Psychodrame institutionnel et confinement

Le mythe, latence du temps de comprendre…

Martin Roth Avril 2020

Le texte que j’ai proposé la semaine dernière m’étonne : alors que le souhait était de tenter de dire, d’attraper au vol, un bout de l’actualité, rien ne s’est écrit explicitement à ce propos. Explicitement, car ce qui m’a travaillé souterrainement relevait d’une certaine sidération face à un indicible. Que dire ? Qu’en dire ? Événement par excellence dont l’effet échappe. L’instant de voir… Comprendre est d’un autre ordre. En effet, c’est mettre en ordre. Traduire ou transcrire un réel échappant. Le temps de changement intime, c’est-à-dire d’entendre bruire mouvement induit par l’événement… et les mots qui en sourdent. Mots avec une signifiance jusqu’alors inconnue, ou mots avec une nouvelle signifiance survenant de l’écho d’un connu oublié ?

Le temps de comprendre. Donc, mettre en mot, construire un logos, dans sa dimension de discours et de raison. Chaos est premier et s’ordonne que secondairement. Mais il ne peut être dit qu’à partir du secondaire qui devient alors primaire. Logique du signifiant qui opère de manière rétrogrédiente. Donc un temps de sidération, de chaos, de tohu bohu qui cherche à se mettre en forme, à se représenter. L’événement appelle l’interprétation. Or, le temps de l’interprétation, le temps de conclure, est prématuré s’il ne laisse pas un espace de perlaboration. C’est ce qui apparaissait la semaine dernière lorsque j’évoquais la précipitation de l’interprétation. Celle-ci, si elle nécessite la célérité de la précipitation, rejette le passage à l’acte de la précipitation qui répond à l’angoisse pour s’y extraire. « Agir, c’est arracher à l’angoisse sa certitude »1, dit Lacan. Agir, c’est également donner une réponse précipitée face à une béance annoncée. L’interprétation ne peut pas se passer du temps de comprendre : le court circuit du temps de voir au temps de conclure révélerait un passage à l’acte. Celui-ci peut faire interprétation, parfois, mais souvent opère comme suggestion.

1 J. Lacan, L’angoisse

Entre la précipitation du temps et sa suspension, l’actuel est confus. Effet d’une sidération. Sidération au sens d’un trou dans le schème de l’habitude qui fait crise. La crise se résout en naissance. Mais de quoi ? L’analyste n’est pas devin, ni oracle, encore moins voyant. Ou alors se rapproche-t-il de Tirésias qui, aveugle, voit dans le présent ? Et surtout, cette naissance ne dépend-elle pas de la manière dont nous traversons la crise ? L’étymologie de crise qui renvoie à la décision, au choix, va dans ce sens. Le devenir d’une crise dépend en partie de la manière dont elle est mise en mot. La manière dont le dire évoque avec justesse le dit de l’événement. La manière dont le dire bouleverse le dit en le mobilisant. Cela, soit relève d’un suggestion forte et crée un dit nouveau, soit relève d’un dire vrai dont l’effet n’est pas prévisible, est encore insu. Ce dire interprétatif, n’opère pas en cherchant à produire un certain effet, mais est effectif en soulignant le réel qui pousse. Qui pousse à l’interprétation.

Explorons le temps de comprendre. J’emprunte évidemment ce terme à Lacan2 pour appuyer une autre dimension que la dimension logique développée à cette époque par Lacan : logique Autre qui renvoie à la fin de l’enseignement de Lacan. Ainsi le temps de comprendre peut être conçu comme une rencontre entre une compréhension logique, rationnelle, et une compréhension affective, sensible. Cette dimension relève d’un réel en tant qu’elle échappe à un dire qui l’exprimerait. Elle cherche à se dire. Le logos est le discours que l’on tient, le sensible est le discours qui se tient à travers nous. Les deux sont intriqués comme dans le rapport signifiant/signifié ainsi que dans le rapport conscient/inconscient. L’un et l’autre sont inséparables et pourtant plus ou moins séparés chez tout un chacun : par le refoulement, le déni, le forclusif etc. Variations cliniques autour de la perméabilité d’un discours entre sa latence et son manifeste. Le temps de comprendre est donc, au delà – au sens du Jenseits freudien – d’une compréhension rationnelle, une élaboration inconsciente (perlaboration). À l’instar du peintre pour qui « l’invisible travaille le visible » 3 , l’analyste permet que l’élaboration au niveau de l’inconscient travaille le conscient. C’est-à-dire que l’énonciation, son écoute et la réplique à celle-ci – qui peut-être un silence – provoque un mouvement chez l’analysant dont l’effet se fera entendre ultérieurement. Se dégage alors deux fonctions

2 J. Lacan, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée

3 G. Braque

différentes de l’interprétation : l’intervention qui provoque un mouvement et celle qui le révèle. D’une part une certaine sidération qui interrompt un temps l’individu. Cette interruption laisse place à un message du sujet. L’individu peut ne pas vouloir l’entendre, il le recouvrira donc en y précipitant un acte, un discours, une construction etc. Il n’empêche que le mouvement d’ouverture de l’inconscient ait eu lieu. Mais l’individu peut également – à force de répétition ou fruit d’un kairos analytique – tendre l’oreille à ce message qui lui vient de l’Autre, permis par l’interprétation. La deuxième interprétation, appelée par la première, est entendue, et non comprise. Car le sujet entend et le moi comprend. La distinction des deux interprétations n’est pas ici temporelle mais logique : elles peuvent survenir de la même parole. Et chose inattendue : cette parole est celle de l’analysant et non celle de l’analyste ! L’interprétation est ainsi une parole qui s’entend grâce à la résonance de l’oreille de l’analyste.

Certains événements ouvrent la brèche de la sidération qui laisse place aux sens que lui donnera l’individu. Ces sens donnés – interprétations dans son acception non analytique – peuvent révéler l’individu dans une dimension jusqu’alors inaperçue. Cette apparition peut aussi provoquer la sidération. Écho des sidérations qui rejoint l’écho des interprétations évoqué plus haut, sur arrière fond de l’écho traumatique. « Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne »4, nous dit Lacan, pour cela un trou est requis quelque part. Écho qui introduit du deux là où il y avait de l’un. Écho freudien, fondateur de l’écoute analytique.

À l’instar d’Ève qui se détache du côté d’Adam, le je advient du ça. Et l’interprétation, janusienne, porte autant sur le je symbolique que sur le ça réel5. Ou plus précisément, elle porte le je et le ça à se distinguer et se reconnaître… manquant d’unité.

Mais quels types de parole, d’interventions portent cet acte? Ici, la mythologie nous apporte des éléments de réflexion intéressants. J’évoquerai quelques points :

4 J. Lacan, Le sinthome

5 La pulsion comme « écho dans le corps du fait qu’il y a un dire » J. Lacan, Le sinthome

  1. Les mythes peuvent être conçus comme des récits donnant une forme discursive aux réels de l’homme qui le sidère et lui échappe. L’indicible travaille le dicible. Mais le réel à toujours un coup d’avance. Nous tentons de nous en approcher comme pour réduire la distance introduite par des constructions symptomatiques. L’interprétation vise à réduire cette distance. La nature de la Chose n’existant pas, la distance garde un irréductible. Mais l’interprétation permet une « rectification du rapport au réel »6. Qu’est-ce à dire ? Que l’homme repère ses ambages. Du fait de cette révélation, de son message qui lui revient, il ne pourra plus ne pas les prendre en compte (les refuser reste un choix de prise en compte). Les personnages mythiques sont souvent pris dans un drame qu’ils ne comprennent pas et qu’ils essayent de résoudre (Œdipe, Ion, Hamlet etc.). Et la découverte de leur vérité, nécessaire à la résolution du drame, se fait par étape avec des mouvements successifs. Ces étapes sont souvent l’effet d’un mouvement induit par une parole. Ce mouvement s’apparente à celui qu’Éluard métaphorise : « nous vivons dans l’oubli de nos métamorphoses, le jour est paresseux mais la nuit est active »7. Oui, le mouvement imperceptible induit par un rêve. Le rêve est une mobilisation signifiante et témoigne de la perlaboration et y répond. Son énonciation renvoie au deuxième temps de l’interprétation développé plus haut.

Revenons à la parole du mythe engendrant le mouvement : elle s’apparente ici avec une interprétation. À l’instar des « renversements dialectiques » liés à l’interprétation – toujours dans le transfert – que l’analysant traverse dans une cure, le héros tragique se confronte par étape au dévoilement de sa vérité. L’analogie s’arrête avant la résolution du drame : le héros découvre sa vérité, l’analysant ne cesse pas de ne pas la découvrir totalement car il la recouvre en parlant… dès lors s’avance-t-il vers une autre vérité, une vérité « pas toute », pour le dire avec Lacan. C’est une autre affaire…

Mais quelle est cette parole qui a valeur d’interprétation dans la mythologie ? La

parrêsia. À suivre l’enseignement de Foucault, nous apprenons que cette parrêsia est une

« parole vraie » qui entraîne un changement d’un sujet. En effet, cet individu se trouvait être dans une certaine duperie de soi, sans que personne ne vienne interrompre ni questionner cette position. Le parrêsiaste est celui qui dira sans ambages ce qui lui apparaît et cette parole osée

6 J. Lacan, Les écrits

7 P. Éluard, Notre mouvement, dans Le dur désir de durer

permettra au sujet d’avancer dans sa quête. Cette parrêsia, rompant donc avec un certain ronronnement de l’illusion, entraîne une sidération qui appelle à un réaménagement. La succession de ces scansions « parrêsiastiques » guide progressivement le héros à son affaire.

Du côté de l’analyse, cette parrêsia se rapprocherait d’une parole rectificatrice du rapport à l’inconscient. Elle est fruit de l’analyse et n’appartient donc ni à l’analyste, ni à l’analysant mais émerge d’une analyse singulière. Les interprétations de l’analyste doivent permettre à l’analysant de mettre sa parole en mouvement de telle sorte qu’une perlaboration se fasse entendre. Ces interprétations ne sont pas oraculaire pour utiliser un autre terme de la mythologie. Elle ne prédisent pas, ni ne suggèrent l’à venir. La difficulté est là : un dire peut- il suggérer un mouvement sans le contenu qui s’ensuit ? L’interprétation peut-elle pointer un réel sans en suggérer une forme ?

  1. La forme donnée à un réel oriente également en retour l’interprétation. En effet la forme n’est pas séparable du contenu. L’apparence entretient un rapport mœbien avec l’essence. Ou pour le dire autrement l’inconscient n’existe pas en dehors d’un dire conscient, il en est plutôt le revers qui le prolonge rétrospectivement. Ainsi, la manière dont s’agence un réaménagement suite à un effet de sidération, n’est-elle pas également dépendante de la manière dont cette sidération a été permise ? Délicate violence de l’interprétation. L’écoute de l’analyste va autoriser l’analysant d’être auteur d’un dire qui le travaille. D’un dire qui s’élabore de tel manière qu’un jusqu’alors inouï puisse s’exprimer. Et surtout dont la dimension d’adresse se fasse entendre. La sidération ici ne provient par de l’autre mais de cette parole Autre.

Il en va ainsi de la psychanalyse elle-même. Freud a su traquer les questions qui animent l’homme et dont les réponses ne peuvent pas être totales. Cette démarche n’est pas philosophique ni ontologique mais clinique car l’abord de ces questions se fait à travers le symptôme qui est une manifestation de l’absence de réponse et des embarras des hommes faces à ces questions. Il a mis ces questions en forme. C’est la théorie analytique. Il les a mise en forme d’une telle manière qu’elles peuvent être sans cesse revisitées et révisées. Réinventées également selon la nécessité qu’appelle un nouveau réel qui s’impose dans la clinique. L’analyste qui contribue à la théorie analytique perlabore les questions de sexualité, de féminin, de masculin, de naissance, de mort etc., mais avant tout leur expression dans la

langue et parole de l’analysant. La théorie analytique met donc au centre un réel en tant que tel inaccessible. Il s’agit donc de l’aborder par les mots qui l’arriment.

Les mythes ont fait de même, en tout cas les mythes qui ont percé jusqu’à nous. Les grands mythes relèvent d’une mise en forme discursive qui évoque ces invariantes questions de l’homme. Le mode de mise en forme et une partie du contenu énoncé restent relatifs à la culture qui voit naître le mythe. Mais la fonction d’énonciation d’un réel est bien ce qui fait qu’un grand mythe perdure. Il connaît certes des modifications et des réécritures, réinterprétations successives liées aux cultures et époques par lesquelles il passe. Il est réactualisé mais garde sa fonction de mythe. Dans ce sens, la théorie analytique a une fonction de mythe également. Elle soulève des questions qui persécutent le sujet mais que l’individu ou le discours sociétal cherche à fuir, à éviter. La théorie analytique a alors une fonction de parrêsia, de dire ce qui est refoulé, refusé (par exemple la place de la sexualité infantile dans les névroses que Freud met au jour contre vent et marée sociétale). La parrêsia n’est pas la révélation d’une vérité absolue, elle est dans la Grèce antique, un discours « vrai » en tant qu’énoncé par un je vers un toi.

Le mythe de la psychanalyse est opérant et persiste si la théorie analytique continue à labourer les discours ambiant pour en dégager les points nodaux. En fait ces points nodaux sont ceux que nous présentent nos patients par leurs symptômes. Parfois l’habit du symptôme emprunte à la mode dans laquelle baigne l’individu. Mais l’habit, s’il voile et empêche, voire empêtre, et quelle que soit sa forme, reste l’habit d’un homme. Pour le dire autrement, le discours d’un homme, même si ces formes et empêchements sont relatifs au discours qui l’a entouré, présente des spécificités liées au fait de parler.

La théorie analytique est une mise en forme de sa pratique et fait retour sur elle. Le réel amené par le patient reste l’objet d’analyse. Ainsi ce réel ne change pas de nature – qu’il n’a ni n’est pas ! – mais prend une forme, une expression, un vécu différent en fonction de l’écoute qu’il rencontre. Cette écoute, dont le réel échappe, prend une forme, une orientation différente selon la conceptualisation du réel que vous vous faites. Votre pratique en porte les accents, vos analysants aussi.

  1. Enfin un dernier point qui fait écho au début : cette mise en forme, cette constitution d’un mythe perlaborant, perlabourant un réel, a la fonction du « temps de comprendre ». Si la mise en forme théorique, son écriture disons, c’est-à-dire une certaine fixation permet une compréhension rationnelle, elle n’est pourtant pas suffisante. C’est un temps nécessaire mais pas suffisant. Ce travail de recherche, d’étude, de tentative de donner du sens est également présent dans une analyse. Le fait de parler le rend inévitable. Mais justement, ce travail est associé à une énonciation, une parole qui amène ailleurs qu’à une parfaire saisie. Cette énonciation nous souffle un ailleurs dont l’écho résonne et laisse entendre une question qui cherche à se dire. Voilà ce que le mythe met en forme. La compréhension de raison peut véhiculer, à travers sa narration, une perlaboration qui relève d’une compréhension sensible. Cette dernière ne peut que être« midite », expression empruntée à Lacan. Ici le terme de compréhension montre ses limites ; à moins que nous revenions à son étymologie, « saisie avec, ensemble », c’est-à-dire une conceptualisation d’une saisie ensemble : la compréhension intellectuelle à proprement parler et ce qui lui échappe. Les grands mythes, inépuisables, sont narrations qui permettent la rencontre de ces deux versants de la compréhension. Leur réinterprétation, associant à la remémoration diachronique l’évoqué du réel synchronique qui nous traverse autant que nous le traversons, introduirait dans notre actualité le temps de comprendre l’incompréhensible. Le temps d’entendre l’effet de l’écho d’un réel inédit.

Du « savoir clinique » à l’œuvre

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Confinement et résurgence du désir… (cas de télétravail)

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Clinique du télétravail en période de confinement

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Tout s’est arrêté et continue…

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Le confinement et après…

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Que faire du dire ?

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Mon chat est inquiet…

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26 jours de confinement, quelques écrits…

13 avril 2020

Il peut y avoir fort à penser du fait de ces circonstances exceptionnelles de confinement ; on observe en premier lieu les effets sur la pensée quand nous sommes face à la maladie et la mort, et les effets sur la pensée de ces restrictions auxquelles nous sommes tenus de nous soumettre. Changement de cadre, cadre de vie, cadre de travail. Limitations à nos mouvements et à nos échanges habituels. Émergence de nouveaux rituels, à nos fenêtres… de nouvelles habitudes, pour notre quotidien… de nouvelles modalités, pour notre pratique.

Il en faut des jours pour se faire à l’idée que ce que nous vivons est bien « réel », pour en prendre la mesure, pour ne pas avoir à se refaire à l’idée, chaque matin au réveil, et pour adapter nos conduites… à ce qui surgit là, on se heurte et on s’y fait avoir ;

À ce qui surgit là, n’essaie-t-on pas aussi de s’en déprendre, pas vraiment seul, avec quelques-uns, avec les truchements des liens sociaux ?

Très vite, un nouveau rituel émerge, avec les applaudissements aux fenêtres à 20h. Les fenêtres s’ouvrent sur des familles que nous ne côtoyons pas ordinairement, sur des personnes discrètes, âgées parfois ; au fil des jours se joignent de nouvelles personnes à ce nouveau rituel, dont le sens, les sens, l’essence, se décline au pluriel au fil du temps et dépasse amplement le soutien aux soignants ;

Plus vite encore, facilités par les outils numériques dont nous disposons majoritairement, des messages humoristiques émergent et diffusent, des écrits, des croquis, nombreux, parfois d’un humour fort bien trouvé, l’humour comme témoin de l’élan vital face à l’angoisse de mort… l’écrit pour soutenir le mouvement d’humanisation. Un étudiant en médecine s’y prête aussi et sa lettre paraît sur le site de l’Obs1, il témoigne de sa place, de son vécu au cœur de l’hôpital, auprès des soignants, auprès de ceux qui l’enseignent, auprès des soignés, fenêtre ouverte sur l’hôpital, fenêtre ouverte sur l’humanité ; humanisation face aux chiffres égrenés quotidiennement ;

Le clinicien s’interroge. Dans le flot quotidien des nouvelles effrayantes et difficiles à intégrer, qu’en est-il du travail du rêve ? Le travail du rêve est-il préservé ou entravé ? … comment le sujet se débrouille-t-il avec ce contexte ? en fonction de sa structure, en fonction de ce qu’il a pu établir comme lien à l’autre, à l’Autre, en fonction de l’existence préalable d’un lien transférentiel ?… quel effet sur la subjectivité pour le petit enfant, selon le moment où son quotidien et le discours de ceux qui l’entourent sont modifiés, selon l’inventivité ou la détresse de son entourage ?… quels détours prendra le travail du deuil pour ceux qui n’auront pu accompagner leur proche dans les derniers instants, quand les veillées, les préparatifs, les rites funéraires sont escamotés et n’accompagnent plus la séparation du corps et de la mémoire du disparu, n’apprêtent plus l’abandon de la dépouille à l’inhumation… qu’en sera-t- il du lien social ? Les modalités du lien social connaîtront-elles de nouvelles mutations ?

Ces questions nous mettent au travail et des pistes de réflexion peuvent déjà s’esquisser mais…

On ne le répétera jamais assez, si l’inconscient est a-temporel, il faut laisser à chacun son temps psychique, tenir compte du temps psychique… et dès à présent être à l’écoute et manifester sa présence et les possibilités de la continuation du lien, téléphoniquement, en visio, épistolairement et parfois même encore, selon les nécessités, en présence « présentielle » toute précaution prise. Nos patients – nos analysants – il me semble, ne s’y trompent pas, lorsqu’ils nous disent la forme qu’ils choisissent, si tant est que nous les proposions et les acceptions, sans pour autant nous faire l’économie de la réflexion à mener des effets des modifications du cadre de la cure, réflexion que Marcel Ritter a déjà introduite2

.

1 « Ce message est pour tous mes patients mourants ou seuls » www.nouvelobs.com, 6 avril 2020

2 Marcel Ritter, En ce temps de confinement, Éphéméride 1, Fedepsy, 5 avril 2020

Mais qu’est-ce qu’on voit au juste ?

Premiers commentaires du livre de Jean-Richard Freymann, Amour et Transfert :
Amour, bande de Möbius, et transfert

Comme j’avais déjà pu l’envisager à la première lecture sérieuse du livre de Jean- Richard Freymann 1 et dans l’élaboration qui en avait été à l’origine dans son séminaire « amour et transfert », la question transférentielle et amoureuse est plus que jamais une question mœbienne. Qu’est-ce à dire ? Il s’agirait d’un lien, dont on est ni intérieur ni extérieur et qui n’aurait que le bord de ce qu’il met en place, au-delà de ce que pourrait être le bord d’une subjectivité propre.

Ce n’est pas simple de présenter les choses comme cela, puisque se pose directement alors la question du devenir de la subjectivité si les bords, la limite avec l’autre, ne sont pas garantis dans le transfert ? Eh bien, c’est justement la question de l’amour. En topologie, branche des mathématiques qui étudie les propriétés invariantes dans la déformation géométrique des objets, la bande de Möbius est une surface compacte dont le bord est homéomorphe à un cercle. De là à dire une alliance, il n’y aurait qu’un pas à faire devant l’autel.

L’amour c’est le on, c’est sans clivage, l’amour serait le risque de ce que pourrait être le transfert sans analyste dans le lien. Les histoires d’amour ne parlent finalement presque que de ça, et les mélancolies viennent nous rappeler l’effondrement narcissique que représenterait de s’y reconstituer quand l’amour chute. Est-ce qu’une fin de cure ne flirte pas toujours avec un point de mélancolie ? Mais réduite à un point, cette fin n’est pas censée emmener toute la structure subjective avec elle.

Cette remarque pourrait tenir dans les états d’amour dits amoureux. À cet endroit on reconnaît quand même la trace de ce qui est à ce point mœbien, dans le sens d’une topologie du lien englobante (sans extérieur, sans intérieur et avec un seul bord encore une fois) dans les choix d’amour qui laissent au sujet la possibilité d’entrevoir qu’il passe finalement rarement d’un état à un autre. Comme Jean-Richard Freymann se plait souvent à nous le rappeler, il arrive que l’on puisse changer de compagne, de compagnon, de mari, de femme pensant révolutionner son rapport à l’autre et finalement, qu’un regard vous rappelle à quel point le même choix peut quand même se répéter.

C’est de ce constat clinique que s’organise la notion d’un amour narcissique, se déclinant d’ailleurs à sa mesure sous une forme masculine ou féminine, Jean-Richard Freymann y consacre un chapitre (« Amour transnarcissique » et amour du désir) dans son livre2. D’une bannière à l’autre, le sujet se positionne différemment mais aliéné, quand il s’agit d’amour, à la question de l’image, « suis-je la plus belle ? », « qu’est-ce que je suis beau » où se noue la question de l’amour (ou dirait-on ici, de la dépendance à l’autre) et la question désirante qui subsiste malgré tout par le biais de l’artifice de l’image et avec ce manque alors tout-à-fait organisé qui reconnaît que l’image ne sera quand même jamais la réalité. L’artifice intercalaire de l’image, voire de l’écran, suggère qu’il puisse y avoir quelque chose derrière, ou de passer le miroir comme Alice au pays des merveilles3.

L’invariant de ses relations amoureuses signe le trait, l’anecdote, la remarque de l’organisation imaginaire du sujet, et signe donc sa structure borroméenne. Cette opération fonctionne à deux, impossible ici de ne pas se rappeler de ce qui reste pour moi une des plus belles phrases de J. Lacan, hypnotisante à la façon de l’amour : « Cette main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe, son geste d’atteindre, d’attirer, d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit, de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche. Mais quand, dans ce moment d’atteindre, d’attirer, d’attiser, la main a été vers l’objet assez loin, si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la main qui est la vôtre, et qu’à ce moment c’est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte de la fleur, dans l’explosion d’une main qui flambe – alors, ce qui se produit là, c’est l’amour »4. Il s’agit bien d’une rencontre nouant, l’autre, l’image, le désir, et si nous restons sur notre proposition, nous arrivons bien à cette idée que l’amour dit narcissique, c’est le lien, mœbien qui fixe à l’autre une dépendance réciproque à la façon d’un nœud entre amour et désir au risque d’une subjectivité perdue dans le terme « se fige ».

Comme on le repère dans l’ouvrage de Jean-Richard Freymann, il y a d’autres formes de liens d’amour.

L’amour maternel si bien cerné dans Hamlet de Shakespeare5 serait certainement celui qui initie au lien amoureux dans le sens qu’il le rend possible, comme commencement et de manière mythique comme origine, même si cette question de l’origine ne serait qu’une construction qui noue à la réalité la question symbolique. L’origine reste un lieu inatteignable, existant logiquement, c’est-à-dire, un lieu qui n’existe que par le fait qu’on ne puisse faire autrement que de le penser pour construire commencer à pouvoir affirmer, poser un acte de parole. C’est purement logique, et les mathématiques, à leurs manières d’être la modélisation de notre pensée, en passent constamment par cette idée. Hamlet avait toutes les raisons, même les plus folles, de se tenter de se passer de cette origine, il n’a même pas pu le négocier. J’entends bien entendu par amour maternel, l’aliénation au discours de la fonction maternelle, ce discours qui dit « je t’aime mon chéri » quoi que l’on ait pu faire et produire, c’est bien ce que nous enseigne Gerthrude.

Il reste l’amour transnarcissique, objet introduit par Lucien Israël, pour lequel je vous renvoie au chapitre du livre de Jean-Richard Freymann, et qui serait la manière toute singulière dont Lucien Israël donc, laisse entrevoir ce qui serait de l’introduction de l’analyste dans la question de l’amour. Ce concept témoignerait alors de ce qui se passerait si l’on faisait du bord de la bande de Möbius, un bord perméable au signifiant garanti par la présence de l’analyste, selon une éthique du sujet et de son rapport au désir.

Ainsi, en continuant ce fil introductif à la question du transfert et de l’amour sur un mode mœbien, nous commencerons par une remarque, une remarque singulière pour le moment, une remarque qui augurerait du travail qu’il y aura à faire. Tout le monde en parle, le contexte viral actuel est omniprésent, nous en appelle à la fois à se cacher chez nous et à se sacrifier pour le bien de tous. Je ne vais pas en dire plus ici, nous aurons, le temps d’être dans l’après-coup de cette tourmente.

Sur le plan psychique, sur le même mode que le tiraillement entre vivre protégé et se sacrifier, s’organisent des raisonnements de défense qui interrogent quand même au plus près la question du jour, y aurait-il un lien qui garantisse sa survie et celle de l’autre ? Et particulièrement sa subjectivité.

L’expérience analytique permet d’observer en ce moment deux mouvements différents. D’un côté, la sidération, prise dans l’effroi, avec une difficulté certaine à faire émerger un discours singulier et subjectivé, on y repère l’organisation du discours ambiant, le rationnement s’articulant au manque d’objet, la survie, les traitements, le sortir de la crise, la confiance en l’autre et sa défiance, l’émergence subjective n’est pas simple tant les formations de l’inconscient y sont enfuies, elles n’en sont pourtant pas absentes. De l’autre côté, il y a les sujets au travail qui continuent, dans le lien transférentiel, comme si de rien n’était autour, augurant la possibilité que le lien transférentiel, même s’il est construit sur le mode d’un lien amoureux, permettrait, de la même manière que l’on suppose à l’analyste un savoir, d’une chute narcissique suffisante pour que le nœud entre l’amour et le désir, ne soit pas un nœud univoque, mais troué de l’équivoque.

Le transfert, à la différence de l’amour, serait ce lien, à la façon mœbienne, qui rendrait donc l’homéomorphisme au cercle comme perméable. Il y aurait donc, supposé, un espace maintenu entre désir et amour sur ce bord, le même espace virtuel qui garantirait l’épaisseur du discours entre ce qu’il peut avoir de manifeste et de latent, un espace qui serait donc, une autre définition encore de l’inconscient.

Cette ébauche théorique reste encore à préciser au fil des textes à venir…

1 J.-R. Freymann, Amour et transfert, Arcanes-éres, 2020.

2 Ibid.

3 L. Carroll, Alice au pays des merveilles

4 J. Lacan, Le transfert, séminaire VIII

5 W. Shakespeare, Hamlet.

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