Séminaire de Lacan « L’éthique la psychanalyse » – Commentaire de la leçon du 10 février 1960

Intervention de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse.

« C’est à partir de ce signifiant façonné qu’est le vase, que le vide et le plein entrent comme tels dans le monde, ni plus ni moins, et avec le même sens1. »

Fable

Le manque irrémédiable et indicible de la Chose ne cesse pas de ne pas s’écrire. L’homme s’est fait potier, peintre, architecte et poète pour approcher et serrer au plus près la place, le vide laissé par la Chose. Et c’est ainsi que dès la première création du vide cerné par l’enveloppe matérielle d’un vase, le signifiant apparaît sous la forme visible et durable d’une écriture laissée par le potier sur son œuvre. L’accumulation d’un trésor de plusieurs signifiants au lieu de l’Autre, leurs nombreuses combinaisons en chaînes, devenues elles aussi signifiantes, et l’émergence d’une grammaire avaient déjà précédé l’avènement du langage humain. L’arrimage (plus tard Lacan dira le nouage) par l’entremise du corps de l’ordre nouveau du signifiant, le Symbolique, à ceux déjà existants de l’Imaginaire et du Réel produit le parlêtre, le sujet divisé. Le tribut exigé par l’Autre pour cette création (la bourse ou la vie !) est à la fois amputation d’une livre de chair (une perte de naturalité) et soumission à la loi du signifiant devenue loi des communautés humaines (voir Le malaise dans la civilisation).
C’est à Freud que nous devons d’entrevoir une profondeur longtemps déniée au royaume du signifiant, ces immenses terres inconscientes où la logique du signifiant façonne et anime ses créatures à leur insu : le désir de l’homme c’est le désir de l’Autre.
C’est à Freud aussi que nous devons d’entrevoir les similitudes structurelles, par exemple quand il propose de voir les structures psychiques que sont l’hystérie, la névrose obsessionnelle et la paranoïa comme les caricatures (Zerrbild) des activités sociales valorisées que sont les arts, la religion et la recherche, philosophique ou scientifique2. Caricatures en ce sens que toutes trois sont de fait asociales, car fondées sur le déni d’une partie de la réalité collective.

Rappel

[163] Dans la leçon précédente Lacan a posé l’apparition de l’anamorphose à la fin du XVIe siècle comme une remise en question de l’art de la perspective qui produit l’illusion du volume : il s’agit de ne pas se distraire dans la satisfaction de cette illusion et de revenir à la quête première : la signification du vide laissé par la Chose. C’est donc par le signifiant que la Chose peut le mieux s’approcher, d’où le choix de la poésie de l’amour courtois pour étudier un cas de sublimation par l’art, un cas de célébration collective de la Chose. « C’est tout ce qui rend et ce qui redonne éminemment la primauté au domaine, comme tel, du langage, où là nous n’avons affaire en tous les cas, et bel et bien, qu’au signifiant. C’est ce qui rend sa primauté – dans l’ordre des arts, pour tout dire – à la poésie. C’est bien pourquoi, pour aborder ces problèmes des rapports de l’art à la sublimation, je vais partir de l’amour courtois3. » (145)

Altamira, découverte de la première caverne décorée en 1879

Stupeur ! Il y a 17 000 ans, ils ont rampé dans la grotte d’Altamira, se sont éclairés avec la précieuse et fumeuse huile animale, puis ont peint et repeint des animaux et des hommes sur les parois inégales. Épreuves d’artistes certes, mais surtout témoins d’une recherche car ces dessins se superposent dans une succession chronologique que l’on peut lire comme la trace d’une pensée en marche. Epreuves aussi (au sens d’action d’éprouver cette fois) d’un groupe humain primitif dont la subsistance (la persistance) est conditionnée par l’existence d’un lieu et d’un rite qui relient chacun de ses membres, c’est-à-dire l’existence d’une fonction religieuse. Mais c’est « au-delà du sacré » que Lacan nous indique la place de la Chose. Si plus tard4 ils se feront potiers pour représenter le vide, là c’est le creux naturel de la grotte qu’ils ont utilisé pour accueillir l’activité symbolique naissante qui « consiste à fixer l’habitant invisible dans la cavité5 ».

L’anamorphose, une embrouille signifiante

Approché en tant qu’habitant invisible de la grotte, puis du vase, puis du temple, le vide se fait ensuite représenter sur les parois des temples et sur des toiles par les peintres maîtrisant la perspective. Mais l’œil géométral qui permet dès le XIVe siècle de « rendre les volumes » se perfectionne à un point tel qu’il se détourne de sa fonction première : « l’illusion de l’espace est autre chose que la création du vide ». La fonction première de l’art c’est toujours, d’après Lacan, de cerner la Chose et non le vide que laisse sa disparition, même si le manque qui résulte de sa perte est tout ce qui nous en reste. L’embrouille de l’anamorphose est le signal pour un retour à l’évocation de la Chose : en s’opposant à l’œil comme un garde-fou, le codage anamorphique le préserve de la lecture triviale. « L’anamorphose est un rébus, un monstre, un prodige […] Elle est un subterfuge optique où l’apparent éclipse le réel6. » C’est par la révélation d’une image qui semble surgir de nulle part, une image sans objet visible que l’anamorphose nous suggère que l’objet réel de l’œuvre peinte (la Chose) est lui aussi caché et que ce n’est que par une illusion spéculaire (le fantasme) que nous pourrons l’approcher. Lacan compare le dispositif d’anamorphose cylindrique placé devant lui à une seringue aspirant le sang dans le Graal qui justement « n’en contient pas vraiment ». Les crises artistiques ne devraient pas être interprétées comme des événements historiques de l’art (le terme d’histoire de l’art est ce qu’il y a de plus captieux, dit Lacan, car dans l’histoire de l’art il n’y a que substructure) mais, tout comme les crises du langage ou des discours, comme des symptômes d’un impossible, des symptômes d’une rencontre avec le réel en tant qu’obstacle qui refuse de céder. « Chaque émergence de ce mode d’opérer consiste toujours à renverser l’opération illusoire, pour retourner vers la fin première, qui est de projeter une réalité qui n’est pas celle de l’objet représenté7. » C’est pourquoi l’artiste forçant une nouvelle voie est toujours un contradicteur dans son époque. « C’est contre les normes et les schèmes régnants, politiques par exemple, voire les schèmes de pensée, c’est en quelque sorte à contre-courant que l’art, toujours, essaie de ré-opérer son miracle8. » Alors, à quelle crise répond cette autre contestation artistique, cette forme de sublimation surgie dans la poésie, qu’est l’amour courtois ? Quel est l’impossible que contient le mythe œdipien promu par Freud ? Dans la leçon du 16 décembre 1959 Lacan a soutenu que l’expérience freudienne a été une révolution de pensée pour le domaine de l’éthique. En exhibant le principe de plaisir Freud nous signifie « qu’il n’y a pas de Souverain Bien [l’éthique d’Aristote], que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien. Tel est le fondement, renversé chez Freud de la loi morale9 ».

En passant par Moïse et le monothéisme

L’avènement de la fonction paternelle comme structurante est homologuée par Freud à une sublimation. « Formellement, il fait intervenir le recours structurant à la puissance paternelle comme une sublimation10. » C’est sous le règne de l’imaginaire que l’engendrement est le fait de la mère. C’est faire preuve d’abstraction, d’un progrès de spiritualité que d’accéder à la fonction paternelle symbolique, invisible, à ne pas confondre avec la fonction de chef. Le passage de l’imaginaire au symbolique, de l’organique au spirituel, se soutient du mythe moderne introduit par Freud (le meurtre du chef de la horde primitive) qui lui-même s’inscrit dans la réalité spirituelle du XXe siècle, à savoir la mort de Dieu. C’est la dimension collective de l’acte reliant les meurtriers du chef en une filiation fraternelle symbolique et effective, qui fonde la civilisation. Déjà, inspiré par la clinique du névrosé, Freud avait « bondi sur le plan d’une création poétique », choisie pour son dire – le drame d’Œdipe – et pour sa place dans l’histoire culturelle – le siècle de Périclès – conférant ainsi à la tragédie œdipienne sa fonction de mythe. Le mythe, en tant que mythe n’explique rien, il est une organisation signifiante « qui s’articule pour supporter les antinomies de certains rapports psychiques ». Le niveau dans lequel il s’articule n’est ni l’individuel ni le collectif, mais l’ensemble des deux car cela concerne à la fois le sujet en tant qu’il a à pâtir du signifiant (être élevé à la dignité de parlant se paie par l’aliénation, la chute du paradis) et la collectivité qui assume le meurtre et la dévoration du père pour entrer en civilisation. Pâtir du signifiant est justement ce malaise dans la civilisation qui semble provenir d’un emballement, d’un déchaînement de la fonction régulatrice nommée surmoi par Freud. Ce dernier observe que, malgré les dérèglements dus à la tyrannie du surmoi, les pulsions parviennent à se faire sublimation (notons que Lacan utilise ici le terme de tendance, une traduction préférable à celle de pulsion pour Trieb et Strebung). « Comme je vous l’ai dit, la Chose est ce qui du réel pâtit de ce rapport fondamental, initial, qui engage l’homme dans les voies du signifiant, du fait même qu’il est soumis à ce que Freud appelle le principe du plaisir, et dont il est clair, je l’espère, dans votre esprit, que ce n’est pas autre chose que la dominance du signifiant11… »

La sublimation selon Bernfeld (Imago VIII)

Une critique sévère par Lacan de « tout ce qui a été dit jusqu’ici dans l’analyse sur la sublimation » et en particulier de l’article de Siegfried Bernfeld12. Sa théorie jugée naïve réduit la sublimation au détournement de la fraction pulsionnelle qui peut être mise au service du moi pour la satisfaction des Ichziele, les buts du moi. Selon cette théorie, l’enfant Robert Wagner aurait écrit la poésie car il y avait en lui le but inconditionné (Ichziel) d’être poète, alors que « Freud fait remarquer que l’artiste, après avoir opéré sur le plan de la sublimation, se trouve bénéficiaire de son opération pour autant qu’elle est reconnue par la suite, recueillant précisément sous forme de gloire, honneur, voire argent, les satisfactions fantasmatiques qui étaient au principe de la tendance, laquelle se trouve ainsi se satisfaire par la voie de la sublimation13 ». La gloire de l’artiste n’est qu’un bénéfice secondaire et différé qui peut venir en plus comme… la « guérison » après une analyse. La motivation première réside dans la sensibilité d’une personnalité aux attentes sociales, au consensus social en tant que structure, c’est-à-dire à une morale. Si une personnalité est jugée éminente (voir le jugement de Bernfeld sur l’enfant Wagner), c’est parce qu’elle avait déjà pris le chemin (la structure ?) de la sublimation, la fixation sur une forme particulière étant contingente.

L’amour courtois

L’amour courtois devenu un idéal en France et en Allemagne du XIe au XIIIe siècle pour une petite partie de la société (les cercles de cour, les nobles) est un exemple de consensus social ayant produit des effets jusqu’à nos jours et dont les plus anciennes manifestations visibles sont les traces laissées dans l’œuvre des trouvères, troubadours et Minnesänger. Il semble qu’à cette époque, en plus de « toute une série de comportements, de loyautés, de mesures, de services, d’exemplarité de la conduite », des joutes d’amour courtois étaient arbitrées par des Dames, des jeux probablement codifiés vu que, aux signifiants près qui sont ceux des langues vulgaires locales, « c’est du même système qu’il s’agit ». Une scolastique de l’amour malheureux – le deuil en est le premier terme – qui surgit paradoxalement à l’époque féodale des alliances maritales dans lesquelles la femme « est à proprement parler ce que les structures élémentaires montrent – les structures élémentaires de la parenté – c’est-à-dire un corrélatif des fonctions d’échange social, un support d’un certain nombre de biens et de signes de puissance14 ». (176)
[177] Le phénomène se manifeste également par d’étranges conversions de bandits nobles en poètes transis d’amour : de l’avis de tous les historiens, l’amour courtois était un exercice poétique maniant certains thèmes imposés, sans concrétisation dans des actes. [178] A l’inverse, malgré les apparences, aucune parenté avec une mystique chrétienne, hindoue, tibétaine ou musulmane n’a fait consensus chez les historiens.

Le regard sur la structure

Fait surprenant, les idéaux véhiculés par cet art nouveau qui ne pouvaient « avoir aucun répondant concret réel » à l’époque féodale ont traversé les âges, et leurs signifiants en tant que tels, par exemple celui de Dame, ont infusé la relation amoureuse jusqu’à nos jours. A quel fin ? La fonction de cette création sublimée ne peut être étudiée « que dans des repères de structure ». D’abord la fonction d’objet, en l’occurrence une femme qui d’emblée, quel que soit le rang de son adorateur, est non seulement posée comme inaccessible mais souvent en plus dépersonnalisée et abstraite par des vocables spécifiques tels que Maîtresse ou Seigneur (Mi Dom15). C’est parce que cet objet féminin est vidé de toute substance réelle, parce que ce n’est pas une femme réelle mais une fonction symbolique, qu’on peut lui parler d’amour en les termes des plus crus : la distance et la barrière qui le séparent d’elle expliquent l’emphase dans la déclaration et la demande du soupirant. Une sérénade pour la sérénade, infinie donc sans but réel, n’est pas sans évoquer la façon dont Freud définit la sublimation : une pulsion dont le but, qui était d’atteindre un objet réel, est supprimé (Zielgehemmt) pour laisser place à une quête sans fin qui ne vise plus un objet réel mais le manque d’un nouvel objet rendu inaccessible. En somme « ce que demande l’homme […] c’est d’être privé de quelque chose de réel16 ». L’acte d’élever la femme-objet à la dignité de la Dame Maîtresse (mi Dom, qui domine) surprend car ce n’est pas la place qu’occupent les femmes dans la société féodale ! La célébration dans l’art de l’amour courtois d’une Maîtresse aussi exigeante qu’arbitraire est ce contretemps propre aux arts qui révèle un certain malaise dans la culture. Se pourrait-il que l’homme du XIe siècle découvre la femme en tant qu’Autre, dotée d’une sensibilité, d’une conscience et même…d’un désir ? « Ce que la création de la poésie courtoise tend à faire, c’est à situer, à la place de la Chose et dans une époque […] un certain Malaise dans la culture et, selon le mode de la sublimation qui « L’érotique des troubadours, Contribution ethno-sociologique à l’étude des origines sociales du sentiment et de l’idée d’amour », on appelait domnei une entrevue galante où un amant avait loisir de courtiser sa maîtresse. L’ami avait d’abord à faire preuve dans le domnei que sa passion était sincère, en se montrant attentif à satisfaire, comme un bon serviteur ou un bon vassal, tous les caprices de sa dame. La patience amoureuse exprime et résume dans le domnei courtois, l’humilité, la sincérité et la fidélité (p. 186) : « est celui propre de l’art de nous poser cet objet que j’appellerais [..] un objet affolant, un partenaire inhumain17. » Serait-ce l’entrevue de la béance sur le réel de la femme pas toute phallique qui en fait un objet affolant, un partenaire inhumain, l’hétéros même, le grand Autre donc ? Est-ce, comme l’écrit Colette Soler « parce que la mère est le premier Autre, celui par rapport auquel l’enfant appréhende la béance propre au symbolique et avec celle-ci le réel comme au-delà imprenable, que le corps féminin reste pour tout sujet, homme ou femme, l’hétéros18 » ? Ensuite la fonction du miroir : Si la courtoisie en amour surgit dans la poésie et le chant alors qu’elle n’est pas visible dans la réalité, c’est qu’elle est artifice, artifice que Lacan homologue à l’apparition mystérieuse d’une image dans le miroir cylindrique placé devant lui, image qui monte dans le cylindre comme le sang aspiré dans une seringue pourtant plongée dans un bol vide. Le dispositif optique signale la composante narcissique dans l’amour courtois : le miroir est dans la mythologie lacanienne le médiateur, l’agent de la pseudo-identification originelle du moi idéal du sujet à l’image de son corps tout juste unifié. Mais ce n’est que par accident que le miroir se distingue par cette fonction. Plus générale est sa fonction de séparation, l’image étant disjointe de l’objet car située dans un autre monde, barré par le miroir lui-même. Dans l’amour courtois aussi, des « puissances maléficieuses » peuvent s’opposer à la rencontre. Le miroir cylindrique est aussi un médiateur, celui qui décode le dessin initial indéchiffrable pour l’œil, médiateur homologue du Senhal qui dans l’amour courtois affecte et révèle un objet d’amour au soupirant. Enfin, la fonction du signifiant : en scrutant les signifiants, Lacan observe que le thème du Nebenmensch (l’être humain proche) se retrouve dans un des poèmes de Guillaume de Poitiers sous le terme de Bon Voisin (Bon Vezi) pour désigner la Dame pourtant inaccessible et dans le discours chrétien, sous le terme du prochain. Le signifiant, plus précisément quelques signifiants reliés entre eux peuvent véhiculer une structure symbolique à travers les générations et en soutenir des manifestations variées au cours des âges. « Ce que j’ai voulu vous faire sentir aujourd’hui est ceci que c’est une organisation artificielle, artificieuse du signifiant qui fixe, à un moment les directions d’une certaine ascèse, et quel sens il faut que nous donnions dans l’économie psychique à la conduite du détour19. »

Le détour : la fonction éthique de l’érotisme chez Freud

Le détour que représente la sublimation correspond dans l’économie psychique à une transgression momentanée du désir. Il peut découler de la nécessité d’un compromis entre le principe de plaisir et le réel auquel le sujet se cogne, ou de l’appel de la Chose « pour faire apparaître comme tel le domaine de la vacuole », le lieu vers lequel est détournée la pulsion par la sublimation. Si dans l’amour courtois l’objet est hors de portée, alors le soupirant fait un interminable détour par des plaisirs préliminaires dans sa quête du « don de merci » attendu de la Dame. Transgression du désir puisque l’entretien et l’augmentation de la tension, c’est-à-dire du déplaisir, permet de retarder l’action du principe de plaisir et d’obtenir une plus forte chute de tension au moment de l’Entbindung (la déliaison ou mieux : la décharge), plus proche en intensité de celle provoquée par l’intervention du Nebenmensch dans la Hilflosigkeit (la détresse – du nourrisson). « C’est pour autant que le plaisir de désirer, c’est-à-dire en toute rigueur le plaisir d’éprouver un déplaisir, est soutenu, que nous pouvons parler de la valorisation sexuelle des états préliminaires de l’acte de l’amour20. » Dans l’amour courtois, le culmen est le don de merci que Lacan interprète comme un salut, « le signe de l’Autre comme tel, rien de plus ». Il y voit une ascèse de discipline du plaisir déjà présente dans la poésie érotique hindoue, latente dans la poésie occidentale (voir L’art d’aimer d’Ovide par exemple) et symbolisée brusquement au XIe siècle pour ensuite se manifester épisodiquement en passant notamment par la chevalerie (voir Don Quichotte) et le surréalisme: « c’est aussi à la place de la Chose que Breton fait surgir l’amour fou21». Jean-Bertand Pontalis précise l’interprétation : « On peut penser que le culte, surtout sensible chez Breton, de l’amour fou, cette résurgence de l’amour courtois, avec ce qu’il implique d’idéalisation d’un objet total, vient répondre à, et comme compenser, ce travail, à la fois méthodique et inspiré de sapage : là, la trouvaille de l’objet partiel cède la place à la retrouvaille de l’objet perdu22. »

1 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 145.

2 S. Freud, Totem und Tabu, (1912), GW Bd IX, Fischer TV Frankfurt, 1999, p. 91.

3 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 145.

4 Perplexité des archéologues en 2012, après une découverte qui relance la question : « L’apparition de la poterie n’a décidément aucun rapport avec le développement de l’agriculture. Les plus vieux fragments de poterie au monde, découverts en Chine, seraient en effet âgés de 19 000 à 20 000 ans. Mais à quoi pouvaient bien servir les récipients en terre cuite de l’époque ? »

5 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 167.

6 J. Baltrusaitis (1984), Anamorphoses, Paris, Flammarion, 1996, p.7.

7 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 170.

8 Ibid.

9 Ibid. p. 85.

10 Ibid. p. 171.

11 Ibid. p. 161.

12 S. Bernfeld, Bemerkungen über Sublimierung, Imago VIII.

13 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 173.

14 Ibid. p. 176.

15 D’après la thèse présentée par René Nelli pour le doctorat ès lettres en 1962, après le séminaire de Lacan

16 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 179.

17 Ibid. p. 180.

18 C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Editions du Champ Lacanien, p. 279.

19 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, p. 181.

20 Ibid. p. 182.

21 Ibid. p. 184.

22 J-B. Pontalis, Entre le rêve et la douleur, Paris, Gallimard, 1977, p. 59.

La structure œdipienne

Exposé  de Jean-Marie Jadin dans le cadre du séminaire de Jean-Richard Freymann sur le thème «Traumatismes, fantasmes, mythes » qui a eu lieu le 6 mars 2020 à la Clinique Sainte Barbe de Strasbourg.

Le complexe d’Œdipe est une appellation que Freud n’aimait pas trop1 mais à laquelle il a pourtant consenti après de longues années. Il désigne l’ensemble des représentations, des ressentis et des idées afférentes à une donnée double. Elle est en même temps consciente et inconsciente.

  • Sa forme masculine, la plus connue, comprend, consciemment, l’attirance amoureuse pour la mère et la jalousie à l’égard du père, et inconsciemment, l’inceste maternel et le meurtre du père, vécus comme s’ils étaient accomplis. Car il ne faut pas oublier que le fantasme inconscient traite le souhait comme s’il était réalisé.
  • Sa forme féminine est infiniment plus variée et complexe ; elle peut par exemple être parfaitement identique à la forme masculine.

La configuration évoquée par le terme de « complexe d’Œdipe », se déploie dans toutes sortes d’espaces. Elle est située dans le mythe grec, dans la tragédie antique, dans les fantasmes inconscients, dans la clinique du petit enfant, et enfin dans l’histoire de la famille qui traverse la civilisation. Elle se trouve de façon plus vaste et plus générale dans le système symbolique, sous une forme algébrisée par Lacan dans la métaphore paternelle, laquelle accorde la loi et le désir au lieu de les opposer comme dans la version imaginaire. Lacan y fait prévaloir le « et » sur le « ou ». Le complexe d’Œdipe est enfin une sorte de cadre de pensée abstrait, éminemment heuristique, qui guide quotidiennement la pratique du psychanalyste.

Le mythe

Le mythe d’Œdipe, qui fut une production collective de la civilisation grecque, remonte à la nuit des temps, puisque, au VIIIe siècle avant J.C., Homère y faisait déjà allusion. On peut noter que ce mythe semble inclure une espèce d’œdipe antérieur à l’histoire d’Œdipe lui-même. Tout au départ il y est question d’un certain Cadmos, roi fondateur de Thèbes, qui fut la troisième cité de Grèce antique par son importance, après Athènes et Sparte. Tout s’est passé comme s’il avait fallu limiter la jouissance du roi par une succession de malheurs survenant chez ses descendants. Cadmos a eu un fils, Polydore, lequel a eu à son tour un fils qui s’appelait Labdacos. Le fils de Labdacos, Laïos, le père d’Œdipe, a commis un forfait pédérastique en enlevant Chrysippe, un bel adolescent, qui était le fils préféré de Pélops, roi de Pise en Grèce.
Pélops était l’ancêtre des Atrides, l’autre famille tragique de la mythologie grecque à côté de celle des Labdacides. Le forfait de Laïos s’inscrit dans l’hubris ou la démesure dionysiaque, car il semble bien que Dionysos ait été le dieu grec le plus important de Thèbes à cette époque2. Pélops avait lancé sa malédiction sur Laïos en faisant appel au dieu Apollon. Apollon est le dieu de la mesure apollinienne, tandis que Dionysos auquel il s’oppose est le dieu de la démesure. On constate donc ici déjà une limitation de la jouissance, ce qui ressemble quelque peu à ce qui se passera pour Œdipe, celui qui a franchi toutes les limites et aura été puni par les dieux, à cause de sa faute autant qu’à cause de la faute de son père. Il est dit dans ce mythe qu’Œdipe, descendant de la famille royale de Thèbes, a perpétré les deux crimes les plus terribles qui soient, le parricide et l’inceste, puisque, victime de la malédiction d’Apollon, il a été conduit à son insu, et malgré tout le savoir qui lui avait permis de vaincre la sphinge de Thèbes, à tuer son père Laïos et à épouser sa mère Jocaste. Ayant tardivement pris connaissance de ce qu’il avait commis, il s’est crevé les yeux en guise de punition, tandis que sa mère s’est pendue.

La tragédie antique et celle de tout un chacun

Trois cents ans après Homère, les trois grands tragédiens grecs de l’Antiquité, Eschyle, Euripide et Sophocle, ont mis en scène cette histoire dans diverses pièces de théâtre. La plus connue est Œdipe-roi de Sophocle. Le tragique grec transmute en un récit cohérent la division interne du sujet entamé par un destin dont il ne voulait pas, et cependant inéluctable. Il illustre en quelque sorte la dépossession de soi qui se produit dans la vie de tout un chacun jusqu’à sa mort. D’ailleurs le destin vient toujours d’un lieu Autre, éventuellement divin, et dans la tragédie d’Œdipe se révèle au sujet qu’il est passé à son insu par une identification, qui l’a conduit à se mettre à la place d’un autre, le père, puis d’avoir ce qu’il possédait, la mère, pour finalement devenir un sujet divisé. Vous remarquerez que le tragique reprend ainsi le mouvement même du schéma L de Lacan3. Celui-ci part du lieu de l’Autre A, où ça parle de lui, traverse les figures du semblable a’ et du moi a qui s’en constitue, pour aboutir au sujet divisé S, le symbolique étant ainsi passé par les fourches caudines de l’imaginaire.

Le schéma L de Lacan

Freud a fait rentrer la structure du mythe d’Œdipe à l’intérieur de la bouteille d’où elle s’était probablement échappée4, c’est-à-dire dans l’intérieur le plus inaccessible de l’homme, à savoir les premiers désirs et les premiers émois de la petite enfance vécue avec les parents. Cette structure comprend les affects les plus fondamentaux de l’humain, l’amour et la haine, éprouvés et manifestés pour les deux parents. Comme s’il y avait ici une division originelle de la dynamique pulsionnelle en pulsion de vie et pulsion de mort, un partage des eaux primitives. On peut aussi ajouter ici l’interprétation donnée par Claude Lévi-Strauss dans son Anthropologie structurale : « […] le mythe d’Œdipe offre une sorte d’instrument logique qui permet de jeter un pont entre le problème initial – naît-on d’un seul, ou bien de deux ? – et le problème dérivé qu’on peut approximativement formuler : le même naît-il du même, ou de l’autre ?5 » La question « Ou bien un, ou bien deux ? » est ici développée dans une histoire. Dans la forme classique et patente du complexe d’Œdipe, le sujet aime le parent de sexe opposé et jalouse celui du même sexe. Mais Freud a rapidement souligné que le garçon pouvait parfois, dans une sorte d’œdipe inversé éprouver une grande tendresse pour son père et la petite fille aimer sa mère dans un premier temps. Et entre ces deux sortes opposées d’œdipe existeraient évidemment toutes les positions intermédiaires.

La clinique de l’enfant

La présence du complexe d’Œdipe peut être constatée chez l’enfant. Il y a un moment de l’œdipe. Un observateur peut voir que très souvent, entre trois et six ans, le petit garçon manifeste un très fort attachement à sa mère et une certaine hostilité vis-à-vis de son père. Il déclare par exemple à sa mère qu’il veut se marier avec elle et lui demande sans arrêt des baisers. Il lui arrive aussi de repousser le père et de lui enjoindre de partir. Il y a beaucoup de petites filles qui veulent s’accaparer le père et tentent de frapper la mère. Beaucoup d’enfants pénètrent en pleine nuit dans la chambre des parents pour déranger leur intimité. On notera enfin qu’il y a souvent une résurgence de l’œdipe à la puberté.

La création du complexe d’Œdipe par Freud

Il est intéressant de remarquer que la première référence à l’œdipe de la part de Freud se produit quelques semaines après qu’il ait écrit à son ami Flieβ qu’il abandonnait sa théorie traumatique d’une séduction réelle, perpétrée par un parent. Il est alors passé d’une théorie traumatique à une théorie fantasmatique. Ce n’était plus le père réel qui était l’agent pathogène, mais le père fantasmé comme pervers en conséquence d’une haine inconsciente du sujet à son encontre.

Reprenons les quatre étapes de ce changement de théorie. Le 11 février 1897, Freud a écrit à Flieβ6 que son père, décédé quatre mois auparavant, avait également été un pervers, qui était responsable de l’hystérie de son frère et de quelques-unes de ses sœurs. Il avait ajouté : « La fréquence de cette relation me donne souvent à penser. » Sept mois plus tard, le 21 septembre7 1897, il a effectivement beaucoup pensé. Il a changé d’idée et formulé son célébrissime verdict : « Je ne crois plus à mes neurotica », c’est-à-dire à la théorie d’une séduction réelle.

Dix jours après, le 3 octobre1897, il évoque dans une autre lettre8 des souvenirs personnels qui confluent, mais souterrainement, vers une saisie de l’œdipe. Il s’agit de la vision à l’âge de 3 ans de sa mère nue dans un train entre Leipzig et Vienne, puis de sa culpabilité après la mort qu’il avait souhaitée par jalousie de son petit frère Julius. Il y raconte enfin comment son demi-frère John et lui avaient arraché le bouquet de fleurs à sa nièce Pauline. On sait que le thème de la défloration, essentiel chez Freud, s’y rattache. Un rêve de maladresse sexuelle termine cette lettre. L’œdipe y est donc en préparation avec des allusions indirectes au désir pour la mère, au meurtre de celui qu’on jalouse, et peut-être même à la castration avec cette histoire d’arrachement et de maladresse. Mais l’œdipe ne sera clairement explicité que 12 jours plus tard, dans une lettre datée du 15 octobre9 1897. À propos de l’amour pour la mère et de la jalousie pour le père, il écrit : « S’il en est ainsi on comprend la force saisissante d’Œdipe Roi. » Puis il généralise audacieusement sa découverte : « Chacun qui entend [cette pièce] a été un jour en germe et en fantasme (Phantasie) cet Œdipe. » S’il peut ainsi rendre universel cet œdipe, c’est parce qu’il l’a décelé chez les hystériques dont il pensait qu’elles avaient subi des séductions réelles, alors qu’il fait maintenant l’hypothèse qu’elles ont été imaginées. C’est donc l’hystérie qui l’amène à généraliser l’œdipe.
Il reprend ce thème de l’œdipe deux ans plus tard, dans L’interprétation des rêves. On peut y lire : « Il se peut que nous ayons tous senti à l’égard de notre mère notre première impulsion sexuelle, à l’égard de notre père notre première haine ; nos rêves en témoignent. Œdipe qui tue son père et épouse sa mère ne fait qu’accomplir un des désirs de notre enfance10. » Ayant en tête la vision classique de l’œdipe, Freud commettra une erreur dans l’interprétation du problème de Dora, une jeune hystérique de 18 ans qu’il suivra pendant trois mois à la fin de l’année 190011. Celle-ci soutient que son père entretient une liaison avec une Mme K. et que pour maintenir ce lien il la jette dans les bras de Mr K. Freud plaque son schéma œdipien encore très simpliste sur la souffrance de Dora. Il comprend son problème comme l’expression d’un amour pour son père, déplacé sur Mr K. On sait que Lacan mettra l’accent sur l’attirance de Dora pour Mme K. et davantage encore pour l’objet oral qu’elle recèle, à savoir le sein comme objet perdu.
Peut-être que cette psychanalyse précocement interrompue est-elle la raison pour laquelle Freud n’évoque curieusement pas le complexe d’Œdipe dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité de 190512. Il y développe surtout l’importance chez l’enfant des pulsions partielles, ce qui l’a conduit au célèbre diagnostic de « pervers polymorphe ». Nous verrons un peu plus loin comment ce thème des pulsions partielles rejoint par un certain côté celui de l’œdipe. Dans les années qui suivent, Freud ne nommera plus l’œdipe, même si ses écrits cliniques en montrent la présence. Le petit Hans13 par exemple rêve d’une grande girafe et d’une girafe chiffonnée ; la grande girafe (le père) crie qu’il lui a enlevé la girafe chiffonnée (la mère) ; puis elle cesse de crier et le petit Hans s’assied sur cette girafe chiffonnée. Freud décrit là le complexe d’Œdipe le plus classique. C’est d’ailleurs avec le petit Hans qu’il découvre l’importance du thème de la castration, qui sera associé à jamais avec celui de l’œdipe, au point qu’ils vont devenir équivalents. « L’Œdipe, c’est la castration14 » – On peut lire cette équation sur la quatrième de couverture des Études sur l’Œdipe de Safouan.

La théorie de l’œdipe à son apogée

C’est dans l’article de 1910, Un type particulier de choix d’objet chez l’homme15, que Freud réévoque le complexe d’Œdipe. Il y analyse l’attirance de certains hommes pour les femmes mariées ou les femmes de mauvaise réputation dont ils rehaussent la valeur. Moustapha Safouan, un des rares psychanalystes avec Lacan à s’être intéressé à l’œdipe, a commenté ce texte avec son acribie coutumière. Freud y écrit : « […] il [Il parle de l’enfant] tombe, comme nous le disons, sous la domination du complexe d’Œdipe. Il ne pardonne pas à sa mère et tient pour une infidélité le fait que ce ne soit pas à lui, mais au père, qu’elle ait accordé la faveur du commerce sexuel. Ces motions (Regungen) n’ont pas d’autres issues quand elles ne passent pas vite, que d’achever leur cours dans des fantasmes (Phantasien) […]. » On voit bien qu’ici il distingue déjà une structure, c’est-à-dire le complexe ou l’ensemble de ce qu’il appelle les « motions », d’un aval de « fantasmes », qui ne sont pas toujours inconscients aux yeux de Freud. Ce sont ces fantasmes qui produiraient les attirances très particulières de certains hommes pour certaines femmes.

C’est un quart de siècle après sa première désignation que Freud fait de l’œdipe un concept. La disparition du complexe d’Œdipe16 de 1923 commence ainsi : « De plus en plus, le complexe d’Œdipe dévoile son importance comme phénomène central de la période sexuelle de la première enfance. » Dans L’organisation génitale infantile17, également de 1923, et dans Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes18 de 1925, il va préciser ses idées, et en particulier développer sa conception du complexe d’Œdipe chez la fille. Il relie le complexe d’Œdipe à une phase dite phallique de l’enfant. Celle-ci fait suite à une phase orale puis à une phase anale, où cet enfant fait à deux reprises l’expérience d’une perte, celle du sein puis celle des selles, ce qui le prépare à la castration. Dans les deux sexes et dans cette phase phallique, il n’y a que l’organe mâle qui possède un rôle organisateur. Freud écrit : « Il n’existe donc pas un primat génital, mais un primat du phallus. » et plus loin : « Il y a bien un masculin, mais pas de féminin ; l’opposition s’énonce ici : organe génital masculin ou châtré19. » Il n’explicite évidemment pas la dimension symbolique du phallus, ce qui sera l’affaire de Lacan. Très curieusement Freud attribue l’émergence, le développement et le déclin du complexe d’Œdipe au déroulement d’un programme héréditaire20. Il va jusqu’à comparer cela à la chute des dents de lait21. Il s’intéresse à la manière dont se déroulent ce programme génétique et ce déclin. Il attribue le déclin à la menace de castration, mais uniquement en tant que cause occasionnelle. Chez le garçon la menace de castration est en général prononcée par la mère. Et elle est corroborée par la vision de la différence des sexes. Cette menace suivie de cette vision met fin à l’œdipe, et instaure l’instance du surmoi que Freud vient de créer, grâce à une introjection de l’autorité du père, ou des parents, et initie une phase de latence. Freud dit que la fin de l’œdipe est plus qu’un refoulement. On peut se demander ce qu’est une telle disparition qui est davantage que le refoulement, d’autant plus qu’il y a une certaine résurgence de l’œdipe à la puberté. Freud n’est en fait pas très à l’aise avec sa théorie de l’œdipe. Freud précise la différence entre le garçon et la fille. Chez la fille le complexe d’Œdipe est beaucoup plus complexe. Il faut d’abord noter qu’elle connaît le plus souvent un premier œdipe qui est analogue à celui du garçon. Et ensuite qu’elle aussi connaît un complexe de castration. Freud décrit plusieurs évolutions possibles. Trouvant son clitoris « un peu court », la fille peut avoir une impression de préjudice, ou espérer en avoir un plus grand plus tard. Elle peut devenir très jalouse du garçon. Elle peut également s’entêter et soutenir que son clitoris vaut autant que le pénis, et ainsi s’identifier à un homme. Elle peut penser qu’elle en avait un et qu’elle l’a perdu, suite à une castration. Elle peut en vouloir à sa mère de ne pas lui avoir donné un tel bijou. La compensation qu’elle espère, et c’est la voie la plus fréquente, est d’avoir un enfant du père, c’est-à-dire un équivalent du pénis. Comme cela n’arrivera pas, elle finira par chercher ailleurs. En 1923 Freud avoue que la sexualité féminine, sur laquelle il reviendra encore en 193122, est pleine d’obscurités.

La réinterprétation structurale de Lacan

Le grand changement introduit par Lacan à propos du complexe d’Œdipe vient avant tout de ce qu’il considère le phallus autrement que ne le fait Freud. Même si Freud décolle un tant soit peu le phallus du pénis, puisque la petite fille peut également l’avoir, ou du moins se vivre comme l’ayant, il ne les sépare pas complètement. Lacan fait du phallus une entité négative, tel le Dieu de la théologie négative qui n’est que ce qu’il n’est pas. Le phallus n’est pour Lacan qu’un signifiant du manque. Et si une femme tient à l’avoir, c’est afin d’assurer son manque. Il y a une deuxième chose que Lacan précise : en matière de phallus il faut distinguer l’être et l’avoir. Dans la première phase du complexe d’Œdipe, l’enfant veut être le phallus de sa mère. Et c’est cet être-là qu’il perd à cause du père. Et ce qu’il peut avoir est le phallus en tant que signifiant du manque, du manque à être bien sûr. Cette perte est fort bien algébrisée dans la formule de la métaphore paternelle, qui a fait son apparition en 1958, dans le séminaire sur Les formations de l’inconscient.

La métaphore paternelle

Quelque chose vient y signifier que ce que désire la mère se réfère d’une manière ou d’une autre au père. Ce désir se dit au nom du père et plus précisément à sa parole, et pas seulement à sa propre parole, qui ne serait en ce cas que l’expression de sa jouissance. Ce désir de la mère signifie à l’enfant qu’il vise un objet, même si celui-ci est inconnu. C’est le signifié au sujet. La métaphore paternelle, qui limite la jouissance de la mère, qui unifie la loi et le désir, apporte au lieu de l’Autre A, c’est-à-dire au niveau de l’inconscient, et donc en dessous de la barre, la présence d’un phallus qui ne peut signifier qu’un manque, à la fois chez l’enfant et chez la mère. L’œdipe s’installe maintenant dans les signifiants inconscients de la parole, et la castration se définit par une signification phallique comme manque. Comme j’ai pu le constater dans les diverses discussions à propos de cette formule, on veut parfois faire la part de ce qui revient à la mère et de ce qui revient au père. C’est une erreur. Certes Lacan parle du cas que la mère doit faire de la parole du père, et fait par ailleurs une liste des pères qui ne permettent pas l’installation de la métaphore paternelle. Mais c’est une métaphore et il faut ici passer du « ou bien…ou bien », ou bien la mère ou bien le père, c’est-à-dire de la métonymie, au « et » de la métaphore paternelle, et la mère et le père. La métaphore paternelle transforme complètement le complexe d’Œdipe. Cette métaphore a donné lieu à toutes sortes de déclinaisons, essentiellement en fonction de l’endroit où on place l’accent tonique. Lacan insiste au départ sur l’importance du père. « Il n’y a pas [dit-il] de question d’œdipe s’il n’y a pas le père ; inversement parler d’œdipe, c’est introduire comme essentielle la fonction du père23. » Safouan a écrit par ailleurs : « […] l’œdipe est devenu, avec Lacan, synonyme de la fonction phallique24. » C’est pour lui le centre de gravité de l’œdipe. Erik Porge, de son côté, nous montre qu’il y a une question qui demeure et à laquelle Lacan n’a pas répondu, c’est celle du lien entre la métaphore paternelle et le ternaire privation, castration, frustration. Lacan a pourtant énoncé que « l’issue favorable ou défavorable de l’œdipe, [est] suspendue autour des trois plans de la castration, de la frustration, de la privation exercés par le père ». Mais il n’a pas développé ce sujet. Je crois que l’issue favorable est celle qui conduit le sujet de la privation à la castration, en passant par la frustration. Quelques années après la création de la métaphore paternelle, Lacan a une fois de plus transmuté le complexe d’Œdipe de Freud. Il a cette fois relié les trois consistances du nœud borroméen, réel, symbolique, imaginaire, à ce complexe d’Œdipe25.

Dans son séminaire sur Le Sinthome26, en 1975, Lacan attribue à une quatrième consistance, appelée « sinthome » la fonction de faire tenir ensemble les trois consistances RSI classiques, figurées par les trois ronds du nœud borroméen. Et ce sinthome est pour lui un équivalent du Nom-du-Père. Un peu auparavant, dans le séminaire RSI, il avait énoncé que Freud avait fait un nœud à quatre consistances au moyen de ce qu’il a appelé la réalité psychique. Et il avait ajouté : « Ce qu’il appelle réalité psychique a parfaitement un nom, c’est ce qui s’appelle complexe d’Œdipe27. » Et il a précisé : « Dans Freud il y a élision de ma réduction à l’imaginaire, au symbolique et au réel comme noués tous les trois et ce que Freud instaure avec son Nom-du-Père est identique à la réalité psychique […] » Il faut bien disséquer cette phrase. Lacan dit que sa propre invention des trois consistances comme étant nouées, est ce dont Freud fait l’économie en inventant le complexe d’Œdipe qui est équivalent à la réalité psychique, qui est elle-même équivalente au Nom-du-Père comme quatrième rond. Le complexe d’Œdipe est donc équivalent au nœud borroméen à trois, lequel est équivalent au quatrième rond du sinthome, et celui-ci est équivalent à la réalité psychique. Lacan est un virtuose dans l’algébrisation des concepts.

Le complexe d’Œdipe comme cadre de pensée

Au-delà de sa structure, l’œdipe est aussi un magnifique cadre de pensée, extrêmement utile dans notre pratique quotidienne. Même quand on ne saisit pas d’emblée les éléments du complexe chez un sujet, on peut cependant les considérer comme étant des repères quand même présents. C’est un peu comme la mémoire de l’eau qui garderait quelque chose d’une molécule quand bien même celle-ci a disparu. L’œdipe permet de poser un cadre, dans la névrose comme la psychose, et en fin de compte dans tous les cas de figure. Lacan nous a donné un exemple magnifique avec son analyse du délire du président Schreber. On sait que son schéma I, qui en résume les principales données, dérive du schéma R, qu’il en est un réarrangement28. Or, dans ce schéma R il y a le schéma L additionné de tous les éléments du complexe d’Œdipe. Il y a la mère M, le père P au lieu de l’Autre A, l’enfant dit idéal en I, et le phallus φ qui signifie la castration là où est le sujet $. Sur le schéma I du délire l’âme de l’Œdipe est étrangement maintenue, mais c’est Dieu qui est à la place de la mère et qui s’identifie au moi m de Schreber, là où il y avait I. À la place du père il y a l’ordre du monde que Schreber invoque sans arrêt. À la place de φ, la castration qui n’a pas lieu, est figurée la jouissance transsexualiste de Schreber. Lacan garde donc un schéma œdipien dans un délire où il a en principe disparu. Dans cette succession des schémas il incorpore à chaque fois ce qu’il crée comme nouveauté l’élaboration qui précède. Je crois que nous pouvons essayer de l’imiter en cela en gardant le schéma œdipien comme un cadre de pensée pour toutes les cas singuliers auxquels nous avons affaire, comme un échafaudage qui sert à la construction, comme une première cohérence qu’il faut bien sûr préciser ou même réviser au fur et à mesure qu’une psychanalyse avance.

Le schéma R de Lacan

Le schéma I de Lacan

Dans un domaine autre que celui de la psychanalyse il existe un cadre de pensée aussi irréfutable que celui de l’œdipe, c’est le schéma darwinien de l’évolution. Il comprend d’abord la création d’une diversité, puis une sélection en fonction du contexte. Ce schéma est valable bien sûr pour l’évolution des espèces, mais aussi pour expliquer n’importe quelle donnée de la biologie, et plus largement tout ce qui existe. Freud l’a inséré ici ou là dans sa neuro-mythologie de L’Esquisse. Même sa méthode d’interprétation des rêves contient quelque chose de cette logique. Le rêve peut être considéré comme une diversité produite par le sujet. Freud propose de n’y sélectionner que les éléments qui se trouvent aux croisements des associations secondaires ou même tertiaires. Je me demande même si l’idée de Leibniz du « meilleur des mondes possibles » de sa Théodicée29 n’est pas à penser avec ce schéma darwinien. Dans la diversité des mondes possibles, Dieu a sélectionné le moins mauvais. C’est très étrange, mais le schéma œdipien peut donner de la cohérence à tous les cas de figures de la psychologie, et il peut subsumer tous les fantasmes. Par exemple une certaine agressivité d’une analysante à l’égard d’une femme peut se référer à la deuxième phase de l’œdipe féminin classique, comme au préjudice de ne pas avoir reçu un phallus de sa mère. Lorsqu’elle manifeste de l’hostilité à l’encontre de l’homme, ce qui est en cause est peut-être le maintien de son premier œdipe, ou le fait qu’elle attende toujours encore de recevoir un phallus ou un quelconque équivalent. Les histoires de frère et de sœur peuvent être des déplacements d’un problème avec une figure parentale. L’œdipe est une hypothèse de départ pour tous les cas, qu’il faut ensuite affiner.
Dans notre pratique la plus courante il est surtout question d’un repérage du fantasme inconscient. Il tourne allusivement et comme on le sait autour d’un objet corporel perdu, autour de l’objet a. J’en ai donné des exemples dans Côté divan, côté fauteuil30. Ce qu’on peut noter, c’est que ces objets des pulsions, devenus des objets de fantasmes puis des objets de désirs, s’inscrivent aussi dans l’œdipe en tant que métonymies de la mère. Ils représentent la mère pars pro toto. Et on peut toujours croire que ce sont des objets que la mère désire. Et il se trouve toujours qu’une jouissance de ces objets, et donc de la mère, est limitée par un père ou un équivalent de père. Même le célèbre fantasme On bat un enfant a été inséré par Freud dans le complexe d’Œdipe31. Selon lui ce fantasme, plus fréquent chez les filles, dérive de l’envie de pénis, quand elles s’obstinent dans l’idée d’en avoir un, tout comme les garçons. Il a pensé que c’est le clitoris qui est « battu-caressé », comme pour le maintenir envers et contre tout. Tout symptôme peut être conçu comme une suppléance au père, puisque sa fonction est de nous empêcher de jouir. Et je crois que ce ne sont pas seulement les symptômes névrotiques qui font cela, mais également les symptômes de l’agir, quel que soit cet agir. Il ne donnera pas accès à la jouissance, parce qu’il y a un danger concret qui va limiter les performances et les outrances, ou qui va envoyer le sujet en prison. Que le psychotique ne jouisse pas est évident pour quiconque en a l’expérience. Il veut l’impossible.

La civilisation œdipienne

Dans un ouvrage32 qui est une véritable psychanalyse de la civilisation, Safouan a évoqué une civilisation œdipienne qui tendrait actuellement vers sa fin. C’est encore un autre espace de déploiement du complexe d’Œdipe. Cette civilisation œdipienne serait apparue en même temps que la démocratie athénienne au Ve siècle avant J.C. Le pater familias y aurait perdu de son pouvoir. C’est la religion qui en aurait assuré la fonction. Avec la « mort de Dieu » au XIXe siècle, ce ne furent plus que les symptômes qui pouvaient limiter la jouissance. Nous serions alors entrés dans le règne de la métaphore paternelle. C’est ainsi que toute névrose serait un complexe d’Œdipe. Les pathologies actuelles ne relèveraient plus de cet ordre-là. Dans une interview33 Safouan a dit qu’il y a actuellement une forclusion de la métaphore paternelle, mais pas une forclusion du Nom-du-Père. Cette hypothèse rejoint celle de la métonymie paternelle que j’ai proposée pour les pathologies de l’agir.

Ce que serait la métonymie paternelle

Comme vous le voyez le complexe d’Œdipe n’a pas fini de faire la démonstration de sa pérennité et de son incroyable puissance heuristique. Il permet toujours encore de nouvelles découvertes dans l’exercice de notre métier.

1 J. Laplanche, J.B. Pontalis, voir article « complexe » dans Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1968,

pp. 72-74.

2 M. Safouan, Regard sur la civilisation œdipienne. Désir et finitude, Paris, Hermann, 2015, p. 127.

3 J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 53.

4 Ce que les auteurs de L’Anti-Œdipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari, contesteraient certainement, car ils attribuent le dedans au dehors, et nullement l’inverse.

5 C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974, p. 248.

6 S. Freud, Lettres à Wilhelm Flieβ, 1887-1904, Paris, Puf, 2006, p. 294.

7 Ibid. p. 334.

8 Ibid. p. 338-340.

9 Ibid. p.344.

10 S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1967, p. 229.

11 S. Freud, « Dora. Fragments d’une analyse d’hystérie », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1954.

12 S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.

13 S. Freud, « Le petit Hans. Analyse d’une phobie d’un petit garçon de cinq ans », dans Cinq psychanalyses, op. cit. pp. 116-119.

14 M. Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Seuil, 1974, 4e de couverture.

15 S. Freud, « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », chapitre I dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, pp. 47-55.

16 S. Freud, dans La vie sexuelle, op. cit. pp. 117-122.

17 Ibid. pp. 113-116.

18 Ibid. pp. 123-132.

19 Ibid. p 116.

20 Ibid. p.118

21 Ibid. p. 117

22 S. Freud, « Sur la sexualité féminine », dans La vie sexuelle, op. cit. pp. 139-155.

23 J. Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p.166.

24 M. Safouan, « Le cristal parfait de l’Œdipe », dans La Psychanalyse. Science, thérapie – et cause, Vincennes, Thierry Marchaisse, 2013, pp. 191-213.

25 Les données évoquées ici ont été développées par Erik Porge dans Les noms du père chez Jacques Lacan. Ponctuations et problématiques, Ramonville Saint-Agne, érès, 1997,

26 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.

27 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, RSI, inédit, le 14 janvier 1975.

28 Voir J.-M. Jadin, Trois délires chroniques, Toulouse, Arcanes-érès, 2011.

29 G.W. Leibniz, Essais de théodicée, Paris, GF, 1999.

30 J.-M. Jadin, Côté divan, côté fauteuil, Paris, Albin Michel, 2003.

31 S. Freud, dans La vie sexuelle, op. cit. p. 128.

32 M. Safouan, Regard sur la civilisation œdipienne. Désir et finitude, Paris, Herrmann, 2015.

33 Revue En attendant Nadeau, 9 mai 2017, « Grand entretien avec Moustapha Safouan ».

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