Arrière cocotte !1
« On aurait pu penser que l’homme était apparu à la manière d’un intermède dans le spectacle de la nature. Voilà qu’il décide d’être, à lui tout seul, tout le spectacle. »2
Se confinant à Lacan dans le confinement, auquel nous, enfants de l’édition des séminaires, avons la chance de pouvoir se colleter dans l’illusion de ne rien manquer de sa parole, la vie semble se donner comme un fil. Des réitérations, redites, répétitions. Les mêmes portes, avec le même gardien qui feraient frémir des héros kafkaïens nouveaux.3
« — Puis-je entrer ?
- He bien non ! Je comprends que vous en ayez envie mais ce n’est pas possible.
- Ah bon ? Le trésor des signifiants est-il donc interdit ? Pourquoi ?
- Plait-il ?
- Non, oui, je voulais dire cette porte toujours ouverte qui semble garder le secret du désir marqué du signifiant, toujours échappant tel un furet…
- Jeune homme je comprends votre désarroi mais c’est ainsi. Cela peut être mortifiant mais ! On croit comprendre des choses. Moi-même, si je me souviens bien, j’étais plutôt vif en la matière mais voyez-vous, je n’ai que cette mission de garder cette porte et ma foi, je ne m’en trouve pas plus mal.
- Oui, je comprends mais tout de même, accepter, se résigner, c’est pénible…
- Pénible, oui bien sûr, mais quand même beaucoup moins que de ne pas être reconnu.
- Reconnu ? vous voulez dire, reconnu par les siens ?
- Oui les siens, la mère ou la mer… comme il vous plaira.
- Mais enfin, le père est là, derrière cette porte, il vous a reconnu comme gardien !
- Oui, oui, tout à fait, c’est cela. Oui le père m’a reconnu comme gardien. Mais la mère…
- Elle a donc été si dure ?
- Cessons cela, vous n’entrerez pas dans le saint des saints de la loi. C’est ainsi. Restez tranquille, comme il vous plaira mais ne cherchez pas à entrer, cela n’est pas possible. »
Chacun sur son chemin s’intéresse aux cailloux qu’on a semés pour lui et qu’il ressème, dissémine. Et chacun sait que ce don est inégal. Ce thème, traumatique, fantasmatique aussi, mythique pourquoi pas, de l’acte du suicide que Lacan décrit à plusieurs endroit comme l’acte pur, ou qui serait pur si on savait ce que pourrait en dire celui qui l’aurait commis4, est aussi présent dans le séminaire V. Il y a comme un miroir entre la page 245 du chapitre XIII Le fantasme au-delà du principe de plaisir, où il évoque les conséquences de ne pas avoir été désiré chez les sujets suicidaires et la page 285 du chapitre XV la fille et le phallus où il parle de l’enfant seul face au signifiant du désir de sa mère, « De deux choses l’une. Ou bien l’enfant… se fait lui-même objet dans le courant des échanges et à un moment donné, renonce à son père et sa père, c’est-à-dire aux objets primitifs de son désir. Ou bien il garde ces objets… ». Il risque alors le labyrinthe du garde-manger de la valeur, poursuit Lacan. Il pourrit, thésaurise, se terrorise, ma cassette, ma cassette. L’attachement œdipien est conservé. Ça fout le camp, a minima dans la névrose et ça n’en finit pas de coller ce fout-le-camp !
Qu’ajouter à cela ? Un petit bout de texte verrouillé dans les confins des mémoires de chacun ? Un petit fil ? Nous y revenons. Nous sommes aux confins de l’humain. De l’humain qui-se-dit-conscient-d’être — à la mode de Fernand Deligny. Aux confins. Tout troué. Y-a-t-il un après les confins ? Avec fins ? S’il y a fin, y-aurait-il donc quelque chose après la fin ?
D’où vient le désir de mort et de meurtre ? De la haine d’être mortel ? De la rage d’être moins désiré que l’autre ? Gérard Haddad, entendu sur les ondes autour de Kafka, dit que dans la bible il est moins question de parricide ou d’inceste que de fratricide ? Chez les grecs, serait- ce plus large ?
Dans le fil de l’appartenance à la vie, à l’existence, à la reconnaissance de soi dans le microcosme de la famille, il semblerait que le fait d’être ou d’avoir été attendu, reconnu, désiré est un paravent contre cette tentation, somme toute très répandue de se dire : « hé bien quoi, puisqu’ils, — qu’elle dit-on souvent — ne m’attendaient pas, à quoi bon attendre moi-même ! Finissons-en ! »
La société mondiale semble répondre à cette question de manière massive, pas de manière intellectuelle, plutôt de façon technique et réactionnelle. « Ils se pressent contre les barrières de la peur et la haine, pourquoi ne pas pousser un peu ? Cela doit avoir des effets miraculeux ! »
Traumatisme qu’être né ? Ce n’est pas tellement un trauma qu’être né. C’est une création que naître. Cela est attendu, d’une manière ou d’une autre. Ce qui semble persister, c’est bien de ne pas être désiré. Qu’un « on » ne désire pas qu’on soit, malgré l’attente, désiré et accueilli.
Pensées à l’attention des auteurs d’éphémérides, en premier lieu Jean-Richard Freymann
Le triangle de l’inceste, du cannibalisme et du meurtre peut pousser à chercher ce que serait dans le triangle la place de l’enfant, de la mère et du père.
La dimension de l’ailleurs renverrait à ce presqu’aphorisme de Lucien Israël qui dit quelque part — et peut-être différemment — dans son séminaire sur la parole et l’aliénation
« Disons que l’aliénation c’est l’ailleurs ». Quand cet ailleurs se résume à son corps et sa pensée confinée, on peut craindre, oui, quelques déconvenues avec la folie ou la glissade intérieure.
Sur les perspectives d’Œdipe à Colone — lu et commenté par Lacan dans le séminaire III — cette perspective ultime : « être enfin homme puisqu’il n’est plus rien », et la vengeance derrière.
Le désir de vengeance des enfants danse assez bien avec la sublimation comme voile du désir meurtrier de Marc Lévy.
De la conflictualité à venir, qui ne serait pas empoignade terrorisante ? Encore faudrait- il trouver un terreau de l’agir que semble être ce qu’ont vécu et vivent les personnes sur le front de l’épidémie mais le pouvoir n’a souvent d’autre but que de protéger son vouloir.
En contre-point, pour Julie Rolling, les illusions du collectif et du coup de la confusion possible de l’agir. Lacan dit, semble-t-il justement, que l’individu et le collectif c’est la même chose5. Comment penser le narcissisme étouffant et presque indépassable des deux ?
Pour Cyrielle Weisgerber et Pauline Wagner, sublimer l’absence du corps réel par la voix qui peut encore séduire.
Enfin un erratum dans le premier texte transmis — pour la toile de Martin Roth sur la sidération. Siderare n’est pas, bien entendu, sans étoile. Ça c’est le désir. Sidéré serait étoilé ? Desidère-toi est-il mot d’esprit métonymique ou métaphorique ?
Le thème fait rebond vers l’avoir et l’être de Guillaume Riedlin qui sont emplis tous deux d’illusion, voire d’hallucination. Cela semble sans fin.
1 Voir l’histoire longue si drôle de Raymond Queneau dans le chapitre VI du séminaire V de Jacques Lacan Les formations de l’inconscient, 1958-59, ed. du Seuil, 1998.
2 Arachnéen et autres textes, Fernand Deligny, édition l’Arachnéen, juillet-septembre 2008, fragment 27, page 45.
3 Cf. Kafka, Parabole de la loi, 1915 (au moment de la rédaction du Jenseits – au-delà du principe de plaisir…)
4 Et que Lucien Israël décrit dans la plupart des cas comme narcissique ou relevant de graves disfonctionnements narcissiques dans Le médecin face au malade, édition Dessart, 1968.
5 Séminaire III sur Le moi.