Sous-mission

Que se passe-t-il quand le discours ambiant répond à une injonction dominante ? Quels effets sont repérables lorsqu’une uniformisation des discours diffuse subrepticement ? J’esquisserai une réponse parmi d’autres. Pour cela, je tente de maintenir le fil tiré jusque-là, celui de la sidération. Décidément le terme prête encore à confusion : il ne s’agit ni de peur, ni d’effroi, ni de traumatisme collectif. La sidération peut se manifester par de la peur, de l’effroi, ou un traumatisme de société1. Mais elle n’est pas ces phénomènes, elle relève d’une dynamique psychique. Éventuellement la conception proposée résonne avec le traumatisme freudien. Elle n’est pas uniquement passivité mais contient en germe l’activité. Exception faite des situations où elle entraîne la mort, elle génère un changement d’état. Elle est donc plus proche du devenir que de l’être. Il s’agit d’un mouvement issu d’interruption d’un schéma discursif mental singulier auquel l’individu fait recourt pour interpréter le monde environnant. La sidération est donc proche de la confusion en tant qu’elle procède d’une perte de repère. La provenance de la sidération est plurielle : il peut s’agir d’un affect, d’une pensée incidente, d’une parole qu’on nous adresse, d’une agression, d’une catastrophe vécue etc. Ainsi, la gamme de la sidération est étendue : du murmure intérieur au cri de l’assassiné en face de nous. La manière qu’a le sujet de s’arranger de la perte de repère engendrée importe plus que l’événement déclencheur. Que la reconstitution survienne immédiatement après l’événement ou des années après est une autre affaire qui pose la question suivante à l’analyste : comment s’embarrasse-t-il du temps ? Analyse finie ou analyse infinie ? Envisager une durée déterminée peut faire résistance à la perlaboration de certains traumatismes. Inversement, envisager une durée infinie peut également empêcher le travail affectif du souvenir. Une solution réside peut-être dans le fait que l’indéterminé n’est pas l’infini. La question n’est de savoir si une analyse se termine ou pas à un moment donné : qu’elle débute, signe qu’elle se terminera. La potentialité d’une fin n’est-elle pas un prérequis à un début ? Autrement dit, c’est le rapport à la perte, à la castration de l’analyste qui est ici à la question.

Cette question relative à l’appréhension du temps à venir par l’analyste m’en évoque une autre que je ne fais que signaler : l’analyste fait-il des pronostics ? Qu’est-ce qu’une parole portant sur l’avenir venant d’un analyste ? Quel effet peut avoir une parole d’un analyste visionnaire ? Est-il encore analyste lorsqu’il profère cette bénédiction/malédiction ? Le pronostic ayant un fort pouvoir performatif, le risque « pygmalien » n’est-il pas tout aussi fort ? L’acte analytique est à mon sens a-pronostic et porte sur le présent qui décolle de la parole pronostique si prompte à toujours se précipiter.

Revenons à la sidération. L’une de ses manifestations est l’effet qu’engendre la voix surmoïque. Expérience quotidienne du névrosé qui s’arrête devant l’injonction interdictrice de la loi surmoïque. Alors qu’il vaque à ses plaisirs, l’individu est rappelé à l’ordre par la grosse voix. Il jouera à s’y soumettre, à la transgresser, la détourner etc. Conflit freudien fréquent. Mais, comment le sujet en analyse s’arrange-t-il de cette injonction ? Le symptôme est une voie de compromis tentant de ménager la chèvre et le chou. Mais quand les associations relâchent le nœud symptomatique, apparaît alors dans l’écart de l’injonction surmoïque et la réponse symptomatique une place à un scénario fantasmatique. Si le symptôme ne précipite pas une réponse pour soulager l’exigence sévère du surmoi, le sujet aura peut-être la chance d’entendre qu’il se place comme objet répondant à cette intransigeante exigence. C’est cela que j’ai appelé question-réponse et qui gagnerait en compréhension à se nommer « mystère singulier ». Mystère plutôt qu’énigme car l’énigme se résout et que le mystère garde un point irréductible à une résolution. Singulier car ce que réclame la voix surmoïque ainsi que la manière d’y répondre d’un sujet est relatif à son histoire. L’histoire est ici à entendre comme agencement singulier d’une parole dans son rapport à l’Autre.

Donc, face à une forme de rappel à l’ordre menaçant que peut représenter la voix du surmoi, le sujet peut entendre l’écho de la loi de l’Autre qui ne le laisse pas tranquille. En fonction de l’intégration de cette loi, il y répond de différentes manières : fasciné et persécuté, donc médusé comme réponse psychotique ; soumis mais trouvant un détournement payé de culpabilité dans le champ de la névrose ; niant la loi et retournant la sidération sur l’autre dans la relation perverse… Poursuivons ici en nous occupant principalement de la réponse de soumission. Mais n’oublions pas que celle-ci est souvent teintée et tentée par les autres modes.

Soumission à quoi ? Si la position de soumission prétexte n’importe quel message « autoritaire » venant de l’extérieur pour lui faire porter le rôle du surmoi, n’oublions pas que cette position est avant tout soumission à l’Autre de notre propre discours inconscient. Oui, l’individu est objet d’un discours ambiant, ou plus précisément il se fait l’objet d’un discours ambiant. Le discours ambiant actuel, surchargé de morale, de devoir et de prescription, réveille et double le message surmoïque. L’individu s’y soumettant, n’est pas tant l’objet de ce discours ambiant, que l’objet de la place qu’il lui donne. Je suis l’objet de mon propre discours. Certes ce discours – ou plutôt ce disque-court pour le dire avec Lacan (au sens où il court et au sens où il est court, très court) – peut-être emprunté à l’autre environnant. À l’instar de l’enfant qui intègre et fait sien progressivement les discours dans lesquels il a baigné, l’adulte dans certaine situation répète ce qu’il entend autour de lui. Cette répétition n’est pas toujours fruit d’un choix volontaire et réfléchi, mais peut très bien être l’expression d’une contagion insidieuse. Le ton grave et monocorde, les avis allant tous dans le même sens, l’uniformité des discours présentés aux 20h en sont des exemples. Mais la cure d’un adulte l’amène à entendre le discours qu’il a fait sien et par lequel il se détermine tout comme il a été en partie déterminé enfant par ce discours. Il s’aperçoit qu’il n’est pas seulement déterminé par ce discours et confiné à cette place. En effet, il n’entretient pas avec ce discours un rapport d’appartenance : il n’appartient pas tout à fait à ce discours et ce discours ne lui appartient pas totalement. Peut-être que le « moi », lui, est déterminé par ce discours, mais le sujet se découvre en position d’extraterritorialité vis-à-vis de cette place assignée. L’extraction de cette assignation est parfois extrêmement coûteuse. Elle requiert une forme de destruction du fantasme de l’autre, ou de quelques autres. Cette destruction va de pair avec la dite traversée du fantasme. Elle ne se fait pas sans une perte du confort (confort qui peut être parfois mortel) qu’apporte la bulle du fantasme de l’autre. Parfois, l’individu se voit contraint de choisir la mort plutôt qu’affronter la mort de ce fantasme. Plutôt qu’abîmer le fantasme de l’autre qui l’assigne à une place d’objet, il détruit cet objet en se tuant. La dimension agressive est bien présente mais ne peut pas s’assumer en se confrontant discursivement à l’autre. Plus la désignation de votre place dans le fantasme de l’autre est hermétique, plus la mobilisation de cette place est dangereuse. D’être de manière prépondérante l’objet d’un fantasme, ou l’objet d’une demande ou l’objet d’un désir, n’entraîne pas les mêmes enfermements. Ici l’autre est avant tout l’autre ayant eu le rôle maternel, paternel, couple parental, mais s’élargit ensuite. Disons la place que vous occupez dans le discours inconscient de l’autre qui vous introduit puis vous transmet le langage. Cette place assignée renvoie au concept clinique d’« enfant merveilleux » de Serge Leclaire2.

Donc le discours que je tiens peut être une manière d’entretenir la place d’objet que le moi se donne dans le fantasme. Ici, le fantasme est à concevoir dans sa formule étendue : dans son rapport à l’Autre 3 . En effet, il se constitue dans ses rapports aux dires (demandes, fantasmes, désirs) des autres évoqués. Je tiens un discours qui me maintient à une place d’objet. Ici, nous apercevons que le sujet s’illusionne objet. La position d’extraterritorialité du sujet est voilée. L’individu se fait objet et croit à cette position d’objet car il (le moi) n’entend pas qu’il (le sujet) sous-tend activement cette opération. L’individu se croit passif, voire victime, d’une situation qu’il décrit et dont la description entretient activement la position décrite de passivité.

La dimension de fantasme apparaît dans le fait non d’être l’objet du discours, mais dans le se faire l’objet par un discours4. Nous retrouvons cette dimension fantasmatique dans l’appropriation du discours environnant actuel : se faire confiner, se faire interdire, se faire dépister, etc. L’intégration du fait « confinement », du fait « interdiction » peut se faire par le fantasme, situé ici entre injonction surmoïque et symptôme. Je me fais l’objet d’un discours qui me fait. Fascinant façonnement par les faits ! N’oublions pas qu’il « n’y a pas de faits, seulement des interprétations »5, c’est-à-dire un discours qui fait le fait. Le sujet se fait représenter par un objet – un fait – dicté par l’Autre. Par l’Autre familial, par l’Autre sociétal, etc. L’Autre familial peut être perçu par l’enfant qui le reçoit comme une demande à laquelle il tentera de répondre. Il s’y aliénera comme objet tout en s’en séparant comme sujet. Il vit cette expérience de manière divisée et voile cette division par un symptôme. La répétition de cet embarras se déroule dans un scénario qu’il répète (que les protagonistes soient les mêmes ou différents). La manière dont il se fait objet du scénario est proche de la manière dont il se fait objet de la phrase représentant ce scénario. Tout se déroule comme s’il était déterminé par ce discours : il se détermine donc objet de ce destin dicté par l’Autre.

L’analyse initie un enrayement de la répétition en déstabilisant le statut d’objet : il ne provient plus seulement de l’autre, du monde environnant, comme l’individu souhaitait le croire jusque-là, mais le sujet participe à sa mise en place et à son entretien aliénant. Ici revient l’indépassable pertinence du questionnement de Freud : quelle est ta part dans le désordre dont tu te plains ? L’enrayement analytique est une contre-voie qui se dessine en négatif de la voie tracée par le destin esquissé par le fantasme. Cette voie ne répond plus à l’attente de l’autre, ou plutôt supporte de ne plus essayer sans cesse d’y répondre. L’analyse ne vous débarrasse pas du fantasme mais vous enseigne une voie propre pour le traverser et le retraverser suivant l’appel d’un désir.

Qu’est-ce qui rend un discours propice à être intégré à la recette d’un fantasme ? Son statut de contrainte et sa dimension d’injonction qui le rend proche d’un message surmoïque. Tout comme la répétition contraint le sujet à une position d’objet, le discours aliénant contraint l’individu à la soumission. Qu’il s’y oppose ensuite n’enlève pas la réaction première de soumission. Les injonctions sanitaires actuelles ont ce statut : elles sont prescriptions par une autorité. Ces prescriptions se transforment souvent en lois, rendues possibles par l’état d’exception6. L’autorité et la loi emprunte le ton de l’autoritaire surmoi. La loi d’exception qui impose du jour au lendemain une restriction forte peut faire écho avec l’arbitraire et intransigeant surmoi qui impose une loi. La contrainte intérieure (surmoïque) peut ainsi renforcer la contrainte extérieure (étatique). Les deux voix se confondant et se renforçant, la voix désirante est réduite au silence. Soumission. Sauf si d’autres voix se font entendre et encouragent à une sortie de la position de soumission. L’écoute de l’analyste autorise le déploiement d’une contre-voie. Antigone est étymologiquement celle qui s’oppose à ses origines. C’est donc bien en rapport avec ses origines qu’elle trace une voie singulière, mais cette voie n’est pas inscrite dans ses origines. Cette voie du désir, singulière à chacun, perce la place concoctée et confinée par la loi d’un autre. Précisons que le respect de la loi n’est pas synonyme de soumission. En effet, Kant7 distingue bien un usage de la raison qui respecte la loi, l’ordre social, et un autre usage qui s’ajoute au premier, le double : cet usage questionne cette loi, cet ordre apparent, et en propose une critique.

Lors d’un chamboulement des repères (moïques, familiaux, sociaux, professionnels, politiques, etc.) l’individu peut se sentir perdu. Il se raccroche alors à la place qu’on lui dicte, qu’on lui attribue : confiné, héros, etc. Les diagnostics médical, psychiatrique, psychologique viennent également souvent à cette place. Or, la prescription médicale ne diffuse-t-elle pas fortement aujourd’hui dans le champ politique ? On assiste peut-être à une certaine médicalisation du politique8. Donc cette place assignée par une parole faisant autorité, si elle canalise un temps l’angoisse, va vite devenir oppressante et elle-même angoissante car elle oblige l’individu à répondre selon ce qui est attendu de lui. Ou plus justement, l’individu use de cette nouvelle loi pour s’y soumettre (et peut être s’alléger d’une contrainte surmoïque). Il répond en se soumettant à quelque chose qui rappelle une position infantile. Qu’il réponde est parfois caché par l’apparente passivité de la soumission subie. La soumission n’est que sa réponse. Affirmer qu’il est uniquement objet de cette soumission est nier le sujet. Le rapport de chacun à l’autorité est à nouveau au-devant de la scène. Comment t’arranges-tu de la loi qui t’assigne à une place d’objet ? Tu es ceci, cela… La soumission à cette injonction est déjà voilement de la question : quel rapport entretiens-tu avec la parole qui nomme ? Et, en creux, l’autre question : comment t’arranges-tu de la part silencieuse qui ne nomme pas ?

Te destineras-tu à la mission qui t’a été confiée par l’Autre envahissant ? Ou t’en détourneras-tu en répondant à l’appel de l’Autre désirant ?

Désidere-toi !

1 Le traumatisme soulevé par une société donnée n’est pas indépendant des discours relatifs à cette société (culture, politique, religieux, scientifique etc.). L’expression d’un traumatisme dit collectif varie selon les mœurs d’une société. Voir : Vivre avec les catastrophes de Yoann Moreau.

2 Serge Leclaire, On tue un enfant.

3 On retient souvent la formule « simplifiée » de Lacan, $ poinçon a pour parler du fantasme en oubliant qu’il a étendu cette formule : ($ poinçon a)A

4 Se faire comme verbe pronominal privilégié de l’expression de la pulsion : voir séminaire 11 de J. Lacan

5 Friedrich Nietzsche

6 Voir Giorgo Agamben, l’État d’exception. L’état d’exception a pour caractéristique une fusion entre pouvoirs exécutif et législatif.

7 Emmanuel Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que l’Aufklärung ?

8 Formule empruntée à André Comte Sponville.

Du Covid au transfert de travail

Une étude BVA-Gallup International de 2011 avait classé la France parmi les pays les plus pessimistes du monde, juste devant l’Irak et l’Afghanistan ! Ainsi, avant même d’atteindre le pic de l’épidémie de Covid-19, de violentes critiques se sont élevées pour attaquer le gouvernement, l’administration et l’organisation du système hospitalier. Il y a eu des manifestations spontanées primesautières et imprudentes, par exemple le dernier soir avant le confinement beaucoup d’entre nous sont allés faire la fête. Dernière occasion avant longtemps ? On risquait de profiter aussi de cette grande occasion de contagion en masse. Deux discours différents et opposés. Pourtant, vu de l’étranger, la France est citée en exemple. Encore un troisième discours. Ces discours flottent en fragments clivés et isolés. Ceci se passe. La psychanalyse, sa pratique, sa transmission restent-elles à l’abri ? Comment les protéger ?

Sur le programme de France Culture de ce jour, 03 mai 2020, on peut lire ces quelques mots de Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, qui embrassent le problème : « On voit très bien une scission entre la théorisation, la capacité de verbalisation, même de la pire des catastrophes, comme si c’était sur une sorte de route parallèle, et puis, de l’autre côté, ce qui est véritablement attrapé, digéré, émotionnellement par le cerveau et qui renvoie à un vécu. Et en fait, le passage de l’un à l’autre n’est pas du tout évident, parce que, ce que nous pouvons théoriser, nous ne voulons pas nécessairement le digérer émotionnellement. »

Dans les familles règne l’ordre familial, son calme en surface, ou ses explosions de batailles jouissives. Les deux recouvrent et dissimulent les turbulences qui suivent les effets de mythes, fantasmes et traumas, ces armatures qui fondent et solidifient en sous-sol cet ordre familial.

L’ordre familial est en priorité ce qui se transmet. Les fixations, les résistances prennent de là leur efficacité. C’est de ça qu’il faudra s’affranchir, par l’effet du transfert et de son interprétation. Cette question est cruciale, on la retrouve dans le champ psychanalytique, comme l’écrit Jean Richard Freymann dans Amour et transfert1, à propos de Lucien Israël, « la transmission de ses apports n’a pas été facile, je me suis trouvé dans une situation de grande frérocité ».

« Les enjeux groupaux ne sont ni moins ni plus que ce que Lacan nomme les complexes familiaux. Mon expérience d’une quarantaine d’années avec des groupes me permet de dire que plus un groupe travaille ensemble plus il ressemble à un groupe familier voire familial. » écrit Liliane Goldsztaub2 à propos de son exercice de direction de psychodrame psychanalytique.

Peut-on considérer les écoles psychanalytiques comme des groupes qui pourraient engendrer le même genre d’effets ? Elles semblent parfois parcourues de séismes qui y font penser. « Pour ce qui concerne les masses qui infiltrent le groupe, dans la mesure où le cadre n’a pas été pensé, où la visée des processus n’a pas été pensée, chacun infiltre le groupe pour y amener sa propre idéologie. » (Liliane Goldsztaub3). On ne pourrait pas arrêter le cheminement psychanalytique à la cure, ou à l’enseignement, ou à la supervision, il faudrait le poursuivre porté plus loin par un « transfert différent », c’est ce qui a été proposé sous le terme de « Transfert de travail ».

C’est une invention qui a émergé dans différentes écoles et sociétés psychanalytiques, autour des années 1996. Cette date est celle de la publication de « Transfert imaginaire et transfert de travail »4 qui de mon point de vue rassemble des élaborations pertinentes à ce propos.

Je dois souligner pour conclure que ce concept de « transfert de travail » prend son origine dans une notation de Jacques Lacan. Notation brève, elle n’a plus guère été déployée depuis l’époque des travaux cités.

Ce que j’ai inscrit ici est bref, c’est une interrogation, je vous invite à aller visiter les travaux cités. Je vous enverrai quelques précisions sur ce « transfert de travail » à la prochaine éphéméride.

1 J.R. Freymann, Amour et transfert, Arcanes-érès, 2020, p. 76.

2 Op. cit., p. 126.

3 Op. cit.

4 Patrick de Neuter, Le Bulletin Freudien n°28, Août 1996.

Mes patients vont bien…

On nous a prédit l’apocalypse, ou du moins la fin de la civilisation telle qu’on l’avait connue, le « rien ne sera plus comme avant », ce petit rien qu’on a déjà entendu récemment en 1918 et en 1945 et puis… Un mois après ? Plus rien… Tout le monde tâche frénétiquement de retrouver son rôle d’avant, sa place d’avant, ses protocoles d’avant ou du moins ses capacités à produire ses protocoles inutiles d’avant.

Ce dont on ne parle plus c’est de l’immense claque que s’est prise l’humanité de la part d’un semi-vivant, d’un parasite qui a besoin de l’autre pour se reproduire jusqu’à éventuellement le tuer… Tiens, on dirait le mariage…

Parce que quand même ce dont plus aucun écologiste ni sociologue ne parle c’est curieusement la formidable leçon que nous a administrée le coronavirus et donc nous devrions bien comprendre les aboutissants puisque nous avons été infoutus d’en saisir les tenants.

On nous parle partout des méfaits psychologiques du confinement, des ravages psychiques de l’isolement social, surtout d’ailleurs de la part de gens qui n’ont aucune idée de ce que cela signifie vraiment.

De par ma pratique, je fréquente beaucoup les infréquentables, les sociopathes et asociaux voire les antisociaux, qui sont fort légalement placés en situation de confinement depuis des temps immémoriaux avec la bénédiction de la société : ça s’appelle une peine de prison et ça se supporte toute une vie, même quand on est sorti. Personne ne se lamente beaucoup sur ces confinés là et moi le dernier n’étant pas vraiment pris dans cette mouvance qui transforme tout être humain en victime d’un phénomène extérieur quelconque en lui déniant tout droit à la responsabilité personnelle. Mais eux, parfois, prennent leur responsabilité et en ce moment ils parlent… Ils me parlent notamment de ce confinement où on a le droit de faire ses courses, de manger ce que l’on veut, de faire du sport, de lire, d’écrire et même de manier une tablette voire un smartphone. Et là ils vont bien, ils ont connu le vrai confinement, la vraie privation de liberté avec en plus ce dont nous prive avec bonheur le confinement sanitaire à savoir la promiscuité imposée ! Donc pour eux pas de décompensation brutale, de syndrome de manque humain, mais plutôt beaucoup de commisération réelle pour moi : « Docteur, j’ai fait quinze ans de Centrale… Alors ça… Mais vous, vous allez bien ? ».

Et si la plaie originelle n’était pas le Coronavirus mais ce besoin humain aussi incohérent que le besoin viral de se multiplier, de se regrouper, de vouloir toujours compenser notre insignifiance personnelle par des contacts frénétiques ?

Qu’est-ce que devrait nous apprendre cette humble mais redoutable forme de demi-vie ? Que nous ne sommes pas faits pour l’existence à laquelle nous aspirons et que ce deuil collectif, il serait bien temps de nous l’approprier individuellement. Un semi-être vivant simplissime nous a rappelé, sans trop de frais jusqu’à présent, que nous ne sommes pas faits pour nous entasser dans des mégalopoles, que nous ne sommes pas conçus pour nous frotter dans des transports en commun et leçon ultime pour tous les croyants à une quelconque autorité spirituelle supérieure (vous savez celle à laquelle on obéit sans discuter, je ne fais qu’obéir aux ordres…) on n’est pas fait pour prier en groupe ! La nature a beaucoup d’humour, noir je l’admets, et le Coronavirus un fort accent du terroir pour nous l’avoir rappelé en terre alsacienne…

J’entends déjà les cris de tous ceux qui hurlent au liberticide en glosant sur le confinement. Je lisais récemment une collègue psychologue qui écrivait que l’homme avait perdu le sens de la mort pour tolérer de telles pratiques… Elle doit être bien jeune pour se sentir aussi invulnérable car mes patients très âgés sont aussi ceux qui ont compris rapidement à quoi devait servir le confinement et qui le respectent scrupuleusement. Vous avez entendu beaucoup de « gens ayant déjà vécu » (puisqu’il n’y a plus de « vieux ») se plaindre du confinement ? Moi pas ! Mes patients âgés se plaignent de solitude, certes, mais en précisant bien qu’on ne leur a jamais autant téléphoné que depuis le début du confinement. Tiens, c’est comme si les jeunes avaient subitement retrouvé un peu de temps pour appeler leurs parents qui d’habitude ont tout juste l’immense liberté de rester seuls… Soyons sérieux, qui a confiné les vieux dans les EHPAD ? Le coronavirus ou leurs enfants ? Evidemment on vivait avec les ancêtres à la Ferme, maintenant on vient les visiter rapidement en fin de week-end entre deux séances de pleine (in)conscience…

Donc pour être libre, il faut d’abord être vivant et le plus longtemps possible, n’en déplaise aux apôtres du jeunisme. En bonne santé certes, mais c’est un concept difficile à définir pour une espèce dont l’espérance de vie naturelle ne dépasse pas les trente-cinq ans. La mort plutôt que la privation de liberté, quel beau slogan pour tous les patients privés de la liberté de se mouvoir et qui viennent me consulter en fauteuil roulant (la chaise a disparu) : selon ma collègue on doit les euthanasier aussi au nom du principe de la liberté totale ? Car la liberté totale c’est comme la jouissance totale, en psychiatrie ça ne porte que deux noms : la psychose ou la perversion… Le manque, le doute, l’incertitude, la limite c’est le commun des névrosés qui ont peur de la mort et surtout que leur propre liberté puisse apporter la mort aux autres, la culpabilité quoi…

Ça aussi la petite semi-bête immonde nous l’a rappelé : notre liberté peut coûter la vie à nos semblables. Je travaille tous les jours depuis deux mois dans un enfer virologique qui s’appelle un hôpital et quand j’en sors je me confine pour les autres : c’est peut-être là l’ultime liberté, pouvoir se priver de quelque chose pour ses semblables. Il est très curieux que par les temps qui courent des voix s’élèvent contre les mesures liberticides, les mêmes qui s’élèvent contre les vaccins, en fait à bien y regarder contre tous les gestes communs qui redonnent à l’humanité le sens du groupe et lui font oublier pour un temps la contemplation béate qui de son nombril, qui de son Moi, qui de ses chakras, selon votre école d’accomplissement personnel, mais individuel bien sûr.

Le virus a aussi un curieux pouvoir d’explicitation paradoxale sur lequel les virologues feraient bien de se pencher : sûrement le neurotropisme de l’ARN viral se traduit-il par des clivages psychotiques inquiétants pour le pronostic des gens qui en sont touchés : la mondialisation est responsable de tous les maux selon des humains qui ont quitté leurs villages, leurs champs et qui partent tous les trimestres aux quatre coins du monde pour s’accrocher aux branches puisqu’ils ont perdu leurs racines. Et que ramènent ces pénitents de la perte de sens dans leurs bagages ? Le Covid ! Finalement des routes de la soie aux chemins du soi il n’y a qu’un enfer pavé de bonnes intentions.

Une fois encore le semi-être nous ravive la mémoire : il n’y a dans nos existences et notre destinée aucun absolu, ni bien ni mal, il n’y a que des choix et leurs conséquences. Le Coronavirus et ses ravages seraient le fruit de la mondialisation, soit. Vous mondialisez ? Vous réduisez d’un bon tiers le nombre d’humains qui meurent de faim mais vous enrichissez les riches humains… Vous ne mondialisez pas ? Vous n’enrichissez pas les riches humains… Mais je vous laisse envisager les conséquences pour les autres…

Pour en revenir à mes patients, ils vont bien merci, en dépit de mon acharnement médical à les considérer comme des malades : curieusement ils vont plus mal dès qu’ils se rendent compte qu’ils sont entourés d’autres êtres humains, proches, trop proches peut-être et qui par leurs bruits, leurs odeurs, rappellent tellement cette humanité qu’on s’évertue à oublier : toilette, coït, défécation, une humanité organique qui se confronte au jour le jour avec un microorganisme pour savoir quelle est la bonne voie évolutive pour (sur)vivre.

Porter du regard face au doute… un instant de dévoilement

« Quand, dans l’amour, je demande un regard, ce qu’il y a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué c’est que jamais tu ne me regardes là où je te vois. »
            J. Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse

Comme le rapport à la parole vient dans un après-coup, le rapport à l’écriture n’a pas été immédiat : écrire ce que l’on traverse est un exercice délicat. Pour certains cette dimension s’impose par la voie de la sublimation, pour d’autres cette capacité révèle la signature de l’analyste, c’est-à-dire pouvoir solliciter cet écart qui permet d’en dire quand même quelque chose, cet écart qui distancie la pulsion scopique.

Alors que dire de ce moment du Covid-19, ce moment où tout s’entrechoque… un virus dont on insiste pour dire qu’il vient d’ailleurs alors qu’il révèle surtout l’universalisme du réel.

Un virus qui impacte jusqu’à ce que l’on pensait être nos libertés les plus fondamentales avec ce temps du confinement. Mais quelle prérogative avons-nous sur le réel ?

Ni la grippe espagnole, ni la grippe asiatique, le SRAS ou H1N1 n’avaient conduit à cet acte du confinement dans des temps où la logique de l’immunité collective prévalait. Entre crise sanitaire et crise économique, le réel dévoile les assises de représentations collectives actuellement prééminentes.

Le paradoxe du confinement sera que jamais un éloignement n’a induit une si grande proximité presque une désinhibition. Dans les mails professionnels les formules de politesse classiques sont remplacées par des formulations plus intimes comme autant de tentatives de se rapprocher et de créer avec l’autre une contiguïté à grand renfort de déclaration.

Et tout à coup l’on se sent une familiarité nouvelle avec l’autre, son voisin, celui du bout du monde, chacun y va de sa petite histoire, même les plus pudiques s’y risquent. Entre télétravail à domicile, couple secret dévoilé par le virus… entre vie privé, professionnelle, sentimentale… différents plans se mélangent et les lignes de clivage s’estompent… il faut le supporter.

Je déposerai ici en vrac quelques « brides d’idées » issues de ces dernières semaines et de quelques heures passées dans un hôpital en pleine mutation1. Et ce n’est pas peu dire, sans être ni dans un positivisme mécanistique visant à ce que la machine tienne, ni dans une césure, mais uniquement pour saluer ceux qui ont permis ces transformations profondes, et, je cite Jean-Richard Freymann, « humaniser quelque chose de ce moment ».

Au premier jour du confinement une des premières questions qui s’est imposée dans cet antre hospitalier, dont la métamorphose allait de pair avec un repli sur soi, concernait la possibilité ou l’impossibilité à être ailleurs qu’à l’hôpital lorsque l’on est soignant. Ou comment supporter le tiraillement qui s’impose entre pulsion d’autoconservation et fantasme sacrificiel2, pour ceux pour qui cette question se pose avec une acuité certaine, et qui ne peuvent s’éclipser sous le règlement officiel du confinement. Pour eux, un « choix », un positionnement subjectif s’impose et que l’on soit somaticiens, chirurgiens, psys… que l’on ait choisi de se situer davantage du côté du corps ou de la psyché, la question de notre vocation, de notre désir inconscient se pose.

Dès lors, les concepts, parfois lointains et théoriques, d’engagement et de sacerdoce semblent prendre corps, devenir réalité avec une force inégalée, mais pas uniquement du côté du mythe individuel et du fantasme du héros ou du sauveur, qui sont fortement activés, mais également et en premier lieu du côté du mythe collectif avec deux plans distincts, le mythe collectif touchant l’ensemble de la société française et le mythe collectif intrinsèque au groupe des soignants, d’ailleurs ne dit-on pas « le corps des soignants », ne prête-t-on pas serment ? Quelle dette a-t-on envers ce corps soignant, nos pairs, nos maîtres… nos patients… ?

Ce sont là toutes les questions de l’idéal du moi dans ses liens au narcissisme3, dans ses liens au collectif avec la question de la libido narcissique dans la psychologie de masse4. Et ce sera peut-être la question de l’idéal du moi et du rapport à la mélancolie lorsque le collectif national se sera retiré5 après cette épiphanie où fantasme collectif et individuel n’ont jamais été si proches.

Durant les échanges que nous avons pu avoir ces dernières semaines l’individuel et le collectif semblait s’intriquer, le « sacerdoce » opérant comme une fonction collective sinthomale rendant compte de la nécessité à agir, nécessité distincte du passage à l’acte car c’est un agir plein, un agir dépouillé d’imaginaire, un agir pour seul discours faisant tomber les faux-semblants, un agir qui ne choit pas hors de la scène, un agir qui dit avant les mots mais pas à la place des mots.

Agir c’est convoquer le corps, le temps de dire n’est pas celui d’agir, ni celui de comprendre… encore moins de conclure. Et les soignants ne sont pas dupes, nombreux sont ceux à s’être exprimés à ce sujet : « c’est important que vous soyez là les psys, mais est-ce que vous serez encore là après car on aura besoin de vous ». Cette phrase a été prononcée des dizaines de fois à différents endroits de l’hôpital. Elle traduit à mon sens deux types de demandes, une demande archaïque de contenance quasi maternelle à l’endroit où ils ont été entravés dans leur propre capacité de contenance physique, à l’endroit des corps malades et des familles… mais également une demande d’engagement de notre part. Un engagement qui apparaît dans le même mouvement qu’est posée l’incongruence à dire, à ouvrir la boite de Pandore, opposant la garantie d’une prise de rendez-vous, qui à l’heure où j’écris ces lignes commencent à être honorés.

Mais derrière le romantisme de l’image hospitalière, la mise en tension du réel, du symbolique et de l’imaginaire a eu des effets de dévoilement et d’exigence, notamment en lien avec le rapport au politique. Et si, comme le dit un ami : « on ne pourra plus faire comme si on n’avait pas vu », un exercice de tolérance s’impose. Mais ce dévoilement réciproque du fantasmatique par le réel nous surprend-il vraiment ? Ou plutôt qu’est ce qui fait que nous sommes surpris de ce dévoilement, et de quel dévoilement s’agit-il ? Celui de l’autre ou le nôtre ? Pour ma part, je fais le choix de remettre un voile en retenant uniquement la grâce qui a été offerte par l’un de ces dévoilements parmi tous les autres.

Ces effets de tiraillement rejoignent la question du destin des pulsions, de notre désir, comment le dévier, voire l’amadouer en ces temps contraints… ? Comment supporter cette tension entre pulsion, satisfaction et contrainte… ? Comment un chirurgien supporte de ne plus opérer ? Comment un soignant supporte une mise à distance même lorsqu’il s’agit de sa protection qui est en jeu ? Comment négocier le rapport au désœuvrement quand le pulsionnel pousse. Cette négociation en dit beaucoup de la « structure » de chacun, entre rêve, vague sublimatoire et créations diverses et variées, et pour certains « vague libidinale »… Y aura-t-il un baby-boom post-confinement ?

Dès lors, dans la trilogie réel-symbolique-imaginaire, rien d’étonnant à ce que cette mise en tension du réel, pousse le symbolique, pousse à parler. Nous y reviendrons.

Alors même que les autres obligations hospitalières (formations, recherche…) sont peu ou prou suspendues, ce temps du Covid-19 convoque la clinique, et l’appel à « être au lit du malade » devient impérieux à un tournant de la formation hospitalière, au moment de la télémédecine et de l’hôpital virtuel. Il nous rappelle également la principale singularité du rapport à l’autre/patient. Un rapport sous tendu par la question de la vie et de la mort, même si la technicité actuelle tend à lisser ces fondamentaux, qui se rappellent avec force puisqu’ils caractérisent la relation soignant-soigné, à ceci près qu’habituellement la prise en soin implique rarement sa propre survie, ravivant par là même différentes angoisses archaïques en appelant au discours du Maître.

Dès lors, comment faire avec le rapport à la mort, ou plutôt comment supporter la tension qui se crée entre le désir inconscient qui n’en veut rien savoir de cette finitude et qui, de ce fait, laisse surgir l’effroi à la manière de la détresse originelle du nourrisson

« Hilflosigkeit » ? Comment supporter ce surgissement qui convoque naturellement une contenance corporelle ? Alors que « l’intersubjectivité imaginaire » vacille, le sujet se raccroche au symbolique et parle avec un débit rapide, parfois frénétique, un besoin de dire, nous invitant à des réunions pour qu’on « entende », lâchant deux phrases au détour d’un couloir comme des mots arrachés à la lourdeur de la tâche quotidienne, quelques mots bruts qui ont la saveur de l’absolu. Le sujet parle à tout va et s’expose pour dire… dire ce que l’on a jamais dit (« avec les attestations de sortie, pour la première fois mon père m’a parlé du rationnement de la guerre »). Et ce moment propulse nombre de suivis d’analysés à la manière d’un « boosteur » d’analyse, alors que du côté des soignants, à ce stade, la demande est ailleurs.

Pour eux, la demande a commencé par être corporelle ce qui ne veut pas dire sans rapport à la parole, mais ce qui traduit que le rapport à la parole n’est pas dans la même temporalité que l’acte, il est tangentiel mais non superposable et doit se suffire d’un minimum de clivage, alors en premier lieu, et de manière inédite, le psy, dans un mouvement de « handling winnicottien », organise des soins psychocorporels, pour ceux qui pris dans des angoisses de mort sont privés de leurs moyens de défense habituelle, pour ceux dont le soin corporel, le nursing, la présence physique, les rites intra-hospitaliers sont temporairement suspendus (« on reçoit toujours les familles dans ces situations… là on ne peut pas, on ne peut pas toucher les patients sauf avec nos tenues de cosmonautes »).

Réponse inédite à un moment particulier où le corps des soignants est engagé, et où la levée partielle du déni de la mort revêt un visage à trois facettes puisque cette levée du déni concerne notre propre finitude, ce qui est une chose – la clinique adolescente et la manière dont il la défie nous l’enseigne – le rapport à la perte des proches, ce qui est autre chose, et la possibilité que nos actions engagent la vie de l’autre, ce qui est encore différent. Rares sont les moments où la conjoncture astrale se déplie en englobant tous ces plans.

Je vous renvoie ici à l’ouvrage Amour et transfert de Jean-Richard Freymann qui nous offre des pistes pour appréhender ces différents axes : ce sera l’occasion d’un autre éphéméride…

Cela pose également des questions plus vastes sur le rapport à la corporéité. Qu’en sera-t-il de notre rapport au corps ? Se fera-t-on toujours la bise à la française ?

Dans ce contexte d’engagement corporel, le conflit de loyauté affleure notamment par rapport au risque de contamination des proches et des autres patients, car dans la dimension héroïque et sacrificielle individuelle, il y a aussi le sacrifice imposé ou comment faire avec la férocité du surmoi collectif à l’œuvre.

Pour quelques-uns, cette question a été réglée en envoyant les enfants chez les grands- parents. En qualité de psychiatre d’enfants cela fait écho en moi et rappelle « l’évacuation des enfants de Londres », dans des proportions évidemment bien moindres, mais quand même !

Enfin, disons deux mots sur le rapport à l’imprévu, à l’arbitraire, à la tuchê qui se succède et surtout qui se prolonge, révélant le temps présent dans toute sa splendeur. Le passé paraît loin (« qu’est-ce que je faisais fin février ? »), les projections dans le futur étant régulièrement mises à mal alors que certains continuent à essayer de s’accrocher à des dates de sortie de confinement, ne reste que le présent qui se dilate et nous nargue. Le présent révèle la temporalité psychique de chacun comme autant de bulles qui s’entrecroisent et qui révèlent plus que jamais les inadéquations entre les temps psychiques de chacun… alors le « foncièrement insatisfaisant et toujours manqué » se dévoile.

La tuchê introduit la dimension de l’aléatoire, du hasard, elle forme une jonction avec la question de la répétition. D’ailleurs, n’observons-nous pas de nombreuses répétitions à l’œuvre alors que le temps est là, à portée de main ? Quand aurons-nous encore autant de temps à disposition ? À cet endroit, le lien de la répétition à la résistance c’est-à-dire à la résistance à l’appréhension du réel est à questionner.

Mais la civilisation est toujours là, et le collectif a tenté de substituer quelque chose pour l’individu : pour preuve la naissance de nouveaux rituels avec les « applaudissements de 20h » alors même que la majorité des rites sociaux dont le premier d’entre eux, le rite funéraire, dont les anthropologues considèrent qu’il constitue notre humanité, sont entravés. Nul doute que ce portage collectif a eu des effets. Si chaque moment de crise porte en lui une possibilité de changement, alors laissons notre désir inconscient s’exprimer, en se souvenant qu’il faut être au moins deux pour avancer.

1 Les propos qui suivront sont issus des échanges avec des soignants des HUS dans le cadre du dispositif CovipsyHus qui a été mis en place depuis le 23 mars 2020.

2 G. Riedlin, Éphéméride 3, « Du héros à l’éros, parti pris subjectif ».

3 S. Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914

4 S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921

5 S. Freud, Deuil et mélancolie, 1917

Remarques sur la présence…

J’ai envie de parler un peu de présence, parce qu’elle me manque, je crois…? – qui, « elle » ?

Et essayer de formuler une question qu’elle me pose, la présence, par son absence, par son manque.

Téléconsultations. « Téléséances ». Des deux côtés du téléphone, d’ailleurs, si je puis dire – je « me rends à » mes séances et mes séances de contrôle par téléphone. Il y a quelques jours je me surprends à dire à mon analyste : « la dernière fois, en sortant de chez vous, m’est venue une idée ». Parce que oui, souvent, après la séance, en bas de l’escalier, au moment d’ouvrir la porte sur la rue, me vient une idée en écho à ce que j’ai pu dire en séance. Là, bien sûr, c’était en fait après avoir raccroché le téléphone, enlevé les oreillettes posées dans mes oreilles, et pourtant en en parlant à mon analyste – par téléphone – je me vois descendre les dernières marches, ouvrir la porte sur la rue – ce que je n’ai pas fait, depuis deux mois bientôt.
La situation actuelle m’a précipitée dans une pratique des téléconsultations, téléséances, télédiscussions, téléapéros, que je n’avais pas expérimentée, et n’aurais pas expérimentée de cette façon immersive sans le motif impérieux du « confinement ».

Alors oui, il y a beaucoup de possibles – quelques collègues et amis l’évoquent dans les pages de l’éphéméride – plus que je ne l’imaginais. Des biais aussi, autres peut-être que je ne l’imaginais.

J’aimerais me concentrer sur une question seulement : quel est ce manque de la présence de l’autre ? Ressenti parfois lors des séances (de ma place d’analysante), pas toujours, ressenti bien plus souvent encore lors de télédiscussions amicales, et « professionnelles ».
Séances de contrôle, habituellement en face à face, j’ai accepté la proposition de la forme de « visio-séance ». Transfert de travail aidant, l’ambiance est plutôt détendue, amicale, la présence de l’image ne semble pas poser problème, au contraire, tente de pallier à l’absence de rencontre réelle : « on se voit », comme on dit.

Alors oui, on se voit, on se parle, pourquoi alors, après avoir raccroché, ce jour-là, la sensation d’un manque de la présence de l’autre ? Qu’est-ce que cela aurait changé, la présence réelle ? J’ai pu parler comme j’aurais parlé assise sur le fauteuil en cuir que je connais bien, me suis sentie « entendue » comme je l’aurais été si face à moi l’autre fauteuil en cuir, il y a eu deux ou trois remarques – interprétations que je n’ai qu’à moitié comprises qui m’ont doublement bousculée, qui auront pour effet que j’entendrai à présent un peu autrement le patient dont j’ai parlé. Alors, quel manque ?

Je ne sais trop comment dire, comment formuler la question, regarde par la fenêtre. Une brise légère fait danser des boutons d’or, au pied du ginkgo. Les feuilles vertes frémissent elles aussi, grandies déjà, pas encore épanouies. Le printemps bien avancé, pas encore achevé.

Le mouvement des fleurs, des feuilles, me fait sourire. Les verrais-je en vidéo, elles ne me feraient pas le même effet. Présence, présence réelle.

Quel manque ? Côté « pratique » (analytique), la question devrait être dépliée en fonction des mécanismes psychiques prépondérants : si mécanismes psychotiques prépondérants (dans la période en cours du moins), l’absence du corps de l’autre, alors que sa voix entendue, alors que son image projetée, peuvent avoir des effets déstructurants, déréalisants, « hallucinogènes » – peuvent, mais aucune règle, certains patients dont je n’aurais pas pensé qu’ils supporteraient le dispositif téléphonique ou visio le supportent tout à fait, mieux que moi parfois.

Quel manque ?
Présence de l’autre, absence de l’autre, solitude. Solitudes – plurielles, diverses, singulières. Cela finirait par être lassant, de souligner la diversité et la singularité des faits psychiques ; nous nous devons pourtant de le faire, la clinique ne nous en laisse pas le choix.

Toutes considérations psychopathologiques oubliées, la solitude à laquelle le bazar actuel me renvoie, la solitude dont j’ai envie de vous parler aujourd’hui, est celle de l’incommunicabilité. Un bien gros mot, dommage qu’il n’en existe pas de plus simple, pour évoquer cette réalité incontournable, inéluctable, ce truc-là devant nous auquel nous nous cognons le nez.

« Incommunicabilité » : quoi que nous fassions, quels que soient les efforts, de soi et de l’autre, même lorsque l’on s’entend il y a malentendu. Il persiste un mur irréductible qui ne laisse pas passer les mots ni les idées, ni même les corps ; même hors « distanciation sociale » il persiste une distance irréductible.
Et pourtant la présence de l’autre nous manque.

Malgré le ratage de la rencontre, lorsqu’il y a tentative de rencontre possible, malgré le ratage de la communication, lorsqu’il y a tentative de communication « directe » possible, malgré l’incommunicabilité, la solitude radicale. Ou peut-être précisément du fait de la solitude irréductible ?

La rencontre a beau rater, le message a beau ne pas passer, ou ne passer qu’en si petite partie, le malentendu a beau ne jamais se dissiper intégralement, il y a quelque chose de la présence de l’autre. Quelque chose de son sourire, quelque chose de son regard, quelque chose de la présence de son corps. Impossible aujourd’hui. Eh bien cela manque. Et la durée attise le manque : un temps, quelques semaines, cela se supporte, puis un jour il y en a « trop », de cette absence-là.

Il existe cette expérience faite par je ne sais plus quel puissant en je ne sais plus quels temps reculés : des nourrissons, bien soignés au niveau de leurs besoins mais auxquels on n’adresse pas la parole, meurent.

Nous vivons actuellement une expérience absurde elle aussi : nous nous « parlons », même nous nous voyons, de trop près, visages déformés par les objectifs de téléphone en appel visio, mais gardons nos distances. Quels effets sur nous, de l’évitement radical de toute proximité physique ? Je ne parle pas de se toucher, je ne parle pas d’étreinte (ce serait encore toute une autre question) : le simple fait que le passage de quelques mots d’une bouche jusqu’à une oreille soit accompagné d’une présence physique. Laquelle ne pallie pas au défaut de communicabilité, laquelle ne rattrape pas le fait que les mots se perdent entre la bouche et l’oreille, et pourtant elle a un effet, un effet qui manque aujourd’hui. Que fait-elle, cette présence du corps de l’autre ? Pourquoi la solitude subjective, irréductible, est-elle plus supportable en présence du corps de l’autre ?

Et « inversement », malgré le ratage de la rencontre « complète », il existe ce truc étrange finalement que tout de même nous nous entendons un peu, tout de même nous parvenons à toucher l’autre d’une certaine façon – et à être touchés par l’autre – toucher à – et touchés par – quelque chose de sa pensée, quelque chose de son corps.

La question que je me pose est celle-ci simplement : dans la solitude radicale, et dans les effets de rencontre, quelle est la part de la présence réelle, quels sont ses effets ?

Je ne sais pas, je ne saurais pas l’expliquer aujourd’hui, mais je sais… que la présence réelle manque.

« Savoir faire avec son sinthome ? » – Comment sortir du déconfinement ?

Préambule aux déconfinements

On peut dire que les numéros d’Éphémérides (5 !) ont été créés pour traverser des temps au travers de durées éphémères… Je remercie tous ceux qui contribuent à cette expérience créatrice, originale et pleine de surprises pour la psychanalyse en extension et la psychanalyse en intension dans une actualité plus que tragique.

Dans le présent texte, j’essaie (artificiellement) de nouer
– le réel avec le contexte de confinement,
– le mythe comme retour aux arêtes basales et freudiennes, de l’invention freudienne et des apports de Lacan,
– et tente de remettre en perspective la psychanalyse avec la philosophie hippocratique.

Il ne s’agit là que d’un « exercice spirituel » laïque qui cherche quelques interlocuteurs attentifs.

1. Privation

Comment évoluer avec des restrictions ? En termes plus analytiques comment avancer avec la privation et la frustration ? Pour le dire en termes encore plus triviaux : on n’est pas sorti de l’auberge ! D’une auberge sans fenêtres et sans portes, avec – à l’extérieur – la menace de « l’ange de la mort réelle ». Cliniquement on peut suivre l’évolution des « confinés » dès lors que le temps commence à perdurer et qu’une échéance se doit d’être annoncée.

Et pourtant… nous sommes toujours dans le nuage épidémique ! Dans notre masure confinée, on ne sait plus vraiment ce qui est encore vivant à l’extérieur. Cela nous rappelle un jeu de l’enfance « 1 2 3 soleil » où l’on ne peut bouger que quand l’autre ne nous voit pas ! Quand « il » se retourne, nous restons pétrifiés.

En trois semaines de « confinement » bien sûr les téléphones crépitent, la télévision fleurit avec ses statistiques morbides, Wattshap et Skype se déchaînent (pour toutes les générations), tant et si bien que les « vieux » se sont mis à internet avec d’ailleurs plus ou moins de succès.

Constat « psychodynamique » après trois semaines « Antigonesques » : les vivants se lassent, un goût de mélancolie et un climat de paranoïa infiltre le monde. C’est que le climat est mondial, voire mondialiste et pourtant les actions communes entre les différentes nations sont plutôt rares.

Et pourtant, quoi qu’on en dise : l’humanisation est présente dans notre pays, l’État s’occupe de la survie des gens. Cela permettra-t-il un autre rapport au politique ? À voir…

Cette lassitude que je convoque cliniquement, ce trop-plein de contention commencent à devenir étouffant. Mais qu’est-ce qui de la sorte fatigue et qui rend la plupart des gens quasiment psychorigides ? C’est que cette contention provoque chez le « parlêtre » quelque tendance à l’hallucination, quelle que soit la structure psychique.

« Ce qui n’est pas symbolisé revient du réel », nous disait Jacques Lacan. Transposons là où la réalité ne s’impose plus, il reste au psychisme à reconstituer de l’imaginaire débordé.

On peut être frappé par le fait que ceux qui sont coutumiers des processus psychotiques supportent apparemment bien – dans un premier temps – la contention. Parce que le « climat coronarien » peut tenir lieu d’espace délirant collectif. C’est le virus qui fait leader, mais un leadership bien particulier, qui rompt avec le schéma freudien de « psychologie collective d’analyse du moi »1.

Il s’agit d’un objet imprévisible qui justement s’infiltre dans le groupal, le collectif… traître ! Et dans les maisons « forclosées » se tissent des relations souvent énigmatiques et qui peuvent être violentes. Mais ne serait-ce pas des relations humaines naturelles ? Et d’ailleurs qu’est-ce qu’une relation naturelle ? Ou plutôt comment se fait-il que nous vivions actuellement une sorte de radicalisation des relations humaines d’objet ? Là où le naturel rejoint le plus artificiel : c’est bien dans la tragédie.

Quel est le plus naturel de la relation humaine ? Est-ce la relation mère-enfant ? Le lien entre frères ? La liaison entre sœurs ? La relation père-fille ? Sophocle2 est à ce titre-là une illustration féroce : la royauté déraille par l’inceste, on remplace le Roi par le meurtre, les frères s’entre-tuent, les sœurs rivalisent…

2. Un trio

Le supportable de la relation d’objet s’étaie sur la manière dont on a négocié le trio classique de la déshumanisation : l’inceste, le cannibalisme et le meurtre.

À la limite, tenir compte de l’inconscient freudien c’est percevoir ce triptyque et si possible le sublimer. Alors, quand le réel s’en mêle (Covid 19) on se retrouve à la fois dans la position d’Œdipe à Colone et d’Antigone3.
Qu’est-ce à dire ?
On peut dire que dans Œdipe à Colone, Œdipe se trouve pour le moins encombré avec son « sinthome ».

P. 279, Œdipe : « Chassé de ma patrie par les fils de mon sang il m’est interdit pour toujours d’y entrer, puisque je suis un parricide ».

Chassé de sa patrie, il va chercher l’aumône chez Thésée (« notre roi, le fils d’Égée p. 277).
Contrairement à Œdipe, ce que nous sommes en train de vivre actuellement ce n’est pas de quitter une patrie pour se rendre dans une autre, c’est son propre pays qui dans sa structure se craquelle. Et fuir est pratiquement impossible, puisque tous les pays sont ou seront touchés en même temps.

Quand il est difficile de fuir, l’exil lui-même est impossible, que devient la dimension de l’ailleurs ? Le coincement est à la fois intime et extime. Il faut attendre que le « nuage épidémique » s’en aille ailleurs. Difficile alors de cheminer vers un Désir singulier en devenir.
Contrairement à ce que nous supputions, Œdipe, dans « Œdipe à Colone » a des perspectives !

3. Perspectives

Il peut essayer d’y « faire avec son sinthome ». Suivez le dialogue avec Thésée p. 279 :

Thésée : Eh bien, quel est ton désir ? Est-ce de venir au palais avec moi ?
Œdipe : Si les dieux y consentaient, volontiers. Mais c’est ici-même.
Thésée : Parle, je ne m’opposerai pas à ton dessein.
Œdipe : … que je triompherai de ceux qui m’ont exilés ! Le combat n’est point terminé… Œdipe a des perspectives !

Disons-le sous la forme d’une métaphore poétique analogiquement : on pourrait penser que l’analyse c’est pousser les analysants dans le cheminement entre Œdipe-roi et Œdipe à Colone, et de créer du nouveau fantasme à partir des différents meurtres de la « chose ». Refaire circuler cette sédimentation que constitue le sinthome actuel pour refaire surgir du symptôme.

Mais avec qui tout cela est-il possible ? Avec une « passeuse avec souci », cette porteuse de destin qu’est Antigone (presque christique), mais qui a aussi à faire avec la frérocité d’Ismère (sa sœur).

Je vous disais au début de ce texte que la « contention chronicisée » pousse vers un plus de « paranoïa », autrement dit, il y a dans ce moulage autocentré, du tiers exclu, alors que l’on est bigrement inclus.

Ainsi nous irons dans le sens de Freud pour soutenir l’idée subversive que le pouvoir du « Mythe » est de révéler sous forme d’une tragédie ce qui chez l’être parlant est refoulé, forclos, dénié, exhibé… Et l’on comprend pourquoi Lacan a dénoncé l’approche de la relation d’objet, tout en produisant d’ailleurs un séminaire du même nom4.

C’est que l’on pourrait penser la dite situation analytique comme une quête de normalité relationnelle. Si, par exemple, on cherche chez W. Shakespeare un modèle de relation amoureuse homme-femme typique, on pourrait prendre le modèle de la relation Claudius (roi du Danemark) et Gertrude (mère de Hamlet) 5!

Voici une passion amoureuse qui amalgame meurtre, inceste, rivalité, trahison, qui plonge la progéniture (Hamlet) dans un désarroi profond et dans un désir de vengeance qui est contraint de mettre en énoncement bien des contorsions obsessionnelles et folles.

4. Épidémies

Reportez-vous aux livres I et II d’Hippocrate6 (qui sont attribués à lui-même et non à son école) où vous trouverez une étude bien structurelle de la question « des épidémies ». Nous y trouvons peut- être des matériaux biphasiques pour penser la question du Sinthome et des Symptômes.

Je vous rappelle qu’Hippocrate est avant tout un itinérant. Exemples de lieux de séjour de ce médecin « périodente »: l’île de Thasos, des villes de Thrace et de Thessalie au nord de la Grèce et même Cyzique, située sur la côte asiatique de la mer de Marmara (p. 3, 4, 5). Pour dire que la variété des lieux et des climats est essentielle dans la constitution du savoir médical hippocratique.

« La sortie de la maladie, les différents états du corps sont conçus comme étroitement liés aux conditions générales, climatiques et géographiques de l’endroit habité ».

Ne se croit-on pas face aux cartes du ministère de la santé ?

Fort de cette théorie, Hippocrate propose une double approche structurelle : l’examen des malades particuliers et une analyse d’ensemble que l’on nomme « constitution ». Ainsi on établit de grands tableaux cliniques qui résument les conditions météorologiques d’une année, de ses saisons, ainsi que les maladies qui s’y sont déclarées (cf. les nosographies de l’époque).

L’idée qui domine c’est qu’entre les deux séries, météorologiques et pathologiques, la constitution établit une correspondance : non pas terme à terme (cette météorologie, cette maladie) mais entre deux séries d’événements dont l’apparition semble, au fil des observations, indubitablement liée.

Écoutez la modernité de ses propos : « Dans l’épidémie des maux variés et capricieux font éclosion, parce que la régularité de la nature et donc des corps, a été brisée » p. 4. On voit à partir de la fonction de la médecine Hippocratique… La science des jours critiques et celle du pronostic y trouvent leur véritable source.

L’autre composante que l’on dira symptomatique concerne l’analyse des cas particuliers :

  • « Ils ont un nom, un métier, une histoire » tout est décrit avec laconisme.
  • « Le corps couché, la peau morte, les gestes errants, les soifs, les délires, les fins interminables… vous entendrez les témoignages des gens de l’urgence et des réanimateurs ».

Et où pourrait se poser aujourd’hui la place du psychanalyste dans ces relations qui lient le malade et les soignants ? À l’époque les médecins ne sont pas bavards mais ils créent « La consultation ». La marque personnelle de la part d’Hippocrate (cf. Gallien) est plutôt elliptique et elle se donne en quelques formules lapidaires qui sont à l’origine de toute une philosophie.

« Être utile ou du moins ne point nuire »… belle formule éthique !
C’est le lien où la médecine hippocratique rejoint les souhaits dans la psychanalyse. Apporter à l’humain un bénéfice mais avec la nécessité de définir le seuil fluctuant où « l’avantage se tourne soudain en désastre ».
Tous les sauveteurs actuels et réanimateurs que j’ai pu écouter et peut-être entendre ont montré cette quête de réhumanisation et de singularisation de la maladie, faute de moyens, ils ont dû « cliniquer », c’est-à-dire s’adapter à chaque malade particulier, en recherchant coûte que coûte une reprise de la parole vivante. De survivre malgré un impossible.

Ce qui se prépare aujourd’hui, c’est comment faire avec ce moment de relâchement des contraintes ? Comment négocier collectivement et individuellement, avec ce surmoi archaïque et collectivisé, qui a à voir avec notre survie ?
Là où l’on sent des signes de réhumanisation, c’est peut-être dans le re-développement d’une nouvelle conflictualité. Comment rouvrir les espaces de liberté, sans retomber dans le « tout est permis ».

En effet rappelons-nous une phrase de Dostoïevski : « Si tout est permis, rien n’est permis ».
Et j’y ajouterai une phrase de mon maître Moustapha Safouan : « Hélas on ne peut pas être dans le train et le regarder passer »… si seulement ça passait…

1 S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi.

2 Sophocle, Théâtre complet, Garnier Flammarion. Essais, 2008

3 Ibid.

4 J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Seuil.

5 J. Griffith, Le journal du confinement, Éphéméride 2.

6 Hippocrate, La consultation, Hermann, 1986.

À la vitesse de la lumière, ou Jacques Lacan paranoïaque

Voilà bien des années, j’ai déclaré à mon analyste d’alors que, dans la théorie de la relativité d’Einstein, la vitesse de la lumière joue le rôle de Nom-du-Père.

Il me semble que ni lui ni moi n’avions alors eu envie de comprendre à quel point j’avais raison.

De quoi était-il question ?

Chez Jacques Lacan, le Nom-du-Père fut présenté, après plusieurs années d’élaboration, comme ce qui fait tenir ensemble les dimensions1 du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire.

Peu importe ici que nous le considérions plutôt comme un symbole ou plutôt comme une fonction : qu’il suffise de dire que le Nom-du-Père est ce qui fait tenir ensemble ces trois consistances hétérogènes.

***

Chez Einstein, la vitesse de la lumière joue le même rôle. Elle est une constante et fait tenir ensemble la matière, le temps et l’espace.

La très-bien-nommée théorie de la relativité générale indique que la matière, l’espace et le temps ne sont pas des constantes.

L’espace et le temps sont relatifs à un référentiel.

Quant à la matière, elle est réversible en énergie aussi bien qu’en mouvement, conformément à la fomule e = mc2.

Ainsi, dans la physique einsteinienne, l’espace, la matière et le temps n’ont pas de constance. En revanche, la vitesse de la lumière ne varie pas : 300 000 kilomètres par seconde, à quelques miettes près.

Dans la théorie einsteinienne, l’invariante vitesse de la lumière fait tenir ensemble l’espace, le temps et la matière. Depuis plus d’un siècle, notre physique repose sur cette lumineuse fixité.

***

Voilà qui met en lumière un aspect de la controverse qui, en 1922, opposa Bergson à Einstein.

Pour Bergson, la notion de durée, désignant le temps vécu, fonctionnait comme un Nom-du-Père.

La durée était ce qui, pour Bergson, faisait tenir ensemble la matière, l’espace et le temps. Bergson la considérait comme un invariant. Il fixait la valeur du temps vécu hors de tout référentiel.

Par un malentendu, cela conduisit Bergson à refuser que le temps ne soit pas un invariant. Einstein l’acceptait et déclara, à juste titre, que Bergson ne comprenait rien à la physique.

Il n’est pas anecdotique de souligner qu’il s’agit là d’une controverse entre deux juifs peu à l’aise avec leur judaïsme. L’un était français, parisien, l’autre allemand d’origine.

Un autre juif malaisé, viennois célèbre prénommé Sigmund, trouva dans la réalité psychique son propre Nom-du-Père.

Pour Sigmund, la réalité psychique était ce qui ne varie pas. Revêtue des atours de l’inconscient, il disait qu’elle n’est d’aucun lieu, et qu’elle ignore le temps.

***

En 1963, Jacques Lacan dut interrompre le Séminaire qu’il envisageait de consacrer aux Noms-du-Père. Plus tard, lorsqu’il revint sur les circonstances de cette interruption, « un petit vent de persécution se lève »2.

Nous assistons en effet à l’un des seuls moments connus où la bizarrerie de la parole lacanienne cède la place à une sorte de théorie complotiste.

C’était justement les gens à qui ça aurait pu rendre service qui m’en ont empêché. Ça aurait pu leur rendre service dans leur intimité personnelle, c’est des gens particulièrement impliqués du côté du Nom-du-Père ; il y a une clique très spéciale dans le monde qu’on peut épingler d’une tradition religieuse, c’est eux que ça aurait aérés, et je ne vois pas pourquoi je me dévouerais spécialement à ceux-là. Alors j’explique l’histoire de ce que Freud a abordé comme il a pu justement pour éviter sa propre histoire, al’shaddaï en particulier c’est le nom dont il se désigne, celui dont le nom ne se dit pas, il s’est reporté sur l’Œdipe, il a fait quelque chose de très propre en somme, d’un peu aseptique.3

Vaincu peut-être par sa propre paranoïa (qui n’en a pas ?) et par des résurgences de l’antisémitisme dans lequel avait baigné sa jeunesse, Lacan préféra laisser planer le doute.

Ce qu’il avait à dire, concernant les Noms-du-Père de Sigmund Freud, fut en fin de compte écrit par une femme, Marie Balmary, dans un livre un peu plus qu’à moitié délirant, publié quelques années plus tard : L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée (Grasset, Paris, 1979).

Sans rien en conclure d’audacieux, émettons l’hypothèse que nul ne touche impunément à l’invariant du discours analytique, pas davantage qu’un physicien, sans trembler, ne changerait la vitesse de la lumière.

1 Ou dit-mansions, si nous voulons lacaniser jusqu’au bout du signifiant.

2 Erik Porge, Les noms du père chez Jacques Lacan, érès, Toulouse, 1997, p. 129.

3 Jacques Lacan, Les non dupes errent, séance du 13 novembre 1973, inédit, cité par E. Porge, loc. cit. Les amateurs de pamphlets remarqueront que ce passage semble énoncé dans le plus pur style célinien.

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