En ce temps de confinement

Quelques remarques, en vrac, à propos de la pratique de l’analyse en ce temps de confinement.

Les prises de position sont variables. Certains ont fermé leur cabinet jusqu’à nouvel ordre. D’autres continuent de recevoir des analysants, mais dans le strict respect des recommandations concernant « les barrières ». D’autres encore ont opté pour la pratique des séances par le moyen de la vidéo ou par le téléphone.

Notons que lors des séances par vidéo, l’image du corps de l’autre est présente, autant celle de l’analysant que celle de l’analyste, alors que le corps réel est absent. Et lors des séances par téléphone, le corps de l’autre est absent en permanence, autant sur le plan de l’image que sur celui du réel.

La question se pose de savoir quelles peuvent être les conséquences de ces changements, certes temporaires, au niveau du transfert, mais aussi au niveau de l’écoute de l’analyste.

Est-il obligé d’être, consciemment, « plus concentré » sur le discours tenu, au risque d’être en contradiction avec la recommandation de l’attention dite « flottante » ?

Par ailleurs, la voix, l’objet voix, prend une importance primordiale pour l’un et pour l’autre avec l’absence du regard au moment de l’entrée et de la sortie du cabinet – moments qui pouvaient donner lieu à des interprétations transférentielles de la part de l’analysant, par exemple « j’ai vu à votre mine que vous n’étiez pas content de ce que j’ai dit ».

Il est tout autant soutenable que la situation actuelle favorise la seule relation de parole, la relation symbolique, par rapport à ce que Lacan a appelé « l’intersubjectivité imaginaire » (Séminaires 1).

Mais quand la voix disparaît, c’est l’angoisse qui apparaît, comme c’est le cas dans le rêve lorsque je ne suis plus en mesure de prononcer une parole, et que je me réveille dans un état de panique.

Sommes-nous alors en proie à un vécu de détresse, à une « Hilflosigkeit », à l’immanence du surgissement de la Chose, laquelle n’est plus recouverte par l’objet a ?

La Chose est-elle présentifiée par la menace invisible, et pourtant réelle et consciente de la mort, identifiée au coronavirus ? La mort, dont l’homme ne veut rien savoir dans son inconscient, puisqu’il s’y croit immortel – référence à Freud, et au désir indestructible dans l’inconscient.

La psychanalyse au temps du « corona »

Le titre est trop tentant, je ne résiste pas.
Depuis quelques semaines déjà tourne dans ma tête l’expression « la peste au temps du choléra » : je me rappelle, crois me rappeler, viens de vérifier que c’est complètement erroné, décalé, mais je vais vous dire d’abord ce que je croyais me rappeler. Crois me rappeler donc que cela doit être le titre d’un livre de Gabriel Garcia Marquez (j’ai tant aimé lire, à vingt ans, Cent ans de solitude1 !) ; je suppose qu’il y a une certaine ironie, « la peste au temps du choléra », le pire lorsqu’il y a déjà le « mal » ?
Alors ces mots tournent dans ma tête, et l’envie d’écrire quelque chose sur la pratique de la psychanalyse, la tentative de poursuite de la pratique de la psychanalyse, en ces temps perturbés (nous sommes aujourd’hui le 18 mars 2020).

« La peste au temps du choléra », « la psychanalyse au temps du corona », c’est bien la question que je me pose, à ceci près, je l’espère, que la psychanalyse ne serait pas le pire par rapport au mal ! Pourtant certains la présentent ainsi, comme le mal, le diable incarné (cf. la tribune visant à exclure les psychanalystes des tribunaux, en octobre 2019, dont les auteurs semblent souhaiter exclure les psychanalystes de partout, d’ailleurs, cela fait froid dans le dos). Ainsi il n’y a pas que le coronavirus à faire planer une ombre sombre sur notre époque…

Me revient de plus la phrase célèbre de Freud : « Ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », où l’on entend l’humour (salvateur, aujourd’hui plus que jamais) de Freud. Il dit ces mots en 1909 à Jung et Ferenczi alors qu’ils l’accompagnent aux États-Unis d’Amérique tenir une série de conférences d’introduction à la psychanalyse. La peste, je le précise à l’adresse de ceux qui liraient ces lignes sans être familiers du discours ou de la pratique analytique, la peste parce que dans l’Amérique puritaine du début du XX ème siècle, les théories qu’amène Freud, si elles se disséminent dans la société, vont avoir des effets de libération individuelle, subjective, et sociétale, des effets de remise en cause des carcans patriarcaux, racistes et intolérants. Et en effet elles ont eu des effets, elles ont participé aux changements des pensées au cours des XXème et XXIème siècles. Elles continuent à y participer.

Alors la psychanalyse au temps du « corona » ? des effets de libération possible ? s’extraire des carcans de l’angoisse irraisonnée et inefficace ? (je ne parle pas des mesures de précautions raisonnées et vitalement nécessaires aujourd’hui).

Je vais donc chercher sur internet l’expression « la peste au temps du choléra », pour pouvoir en donner les références précises, et… surprise ! C’est bien le titre d’un livre de Gabriel Garcia Marquez, mais un rien différent : « L’amour au temps du choléra »2 ! L’amour ?!… Comment ai-je fait pour transformer ainsi le titre ?… J’en parlerai à mon analyste plus tard, pas d’épanchement déplacé ici (ni d’interprétation sauvage, s’il vous plaît !).
D’ailleurs, tout de même il existe l’expression « avoir à choisir entre la peste et le choléra » : mes associations inconscientes ont mêlé l’expression et le titre du roman.

L’amour au temps du choléra ?…
Et… la psychanalyse au temps du « corona » ?…

J’en étais à ce point de mon texte le mercredi 18 mars 2020, à « J je ne sais combien » de l’ère COVID19. (Il y a avant et après JC, y aura-t-il avant et après COVID19 ?). J’en étais à ce point du texte et pensais poursuivre sur la question de l’écoute de l’analyste et ses effets, question qui elle aussi tourne dans ma pensée depuis quelque temps, et prend une coloration nouvelle en l’ère du COVID19. Comment « seulement » écouter, « seulement » entendre, comment cela peut-il avoir des effets sur les mécanismes psychiques de celui qui parle ? Quelle importance cela a-t-il encore, alors que la société entière est « en guerre contre le virus » ?

« Seulement » écouter, mais d’une manière particulière, différente de toutes les autres : écouter sans chercher à comprendre ni à partir d’un savoir, ni à travers la « complicité relationnelle habituelle » : à partir du savoir, on n’entend que le savoir ; à travers la complicité relationnelle, on n’entend que ce qu’on projette de soi-même. « Seulement » entendre, mais entendre autrement, entendre « l’autre », entendre quelque chose de la subjectivité de l’autre dans son altérité.

J’en étais donc à ce point, puis me suis retrouvée arrêtée, comme bien d’autres il me semble, arrêtée dans mes réflexions parce qu’au tourbillon des activités qui nous emporte habituellement jour après jour, s’ajoute la sidération produite par la situation actuelle : sidération face à la gravité de la situation dans les services hospitaliers, sidération face au risque de la mort – s’il plane à chaque instant, avant COVID comme après, nous l’oublions à chaque instant, et aujourd’hui chaque instant nous le rappelle.

Nous sommes le samedi 4 avril 2020 : Jean-Richard Freymann nous propose d’écrire et de partager des textes, en lieu et place des échanges de réflexions et dialogues dans les séminaires – les séminaires et formations, lieux si concrets de nos partages, se sont évanouis, ont disparu, explosés, pulvérisés par l’impact de l’épidémie. Reconstruire des lieux, sous d’autres formes. Il propose un premier thème, « Amour et transfert » : cela me fait sourire, « la peste au temps du choléra », « L’amour au temps du choléra », « le transfert au temps du corona » ?…

Allons-y, essayons de reconstruire…
Amour et transfert : mon mouvement spontané était du côté de peste-amour et écoute.
Alors, amour, écoute et transfert ?
J’ai les pensées trop secouées et mélangées pour partir dans de grandes théories – toute cette affaire a un impact ou des impacts multiples sur la société, et si je ne les ressens pas de front pour lors (encore que, toute la réorganisation de la pratique au cabinet et de la vie quotidienne, c’est assez concret, plus rien n’est « habituel »), j’en ressens les secousses retransmises. Des coups sont portés, des bombes explosent, je ne suis pas au lieu de l’explosion, nous sommes nombreux à ne pas y être, mais à être traversés par les ondes de choc.
Je ne partirai pas dans de grandes théories, quelques remarques seulement.
Écoute et transfert sont-ils articulés, et toujours articulés, indissociables ?
L’écoute semble se jouer du côté de l’analyste : entendre sans les filtres des savoirs, sans les projections et identifications de la complicité relationnelle, se mettre au diapason du contenu latent plutôt que du contenu manifeste, c’est-à-dire avoir entendu quelque chose de sa propre subjectivité et écouter à partir de cela pour entendre quelque chose de la subjectivité de l’autre… Mais l’écoute aurait-elle un effet quelconque si l’analysant n’était pas pris dans un transfert envers l’analyste ? Pourrait-il seulement parler de cette façon-ci, l’analysant, y aurait-il quoi que ce soit à écouter et entendre s’il n’y avait pas transfert ?

Quelques fragments de pratique, plutôt que de longs discours que je n’arrive pas à tenir aujourd’hui, en ces temps étranges.
La question que je me posais au départ, avant tout cela, était assez simple, trop simple : mais au fond qu’est-ce que je fais dans ma pratique ? Qu’est-ce que je fais à écouter des personnes, que s’y passe-t-il ? Je vais regrouper très artificiellement deux ensembles de « cas » :

  • Il y a des situations, des patients ou analysants, avec lesquels le « travail » est « clairement mis en route » (qu’est-ce que ça veut dire, au fond ?…) : lors des entretiens préliminaires, l’analyste a entendu un ou quelques points importants, a souligné, interrogé, ou « interprété », et l’analysant a entendu qu’il y a là quelque chose à entendre. À partir de cela la cure se déroule.
    Par exemple, une femme est en difficulté avec une relation extraconjugale qu’elle aimerait rompre et ne parvient pas à rompre. Elle parle longuement de l’amant, puis au fil de l’exploration de son enfance un trait qu’elle attribue à sa mère est le même qu’un trait de l’amant. Il suffit parfois de répéter le mot sous forme d’interrogation, et la personne entend qu’elle l’a utilisé pour l’amant. Elle comprend qu’il y a là quelque chose à entendre, ne sait pas tout à fait quoi – l’analyste ne sait pas vraiment non plus, d’ailleurs – mais cela permet une première accroche, une amorce du travail, un tissage du fil d’associations. Jean-Richard Freymann, alors que je lui parlais de cela récemment, a choisi les mots d’ « entrelacement transférentiel ». L’amour de transfert commence par un entrelacement transférentiel, quelque chose qui peut ressembler à un baiser, ou une morsure, et tous les intermédiaires et extrêmes s’inventent…
    À partir de cette accroche première, les associations se poursuivent, dans les mouvements et articulations diverses des répétitions se font entendre, les rouages et nouages singuliers du sujet se font entendre, et à être entendus de part et d’autre du divan ils s’assouplissent, se transforment. Possibilités d’assouplissement, de respiration, de mouvement désirant. Ce n’est pas rien : pour l’avoir expérimenté côté divan, ce n’est pas rien : pouvoir vivre, un peu. Être vivant, exister, un peu.
  • Mais il existe d’autres situations, dans lesquelles je me demande ce que je fais : je n’entends pas grand chose, ne sais pas quoi souligner, avec des variantes très diverses, bien sûr. « Exemples ». Pour l’un il y a eu au départ situation de crise, « travail actif » et « repérable » pendant un temps (enfance difficile, violences entre les parents, repérage de points de similitude entre son vécu actuel et les scènes de l’enfance), puis apaisement assez rapide, puis discours d’apparence « plat ». Chaque semaine les nouvelles de la semaine, tel problème avec le chef, telle difficulté de son fils à l’école. Au sens « strict », je n’interprète pas grand chose. Le jeune homme décroche, ne vient pas à son rendez-vous, ne rappelle pas. Dossier classé ? Il rappelle six mois plus tard, dans une nouvelle situation de crise (agressivité sous alcool), reprend les séances : dès la deuxième le même rythme est retrouvé, le fil du discours se poursuit comme s’il n’y avait pas eu de pause. Mais, dit-il, « je sais que si j’avais continué à venir, je n’aurais pas craqué à nouveau ».
    Une autre, très peu de paroles, séances courtes qu’elle scande elle-même : « voilà, j’ai terminé pour aujourd’hui ». J’ai tenté un jour de poursuivre quelque peu au-delà de sa scansion, sentiment de quasi-déréalisation, n’ai pas réitéré l’expérience. Très peu de paroles donc, peu de « contenu », un résumé rapide des « événements » récents. Pas d’ « interprétation » (?). Après deux années de séances de ce type, elle m’annonce que pour la première fois de sa vie elle a rencontré un homme, file le grand amour depuis quelques semaines : « c’est grâce aux séances avec vous que j’ai été prête à cela, je tiens à vous remercier de m’écouter depuis si longtemps ! ».

L’analyste ne sait pas toujours, ou rarement, quelle fonction tiennent les séances pour tel patient ou analysant. Alors au moment du confinement, quels effets d’une suspension des séances ? Comment réagir, poursuivre les consultations (je suis psychiatre aussi, « consultations médicales », cela facilite une justification de la « nécessité »), en limiter le nombre pour limiter les croisements en salle d’attente, quelles mesures de précaution, proposer des téléconsultations, des « téléséances » ? Durcissement du confinement, les déplacements ne sont plus autorisés que pour les consultations « urgentes », transformées ensuite en « soins ne pouvant être différés » : pour quels patients ou analysants les séances sont-elles urgentes, ne peuvent-elles être différées ? Est-il plus important de poursuivre ma pratique, ou de participer à l’effort de confinement maximal ?

À vrai dire je n’ai pas eu vraiment à répondre aux questions : les patients y ont répondu pour moi. Il y a ceux pour qui il est hors de question de suspendre les séances. Puis, possibilité de téléconsultation aidant, rares sont ceux qui ne veulent pas poursuivre, d’une façon ou d’une autre. Alors même que pour certains voire beaucoup, lors de l’annonce du confinement, la priorité et l’urgence étaient ailleurs (« pas la peine de prendre le temps de parler alors que des personnes sont en train de mourir »), rares sont ceux, après trois semaines de confinement, qui n’ont pas repris rendez-vous. Si malheureusement des êtres humains sont en train de mourir, il n’en est pas moins essentiel de continuer à œuvrer à être en train de vivre, œuvrer à être en vie. Cela ne se fait pas tout seul, il y a à œuvrer à cela. En l’ère du COVID comme en toute ère.

Ne pas nous laisser sidérer, figer, pétrifier, ballotter par les vagues jusqu’à nous briser, statues pétrifiées, contre le premier écueil. Être en vie est un mouvement.

« Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! » Paul Valéry, Le cimetière marin.

Post-scriptum :

Téléconsultations : téléphone ou « visio ». Parfois les yeux fermés assise sur mon fauteuil, la voix de l’analysant diffusée par le téléphone en mode « mains libres », j’en oublierais un instant l’absence du corps de l’autre sur le divan. Parfois perturbée, ou le patient, par l’image en mode visio, le décalage entre les yeux de l’autre et l’œil de l’appareil, la webcam. Pour certains le changement de modalité induit un effet, relance de l’introspection, changement de mode de discours, effet similaire ou presque à celui du passage sur le divan. Cela restera à penser, à parler, à discuter… à suivre !

1 Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, Ed. du Seuil, 1968.

2 Gabriel Garcia Marquez, L’amour au temps du choléra, Grasset, 1987.

Amours et transferts pour survivants

Ceux qui essaient de parler ne sont pas encore des rescapés, puisque plane autour de chacun d’entre-nous la menace de la mort, le risque de sortir, le danger de tuer l’autre… et l’attente d’un réveil qui ne cesse pas de ne pas advenir.

Peut-être comprendra-t-on un peu mieux la phrase de Lacan à propos de Freud « quand la plume lui est tombée des mains », « Nur der Tod ist umsonst »… seule la mort est pour rien. Quel poisson d’avril nous a forgé le réel ?

L’épreuve actuelle me renvoie à des événements qui ont changé mon monde, la disparition de mes parents, le fracas d’un infarctus, plusieurs souvenirs qui renvoient à la mortalité tant déniée. Mais aussi, à un autre vécu, autrement traumatique, celui où le monde de 68 s’est effondré, à l’âge de 18 ans, ce qui semblait tenir de notre société, un écroulement politique s’est fait : quelques temps plus rien ne tenait, les leaders avaient perdu la main, il risquait de se créer une révolution alors que le monde des répétitions ne tournait plus sur ses certitudes.

« Mais que diable, cela a-t-il à voir avec « Amour et Transfert » ?

Il y en a au moins un : notre mission face au confinement est de pousser à un « plus de transférisation », qu’est-ce à dire ? Trouver les moyens de solliciter l’axe métaphoro-métonymique de convoquer le sujet-supposé-savoir, de faire appel à l’amour de transfert, comme le souligne aussi Marcel Ritter.

En effet cette situation de confinement met les individus en « arrêt sur image », dans le même état onirique que celui des rêves d’angoisse : il y a du « Schreck » (de l’effroi) dans l’air. Il faut beaucoup d’amour pour supporter cette présence imposée des autres, d’être figé dans un refus de l’ailleurs.

Après trois semaines de confinement j’en dirai que les rapports singuliers à l’angoisse et à la thymie poursuivent leurs évolutions. Et c’est parfois ceux-la même qui sont des confinés psychiques qui pour l’instant supportent le confinement. Et pour certains, le « présentiel » est nécessaire, la

présence réelle s’avère indispensable. Et c’est là où repose la question actuelle des rapports entre la présence affirmée, les amours et les différents transferts.

Je disais dans mon livre (non présenté) Amour et Transfert que « dans le monde contemporain la dialectique Amour et Transfert prend de nouvelles formes singulières ». À présent, il faudrait développer leurs liens avec les pulsions de mort et les pulsions d’auto-conservation, ainsi que les modifications redoutables de la psychologie de groupe, de masse et la manière dont l’Internationalisme fait retour au réel, dans de nouvelles équations mortifaires.

Je propose que par période, nous mettions en place des thèmes d’échanges, de débats où chacun pourra se risquer.

Gardez le courage de l’attente…

Amour et transfert depuis l’enfance

« Libre de s’adresser à la liberté d’autrui », J. Lacan

Plusieurs passages du livre Amour et transfert de Jean-Richard Freymann m’ont évoqué la pratique avec l’enfant, la question de la névrose infantile chez l’adulte et l’interprétation du transfert dans ces situations. Comme si l’enfance y avait une place interligne. Écho singulier d’une énonciation. Un séminaire digne de ce nom insémine d’autres théorisations d’associations. Transfert de travail, pourquoi pas. Transfert au travail, sûrement. En voici quelques bribes.

La pratique analytique avec l’enfant, ou plutôt la cure de l’enfant, m’enseigne sous un angle dynamique la « manœuvre du transfert » et de l’interprétation. Une interprétation opérante chez l’enfant est oubliée : elle effectue (dans) l’oubli de la métamorphose qu’elle permet. La construction, d’ordre d’une compréhension, dans l’après coup d’une interprétation, est rare chez l’enfant. Il n’est donc pas empêtré de cet imaginaire. C’est plutôt lui qui vous guide sur la perte de sens sensée. L’enfant nous apprend que la saisie, ou plutôt la tentative de saisie, d’un dire, une fois qu’il a été dit est caduque. Dès que vous tentez de revenir sur ce qu’il a dit, il vous signalera plus ou moins délicatement que vous êtes à côté, que vous n’y êtes pas. Il ne s’agit pas de saisir ce qui a été dit, de le figer par une compréhension, mais de l’entendre. C’est l’écho de cet entendu insaisissable, qui renvoie peut-être à l’enfant une manifestation de sujet. Sujet en devenir, en instance d’infusion de « ses » signifiants. L’acte analytique dans la cure d’enfant intervient ici. En effet ces cures amènent l’analyste à prendre des initiatives, qui font interprétations si elles surviennent dans le transfert.

Retenons deux fonctions d’interventions différentes chez l’enfant. La première, la plus délicate : l’interprétation qui appelle le sujet à s’arrimer auprès d’un signifiant. Ce sont les cliniques où l’enfant ne répond pas à une loi qui limite la jouissance, où l’enfant reste en position d’objet de l’Autre, etc. L’interprétation est une réponse sidérante qui, en introduisant un trou, laisse une place pour un dire créatif d’un sujet naissant. Le dire est création. Mais sidérante également car elle tombe juste, en écho à une histoire déjà singulière du petit individu qui ne l’a pourtant pas jusqu’à présent parlé. Ici intervient le transfert, permis par cette interprétation, car il était jusqu’alors comme en attente.

Le second type d’interprétation est une dé-sidération, un réveil d’un désir coincé, étouffé dans un symptôme, nœud de signifiants venant de l’Autre. L’individu est coincé par une définition de l’autre, il est défini partiellement par lui et adhère fortement à cette définition car il en dépend, ou croit en dépendre. L’affiliation aux demandes, aux attentes de ses autres, médiateurs d’Autre, peut alors être, certes ancrage, mais également fixation symptomatique. L’intervention de l’analyste permet un décollage, un écart introduisant un souffle où l’enfant peut s’approprier autrement ces mêmes considérations de l’autre. L’analyste ici n’est pas éducateur, ni ré-éducateur, il ne participe pas à l’éducation de l’enfant en consistant d’une certaine manière, mais il reste analyste en temps qu’il indique, qu’il transmet, une manière de savoir faire avec le manque. Transmission d’un manque qui appelle une création du sujet. Et cela en « désoeuvrant » le symptôme. Le retrait est ici actif. Ainsi une interprétation peut relevé d’une retenue, d’une non précipitation.

Le transfert et son interprétation s’associent. L’association mène à une interprétation du transfert si l’écoute l’autorise. L’interprétation n’opère qu’en résonance avec le transfert. Cette interprétation ne survient que dans une temporalité singulière : elle s’expose comme paradoxale, ne pouvant qu’être précipitée mais pas le fruit d’une précipitation. Si elle n’opère qu’en tant que jaillissement du saut unique du lion, elle dessert lorsqu’elle répond à une certaine précipitation de l’analyste. Une précipitation qui serait alors réponse face à une béance, passage de l’angoisse, s’ouvrant chez lui en écoutant l’autre. Ou bien, une précipitation qui répondrait à l’appel, prémisse d’une demande, perçu dans le symptôme du patient. Adviendrait alors une forme de couple-symptôme analyste-analysant, c’est-à-dire où le symptôme de l’un s’embrasse et s’embarrasse du symptôme de l’autre. Le transfert hypnotique répondant à la séduction dont parle Jean-Richard Freymann en est un exemple. Ce ne sont pas ici des interprétations car elles refusent le temps du transfert.

L’autre écueil se fait déjà pressentir : l’absence de toute interprétation. Le kaïros de l’acte interprétatif ce situe entre ces deux écueils. Proposons encore au passage une autre aporie clinique : L’interprétation. Comme s’il n’existait qu’un type d’interprétation, qu’une manière d’interpréter… donc idéale. L’idéal ne fait pas bon ménage avec l’analyse.

Faisons un tour du côté de la névrose infantile chez l’adulte. Ce terme recouvre le noyau infantile de la névrose chez l’adulte. Toute position névrotique tire ses racines de ce noyau. Ce noyau n’est pas vestige d’un passé révolu, mais expression persistante d’un rapporté de l’enfance. « Le passé n’est jamais tout à fait le passé », chante le poète en ajoutant, « l’ombre de ce qui fut devant nous se projette sur le chemin qui va, sur l’acte qui s’éveille ». L’acte qui s’éveille, l’acte de parole qui plus est, qui s’annonce ou plutôt s’énonce, se voit transporté avec lui ce passé-présent. Tout ce qui se répète, « tout danse devant moi sa danse heureuse ou triste ». Mais qu’est ce qui se répète ? Ici, nous empruntons un autre chemin que celui du poète pour qui la réponse est « tout ce qui fut, jeunesse, enfance, amour ». Ce qui se répète s’approche plutôt du raté de la jeunesse, de l’enfance et de l’amour. La mise en forme de ce ratage est présentée, à travers le transfert, à une interprétation. Ce ratage peut aussi être appelé dans le vocabulaire freudien point de fixation. Souvent, il relève de ce qui rate, non pas dans l’amour à la mère, mais dans l’amour de la mère, comme le souligne justement Jean-Richard Freymann dans son séminaire. Cet amour n’est pas total, et s’il était total il ne serait pas amour. Parfois, le père est mère dans la réalité. Laissons, ici nous nous situons du côté de la réalité psychique et sa bisexualité (pôles masculin et féminin). Le manque à aimer de la mère est point de désir. Mais pour cela, il est au préalable source de transfert. C’est l’envers de la question de la séduction, un endroit vide d’appel. Dès lors l’enfant, puis l’adulte, à travers la névrose infantile, répète ce manque à aimer dans l’amour de la mère. Amour venant d’elle et allant vers elle. Manque d’amour venant d’elle et allant vers elle. Voilà ce qui peut se jouer sur la scène transférentielle. Pointe ici également l’ambivalence des sentiments. Si l’amour de transfert est une force motrice de la cure, n’oublions pas d’être à l’écoute de son revers, la destructivité de cette force par une force antinomique, qui va contre le nom. Pulsions de vie et pulsions de mort restent partenaires, séparés ou non. Les unes restent la condition des autres et vice versa. Le jeu de construction, de création de l’enfant nous l’enseigne : pas sans une destruction… préalable ou faisant suite, cela est une question de rythme de scansion. La destruction comme préalable d’une création. L’absence comme condition de présence. L’amour de transfert est ce qui permet sa destruction. C’est la même mèche qui voit naître la flamme qui l’éteindra, écrit Shakespeare. Dans l’amour et dans le transfert… avec cette différence majeure que pour le transfert, sa chute n’amène pas son évitement mais un autre amour : celui de la chute (voir la mise en scène narrative, non sans jouissance, de Jean-Baptiste Clamence dans La chute de Camus).

La notion de mise en scène revient à plusieurs reprises dans le séminaire de Jean- Richard Freymann. Elle apparaît riche d’évocations. Le transfert permet à une scène de se dérouler. Il peut être conçu comme une atmosphère propre à chacun (« atmosphère, atmosphère, est ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?! » réplique Arletty à Jouvet). Cette atmosphère survient des dires de l’analysant et de la manière dont ses dires le place dans le transfert. Quel objet cherche-t-il à être pour l’Autre ? Quel objet cherche-t-il chez l’Autre ? Ici l’amour de transfert est à la fois la condition pour la mise en place de la scène, son objet, et sa raison. L’amour de transfert et son manquement, comme nous l’avons souligné plus haut. Nous sommes donc en face d’un drame singulier. Le déroulement dramatique n’amène pas de vérité, peut-être des mi-vérités apparaissant voilées. Il s’agit du voile de l’énonciation. Chaque analysant raconte, explique, explicite, théorise, pleure, chante, son drame personnel et demande une reconnaissance de celui-ci, ou plutôt de sa place dans celui-ci. L’enfant vit en partie la scène que les discours dans lesquels il évolue lui imposent. Il les répète éventuellement en acte, en jeu, mais la dimension de réflexion du souvenir, de la remémoration habituellement manque. C’est adulte qu’il répétera ces discours et y adhérera, sans tout-à-fait y adhérer car quelque chose lui échappe, ce que nous pouvons nommer sujet, qui l’anime et résiste. Tout comme l’enfant qui n’est que partiellement happé par les dires et les non-dits qui l’entourent. Reste quelque chose qui reste en dehors de lui. Voici le chemin d’adresse de l’analyste.

Mais le drame moïque cherche à se dire. Il insiste. À l’instar des protagonistes dans la pièce de Pirandello, 6 personnages en quête d’auteur, il cherche à tout prix à faire valoir son drame singulier, il le répète, s’y empêtre, constamment. Et il ne peut, ni ne veut pas tenter de vivre sans. Mais pour se faire valoir, il faut s’adresser à quelqu’un. Quel meilleur lieu que la scène ? Le spectateur, souvent anonyme et silencieux, entend toujours avec un temps d’avance le drame qui anime un personnage et qui pourtant l’ignore. Et pour cause : celui-ci est juste devant ses yeux mais il ne le voit pas. Il a besoin de le dérouler devant un auditeur actif par cette présence. Sur la scène du divan, l’analysant répète son drame. La polysémie du terme « répéter » prend ici son rôle. L’analysant aime son drame. Il le hait également. Il en fait vivre les personnages, les imagos parentaux, et les rejette à la fois. La discorde « aux crins de couleuvres » introduit, en passant par l’amour et son ambivalence, sa pomme.

Présentation d’Amour et Transfert rédigée par Marcel Ritter

Intervention prévue à la Librairie Kléber le 28 mars 2020, annulée pour cause de « confinement ».

Lorsque tu m’as proposé de rédiger la Préface de ton livre, la première association d’idée qui m’est venue, et ce à propos de son titre, le premier « Einfall », pour rester fidèle à la langue de Freud, c’est le terme « Ubertragungsliebe », par lequel Freud caractérise le transfert. Les auteurs français l’ont traduit par « amour de transfert ».
En somme, là où Freud a eu recours à un mot composé, qui évoque une intrication, une connexion en apparence fixe entre ses deux composantes, l’amour et le transfert, ses traducteurs utilisent deux termes articulés au moyen de la préposition « de », indiquant autant la proximité de ces deux composantes que la possibilité de leur séparation – et ce probablement à leur insu.

Ce constat nous donne déjà à entendre que l’amour et le transfert ne sont pas deux termes équivalents ni interchangeables, mais qu’ils sont dans un rapport complexe, dont tu développes les multiples facettes.
Le sous-titre du livre, « Amour de transfert et amour du transfert », introduit un aspect supplémentaire, tout à fait inédit. Il va d’ailleurs déjà dans le sens d’une séparation des deux termes.
« Amour du transfert » nous oriente, de plus, vers la possibilité de concevoir le transfert comme un objet d’amour. Mais un objet d’amour pour qui ?
À ma connaissance, Freud n’a pas mentionné cet aspect-là. Il convient cependant de préciser qu’il ne concerne pas l’analysant, mais l’analyste. Il renvoie, en fait, aux apports de Lacan, à qui nous devons la séparation entre le « transfert » et « l’amour ».
« Amour du transfert » peut cependant se ranger sans problème à côté des sens possibles du terme de Freud « Ubertragungsliebe », qui s’entend dès lors comme « Liebe der Ubertragung ».

Il y a un deuxième point, qui a également mis en route un mouvement d’associations d’idées dans mon esprit, lors de la lecture de ton manuscrit. J’ai été frappé par la fréquence dans tes développements des références culturelles, à propos de l’amour. Elles ne pouvaient pas ne pas m’évoquer la notion de sublimation.
Rappelons-nous que selon Freud la sublimation est un mode de satisfaction de la pulsion sans refoulement, et ce grâce à son détournement vers des nouveaux buts, non sexuels, plus élevés, à l’origine de toutes les productions culturelles.

Tes nombreuses citations d’œuvres littéraires, de poèmes, de trouvailles d’humoristes, vont de toute évidence dans le sens d’un processus de sublimation.

J’ajouterai ta référence à l’existence d’un « amour transnarcissique », un « amour de désir », un « amour du désir », qui se situe bien au-delà de la relation narcissique, spéculaire, et qui est fondé sur le désir. Il s’agit d’une notion promue par Lucien Israël et aussi par François Perrier, pour qui cet amour pouvait être atteint par le biais de l’analyse et par le biais de la culture – donc par la sublimation.

Je n’oublie pas que tu évoques toi-même, explicitement, la sublimation à plusieurs reprises dans le livre. En particulier, lorsque tu soulignes que « l’amour » s’inscrit, comme « le transfert », dans « une quête sublimatoire », grâce au « jeu du signifiant ».
Tu rejoins ainsi l’assertion de Lacan stipulant que « l’amour » est une « sublimation », ce qu’il a longuement développé à propos de l’amour courtois dans son séminaire « L’éthique de la psychanalyse ».

Je voudrais également rappeler les principaux traits de la conception freudienne, puis ceux de la conception lacanienne du transfert, tel qu’ils sont exposés dans ton livre. Ils permettent de comprendre en quoi réside la différence entre ces deux conceptions, et de saisir pourquoi il est possible de soutenir que la conception de Lacan a contribué au dépassement de certaines butées de la conception freudienne.

Freud fonde le transfert sur l’amour. Sa conception se situe sur un plan purement imaginaire narcissique, spéculaire, qui s’appuie sur la relation du « moi » de l’analysant avec la personne de l’analyste placé dans la position de « l’idéal du moi ». Il s’agit donc d’aimer pour être aimé. Derrière l’amour de transfert, il y a une demande d’amour.

Or, l’expérience psychanalytique révèle par ailleurs que « le moi » fait obstacle au cheminement du discours de l’analysant vers la révélation du désir inconscient – révélation qui est la visée d’une analyse. Ce constat a obligé Freud de reconnaître que le transfert était en fait une résistance (Ubertragungswiederstand), tout en soutenant en même temps qu’il était la condition nécessaire pour l’efficacité d’une interprétation, et pour le choix de son moment. C’est là une des butées, une des contradictions de la conception freudienne, que les apports de Lacan ont permis de dépasser.
La conception de Lacan à l’opposé de celle de Freud, se situe sur le plan symbolique, sur le plan du rapport du sujet au langage, au signifiant.
Cependant Lacan ne réfute pas pour autant la dimension imaginaire du transfert, l’amour du transfert. Mais cette dimension n’est pas l’essentiel. L’amour n’est que « tromperie », au regard de ce qui est au fondement du transfert.

Ce qui importe, c’est de partir de la constitution du sujet, au niveau de l’inconscient, comme effet du signifiant, c’est-à-dire de son rapport à l’Autre comme lieu du langage et lieu de l’altérité, et de son corollaire, le désir inconscient soutenu par le fantasme inconscient ou fondamental.
Pour Lacan, c’est le désir inconscient, soutenu par un fantasme, qui génère le transfert. Et c’est la construction de ce fantasme dans le cadre d’une analyse, soit le repérage par le sujet de sa position par rapport à l’objet a, en référence à la formule du fantasme, qui peut conduire à la résolution du transfert.

Cette présentation des deux conceptions du transfert est peut-être trop schématique. Mais je tenais à mettre l’accent sur les points vifs, ou leur divergence est manifeste, en prenant appui sur tes développements dans le livre.

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