Lecture et présentation du livre « Amour et transfert » de Jean-Richard Freymann

Le livre est paru en mars 2020 chez Arcanes-érès dans la collection Hypothèses.
Eva-Marie Golder nous en propose une lecture.

Comme toujours, Jean Richard Freymann nous met au travail par son écriture. Il y a plus, cette fois-ci, puis qu’il conclut en disant qu’il considère que le moment est venu pour passer la main. Hélas, il n’est pas encore temps de le laisser tranquille, tant il est vrai que son désir de transmission fait surgir chez l’autre le désir d’en savoir encore un peu plus. Il en parle d’ailleurs en abordant la question de l’amour, du désir et de la demande. Soit, je m’autorise donc une fois de plus de le pousser à en dire davantage, parce que ce livre est dense et plus difficile d’abord que les autres. Il fait apparaître qu’avec la théorie lacanienne, il s’agit d’apprendre une véritable langue. Une langue difficile qui requiert du temps pour être assimilée. Si les deux premiers ouvrages ont été une forme d’initiation à la lecture de Freud par Lacan, je me permets de souligner qu’ici, de toute évidence, nous somme au niveau « advanced » !

Langue difficile, d’autant plus qu’avec le transfert, il s’agit d’un thème controversé et parfois malaisé à saisir. Les commentaires de Marcel Ritter, Michel Patris, Liliane Goldsztaub, Guillaume Riedlin, s’avèrent donc de bienvenus commentaires sur les commentaires. Lacan, encore plus que Freud, ne peut pas se lire autrement que par cette démultiplication des perspectives, et ce livre relève ici et là des points de vue d’exégèse bien différents. La polyphonie est nécessaire si on veut avancer dans ce domaine si épineux.

J’en veux davantage, disais-je. Oui, les illustrations littéraires sont brillantes et nécessaires, mais j’ose demander un second tome qui articule ces questions à des exemples cliniques, eux-mêmes accompagnés d’une réflexion sur ce qui s’est joué dans telle situation transférentielle précise. De par les supervisions que je fais, je m’aperçois bien, combien, même pour des praticiens avertis, il faut des années pour saisir l’enjeu de la question du sujet-supposé- savoir, du maniement de cet espace transférentiel partagé entre l’analysant et l’analyste, entre

le patient qui vient nous amener sa question et nous-mêmes, parfois mal identifiés comme psy- quelque-chose, et ceci, dès les premières minutes de l’entretien.

Ainsi, le chapitre qui parle de la question du transfert particulier entre Freud et Fliess pourrait être illustré davantage encore par des exemples cliniques faisant apparaître cette bascule passionnante entre déception, destruction et sublimation. Ce sont ces phénomènes-là qui circonscrivent le territoire de l’objet (a) dans le transfert et bien plus nettement que l’idéalisation. Dans les déceptions amoureuses, pour ne prendre que cet exemple-là, les phénomènes ont évolué depuis le début du siècle et l’ère du net. La dimension de consommation rend ce « dépôt » de l’objet dans l’autre quasi concret, mais rend le maniement dans le transfert tellement plus délicat. Puisque tout doit aller plus vite, ce lent processus inconscient exaspère plus d’un qui préfère avoir recours au « ready made » du coaching. Ces transferts ne sont pas moins là, mais requièrent une prise en compte particulière dont il serait essentiel de parler, tant l’aspect éphémère nous transforme en chasseurs aux papillons.

Un autre chapitre me paraît encore plus dense : celui des refoulements. Freud ne distingue pas vraiment les refoulements originaire et primaire ; il note que ce sont des phénomènes qui ne se saisissent que dans l’après-coup du refoulement secondaire. Pour autant, ils ne sont pas moins là, bien au contraire ! Dans un commentaire sur les commentaires, j’ajouterais volontiers l’hypothèse d’une différenciation radicale entre refoulement primordial et refoulement primaire, le premier étant enraciné dans le hic et nunc de l’accueil de l’enfant au moment de sa naissance, par la réponse à son cri : le « il y a » de la parole adressée à un sujet supposé permet seulement à ce sujet de venir se loger dans le lieu de l’Autre. Le fameux a-sujet du graphe du désir. Le refoulement primaire me semble alors davantage en lien avec la question des représentants psychiques et leur inscription. Des exemples cliniques, notamment avec les tout petits enfants et les psychotiques sont nécessaires pour justifier cette perspective.

Ce ne sont que quelques questions parmi tant d’autres.

Une fois de plus, Jean-Richard Freymann a réussi à nous mettre au travail ! Qu’il continue et qu’il ne passe pas trop vite la main !

« Voir sa colère Pr Otto ! »

« Au secret de l’action du politique : le bon logicien, odieux au monde ».
J. Lacan, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, 1945.

Cette nouvelle éphéméride veut faire écho à différentes propositions antérieures : l’apparente débilité comme trace fondamentale du déni (merci Guillaume pour cette jolie formule) dont il nous semble important de questionner la dimension collective, et la mise en question par Cyrielle de notre rapport au savoir dans la clinique, que nous souhaitons faire résonner avec le spectre d’un savoir scientifique et absolu qui nous surplombe de manière encore plus aiguë en cette période de crise. La question de l’articulation entre singulier et collectif que j’ai trouvée particulièrement prégnante dans le texte de Martin des Éphémérides 3 est également en filigrane de cette réflexion.

Quel discours politique prononcé ces dernières semaines ne laisse à entendre de formules qui font dresser les oreilles des cliniciens que nous sommes : « je ne suis pas médecin mais… » « c’est aux scientifiques de nous éclairer la voie mais… », amorces bien évidemment suivies d’une proposition assertive (on en trouve de toutes les sortes, du catastrophisme à la promesse des lendemains qui chantent). On entend là une version dénéguée du « je sais bien mais quand même » devenant « je ne suis pas détenteur du savoir mais quand même ».

Trace saillante de la référence au savoir est aussi la mention quasi systématique d’un « protocole », terme que j’avais commencé à prendre en antipathie de son utilisation magique par les patients qui ne parlent plus de traitement ou de médicament : « docteur il faut que vous trouviez un bon protocole pour mon mari/ma femme ». Alors quand l’heure du « protocole du Pr Raoult » est venue avec celle de la constante référence au « protocole sanitaire », tous les voyants de mon tableau de bord se sont allumés.

Mais d’où nous vient ce mot « protocole » : du grec ancien protos, premier, et kollon, colle. Le Littré nous éclaire : il s’agit d’un terme juridique qui désignait dans le droit romain « la marque imprimée ou écrite sur un papier destiné à recevoir des actes publics », et plus tard au XVIIème siècle, « celui qui suggère [sic], qui souffle ».

Dans « La chose freudienne », Lacan ne fait montre d’aucune tendresse pour les post-freudiens américains qui avaient été tentés de vouloir situer la substance de la démarche de Freud dans le squelette protocolaire de ce qui leur était parvenu de sa pratique. Il n’en fallait pas plus pour déclencher les foudres de Jacques le féroce. « La vérité parle » ; c’est en tout cas dans le concert de paroles mélangées de soi-disant experts et de quidam que quelque vérité est à saisir de notre – souvent pathétique – rapport à l’incertitude. Une des craintes de Lacan était bien que son œuvre fasse protocole et ainsi, aliène ses élèves – d’où ses réticences à produire des écrits.

Peut-être sommes-nous dans un contre-temps de l’immédiat après-guerre, puisque c’est à ce moment-là que Lacan écrivit « Le temps logique » et que le « bon logicien » semble aujourd’hui plus porté aux nues qu’odieux, soit étymologiquement haï. L’instabilité de sa position est pourtant également évidente, car si ses prédictions et ses recommandations s’avèrent fertiles en morts sonnantes et trébuchantes, il passera des nues au pilori en moins de temps qu’il faut pour le dire. Car si celui duquel on attend « l’assertion de certitude anticipée » vient à faire défaut, la tempête qu’il aura temporairement calmée en brandissant ses promesses ne tardera pas à se déchaîner à son endroit – ou plutôt, et c’est important de le noter, à l’endroit du décideur qui aura choisi de lui faire confiance (d’où les délicats rapports de notre président avec son conseil scientifique). Le sage et le décideur ont été longtemps confondus mais leur séparation n’a pas libéré le second de sa dépendance au savoir. Et il est impossible de ne pas noter, en ces temps de crises sanitaires et donc de sentiment de vulnérabilité, la mort rôdant, comme ce rapport au savoir a à voir avec le rapport au savoir du médecin.

Particulièrement en ces temps, sa faillibilité est inenvisageable et il n’est pas anodin qu’une soudaine décapitation viserait le décidant et pas le médecin – drôle de clivage. Cette occasion nous forcerait à mon sens à reconnaître un passage à l’acte – et non un acting out – d’ordre psychotique. La destruction de ce qu’on identifie dans le monde extérieur comme la source de notre tourment interne (notre incapacité à supporter la menace de mort) signe bien la folie, selon sa « formule générale » rappelée par Lacan dans son « Propos sur la causalité psychique ».

Le passage à l’acte révolutionnaire semble avoir une double nature : folle quand on contemple sa possibilité à venir ; créatrice, libératrice, fondatrice quand on la revisite dans l’après-coup (d’état), pour peu qu’il ait réussi et que la république succède à la monarchie. La dimension d’aliénation aux discours révolutionnaires et contre- révolutionnaires pris comme causes restant par ailleurs latente dans sa participation à cette équation.

L’expert peut-il se destituer de son propre savoir ? C’est-à-dire au fond trouver à résister à la « passion imaginaire » qu’il suscite et qui le nourrit en miroir ? Sans parler de lui, cela serait sans doute insupportable pour bon nombre des buveurs de sa parole qui se trouveraient alors à verser dans l’acte.

C’est là une façon intéressante d’éclairer ce geste de l’analyste (et sa dimension technique) qui, in fine, consiste à renvoyer son analysant à la position (de savoir) dans laquelle il l’a mis…

Quel sens peut-on alors encore donner à la recherche d’une troisième voie entre aliénation desséchante au protocole et haine destructrice de ceux qui en proclament fallacieusement les garanties, afin de se « dégager névrotiquement » de cette situation étrange ? Et est-ce seulement possible d’en refouler quelque chose ? Peut-on subvertir le protocole ?

J’aurais tendance à dire que oui, même si de telles libertés offusquent les normopathes, et déclenchent les vagues de dénonciation que l’on connait. « Mais enfin c’est une question de vie ou de mort, disait je ne sais quel sociologue à la radio, c’est ça que les gens ne comprennent pas ! ». Alors oui, c’est une question de vie ou de mort, mais nous n’avons certainement pas la même manière de comprendre cette formule.

En conclusion je vous livre la parole vive et libre de Macha Makeiev qui dirige le Théâtre de la Criée à Marseille, et qui s’interrogeait l’autre jour, elle aussi à la radio, sur les possibilités de « lutter, de contourner toutes ces formes d’empêchement ». Elle affirmait avec force la nécessité de « se réapproprier les lieux publics », afin de perpétuer un « geste démocratique de base ».

Le forum est peut-être le lieu où justement, faute de pouvoir supporter au sein de nos clivages subjectifs des lignes de discours trop divergentes, celles-ci peuvent se faire entendre sous la forme d’une cacophonie vivante.

Leçons d’un confinement

« Chers amis,

À la suite de la lecture de l’article de David Le Breton1 paru dans Le Monde2 je lui ai demandé de condenser ses idées percutantes pour les Éphémérides. Il l’a fait avec diligence et je l’en remercie.

Il a toujours été pour moi un interlocuteur de grand talent ».

J.R. Freymann

Le confinement, mais également tout ce temps de menace de la pandémie, ressemble à un long rêve empreints de mélancolie et d’une inquiétante étrangeté. Sortir dans la rue après le déconfinement suscite un même sentiment de déréalisation en croisant des masques, des hommes et des femmes méconnaissables à distance. Tout cela ne peut être vrai. Albert Camus le pointait déjà dans La Peste avec cette épidémie qui isole un long moment dans la fiction la ville d’Oran : « Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont des hommes qui passent, et les humanistes en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions (…) Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? »3. Nul n’imaginait une telle rupture à une échelle planétaire des événements ordinaires de l’existence, des déplacements… Le monde entier est entré dans une phase de liminalité dont manquent les modes d’emploi. Période d’entre-deux à apprivoiser afin de ménager de nouvelles ritualités de vie quotidienne ou d’interaction avec les autres, puisque les gestes d’accueil et de congé sont anéantis par des impératifs hygiéniques. L’économie est balayée, et elle ne retrouvera pas avant longtemps son ancien étiage. Aux menaces sur la santé suivent les menaces sur les emplois, mais aussi sur le paysage des boutiques ou des entreprises dans le voisinage desquels nous vivions.

On connait la réflexion fameuse du philosophe Blaise Pascal qui s’insurgeait contre ce qu’il nommait le divertissement, oublier le fait même de l’existence : « Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre »4. Nous avons vécu deux mois dans l’espace restreint de nos appartements en laissant le monde continuer sa course au-delà de nos fenêtres, un monde ralenti, silencieux, restitué pour une part aux animaux, aux oiseaux notamment que nous n’avons jamais autant vus ni entendus.

Le confinement chez soi dans le maintien des relations avec les autres à travers les outils de communication à distance transforme les populations en un archipel innombrable d’individus. Communication de spectres, chacun face à ses écrans, transformé à son corps défendant en hikikomori ordinaire, à l’image de ces jeunes Japonais qui vivent une réclusion volontaire tout en poursuivant sans fin un échange avec d’autres à travers les réseaux sociaux. Moines post-modernes, à la fois séparés et reliés au monde entier5 6. Ils restent enfermés parfois des années dans le refus du monde extérieur. Avec cette impossibilité de sortir du confinement, la présence physique à l’autre s’efface, la conversation disparaît davantage encore au profit de la seule communication sans corps, sans visage, sans contact, et même sans voix (sinon celle amplifiée du smartphone ou l’ordinateur). Il n’y a plus de face à face, c’est-à-dire de visage à visage dans la proximité du souffle de l’autre. Et au-delà de l’écran, dans la rue ou ailleurs le masque dissimule les identités. Le confinement accentue l’addiction au smartphone et détruit davantage encore la conversation, c’est-à-dire la reconnaissance plénière de l’autre à travers l’attention à son égard. Le confinement induit l’effacement de la présence physique à l’autre. C’est la promotion d’un monde à distance, sans corps, sans sensorialité, sans sensualité sinon sous forme de simulacre. C’est le triomphe d’un puritanisme social. Bien entendu, d’autres y voient à l’inverse des outils indispensables au maintien des relations sociales ou professionnelles, des instruments de communication, faisant ainsi la promotion d’un monde sans doute inévitable où la présence physique des autres autour de soi sera de moins en moins nécessaire, et où l’on pourra avoir le monde à sa disposition sans plus avoir à sortir de sa chambre.

Le corps est désormais le lieu de la vulnérabilité, là où guettent la maladie et la mort pour s’engouffrer dans la moindre brèche. L’isolement et les mesures de protection (distance physique, gants, masque) lui confèrent un statut de dangerosité. Le corps est désormais une menace, même celui de nos proches susceptibles d’être porteurs asymptomatiques du virus. Une relation puritaine au corps s’impose dans la nécessité de contrôler ses relations, ses contacts à travers les si justement nommées mesures-barrières. Le corps est transformé en citadelle assiégée, et il faut surveiller ses frontières, le colmater, le barricader. La « phobie du contact », pointée autrefois par Elias Canetti7 dans nos sociétés, se radicalise encore. Il faut le laver, le purifier sans relâche, en fuyant les contacts avec les inconnus. Les poignées de mains, les accolades, les bises sont désormais proscrites. Le désir est un danger car il échappe à tout contrôle et expose au pire ceux qui y cèdent. Pendant le confinement j’ai souvent été étonné de voir des gens, portant eux-mêmes des masques, faire des écarts de plusieurs mètres pour éviter d’autres piétons ou passer sur le trottoir en face là où la place pourtant ne manquait pas. Comme si la seule présence de l’autre revêtait un péril. J’ai souvent été étonné également de la constitution d’éventail, et non plus de file d’attente devant les commerces, chacun se tenant à l’écart à trois mètres des autres, suscitant ainsi une zone d’incertitude pour les nouveaux venus ne sachant plus où se mettre. Cet enfermement dans l’entre soi, cette privatisation de l’existence est une menace pour le lien social car elle en arrive à voir autrui comme un danger, et le corps comme une pollution. Toutes ces mesures font entrer les mondes contemporains dans une ère postmoderne en radicalisant des principes qui n’étaient encore qu’en puissance les semaines précédentes. Il ne s’agit nullement pour moi de mettre en question ces mesures de protection, bien entendu légitimes, mais seulement de dégager l’ironie tragique de leur sous-texte.

La crise sanitaire bouleverse en profondeur nos rites d’interaction. Les gestes barrières mettent à distance le corps de l’autre en rendant suspecte une présence trop rapprochée et davantage encore la poignée de main ou la bise qui imposent le contact. Ils modifient en profondeur les rites d’interaction, et notamment les schémas proxémiques analysés autrefois par E. Hall8, cette distance intuitive à l’autre dans l’échange qui varie selon les sociétés. Mais se tenir à un mètre de son interlocuteur déborde cette distance et induit un malaise redoublé par le port du masque. Le déconfinement n’éliminera pas la poignée de main qui est d’un usage trop courant. Certes, dans un premier temps il la limitera sans en venir à bout car après tout, en cas de doute, il est loisible de se laver les mains. Une fois la menace disparue elle reprendra ses droits. La bise est plus compromise dans la mesure où elle impose une proximité des visages et une difficulté plus grande à effacer les traces du contact en cas de crainte d’une éventuelle contagion. Et puis la bise s’accompagne souvent d’une légère incertitude (une fois, deux fois, trois, quatre ?) et elle impose une intimité qui n’est pas toujours de mise. Des femmes se réjouissent déjà de sa suspension, lassées par exemple dans leur travail des bises récurrentes de leurs collègues masculins à leur arrivée et à leur départ de leur bureau. De même la distance physique s’effacera, elle est difficile à assumer, trop éloignée de nos usages. Et elle est parfois source de tensions.

L’existence implique en permanence le contact qui donne chair à l’individu. Non seulement le toucher mais aussi le contact au sens social du terme. Quand on parle d’un orateur qui a un bon contact avec son public, on métaphorise dans un vocabulaire tactile et cutané une relation sociale propice. Avoir la peau dure protège de l’adversité, à la différence de celui qui est à fleur de peau et réagit aux événements avec une sensibilité exacerbée. De manière élémentaire on est bien ou mal dans sa peau. Un inconscient de la langue insiste sur le fait que l’état de la peau est un indice de l’état psychique, un révélateur du rapport au monde, elle mesure la qualité de contact. Et celui-ci est mis à mal par les impératifs de prévention qui exige la mise à distance de l’autre ou des précautions draconiennes pour toucher même ceux qui nous sont les plus proches, si nous revenons du dehors, là où sont tapis tous les dangers.

Mais plus encore nos échanges quotidiens sont mis à mal par le port du masque qui défigure le lien social et uniformise les visages en les rendant anonymes. Cette dissimulation du visage ajoute au brouillage social et à la fragmentation de nos sociétés. Derrière les masques nous perdons notre singularité, mais aussi une part de l’agrément de l’existence de regarder les autres autour de nous. Le visage est le lieu de la reconnaissance mutuelle9. Entrer dans la connaissance d’autrui implique de lui donner à voir et à comprendre un visage nourri de sens et de valeur, et faire en écho de son propre visage un lieu égal de signification et d’intérêt. La réciprocité des échanges au sein du lien social implique l’identification et la reconnaissance mutuelle des visages, support essentiel de la communication. Les mimiques indiquent la résonance de nos paroles, elles sont des régulateurs de l’échange. Nul espace du corps n’est plus approprié pour marquer la singularité de l’individu et la signaler socialement. La valeur à la fois sociale et individuelle qui distingue le visage du reste du corps se traduit dans les jeux de l’amour par l’attention dont il est l’objet de la part des amants. Il y a dans le visage de la personne aimée un appel, un mystère, et le mouvement d’un désir toujours renouvelé. Mais il en va de même de la contemplation de nos proches, le visage est le chiffre rayonnant de leur présence. Légitime au plan de la santé publique dans le contexte du coronavirus, le masque abime les relations sociales et prive les individus de l’agrément du visage des autres. Le prix à payer est considérable10.

Sans visage pour l’identifier n’importe qui est dans la possibilité de faire n’importe quoi, la confiance en sera sans doute ébranlée. Un individu masqué devient un invisible, n’ayant plus de compte à rendre à personne puisque nul ne saurait le reconnaître. Le front et les yeux ne suffisent pas pour l’identifier dans une foule où chacun porte le même masque. Pour fonder le lien social il faut la singularité des traits pour que chacun puisse répondre de soi et assumer sa présence devant les autres. Roger Caillois évoquait autrefois le masque comme « ce qui reste du bandit ». On peut en effet penser que le port du masque facilite les rapports de force, le harcèlement, les incivilités. L’effacement du visage grâce à ce stratagème entraîne un sentiment propice à la transgression, au transfert de personnalité. Il libère des contraintes de l’identité et laisse s’épanouir les tentations que l’individu a coutume de refouler ou qu’il découvre à la faveur de cette expérience où il n’a plus de comptes à rendre à son visage. Il n’a plus à craindre de ne pouvoir se regarder en face et répondre de ses actes puisqu’il dérobe son visage à son attention et à celle des autres. Le pickpocket opère à visage découvert avec virtuosité, mais le port du masque démocratise le vol puisque quelques dizaines de mètres au-delà du lieu du larcin restitue son anonymat à l’agresseur fondu dans la foule des masques. Cette banalisation du masque qui induit un anonymat généralisé est une rupture anthropologique infiniment plus lourde de sens que la mise en question de la poignée de main ou de la bise. Même le sourire ne les remplacera pas puisqu’il n’y aura provisoirement plus de visage.

Pendant plusieurs mois dans les transports en commun, les commerces, les rues, seront fréquentés par des masques, et non plus des hommes et des femmes avec des visages pour les reconnaître et pour qu’ils répondent de ce qu’ils sont. Nous serons les uns aux autres des spectres anonymes sur les trottoirs car le front et les yeux ne suffisent pas à identifier un visage qui est tout entier une Gestalt. Ce puritanisme qui valorise à outrance les échanges à distance avec les technologies de l’information et de la communication dans l’espace privé, connexion sans corps, ni visage, sans présence, se prolonge sous une autre forme dans la rue où chaque passant se transforme en menace. Faudra-t-il trouver le moyen de ne plus sortir de sa chambre pour ne pas se compromettre avec l’impureté radicale de l’autre et de l’environnement ? Pourtant ce monde n’est pas celui de Blaise Pascal qui souhaitait préserver l’intériorité des séductions illusoires. Ce mode de confinement choisi derrière l’écran et derrière les masques sera bien ici celui du divertissement mais sans la présence physique de l’autre. L’individualisme occidental en arrive de plus en plus à ce que chacun fasse un monde à soi seul, sans l’encombrement de la présence physique inopportune des autres.

1 David Le Breton est professeur de sociologie à l’université de Strasbourg. Auteur notamment chez le même éditeur de : Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur (Métailié) ; Rire. Une anthropologie du rieur (Métailié) Disparaitre de soi. Une tentation contemporaine (Métailié).

2 Le Monde, 11 mai 2020, Coronavirus : « Le port du masque défigure le lien social ».

3 A. Camus A., La peste, Livre de poche, 1947.

4 B. Pascal, Les pensées, Livre de poche, 1936.

5 D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2018.

6 D. Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 2016.

7 E. Canatti, Masse et puissance, Paris, Gallimard, 1966.

8 E. Hall, La dimension cachée, Paris, Le Seuil, 1966.

9 D. Le Breton, Des visages. Essai d’anthropologie, Paris, Métailié, 2013.

10 Op. Cit.

« Observation » et « surveillance »

« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn 1»
           Victor Hugo

L’époque voit proliférer les bons conseils, les bonnes conduites, les bonnes distances, les bons protocoles etc. Il y a ceux qui font bien – moi – et ceux qui font mal – les autres –. Impératif d’avoir bonne conscience. En état d’instabilité, le jugement moral pointe le bout de son nez si aisément. Nous observons les recommandations ou plus justement les prescriptions – qui rapidement se font lois. Les recommandations nous observent également. Nous nous observons. Nous observons l’autre. L’autre nous observe. L’observation confine parfois à la surveillance dans le champ médical. L’éthique « as-tu agi conformément à ton désir ?2 » laisse place à la morale « as-tu agi conformément à ta conscience ? ». La distance étant de règle – toutes formes de télé = loin –, le regard scrute. Vous êtes observés. Par qui ? Si le discours politique laisse parfois resurgir des échos de l’œil de Big Brother3, ce n’est pas notre champ de pratique et laissons-le à ceux qui y travaillent. Nous passons également l’analyse des comportements d’observation exacerbée aux sociologues. Penchons-nous plutôt sur une autre observation qui nous est plus familière et qui se voile, s’efface même, derrière ces observations plus observables. L’observation dont nous parlons ne se voit pas mais s’entend. Elle provient de l’instance psychique qui « observe sans cesse le moi actuel et le compare à l’idéal (…). Les malades se plaignent alors de ce qu’on connaisse toutes leurs pensées, qu’on observe et surveille leurs actions »4. Oui, l’observation sévère et intransigeante du surmoi ! Celle-ci est redoutable. « Tu es ceci, tu es cela ! », « Fais ci, ne fais pas ça ! », « Tu es bête ! », « Tu es moche ! », « Tu dois dominer ! », « Tu dois te soumettre ! », « Travaille ! », « Ne travaille pas ! », « Rassemble ! », « Détruit ! »… Les messages surmoïques sont multiples pour une même personne, mais il y en a qui ont plus de poids que d’autres. Laissons la clinique des hallucinations de côté, bien qu’en ce lieu injonctif du surmoi, comme l’évoque Freud, elle présente un point commun avec celle des névroses5. Le névrosé ne souhaite pas entendre le message lui venant du surmoi. Il le prête alors à l’autre : « l’autre me juge, l’autre pense ceci, cela de moi, l’autre m’a demandé de faire ci, ça ». Il n’a pas tout à fait tort de supposer ces phrases venant de l’autre, à ceci près qu’il en oublie la majuscule : l’Autre (plein dans la psychose, barré dans la névrose). Il n’a pas tout à fait tort de le placer à l’extérieur, à ceci près qu’il est un extérieur intérieur : qui saurait, excepté Mœbius, localiser le lieu du langage ?

C’est donc en passant par l’autre que le message sera refusé et rejeté par l’individu. Mais si cet individu débute une analyse, il pourra peut-être entendre que ce message lui appartient. En tout cas le concerne, concerne sa préhistoire œdipienne. Cela en passant par l’analyse du transfert. Je souligne au passage que celle-ci n’est pas l’œuvre de l’analyste mais bien de l’analysant. Tout au plus l’analyste la permet. Qu’est ce que ce message ? Une phrase, une injonction, venant qualifier l’individu ou venant intimer une action. Je fais l’hypothèse que ce message a fonction d’oracle. Il n’équivaut pas à l’oracle, mais présente une fonction commune avec l’oracle que je vais présenter ici. Cette fonction est d’orienter l’individu qui vacille. Mais cette tentative si elle donne une place au moi, elle l’astreint, le réduit à cette même place. Le symptôme répétera cette assignation. Donc orientation du moi, désorientation du sujet.

Le message venant du surmoi, ainsi que celui de l’oracle, s’annonce comme certitude dans un moment de doute et d’instabilité. Il est recherché par le sujet. À lui tout seul, il reste incompréhensible mais venant dans un contexte donné, il prend un sens particulier pour l’individu. Celui-ci l’interprète. En fait, il montre un sens, une direction. Il oriente l’individu désorienté. Souvent, il montre une autre route au héros, qui en l’empruntant réalise l’oracle. Il est éminemment performatif. C’est une parole qui fait loi.

L’oracle est une parole qui survient quand la loi paternelle vacille. C’est pour cela que l’oracle surmoïque « est à la fois la loi et sa destruction »6. L’oracle vient se substituer à la métaphore paternelle quand celle-ci vient à manquer. Ou plus justement : l’oracle surmoïque surgit du trou de la métaphore paternelle. La métaphore délirante surgit de l’absence de métaphore paternelle. Elle impose une conduite au sujet réduit à la dimension d’objet. La métaphore paternelle est manque orientant le sujet dans une voie désirante où il se confronte à sa solitude. L’instabilité de la voie désirante peut parfois faire vaciller le sujet devant le vertige de la béance qui s’ouvre devant lui quand chute sa place d’objet. C’est dans ce vacillement que survient parfois le recourt à l’oracle. Il rappelle à l’individu son destin. Rappel à l’ordre. Dans les moments de flottement du désir resurgissent les mots de la loi infantile inscrits par la tonalité autoritaire. L’individu cherche à voiler, à ne pas vivre les moments de manque-à-être : au lieu de laisser advenir l’angoisse de castration que ses moments réveillent, l’individu fait recourt à une loi, la loi surmoïque, dictant la conduite à tenir et évacuant par la même la responsabilité d’un choix. Même une injure peut avoir cette fonction. D’être rabaissé par une parole dénigrante reste une affiliation à cette parole d’autorité et donc un repère. Nous pourrions considérer l’oracle d’un sujet comme fait d’une béné-diction et d’une malé-diction. La bénédiction est l’expression des mots d’amour venant de l’Autre, la malédiction celle des mots de rejet, de haine. Peut-être encore plus justement la malédiction n’est pas faite de mots, mais de l’absence de mots, de mots qui ont manqué pour dire les pulsions agressives, les mouvements de rejet, la haine à l’endroit du sujet. Le surmoi, dans sa dimension de loi autoritaire et aléatoire, recouvre cette double fonction faite d’ambivalence : « devient ! », « ne deviens pas ! »7.

L’individu s’accroche donc à l’oracle quand il sent l’évanouissement du sujet. L’oracle c’est l’énonciation d’une loi. Le fait « énonciation » étant oublié, l’individu ne retient que le contenu et en fait une loi écrite, naturelle, destinale. Il oublie la loi du langage qui rend cette transcription non pas fait de nature, mais interprétation. Il réagit à cette parole comme s’il la recevait pour la première fois. Il oublie que ce message est un rappel. En terme lacanien c’est un S2 qui rappel et fonde un S1. S1 toujours manquant et par là ne permettant une assise identitaire que partielle. C’est précisément l’inconsistance de la métaphore paternelle, le fait qu’elle n’a pas de socle inscrit, ancré, dur mais une existence évanescente, elle est souffle, elle naît d’un manque. Cette inconsistance harcèle le sujet et ne cesse de le laisser inquiet. L’inquiétude cherche à s’apaiser et rappelle donc l’ordre rassurant de l’autre. Rassurant mais niant une liberté subjective. En recevant ce message comme nouveau il ne perçoit pas que, doublé, ce message n’a plus le même sens qu’au début. Ainsi Œdipe, en faisant répéter l’oracle de Delphes, ne s’aperçoit pas qu’il réalise par là ce même oracle. Apparaît ici un autre point d’analogie fonctionnelle entre surmoi et oracle. Comme nous venons de le rappeler l’oracle proféré dans Œdipe roi est double. La première énonciation concerne l’avant Œdipe et est donc perdue, oubliée. Ainsi en va-t-il également des marques du langage sur le corps avant le complexe d’Œdipe : perdus, oubliés et pourtant opérants. C’est la répétition de l’oracle, répétition insue d’Œdipe, qui déterminera la réalisation de ce dont l’oracle mettait en garde. Le message surmoïque survient également comme surgissant de nul part, pour la première fois, sans que l’individu ne perçoit que cette injonction venait, dans des temps anciens, de l’Autre environnant. Il refuse donc ce message en le prêtant à l’autre, en renvoyant à l’extérieur ce qui, jadis, venait de l’extérieur résonner en lui. Et là se dessine l’éternelle quête de reconnaissance, d’appel à une rétribution face à ce que l’Autre nous doit du fait de ce qu’il nous a pris, ou fait porté, etc. L’Autre responsable !

Le destin tragique du névrosé ne se réalise donc que par sa répétition symptomatique. C’est dans la compulsion de répétition que le névrosé accomplit son destin. L’injonction surmoïque, donnant un semblant de sens au sujet, se réalise dans sa répétition. Par exemple : le message « tu es bon à rien » tentera de s’effectuer dans une position présentée à l’analyste d’être « bon à rien » pour l’analyste ; « tu es celle qui comblera ton frère » tentera de combler par le discours l’analyste etc. Or, l’analyse, enrayant cette compulsion, rappelle au sujet qu’il n’est que le pantin de son destin. Qu’il se fait le pantin de son destin. Et c’est par ce rappel que le sujet s’extrait de sa position d’objet et qu’il sort de sa destinée. Le paradoxe est le suivant : à vouloir échapper à son destin, le névrosé le réalise. L’analysant, à l’écoute de son destin, lui échappe. Spinoza soulignait déjà ce paradoxe : la liberté est la mémoire des causes qui nous déterminent.

Ainsi, le névrosé, en déniant le message surmoïque en le prêtant à l’autre, met en place les conditions pour se retrouver objet réalisant ce message dans son rapport avec cet autre. Par exemple, en supposant être « quelconque » aux yeux de l’autre, je ne perçois pas que je lui parle de telle sorte qu’il sera poussé à me trouver « quelconque ». Ici intervient un facteur primordial : la dimension transférentielle. C’est en supposant à l’analyste quelque chose qui vous accroche – le savoir est un point essentiel mais pas l’unique : on retrouve également le pouvoir, la puissance, la liberté, la vérité, la sagesse, l’amour etc. – que le transfert laisse place à l’attente. L’attente est un concept qui n’a pas assez été rapproché du transfert. Il en est quasiment indissociable. Qu’attendez-vous ? Cette question se distingue du que « demandez-vous » et que « désirez-vous ». Qu’attendez-vous ? Seul le transfert peut vous amener quelques éclairages de ce côté-là.

Mais quel lien entre ce « qu’attendez-vous ? » et le surmoi ? C’est que dans l’écart entre l’interpellation symbolique et la réponse symptomatique moïque, apparaît le Moi Idéal. Celui-ci est interface entre surmoi et moi. En effet, il porte les insignes imaginaires de l’idéal pour un individu, c’est-à-dire ce qu’il suppose être attendu par le surmoi. Bon élève, il va essayer d’y répondre. Mauvais élève, il s’y opposera. Dans tous les cas, il se positionne selon cette attente supposée. Son attente. Ce qui est devenu, et continue de devenir, son attente. L’analyse dans ce qu’elle réveille de privation, frustration, castration, est un savoir faire avec cette attente. Non plus « pour » le surmoi, ni « contre » mais « avec ». L’idéal peut alors être abandonné. S’il continue à errer alentour, il n’est plus l’objectif. L’idéal n’est plus détaché du monde sensible8. L’individu n’a alors plus besoin de s’y accrocher, de le défendre corps et âme, de chercher à l’imposer. Pour le dire autrement, il n’a plus un besoin vital de morale. Il peut revenir à l’éthique d’un désir qui s’assume à travers les différentes contraintes.

Ce n’est pas tant le message asséné par le surmoi qui importe que le rapport du sujet à cette injonction : qu’en fera-t-il ? Quel rapport entretient-il avec l’imposition autoritaire ? Tentera-t-il à tout prix d’y répondre, de la satisfaire, de réaliser l’oracle de l’autre ? Ou essayera-t-il constamment de le défier, de le surpasser, en entretenant une certaine rivalité avec cet autre ? Choisira-t-il de faire avec, en considérant le message, en le supportant, en n’en faisant pas sa préoccupation quotidienne, ni sa vocation professionnelle ? Le choix est ici celui du névrosé en analyse qui, face au choix de la névrose, est amené à pouvoir choisir de perdre une partie de jouissance que la répétition symptomatique entretient.

Il doit y avoir une certaine jouissance à réaliser l’oracle. Il y a très probablement une perte de jouissance à réaliser quel oracle nous entretenons. C’est justement dans la répétition équivoque du terme « réaliser » que l’analysant trace sa voie, alors que c’est dans le redoublement identique du même terme que le destin tragique se scelle. Quel est l’oracle qui t’agit à ton insu ? Pour cheminer sur cette voie, le repérage du Moi Idéal et des messages surmoïques, sont des pierres angulaires de réponses.

Le surmoi vous observe depuis un lieu où la vue est aveugle. C’est lorsque vous fermez les yeux que le regard du surmoi se fait le plus sentir. La vue, les œillades, la parure et les parades sont autant de détournements pour ruser ce regard. Mais celui-ci veille. Il surgira lorsque les défenses moïques tomberont, lorsque le sujet se révèlera tout à coup nu, lorsque le soutien de l’idéal imaginaire chutera, lorsque le silence forcera la solitude de l’analysant.

Si l’appel à la loi est un appel à une stabilité pour retrouver une liberté, il est aussi un enfermement. Enfermement dans une loi aléatoire, comme le dit Lacan : « Le surmoi a un rapport avec la loi, et en même temps c’est une loi insensée, qui va jusqu’à être méconnaissance de la loi » 9 . L’observation de la bonne conduite, la surveillance de la mauvaise conduite, peuvent ainsi être redoublement d’une réponse à un surmoi déplacé. Déplaçons le moi sur l’équivocité étymologique de l’oraculum et la prière laisse place à la parole.

1 V. Hugo, [1860], La conscience.

2 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986.

3 G. Orwell, 1984, Folio, Poche, disponible à partir du 25 mai 2020.

4 S. Freud, Introduction au narcissisme, PBP, 2012. Il relève un point commun entre les délires paranoïdes et les névroses de transfert.

5 Voir aussi Le surmoi archaïque chez M. Klein

6 J. Lacan, Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975.

7 Proposition reprise à Alain-Didier Weil

8 Voir à ce propos F. Jullien, L’invention de l’idéal et le Destin de l’Europe, Seuil, 2009.

Confinement, déconfinement… et après ?

Confinement. Ce mot a pris tout son sens quelques jours avant que vienne le printemps. L’idée d’un « Journal du confinement » et sa réalisation aura été pour moi un bon stimulant et provoqué de beaux échanges.

Dans la vie de tous les jours chacun se réorganise et adopte la devise : « courage, patience et prudence ». Les vrais confinés profitent de l’ « entre-acte vingt heures » pour ovationner et encourager ceux qui sont en prise avec la réalité. Les jours filent, les semaines passent et de l’avis de chacun… vite !!!

Mon emploi du temps professionnel est modifié, le télétravail (mot très en vogue pour le moment mais qui rythme mes semaines depuis bientôt 30 ans) a pris un peu plus d’ampleur et je me rends à mon bureau les mardis… Sans mot d’ordre le rythme du journal se met en place et à la fin de cette journée de travail la trame est habituellement prête…

Me voilà repartie dans ma belle campagne, ici les rues sont calmes, les jardins regorgent de senteurs et de couleurs vives mais éphémères, la nuit est animée par une nichée de hiboux moyen duc et les textes prennent forme au gré d’une journée qui s’achève et de la suivante dès que pointe l’aube…

Déconfinement. Au fil du temps qui passe on en vient à utiliser ce mot-là. Bug… dès que j’écris ce mot… à mes deux postes de travail, le mot est souligné et aucune autre orthographe proposée… bizarre ! Et quand enfin arrive cette journée de « déconfinement », changement de décor : la pluie, le vent, les petits hiboux chahutés, les fleurs au sol sous le poids de la pluie… à la météo il est question de saints de glace… mais envers et contre tout joli mois de mai pour celles et ceux qui comme moi aiment la pluie aussi.

Arrive le mardi – 12 mai – à la fin de la journée le retour se fait avec l’Éphéméride 6 dont une fois de plus le sommaire est prêt. En quittant le bureau c’est l’heure où les applaudissements jaillissent des balcons, le ténor ce soir ne chante pas à sa fenêtre.

Au moment où j’écris se profile autre chose…

À partir du 1er juillet prochain le secrétariat de la FEDEPSY sera assuré par une autre personne. La « retraite » pour moi, quel mot bizarre… J’ai vu la FEDEPSY en gestation, naître, évoluer, se développer et c’est toujours avec un réel plaisir que je me suis rendue à mon travail… 20 ans… oui la FEDEPSY – elle – est « vieille » de 20 ans.

Une page se tourne, c’est banal de dire cela. Je veille à finaliser l’annuaire 2020-2021 de la FEDEPSY pour lequel la collecte des renseignements a été laborieuse mais en substance vous resterez tous dans ma mémoire, pour les uns un nom, une adresse, d’autres le son de votre voix ou votre passage à mon bureau, votre présence occasionnelle lors de l’organisation d’une manifestation, parfois un petit retour au moment de l’envoi FEDE-INFO…

Ainsi va la vie… Éphéméride sera pour moi un calendrier où j’aurai le temps ( ! ) de retirer chaque jour une feuille…

Pour un réveil métaphorique

Éveil

C’est une grande chance de se réveiller d’une certaine épreuve, dans un état tout à fait différent de celui dans lequel l’on était, ou de se retrouver libéré d’un certain fardeau. Il s’agit certainement d’une forme transformée de la traversée d’un fantasme.

C’est ce que j’ai retrouvé à notre réunion Zoom autour de « Fantasmes et mythes» du 15 mai 2020. Grande a été ma stupeur de croiser un moment de recueillement avec mes plus proches collègues et percutante a été cette rencontre où j’ai entendu chacun soutenir ses propres singularités tout en s’adjoignant à un « parcours de santé » qui sortait des nimbes de l’épidémie. À cette technique – exigeante pourtant – j’ai constaté à ma grande surprise que mes fantasmes de « leadership » m’avaient abandonné et que je découvrais dans cette solitude de la coexistence internet une « société de Maîtres » dont avaient parlé J. Lacan et M. Safouan… que chacun a pu soutenir son propre propos sans souci de ses voisins en « timbre-poste zoomesque » et pourtant si indispensable aux apports de chacun. Est-ce l’effet de la limitation de la durée de la parole, est-ce bien possible ? Oui, mais pas seulement. Chacun aussi se retrouve seul : « allein wie ein Stein », seul comme une pierre. C’est ce que me disait un de mes « maîtres chanteur d’opéra», aux Contades, quand il avait dû arrêter ses enseignements.
À présent la sensation est inversée : je peux travailler avec ceux qui m’en donnent l’envie.

– Mythe et fantasme

J’avais envie de reprendre les épisodes précédents du séminaire-feuilleton « Fantasmes et mythes » à partir des étymologies du triptyque « Traumatismes, Fantasmes, Mythes » et j’avais le désir, à l’envers du fantasme de Lacan dans Scilicet, que chacun puisse signer son texte.

Trauma :

Nous avons si souvent dépouillé la théorie traumatique de Freud, une sorte de péché originel et l’on pourrait revenir au latin Tracmaticus ou grec Traumatikos et laisser à Trauma sa plus simple expression : le trauma signe la blessure.

Fantasme :

On devrait prendre au sérieux que cela nous renvoie en 1795, à Fantasmagorie : à savoir « une production dans l’ombre au moyen d’une lanterne magique mobile ». Fantasme pourrait aussi être formé avec le grec Phantasma « fantôme » et « allégorie » pour désigner des représentations plastiques. Belle condensation !

Mythe :

« Mythus » du grec Mythos et vous pouvez laisser vagabonder les récits et les légendes. Je propose ma propre définition composite : le mythe se constitue à partir de blessures pour créer des allégories qui fondent des récits et des légendes collectives ou individuelles. Si l’on se met dans l’hagiographie classique de « Fantasmes et mythes », quant à moi je retombe sur des souvenirs d’analyses où j’avais été confronté à un texte de Jean Clavreul sur « Le désir et la loi »1 et sur un texte de Guy Rosolato où il proposait d’appeler lois de retournement les rapports entre « Mythe et Fantasme »2.

Malgré le fait à l’époque de ne pas saisir dans l’ensemble ce qui était affirmé, faute de pratique, je ressentais en même temps un relent de vérité psychosomatique. Puis j’ai compris bien tardivement que Guy Rosolato essayait, avec les clichés de l’époque – de rendre compte de « Totem et Tabou »3 dans une version lacanienne. À ce propos Freud a dû être plus que confiné (!) pour avoir réussi à lire tant d’auteurs. Quel génie… pour donner son avis sur tant de livres dans son actualité.

Actualisons : La dialectique « Fantasme – Mythe » s’égrène autour de plusieurs signifiants en quête de bijection dans la théorie des ensembles (comme le rappelle Guillaume Riedlin) dans le désordre : scenario – histoire – grammaire – signification fermée – circulation d’objets… entre deux ensembles. Et, pour en tirer un fil directeur, on trouve des chaînes signifiantes particulières et une cinétique d’objets qui se retrouvent ou au moins convergent. Comment se transmet un mythe dans les générations qui se succèdent ?

– Conséquences lacaniennes

Il n’y a pas qu’une seule transmission. Ce qui a permis par exemple à Lacan de dégager un certain nombre de mathèmes – qui pour chacun ont nécessité plus d’un séminaire – le fantasme $ ◇ a sous-entend l’axiomatique lacanienne « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » et cela réfère à des signifiants maîtres : S1 (Signifiant maître) (S2 → $ → S3) cela peut aboutir à un mythe d’une certaine époque de la clinique lacanienne, qui est celui du fantasme fondamental.

Comme dans l’histoire du Golem4 de Meyrink, on rêve en associations de trouver le point ultime d’une analyse. C’est-à-dire de trouver après des années de perlaborations ce qui nous enserre le lien univoque entre la parole et le corps. Ou comme le disait Daniel Sibony, entre « le nom et le corps »5. Un régal presque épicurien de penser la fin de l’analyse comme une sorte de formule ultime, reflet à la fois de votre statut originaire et de l’aboutissement de siècles de Durcharbeitung sur un divan.

Rassurez-vous – et je le dis d’expérience – la psychanalyse se poursuit malgré la passe6 !

À mes risques et périls je propose à mon tour une définition du Mythe qui aurait l’avantage (éphémère !) de faire retour vers les premiers séminaires de Jacques Lacan (cf. Séminaire sur Les psychoses 7 ). Le Mythe, dans une perspective analytique se situe dans un croisement entre métaphore et métonymie, ce qui renvoie à bien des desseins et bien des topologies.

Prenons les dictionnaires :

  • La métonymie : f (S… S’) S ≡ S (-) s. La fonction f de ce mot à mot du signifiant (S… S’) conserve la signification déjà là.
  • La métaphore : f (S’/s) S ≡ S x s. Un signifiant se substitue à un autre créant une nouvelle signification.

Et par ce biais, nous parlons d’une introduction à la métaphore « paternelle ». La barre résistant à la signification a été franchie (+). Un signifiant est tombé dans les dessous et un nouveau signifié apparaît (cf. Larousse de psychanalyse8).

Alors comme le dit Lacan : l’axe métaphoro-métonymique nous désaxe complètement. Dans le psyché : peut-il y avoir de la métaphore sans métonymie ? Et surtout dans la pratique ne trouve-t- on pas du glissement métonymique sans métaphore repérable ? Peut-être est-ce l’hypomanie terminale de fin d’analyse proposée par Balint9.

Condensons les propos. Quelle est donc la définition de la métaphore ? « Substitution d’un signifiant à l’autre ou transfert de dénonciation » dit le Larousse de Psychanalyse10. Et là on se perd en conjectures. De quel transfert parle-t-on ?11

Par exemple, peut-on résumer le transfert à un glissement métonymique. Mais gare ! Ne confondons pas le transfert de la Traumdeutung et le transfert dans « l’amour de transfert » de Freud. Une autre Mythologie n’est-elle pas de confondre ces deux transferts ?

– Alors la métaphore paternelle, un néologisme de Lacan ?

Nous nous contenterons – pour relancer ce séminaire – de la formulation de Lacan pour la définition de la Métaphore : « Un mot pour un autre »12.

Avec cet exemple classique que nous aurons l’occasion de déplier et de mystifier (dans un autre éphéméride…) : « Sa gerbe n’était point avare, ni haineuse »13.

Nous avons appris dans le confinement que les capacités de symbolisation des reclus sont bien plus importantes que prévues. Mais qu’en est-il de la métaphorisation et quelles sont les surprises d’après coup des axes matéphoro-métonymiques ? Beaucoup de désaxés ? Beaucoup de délires ?

1 Ouvrage collectif avec P. Aulagnier, J. Clavreul, F. Perrier et J.P. Valabrega, Le désir et la perversion, Points Essais n° 124, 2016.

2 G. Rosolato, La scène primitive et quelques autres, Nouvelle revue de psychanalyse n° 46, Gallimard, 1992.

3 S. Freud, Totem et Tabou, Gallimard, 1993.

4 G. Meyrink, Le Golem, Ed. Jean-Pierre Lefebvre, Flammarion, 2003.

5 D. Sibony, Le nom et le corps, Seuil, 1974.

6 J.R. Freymann, « Les fins d’analyse après Lacan », Esquisses analytiques.

7 J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Seuil, 1981.

8 R. Chemama, V. Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, 2018.

9 J. Lacan, « La direction de la cure » in Écrits, Seuil, 1966.

10 Op. cit.

11 J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Seuil, 1981. À quoi renvoie ce « transfert de dénomination ». Je cite

p. 261 : « Il faut d’abord que la coordination signifiante soit possible pour que les transferts de signifié puissent se produire ».

12 Ibid., p. 257, Cela renvoie à une comédie de Jean Tardieu en un acte où il s’agit du dialogue de deux femmes.

13 Ibid., p. 248.

S’émerveiller ensemble

L’histoire de la jeune fille qui se sauve de la tour où elle est enfermée vient faire écho à ces temps de dé-confinement. La fuite mène la jeune fille à une nouvelle épreuve, différente selon la version de ce conte populaire répandu en France, en Europe méridionale, en Allemagne et au Danemark.

L’ogresse, dans la version italienne de Giambattista Basile, jette un sort à Fleur-de- persil pour que toute fuite s’avère impossible. Elle poursuit la jeune fille quand elle s’enfuit de la tour avec son prince.

Dans l’une des premières versions des frères Grimm, la sorcière constate que Raiponce est enceinte. Elle lui coupe alors ses beaux cheveux et l’abandonne dans un lieu désert. Elle retourne dans la tour pour attendre le prince et le punir. Mais le prince se jette dans le vide, tombe dans un buisson de ronces et s’y crève les yeux.

Dans la version française d’Achille Millien, la fée poursuit Persinette qui se sauve avec son prince, en emmenant la chienne qui lui tenait compagnie dans la tour. La fée implore Persinette de lui dire adieu. La jeune fille se retourne et la fée l’affuble d’une tête d’âne. Le père du prince refuse d’accueillir cette jeune fille dans son château.

Véronique, dans la version française de Charles Deulin, fuit la tour de cristal avec un comte. Ils prennent une barque pour quitter l’îlot de la Dame des Clairs. Quand ils touchent terre, ils se retournent et voient la Dame des Clairs, debout sur l’eau. Elle menace le comte :

« Malheur à toi si je te retrouve sur mon domaine ! » Quelques années plus tard, le comte se noie dans le lac de la Dame des Clairs.

Étrangement, ces épreuves évoquent certains symptômes et effets de la pandémie du coronavirus : la perte d’un sens, la mort et le port du masque. Quelle sorcière nous affuble d’un masque ? Si la tête d’âne distingue la jeune fille qui s’est sauvée des autres jeunes filles, le port du masque nous uniformise. Tous semblables et interchangeables !

Dans toutes les versions du conte, la jeune fille dépasse les difficultés qui l’attendent au dehors et l’issue de l’histoire est toujours heureuse. C’est le pacte fondamental du conte merveilleux, la loi de ce genre qui exige impérativement la réussite de l’héroïne ou du héros.

Fleur-de-persil a volé trois glands à l’ogresse avant de fuir avec le prince. À trois reprises, quand l’ogresse les poursuit, elle jette un gland à terre. D’abord un énorme chien bondit mais l’ogresse lui lance une miche de pain. Quand un lion surgit, l’ogresse revêt une peau d’âne qui la protège. Mais bientôt un loup se rue sur elle et l’engloutit. Le prince emmène la jeune fille dans son royaume.

Le prince aveuglé par les ronces retrouve Raiponce dans le lieu désert grâce à son chant. C’est encore une fois sa voix et ses cordes vocales qui établissent le lien. Les larmes de Raiponce tombent sur les yeux du prince qui recouvre la vue.

Persinette envoie sa chienne chez la fée. La chienne demande à la fée de rendre ses traits à la jeune fille. Elle insiste tant que la fée finit par rendre sa figure humaine et sa beauté à Persinette qui épouse le prince.

L’enfant de Véronique jette à trois reprises une pomme, apportée de l’autre monde par son frère jumeau, dans le lac de la Dame des Clairs. La troisième fois, son père est ramené à la vie.

En ces temps de pandémie où plane le danger du virus, où chacun peut se sentir menacé et menaçant, où les liens avec les autres sont mis à mal, où on vit une nouvelle épreuve, les contes merveilleux peuvent être une respiration, une nourriture apaisante. En d’autres temps aussi, mais en ce moment, on a besoin de rêver à des lendemains sans corona, sans masque et sans gestes barrière !

Un jour plus ou moins lointain, on racontera : « Il y avait une fois le corona… »

J’entends d’ici les exclamations : « Mais les contes, c’est pour les enfants ! »

Aujourd’hui les adultes racontent ou, plus souvent, lisent des contes merveilleux aux enfants alors qu’autrefois ces contes étaient exclusivement destinés aux adultes et aux adolescents. Perrault, Walt Disney et beaucoup d’auteurs contemporains ont enfermé les contes dans l’enfance en occultant les contes populaires qui restent méconnus. Les contes ont été détournés de leurs destinataires et d’eux-mêmes. Ils ont enchanté nos ancêtres et ils ont survécu à la peste et au choléra. Ce sont des paroles vivantes et nomades qui tissent un lien entre les paroles du passé, du présent et celles à venir.

Bernadette Bricout, dans son introduction au Trésor des contes d’Henri Pourrat rappelle : « On aurait tort de voir dans les contes merveilleux un simple passe-temps pour les personnes exclues de la vie active, c’est-à-dire les vieillards et les enfants. Pour l’auditoire adulte ils étaient une mémoire, une fête, un jeu, une magie, une formation aussi – ils enseignaient le « savoir-vivre vis-à-vis du monde invisible. »1

Cette auteure, professeure émérite de littérature orale à l’université Paris Diderot, évoque les veillées de contes au coin du feu qui se sont éteintes au début du XXe siècle. Elles se sont rallumées avec le Renouveau du conte dans la mouvance des années 1968, sous une autre forme, dans les théâtres, les médiathèques, les écoles… Le répertoire des conteurs est large et puise à différentes sources : contes traditionnels, légendes, mythes, épopées, récits de vie…

Je raconte beaucoup en lycée et en collège et j’ai même fait le pari de raconter, lors d’ateliers réguliers, à de jeunes gaillards de 16-17 ans qui se forment aux métiers de carreleur, maçon, peintre… Ces jeunes ne sont pas du tout prêts à ce type de pratique décalée tant ils sont habitués à des savoirs utilitaires. Les ateliers sont destinés à tous et pas seulement aux volontaires. C’est avec les contes merveilleux que je les maintiens le plus en haleine.

Tous les auditeurs soulignent que l’écoute de récits les calme, les apaise. C’est comme si cet apaisement était un besoin vital non satisfait, un besoin qu’ils découvrent. Comme s’ils ne s’accordaient pas le temps d’un retour sur eux, en eux, pour réfléchir à leurs expériences. Dans une course effrénée pour remplir le temps, le vide, pour s’occuper, ils effacent tout lien avec eux-mêmes. Profiter du temps, se remplir pour se sentir moins seul ! Les auditeurs sont aussi étonnés de découvrir leur écoute soutenue. C’est à travers leur propre écoute qu’ils font l’expérience de l’apaisement. Une écoute qui les relie à eux-mêmes.

Pour Pierre Mabille, médecin et anthropologue, ami d’André Breton, « Le Merveilleux profite des points de faiblesse de l’intelligence organisatrice, comme le feu du volcan s’insinue entre les failles des roches ; il illumine les greniers de l’enfance ; il est l’étrange lucidité du délire ; il est la lumière du rêve, l’éclairage vert de la passion ; il flambe au-dessus des masses aux heures de révolte. »2 Dans Le Miroir du merveilleux, il nous rappelle que « Le pays du merveilleux est avant tout dans notre être sensible. »3

La poésie du merveilleux nous transforme et nous emmène vers notre humanité au lieu de tout ce qui nous forme, nous déforme et nous formate en objets de consommation avec ses indices de rentabilité et en prédateurs d’autres objets.

En ces temps de dé-confinement, j’ai quelque peine à imaginer que je raconterai en collège et lycée en portant un masque. Une part de l’histoire se lit sur l’expression du visage. J’ai encore plus de peine à imaginer les adolescents rendus inexpressifs, uniformisés par le port du masque, empêchés de mettre les doigts dans la bouche et éparpillés dans la salle, séparés les uns des autres de plus d’un mètre. C’est comme si toute la relation vivante qui s’établit entre le conteur et les auditeurs tendait à s’effacer, comme si cette relation, cette communion devenait une menace. C’est comme si le rapport de proximité recherché était annihilé. Pour Ariane Mnouchkine, fondatrice du Théâtre du Soleil, si le port du masque par les spectateurs est concevable, la distance physique, c’est le contraire de la joie.

Ce long temps de fermeture des salles de spectacle est-il un temps d’intériorisation des nouveaux codes tant par les artistes du spectacle vivant que par les spectateurs ? Ces codes sont martelés à longueur de journée par les médias, répétés par les enseignants à chaque cours, affichés dans les lieux publics… On peut d’ores et déjà s’interroger sur cette intériorisation notamment chez les enfants quand les autres deviennent à la fois craints et suspects. Les artistes devront puiser en eux pour faire rêver les spectateurs masqués et séparés les uns des autres. Il faudra peut-être aussi imaginer un rituel, en début de spectacle, avec un rappel de ces nouveaux commandements.

Un masque tu porteras !
De masque régulièrement tu changeras ! La distanciation sociale tu respecteras ! Les mains souvent tu laveras !
Ton visage tu ne toucheras pas ! Des gants tu porteras !
Un mouchoir à usage unique tu utiliseras ! Dans le coude, tu tousseras et tu éternueras ! Pour saluer, la main tu ne serreras pas !
Les embrassades tu éviteras !

Ces commandements rappellent les recommandations de la magicienne homérique à Ulysse. Circé prévient en effet Ulysse qu’il croisera les Sirènes sur leur îlot. Elle lui raconte que personne ne résiste à leur chant ensorcelant. Les bateaux se fracassent sur les écueils et l’îlot des Sirènes est jonché des cadavres. Elle apprend à Ulysse comment il peut entendre ce chant sans mourir.

Quand Ulysse approche du rocher où chantent les Sirènes, il pétrit de la cire et bouche les oreilles de ses marins. Mais il veut entendre leur voix et leur chant. Il demande à ses marins de le ligoter au mât et il leur défend de le délier même s’il les en supplie. Ulysse entend le chant des Sirènes quand le bateau passe devant leur îlot. Il tente de se libérer pour suivre les ensorceleuses mais ses marins resserrent les liens.

Le chant des Sirènes est un chant mythique. Jean-Pierre Vernant, historien et anthropologue, spécialiste de la Grèce antique, écrit que les Sirènes « s’adressent à Ulysse comme si elles étaient des Muses, comme si elles étaient les filles de Mémoire, celles qui inspirent Homère lorsqu’il chante ses poèmes, celles qui inspirent l’aède quand il chante les hauts faits des héros. »4 Elles lui révèlent son passé et son avenir, ses exploits et sa propre gloire. Elles lui chantent ce qu’on racontera de lui quand il sera mort. « Elles l’attirent vers cette mort qui sera pour lui la consécration de sa gloire. »5 Pour Jean-Pierre Vernant « Les Sirènes sont à la fois l’appel du désir de savoir, l’attirance érotique – elles sont la séduction même – et la mort. »6

La tradition homérique est d’une infinie richesse. Les spectateurs du navire des salles de spectacle – si elles rouvrent pendant ces temps de dé-confinement – sortiront de leur tour, attirés par cette échappée imaginaire, par ce chant même s’il n’est qu’un écho du chant mythique des Sirènes. L’ouverture à la métaphore, le désir d’être ravis, d’être transformés, l’aura emporté sur les risques d’être contaminés. Ce n’est pas une magicienne qui les avertira du danger ! Ils auront intériorisé les commandements de la crise du coronavirus. Ils seront ligotés à leurs sièges comme Ulysse à son mât, ils ne s’approcheront pas des autres avec lesquels ils s’émerveillent, avec lesquels ils partagent ce rêve. Auront-ils besoin de marins pour resserrer les liens qui les immobilisent ?

Ulysse ne bouchera pas les oreilles de ceux qui resteront dans leur tour, hors de ce navire, ceux qui sont plus vulnérables ou plus craintifs. Ceux-là résisteront à l’appel au rêve,le trouveront ailleurs ou par d’autres voies. Ils attendront le temps où on entendra : « Il y avait une fois le corona… ».

Et on pourra à nouveau rêver ensemble, rire ensemble, respirer ensemble, penser ensemble, parler ensemble, imaginer ensemble, chanter ensemble, aimer ensemble, être ensemble sans gestes barrière !

S’émerveiller ensemble !

« Il y avait une fois le corona et une autre fois, il n’y aura pas… »

1 H. Pourrat, 1948-1962, Le trésor des contes, Omnibus, 2009, p. VII

2 P. Mabille, 1946, Le merveilleux, Fata Morgana, 1992, p. 40-41

3 P. Mabille, 1940, Le miroir du merveilleux, avec une préface d’André Breton, Editions de Minuit, 1962, p.33

4 J.-P. Vernant, L’Univers, les Dieux, les Hommes – Récits grecs des origines, Seuil, 1999, p. 135

5 Ibid, p. 136

6 Ibid, p. 135

Séminaire de Lacan « L’éthique de la psychanalyse » – Commentaire de la séance du 8 juin 1960

Intervention de Daniel Humann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan », animé par M. Lévy et A. Souirji. 

Lecture du séminaire « L’éthique de la psychanalyse » et présentation de la leçon du 8 juin 1960.

Pour présenter cette séance du séminaire, j’ai à chaque fois pris appui sur deux traductions additionnelles à celle figurant dans le texte de la séance : celle à laquelle Lacan fait référence, à savoir celle de Robert Pignarre, sous une forme révisée et présentée par Charles Guittard1. Mais également celle de Mayotte et Jean Bollack2. L’étude de la pièce par ce dernier3, travail d’une érudition toute particulière, fut pour moi un éclairage précieux.

La position d’Antigone

La séance du séminaire de Lacan s’ouvre in media res en quelque sorte, à propos de la position d’Antigone vis-à-vis de la vie4. C’est à la troisième scène du premier épisode. Antigone répond à Ismène, sa sœur, de la façon suivante [v. 559-560] :  « Prends courage, vis ! Pour moi mon âme est déjà partie et ne sert plus qu’aux morts5. » « Ne te décourage pas : ta vie est devant toi ; la mienne est finie ; il y a longtemps que je l’ai consacrée à mes morts6. » « Ne t’en fais pas. Tu vis. Ma vie à moi est morte depuis un bout de temps. Ainsi je peux servir les morts7. »
Lacan cherche à situer Antigone : la recherche de la fille d’Œdipe tournerait autour de l’atè. Plus précisément, le bien d’Antigone serait au-delà des limites de l’atè8. Il mobilise alors la fin du deuxième stasimon, portant principalement sur la malédiction de la dynastie des Labdacides. Dans la version de Valas, la traduction de ce passage n’est pas présentée dans l’ordre [v. 611-625]. Le dernier tiers, le plus décisif dans la démarche de Lacan, ne figure que partiellement. J’ai à nouveau consulté les deux traductions, celle de Pignarre et celle des Bollack : « […] Éternellement jeune, maître absolu, tu sièges sur l’Olympe, dans une aveuglante clarté ! et demain comme hier et toujours prévaudra cette loi ! Nul mortel n’atteint l’extrême du bonheur qu’il ne touche à sa perte [v.611-614]. L’espérance vagabonde console bien des hommes, mais de bien des hommes aussi abuse les désirs crédules : vers celui qui n’y prenait garde elle se glisse, il s’est brûlé ! son pied touchait le feu… [v.615-619]. Quelle sagesse éclate en l’adage fameux : quand un esprit égaré prend le mal pour le bien, c’est qu’un dieu pousse son âme à l’égarement. Un moment suffit alors pour le perdre [v. 620-625] »9.
« Radieux de l’Olympe. Dans l’instant qui vient, dans le temps futur comme dans le passé, voici la loi qui tiendra bon : « rien n’advient » dans la vie des hommes. La ville totale est en dehors de la tragédie [v. 611-614]. Tantôt l’espoir divaguant est le secours d’un homme, tantôt le leurre des désirs légers. « Rien n’advient », pour celui qui sait, tant que l’on n’a pas mis son pied dans le feu brûlant [v. 615-619]. Car la sagesse a fait trouver à quelqu’un le mot célèbre : Celui dont le dieu conduit la pensée vers la tragédie croit que le mal est un bien. Il a très peu de temps pour agir en dehors d’elle [v. 620-625] 10». Dans son ouvrage, Jean Bollack11 revient sur le fait que Lacan traduit atè par « malheur ». Pour le philologue le terme renvoie à la débâcle finale, à la ruine. Il l’a quant à lui traduit par « désastre » et donc par « tragédie » dans son texte.

La solitude du héros

Dans la suite de son cheminement, Lacan prend appui sur la thèse de Reinhardt qui postule une solitude caractéristique du héros chez Sophocle12. Il complète puis nuance la proposition du philologue, en traversant brièvement les pièces du tragique. Il complète dans le sens où, isolé, le héros serait hors des limites, « arraché à la structure13 ». Lacan nuance car la notion de solitude est insuffisance, selon lui, à approcher la problématique du rapport à la limite14. Au passage Lacan souligne la réversibilité de la posture d’Antigone et de celle d’Électre, « morte dans la vie15 ». La limite en question est celle qui sépare la vie et la mort et elle implique une recherche de « la vérité16 ». La présence d’un tel dessein serait-elle la raison pour laquelle les héros sophocléens sont souvent assimilés à des demi-dieux ?

Un parallèle de méthode

Lacan trace un parallèle de méthode entre sa recherche sur Antigone et l’anamorphose17. Il propose de chercher comment a été construite Antigone, image centrale du dispositif optique, et de la considérer comme le « résultat » d’un montage18. Sa question serait la suivante : quelles déterminations au sens d’enjeux métapsychologiques ont concouru à l’aboutissement que forme ce personnage ? La psychanalyse établit au passage un pont avec le champ religieux : l’image d’Antigone serait celle d’une passion, non au sens moral, mais au sens christique. Dans la même veine, Lacan pointe aussi la part de certitude dont fait preuve Antigone dès le début de la pièce, vis-à-vis d’elle-même comme de l’autre, par sa réaction anticipée à l’édit de Créon19.

L’humanisme de Sophocle et celui de Lacan

Dans la suite de cette séance, Lacan s’interroge sur l’éventuelle portée humaniste de l’œuvre de Sophocle20, comparée à d’autres tragiques comme Eschyle. Il reviendra sur ce point à la fin de son discours du jour. Lacan profite de cette question qu’il pose sur l’humanisme pour remettre sur les rails sa conception du sujet, soit d’après lui le rapport de l’homme au signifiant. Il trouve les traces d’une recherche similaire chez Lévi-Strauss, dans la dichotomie que pose l’anthropologue entre nature et culture. Il cite alors un passage de la pièce, la scène II du premier épisode, lorsque le garde informe Créon d’une transgression. Il y est question de discours. Lacan cite et traduit Créon [v. 324] : « Tu fais le malin avec tes histoires concernant la doxa21. » Pour tenter d’éclaircir les choses, voici le passage in extenso dans les deux versions citées précédemment [v. 315-326] :

« Le garde : Ai-je encore droit à la parole, ou est-ce que tu m’as assez vu ? Créon : Cette fois encore, ne vois-tu pas que tes impertinences m’indisposent ? Le garde : Est-ce aux oreilles ou au cœur qu’elles te mordent ?
Créon : Pourquoi te mettre en peine si je souffre ici ou là ?
Le garde : C’est le coupable qui t’a touché au cœur. Moi, je n’irrite que tes oreilles. Créon : Quel impudent raisonneur tu fais, en vérité !
Le garde : En tout cas, l’auteur de l’attentat ce n’est pas moi. Créon : Et pourquoi ne serait-ce pas toi ? Ta cupidité t’aura perdu.
Le garde : Ah ! Misère ! quand on a l’esprit prévenu d’une idée, on ne sait plus démêler le vrai du faux.
Créon [v. 324] : Moque-toi de mes soupçons : si vous ne me découvrez les coupables, je vous forcerai bien à reconnaître que les gains honteux ne rapportent que des ennuis22. »

« Le garde : Permettras-tu encore de parler ? Ou est-ce que je m’en retourne comme cela ? Créon : Tu ne sais pas que même maintenant tu parles de façon insupportable ?
Le garde : Est-ce dans les oreilles ou dans l’âme que tu ressens la morsure ? Créon : Quoi ? Tu règles ma souffrance pour savoir où la mettre ?
Le garde : Celui qui l’a fait te blesse au cœur, moi je te blesse les oreilles. Créon : Ah ! Tu es vraiment la parole incarnée.
Le garde : En tout cas, je ne suis pas celui qui a fait ce travail-là. Créon : Et, en plus, en vendant ton âme pour de l’argent.
Le garde : Hélas, qu’il est terrible, quand déjà on se fait des idées, de s’en faire de fausses !
Créon : [v. 324] Fais de l’esprit avec ton « idée » ! Si, dans cette affaire, vous ne me montrez pas les coupables, je vous obligerai à dire que le terrible appât du gain récolte la douleur !23. »

À mon sens, Lacan pointe ici un moment du drame où la question du rapport à la parole se pose, dans le sens où il y a jeu de mot de la part du garde et mise en perspective, détachement vis-à-vis d’un discours par la réplique cinglante de Créon. Le psychanalyste s’intéresse ensuite au premier stasimon, qui survient juste après. Il s’agit d’un éloge de l’homme, et Lacan semble pointer sa proximité avec le jeu sur le signifiant qui précédait. L’analyse de ce chant m’est apparue quelque peu embrouillée. D’après ce que j’en ai saisi, Lacan part d’abord de la première et surtout de la deuxième strophe du stasimon. Voici la première strophe dans différentes traductions : « Il y a pas mal de choses formidables dans le monde, mais il n’y a rien de plus formidable que l’homme [indiqué v. 334]24. »
« Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille c’est l’homme [v. 332-333]25. »
« Combien de terreurs ! Rien n’est plus terrifiant que l’homme ! [v. 332-333]26. »

Ainsi que la deuxième : « Comme il est plein de ressource, il ne sera sans ressources vers rien de ce qui peut arriver [indiqué v. 358-359]27. »
« Génie universel et que rien ne peut prendre [v. 360-361]28. »
« Il marche, fort de tous ses moyens, aucun ne lui manque devant rien de ce qui vient [v. 360- 361]29. »

Ce sont des passages qui mettent l’accent sur l’omnipotence de l’homme. Puis il s’agit de ce qu’il ne peut pas : échapper à la mort [v. 361-362] : « Du seul Hadès il n’élude point l’échéance30. »
« Devant la mort seulement, il ne trouvera pas de dérobade31. »

L’enjeu des « maladies impossibles »

Enfin on arrive à l’équivoque du vers 363 sur les « maladies impossibles32 ». La traduction de Lacan est un peu abrupte, ou tronquée vraisemblablement. Je me suis reporté à celles de Pignarre et Bollack [v. 363-364] : « bien qu’à des cas désespérés, parfois, il ait trouvé remède33. »
« Mais il a découvert la sortie des maladies sans remède34. »

De quoi est-il question ? De la trajectoire de l’homme face à un « sacré truc35 » – « truc » sacré peut-être – qui implique un « pouvoir » « ambigu36 ». S’il est question de Créon, quelque chose se joue par rapport à sa tentative de sortie des « maladies sans remède37 ». Sans nous dire ce que sont ces maladies, la suite du texte de la pièce indique que l’effort en question porte l’homme à télescoper justice éternelle et justice de la terre. C’est un passage ultérieur du chant du cœur qui n’est pas entièrement traduit par Lacan38[v. 365-375] : « Riche d’une intelligence incroyablement féconde, du mal comme du bien il subit l’attirance, et sur la justice éternelle il greffe les lois de la terre. Mais le plus haut dans la cité se met au ban de la cité si, dans sa criminelle audace, il s’insurge contre la loi. A mon foyer ni dans mon cœur le révolté n’aura jamais sa place39. »
« Il a les moyens de l’art, une science qui conduit plus loin qu’il ne croit. Il va tantôt vers le mal, et, en d’autres temps, vers le bien, s’il insère les lois du pays, dans la justice des dieux, gardée par le serment, haut dans la vile ; il s’exclut lorsqu’il fraie insolemment avec l’immortalité. Il ne partagera pas mon foyer, il ne partagera pas ma pensée, celui qui ferait cela40. »

Le cœur se désolidarise d’une telle prétention, il n’a pas le « même désir » selon Lacan41. Puis se pose la question de savoir s’il est uniquement question de Créon dans ce passage. Le psychanalyste en doute car s’il y a tentative de mêler deux registres juridiques, celui du télos et celui de la diké, c’est tout autant celle d’Antigone. En effet celle-ci, par une revendication touchant à sa filiation, convoque la diké des dieux.
Lacan distingue alors Antigone et Créon en appuyant leur statut dans la pièce. Créon serait le « contre-héros », le « héros secondaire42 » qui aurait été dans l’erreur, dans la « bévue43 ». Lacan s’appuie sur deux passages, au niveau du dernier épisode, et plus particulièrement de la scène IV lors de laquelle le Coryphée annonce l’entrée de Créon, qui porte son défunt fils. Lacan en rapporte ainsi la « propre erreur » de Créon44. Voici deux autres traductions du fragment en question [v. 1259-1260] : « Un instant. Voici le roi qui s’avance, portant dans ses bras – s’il m’est permis de la dire – le témoignage trop clair d’un malheur qu’il ne doit qu’à lui-même45. »
« Voici le prince lui-même, il tient dans ses bras un signe clair de l’erreur, qui n’est pas la tragédie d’un autre, s’il est permis de la dire, mais la sienne46. »

Le second extrait c’est la scène précédente (la troisième), où on trouverait antérieurement la notion de bêtise47 chez le cœur, par contraste et à propos d’Eurydice, sa femme. Cette notion n’apparaît pas, ni dans la traduction de Lacan, ni dans celle de Pignarre ou Bollack de l’extrait qui figure dans la version Valas [v. 1251-1252] : « […] Un trop grand silence me paraît aussi lourd de menaces qu’une explosion de cris inutiles48. »
« […]. Toujours est-il qu’un silence trop profond n’est pas moins lourd de menaces que de grands cris pour rien49. »

Peut-être que cette notion de bêtise, assimilée à l’erreur se trouve quelques lignes avant, au niveau du vers 1250 où c’est le messager qui parle et qui dit : « Elle sait assez se conduire pour ne pas faire de faute50. »

Antigone, personnage central de la tragédie se tient quant à elle sur la frontière de l’atè, que Lacan assimile désormais au « champ de l’Autre51 ». Je note qu’il s’appuie à nouveau sur le passage cité au début de la séance52, à savoir la fin de la deuxième strophe et de la deuxième antistrophe du second stasimon : « […] Éternellement jeune, maître absolu, tu sièges sur l’Olympe, dans une aveuglante clarté ! et demain comme hier et toujours prévaudra cette loi ! Nul mortel n’atteint l’extrême du bonheur qu’il ne touche à sa perte [v.611-614]. […]. Quelle sagesse éclate en l’adage fameux : quand un esprit égaré prend le mal pour le bien, c’est qu’un dieu pousse son âme à l’égarement. Un moment suffit alors pour le perdre [v. 620-625]53. »

« Radieux de l’Olympe. Dans l’instant qui vient, dans le temps futur comme dans le passé, voici la loi qui tiendra bon : « rien n’advient » dans la vie des hommes. La ville totale est en dehors de la tragédie [v. 611-614]. […]. « Car la sagesse a fait trouver à quelqu’un le mot célèbre : Celui dont le dieu conduit la pensée vers la tragédie croit que le mal est un bien. Il a très peu de temps pour agir en dehors d’elle [v. 620-625]54. »

Je remarque que la traduction de Bollack place la tragédie du côté de Créon. Sa version pose la question du terme grec original. Et remet peut-être en question la proximité exclusive d’Antigone avec l’atè.

Antigone

Lacan développe ensuite ce que représenterait Antigone, au niveau analytique55. Pour cela, il s’intéresse au passage dans lequel celle-ci répond à Créon. Nous sommes alors à la deuxième scène du deuxième épisode de la pièce.
Lacan le traduit en commençant par le vers 450 : « Car nullement Zeus était celui qui a proclamé ces choses à moi56. »
Les deux autres traductions de la réplique [v. 450-455] sont les suivantes : « Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes (les ordonnances de Créon). Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non écrites, celles-là, mais intangibles57. »
« À mon avis, Zeus n’a pas proclamé ça, ni non plus Justice, qui habite la demeure des dieux d’en bas ; Eux, ils ont défini ce qui dans ce domaine fait loi chez les hommes ; je ne pensais pas que tes proclamations avaient une telle force que l’on pût, étant homme, outrepasser les lois non écrites et infaillibles des dieux58. »

Au travers de telles réponses, Antigone serait moins dans l’opposition que dans une sorte d’affirmation. « C’est comme ça parce que c’est comme ça » lance Lacan59. En ce sens, toujours d’après lui, elle serait une figure de l’individualité absolue. Qu’est-ce que cela veut dire ? La suite de la séance semble constituer une tentative de nous faire approcher une réponse. À ce moment-là, Lacan revient sur son propre rapprochement entre la position que prend Antigone et la diké. Il explique maintenant qu’elle s’en éloignerait. Par sa référence aux lois de la terre, mais aussi à la filiation et à l’absence de l’écrit, elle ne s’immiscerait pas véritablement dans les lois mais dans une certaine « légalité60 ». Antigone représente quelque chose de la loi mais quelque chose de bien particulier qui n’est pas, ou plutôt pas encore pleinement arrimé au registre symbolique, constitué en chaîne signifiante61.

Lacan étudie alors le passage du texte dans lequel Antigone exprime directement la problématique familiale qui est la sienne et plus particulièrement l’enjeu de sa filiation. D’après mes recherches, à mesure de ma lecture, Lacan s’appuie sur l’exposition de la logique de Créon puis la réponse que lui fait Antigone en plusieurs endroits du texte.
Sur la façon dont Créon voit les choses, il faudrait se reporter au début du premier épisode où il justifie sa façon de régner [v. 182-183] : « Et quiconque préfère à sa patrie un être cher est pour moi comme s’il n’était pas62. »
« Et quiconque fait plus de cas de son parent que de son pays, cet homme, je dis qu’il n’a de place nulle part63. »

La réponse d’Antigone est anticipée, dès le prologue, en présence d’Ismène [v. 48] : « Créon n’a pas le droit de me séparer des miens64. »
« Il n’a aucun titre pour me séparer des miens65. »

Mais également [v. 71-76] :
« J’ensevelirai Polynice. Pour une telle cause, la mort me sera douce. Je reposerai auprès de mon frère chéri, pieusement criminelle. J’aurai plus longtemps à plaire à ceux d’en bas qu’aux gens d’ici. Là-bas, mon séjour n’aura point de fin. Libre à toi de mépriser ce qui a du prix au regard des dieux66. »
« Moi je vais l’enterrer. Il me paraît beau de mourir en faisant cela. Je l’aime, je serai couchée près de lui, qui m’aime. Mon crime sera la piété. Il me faut plaire plus longtemps aux gens d’en bas qu’à ceux d’ici. Là-bas, je serai couchée pour toujours. Si c’est cela que tu décides, continue, déshonore l’honneur des dieux67. »

On y retrouve le rapport qu’instaurent les mots à « l’infranchissable68 » dès qu’il y a nomination du frère, ou référence à lui.
La réponse d’Antigone apparaît par la suite, après la proclamation de l’édit, face à Créon lui-même lors de la troisième scène du deuxième épisode [v.502-504] :
« En vérité, pouvais-je m’acquérir plus d’honneur qu’en mettant mon frère au tombeau ? »69.
« Pourtant, quel acte aurait pu me valoir une gloire plus éclatante que d’avoir mis un frère de mon sang au tombeau ?70. »

On peut aussi citer la fin de leur stichomythie dans cette même scène [v. 511-525] :

« Antigone : Il n’y a pas de honte à honorer ceux de notre sang Créon : Mais l’autre, son adversaire, n’était-il pas ton frère aussi ? Antigone : Par son père et sa mère, oui, il était mon frère.
Créon : N’est-ce pas l’outrager que d’honorer l’autre ?
Antigone : Il n’en jugera pas ainsi, maintenant qu’il repose dans la mort. Créon : Cependant ta piété le ravale au rang de criminel
Antigone : Ce n’est pas un esclave qui tombait sous ses coups ; c’était son frère. Créon : L’un ravageait sa patrie ; l’autre en était le rempart.
Antigone : Hadès n’en réclame pas moins ses rites. Créon : Le méchant n’a pas droit à la part du juste.
Antigone : Qui sait si ces distinctions sont reconnues comme sacrées aux yeux des morts ? Créon : un ennemi est toujours un ennemi.
Antigone : je suis faite pour partager l’amour, non la haine71. »

« Antigone : Il n’y a pas de honte à rendre son dû à un frère sorti des mêmes entrailles. Créon : Celui qui est mort dans l’autre camp, n’est-il pas de même sang que toi ?
Antigone : Il est du même sang, d’une seule mère et du même père.
Créon : Pourquoi alors cet outrage d’une offrande qui honore l’autre ?
Antigone : Le cadavre, mort comme il l’est, ne te servira pas de témoin.
Créon : Il le fera, si tu l’honores à égalité avec celui qui l’outrage.
Antigone : Ce n’est quand même pas un esclave qui est mort, c’était son frère.
Créon : Mais il ravageait cette terre. L’autre s’est dressé contre lui pour la défendre.
Antigone : Pourtant Hadès, ce sont ces lois qu’il aime.
Créon : Mais le bon et le méchant ne sont pas égaux en matière de droit. Antigone : Ces principes sont-ils sacrés sous terre, qui sait ?
Créon : Jamais l’ennemi n’est ami, même s’il est mort.
Antigone : Je ne suis faite pour vivre avec ta haine, mais pour être avec ceux que j’aime72. »

Pour Antigone, au niveau familial, son frère Polynice, en tant que les parents ne sont plus, représente l’unique frère. Il a été, quoi qu’en interdise Créon à son sujet. Cela apparaît dans le quatrième épisode, à la deuxième scène [v.902-914] : « Polynice, pour avoir pris soin de ta dépouille, tu vois mon salaire. Pourtant j’ai eu raison de te rendre les honneurs funèbres selon les sages. Si j’étais mère et qu’il s’agît de mes enfants, ou si c’était mon mari qui se fût trouvé à mourir, je ne me serais pas donné cette peine contre le gré des citoyens. Quel raisonnement me suis-je donc tenu ? Je me suis dit que, veuve, je me remarierais et que, si je perdais mon fils, mon second époux me rendrait mère à nouveau, mais un frère, maintenant que mes parents ne sont plus sur la terre, je n’ai plus d’espoir qu’il m’en naisse un autre. Je n’ai pas considéré autre chose quand je t’ai honorée particulièrement, ô chère tête fraternelle !73. »

« Polynice, parce que j’ai enseveli ton corps, j’ai à payer ce prix. Et pourtant il suffit d’avoir du bon sens pour comprendre que je t’aie rendu ces honneurs. Si j’avais été mère, avec des enfants, et que c’eût été mon mari qui était mort, et dont le corps pourrissait, je n’aurais pas alors, contre la volonté des gens de la ville, assumé cette épreuve. Quelle est la loi qui me le fait dire ? J’aurais eu un autre mari à la place du mort, et un enfant d’un autre homme, si j’avais perdu celui-ci. Mais, comme ma mère et mon père sont enfouis dans l’Hadès, je n’ai pas de frère qui pourrait venir au monde. Voilà la loi qui m’a fait te préférer entre tous74. »

C’est ce même passage que Lacan narrativise à sa façon75 dans la version Valas.

Antigone se bat donc, elle défend quelque chose que le langage a fixé dans le « flux des transformations76 » inhérent à la procréation. Lacan dit que l’effet d’introduction du signifiant revient à « ce qui est, est77 » et que la position d’Antigone se caractérise par une telle affirmation, au niveau d’un frère qui a été. Mais Antigone porte aussi le crime d’Œdipe et de sa lignée. Outre une affirmation, n’y aurait-il pas chez elle un rapport singulier à la culpabilité ? Culpabilité sans fin d’une lignée maudite ? Lacan y reviendra plus tard. Au passage, à l’égard de l’effet de fixation du langage, il indique qu’anthropologiquement, on retrouve cela dans la pratique de la sépulture.

Antigone porte la dimension d’être du langage, au-delà ou en deçà de son imaginarisation, au-delà du bien et du mal, au-delà – peut-être – du jugement d’attribution. Elle serait uniquement à l’endroit du jugement d’existence78. Lacan désigne par là une sorte de « pureté79 » symbolique. Elle cherche à incarner le symbolique, à le préserver à la condition de s’en exclure elle-même. Lacan explique que « cette pureté, cette séparation de l’être de toutes les caractéristiques du drame historique qu’il a traversé, c’est là justement cette limite, cet ex nihilo autour de quoi se tient Antigone, et qui n’est rien d’autre que la même coupure qu’instaure dans la vie de l’homme la présence même du langage80 ». Défendre cette pureté, cette séparation de l’être du drame historique c’est donner les sacrements aux morts mais cela revient aussi, dans cette pièce en tout cas, à se séparer soi-même de la vie. « Séparation de l’être » peut s’entendre, pour celle ou celui même qui la défend, comme une résolution à la mort.

Ce processus conduit Antigone à être prise dans la « condamnation81 » de Créon, dans l’application de celle-ci. Elle ne va pas seulement mourir mais se trouver dans un lieu intermédiaire : « entre la mort et la vie, entre la mort physique et l’effacement de l’être82 ». Son tombeau, marqué par l’ordalie prononcée par Créon, est une sorte de figuration, d’allégorie voire de mise en abîme de son rapport à la limite et à l’être. Dans le texte de la pièce, l’ordalie est la suivante [v.777-780] : « Là-dessous, en priant Hadès, le seul dieu qu’elle révère, elle obtiendra peut-être de ne pas mourir. Sinon, elle mesurera du moins la vanité des honneurs qu’on rend aux morts83. »
« Là-bas, elle implorera Hadès, le seul des dieux qu’elle respecte, et obtiendra peut-être de lui de ne pas mourir. Ou alors elle reconnaîtra, mais tard, que c’est peine perdue de respecter le monde de l’Hadès84. »
Lacan propose une « version » à partir de ce passage85.
Il étudie alors un autre fragment cardinal du texte, le kommos86 d’Antigone, c’est-à-dire sa « lamentation87 ». Cette prise de parole particulière se situe entre le troisième stasimon consacré à Éros et le quatrième qui aborde trois figures tragiques, ayant un rapport avec l’enfermement88. Ce kommos nous donne à entendre une Antigone qui soudain s’anime, au seuil de son supplice. Elle n’est plus alors le personnage froid, que la pièce nous donnerait à voir d’après certains de ses commentateurs, un personnage caractérisé de la sorte indirectement par Créon dans l’échange qu’il a avec son fils Hémon [v. 649-651] : « Dis-toi que l’étreinte d’une méchante épouse a de quoi refroidir un mari89. »
« […] sache bien que l’étreinte est froide, lorsqu’une méchante Femme partage ton lit dans ta maison90. »
En ce qui concerne la réaction d’Antigone dans son kommos, la dramatisation de ce par quoi elle serait traversée ou dirigée, l’effet de paradoxe s’estompe si on considère que c’est à partir de la proximité avec la limite de l’être que s’envisage tout autant la mort que la vie91. Le cœur, l’Autre, peut-être dans une disposition plus névrotique, s’en émeut, il est touché par ce vie sous la forme de « ce qui est perdu92 ». Lacan rapporte cette réaction à une forme d’éblouissement esthétique : « C’est à savoir ce côté touchant de la beauté autour de quoi tout vacille, tout jugement critique arrête l’analyse et qui, en somme, des différents effets, des différentes forces mises en jeu, plonge tout dans quelque chose qu’on pourrait appeler une certaine confusion, sinon un aveuglement essentiel93 ». La réaction du cœur (son revirement, qui est lui-même un ressort narratif important) se lirait dès la fin du troisième stasimon (qui précède le kommos en question). Je vous cite une partie de l’antistrophe du cœur et la partie qui suit [v. 791-805], chantée par le coryphée. Celle-ci fait déjà référence à la mort prochaine de la fiancée :

« Vainqueur est l’attrait qui rayonne des yeux de la femme promise ; le Désir a sa place entre les grandes Lois qui règnent sur le monde et sans combat la divine Aphrodite fait de nous ce qu’elle veut.
Le coryphée : Mais à mon tour je me révolte devant le spectacle offert à mes yeux et ne puis retenir le flot de mes larmes lorsque je vois notre Antigone s’avancer déjà vers la chambre ou toute vie, un jour, s’endort94. »

« Claire, la victoire du désir dans l’œil de la jeune femme faite pour le lit. Il siège à côté des grandes lois, dans leur puissance, car Aphrodite, la déesse, joue, elle ne se bat pas.
Le Coryphée : Et voici que moi-même je suis entraîné aussi hors des lois, devant ce que j’ai sous les yeux ; je n’ai plus le pouvoir de retenir les eaux de mes larmes, quand je vois cette Antigone aller vers le lit nuptial de la chambre commune95. »

La beauté et la mort

Lacan recoupe « l’effet de beauté, […] effet d’aveuglement » évoqué précédemment avec l’instinct de mort, livré au spectateur par Antigone elle-même lors du deuxième épisode. Je vous propose à nouveau l’extrait correspondant [v. 559-560] : « Prends courage, vis ! Pour moi mon âme est déjà partie et ne sert plus qu’aux morts96. »
« Ne te décourage pas : ta vie est devant toi ; la mienne est finie ; il y a longtemps que je l’ai consacrée à mes morts97. »
« Ne t’en fais pas. Tu vis. Ma vie à moi est morte depuis un bout de temps. Ainsi je peux servir les morts98. »

Si on revient à son kommos, comment lire la réaction d’Antigone face au cœur qui fait d’elle un demi-dieu ? La tonalité de cet échange est bien distincte du reste de cette séquence. Voici l’éloge du Coryphée puis la réponse d’Antigone [v. 834-841] : « Le Coryphée : Déesse elle était née et fille de déesse, nous sommes nés mortels et enfants de mortels ; quand tu ne seras plus, quelle gloire pour toi d’avoir connu le sort d’un demi-dieu dans la vie, puis dans la mort !
Antigone : Tu te moques de moi. Par les dieux de nos pères, as-tu le cœur de m’outrager en face ? Attends du moins que je sois morte99. »

« Le Coryphée : elle est une déesse et fille de dieux ; Nous, nous sommes des hommes et fils d’hommes. Dans la mort d’une femme pourtant, c’est une belle renommée aussi que d’obtenir sa part du lot des dieux-hommes vivante, morte ensuite.
Antigone : Ah ! Vous riez de moi ! Au nom des dieux de mes ancêtres, pourquoi m’insulter ? Je n’ai pas disparu, et l’on me voit100. »
Pour ma part je pense qu’elle refuse une forme d’idéalisation car elle se pose elle-même comme une « idéalité », qui doit rester problématique, non univoque, parce qu’elle est vivante. L’implication des dieux est croissante à la fin de la pièce. Le quatrième stasimon fait référence à Danaé, à Lycurgue et à l’histoire de Phinée et Cléopâtre101. Son interprétation reste une tâche ardue. Lacan le reconnaît102, et la modestie de certains philologues va dans le même sens103. S’il est à chaque fois question d’enfermement, c’est aussi à chaque fois une chronique de la vengeance du divin. D’après Lacan cela témoignerait du fait qu’Antigone porte en elle l’action des dieux104.
Concernant les chants de la fin de la pièce, pourquoi le dernier stasimon est-il dédié à Dionysos ? Il convient d’abord de souligner l’inscription de ce dieu dans la ville de Thèbes.

Inscription synonyme de filiation, car Dionysos est un descendant du fondateur de la ville, Cadmos. Mais pas seulement. Il est celui qui peut offrir salut, tutelle et catharsis105 et qui permet ainsi à la pièce de trouver sa ponctuation. Rappelons qu’à ce stade on va vers les ultimes développements de l’histoire mise en scène par Sophocle : à savoir la mort non seulement d’Antigone, mais aussi d’Hémon, son fiancé, et d’Eurydice, la femme de Créon. Sans invocation prospective de Dionysos, on se retrouverait cantonnés à un déchaînement imminent, qui laisse Créon dévasté.

L’acte d’Antigone

L’acte d’Antigone est en amont de l’appel et de la référence au protecteur de Thèbes. Il y est irréductible, semble indiquer Lacan. En effet son action ne cherche pas à conclure, et elle ne se situe pas au niveau du rattachement à la cité. Elle est en rapport avec la filiation, une filiation maudite. Un des derniers développements de Lacan pose qu’« Antigone se présente comme […] pur et simple rapport de l’être humain avec quelque chose dont il se trouve être miraculeusement porteur, à savoir la coupure signifiante, ce pouvoir infranchissable d’être envers et contre tout ce qu’il est106 ». Le « miraculeusement porteur » chez Antigone c’est…. la dynastie des Labdacides ! Quelque chose dans la sauvegarde de sa filiation fait affirmation, de façon radicale, à la manière de l’action première de la coupure signifiante pour l’être sur le chemin du devenir humain. Ce que montrerait la tragédie, c’est que se situer dans une telle zone, soutenir une telle opération fondamentale, cela revient non à créer, ou même à maintenir, mais à détruire. Et tout d’abord à se détruire. Par la mise en scène de la défense des Labdacides via Antigone, la pièce représenterait l’insistance du symbolique dans son lien nécessaire avec la pulsion de mort. C’est-à-dire qu’ici l’établissement d’un ex nihilo, d’un nihil au sens littéral, accompagne le maintien du signifiant dans le flux du réel. C’est ainsi que Lacan peut dire dans un passage assez elliptique : « C’est pour autant qu’Antigone mène jusqu’à la limite l’accomplissement de ce qu’on peut appeler le désir pur … le pur et simple désir de mort comme tel … C’est pour autant qu’elle l’incarne107. » Lacan trouve que le désir d’Antigone est télescopé avec celui de sa mère, Jocaste. C’est un désir criminel, qui repose sur un inceste. Lacan retrouve une problématique semblable à celle d’Hamlet vis-à-vis de Gertrude, dans la pièce qu’il avait étudié l’année précédente. À cet égard, peut-être Lacan fait-il allusion à la désinhibition d’Hamlet, ou à son passage à l’acte lorsqu’il tue Polonius à proximité immédiate de sa mère, à qui il reproche sa trahison. Je vous cite l’échange en question :

« La reine : Mon Dieu, qu’as-tu fait ? Hamlet : Je ne sais pas, c’est le roi ?
La reine : Quelle faute brutale et sanglante tu as commise !
Hamlet : Faute sanglante, presque aussi grave, bonne mère que de tuer un roi et d’épouser son frère108. »
Dans chacune des pièces il y a un rapport au crime de la mère. Pour ce qui est de la pièce de Sophocle : « Antigone choisit […] d’être purement et simplement la gardienne de l’être du criminel comme tel109. » Contrairement à Hamlet, du moins la plupart du temps pour lui, elle n’aurait pas choisi la voie de la culpabilité.

1 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, Paris, GF Flammarion, 1999.

2 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, Paris, Les Editions de Minuit, 1999.

3 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, Paris, puf, Les essais du collège international de philosophie, 1999.

4 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), version Patrick Valas, p. 592.

5 id.

6 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 66.

7 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 41.

8 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), version Patrick Valas, p. 593.

9 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 68-69.

10 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 44.

11 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, op. cit., p. 97.

12 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 594

13 id.

14 ibid., p. 596.

15 ibid., p. 595.

16 ibid., p. 597.

17 id.

18 ibid., p. 598.

19 ibid., p. 599.

20 ibid., p. 600.

21 ibid., p. 601.

22 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 54-55.

23 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 28-29.

24 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 601.

25 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 56

26 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 29.

27 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 602.

28 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

29 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 31.

30 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

31 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 30.

32 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 604.

33 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

34 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 30.

35 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 604.

36 ibid., p. 605.

37 Dans la traduction de Jean et Mayotte Bollack, voir supra.

38 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 605.

39 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 57.

40 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 30.

41 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 606.

42 ibid., p. 608.

43 id.

44 id.

45 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 96.

46 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 75.

47 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 608.

48 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 96.

49 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 74.

50 ibid., p. 74.

51 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 609.

52 ibid., p. 607.

53 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 68-69.

54 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 44.

55 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 609.

56 ibid., p. 610.

57 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 61.

58 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 35.

59 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 610.

60 ibid., p. 611.

61 id.

62 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 49.

63 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 21.

64 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 43.

65 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 15.

66 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 44.

67 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 16.

68 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 612.

69 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 62.

70 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 37.

71 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., pp. 63-64.

72 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 37-38.

73 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 81.

74 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 58-89.

75 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 611.

76 ibid., p. 612.

77 id.

78 S. Freud, « La négation » (1925), Résultats, idées, problèmes II – 1921-1938, Paris, puf, 1985, pp. 135-139.

79 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 613.

80 id.

81 ibid., p. 614.

82 id.

83 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 76.

84 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 53.

85 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 614.

86 Passage chanté par un personnage et le Coryphée.

87 id.

88 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 36.

89 ibid., p. 70.

90 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 46.

91 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 615.

92 id.

93 id.

94 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 77.

95 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 54.

96 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 592.

97 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 66.

98 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., p. 41. L’enchevêtrement de la beauté et de la mort est exprimé par Antigone elle-même. Il se lit dans la traduction des Bollack du vers 72. Voir supra.

99 Sophocle, Antigone, Traduction de Robert Pignarre révisée par Charles Guittard, op. cit., p. 79.

100 Sophocle, Antigone, Traduction de Jean et Mayotte Bollack, op. cit., pp. 55-56.

101 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 617.

102 ibid., p. 618.

103 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, op. cit., pp. 121-125.

104 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 619.

105 J. Bollack, La mort d’Antigone. La tragédie de Créon, op. cit., p. 87 et 125.

106 ibid., p. 620.

107 id.

108 W. Shakespeare, Hamlet, Paris, L’Arche, Scène ouverte, 2003, p. 106.

109 Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse (1959-1960), op. cit., p. 620.

11 mai 2020, ici et ailleurs

Alors confinement, dé-confinement ? Qui sait, qui saura ?

On a vécu dans nos murs, isolés, sans famille, sans amis.

Les rues étaient vides, sans âme, les parcs à peine piétinés,

les voitures à l’arrêt.

Mais que nous est-il arrivé ? Chacun chez soi, derrière son huis, chacun était pour l’autre un ennemi, tout le monde aux aguets.

Il n’y avait que les chats qui occupaient l’espace.

Et pourtant ne dit-on pas : « il n’y a pas un chat dehors ! » Qui croire alors ?

Depuis quelques jours, le second printemps est de retour : la nature accompagne notre nouvelle sortie,

la pluie, la fraîcheur ont été une aubaine. Les amandiers sont fanés,

les tourterelles cherchent encore à nidifier, les néfliers se parent de leurs fruits,

à l’aspect duveteux

les hirondelles paradent en poussant leurs cris. Les roses explosent leurs pétales,

elles s’habillent et s’éclatent, ravies de la douceur et des averses.

Et nous ??? Nous osons un pas dehors. Munis de nos heaumes, gantés et masqués. Pas question de carnaval,

juste de ne pas attraper LE mal. Certains portent une corolle, d’autres se couvrent jusqu’au col.

Les enfants déambulent, dans les allées pas question de s’accrocher aux agrès. Pas question de profiter de câlins.

Des grands-parents en manque des bambins.

Les commerces rouvrent leurs rideaux de fer. Dans les malls,

la lumière réapparaît après tant de ténèbres, de couloirs hantés,

peu fréquentés,

surtout pas se rapprocher il fallait tout éviter.

Les liens se ressoudent, les êtres se retrouvent, les zoom et liens virtuels se sont installés,

il va falloir se réhabituer.

De nouveaux codes ont été inventés. Mais il n’y a rien de mieux que la réalité, la proximité.

Des cœurs, des mains, des idées.

Vous tous qui nous avez aidés dans notre enfermement

à passer tout ce temps. Retrouvons nous à présent,

dans la joie et les plaisirs partagés.

Sortons sous le soleil, sous la lune, retrouvons-nous sur les dunes, dans les villes,

la Galilée ou la Judée.

almond flowers Hope

Après l’obscurité

Étrange moment
que façonne la lumière colonne de désir
L’horizon désormais est si vaste
que l’on perd la mémoire des mauvais jours Oui, est-elle vraiment retrouvée, la liberté ?
Bien sombres jours en ce printemps 2020 Un fléau s’est glissé dans notre vie
qui emporte des êtres chers blessés dans leur chair Poignant printemps
aux fleurs désolées
aux arbres qui demandent grâce Mais
la fenêtre est ouverte Et peut-être la liberté
Elle est ardente l’espérance
Elle donne à continuer malgré les ténèbres Elle entrouvre
une lumière
dans le ciel sombre Là œuvrent
les artistes et les poètes
Malgré tout
on déverrouille les portes La nature s’émeut
les pivoines bourgeonnent annoncent le printemps la lumière Le ciel semble limpide
et l’épreuve
en est plus douce bientôt
oubliée ?

Suivez-nous sur les réseaux sociaux