Le mythe, latence du temps de comprendre…
Martin Roth Avril 2020
Le texte que j’ai proposé la semaine dernière m’étonne : alors que le souhait était de tenter de dire, d’attraper au vol, un bout de l’actualité, rien ne s’est écrit explicitement à ce propos. Explicitement, car ce qui m’a travaillé souterrainement relevait d’une certaine sidération face à un indicible. Que dire ? Qu’en dire ? Événement par excellence dont l’effet échappe. L’instant de voir… Comprendre est d’un autre ordre. En effet, c’est mettre en ordre. Traduire ou transcrire un réel échappant. Le temps de changement intime, c’est-à-dire d’entendre bruire mouvement induit par l’événement… et les mots qui en sourdent. Mots avec une signifiance jusqu’alors inconnue, ou mots avec une nouvelle signifiance survenant de l’écho d’un connu oublié ?
Le temps de comprendre. Donc, mettre en mot, construire un logos, dans sa dimension de discours et de raison. Chaos est premier et s’ordonne que secondairement. Mais il ne peut être dit qu’à partir du secondaire qui devient alors primaire. Logique du signifiant qui opère de manière rétrogrédiente. Donc un temps de sidération, de chaos, de tohu bohu qui cherche à se mettre en forme, à se représenter. L’événement appelle l’interprétation. Or, le temps de l’interprétation, le temps de conclure, est prématuré s’il ne laisse pas un espace de perlaboration. C’est ce qui apparaissait la semaine dernière lorsque j’évoquais la précipitation de l’interprétation. Celle-ci, si elle nécessite la célérité de la précipitation, rejette le passage à l’acte de la précipitation qui répond à l’angoisse pour s’y extraire. « Agir, c’est arracher à l’angoisse sa certitude »1, dit Lacan. Agir, c’est également donner une réponse précipitée face à une béance annoncée. L’interprétation ne peut pas se passer du temps de comprendre : le court circuit du temps de voir au temps de conclure révélerait un passage à l’acte. Celui-ci peut faire interprétation, parfois, mais souvent opère comme suggestion.
1 J. Lacan, L’angoisse
Entre la précipitation du temps et sa suspension, l’actuel est confus. Effet d’une sidération. Sidération au sens d’un trou dans le schème de l’habitude qui fait crise. La crise se résout en naissance. Mais de quoi ? L’analyste n’est pas devin, ni oracle, encore moins voyant. Ou alors se rapproche-t-il de Tirésias qui, aveugle, voit dans le présent ? Et surtout, cette naissance ne dépend-elle pas de la manière dont nous traversons la crise ? L’étymologie de crise qui renvoie à la décision, au choix, va dans ce sens. Le devenir d’une crise dépend en partie de la manière dont elle est mise en mot. La manière dont le dire évoque avec justesse le dit de l’événement. La manière dont le dire bouleverse le dit en le mobilisant. Cela, soit relève d’un suggestion forte et crée un dit nouveau, soit relève d’un dire vrai dont l’effet n’est pas prévisible, est encore insu. Ce dire interprétatif, n’opère pas en cherchant à produire un certain effet, mais est effectif en soulignant le réel qui pousse. Qui pousse à l’interprétation.
Explorons le temps de comprendre. J’emprunte évidemment ce terme à Lacan2 pour appuyer une autre dimension que la dimension logique développée à cette époque par Lacan : logique Autre qui renvoie à la fin de l’enseignement de Lacan. Ainsi le temps de comprendre peut être conçu comme une rencontre entre une compréhension logique, rationnelle, et une compréhension affective, sensible. Cette dimension relève d’un réel en tant qu’elle échappe à un dire qui l’exprimerait. Elle cherche à se dire. Le logos est le discours que l’on tient, le sensible est le discours qui se tient à travers nous. Les deux sont intriqués comme dans le rapport signifiant/signifié ainsi que dans le rapport conscient/inconscient. L’un et l’autre sont inséparables et pourtant plus ou moins séparés chez tout un chacun : par le refoulement, le déni, le forclusif etc. Variations cliniques autour de la perméabilité d’un discours entre sa latence et son manifeste. Le temps de comprendre est donc, au delà – au sens du Jenseits freudien – d’une compréhension rationnelle, une élaboration inconsciente (perlaboration). À l’instar du peintre pour qui « l’invisible travaille le visible » 3 , l’analyste permet que l’élaboration au niveau de l’inconscient travaille le conscient. C’est-à-dire que l’énonciation, son écoute et la réplique à celle-ci – qui peut-être un silence – provoque un mouvement chez l’analysant dont l’effet se fera entendre ultérieurement. Se dégage alors deux fonctions
2 J. Lacan, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée
3 G. Braque
différentes de l’interprétation : l’intervention qui provoque un mouvement et celle qui le révèle. D’une part une certaine sidération qui interrompt un temps l’individu. Cette interruption laisse place à un message du sujet. L’individu peut ne pas vouloir l’entendre, il le recouvrira donc en y précipitant un acte, un discours, une construction etc. Il n’empêche que le mouvement d’ouverture de l’inconscient ait eu lieu. Mais l’individu peut également – à force de répétition ou fruit d’un kairos analytique – tendre l’oreille à ce message qui lui vient de l’Autre, permis par l’interprétation. La deuxième interprétation, appelée par la première, est entendue, et non comprise. Car le sujet entend et le moi comprend. La distinction des deux interprétations n’est pas ici temporelle mais logique : elles peuvent survenir de la même parole. Et chose inattendue : cette parole est celle de l’analysant et non celle de l’analyste ! L’interprétation est ainsi une parole qui s’entend grâce à la résonance de l’oreille de l’analyste.
Certains événements ouvrent la brèche de la sidération qui laisse place aux sens que lui donnera l’individu. Ces sens donnés – interprétations dans son acception non analytique – peuvent révéler l’individu dans une dimension jusqu’alors inaperçue. Cette apparition peut aussi provoquer la sidération. Écho des sidérations qui rejoint l’écho des interprétations évoqué plus haut, sur arrière fond de l’écho traumatique. « Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne »4, nous dit Lacan, pour cela un trou est requis quelque part. Écho qui introduit du deux là où il y avait de l’un. Écho freudien, fondateur de l’écoute analytique.
À l’instar d’Ève qui se détache du côté d’Adam, le je advient du ça. Et l’interprétation, janusienne, porte autant sur le je symbolique que sur le ça réel5. Ou plus précisément, elle porte le je et le ça à se distinguer et se reconnaître… manquant d’unité.
Mais quels types de parole, d’interventions portent cet acte? Ici, la mythologie nous apporte des éléments de réflexion intéressants. J’évoquerai quelques points :
4 J. Lacan, Le sinthome
5 La pulsion comme « écho dans le corps du fait qu’il y a un dire » J. Lacan, Le sinthome
- Les mythes peuvent être conçus comme des récits donnant une forme discursive aux réels de l’homme qui le sidère et lui échappe. L’indicible travaille le dicible. Mais le réel à toujours un coup d’avance. Nous tentons de nous en approcher comme pour réduire la distance introduite par des constructions symptomatiques. L’interprétation vise à réduire cette distance. La nature de la Chose n’existant pas, la distance garde un irréductible. Mais l’interprétation permet une « rectification du rapport au réel »6. Qu’est-ce à dire ? Que l’homme repère ses ambages. Du fait de cette révélation, de son message qui lui revient, il ne pourra plus ne pas les prendre en compte (les refuser reste un choix de prise en compte). Les personnages mythiques sont souvent pris dans un drame qu’ils ne comprennent pas et qu’ils essayent de résoudre (Œdipe, Ion, Hamlet etc.). Et la découverte de leur vérité, nécessaire à la résolution du drame, se fait par étape avec des mouvements successifs. Ces étapes sont souvent l’effet d’un mouvement induit par une parole. Ce mouvement s’apparente à celui qu’Éluard métaphorise : « nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses, le jour est paresseux mais la nuit est active »7. Oui, le mouvement imperceptible induit par un rêve. Le rêve est une mobilisation signifiante et témoigne de la perlaboration et y répond. Son énonciation renvoie au deuxième temps de l’interprétation développé plus haut.
Revenons à la parole du mythe engendrant le mouvement : elle s’apparente ici avec une interprétation. À l’instar des « renversements dialectiques » liés à l’interprétation – toujours dans le transfert – que l’analysant traverse dans une cure, le héros tragique se confronte par étape au dévoilement de sa vérité. L’analogie s’arrête avant la résolution du drame : le héros découvre sa vérité, l’analysant ne cesse pas de ne pas la découvrir totalement car il la recouvre en parlant… dès lors s’avance-t-il vers une autre vérité, une vérité « pas toute », pour le dire avec Lacan. C’est une autre affaire…
Mais quelle est cette parole qui a valeur d’interprétation dans la mythologie ? La
parrêsia. À suivre l’enseignement de Foucault, nous apprenons que cette parrêsia est une
« parole vraie » qui entraîne un changement d’un sujet. En effet, cet individu se trouvait être dans une certaine duperie de soi, sans que personne ne vienne interrompre ni questionner cette position. Le parrêsiaste est celui qui dira sans ambages ce qui lui apparaît et cette parole osée
6 J. Lacan, Les écrits
7 P. Éluard, Notre mouvement, dans Le dur désir de durer
permettra au sujet d’avancer dans sa quête. Cette parrêsia, rompant donc avec un certain ronronnement de l’illusion, entraîne une sidération qui appelle à un réaménagement. La succession de ces scansions « parrêsiastiques » guide progressivement le héros à son affaire.
Du côté de l’analyse, cette parrêsia se rapprocherait d’une parole rectificatrice du rapport à l’inconscient. Elle est fruit de l’analyse et n’appartient donc ni à l’analyste, ni à l’analysant mais émerge d’une analyse singulière. Les interprétations de l’analyste doivent permettre à l’analysant de mettre sa parole en mouvement de telle sorte qu’une perlaboration se fasse entendre. Ces interprétations ne sont pas oraculaire pour utiliser un autre terme de la mythologie. Elle ne prédisent pas, ni ne suggèrent l’à venir. La difficulté est là : un dire peut- il suggérer un mouvement sans le contenu qui s’ensuit ? L’interprétation peut-elle pointer un réel sans en suggérer une forme ?
- La forme donnée à un réel oriente également en retour l’interprétation. En effet la forme n’est pas séparable du contenu. L’apparence entretient un rapport mœbien avec l’essence. Ou pour le dire autrement l’inconscient n’existe pas en dehors d’un dire conscient, il en est plutôt le revers qui le prolonge rétrospectivement. Ainsi, la manière dont s’agence un réaménagement suite à un effet de sidération, n’est-elle pas également dépendante de la manière dont cette sidération a été permise ? Délicate violence de l’interprétation. L’écoute de l’analyste va autoriser l’analysant d’être auteur d’un dire qui le travaille. D’un dire qui s’élabore de tel manière qu’un jusqu’alors inouï puisse s’exprimer. Et surtout dont la dimension d’adresse se fasse entendre. La sidération ici ne provient par de l’autre mais de cette parole Autre.
Il en va ainsi de la psychanalyse elle-même. Freud a su traquer les questions qui animent l’homme et dont les réponses ne peuvent pas être totales. Cette démarche n’est pas philosophique ni ontologique mais clinique car l’abord de ces questions se fait à travers le symptôme qui est une manifestation de l’absence de réponse et des embarras des hommes faces à ces questions. Il a mis ces questions en forme. C’est la théorie analytique. Il les a mise en forme d’une telle manière qu’elles peuvent être sans cesse revisitées et révisées. Réinventées également selon la nécessité qu’appelle un nouveau réel qui s’impose dans la clinique. L’analyste qui contribue à la théorie analytique perlabore les questions de sexualité, de féminin, de masculin, de naissance, de mort etc., mais avant tout leur expression dans la
langue et parole de l’analysant. La théorie analytique met donc au centre un réel en tant que tel inaccessible. Il s’agit donc de l’aborder par les mots qui l’arriment.
Les mythes ont fait de même, en tout cas les mythes qui ont percé jusqu’à nous. Les grands mythes relèvent d’une mise en forme discursive qui évoque ces invariantes questions de l’homme. Le mode de mise en forme et une partie du contenu énoncé restent relatifs à la culture qui voit naître le mythe. Mais la fonction d’énonciation d’un réel est bien ce qui fait qu’un grand mythe perdure. Il connaît certes des modifications et des réécritures, réinterprétations successives liées aux cultures et époques par lesquelles il passe. Il est réactualisé mais garde sa fonction de mythe. Dans ce sens, la théorie analytique a une fonction de mythe également. Elle soulève des questions qui persécutent le sujet mais que l’individu ou le discours sociétal cherche à fuir, à éviter. La théorie analytique a alors une fonction de parrêsia, de dire ce qui est refoulé, refusé (par exemple la place de la sexualité infantile dans les névroses que Freud met au jour contre vent et marée sociétale). La parrêsia n’est pas la révélation d’une vérité absolue, elle est dans la Grèce antique, un discours « vrai » en tant qu’énoncé par un je vers un toi.
Le mythe de la psychanalyse est opérant et persiste si la théorie analytique continue à labourer les discours ambiant pour en dégager les points nodaux. En fait ces points nodaux sont ceux que nous présentent nos patients par leurs symptômes. Parfois l’habit du symptôme emprunte à la mode dans laquelle baigne l’individu. Mais l’habit, s’il voile et empêche, voire empêtre, et quelle que soit sa forme, reste l’habit d’un homme. Pour le dire autrement, le discours d’un homme, même si ces formes et empêchements sont relatifs au discours qui l’a entouré, présente des spécificités liées au fait de parler.
La théorie analytique est une mise en forme de sa pratique et fait retour sur elle. Le réel amené par le patient reste l’objet d’analyse. Ainsi ce réel ne change pas de nature – qu’il n’a ni n’est pas ! – mais prend une forme, une expression, un vécu différent en fonction de l’écoute qu’il rencontre. Cette écoute, dont le réel échappe, prend une forme, une orientation différente selon la conceptualisation du réel que vous vous faites. Votre pratique en porte les accents, vos analysants aussi.
- Enfin un dernier point qui fait écho au début : cette mise en forme, cette constitution d’un mythe perlaborant, perlabourant un réel, a la fonction du « temps de comprendre ». Si la mise en forme théorique, son écriture disons, c’est-à-dire une certaine fixation permet une compréhension rationnelle, elle n’est pourtant pas suffisante. C’est un temps nécessaire mais pas suffisant. Ce travail de recherche, d’étude, de tentative de donner du sens est également présent dans une analyse. Le fait de parler le rend inévitable. Mais justement, ce travail est associé à une énonciation, une parole qui amène ailleurs qu’à une parfaire saisie. Cette énonciation nous souffle un ailleurs dont l’écho résonne et laisse entendre une question qui cherche à se dire. Voilà ce que le mythe met en forme. La compréhension de raison peut véhiculer, à travers sa narration, une perlaboration qui relève d’une compréhension sensible. Cette dernière ne peut que être« midite », expression empruntée à Lacan. Ici le terme de compréhension montre ses limites ; à moins que nous revenions à son étymologie, « saisie avec, ensemble », c’est-à-dire une conceptualisation d’une saisie ensemble : la compréhension intellectuelle à proprement parler et ce qui lui échappe. Les grands mythes, inépuisables, sont narrations qui permettent la rencontre de ces deux versants de la compréhension. Leur réinterprétation, associant à la remémoration diachronique l’évoqué du réel synchronique qui nous traverse autant que nous le traversons, introduirait dans notre actualité le temps de comprendre l’incompréhensible. Le temps d’entendre l’effet de l’écho d’un réel inédit.