« Et l’humain alors apparaît comme étant ce qui reste, quelque peu en lambeaux, de l’arachnéen traversé par cette espèce de météorite aveugle qu’est la conscience »1.
Homme de réseau. Fernand Deligny se présente ainsi. Le réseau n’étant pas de projet mais de tissage, à l’instar de l’araignée qu’il aimait appeler de son nom ancien aragne. Car à partir du moment où la pensée d’un projet survient un faire advient qui tue dans l’œuf ou la toile tout procès de tissage. Pensée en contre-point de la psychanalyse. En contre-point seulement, pas opposition.
Éphéméride… Le mot évoque le rendez-vous suivant ? Ou le dernier ? Il me ramène au calendrier de l’Avant, chrétien, où l’on ouvrait chaque jour dans le mois qui précède la fête de la naissance du petit Jésus une petite porte qui faisait apparaître le numéro du jour et cela jusqu’Au jour de la libération des jouissances, angoisses et insatisfactions tant attendues. Se sentir plus aimé, moins aimé que les autres ? Mal aimé, toujours ! Ce texte ou un autre appartiendra-t-il à l’éphéméride de l’Avant de la Fédépsy ? De l’après ? Celui d’avant la fin de l’humain ? L’humanité, terrassée par un petit virus qui permet aux grandes institutions du monde de nous jouer une farce-tragique ?
Entre autres troué de pratiques religieuses diverses, j’aime un sermon très ancien de Pâques à propos du serviteur de la dernière heure, la 11ème. Il y en a douze ! « Que le premier qui a jeûné dès la première heure s’approche il sera récompensé de son engagement, que le second, etc. » Puis conclusion, « que celui qui a jeûné depuis la 11ème heure s’approche aussi, il sera accueilli. » Dont acte !
À lire les textes des éphémérides 1-2-3 qui deviennent plus nombreux de semaines en semaines, une foule de sentiments et thèmes (re)naissent. Repérages, réflexions, actions ! Force est de constater comme le souligne F. Deligny, qu’en toutes circonstances contraignantes, de crises, de guerres, de diktats plus ou moins fantasmatiques mais tout de même réelles, des réseaux comme par inadvertance se trament et disparaissent ou se métamorphosent aussi vite qu’ils sont apparus.
La Fedepsy est une triple institution mais c’est aussi un réseau. Les éphémérides semblent signifier un effet de toile qui réjouit. Chacun s’exprime avec plus ou moins de distance apparente avec lui-même, de ravissement ou de sérieux. Lisez-vous ? Rêvez-vous ? Angoissez- vous ? Aimez-vous ? Haïssez-vous ? Sidérez-vous ? Écoutez-vous ? Que de joyeuses questions ! Je-moi se-me réveille.
La Lozère est le (seul ?) département sans déploration de morts ? Quelques cas de malades en réanimation. L’Intérieur déclare habituellement par an une cinquantaine de voitures volées… Singulier pays ! La nature semble comblée par le silence des activités humaines. Un chant inédit d’oiseaux par milliers survient à l’aube. La plupart de nos grands enfants sont près de nous. Les artisans, paysans, magasiniers de nourriture, médecins fonctionnent. Loin du front, ce doux printemps éveille un ravissement singulier chez les vieilles dames.
Les questions qui se sont posées d’abord tournaient bien autour de la mort, des morts déjà annoncés. « Mais alors beaucoup d’entre nous vont-ils mourir ? Mais en fait, j’ai peur de mourir ? » Puis très vite, la vacuité de la vie s’est appesantie dans nos jours qui ressemblent pour la plupart des gens qui m’entourent à de très grandes vacances dont l’angoisse ne réside pas dans la reprise mais dans le « y-aura-t-il reprise ? », « Comment vais-je gagner ma vie ? », « À quoi sert d’étudier ?»…
Si le mot sidération m’est très proche, cette pandémie n’évoque pas en tant que telle, massivement, une sidération ou un effet de. Je ne parle pas des ressentis ou expériences singulières des milliards de personnes qui sont dans l’océan de cette farce tragi-comique selon la manière dont on la considère et dont on la vit.
Je m’explique ou tente de le faire. J’associe la sidération à l’effroi. L’arrêt soudain du corps, de la pensée, du désir, de l’autoconservation, de l’agir. Si je m’en tiens à la différence entre peur, angoisse et effroi, dont Freud se sert tout au long de son œuvre mais surtout dans le Jenseits2, c’est le dernier terme qu’il associe à la notion, la clinique et l’apparition dans des formes inédites de la guerre 14-18, au traumatisme. Et derrière l’effroi, il pointe l’effet de surprise.
Ce n’est pas le risque de mort ou blessure de soi-même soldat à la guerre qui ferait traumatisme, c’est le fait qui ne peut s’imaginer que c’est l’ami compagnon d’armes qui a perdu la vie au lieu de soi-même. Ce n’est évidemment pas sans dégât psychique si l’imaginable arrive ! La question devient alors, comment nommer ce dégât ?
Le covid 19 serait-il le 19ème dans une série(-télé) imaginable ? Nous avons vécu la naissance de trois chatons tout à fait délicieux qu’une dame dans son humour singulier proposait d’appeler coco, roro et nana. La maisonnée s’y est heureusement opposée. Cela les aurait-il traumatisés ?
Nous vivons avec des outils tout-à-fait inédit de virtualité fantasmatique qui depuis disons vingt ans connaissent une accélération sans décélération qui non pas effraient mais soûlent, au sens alcoolique, toxicomaniaque du terme. Non pas dans leur capacité finalement très limitée de se projeter dans l’imaginaire mais dans leur propension à nous rendre esclave d’outils qui, chacun le répète à l’envi, ne cesse de combler la possibilité d’un manque qui, lui, nous effraie.
Lacan en 74, dans une séance du séminaire Encore, pointe avec sa finesse « perfide », l’allégeance presque totale de son auditoire aux machines alors qu’il n’avait guère à sa disposition à l’époque que des machines à laver, des voitures et des téléphones fixes, absents encore dans de nombreuses foyers de campagnes. Tout le cinéma des américains, entre autres mais ils sont très forts dans le domaine et particulièrement depuis les années soixante-dix où on jouissait et on s’ennuyait ferme, n’a cessé de nous abreuver de catastrophes, de pandémies, de fins du monde, de récits survivalistes. Et ce n’est pas fini. Quelques lettrés ouvrent Albert Camus ou William Defoe.
Cette pandémie n’a pas eu sur moi d’effet de surprise. Cependant, je n’ai pas pu imaginer ni comprendre qu’un jeune homme de vingt-deux ans soit parti de Paris pour Marseille, le vendredi précédant le confinement, sans sa carte bleue, pour finalement arriver jusqu’à notre maison le lundi soir en disant « Mais cher oncle, je n’ai pas du tout imaginé que ce serait à ce point ! ».
Six mois avec lui me suis-je écrié intérieurement ! Pas pu comprendre si ce n’est accepter dans un premier temps la distance qu’il y avait en lui entre une certaine intelligence vive du monde et sa conscience de la possible disparition de sa liberté dans ce même monde, et apprécié comme j’ai pu les détours de son inconscient qui lui offrit « malgré lui » un mouvement de retrait vers un lieu de confinement privilégié.
J’ai montré une tension traumatisée par sa présence surprise par trop infantile et agitée révélant une incompréhension — une sidération refoulée ? — du sérieux de la situation. Ai-je été traumatisé ? L’ai-je traumatisé ? Je l’ai senti à la gare lorsque je le ramenai pour qu’il
rejoigne son foyer parisien après trois semaines de confinement, léger, dégagé, reconnaissant avec moi.
Traits de coloration pour cet essai de tissage dans les ateliers de la fédération. Questions- réponses comme dirait Martin Roth ? Où la réponse est, ou est dans (aidant), la question ?
En quoi cela aide-t-il ?
Qu’en est-il de l’humain qui est poussé à grandir d’un coup, franchir quelques barreaux d’échelles sur le chemin de la maturité et qui ne percute pas assez vite à mon goût ? Saines ou dangereuses résistances ?
Siderare : origine latine, sans étoile. Deux manières de voir, au moins. Sentiment de désarroi profond, d’abandon, nostalgique détresse, impuissance, hilflosichkeit ; origine du mot désir, pas d’étoile dans le ciel, pas d’étoile du berger, pas de destin, il s’agit avec courage et avec joie de tenter de mettre des étoiles dans son ciel. Encore faut-il le pouvoir, le vouloir ?
Quel est le sens de ce coup du sort, de ce jet de dés imprudent qui permet massivement, de façon absolument inédite quant à son étendue, la contention des corps, de leur nourriture, de leur pensée même ? Farce insigne des gouvernements et leur pseudo-technicité ? Bricolage héroïque et concret du corps médical ? Signe d’une transformation intérieure massive ? Ou de tragédie meurtrière, toujours latente en l’homme, perdu et rageant dans le langage universel de la présence-absence ?
La sidération apparait-elle venir du virus ou de l’obéissance aveugle et peureuse dans laquelle 4,5 milliards d’individus cheminent comme ils peuvent ?
Nachträglich… Est-ce l’après-coup qui va devenir effrayant et qui est signe avant- coureur d’effroi ?
Sommes-nous mort ou vif ? Sommes-nous tout court ?
Tissons, tissons, en attendant de vider ou remplacer inlassablement « les manteaux du bric-à-brac du magasin d’accessoires du moi »3.
1 Dans Arachnéen et aux textes, Fernand Deligny, édition l’Arachnéen, juillet-septembre 2008.
2 S. Freud, Jenseits des Lustprincips ou Au-delà du principe de plaisir, 1915-20.
3 J. Lacan, Séminaire III, Le moi dans la théorie de Freud et la psychanalyse, 1954-55.