Psychanalyse et politique

« À l’heure où les discours des politiques se réduisent à des slogans, favorisant les effets de suggestion et de déni du psychique, l’entreprise analytique soutenue par le désir de l’analyste trouve toute sa place. »

L’idée d’interroger les liens entre psychanalyse et politique était loin de mes interrogations sur ma pratique. Elle est apparue peu à peu pour devenir plus insistante à la suite de la rencontre avec une journaliste souhaitant avoir l’avis d’un « psy » concernant le rapport d’information enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 18 septembre 2019 sur l’état de la psychiatrie en France1. Le fait que les termes de psychanalyse ou d’inconscient n’ont été à aucun moment mentionnés dans ce rapport a encore accentué ma curiosité. Ce rapport qui m’est tombé en quelque sorte sous la main, suivi d’un autre, une tribune parue dans le Nouvel Observateur, « Pourquoi les psychanalystes doivent être exclus des tribunaux2 », suscitent spontanément il est vrai un mouvement de rejet méprisant ou des affects de colère, avec elle le rejet de la politique tout court qui ne serait que pouvoir administratif, technique de la vie collective. C’est la rencontre fortuite de textes au même moment, qui ont été pour moi l’occasion d’avancer sur la place de la politique dans la formation du sujet.

C’était aussi la surprise d’être pris par la nécessité d’avancer sur ces questions, d’essayer de faire entendre quelque chose de ce que l’on peut percevoir de cette situation, plus profondément de trouver par quel chemin et de quelle façon la question du sujet peut se poser aujourd’hui. Cette nécessité ne me paraît pas sans lien avec certains déterminants de mon histoire personnelle.

La lecture du rapport de Caroline Fiat et Martine Wonner, députées, va nous servir de point de départ.

Rapport d’information présenté à l’Assemblée nationale le 18 novembre 2019 sur l’état de la psychiatrie en France

L’idée centrale de ce rapport est de discuter de l’état actuel de la psychiatrie en France et de formuler des propositions en vue d’une amélioration des soins.

Disons d’emblée que l’idée centrale de ce rapport est de remettre en question l’organisation des soins psychiatriques, organisation trop « hospitalocentrée » et de donner une priorité absolue aux soins ambulatoires. Si, actuellement, l’essentiel des moyens est concentré sur l’hospitalisation à temps complet, le rapport préconise, au terme d’une dizaine d’années, de déployer 80% des moyens de l’hôpital psychiatrique sur l’ambulatoire.

Cette proposition s’appuie sur la constatation d’une « psychiatrie générale et répétitive, cédant à cette pulsion de répétition, pénalisant l’intégration d’interventions plus spécialisées3 ». Ce terme emprunté à la psychanalyse n’est pas développé, il est une façon pour son auteur de souligner le manque de structures d’aval, notamment médico-sociales (Centre Médico-psychologique (CMP) – où il faut parfois plusieurs mois dans certains CMP pour obtenir un rendez-vous auprès d’un psychiatre – hôpitaux de jour, structures de réhabilitations psychosociales, lieu de vie…), ce manque favorisant la suroccupation des lits. Il pénalise les soins aux patients et par voie de conséquence est considéré comme facteur de chronicisation.

Il conviendrait pour cela, dit le rapport, de « revenir à l’esprit du secteur » lors de sa création en 1960 ! Il promeut un recours de proximité en soins psychiatriques, notamment par l’organisation de soins ambulatoires, y compris sous forme d’intervention à domicile, assurés par des équipes pluriprofessionnelles (médecins, infirmiers, assistants sociaux, éducateurs…), rappelé en 1990.

Comment se fait-il, s’interroge les rapporteurs, que malgré de nombreux rapports remis depuis vingt ans, aucune mesure structurante n’ait été prise ? Leur réponse est qu’il appartient aux tutelles de modéliser une nouvelle offre en appelant les acteurs à coopérer dans la construction d’un « Projet Territorial de Santé Mentale, PTSM, qui aurait pour objectif d’organiser l’accès des personnes à la prévention, au repérage, au diagnostic, à l’ensemble des modalités et techniques de soins, aux modalités d’accompagnement et d’insertion sociale ». Le projet territorial doit se donner la priorité à une prise en charge non hospitalière. Et pour que cela marche, le président de la mission en appelle à un vrai leadership de l’État, « disons un État chef d’orchestre est un État qui assume et assure ses fonctions d’aménageur et de régulateur… Cet État aménageur est le pilote qui doit reprendre la main quand la coparticipation ne se fait pas. Il est aussi un État régulateur en tant qu’il dispose d’un levier financier ». Les maîtres mots sont lancés : organisation, repérage, prévention, technique, plus loin : centre expert, science. De même la gestion de la communauté, des hommes, relève du pouvoir administratif qui tire sa légitimité de la connaissance de ce qui est « bon » pour la communauté et qu’il se doit d’appliquer.

La question que l’on est en droit de se poser est de savoir si ce rapport, par les mesures qu’il propose, ne va pas maintenir le désastre actuel relevé dans leur enquête. On se retrouve encore une fois dans la répétition mortifère des préconisations que sont notamment l’entêtement de la réorganisation des soins à travers la création d’un PTSM alors que les rapporteurs dénoncent le « millefeuille indigeste » que constitue l’actuelle organisation de la santé mentale comprenant de multiples commissions où les acteurs du soin sont peu entendus par les administratifs. Par ailleurs, la volonté de promouvoir les « centres experts », issus de la « recherche » dont la référence est les neurosciences, ne sont que des lieux de diagnostic et de préconisation de traitements à partir des classifications actuelles, pour rompre avec « l’hétérogénéité des pratiques », laissent les patients sans que soit discutée la prise en charge qui semble réduite à la biologie et au comportementalisme. On retrouve ici le lobbying de l’association FondaMental, promoteur d’une psychiatrie biologique, les rapporteurs s’appuyant de façon répétée sur les préconisations de professeurs éminents de l’association précitée. La science comme levier du pouvoir…

Dans cette démarche, la question de l’échec du secteur à remplir ses missions (ouverture sur la cité, respect des libertés fondamentales, travail avec les acteurs de terrain) n’est donc abordée que sous l’angle du manque de volonté politique et de la réduction des financements accordés à la santé mentale. D’où la revendication des moyens financiers supplémentaires. S’ils sont nécessaires, sont-ils suffisants ? On peut en douter !

Le plus éclairant est certainement ce qui n’est pas évoqué ou dit dans ce rapport ; à savoir que ce sont les apports psychanalytiques qui ont permis cette véritable mutation de la psychiatrie, permettant la sortie de la conception asilaire du soin en privilégiant la dimension relationnelle et sociale des prises en charge à donner un sens aux conduites jugées « folles ». À aucun moment ne sont mentionnés les mots « psychanalyse » ou « inconscient ». Les décideurs politiques s’appuient sur les approches neuroscientifiques alors que dans le même mouvement la psychiatrie se détourne de plus en plus de la psychopathologie clinique. Comme le soulignent Pascal-Henri Keller et Patrick Landman : « En remplaçant cet objet premier dont la nature est relationnelle – la souffrance psychique – par un nouvel objet – le cerveau et la démesure de sa complexité – les neuroscientifiques ont détrôné la conception intersubjective du soin psychique au profit d’une conception standardisée et chiffrable du soin4. » Renoncer à ces apports, n’est-ce pas se priver d’un travail de mise en sens, mais aussi travail qui donne le sens, la direction à suivre dans les différentes approches possibles ? N’est- ce pas cette absence de repère qui favorise « l’hétérogénéité des pratiques » qui est dénoncée ? Multiplier les structures extrahospitalières sans cet outil – l’expérience le confirme – laisse les acteurs du soin déboussolés, livrés à des mesures de remédiations cognitives, éducative, sociale, de communication numérique, ou à des techniques de réhabilitation psychosociale, idée très en vogue aujourd’hui, qui ne viennent que voiler le vide créé par le déni du psychique.

Comment concevoir le déni du psychique ?

Lacan, dans son séminaire sur Les psychoses souligne l’existence de « certain mode de signifiant5 ». Celui que nous reconnaissons dans le surmoi qui est comme la loi qui nous dit « tu dois », une loi sans dialectique, sous la forme de sommations, de commandements, de certitudes qui ne sont pas rares et qu’il rapproche de l’impératif catégorique de Kant. Il est le mode d’entrée du signifiant, de son nouage au corps pour permettre au sujet d’acquérir la possibilité de manier le signifiant, qu’il soit dans un rapport d’implication au signifiant indispensable au fonctionnement de l’organisme humain. Sous cette face, le signifiant est l’instrument de notre servitude. Il est aussi celui qui limite notre jouissance.

De l’autre, le signifiant a « cette originalité spéciale » d’instaurer un lien « plus lâche » en introduisant un « nœud » où ça reste ouvert sur un faisceau de significations. Encore faut-il pour cela que le sujet ait acquis un minimum de points d’appui signifiants pour ne pas entendre dans le discours ou la parole de l’autre un impératif, qui n’était pas forcément présent. Si l’œdipe est essentiel, c’est qu’il est une structure symbolique qui fournit les signifiants de base au sujet pour se reconnaître, pour se situer dans la réalité ; il est à la fois lui-même et les deux autres partenaires, il est renvoyé aux questions de la naissance, de la mort, de la généalogie. Signifiants qui sont qualifiés de primordiaux en ce qu’ils restent énigmatiques dans la mesure où ils n’ont pas de solution dans le signifiant, ils relèvent du réel. Ce qui fait que le névrosé va adresser ses questions à l’Autre. Chez l’hystérique sous la forme, « comment peut-on être homme ou femme » ? La réponse de l’obsessionnel sera sur le mode de la dénégation, « ni homme ni femme », et par là-même par son dérobement, il reste suspendu à la question de la vie, « suis-je mort ou vif » ? On retrouve ici aussi la fonction des mythes qui est de permettre la mise en ordre de ces signifiants à travers des récits venant interpréter les rapports de l’être humain à la naissance ou à la généalogie. Les mythes lui fournissent les clés pour toutes sortes de situations tant et si bien qu’ils permettent à l’homme de se mettre en rupture, de tracer son chemin, de ne pas rester dans le conformisme. Lacan décrivait déjà la « situation de l’homme moderne » liée à la perte de ces clés : « Nous craignons de devenir un peu fou dès lors que nous ne disons pas exactement la même chose que tout le monde6. »

La situation s’est encore aujourd’hui accentuée suite à l’affaire Weinstein avec le mouvement « Balance ton porc » et « Me Too », ou la suspicion généralisée à l’égard des hommes suite à des affaires d’inceste ou de pédophilie dans les milieux protégés, qui ont conduit à une image dévalorisée des hommes, à une représentation des rapports homme- femme marquée par la violence, le harcèlement ou le viol. Il convient de relever ici la crainte, voire l’intimidation éprouvée par les hommes ou les femmes qui auraient tenté de faire valoir une opinion propre qui aille à l’encontre du discours consensuel, crainte qui a pu empêcher leur prise de parole.

On peut s’interroger sur l’influence de l’idéal démocratique sur le discours qui organise le social ; cet idéal, qui donne à chaque voix une place égale à toute autre, qui veut les mêmes droits pour chaque individu, qui prône un égalitarisme abstrait, nous conduit à nous méfier de toute différenciation implicite ou explicite des places. Cette tendance est responsable de la relégation de ce que l’on qualifie d’œdipien dans l’expérience. Cela se traduit par un discours que l’on peut à ce titre qualifier d’horizontal, qui n’est autre qu’un dialogue avec l’autre semblable, sur un plan d’égalité où toutes les opinions s’équivalent, dans un rapport de séduction imaginaire à l’autre. L’exemple des gilets jaunes est explicite ; les rares leaders qui ont tenté de négocier avec l’Etat ont été immédiatement disqualifiés de façon brutale de leur tentative.

Le corrélat en est un rapport à l’Autre qui ne peut être que despotique, avec le retour du discours du maître ou du discours de l’université. Le sujet obéit à un enchaînement de raisons, de contraintes s’appuyant sur le calcul utilitariste qui définit des normes hygiénistes à partir de données dites « scientifiques » visant la santé mentale et le bien-être des individus qui composent la société. Dans le discours de la santé publique, insistent les termes organisation, évaluation, expertise, prévention, technique de soin, accompagnement, autant de termes qui s’articulent pour définir une conduite et de bonnes pratiques. On y voit le remaniement des discours par la science et la façon dont le pouvoir politique s’appuie sur le discours de la science. Comment ce discours n’aurait-il pas prise sur-moi au-delà de ce que je peux imaginer ? En quoi ce discours ne produirait-il pas un effet sur le sujet, la subjectivité en générale, indépendamment de sa signification ? Sans doute conviendrait-il d’admettre que le discours collectif qui organise la politique a un effet sur la subjectivité, détermine mes émotions, mes choix, et ma façon de penser.

Ce retour au discours universitaire ou au discours du maître, où le savoir a parti lié au pouvoir, qui dé-suppose un savoir à l’Autre, a pour conséquence un déni de ce qui peut représenter ce qui est radicalement différent ; tout au-delà de ce discours est banni. L’enseignant ne trouve pas d’instance pour asseoir son autorité, le pouvoir du chef de l’État est facilement révocable, la psychanalyse est « dépassée » car est niée la référence aux découvertes du XXe siècle de Freud et Lacan stigmatisées comme « dogmes idéologiques fondés sur des postulats obscurantistes et discriminants sans aucune valeur scientifiques7 ». Elle est au mieux ravalée au rang des nombreuses thérapies qui visent à alléger la souffrance humaine, qui cherche à voir ce qui pourrait « s’arranger ».

Ne s’agit-il pas là d’une « forme de défense qui consiste à ne pas s’approcher de l’endroit où il n’y a pas de réponse à la question… Ne nous posons pas de questions – on nous l’a appris – on est plus tranquille comme ça !8 ».

Ce qui se passe au niveau de l’individu se passe aussi au niveau collectif à partir du discours politique, une forme étatique de l’Autre, basé sur l’idéal d’égalité mais aussi l’indifférenciation, pour aboutir au développement des ségrégations ; discours inquiet et méprisant sur les banlieues, discriminations d’ordre religieux ou ethnique, propagation d’une image dévalorisée des hommes tous potentiellement violeurs, renforcement des communautarismes. « Mise au ban » de la psychanalyse et des psychanalystes qu’il faut « bouter hors des tribunaux », qui place les étudiants « en danger d’emprise sectaire », et amène les patients « à payer le prix fort d’une prise en charge digne d’un autre âge9 ».

Lacan, énonciateur de « dogmes psychosexuels obsolètes10 », prévoyait pourtant à l’encontre de l’optimisme lié à la construction de l’espace commercial européen, accompagné du triomphe du néolibéralisme, donc en 1967, cette réaction aux précurseurs de cette universalisation des groupements sociaux par la science, « notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation11 ». Là où avait été espéré, au-delà des avantages économiques, un rapprochement des peuples, une ouverture à l’Autre, seule garantie du maintien de la paix, Lacan avance au contraire la mise en place de barrières de défense entre soi et l’Autre, celui qui est différent de nous, ne pense pas comme nous, ne vit pas comme nous. N’est-ce pas là une façon d’illustrer l’influence sur le plan subjectif du discours contemporain, du néolibéralisme ?

Après le déni, les défenses s’exaspèrent sur un mode paranoïaque. Je pense ici à une patiente qui maintint un transfert amoureux, ne pût supporter une ébauche de changement de place dans la relation : « Au début vous étiez sympathique, compréhensif, respectueux, il y avait une relation horizontale, d’égal à égal, et un jour vous avez décidé que ça devait changer, vous vous êtes mis en position supérieure, méprisante, comme un dieu, c’est la verticalité où un autre décide de façon arbitraire et écrase. » Ce lien d’aliénation spéculaire lui donnait un point d’accrochage lui permettant de s’appréhender sur le plan imaginaire. Ce rapport duel, démesuré, qui s’est instauré spontanément, qui ne peut supporter une relation d’exclusion qui lui permettrait de laisser place à une image du moi s’appuyant sur le modèle de l’autre, révèle ce défaut de repérage sur le plan symbolique, organisé par la différence (des sexes et des générations), donc par la verticalité. Cette patiente revendiquait un retour au dialogue « horizontal » avec un semblable, même si elle savait que cela ne lui était plus possible. À la dissymétrie, à la différence des places, s’est substituée chez elle l’idée de domination.

Je pense également à ces patients pour lesquels on assiste à une prééminence du discours collectif sur un discours personnel. Tania vient parce qu’elle ne parvient pas à trouver un travail, parce que ce qui lui est proposé n’est pas à la hauteur de ses « aspirations ». Elle travaillait dans la mode, à Paris, pour la promotion de vêtements de grandes marques, il était manifeste qu’elle n’allait pas trouver un emploi similaire en Alsace ! Elle se déprime, n’arrive pas à manger, ce d’autant qu’elle surveille sa ligne, craint par-dessus tout de prendre du poids, elle qui est déjà bien mince. On peut dire ici qu’elle est prise dans un discours actuel qui lie le bonheur à la consommation, à l’image sociale ; tout son discours tourne autour de ces impératifs. Il lui est impossible de concevoir qu’elle puisse manquer de quoi que ce soit, l’idée elle-même est d’emblée rejetée. L’objet se doit d’être directement accessible, conformément aux échanges marchands, aussi elle n’écarte pas l’idée de retourner à Paris où « il y a tout ». Elle se sent coupable de ne pas réussir. Ce qui est frappant, c’est le caractère d’évidence qu’ont pour elle ses propos, elle ne peut les remettre en jeu, s’offusque même à l’idée que l’on ne puisse partager ce qu’elle énonce, qu’on le remette en question, que l’on s’étonne. On peut dire que sa subjectivité est organisée par le discours social, et ce discours est intériorisé. Ce qu’elle dit est pauvre et répétitif, se limitant à la description de quelques souvenirs sans aller bien loin, elle n’a pas de discours propre. Il lui est difficile de se poser des questions sur ce qui peut faire limite, référence extérieure, la dimension de l’Autre, symbolique, semble exclue. Comment peut ici opérer un psychanalyste ?

Comment en sortir ?

Ni la psychiatrie biologique ni la psychiatrie clinique ne peuvent se passer l’une de l’autre. Mais dans une société où le discours politique dénie la dimension de l’inconscient, des « mécanismes psychiques », de la différence, on crée la maladie mentale ; les personnes qui se retrouvent en psychiatrie sont pour une bonne part celles qui n’ont pu faire l’expérience d’une rencontre avec une personne qui accorde toute son importance à la parole du patient.

Comme le soulignent Patrick Landman et Pascal-Henri Keller : « L’évaluation de la qualité des soins, attendue par les patients, doit pouvoir accueillir plus largement la parole du patient même si cette parole nous heurte notamment dans notre raisonnement médical hypothéco-déductif. Des espaces d’échanges permettent de reconstruire le sens des actions et de l’ajuster si besoin. On ne le répétera jamais assez, cette qualité apportée aux soins nécessite un temps long12. »

C’est reconnaître que le temps psychique est très lent, il faut du temps pour pouvoir penser un peu autrement, ce qui va à l’encontre du discours politique qui nous fait croire en une logique de la rapidité qui en son fond est inhumaine.

Peu à peu s’est organisée une neutralisation du langage qui perd sa dimension créative, poétique, inventive, de fantaisie qui fait son énergie propre, au profit d’un discours plat, volontiers stéréotypé, sans nuance, avec un souci d’objectivité soutenu par le discours de la science. Ce discours ne deviendrait-il pas d’autant plus despotique que personne ne songe à le remettre en cause ?

Ne pas relever les impasses d’un tel discours est une façon de les dénier, et avec elles, le sujet de l’inconscient. Ce qui signifie peut-être de faire la part, avec le patient, de ce qui relève de la dimension collective, politique de ses plaintes pour pouvoir accéder à ses propres questions. D’une autre façon, Lacan engageait le sujet, « non pas à tout dire… mais à dire des bêtises, tout est là… C’est avec ces bêtises que nous allons faire l’analyse13 », justement dans la mesure où la personne veut bien ne plus penser, c’est là, ajoute-t-il, « qu’un certain réel peut être atteint ». Si dans le discours courant, où ça tourne, le disque, pour rien, elle tourne court la bêtise, en analyse la bêtise n’empêche pas d’avancer, ça se tient après coup. Il y a à rentrer dans le discours courant du patient, en ne restant pas silencieux, mais en le questionnant sur certains de ses propos pour dépasser l’intention de signification initiale et lui faire toucher du doigt l’équivoque, la répétition de certains mots où son désir peut se manifester et se former. Il pourra peu à peu éprouver l’épaisseur de son être sujet par l’importance singulière de certains mots, inscrits de manière particulière dans son histoire.

Sans doute le terme de psychanalyse – dont le sens est aujourd’hui vague, indéterminé dans le langage commun –, devrait-il faire l’objet d’un même travail de questionnement. Roland Chemama invite les psychanalystes à lever le refoulement de cette phrase de Lacan, « l’inconscient c’est la politique14 » qui ne contredit pas les formulations antérieures, l’inconscient c’est l’infantile, ou c’est le sexuel, mais les complète. Ne pas en rester à un schéma vertical, représenté par la fonction paternelle, le lieu de l’Autre, axe des ordonnées au sens de l’ordre symbolique des signifiants qui libèrent, mais l’articuler au système horizontal organisé en réseau par le discours de la cité, de la politique, avec ses signifiants, qui ont ici valeur de mots d’ordre qui viennent aussi à leur façon nous sommer de renoncer à la jouissance, ou la prescrire. On peut retrouver au point d’articulation entre ces deux axes, le réel, ce que le symbolique ne peut signifier ni l’imaginaire représenter, point de non-savoir, sur le sexe, la généalogie, la mort. Ce trou, spontanément insupportable, convoque un énoncé assez totalitaire qui vient masquer ce vide radical. Il peut s’agir du discours du maître ou du discours universitaire, ou de façon plus radicale un discours extrémiste. Autant de stratégies pour éviter la confrontation au réel. C’est au bord de ce trou qu’apparaît la répétition, ce qui permet de le cerner, de dévoiler la structure, et de sortir de cette répétition par l’introduction d’un signifiant nouveau. Une autre façon de dire que le sujet du désir est avant tout un effet du rapport de l’être humain au langage.

1 Rapport d’information relatif à l’organisation de la santé mentale, présenté à l’Assemblée nationale le 18 novembre 2019, Caroline Fiat et Martine Wonner, députées.

2 Tribune. « Pourquoi les psychanalystes doivent être exclus des tribunaux », Le Nouvel Observateur, le 22 octobre 2019.

3 Les citations issues du Rapport et de la Tribune du Nouvel Observateur sont en italique dans le texte.

4 P.-H. Keller, P. Landman, Ce que les psychanalystes apportent à la société, Toulouse, érès, 2019, p. 63.

5 J. Lacan, Le Séminaire livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981, p. 316.

6Ibid., p. 236.

7 Tribune parue dans le Nouvel Observateur et signée par 60 psychiatres et psychologues, dont de nombreux professeurs.

8 J. Lacan, op. cit., p. 227.

9 Tribune, Nouvel Observateur.

10 Ibid.

11 J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 257.

12 P.-H. Keller, P. Landman, Ce que les psychanalystes apportent à la société, op. cit.

13 J. Lacan, Le Séminaire livre XX (1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 25.

14 R. Chemama, La psychanalyse refoule-t-elle le politique ?, Toulouse, érès, 2019.

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