dans tous ses états.

La complexité de son personnage fonde le thème du miroir et son œuvre signe une quête d’identité permanente.

Ses origines s’avèrent des plus complexes. Il les présentera sous différentes versions : est-il né à Paris le 3 octobre 1897 ou sa mère accouchera-t-elle de lui sur l’esplanade des Invalides ou encore est-il né à Madrid. Quelle est la vérité ? Si le thème du miroir est récurrent chez lui, il est aussi un homme qui s’affichera masqué.

Les reflets du miroir se multiplient. La version la plus vraisemblable est celle de sa naissance illégitime. On lui fera croire que sa mère était sa sœur et sa grand-mère sa mère adoptive. De son père, il en ignorera longtemps tout, il lui était présenté comme son parrain. Aragon n’apprendra la vérité qu’à la veille de partir au front. Or lorsque sa mère lui dira qu’elle était sa mère, il lui répondra : « Je l’avais depuis longtemps deviné ».

Toute sa vie, il eut du mal à trouver son identité. C’est là qu’entre en scène la requête demandée au miroir.

Son roman de 1965, La mise à mort est vraiment le livre des miroirs. Un homme, Antoine (ou Alfred) a perdu son image dans le miroir. Plusieurs miroirs alors entrent en scène : la miroir de Venise, le miroir Brot, le miroir sans tain, le miroir tournant et enfin le miroir brisé qui se solde en tragédie. Dans tous les reflets des miroirs, il cherchera à réunifier sa personnalité.

Le paroxysme du vertige se brise lorsqu’il brise le miroir pour tuer son double qui est aussi son rival et qui lui prend la place auprès de sa femme, Fougère.

Fougère fera appel alors à un médecin qui lui dira : « Il vous a aimée, Madame, il vous a aimée à la folie ».

Cet épisode révèle le drame d’Aragon : sa peur obsessionnelle de n’être pas aimé.

Les pages des artistes

C:UsersFamille KiefferDesktopDocumentsTRAVAUX EN COURSM.O. Biry Fétique - Iris.jpg

Marie-Odile Biry-Fétique, Iris

Aléna Kiseleva-Kieffer, Assise

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Lisa, Souvenirs

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Marie-Paule Arpin-Bott, Énamourés, 80×100

Croisière « Tour du monde 2020 »… en covid

J’ai voulu voir Marseille

Et on a vu Savone… grèves grèves J’ai voulu voir Venise

On a vu Barcelone… corona corona Partis sur l’Atlantique

Visiter l’Amérique Equipage parfait Et restaurant ok

Le Teide et les Ramblas Il manquait qu’Aruba Terminus La Barbade Belle/ balade

J’espérais Cristobal, Au début du canal On a fait Panama

L’Équateur et Manta Le Pérou et Lima Au Chili Arica

Et puis Valparaiso

Au lieu de/San Antonio Tous menés en bateau À l’Ile de Pâques déjà Nous en étions bien las Déjà là

Alors je leur ai dit Je n’irai pas plus loin Et je vous préviens

L’autobus, c’est fini

J’ai horreur de la clim De tousser toute la nuit Même sans le corona

Vu qu’on (ne) le connait pas

En fait de Polynésie On a vu Tahiti Zappé Rarotonga Filé sur Tauronga.

C’est en Nouvelle Zélande En visitant Auckland Que nous avons appris Qu’il y avait la covid.

Déjà pour le visa

La Chine (ne) nous voulait pas Le problème là-bas : Corona

J’ai voulu voir l’Asie On a vu l’Australie

Pour remplacer Shanghai On devait voir Taiwan Kobe et le Japon

Pour Rabaul pas de bol Malaise en Malaisie

Et sur Nagasaki

C’était pas un typhon C’était la contagion

Sur le « Princess Diamond » Émotion

Alors je leur ai dit Je n’irai pas plus loin Et je vous préviens

J’irai pas en Asie

Et d’abord j’ai horreur De tousser toute la nuit Même sans le corona

Vu qu’ici on (ne) l’a pas

Saint Gapour a quitté Notre calendrier

Le projet de trois ans Changé en rien de temps Melbourne à toute vitesse Adélaide express

J’avais réservé Cairns

Je n’ai vu que Pitcairns (ça fait pit) Je voulais voir le Reef

C’était que Ténériffe J’ai découvert Hobart Par hasard

Direction Colombo,

Je n’ai vu que de l’eau Sur l’Océan Indien Avec tous les copains Sept jours sur l’Océan Ça vous laisse du temps Maurice était fermée Saint Denis oublié

Et on a accosté

Sur le port des Galets Confinés

Alors le Commandant A parlé franchement Les escales sont finies Et je vous le redis

On a le covid aux trousses Faut prendre du recul Mais ne/vous inquiétez pas

On (ne) l’attrape/pas par là

Je rêvais des Maldives

J’ai vu que les Seychelles… Maladives Au lieu de Salala

Oman c’était Muscat La Corne de l’Afrique

Fallait pas qu’on la rate Evitant sans panique Djibouti et pirates Yemen et Somalie

Tous feux éteints la nuit On a fui

Longtemps sur l’océan Nous avons zigzagué Débarquant des malades Tout au long du trajet Et sur toutes les mers Nous avons pollué

Le fuel n’étant pas cher Mais d’un coup brusquement On a réalisé

Que le plus important C’est d’avoir à manger Ça c’est vrai

C’était une croisière Sur le mode sanitaire Alors à l’occasion

S’est posée la question Comme pour les excursions Et pour la contagion

Est-ce qu‘on nous prendrait pas pour des pigeons

Puis j’ai raté Djeddah Noyée dans le brouillard Séparant les Lieux Saints De nos maillots de bains C’était la mégateuf Surtout sur le pont neuf La guitare en concert

La piscine en plein air

Les terrasses des cafés Quarantaine à trois mille Confinement facile Camomille

….

J’espérais Aquaba

Je n’ai vu qu’Hurgada Puis Suez dépassé

J’attendais Le Pirée Le pire est jamais sûr J’allais voir La Valette

Mais Malte était complète Puis j’ai vu Marsala Confinée en cabine

Pour une fièvre de Malte Qui avait pas bonne mine En Sicile

Alors le Commandant A parlé savamment

Il nous a donné l’heure Et puis la profondeur Les tests sont négatifs Faut rester positifs

Ne vous inquiétez pas On vous remboursera

Nous étions arrivés en Méditerranée

Chouette, disaient les français On va se/rapatrier

On rentre à la maison.

Mais la France a dit non

(Il n’) y a pas de solution (ni de masques ni de gants ni de ponton)

Privés de liberté

(Il) y a que/la fraternité Mais pour l’égalité Faudrait pas rigoler.

Ah non mais !

Alors le cœur amer On a repris la mer

Pour voir les Espagnols Qui ont dit ras le bol Votre/ pays est toqué Il a perdu le goût

Pour ça ils cuisinent tous sur un mode schizophrène Mais de vous, les copains Ils s’en lavent les mains C’est alors qu’a germé l’idée de liberté

Et on a mis les voiles Le soir sous les étoiles

Quelle dialectique entre fantasme et mythe ?

– Fantasme et mythe

Décidément ce texte « Le mythe individuel du névrosé » 1 est riche d’enseignements et fait montre d’un certain nombre de « retournements » étonnants. Notre dernier échange « zoomesque » a été riche à partir du statut « extra-territorial » de ce texte. Rappelez-vous il avait été proposé comme conférence au collège philosophique de Jean Wahl (qui a eu un rôle considérable pour la mise en place des écrits de Lacan) et le texte avait été diffusé sans l’accord de Lacan.

Jacques-Alain Miller l’a corrigé après un passage par Psychonalalytic Quaterly, et tient lieu de reprise en 1966 ( ! ). L’introduction de J.A. Miller date donc de septembre 1978.

Ne manquez pas de vous reporter à la visioconférence du 29 mai 2020, vous constaterez à quel point ce texte constitue un point pivot pour celui ou celle qui veut s’introduire dans l’œuvre de Lacan. Ce qui y est apparu, c’est d’entendre cette « loi de retournement » comme une dialectique qui renvoie à celle du Poinçon, autrement dit à la question de l’aliénation et de la séparation (cf. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse2).

Dit autrement, le fantasme particulier élabore une mythologie de vie et, à l’inverse, on retrouve dans le fantasme singulier les traces des mythes de sa propre époque.

Je ne suis pas loin de penser qu’au cours d’une analyse, quand le fantasme inconscient est « reconnu », voire « traversé »3, les rapports du sujet à la mythologie de son époque peuvent se transformer.

Ainsi, « Le mythe individuel du névrosé » aurait sa propre diachronie et pas seulement une synchronie répétitive. Guillaume Riedlin avait bien fait remarquer qu’il n’y a pas dans ce texte de véritable synonymie entre la structure du fantasme inconscient et ce mythe individuel que pose Jacques Lacan. Et pourtant il existe une arête commune. Cette arête adjacente doit ressembler à ce que Freud a dénommé « le noyau pathogène »4 et les exemples donnés par Lacan dans « Le mythe individuel du névrosé » vont dans ce sens.

– Le supplice de « L’homme aux rats »5

Que ce soit dans « L’homme aux rats », dans la crise autour du supplice, je rappelle : « c’est le récit d’un supplice qui a toujours bénéficié d’un éclairage singulier, voire d’une véritable célébrité et qui consiste dans l’enfoncement d’un rat excité par des moyens artificiels dans le rectum du supplicié… ».

Pour trouver l’équivalent dans l’hystérie, cherchons plutôt du côté du cannibalisme. Ici, horreur fascinée certainement, mais aussi accentuation maximale de la zone anale que l’obsessionnel ritualise.

Question sous-jacente à propos de « L’homme aux rats » : et si jamais ce supplice était infligé aux femmes qui lui sont le plus chères ? Un régal ou un délire monstrueux ? D’ailleurs dans la cure elle-même Lacan ne souligne-t-il pas que dans le transfert mythe et fantasme se rejoignent (p. 299) ? Alors rappelez-vous la fin de l’analyse violente de « L’homme aux rats » : note de Freud de 1923 p. 261 : « Le patient auquel l’analyse qui vient d’être rapportée restitua la santé psychique a été tué pendant la Grande Guerre, comme tant de jeunes hommes de valeur sur lesquels on pouvait fonder tant d’espoir ».

Comme le demandait Jacques Lacan… alors les circonstances de la mort ont-elles une signification ?

– L’oracle de Gœthe

Pour le cas de Gœthe dans le texte choisi, comme le dirait Martin Roth, nous trempons en plein ORACLE.

Quand Lucinde a surpris sa sœur flirter avec le jeune Gœthe, elle s’écrie : « Soient maudites à jamais ces lèvres. Que le malheur survienne à la première qui en recevra l’hommage ! ».

Quelle malédiction amoureuse ! (Que se passe-t-il aujourd’hui si le baiser est interdit ?) Bien des symptômes du jeune vont s’ébrouer à partir de cet oracle.

Il a bien fallu Frédérique Brion (fille du pasteur) pour qu’il parvienne pour la première fois à surmonter l’interdiction. Pourquoi une phrase devient-elle un commencement ? Et pourtant nous rappelle Jacques Lacan en éclusant les « Gœthesforscher » (p. 302), il ne s’agit là que d’une page des écrits de Gœthe et d’une anecdote.

L’oracle traumatique apparaît comme une maxime suspendue, comme une genèse complète avec début, milieu, conséquence… un micro-mythe quoi !

Le mythe rejouant le plus souvent une forme de cristallisation de l’ORIGINE (et qui n’est pas obligatoirement la sienne…)

À chacun dans sa cure analytique de retrouver « les oracles » qui nous ont modelés et d’ailleurs le « Che-voi » de Lacan a-t-il une autre texture ? « Que me veut-il ? ». « D’où je sors ? ». « À quelles questions parentales dois-je répondre ? ». À la place de qui dois-je mon existence ? ».

– Les phénomènes cruciaux indicibles

Il a fallu en 1953, en plein conflits, que Jacques Lacan s’adresse aux philosophes pour faire part des butées si présentes dans d’advenir des cures analytiques. Ainsi, Gœthe peut dépasser les effets oraculaires, mais au prix d’un scénario bien huilé :

  • Il croit devoir y aller déguisé, en étudiant de théologie, « avec une soutane très spécialement rappée et décousue » p. 302.
  • L’évocation de ce déguisement convoque quoi ? « Le déguisement que les dieux prenaient pour descendre au milieu des mortels ». Diantre ! Et Lacan va jusqu’à parler alors de mégalomanie délirante !

Et Lacan de poursuivre sa lecture. Les dieux descendus parmi les hommes (quelle identification !) ce qu’ils risquaient de perdre c’est leur IMMORTALITÉ et la seule façon d’y échapper est de se mettre à leur niveau.

Depuis, le scénario grimé se répète puisque Gœthe va emprunter un second déguisement à un garçon d’auberge.

Je vous laisse le soin de vous y reporter… Mais l’interprétation de Lacan est tranchante et incontournable, elle anticipe la genèse du fantasme. Le scénario (fantasmatique ?) implique la fonction paternelle mais pas de n’importe quelle manière.

Gœthe se particularise de n’être pas le père ! Il introduit un élément qui a un rapport externe à la cérémonie. Je cite Lacan p. 304 : « Il s’en fait le sous-officiant (du père) non le héros principal ». Il s’agit bien d’une cérémonie de sa dérobade, une précaution subjective où s’introduit par Lacan une authentique interprétation, ce qu’il intitule : « Le dédoublement de la fonction personnelle du sujet dans les manifestations mythiques du névrosé ».

Et nous avons là toute une anticipation de la théorisation de Lacan sur « le clivage du sujet », sur le rapport à l’objet du désir et la fuite subjective, face à l’objet désiré qui est un apport considérable sur « le dédoublement du sujet »… là où Freud parlait d’ambivalence des sentiments Lacan parle ici d’une authentique construction fantasmatique.

Reprenons :

  • La phrase oraculaire vient à désigner la place répétitive de l’objet du désir.
  • Face au but accessible, le sujet se dédouble en fictionnant un autre Moi, substitut sur lequel pourrait se porter les « menaces mortelles ».
  • Et dans l’opération qui consisterait à intégrer ce substitut (les déguisements) il y a impossibilité d’atteindre le but.

Et pourtant il manque un élément fondamental pour tomber sur le système quaternaire du mythe individuel du névrose… la place d’une sœur de Frédérique Brion… qui en est le double (quelle est donc la haine entre femmes ?).

Pour être rapide nous retrouvons cette affaire de dédoublement aussi dans « L’homme aux rats » (cf. p. 295) où Freud y voit les éléments essentiels au déclenchement de la névrose obsessionnelle. « Le conflit femme riche, femme pauvre s’est reproduit très exactement dans la vie du sujet au moment où son père le poussait à épouser une femme riche et c’est alors que s’est déclenchée la névrose proprement dite ».

Quelle dialectique entre l’idéalisation et le rabaissement dans la vie amoureuse6.

– Pour Lacan, la structure du mythe est quaternaire

Nous aurons l’occasion de définir la place du mythe dans l’économie du discours analytique. Dès 1953 Lacan met en place une lecture du complexe d’Œdipe qui aboutira en 1957-1958 à deux chapitres des Formations de l’inconscient7 (p. 179 à 213) et plus tard, au Séminaire Livre XXI8, sans compter avec les chapitres du Nom-du-Père, restés solidaires du moment de son « Excommunication ».

Mais je veux dès à présent mentionner la position de Lacan par rapport au complexe d’Œdipe : « En un mot, tout le schème de l’Œdipe est à critiquer… (Je ne peux pas m’y engager ce soir, mais je peux pourtant ne pas essayer d’introduire ici le quart élément dont il s’agit)» p. 305.

Nous sommes loin d’un Œdipe psychologique.

Je laisse le suspens pour la prochaine réunion zoomesque…

« Le quart élément, quel est-il ? Eh bien je le désignerais ce soir en vous disant que c’est la MORT ».

Suspens… du déconfinement… à vos échecs et jeux de bridge.

1 J. Lacan, « Le mythe individuel du névrosé » in Ornicar ? 17-18.

2 J. Lacan, Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973.

3 M. Safouan, Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Le Seuil.

4 J.P. Dreyfuss faisait remarquer que Freud n’a jamais abandonné l’idée que la finalité de l’analyse concerne la levée de l’amnésie infantile. Cf. ouvrages Qu’est-ce que l’inconscient ? I – Un parcours freudien. Tome 1, 2016 et Qu’est-ce que l’inconscient ? II – L’inconscient structuré comme un langage, tome 2, 1999 (co-auteurs : J.M. Jadin et M. Ritter).

5 S. Freud, « L’homme aux rats » in Cinq psychanalyses, Puf, 1954.

6 S. Freud, La vie sexuelle, Puf, 1997.

7 J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Le Seuil, 1998.

8 J. Lacan, Les non-dupes errent, inédit.

Mythologie de Lacan, mythologie de Freud

Ici une réaction à l’Éphéméride 8 de Jean-Richard Freymann intitulé « Et si l’on cherchait un mythe fondateur de Lacan ? ». J’aimerais insister sur plusieurs points.

Pour ma part, concernant la relation de Lacan à Freud, j’aurais tendance à formuler les choses dans les termes suivants.

Lacan a repris la question de la « sexualité infantile » et de la « vie pulsionnelle » chez Freud. Il l’a analysée pour la décomposer autrement, depuis la structure de la parole. Du coup, il a rendu compte de sa dynamique de manière plus approfondie encore. Pour cela, il est parti de la conflictualité qui habite le fantasme : la conflictualité entre l’imaginaire et le symbolique, le moi et le désir. Cela l’a mené au signifiant et à la manière dont il se déploie dans la parole, et même dont il la structure.

Quid du réel dans ce cadre ? Eh bien, nous dit Lacan, le fantasme tamponne le choc du réel. Ce qui est une manière de décomposer la question du « démonique » chez Freud. La notion de « démonique » est d’ailleurs elle-même liée à la sphère du mythe.

Jean-Richard Freymann nous parle même de « mythologie de Lacan », en lien à la question du signifiant comme « mythe fondateur » de Lacan.

J’aimerais élaborer sur ceci de différentes manières.

Tout d’abord, la parole de Freud, relevant de la « métapsychologie », porte sur la

« sexualité infantile » et sur la « vie pulsionnelle ». Elle renvoie à la « doctrine des pulsions » qui est comme le dit Freud une « mythologie ». J’aimerais citer le passage exact de Freud : « La doctrine des pulsions est pour ainsi dire notre mythologie. Les pulsions sont des êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination »1.

Au regard de cela, on voit à quel point il est pertinent, comme le fait Lacan, de parler de

« mythe de l’Œdipe » – celui-ci organisant la mythique « vie pulsionnelle ».

Plus encore, c’est dans ce cadre que la mythologie du « signifiant » de Lacan vient approfondir la mythologie de la « vie pulsionnelle » de Freud.

Dès lors, ces deux mythologies de Freud et de Lacan peuvent nous apparaître comme des mi-dires permettant chacun de perlaborer les formations de l’inconscient habitant les paroles des analysants (et les paroles des analystes).

Si le mythe redouble le fantasme2 pour tamponner le choc du réel, eh bien cela implique qu’il permet au sujet à la fois – conflictuellement – de colmater et d’élaborer la mort. La mort comme 4e terme3.

Bref, le sujet ne peut que mal s’organiser avec sa mort, sachant que s’il s’organise (mal) avec, c’est déjà bien mieux que s’il ne s’organise pas du tout avec. Et qu’il y a plein de manières et de degrés dans le fait de (mal) s’organiser avec la mort.

Cela implique que, quelle que soit la demande narcissique du sujet vis-à-vis de son père, le sujet, s’il arrive à accéder à un peu de lucidité, ne peut attendre de son père qu’il s’organise bien avec la mort.

Toutefois, il est d’autant plus difficile au sujet d’arriver à apercevoir cela que le père, en tant qu’il vit, le protège de la mort4.

En somme, le sujet analyste ne peut attendre de Freud ni de Lacan, qui sont fantasmatiquement et mythiquement les pères de la psychanalyse (pour les dits « freudo- lacaniens »), qu’ils se soient bien organisés avec leur mort. Mais ils ont déjà eu le mérite de mal s’organiser avec elle. Ça n’est pas rien. Au sujet analyste déjà, au mieux, de (mal) s’organiser avec cela. Ça ne serait pas rien.

Bref, le mythe sous sa forme perlaborante5 permet dialectiquement de colmater et d’élaborer la mort.

Quid de Lacan ? La relation à la mort chez Lacan, Moustapha Safouan en traite6 pour montrer que c’est le problème central depuis lequel Lacan construit sa conception quelque peu narcissique de la transmission, qu’il va traverser, perlaborer, pour arriver au fait que la psychanalyse, chaque analyste (s’il déploie l’éthique de la psychanalyse), la réinvente.

Traversée formidable du symptôme, qui lui permet, vaille que vaille, de moins mal s’organiser avec la mort. Ce qui est beaucoup.

Et si réinventer la psychanalyse, c’est, pour le maître qu’est Lacan, laisser le sujet bricoler avec le signifiant, eh bien nous apercevons je crois en quoi la mythologie du signifiant ouvre, pour le sujet, la possibilité de moins mal s’organiser avec la mort – la sienne comme celle du père.

Bref, nous en arrivons à la profonde relation entre le symbolique et le père mort, que Lacan a éclairée.

Plus encore, nous apercevons aussi je crois en quoi la mythologie du signifiant nous permet aussi de moins mal nous organiser avec la mort qu’avec ce que Freud nous a légué, dans son « mythe de l’Œdipe ». Car ce dernier, dans les termes de Freud, implique, de la part du père, une rivalité avec le fils qui n’est pas sans entraver le travail analytique7.

Il reste que Freud, dans Un trouble du souvenir sur l’Acropole (lieu mythique par excellence), a lui aussi traversé sa propre relation au « mythe de l’Œdipe », pour en venir à formuler (avec Ferenczi, son élève qu’il a écouté) le fait que le fils peut (fantasmer de) dépasser le père8.

En somme, de ce point de vue, l’histoire de la psychanalyse, c’est avant tout l’histoire de mythiques et fantasmatiques traversées, permettant des retournements dialectiques9.

Cette histoire, je crois, nous gagnons à en rendre la dynamique. Sans avoir peur par là même d’écrire une épopée sans gloire.

Cela permettra de rejoindre ainsi le geste virgilien de Freud s’identifiant à Énée descendant voir les morts et se confrontant ainsi à la mort – ainsi qu’il l’indique dans l’incipit de la Traumdeutung :

« Si je ne peux fléchir les dieux d’en haut, je saurai mouvoir l’Achéron » (Virgile,

Enéide, chant VII).

1 Sigmund Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle », in XXXIIe des Nouvelles Conférences, GW XV, p. 101.

2 Comme l’avance Lacan, dans Le Mythe individuel du névrosé.

3 Voir, ici encore, Le Mythe individuel du névrosé.

4 Voir J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI., Le Désir et son interprétation, Le Seuil.

5 P. Aulagnier-Spairani, J. Clavreul, F. Perrier, G. Rosolato, J.-P. Valabrega, Le désir et la perversion.

6 Dans La psychanalyse. Science, thérapie – et cause.

7 M. Safouan, op. cit. ; mais aussi Ch. Azouri, « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », chez Arcanes-érès.

8 Ch. Azouri, op. cit.

9 Sur le retournement dialectique, voir J.-R. Freymann, L’inconscient, pour quoi faire ?, Arcanes-érès, 2018.

La puissance des mythes

Je ne résiste pas à l’envie de vous dire ma joie (après notre vécu confiné) de donner à « Ephéméride 9 » le texte de l’intervention de Bernard Baas, conférence de l’Asserc qui devait avoir lieu le 27 mars 2020. Nous avons une amitié de plus de 60 ans, qui résiste à bien des coups du réel. L’amitié n’est pas seulement le culte de moments de complicité mais c’est aussi un respect sans limites (!) du périple de l’autre, une conflictualité de nos discours.
Reportez-vous à ses nombreux écrits qui font de lui un philosophe original et enseignant, mais il sait aussi travailler entre les différents discours, lui qui a (en prime !) une formation analytique éclairante, même s’il ne tient pas à la dénomination d’analyste.
Il m’a soutenu dans nombre d’activités que j’ai pu mettre en place et je constate d’ailleurs que la fête continue.
« Il a l’air de continuer à me supporter » et il suit son propre travail.
                    Jean-Richard Freymann

La puissance des mythes1,  par Bernard Baas2

Introduction

On a souvent désigné l’enfance de l’humanité comme « l’âge des mythes » (ainsi A. Comte parlait-il de « l’âge théologique »). Pour rendre compte des phénomènes (naturels et sociaux), pour expliquer leur cause et y trouver un certain ordre, les hommes auraient d’abord eu recours à la pensée mythique qui impute ces phénomènes aux volontés et aux caprices des dieux. La pensée mythique serait ainsi une pensée magique procédant d’une sorte de naïveté infantile. Considéré du point de vue de la science moderne (et de son exigence d’explication mathématico-mécanique des phénomènes), il n’y a là qu’une illusion de savoir ; le mythe est impuissant à dire la vérité, parce que la pensée mythique (comme pensée « pré-logique », selon l’expression de Lévy-Bruhl) est impuissante à la connaître.

Reste que ces mythes ont fondé les civilisations, y compris la civilisation de la sagesse comme savoir vrai (la Grèce). C’est au nom des dieux et de leur rapport avec eux, tels que les relatent les mythes, que les hommes ont entrepris de fonder des cités, de se donner des lois, de développer les arts… Les mythes ont ainsi puissance de faire d’une collection d’hommes un peuple civilisé. Comment expliquer que ce qui semble relever d’une naïveté impuissante à connaître le vrai peut avoir la puissance d’engendrer une civilisation ? Quelle est la puissance des mythes ?

Première partie : La puissance persuasive des mythes

Le mythe comme fiction partagée par une communauté

Le mythe comme fiction

Le mythe est un récit : il raconte une ou des histoires relatives aux dieux, aux hommes ou aux relations entre les dieux et les hommes. Toutefois, il est distinct de l’historiographie : pas seulement parce qu’il fait place aux dieux, alors que l’historiographie ne s’intéresse qu’aux hommes ; mais surtout parce que le mythe est une fiction, alors que l’histoire comme historiographie entend rapporter des faits avérés. Du reste, la science historiographique s’est constituée contre les mythes : discours vrai contre discours fictif (Thucydide n’est pas Homère). Pour autant, toute fiction narrative n’est pas appelée

« mythe » : un roman ou une nouvelle racontent bien des « histoires » ? mais elles les donnent pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des fictions, sans intention de les faire passer pour vraies. Les mythes, en revanche, sont supposés appeler la croyance en la réalité des faits rapportés (ainsi la vie du Christ dans les Évangiles). Toutefois il ne suffit pas qu’une histoire fictive soit donnée pour vraie pour qu’on puisse la qualifier de mythe. Certes, celui qui ne cesse de raconter des histoires fausses pour tromper son auditoire est appelé un mythomane ; mais c’est seulement par analogie avec le statut fictif des mythes : un mensonge n’est pas un mythe (il ne suffit pas de mentir pour être Hésiode ou Homère).

Mythe et communauté

Le mythe est donc un récit fictif auquel adhère une communauté d’hommes. Cette dimension communautaire est ici essentielle : on ne saurait qualifier de mythe une croyance simplement individuelle (là encore, c’est seulement par analogie que la psychanalyse parle du

« mythe individuel du névrosé », c’est-à-dire de sa manière bien à lui de se représenter les événements familiaux de son enfance) ; le mythe est toujours mythe d’une communauté. C’est pourquoi on désigne les mythes par la communauté à laquelle ils se rapportent : les mythes grecs, germains, chrétiens, hindouistes… cela n’indique pas seulement leurs origines géographiques ; cela montre aussi et surtout quelle était ou quelle est la communauté pour laquelle ces mythes constituaient ou constituent une référence commune. En tant que référence commune, les mythes participent à la formation et à la conservation du lien social : ils produisent la figure des dieux et des héros que la communauté admire et auxquels elle se réfère comme à des valeurs que tous les membres de cette communauté sont supposés partager (les héros de la guerre de Troie, la sainteté du Christ). Ces figures ont ainsi statut d’idéal commun. Et telle est bien la puissance première du mythe : il est un récit fictif dont les figures (divines et-ou humaines) sont assez fascinantes et assez admirables, pour inspirer les actions des membres d’une communauté.

La critique platonicienne des mythes

La crédulité des destinataires du mythe

Cette puissance du mythe fait aussi son danger ; car, par les artifices de la fiction (personnages pathétiques, actions surnaturelles, objets merveilleux…), il peut aussi bien produire des figures fascinantes qui ne sont toutefois pas dignes d’admiration. Autrement dit : un récit fictif peut charmer et séduire par les moyens du merveilleux ; et cela ne suffit pas à assurer la valeur des figures qu’il promeut. C’est ainsi qu’Épicure jugeait fondamentalement impies les mythes communément acceptés, parce qu’ils donnaient des dieux une image indigne de l’idée que la raison peut et doit se faire de la divinité : si les dieux sont immortels, c’est qu’ils se suffisent à eux-mêmes ; ils ne sauraient donc se mêler des affaires humaines, ni réclamer les prières et les offrandes par lesquelles les hommes tentent illusoirement d’obtenir leur faveur (voir Lettre à Ménécée, DL. 123-124). C’est donc le discours de la raison qui dénonce ici le mythe comme puissance d’illusion et, du même coup, comme puissance

d’assujettissement, puisque les hommes aliénés à de tels mythes perdent toute capacité de juger ce qui est effectivement bon pour leur existence. De même la vulgate marxiste n’a cessé de dénoncer dans les mythes une formation idéologique – « l’opium du peuple » – dont la fonction première est d’encourager la masse laborieuse exploitée à la résignation en lui promettant pour l’au-delà les biens qui lui sont refusés en ce monde.

Cette critique des mythes avait été initiée principalement par Platon (République II, 376e-383a) : il faut interdire aux mères et aux nourrices d’abîmer le caractère des enfants par des mythes qui ne sont que des fables mensongères sur les dieux. Car la raison impose de penser la perfection divine de telle sorte que les dieux ne sauraient se quereller, se tromper, commettre des adultères et des crimes. On doit donc réprouver les mythes qui produisent de telles images ; et notamment ceux qui racontent les métamorphoses des dieux, car un dieu, en tant que parfait, est nécessairement immuable. C’est dire que Platon réprouve ici l’essentiel du fond mythique des Grecs : il en dénonce tout à la fois le statut fictif et le danger moral, en se référant précisément à un certain nombre de passages d’Hésiode, d’Homère et d’Eschyle, comme il l’avait déjà fait dans l’Hippias mineur où il montrait qu’il n’y avait aucune leçon de vertu à espérer tirer du récit homérique de la guerre de Troie. Mais que cette critique s’ouvre par l’évocation de l’influence des mères et des nourrices sur les enfants montre que le danger des mythes tient à ce qu’ils s’adressent à des esprits faibles et crédules, c’est-à-dire à des esprits incapables d’un jugement rationnel. Autant dire que leur puissance tient surtout à l’impuissance rationnelle de leurs destinataires.

La persuasion par l’imaginaire

La critique de Platon institue ainsi l’opposition du mythos et du logos. S’ils sont distingués et opposés, c’est que mythos et logos ont en commun de viser un certain idéal, c’est-à-dire la figure d’une perfection qui dépasse l’imperfection des simples hommes, mais qui est en même temps pour eux le signe d’une perfection à laquelle ils puissent se référer pour comprendre leur propre imperfection et même à laquelle ils puissent tendre. Le mythe, tout comme le discours philosophique, a donc une puissance d’idéalisation. Mais cette puissance ne s’exerce pas de la même manière dans mythos et dans logos ; voilà pourquoi il faut radicalement les distinguer. En effet, le mythe est un récit qui procède par description empirique de personnages, d’actions et de situations ; il est donc fait essentiellement d’images sensibles. La faculté à l’œuvre dans le mythe est ainsi l’imagination : c’est elle qui produit les images dont est fait le mythe ; et c’est à elle que s’adressent les récits mythiques.

Elle s’oppose en cela au discours du logos, c’est-à-dire au discours logique-conceptuel, au discours de la raison. Le mythe vient de et s’adresse à l’imagination ; le logos vient de et s’adresse à la raison.

Les « figures » que donnent à « voir » le mythe sont toujours des personnages singuliers, dans des situations concrètes particulières. En revanche, le discours philosophique vise l’universel : ce que ce discours donne à « voir » à « l’œil de l’âme », ce sont les idées (« eidos » est une métaphore du visible), c’est-à-dire la « forme » intellectuelle d’une signification générale. La pensée logique cherche ainsi à définir l’idée générale, donc universelle, du courage et non l’image singulière d’un individu courageux (un héros) ou d’une action courageuse ; c’est ce que Socrate exige de ses interlocuteurs, dans le Lachès. De plus, les images sensibles dont est fait le mythe produisent dans l’imagination du spectateur des effets sentimentaux : on est impressionné par la puissance de Zeus, on participe au désir de vengeance d’Achille, on pleure avec Orphée la disparition d’Eurydice, on prend pitié devant la détresse d’Antigone… Le récit mythique produit alors un effet d’identification au personnage, de sorte que, par imitation, on reproduit pour soi les sentiments qui sont supposés animer les personnages du mythe. Le mythe appelle ainsi l’imagination à participer aux états d’âme des figures singulières ; en revanche, le discours philosophique exige de la raison qu’elle participe des idées, dans leur signification générale.

Cette critique de la puissance des mythes par Platon procède donc de sa critique générale de la persuasion qui a pour fin d’assujettir son destinataire et non de l’élever à la connaissance du vrai et du bien. Et c’est pourquoi Platon montre que les faiseurs de persuasion (les sophistes, les rhéteurs, les poètes) sont toujours de grands amateurs de mythes. S’ils usent des mythes dans leurs discours, c’est parce que le mythe a cette puissance persuasive qui est une puissance d’influence indépendante de tout souci de vérité et de vertu.

Le merveilleux

Cette puissance d’influence tient aussi à la force de fascination qu’exerce le merveilleux mythique. Le merveilleux désigne tout ce qui excède l’habituel ; c’est l’extra- ordinaire : une force surhumaine (Héraklès), un pouvoir surnaturel (les métamorphoses de Zeus), une apparition éblouissante (la beauté d’Artémis), etc. Le merveilleux est ainsi ce qui étonne, c’est-à-dire ce qui frappe l’imagination précisément parce que la raison est incapable de comprendre. Or, comme le rappelle Aristote, « le mythe est un assemblage de merveilleux » (Métaphysique, I, 2, 982b). Et pour autant que la philosophie recherche la

connaissance, elle ne peut que prendre pour objet de sa réflexion de telles « merveilles » :

« voilà pourquoi l’amour des mythes est en quelque sorte amour de la sagesse » ; littéralement : « le philomythos est aussi philosophos » (ibid.). Cette proposition signifie, pour Aristote, que la dimension merveilleuse du mythe fait prendre à son destinataire conscience de sa propre ignorance, de sorte qu’il se met alors à chercher la vérité.

Mais Platon ne saurait souscrire à cette thèse ; son souci d’opposer mythos et logos ne saurait tolérer l’identification du philomythos au philosophos. Certes, Platon lui aussi assure que « l’étonnement est au principe de la philosophie » (Théétète, 155cd). Mais cela ne saurait concerner l’étonnement produit par le merveilleux mythique. Car, devant ce merveilleux, la raison ne cherche pas à s’exercer ; elle ne fait qu’éprouver son impuissance, et cette impuissance est alors ce qui donne plus de puissance à l’imagination et l’encourage à s’épanouir toute seule, indépendamment de toute censure rationnelle. Il est donc impensable que la philosophie puisse s’accommoder de tels mythes dont la puissance persuasive implique la défaite de la raison.

Le « philosopher mythique »

Les mythes platoniciens

Pourtant Platon lui-même recourt aux mythes : le mythe du jugement dernier (Gorgias), le mythe du voyage des âmes (Phédon), le mythe de la caverne (République, VII), le mythe d’Er (République, X), le mythe de l’attelage ailé (Phèdre), le mythe des cigales (Phèdre), etc. Cela ne saurait signifier que l’exercice rationnel du philosopher abandonnerait son droit à la puissance persuasive de l’imaginaire mythique. Il s’agit au contraire d’une appropriation de cette puissance des mythes par la philosophie et aux fins de la philosophie. En effet, ce n’est pas que le philosophe recule ici devant le faiseur de mythes ; mais c’est le philosophe qui devient lui-même, au nom de la philosophie, faiseur de mythes. L’enjeu est de récupérer, aux fins de la philosophie, donc de la vérité rationnelle, la puissance persuasive du mythe. Mais il faut ici distinguer entre deux régimes du mythe dans le texte de Platon.

Il y a, d’une part, les mythes qui s’ajoutent au discours philosophique, après coup, comme un supplément, destinés à infléchir l’imagination au cas où les arguments logiques- conceptuels n’auraient pas suffi à assurer la victoire de la raison : ainsi, à l’intention de ceux que les démonstrations de l’immortalité de l’âme n’auraient pas réussi à convaincre, on propose le mythe du voyage des âmes ; à l’intention de ceux qui demeureraient encore

fascinés par la puissance de la rhétorique au point d’y perdre tout sens de la justice, on expose le mythe du jugement dernier. Il s’agit donc bien de mettre la puissance persuasive du mythe au service de la cause philosophiquei. C’est dans la même perspective que le philosophe- gouvernant de la République, après avoir interdit les mythes mensongers sur les dieux, choisit lui-même les mythes favorables à la bonne éducation des enfants (République, II, 377c sqq.).

Que Platon ait été ainsi amené à recourir lui aussi à la persuasion, afin d’obtenir que l’autorité soit également respectée par ceux dont le jugement demeure inaccessible à la raison, conduit

H. Arendt à conclure que le philosophe reconnaissait par là sa propre impuissance (« Qu’est- ce que l’autorité », dans La crise de la culture). Elle le souligne principalement à propos des mythes du jugement des âmes (voir notamment le « mythe d’Er », à la fin de la République) qui, par la promesse des récompenses et la menace des châtiments, s’attachent à émouvoir l’imagination et non à convaincre la raison. Ce recours presque désespéré à la persuasion serait, de la part du philosophe, une sorte d’aveu : le logos philosophique est moins puissant que le mythe. Certes, les mythes concernés par cette remarque critique appellent tous la croyance. Pourtant d’autres mythes platoniciens n’appellent pas à la croyance, mais à la réflexion analogique. C’est notamment le cas du « mythe de la caverne ». Ici, le mythe est une parabole, une allégorie qui se donne pour telle : la réflexion analogique doit permettre de saisir le rapport du sensible au suprasensible à partir du rapport de la caverne au lieu extérieur. Le mythe est alors un instrument de compréhension pour la raison et non un instrument de persuasion pour l’imagination.

Au demeurant, même les mythes de persuasion ont aussi leur signification rationnelle implicite, puisqu’ils sont conçus à partir des déterminations philosophiques. C’est dire que tous les mythes dont use le philosophe ont un statut d’allégorie : ils disent sous une forme imagée ce que la raison dit sous la forme logique. Il faut donc bien rendre à chaque faculté son juste dû : la puissance de vérité revient nécessairement et exclusivement à la raison ; la puissance de persuasion revient à l’imagination, pour autant que la raison ne réussit pas à convaincre. Dans les mythes philosophiques, la raison met la puissance de persuasion mythique au service de la vérité logique. Le logos se subordonne le mythos. Autant dire qu’il ne démissionne pas devant lui.

Le mythe comme re-présentation de l’idée

C’est dire que le mythe ne se substitue pas à la philosophie ; il s’y ajoute seulement, en lui étant subordonné. Car, en toute rigueur, on ne fait pas de philosophie avec des mythes. Si le discours philosophique est le discours qui vise l’universel, il ne peut procéder par associations d’images sensibles renvoyant à des réalités singulières ; il ne peut que s’élaborer

dans le régime discursif qui lui est propre : le discours logique-conceptuel. C’est pourquoi Hegel montrait qu’il ne saurait y avoir de « philosopher mythique » : le philosopher, c’est-à- dire l’acte même de la pensée, l’acte du penser qui conçoit l’universel, s’effectue par et dans le discours logique qui formule les significations idéales (idéelles) et les rapportent les unes aux autres par des liens de nécessité logique. Si donc les philosophes ont recours à la forme mythique, ce n’est pas qu’ils renoncent au discours logique (ce serait renoncer au philosopher lui-même) ; c’est qu’ils entendent simplement ajouter, après coup, une sorte de parure imagée à une pensée qu’ils ont d’abord conçue sur le pur mode de l’intellection : « Quand les philosophes emploient le mythe, c’est la plupart du temps que l’idée leur est venue d’abord et l’image ensuite : comme s’ils avaient cherché le vêtement pour représenter l’idée. C’est ainsi que Platon utilise le mythe » (Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Introduction, B, II, 2). Ce que Hegel appelle ici « image » correspond précisément à sa conception du symbole, lequel est une représentation dépendante d’une relation d’analogie avec ce qu’il représente, alors que le mot, dans son statut conceptuel, est libre de tout lien avec la chose3. « Représenter » prend donc ici son sens littéral de « re-présentation », c’est-à-dire d’une présentation seconde, dérivée ; les images du mythe sont en effet dérivées des idées qui ont d’abord été présentées à l’esprit dans et par les mots et leur définition conceptuelle. C’est dire que l’universel, le vrai, ne se présente que sous la forme du discours logique-conceptuel ; dans la forme mythique (imagée, symbolique) qu’on y ajoute, il n’est que re-présenté.

La conception hégélienne des mythes

Le mythe comme puissance de révélation de l’esprit

Pour autant, la thèse de Hegel n’est pas la répétition de la thèse platonicienne ; elles ne se rejoignent qu’à propos du statut de l’emploi du mythe en philosophie. Mais, s’agissant de ce que sont les mythes lorsqu’ils ne sont pas subordonnés aux fins de la philosophie, elles sont radicalement distinctes. Pour Platon, en effet, les mythes non contrôlés par le philosophe

3 En effet, le signe linguistique, même si on peut le dire « symbolique » en un sens large, est plus libre que ce qu’est, en toute rigueur, un symbole. Car, dans le symbole, quelque chose fait le rapport entre le symbole et ce qu’il symbolise (le lion symbole du courage, le renard symbole de la ruse, le triangle symbole de la Trinité…) et donc impose ainsi un lien de dépendance ; en revanche, il n’y a strictement rien de commun entre le signe (le mot) et la chose (« renard » n’a rien de commun avec le renard, pas plus que « Fuchs » ou « fox »), de sorte que le signe, émancipé de tout lien de nécessité avec la chose, est plus libre que le symbole : « En tant que signifiante, l’intelligence fait preuve, par conséquent, d’un arbitre [Willkür] et d’une maîtrise plus libres dans l’usage de l’intuition qu’elle ne le fait en tant que symbolisante. » (Hegel, Philosophie de l’esprit, § 458). Sur cette logique « analogique » du symbole, voir aussi Kant, Critique de la faculté de juger, § 59, Ak. V, 351-353.

ne sont que des fables mensongères et dangereuses, des fictions par lesquelles on produit sur les esprits crédules des effets sensibles et sentimentaux qui les écartent de ce que devrait leur montrer leur raison (le vrai, le bien). En revanche, pour Hegel, les mythes ne sont pas de simples fictions destinées à émouvoir l’imagination. Les mythes sont expression de l’esprit ; plus précisément : les mythes sont un des modes par lesquels les peuples ont pris conscience de leur spiritualité.

Par-là, Hegel donne toute son importance au statut communautaire du mythe : au principe du mythe, il y a l’esprit d’un peuple. L’esprit est la conception implicite qu’un peuple se fait de ce qui est la vérité, l’infini, l’universel, et qui tout à la fois détermine et transcende l’être-là fini et particulier des choses et des hommes. L’esprit est donc ce qui donne à un peuple les valeurs par lesquelles ce peuple appréhende les choses et les hommes. Mais dire des mythes qu’ils sont moyen d’expression de l’esprit d’un peuple, ce n’est pas dire qu’ils seraient l’illustration imagée d’une doctrine intellectuelle déjà déterminée. L’expression n’est pas ici une manière d’ajouter un « vêtement » à un contenu spirituel préalablement pensé sur le mode logique-conceptuel ; elle est le processus par lequel l’esprit, qui n’est d’abord qu’en-soi (i. e. dont le contenu est seulement implicite) sort de soi pour s’objectiver dans une forme extérieure et ainsi s’ex-pliciter, s’ex-poser à lui-même son contenu afin d’en prendre conscience.

C’est dire que le mythe est, avec l’art et la philosophie, l’un des modes de l’esprit absolu, de l’esprit prenant conscience de lui-même. Dans l’art, l’esprit s’exprime par une forme exclusivement sensible ; dans le mythe, il s’exprime par une forme discursive mais qui est encore faite d’images sensibles (le discours imagé) ; dans la philosophie, il s’exprime par la forme qui lui est adéquate, celle du discours conceptuel. Ainsi, dans le procès d’expression de l’esprit, le mythe occupe la place intermédiaire entre l’art et la philosophie. Ce qu’exemplifie le cas de l’esprit grec : dans la statuaire grecque, le divin prend la forme humaine ; dans le mythe, Œdipe est le héros qui trouve sa vérité en lui-même et qui répond à la sphynge que l’homme est ce qui va d’orient en occident (i. e. le soleil comme image de la marche de l’esprit) ; dans la philosophie, Socrate fait du principe de la connaissance de soi le principe même de la vérité et affirme ainsi que la pensée humaine est le séjour spécifique de l’esprit. De même, le mythe de la passion du Christ sera l’expression de la souffrance de l’esprit fini qui éprouve son malheur à ne pouvoir s’élever à hauteur de l’infini que pourtant il conçoit.

Ainsi, pour Hegel, le mythe procède de la pensée en tant qu’il est un des modes du mouvement par lequel l’esprit tend à se révéler à lui-même et ainsi à se connaître lui-même.

En ce sens, la puissance du mythe n’est pas de tromper ses destinataires en les éloignant du vrai et du bien ; au contraire, la puissance du mythe est puissance de révélation de ce qui, pour un peuple, constitue sa vérité et son bien. Le concept de puissance doit donc ici s’entendre au sens aristotélicien d’une potentialité, d’une dynamis : le mythe contient en puissance la révélation de la pensée que l’esprit accomplit (actualise) ultimement sur le mode du discours philosophique. La puissance des mythes est ainsi puissance spirituelle, puissance de révélation de la pensée.

La puissance impuissante du mythe

Encore faut-il préciser, avec Hegel, que, si le mythe est ainsi puissance de révélation de la pensée, il est toutefois révélation encore inadéquate à la pensée. En effet, dans le mythe, l’esprit s’exprime sous une forme qui emprunte encore les éléments sensibles (les images) et qui donc ne peut s’élever à l’universalité propre à la pensée. C’est l’impuissance du mythe de ne pouvoir signifier adéquatement l’universel : « L’emploi du mythe accuse en général une impuissance qui ne sait encore manier la forme de pensée. […] Il ne faut pas croire que la forme mythique doive cacher la pensée, la substance ; elle a au contraire pour but d’exprimer, de présenter la pensée, de la révéler ; cette expression toutefois n’est pas adéquate » (ibid.). Autant dire que la puissance du mythe est, en même temps, son impuissance ; elle est une puissance impuissante : sa puissance est de révéler la pensée ; mais son impuissance est de ne pas pouvoir la révéler adéquatement. Seule la forme logique-conceptuelle (le logos, c’est-à- dire le discours philosophique) est adéquate à la pensée parce qu’elle est la forme dans laquelle la pensée pense l’universel, la forme dans laquelle le penser s’actualise comme intellection de l’universel.

Si donc on peut (et même, pour Hegel, on doit) reconnaître dans le mythe une manière d’expression de la pensée, cette reconnaissance ne peut se faire qu’à partir du discours philosophique qui vient reformuler cette pensée dans la forme qui lui est adéquate. C’est dire que, si la puissance du mythe est de révéler la pensée, toutefois cette puissance de révélation et le contenu de cette révélation ne peuvent être affirmés que par une interprétation rationnelle. Hegel fait ici principalement référence à la Symbolique de Creuzer qui prenait pour principe de toujours rapporter les éléments du mythe à une signification rationnelle qui, dans le mythe, est seulement approchée par des images ou des « symboles » (au sens hégélien du terme). Mais, de manière plus générale, on peut dire que quiconque entend trouver dans le mythe une signification rationnelle se place nécessairement dans l’après-coup du mythe.

C’était peut-être déjà le cas des sophistes, tout au moins selon le témoignage de Platon, puisqu’ils cherchaient à discourir sur la valeur emblématique (i. e. de représentation générale) des différents personnages d’un même mythe (voir la thèse d’Hippias dans l’Hippias mineur). C’est aussi le cas de Lucrèce qui expliquait que les mythes tragiques ne sont que l’expression imagée du trouble dont est affectée l’âme aliénée à des désirs vains : Tantale tremblant sous la menace d’un rocher symbolise la crainte des dieux qui tourmente la vie des mortels ; les efforts inutiles de Sisyphe symbolise la vaine poursuite du pouvoir ; le supplice de Tityon symbolise la passion amoureuse qui, en effet, dévore sa victime ; le sort des Danaïdes symbolise l’éternelle insatisfaction du désir intempérant…. (Lucrèce, De natura rerum, III, 990 sqq.). Mais, de manière plus radicale, c’est bien comme une telle reprise rationnelle du mythe que se donne aussi bien la construction de l’argument ontologique par Saint Anselme, qui entendait ainsi rendre compte de la formule des Psaumes (XIII, 1) : « L’insensé a dit dans son cœur : « Dieu n’existe pas » » (Proslogion, II), que la compréhension kantienne du message évangélique comme commandement de l’amour pratique (Fondation de la métaphysique des mœurs, I, Ak. IV, 399).

Le mythe « relevé » par l’interprétation logique

Cette compréhension du mythe comme allégorie d’une pensée rationnelle implique de considérer que le mythe appelle l’interprétation, c’est-à-dire la restitution, dans le discours propre à la pensée, du sens que le mythe n’exprime que de manière impropre. Ce discours propre se reconnaîtrait donc à ceci que, pour être compris, il n’appelle plus une interprétation dans un autre mode que lui-même, il n’appelle plus la médiation herméneutique. A contrario, le mythe serait caractérisé comme discours impropre à la pensée (mais non étrangère à la pensée), discours qui ne se suffit pas à lui-même puisque la révélation de son contenu nécessite l’intervention du discours logique. Autrement dit : le mythos est incapable de dire la vérité sur le mythe ; seul le logos peut dire quelle est la vérité du mythos. En effet, en déterminant ainsi le mythe comme allégorie d’un contenu de pensée rationnel, on institue du même coup la science des mythes, c’est-à-dire la connaissance rationnelle de ce que sont les mythes et leur (impuissante) puissance. C’est le logos qui révèle la puissance du mythos, mais qui, du même coup, révèle aussi son impuissance à exprimer adéquatement la vérité. Le mythologue (il faudrait presque dire : le « mytho-logiste » ou le « mytho-logicien ») s’institue comme celui qui détient la vérité du mythe, c’est-à-dire à la fois celui qui sait que la vérité du mythe est de représenter improprement le sens et celui qui connaît et exprime adéquatement

la vérité de ce sens que le mythe manifeste improprement. Ou, plus exactement : celui qui dit le sens vrai que le mythe a manifesté improprement. Car cette reconnaissance de la puissance révélatrice du mythe ne peut advenir que dans l’après-coup du mythe, c’est-à-dire lorsqu’il n’est plus possible de le recevoir sur le mode imaginaire. C’est la sentence du dépassement ou de la relève (Aufhebung) dialectique : le logos ne relève (au sens de souligner pour mieux faire remarquer) le sens du mythe que dans le temps même où il en prend la relève. On le sait : « L’oiseau de Minerve prend son envol au crépuscule » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit) ; cette sentence hégélienne (qui est déjà elle-même une manière d’interprétation philosophique d’une image mythique) dit que la révélation rationnelle de l’esprit, c’est-à-dire l’auto-révélation de l’esprit dans la forme qui lui est adéquate (i. e. la philosophie), ne peut advenir que lorsque les mythes ont cessé de parler immédiatement (i. e. sans la médiation de l’interprétation) au peuple qui s’y référait.

Autant dire que le mythe ne peut être reconnu pour ce qu’il est (était) que lorsqu’il a fini d’exercer sa puissance. Le discours rationnel qui rend au mythe sa dignité spirituelle est aussi ce qui consacre la disparition du mythe. Nous ne pouvons reconnaître aux mythes leur puissance spirituelle que pour autant que ces mythes ne nous parlent plus sur le mode immédiat de l’imagination, mais seulement par la médiation de l’interprétation rationnelle. Autrement dit : nous ne pouvons reconnaître aux mythes leur puissance spirituelle que pour autant que nous vivons dans le monde désenchanté du discours rationnel. Il faut avoir perdu les mythes pour en reconnaître la puissance spirituelle.

Deuxième partie : La puissance formatrice des mythes

Le mythe comme « formation » d’un peuple

La formation de la communauté

Mais reconnaître ainsi la puissance spirituelle des mythes, c’est comprendre le mythe du point de vue de l’esprit, du point de vue du logos. Or que cette puissance révélatrice du mythe puisse être jugée dépassée par le discours logique n’enlève rien au fait même de l’influence que les mythes ont exercé sur les peuples. Autrement dit : que l’on conçoive ou non les mythes comme modalité dépassée de l’auto-révélation de l’esprit, il faut encore penser comment les mythes ont eu cette puissance de formation et de conservation de la communauté.

Par « formation » de la communauté, il faut entendre cela par quoi un rassemblement d’hommes est converti en une communauté qui veut et éprouve son unité comme une sorte d’unité substantielle, animée d’un même idéal, c’est-à-dire aussi bien d’une certaine idée d’elle-même. Mais cette idée est signifiée non par un concept, mais par une image, image suffisamment forte, persuasive, enthousiasmante, pour que tous y adhèrent et s’y identifient. Le mythe (le plus souvent récit des origines de cette communauté) est cette image (ou ensemble d’images) qui « forme » la communauté, c’est-à-dire qui la façonne, lui imprime un certain type, une certaine manière d’être ensemble et de vouloir cet être-ensemble. C’est ainsi que Nietzsche pouvait dire que « le jour de veille d’un peuple stimulé par le mythe, par exemple celui des anciens Grecs, est en fait, par le prodige agissant continuellement tel que l’admet le mythe, plus analogue au rêve qu’au jour du penseur désenchanté par la science » (Le livre du philosophe, III, « Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral », 2). Et c’est aussi pourquoi Nietzsche pensait, contre Hegel, que le mythe n’est pas ce que la philosophie accomplit, mais ce qu’elle ruine. Car la volonté de puissance d’un peuple, comme le peuple grec, est lisible dans ses mythes ; lorsqu’advient la philosophie (sous la figure socratique), advient aussi le pinaillage dialectique contre tout ce qui est grand (notamment les héros des mythes grecs).

Cette idée de formation (Bildung) du peuple par le mythe est une constante du romantisme allemand (notamment Schelling). C’est elle qui est au principe du projet wagnérien : former l’unité substantielle du peuple allemand à partir d’une œuvre d’art totale dont l’enjeu était la production et la présentation au peuple du mythe (la mythologie des Niebelungen) qui devait lui donner d’advenir comme peuple, c’est-à-dire comme unité substantielle animée d’une même force. C’est elle aussi qui devait nourrir plus tard le programme nazi de la constitution de la communauté du peuple (la Volksgemeinschaft) par le mythe (J.-L. Nancy ; Ph. Lacoue-Labarthe, Le mythe nazi).

La conservation de la communauté

Pourtant, en toute rigueur, il est sans doute impossible de rendre compte de cette puissance de formation, si l’on entend par là la puissance d’engendrer la communauté. Car, pour qu’une communauté puisse se reconnaître dans un mythe qui raconte sa fondation (par exemple le mythe de la fondation de Rome tel que le rapporte l’Enéide de Virgile), il faut que cette communauté soit déjà constituée. Le mythe fondateur vient dans l’après-coup de la fondation. Les Évangiles ont été écrits bien après l’enseignement de Saint Paul et la

formation des premières communautés chrétiennes. De même les tentatives modernes de produire un mythe fondateur : c’est à un peuple allemand déjà constitué que Wagner adresse sa spectaculaire mythologie des Niebelungen ; c’est après l’installation du pouvoir communiste que sont fictionnés les épisodes héroïques de la Révolution d’Octobre (notamment – on le sait aujourd’hui – la prise du Palais d’Hiver par le peuple ; de même pour les épisodes prétendument glorieux de la Longue Marche de Mao). Sans doute un mythe, fabriqué de toutes pièces, peut-il influencer une communauté et même infléchir la vie, voire le destin de cette communauté (l’histoire du XXe siècle montre que ce fut souvent pour le pire) ; mais il ne peut pas créer la communauté.

Il faut donc comprendre le mythe de la fondation non pas tant comme mythe effectivement fondateur, mais comme mythe qui a puissance de conserver la communauté en la renvoyant à une certaine image de son origine. Cette image est souvent celle de personnages dont les actions éclatantes frappent l’imagination et produisent l’admiration (et la présence du merveilleux contribue à cet éclat) : les Grecs se référaient à leurs héros mythiques en tant que ceux-ci manifestent une certaine excellence dans le courage (Achille), dans la ruse (Ulysse), dans la force (Héraklès), dans la loyauté (Antigone)…, de sorte que la cité grecque pouvait elle-même se prévaloir de cette excellence ; de même les chrétiens se rapportent à la figure du Christ qui les rappelle au principe d’amour dont procède leur communauté. Le mythe n’est donc pas tant la source de la communauté que sa ressource. Sa fonction est de redonner à la communauté l’enthousiasme pour elle-même.

Comme le montrent ces exemples, le mythe est ainsi ce qui, produisant l’enthousiasme, rappelle les membres de la communauté à leur idéal commun. C’est dire aussi que le mythe met en devoir les membres de la communauté, comme s’ils avaient une dette à l’égard des héros fondateurs, c’est-à-dire à l’égard de ceux qui ont su s’élever à hauteur de l’idéal. Il s’agit alors pour chacun d’être digne de ceux qui ont commencé et donc de poursuivre ce qu’ils ont commencé : même s’il ne saurait prétendre les égaler, le chrétien doit être digne du sacrifice du Christ et des martyrs ; le citoyen de la cité grecque doit être digne de l’excellence de ses héros… La puissance des mythes tient donc à leur capacité à produire en leurs destinataires le sentiment enthousiaste pour un certain devoir propre à une communauté.

Le mythe comme épopée illusoire

L’archi-origine

Reste que, dans bien des mythes, la description narrative des personnages et des actions exemplaires qui seraient à l’origine de la communauté implique encore ce qu’on pourrait nommer une « archi-origine », c’est-à-dire une origine tout à la fois archaïque (un état absolument premier, antérieur même à l’action des héros du mythe) et principielle (au sens de l’archè qui fixe en même temps le télos des actions que les destinataires du mythe sont en devoir d’accomplir sur le modèle des héros fondateurs). Le mythe présente ainsi l’idéal de la communauté auquel chacun doit tendre comme un état historiquement advenu mais entre-temps perdu ; et c’est parce que cet état idéal a été perdu qu’il faut s’efforcer de le retrouver, effort dont témoignent emblématiquement les héros du mythe fondateur. Ainsi, le mythe biblique commence par la description de cette archi-origine qu’a été le paradis, où Adam et Ève jouissaient de la paix et du bien-être ; le paradis a été perdu et les hommes séparés de Dieu ; le mythe évangélique décrit alors comment les hommes ont scellé avec Dieu la « nouvelle alliance » qui les met en devoir d’œuvrer en vue du nouveau paradis auquel ils sont promis. De même le mythe communiste qui célèbre les hauts faits des révolutionnaires de 1917 suppose d’abord le mythe du communisme originaire, c’est-à-dire de cet état de paix qu’aurait connu primitivement l’humanité avant l’apparition de la propriété privée et auquel il s’agit de retourner en œuvrant pour l’avènement de la société communiste. Mais alors, ce qui apparaît essentiel n’est plus tant la description des personnages et des actions qui témoignent emblématiquement de l’idéal d’une communauté que, bien plutôt, l’opération par laquelle un idéal (qui n’est pas nécessairement celui d’une communauté) est constitué en origine historique.

La définition lacanienne du mythe

C’est précisément ce que vise cette définition du mythe par Lacan : « Le mythe est la tentative de donner forme épique à ce qui s’opère de la structure » (Télévision, V). Dans le contexte psychanalytique qui est le sien, Lacan appelle « structure » l’organisation des représentations psychiques inconscientes à travers lesquelles le sujet du désir vise ses objets. Cette structure est comparable à celle qui définit la langue comme système de signes. De même que les mots de la langue se définissent entre eux et forment ainsi un système clos auquel le sens est immanent, si bien qu’on ne peut prétendre s’élever au-delà de la langue

pour accéder à la pure origine du sens, ni même désigner un signe comme source originaire de tous les autres, de même les représentations psychiques d’un sujet forment un tel système où elles ne cessent de s’associer pour former de nouveaux symboles, sans qu’on puisse faire d’une de ces représentations la source de toutes les autres. Le mythe consiste alors à convertir la structure en une histoire (en une épopée) et à faire d’une des représentations la trace d’une expérience originaire de satisfaction que le désir aurait pour fin de retrouver. Ainsi Freud et ses premiers élèves ont-ils conçu qu’à l’origine du désir il y avait la jouissance éprouvée par le sujet dans ou auprès du corps de la mère, si bien que tous les désirs ultérieurs de ce sujet seraient autant de manières d’essayer de retrouver cette jouissance originaire et perdue.

La définition lacanienne du mythe autorise alors une détermination plus générale du mythe : peut être qualifié de mythe tout discours qui transforme en origine empirique perdue ce qui n’est en réalité qu’un idéal. Cela peut être rapproché de ce que Kant nomme l’illusion transcendantale, qui consiste à transformer en réalité empirique (Kant dit à « hypostasier ») ce qui n’est qu’une idée de la raison, c’est-à-dire un concept que la raison est portée à penser sans que rien d’empirique n’y corresponde adéquatement. En ce sens le mythe consiste à transformer en objet d’expérience une représentation transcendantale. Freud en est là aussi un exemple : parce qu’il se refuse à reconnaître dans le sentiment de culpabilité, dont il observait le rôle structurel dans les complexes névrotiques, une disposition transcendantale du psychisme, il est contraint d’en rechercher, fictivement, l’origine empirique ; il est alors conduit à produire le mythe (véritable épopée des origines) du meurtre primitif du père de la horde originaire, meurtre auquel tendrait inconsciemment tout homme (c’est le complexe d’Œdipe) et dont il éprouverait la culpabilité. Mais ce mythe témoigne aussi de l’illusion dont il procède : car, pour que ce meurtre pût les ébranler, il fallait bien que les fils parricides fussent déjà disposés à la culpabilité.

Le mythe consiste ainsi à convertir le transcendantal en empirique. Et cette définition autorise aussi à qualifier de mythe ce qui, dans la philosophie, a été désigné comme origine. Ainsi relève du mythe la thèse platonicienne d’une jouissance originaire de l’âme dans le suprasensible, jouissance perdue du fait de l’incarnation, et qu’il faudrait s’efforcer de retrouver par l’ascèse intellectuelle. De même – on l’a déjà dit – relève du mythe l’idée d’un état de nature paisible que l’humanité aurait perdu du fait de l’institution de la propriété privée (cela concerne la thèse communiste, et aussi, sous un certain angle, la thèse rousseauiste). De même encore relève du mythe la référence arendtienne à la cité grecque comme origine idéale et perdue du politique (de la politique « pure », c’est-à-dire exempte de toute idée de domination)… Sur le fondement d’un tel mythe de l’origine perdue est alors

produit le mythe secondaire des héros qui auraient été historiquement les premiers à assumer le devoir de regagner l’origine perdue. La personne du Christ comme figure idéalisée de la sainteté devient, dans le mythe, une réalité empirico-historique. Socrate devient, par la fiction platonicienne, le héros historique (et même historial, puisqu’il est supposé engager toute la philosophie à venir) du désir de vérité comme désir de retrouver la jouissance perdue du suprasensible. Les révolutionnaires de 1917 deviennent, par la fiction mythique, les héros du militantisme de et pour la société communiste…

Transition

La puissance du mythe est alors, fondamentalement, puissance d’illusion. Elle fait passer pour empiriquement réel et donc accessible ce qui n’est qu’un idéal. Certes, cette illusion peut être dangereuse : elle peut conduire à l’exaltation délirante (la Schwärmerei dont parlait Kant) de celui qui se croit capable de s’élever à hauteur de l’idéal ; elle peut engendrer le fanatisme de ceux qui s’estiment autorisés à et capables de reproduire dans l’expérience ce qui n’est que la fiction d’une origine perdue. Mais la question n’est pas ici de juger de la valeur morale des idéaux que promeut le mythe. Il s’agit, indépendamment de toute évaluation, de comprendre que le mythe a puissance d’ordonner l’expérience et de lui donner sens. Autrement dit : que le mythe ait une puissance d’illusion (et peut-être même parfois d’illusion dangereuse) n’empêche pas que cette puissance d’illusion est en même temps puissance « fictionnante » (au sens premier du latin fingere), c’est-à-dire puissance

« façonnante », puissance de façonner un monde.

La puissance phénoménologique des mythes

La puissance cosmogonique des mythes

Un monde, en effet, n’est pas simplement un ensemble de choses environnantes qui déterminent mécaniquement les réactions de ceux qui y sont insérés. Mais un monde est ce qui est « propre » (voir le latin mundus), ce qui est ordonné de sorte que les éléments qui le composent prennent sens les uns par rapport aux autres, et cela pour celui qui y cherche lui- même son sens. Chercher son sens en visant ainsi le monde, c’est – littéralement – ek-sister, se viser soi-même hors de soi pour y trouver son sens. Il faut donc que les choses soient, pour l’existant, organisées de telle manière qu’elles prennent sens pour lui et qu’elle lui donne à

lui-même un certain sens. De ce point de vue, on comprend que le mythe est ce qui

« façonne » un monde, en ce que, par le mythe, les choses prennent pour l’homme un certain sens en fonction duquel il s’appréhende lui-même. D’une certaine manière, cela concerne déjà le « mythomane » ; car il est celui qui fictionne des histoires à partir desquelles il pense prendre aux yeux des autres, partant pour lui-même, une certaine importance. Le mythomane cherche – comme on dit – à « se rendre intéressant », formule qu’on doit ici entendre littéralement : il cherche à inter-esse, à être parmi les autres, à s’insérer dans un certain monde qui le valorise et peut-être l’admire. Ses mensonges, ses histoires, bref ses « mythes » lui donnent un monde à sa convenance.

Mais cette puissance de « fictionner », de « façonner » un monde qualifie plus fortement encore les mythes qui forment et conservent une communauté (qu’ils soient ou non mythes des origines). Si les éléments qui composent le monde prennent sens et si ce sens est monde commun, c’est parce que le mythe rassemble les hommes dans une vision commune des choses. Ainsi les Anciens pouvaient-ils, par référence aux mythes, donner aux choses une signification non réductible à leur simple factualité : chaque phénomène naturel avait son

« explication » qui lui donnait sens (voir la légende d’Écho), chaque lieu était perçu comme cadre d’un épisode mythique (l’Olympe comme séjour des dieux), chaque occupation humaine était référée à quelque héros qui était supposé l’avoir inaugurée (ainsi la découpe des viandes censée répéter le partage imaginé par Prométhée)…, et même l’enthousiasme du poète ou, aussi bien, l’emportement de l’amoureux étaient l’œuvre de quelque dieu qui les inspirait (Platon lui-même fait encore droit à cette explication merveilleuse [cf. Phèdre, 244b sqq.]). Mais, en tous ces cas, il ne s’agissait pas tant d’expliquer (au sens d’une causalité mécanique) que de comprendre, c’est-à-dire d’intégrer la chose dans un ensemble de représentations signifiantes qui forment ensemble un monde commun. De même lorsque Platon institue comme mythe fondateur du politique le « beau mensonge » (i. e. la belle fable, le beau mythe) du philosophe gouvernant (République, III, 415a) qui fait croire aux citoyens qu’ils sont tous frères, il s’agit bien d’un mythe qui façonne le lien social et donne à tous pour sens premier de leur existence de citoyens de se sentir fraternellement liés les uns aux autres au point que chacun doit tenir son intérêt particulier pour peu de chose en regard de l’intérêt général de la cité. De même encore le mythe chrétien ouvre-t-il un monde nouveau, même si les choses qui sont de ce « bas-monde » y sont jugées négligeables en comparaison du salut que peut valoir à chacun son amour charitable du prochain. Et même dans le christianisme ultérieur, les mythes de la Légende dorée (renouant en quelque sorte avec la fonction des mythes païens) viennent donner aux choses et aux situations humaines une signification

empreinte de sainteté : saint Luc protège les peintres, saint Christophe les voyageurs, sainte Odile les aveugles…. ; telle montagne est consacrée à tel saint, telle source à tel autre…. . Même les légendes populaires prennent ainsi statut de mythes : ces grands rochers sont l’œuvre d’une race de géants ; ces marais sont habités par des génies (que manifestent les feux follets) ; ce fleuve est animé par des ondines (cf. les filles du Rhin)… Les elfes, les sylphides, les lutins, les dragons, les génies de toutes sortes… sont autant d’éléments merveilleux qui donnent aux choses profanes (c’est-à-dire simplement environnantes) une signification qui transcende leur factualité de choses seulement utiles, nuisibles ou indifférentes (voir à ce propos la thèse de Bachelard sur la « tétravalence » des images mythiques, dans La psychanalyse du feu, V). Peu importe qu’on y croie ou non ; la seule référence au mythe permet de donner sens aux choses et de les recueillir ainsi dans un ensemble qui fait « monde ».

Ainsi, le mythe fait que l’homme n’est pas simplement un vivant pris dans un environnement (tel un animal dans la nature), mais un existant situé dans un monde : s’il est au monde (c’est-à-dire pour le monde, tendu vers le monde), c’est que les choses ont pour lui un sens, sans lequel il n’aurait lui-même aucun sens. Le mythe est ainsi une Weltanschauung, non pas vision d’un monde déjà constitué, mais vision constituante d’un monde comme ensemble ordonné de significations. Sans mythe, l’homme serait sans monde, littéralement

« acosmique » (le mot grec kosmos signifie le monde comme ensemble ordonné, arrangé). La puissance du mythe est ainsi puissance de produire un monde, puissance « mondanéisante ». En ce sens, il n’y a pas que les mythes de la naissance de l’univers qui soit des cosmogonies ; mais tout mythe, en tant qu’il engendre un monde, a une puissance « cosmogonique ».

La langue et le mythe

Mais, à dire vrai, cette puissance de donner sens aux choses est aussi bien la puissance propre de la langue. Si les choses ont, pour nous (et non seulement pour moi), un sens, c’est parce que nous les appréhendons à travers les mots de la langue qui nous est commune et qui leur donne sens. La nomination des choses n’est pas une simple numérotation qui distingue une chose de toutes les autres ; mais le nom par lequel nous désignons la chose ne prend lui- même son sens que de son rapport aux autres mots au sein du jeu général de la langue. Et ce jeu est essentiellement métaphorique, de sorte que les significations se forment par entrelacement des mots, par déplacement de leur sens propre en un sens figuré, lui-même

redéplacé, par analogie, vers une nouvelle acception… La langue est ainsi elle-même

« cosmogonique »4.

Or la langue, c’est justement le logos. Dès lors, mythos ne saurait être opposé à logos ; mais ils sont l’un et l’autre la parole par laquelle se constitue, pour une communauté, le monde. Il est attesté qu’en leur sens primitif, logos et mythos signifiaient l’un et l’autre la parole en tant que porteuse d’une signification ; plus exactement : en tant qu’elle fait apparaître une signification et donc fait apparaître la chose dont elle parle comme signifiante. Mythos et logos ont ainsi, ensemble, une puissance phénoménologique : ils rapprochent et rassemblent (le sens premier de legein, c’est « rassembler », « recueillir ») les choses en leur donnant sens, les unes par rapport aux autres, et ainsi ils font apparaître un monde en tant que monde.

Le dépassement heideggerien de l’opposition du mythos et du logos

C’est en ce sens que Heidegger rappelait l’identité originaire de mythos et logos :

« Mythos veut dire : la parole disante. Dire, c’est pour les Grecs rendre manifeste, faire apparaître, exactement faire apparaître le paraître et ce qui est dans le paraître […]. Logos dit la même chose » (Qu’appelle-t-on penser ?, I). C’est que les étants ne paraissent pas simplement sur le mode d’une affection sensitive de celui qui les perçoit ; ils paraissent en tant que l’homme est requis par eux de rendre manifeste leur sens pour qu’il puisse lui-même habiter parmi eux. Les choses n’apparaissent que pour autant qu’elles apparaissent comme formant ainsi un monde que l’homme peut habiter.

Comment comprendre alors l’opposition dans laquelle la tradition philosophique a tenu mythos et logos ? Platon – on l’a vu – oppose le logos, comme discours rationnel qui dit l’essence intelligible des choses, au mythos, comme discours de persuasion procédant de l’imaginaire. Le logos, comme langue philosophique, devient alors un catalogue de mots se rapportant, de manière bijective, à un catalogue d’idées. Cela suppose de purger la langue de

4 C’est ce que Nietzsche avait en vue lorsqu’il opposait le mythe au discours conceptuel : le premier est une parole vivante, en ce qu’il vivifie toutes choses ; le second est mortifère, en ce qu’il réduit les choses à des idées générales, de sorte que le monde déclaré « vrai » (tel le monde intelligible platonicien) n’est qu’un

« colombarium » de concepts (Le livre du philosophe, III, « Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral », 1.). A cette « froideur » du monde momifié en concepts, Nietzsche opposait le rêve d’un monde et d’une nature vivifiés par le mythe : « Quand tout arbre peut parler comme une nymphe ou quand, sous le masque d’un taureau, un dieu peut enlever des vierges, quand la déesse Athéna elle-même se montre tout à coup, tandis qu’elle conduit par les marchés d’Athènes un bel attelage, en compagnie de Pisistrate – et cela l’honnête Athénien le croyait –, alors, à tout moment, comme en rêve, tout est possible, et la nature entière harcèle l’homme comme si elle n’était que la mascarade des dieux qui se feraient un jeu de mystifier les hommes sous toutes ses formes » (ibid., 2.).

ses effets trompeurs (imputables principalement aux métaphores), et de pratiquer l’ascèse intellectuelle par laquelle le discours doit être vrai, c’est-à-dire adéquat aux idées dont il procède. Du coup, Platon peut faire du mythe le discours de l’imaginaire qui joue des métaphores et qui ne cherche ainsi qu’à persuader. Autrement dit, le mythe est alors puissance d’apparence au sens des apparences trompeuses, par opposition au logos philosophique qui est puissance de vérité parce qu’il vise l’essence et non l’apparence. Mais on doit ici objecter à Platon que le mythe n’est pas puissance d’apparence, mais puissance d’apparaître, ce qui est également la puissance originaire du logos. Et cette puissance est puissance de vérité, non pas au sens de l’adéquation aux idées, mais au sens originaire de la vérité comme alètheia, comme dévoilement. Ainsi le mythe auquel Platon oppose le logos philosophique est déjà une perversion de ce qu’était originairement et conjointement mythos et logos : « Mythos et Logos ne s’écartent l’un de l’autre et ne s’opposent l’un à l’autre, que la où ni Mythos ni Logos ne peuvent garder leur être primitif. Ce qui est déjà accompli dans Platon » (ibid.).

Heidegger veut dire par là que, pour que soit possible l’opposition du discours de l’apparence et du discours de l’essence, il faut que la langue ait déjà perdu sa puissance phénoménologique pour devenir un simple moyen de communication par lequel on cherche à s’approprier les choses et les idées. Cette langue de communication, cette langue utilitaire qui n’est là que pour servir la technique et la science, est la langue dépouillée de sa dimension poétique. Ce n’est pas sans raison que Heidegger rapproche le mythe et la poésie (s’opposant ainsi à la manière dont Platon les avait aussi rapprochés, en faisant de la poésie une entreprise de persuasion menée par l’imagination). Il est vrai que la poésie procède aussi de la métaphore et de l’image. Mais on doit surtout entendre ici la poésie en son sens étymologique : la poiésis, c’est-à-dire la fiction, le façonnement par la langue (de même l’allemand Dichtung vient du verbe dichten : « composer », « façonner »). Si le mythe est cela par quoi advient un monde, alors la puissance phénoménologique du mythe peut être dite puissance poétique. Mais cette puissance n’est pas un pouvoir que les hommes se donnent eux-mêmes, car les hommes ne sont pas les auteurs de la langue. La langue, par laquelle apparaît le monde en tant que monde, est donné aux hommes ; elle leur est donnée par un autre inassignable qu’on peut, à ce titre, qualifier de divin (tout comme le dieu qui est supposé inspirer les poètes). Voilà pourquoi Heidegger peut dire : « Le religieux [i. e. Mythos] n’est jamais détruit par la logique, mais toujours uniquement par le fait que le Dieu se retire » (ibid.).

Conclusion

Certes, la puissance des mythes en général est puissance de persuasion, de sorte qu’ils semblent ne requérir que la crédulité de leurs destinataires. Platon ne pouvait donc qu’y voir des fictions séductrices dangereuses, auxquelles il opposait la rigueur du logos philosophique. Pourtant, il a lui-même eu recours aux mythes, soit pour mettre leur puissance de persuasion au service de la raison, soit pour produire des allégories favorables à une meilleure compréhension du discours philosophique. Mais les mythes ne sont pas simplement des histoires merveilleuses. Comme l’a montré Hegel, c’est la spiritualité d’un peuple qui est révélée dans et par le mythe, de sorte que la puissance du mythe n’est pas simplement persuasive ; elle est puissance de révélation de l’esprit, donc de la pensée. Toutefois, on ne peut ainsi comprendre le mythe que dans l’après-coup du mythe, c’est-à-dire lorsque le discours logique-conceptuel en révèle le sens et en prend ainsi la relève.

C’est pourquoi, indépendamment de ces appréciations de la valeur du mythe en regard du philosopher, il faut considérer que les mythes ont, pour la communauté qui s’y réfère, une puissance de formation et de conservation. Certes, on ne peut que souligner ici l’illusion par laquelle ces mythes tendent à faire passer pour origine historique un idéal qui n’a qu’un statut transcendantal. Mais cela ne retire rien à la puissance cosmogonique des mythes. Ce sont eux qui font que l’homme n’est pas simplement un vivant pris dans un environnement, mais un existant situé dans un monde, comme ensemble ordonné de significations ; c’est par eux que les choses ont pour lui un sens, sans lequel il n’aurait lui-même aucun sens. Dès lors on ne saurait plus faire droit à l’opposition philosophique du mythos et du logos ; car l’un et l’autre procèdent de la puissance poïétique de la langue, puissance de faire apparaître un monde, donc puissance phénoménologique.

Reste à savoir si, pour être en mesure de reconnaître cette puissance aux mythes, il ne faut pas être déjà sorti du monde ouvert par les mythes. Partant, reste aussi à savoir si quelque dieu nouveau – comme disait Nietzsche – pourrait nous sortir de notre désenchantement…

1 Ce texte est ici proposé en remplacement de la communication programmée (sous le titre « Philosophie et mythe ») pour le vendredi 26 juin 2020 au Séminaire de Jean-Richard Freymann sur « Fantasmes et mythes ». Il a été initialement publié dans B. Baas, Problématiques philosophiques, Paris, éd. H&K, 2010, pp. 173 à 187.

2 B. Baas, Docteur en philosophie, agrégé de l’Université, professeur honoraire de chaire supérieure.

3 En effet, le signe linguistique, même si on peut le dire « symbolique » en un sens large, est plus libre que ce qu’est, en toute rigueur, un symbole. Car, dans le symbole, quelque chose fait le rapport entre le symbole et ce qu’il symbolise (le lion symbole du courage, le renard symbole de la ruse, le triangle symbole de la Trinité…) et donc impose ainsi un lien de dépendance ; en revanche, il n’y a strictement rien de commun entre le signe (le mot) et la chose (« renard » n’a rien de commun avec le renard, pas plus que « Fuchs » ou « fox »), de sorte que le signe, émancipé de tout lien de nécessité avec la chose, est plus libre que le symbole : « En tant que signifiante, l’intelligence fait preuve, par conséquent, d’un arbitre [Willkür] et d’une maîtrise plus libres dans 2 B. Baas, Docteur en philosophie, agrégé de l’Université, professeur honoraire de chaire supérieure.

De la tragédie individuelle au drame transférentiel

« Pour exister, tout être imaginaire, toute créature de l’art doit avoir son drame, c’est- à-dire un drame dont elle soit un personnage et qui fasse qu’elle est un personnage. Le drame est la raison d’être du personnage ; c’est sa fonction vitale : nécessaire pour qu’il existe »1. Pirandello nous présente une pièce où six personnages errent en quête d’une reconnaissance de leur existence. Leur existence étant confondue à leur drame, chaque personnage cherche à représenter son drame pour qu’il soit reconnu. Or cette opération est vouée à l’échec. En effet, ils sont condamnés à ne pas être tout à fait reconnus. Au moins pour deux raisons. Leur auteur ayant reconnu leur existence mais refusant leur drame et ce drame étant leur raison d’exister, ils sont destinés à ne jamais être entièrement reconnus. Il n’y aura pas de substitut d’auteur qui remplacerait, voire qui réparerait, ce refus initial, l’incomplétude de leur acceptation par l’auteur. Il n’y aura pas de reconnaissance qui palliera à cette non reconnaissance constitutive de leur existence. La dimension tragique consiste justement en cela : ils demandent ce qu’ils ne peuvent pas obtenir et qui les poussent à demander. Cercle inexorable qui les pousse vers un destin désastreux. L’autre raison de l’impossibilité d’une reconnaissance satisfaisante est que leurs drames sont intriqués les uns aux autres. Le drame de l’un est relié au drame de l’autre et ne peut pas s’en séparer. En l’occurrence ces six personnages forment une famille. Ils ne peuvent monter sur scène qu’ensemble. L’un peut-être plus effacé, plus informe, moins au devant de la scène qu’un autre dont le besoin de s’exprimer est plus insistant, mais il reste en arrière fond et vient, par sa simple présence, empêché la libre association de l’autre. De plus, ces drames présentent une dimension de contradiction entre eux : la reconnaissance de l’un implique la dévalorisation de l’autre et ainsi aucun metteur en scène ne pourra satisfaire tous les personnages à la fois.

Chaque analysant porte cet « être imaginaire » qu’il présente à la reconnaissance par l’autre. Cet être imaginaire à autant de facettes que de personnages qui montent sur scène.

Cette reconnaissance est un acte impossible. Elle n’est donc présente que sous forme d’attente de quelque chose venant de l’autre et qui ne vient pas. L’attente de quelque chose est une caractéristique du transfert. L’acte analytique n’est pas un acte de reconnaissance mais plutôt de reconnaissance de l’impossible reconnaissance. Les pré-textes de reconnaissance sont aussi nombreux que les analysants : ils s’expriment par les signifiants « fétiches » d’un individu. Amour, filiation, rejet, je-t’aime-moi-non-plus, abandon, retrouvaille, souffrance, échec, etc. La pièce de Pirandello nous montre bien que l’ensemble des personnages provient de l’imagination de l’auteur, c’est-à-dire qu’ils le représentent sur une scène où il est absent. L’absent, l’auteur, prend alors la place du x, de l’inconnu. Il est sans cesse appelé et ne répond que par son absence. Silence des causes de son mystérieux désir : mais que me veut-il ? Qu’attend-t-il de moi ? Que désire-t-il ? Qu’est ce qui le relie à moi ? Et en écho à ces questions : qu’est-ce que je lui veux ? Qu’est-ce que j’attends de lui ? Qu’est ce que je désire

? Quelle est ce lien qui me relie à lui ?

Ces questions sont relatives au déploiement du transfert. Celui-ci peut être approché comme une scène où se joue un drame singulier. L’analysant y développe un drame principal selon le pôle d’attraction transférentielle prioritaire. En effet, les choix inconscients que fait un sujet dans l’engagement d’une cure contiennent les prémisses du déploiement du transfert. Évidemment celui-ci dépendra également des contingences des réponses rencontrées chez l’analyste. Mais l’accroche transférentielle n’est pas indépendante de ces choix inconscients inauguraux. Quels sont ces choix ? Par exemple le choix d’un analyste, ou d’une analyste, d’un nom, d’un prénom, d’un renom, d’un trait supposé de caractère, d’un trait physique, etc. Il y a dans ce choix une dimension réelle, s’ancrant dans quelques traits de l’analyste, reçu comme trait unaire pour l’analysant, et dont le repérage nous échappe la plupart du temps. Parfois, l’analyse permet de mettre l’un ou l’autre en évidence. Les situations inédites, comme la période que nous traversons, permettent par le changement rapide du dispositif, de sentir la force opérante de ces bouts de réel. Il y a également la dimension imaginaire qui habille ce réel par les suppositions, les projections névrotiques, les représentations, les attentes. Ainsi, les choix inconscients s’appuient sur la rencontre de la « diachronie des répétitions inconscientes » et de la « synchronie des signifiants qui s’y composent »2 et laisse place à l’Autre avec sa dimension manquante, x, que le sujet ne cessera d’interroger. Il n’y a pas d’analyse sans l’émergence de cet x, insistant dans le transfert. Pour aller plus loin, cet x ne serait-il pas cause du transfert ? Relevons qu’il évoque également le croisement, le carrefour si déterminant pour Œdipe qui y rencontre son message, cet x hermésien sans lequel l’analyse n’aurait pas de raison d’être.

L’analysant travaillera donc dans une cure un point nodal principal qui dépend de la contingence de la rencontre d’une diachronie insistante et d’une synchronie relative à un moment de vie. Une autre cure pourra se déployer à partir d’un autre point nodal. Par exemple une cure où le rapport à l’Autre maternel est récurrent dans le transfert, pourra élaborer la dialectique du sujet dans son rapport au féminin et au maternel. Si cette élaboration transférentielle présente au premier plan cette question, elle n’est pas sans effet sur l’autre pôle (paternel ou masculin par exemple). Nous retrouvons là un parallèle structural avec ce que Lacan développe à propos du Mythe individuel du névrosé où il prend l’exemple de l’obsessionnel qui lorsqu’il retrouve une unité d’un côté (professionnelle par exemple) voit l’autre côté se diviser (amour et séparation de l’objet d’amour) et inversement. À l’instar du choix de la névrose qu’évoque Freud, il y a le choix transférentiel d’un drame pré-dominant. Le transfert va développer ce drame et le rend dès lors dominant. Le pôle transférentiel dominant est le pôle attractif du sujet à un moment donné. C’est ce qui fait énigme pour un sujet, ce qui revient et qui cherche résolution. La notion drama renvoie à la pièce de théâtre et donc à l’énigme qui s’y déroule. Toute mise en scène est mise en scène d’une énigme. De la tragédie grecque au théâtre de l’absurde en passant même par Molière, chaque mise en scène est présentation d’une énigme. Sa résolution est coup de théâtre et de ce fait sort de notre champ. Dans notre champ, pas de re-solution ! mais chute de la solution, autre-solution.

Le transfert met en place une scène où se déploie un drame singulier que l’individu cherche à faire reconnaître. L’absence de reconnaissance lui permet de laisser apparaître l’objet de cette impossible reconnaissance : le sujet. Il ne surgit pas seul et de nul part mais depuis et dans ses rapports à l’Autre et à son objet de médiation, objet a chez Lacan. Pour cela la scène transférentielle voit apparaître plusieurs personnages, tous production de l’individu, bien qu’ils représentent, ou ont représenté, des personnes qui existent ou ont existé. C’est-à- dire que ce qui cherche à se réaliser dans la réalité, le « scénario fantasmatique » dont parle Lacan, se déplacera dans le champ de la parole par la narration. L’individu vient raconter son « petit drame » à quelqu’un. Donc il y a la dimension de mise en parole de ce qui jusque là recherchait une consistance dans la réalité, quitte à la créer (la consistance et la réalité !) et la dimension d’adresse. N’oublions pas que le petit drame qui constitue pour Lacan le mythe individuel du névrosé nous est connu que par sa traduction par Freud, c’est-à-dire que

l’homme aux rats lui a d’abord rapporté. Et s’il le lui a rapporté c’est qu’il attendait quelque chose de Freud. Ainsi en narrant son scénario, il le déplace dans le champ du transfert où entre en scène insidieusement et de manière voilée un x, médié par l’écoute de l’analyste. Progressivement l’analyste présentifie cet x bien qu’il ne l’incarne pas. L’énigme que contient votre petit drame sera actualisée dans le transfert sous la forme du « que me veut-il » ou « que me veut-elle » et les autres questions évoquées plus haut. À l’instar de la place vide nécessaire à la circulation des cases dans le jeu du taquin, le x permet un jeu, un mouvement entre les différents protagonistes convoqués sur la scène transférentielle. Les protagonistes sont les signifiants qui apparaissent et se déroulent selon une logique qui se resserre pour former les points nodaux transférentiels. L’analyste en présentifiant le x, désir énigmatique de l’Autre, laisse place à un redéploiement du drame, sans le résoudre. Cette position particulière de l’analyste, qui « présentifie la mort » 3 nous dit Lacan, permet l’émergence du discours analytique où le manque laisse place à un nouveau positionnement. Ainsi, parler à un analyste, c’est introduire un x dans son affaire et mesurer petit à petit que ce x était moteur énigmatique dès avant son introduction. Le déplacement sur la scène transférentielle est ainsi répétition et création.

Notre petit parcours nous montre ainsi que l’analyse en introduisant le discours analytique, c’est-à-dire le passage d’un discours à un autre, permet d’enrayer la logique de la tragédie qui assigne le personnage à un destin inexorable. Cette logique laisse place à la logique dramatique qui sort le sujet du destin écrit. Cette sortie n’est jamais définitive, nous devons ressortir régulièrement d’Egypte, et passer par la reconnaissance de cet écrit. C’est-à- dire les lettres qui nous portent. Le sujet passe ainsi de la tragédie d’Œdipe au drame d’Antigone.

Le passage de la tragédie au drame est médié par l’introduction de l’énigme, du x, que l’analyste présentifie en se retirant. Ceci ne signifie pas qu’il s’efface mais qu’il laisse une place au déploiement du drame transférentiel en maintenant la place du x. Ce x est variable d’un analysant à l’autre et ne peut pas être dit totalement. Pour ne pas le laisser trop énigmatique, disons qu’il incarne l’énigme, il désigne ce qui a raté, ce qui n’a pas fait lien, le lieu d’absence de rapport sexuel, c’est l’excès d’attente de l’enfant, c’est l’absence de désir d’enfant, c’est quelque chose qui a à voir avec le désir d’enfant de chacun des parents et de leur rencontre ou plutôt de leur non rencontre, c’est ce qui dans le lien à l’enfant ne fait pas lien, c’est ce qui dans la relation d’un père à son enfant rate, d’une mère à son enfant est impossible, etc. Ces exemples évoquent l’énigme mais ne la disent pas entièrement, car précisément le x en est la part manquante. Et le désir de l’analyste a à voir avec cette place vide. Tout comme l’x est formé et créé dans le transfert, le désir de l’analyste ne serait pas toujours un désir formé et créé dans le transfert ?

1 Pirandello, Préface, Six personnages en quête d’auteur.
2 J. Lacan, La direction de la cure
3 J. Lacan, La Chose freudienne.

À l’Est, du nouveau

À la lecture des différents Éphémérides depuis le début de cette séquence liée au Covid- 19 et au confinement, le terme qui me vient est celui d’« aventure ».

Dans sa proposition du 9 octobre 1967, Lacan rappelle que la « naïveté » est une qualité fondamentale de l’analyste. Ailleurs, il parlera de « laisser-être ». Sans doute essaie-t-il ici de pointer, dans le contexte des débats psychanalytiques et intellectuels (liés au structuralisme – dont la fécondité doit être rappelée) de l’époque, orientés vers une exigence de quête de la signification, le lieu d’énigme dont surgit la parole (comme l’écoute) lorsqu’elle se fait subjectivante, ouverte au désir singulier.

Lucien Israël puis Jean-Richard Freymann, pour leur part, parleront dans le même ordre d’idée de « page blanche » et même de « capacité à ouvrir une page blanche ».

Eh bien, en parlant d’ « aventure », sans doute les mots qui me viennent désirent-ils frayer dans la même problématique.

Et, à mon sens, c’est bien une certaine tradition de la naïveté (naïveté non naïve mais lucide – comme on peut parler de folle sagesse) dont témoignent, en leurs créativités, les Éphémérides, qui sont le fruit de l’aventure ayant lieu ici, dans l’Est, en France et ailleurs, avec ceux qui font – dans différentes générations – l’École de Strasbourg.

À l’Est, donc, du nouveau.

Plus encore, ce terme de « naïveté » me semble avoir la fraîcheur nécessaire pour nous inviter à nous déprendre de notre inéluctable (car inhérente à notre inéluctable narcissisme) volonté de contrôle – que la tâche de l’analyse est de traverser et de dialectiser.

Ainsi, depuis le début du « Journal du confinement », lorsque je découvre les nouveaux textes ou les nouvelles œuvres publiés, eh bien, à chaque fois, c’est bien à une aventure que j’ai l’impression de participer, avant tout en tant que lecteur, puis en tant qu’« auteur ». Aventure intergénérationnelle, qui nous mènera là où, dans son énigme qui fait notre lot, la rencontre du réel (en son tragique) et de nos désirs (en leurs créativités) nous emmènera. Par-delà, déjà, les oracles contemporains – ce qui n’est pas rien.

De plus, si l’effet au niveau du sujet de cette pratique de la naïveté, c’est le sentiment d’aventure, l’effet au niveau du collectif, de cette même pratique, c’est, à mon sens, la polyphonie – polyphonie bien tempérée, car fidèle à l’éthique de la psychanalyse.

Et c’est bien cette polyphonie qui, lorsque je les lis ou les regarde, retentit dans ces Éphémérides.

Comment, à l’heure du déconfinement, et même d’une nouvelle étape de celui-ci, nous positionner par rapport à ce qui surgit de nouveau ? Que ce nouveau-ci soit inquiétant car lié au surmoi archaïque, ou qu’il soit ouvrant, pour peu qu’on l’écoute ?

Une piste qui me vient pour élaborer ce problème – clinique – qui est le nôtre, ce serait donc de faire face à ce qui advient en le laissant être.

Ce afin que, dans l’analyse, cela se décompose (telle la solution analysée chimiquement, que Freud a à l’esprit lorsqu’il parle en allemand de « Psycho-analyse ») ; et afin que se déploient, devant nous, entre nous, nos mots, mais aussi, si nous les écoutons, la logique signifiante qui nous aidera à faire face au réel et à son énigme.

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