On-te voit !

Intervention de Nicolas Janel dans le cadre de la formation APERTURA « Honte, inhibition et sexualités » qui a eu lieu le 11 octobre 2019.

Préambule

Je vais centrer mon propos sur la honte. Ce n’est pas un sujet facile, les références analytiques sont peu nombreuses, en tout cas en tant que concept. Ceci dit, je recommande deux livres qui m’ont aidé à travailler pour préparer mon intervention : l’ouvrage collectif intitulé De la honte à la culpabilité1 dirigé par Jean-Richard Freymann, que vous trouverez ici même et la revue Essaim n°41 intitulée « De quoi les psychanalystes devraient-ils avoir honte ?2 ».

Chez Freud, la honte est désignée, dans Les trois essais, comme l’une des « digues psychiques contre la sexualité infantile, érigée en période de latence. En même temps que le dégoût et la morale, elle participe du refoulement ». Et dans Les Minutes de la Société de Vienne, Freud nous dit que « l’affect correspondant au sentiment d’être incapable d’impressionner les gens définit la honte ». À part cela, le concept de honte n’est pas traité isolément chez Freud, il est toujours articulé à d’autres notions. L’ouvrage collectif de Jean- Richard Freymann l’indique tout le temps, on n’arrive pas chez Freud à isoler la honte, on est obligé de l’articuler à d’autres concepts. La honte y ressort toujours en dérivation, en déviation des autres concepts. Et des transformations sont toujours possibles, on est tout le temps dans la transformation, dans des allers-retours entre la honte et d’autres notions comme l’humiliation, la culpabilité, l’angoisse, la phobie ou l’hypochondrie… La question de la honte se situant davantage du côté du regard, l’humiliation du côté de la parole, la culpabilité ouvrant aux effets du complexe d’Œdipe dans ses rapports à la castration.

Et il y a aussi plusieurs types de honte : les hontes soudaines et les hontes de fond pourrait-on dire, les hontes de vivre comme on dit dans le langage commun.

Il y a également la question de la nécessité du social pour la honte, de la présence du regard de quelqu’un dans un ordre moral établi. Cela en opposition à la culpabilité qui serait plus attenante au singulier, à l’intra-subjectif. On verra qu’en fait, pour la honte, l’ordre social et le regard de l’autre se branchent sur l’Autre, le grand Autre chez Lacan, par la voie de l’idéal du moi.

De surcroît, il y a la honte « de » et « pour l’autre » qui repose sur une transmutation des idéaux. C’est-à-dire que si j’ai honte pour l’autre, c’est que je me place comme son idéal. La confusion entre le sujet de la honte et l’objet de la honte ressort ici, où l’on peut aussi dans un parfait transitivisme ressentir la honte de quelqu’un d’autre.

Mais cela n’est pas accessible à tout le monde ! Ainsi, il y a des spécificités psychopathologiques. Nous constatons effectivement actuellement quelques responsables politiques paranoïaques qui nous illustrent tous les jours l’absence de honte. Ainsi, la honte perd son pouvoir d’affecter l’individu dans certaines structures, ce qui lui confère une valeur diagnostique différentielle. Jean-Richard Freymann évoque à ce titre ce que disent les vieux cliniciens : on ne trouverait pas de honte dans la mélancolie et dans la paranoïa. L’absence de honte aurait également tendance à se retrouver chez les phobiques, la dimension phobique, comme celle de l’humiliation, étant déjà une mise entre parenthèses, ou en dérivation de la honte, dans des désignations limitées.

Et il y a aussi des spécificités liées à la prise de l’individuel dans le collectif. J’en parlerai peu mais je vous invite à aller lire dans le livre De la honte à la culpabilité comment la prise dans le collectif peut effacer la question de la honte. Cela renvoie au schéma de la psychologie collective de Freud, où il y a mise entre parenthèses du « moi ».

Après toute cette nébuleuse freudienne, les choses se précisent un peu avec Lacan chez qui la honte soudaine peut prendre une spécificité structurale.

Rappel sur la constitution du sujet dans l’Autre et le support de l’imaginaire

Je vais le développer. Mais avant, pour donner quelques points de repères, retenons que le sujet se constitue dans l’Autre. Et qu’il ne s’agit pas d’un Autre plein. L’Autre est troué, comme le sujet. C’est à l’endroit de la trace du trou que, pour le sujet et pour l’Autre, Lacan introduit sa conception de l’objet petit a. Il y a constitution du sujet dans l’Autre, mais le trou qui permet cette constitution, c’est l’intersection des objets a, qui vont pouvoir créer des opérations de séparation, d’aliénation… Ce n’est donc pas simplement une consistance fermée, ni pour le sujet ni pour l’Autre, ils sont en intersection, et c’est dans leur intersection que l’objet a fonctionne. L’objet a ressort comme le reliquat de notre constitution.

La genèse de la honte serait liée à la mise à jour de tout cela, c’est-à-dire à la mise à jour de notre constitution, par le biais de l’identification à l’objet a. D’où ce jeu de mot de Lacan quand il évoque la question de la honte, il parle d’« hontologie3 », qu’il écrit avec un « h » comme s’écrit « honte », en référence à l’« ontologie » sans « h », qui correspond en philosophie à l’étude de l’être. Or il ne s’agit pas en psychanalyse de l’être, mais plutôt du « parlêtre ». En psychanalyse, l’être renvoie plutôt au corps réel mythique jouissant qui n’aurait pas été pris dans le langage, qui n’aurait pas subi l’ancrage symbolique. Ce dont la honte ferait trace, ce serait donc plutôt de la constitution du « parlêtre ». Il n’y a donc pas d’ontologie en psychanalyse, mais plutôt une « hontologie ».

De plus, toujours selon Lacan, la honte ferait trace quand le spéculaire perdrait un bref instant sa fonction de couverture. Mais qu’est-ce que le spéculaire ?

Le spéculaire renvoie aux questions du moi, qui font normalement obstacle au sujet mais en même temps donne une structuration possible à l’ensemble. Le spéculaire, c’est l’axe imaginaire pris dans le regard de l’Autre. Il y a une opération de miroir avec le regard de l’Autre pour la constitution du moi chez l’humain. L’humain est identifié spéculairement par l’Autre dans une image, en fonction du regard désirant de l’Autre. C’est ce qu’illustre le fameux stade du miroir et de manière plus précise le schéma optique de Lacan. On y retrouve différentes instances. Le « moi idéal » viendrait représenter l’instance imaginaire au sein de laquelle le « moi » satisferait imaginairement l’instance symbolique de l’« idéal du moi ». L’ « idéal du moi » étant donc l’instance symbolique héritière post-œdipienne de ce qui satisferait le regard et l’attente de l’Autre.

Pont entre le regard de l’autre social et le grand Autre par l’idéal du Moi

La honte témoigne d’un jugement négatif, toujours relatif aux codes et aux idéaux moraux de l’époque et du lieu. On retrouve souvent l’idée de la nécessité de la présence réelle du regard d’un autre concernant la honte. On aurait ainsi moins facilement honte tout seul, qu’on culpabiliserait seul, la place de l’image sociale semblant nécessaire. Mais tout cela se trouve représenté justement par l’instance intérieure qu’est l’« idéal du moi ». Après le stade du miroir et le complexe d’Œdipe, l’« idéal du moi » est branché de manière spéculaire sur la loi et les codes moraux en vigueur. On a honte devant un regard, mais cela renvoie à cette instance intérieure d’où l’on se voit être vu. En deçà du regard d’un semblable, la honte concerne donc celui de l’Autre symbolique. Jean-Marie Jadin rappelle que « nous sommes des êtres regardés par un regard qui nous cerne ». « Je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. Et cela, même depuis notre intimité, un peu comme si l’univers à la fois extérieur et intérieur était, dans un certain registre, une gigantesque rétine4. »

Dévoilement soudain : chute du Moi quand le Moi idéal ne fait plus face par rapport à l’idéal du Moi

La honte soudaine nécessite un dévoilement pour se produire. On sort alors « d’une invisibilité imaginaire, d’une fusion dans le décor, à laquelle on avait cru jusque-là et qui semblait nous protéger5 ». Il y aurait un moment saisissant d’ouverture spéculaire. Les assises du « moi » serait déstabilisées, car le « moi » ne serait plus en concordance avec la question du regard de l’Autre via l’idéal du moi. Le moi ne se « retrouverait plus dans les codes » pourrait-on dire. Ceci ouvrirait un gouffre imaginaire qui dévoilerait soudainement ce qui revient aux questions archaïques de l’ancrage symbolique, du « manque à être » du sujet et à sa part d’être de jouissance, de corps, dont l’objet a est le reliquat.

L’affect de honte produirait, comme en retour, un signal dans le « moi », identifiant le sujet à certains versants de l’objet a : simple versant de l’insuffisance d’avoir ou de l’insuffisance d’être du fantasme, jusqu’au versant extrême de déchet de réel, de corps. Cela suivant le degré de dévoilement qui aurait lieu. Cela pourrait donc aller de la brillance phallique6 insuffisante de l’objet a du fantasme, jusqu’à son immondicité de résidu de corps. Le degré de honte dépendrait ainsi du degré de dévoilement. La palette des identifications à l’objet a allant de l’identification à un objet a qui garde encore une certaine brillance phallique fantasmatique sous sa forme insuffisante, jusqu’à une identification au résidu de corps.

Il y aurait donc la honte d’un sujet embarrassé de son fantasme, et de ce qui soutiendrait son fantasme, un objet a, cause de désir et noué à la castration. Honte de ce qui soutient dans l’existence, mais qui consiste encore en un fantasme. Ici, l’objet a frapperait de sa barre le sujet, mais ne le ferait que rougir et baisser les yeux. Bref, l’individu aurait honte de son désir. Mais ça ne serait encore que l’embarras de son fantasme, ou de cet objet a, cause de son désir auquel, à l’instant de sa honte, l’individu se verrait réduit. Le sujet rougirait ici du peu qu’il est, mais pourrait encore s’en défendre par son fantasme. Retourner se cacher, regagner ainsi le refuge imaginaire de son moi. Et cela lui suffirait de quitter la scène pour ne plus se voir être vu ainsi, désirant, conduit à devoir assumer devant un autre son manque.

Toute autre chose serait le « suprême embarras » que la honte peut aussi susciter chez un sujet, quand celui-ci se verrait non pas seulement être réduit à rougir de son fantasme, là où l’objet a conserve sa brillance phallique même sous sa forme insuffisante. Mais il pourrait être conduit à la traversée sauvage de ce fantasme, à l’expérience forcée et imposée de l’objet a comme déchet, dépossédé cette fois de sa brillance phallique. Le sujet honteux s’éprouverait ainsi comme résidu, qui serait encore en trop, qui devrait disparaître7.

Au final, la cause de la honte reposerait spéculairement sur la perte soudaine du soutien de l’Autre, du grand Autre, par la voie de son instance symbolique héritière post- œdipienne, qu’est l’« idéal du moi ». Cette perte de soutien se passerait dans le « moi » selon la représentation imaginaire qu’il se fait de l’« idéal du moi ». Il y aurait ainsi perte de l’enveloppe leurrante que représente l’instance imaginaire du « moi idéal », perte du support qu’il constitue pour le « moi » et, en conséquence, l’effondrement du « moi » sur l’ « objet a » qui est plus ou moins immonde, ou (a)monde pourrait-on dire avec un « a » privatif qui signifierait qu’il n’est pas dans le même monde du sujet ou de l’Autre. L’objet a n’a pas sa place dans la rétine de l’Autre et chez le sujet, il est honni.

Pour revenir sur les distinctions entre les affects, la honte serait donc bien un effet de l’« idéal du moi » sur le « moi », contrairement à la culpabilité qui est un effet du « surmoi » sur le « moi ». L’angoisse se situant quant à elle entre le « moi » et le « sujet », quand le manque vient à manquer pour le sujet, tel un signal dans le « moi », commandé par l’objet a8. Bref, je ne m’empêtre pas plus dans ces distinctions, sauf peut-être pour préciser, car c’est très utile pour cerner la honte, que si l’angoisse et la culpabilité, d’un point de vue topique, sont des affects qui se passent aussi dans le « moi9 », elles concernent cependant plus directement une mise en jeu du sujet et de son devenir, qu’on le prenne par le biais du désir et de l’objet a ou par celui de la loi. Alors que, dans la honte, la question du sujet n’est pas directement concernée dans son devenir. Il serait seulement mis à jour. Sa constitution serait mise à jour sans être touchée directement. On se prendrait alors de plein fouet l’objet partiel perdu qu’est l’objet a.

On prendrait de plein fouet ce qui fait trace de notre constitution, de notre division, de notre ancrage symbolique, de notre part d’être. Et c’est là que l’affect de honte fait à mon sens office de signal, par mouvement de retour vers le moi. Et l’on va alors bouger, tenter de retrouver un moi plus confortable, tenter de se remettre dans les bonnes grâces de l’idéal du moi. Ainsi, la honte pourrait être envisagée pour une part comme un mécanisme de protection imaginaire. On prendrait de plein fouet ce qui fait trace de notre constitution, mais notre constitution ne serait pas en jeu directement, il n’y aurait pas de menace de boucher le manque constitutif comme dans l’angoisse. Notre constitution se retrouverait seulement exposée au grand jour, ce qui provoquerait un signal de retour vers le « moi ». Cela provoquerait l’affect de honte qui ferait se mobiliser notre « moi » pour se renforcer… ce qui renforcerait l’axe imaginaire qui, pour une part, supporte notre constitution. L’autre mobilisation du « moi », plus malheureuse, étant bien sûr, en cas de honte extrême, sa disparition lors d’un passage à l’acte suicidaire.

Les hontes non soudaines

Je développerai peu les hontes non soudaines, qui s’installent. Cathie Neunreuther les explique en faisant référence au schéma optique. Il y aurait notamment une inclinaison dangereuse du miroir plan représentant l’Autre, l’image spéculaire se retrouvant déformée en permanence. Je n’insiste pas.

Dans la cure

Maintenant que j’ai situé la honte soudaine dans la structure, comment évolue-t-elle au cours de la cure ? Jean-Richard Freymann rappelle que la psychanalyse « commence non pas au moment où on offre son symptôme ou son signe clinique directement au médicastre pour qu’il s’en empare, qu’il s’occupe de nous directement, mais au moment où quelque chose de réflexif concernant la honte va fonctionner. » Ce que le psychanalyste essaie d’entendre au cours d’une psychanalyse est a priori ce qui était caché et difficile à révéler pour l’analysant. Le psychanalyste, par l’énonciation de la règle fondamentale, invite à dépasser la pudeur. Pour que se révèle l’inconscient, la libre association d’idées invite à tout dire, sans craindre l’inconvenant, sans craindre d’être vulgaire ou idiot, sans craindre d’être illogique ou hors sujet. Car nombre de fantasmes inconscients d’origine infantile ont été refoulés parce qu’ils étaient justement gênants et difficiles à dire. Petit à petit, le moi apprend à faire avec. L’analysant ouvre peu à peu son rempardage spéculaire pour que se mobilise son rapport au manque.

Avec Jean-Marie Jadin, on peut dire que la psychanalyse est une « traversée de la honte ». Suivant l’éthique du désir, ses visées sont d’oser assumer la castration, le manque à être et ce qui le cause : l’objet a. Le mouvement de la chaîne signifiante permet un mouvement où la question du trou, de l’entre-deux remplace peu à peu la question de l’être plein de jouissance mythique. Petit à petit, l’analysant apprivoise ce qui fait sa constitution et la mobilise vers l’assomption du manque. Le désêtre lié au signifiant qui se mobilise permet de passer ainsi de l’humiliation de la honte à l’humilité. Lorsque celle-ci est suffisante, le sujet éprouve moins de honte. Dans le quotidien, lors d’un moment de dévoilement, quand cette constitution est mise soudainement à jour, le signal de retour vers le moi, c’est-à-dire l’identification à l’objet a qui provoque l’affect de honte est mieux supportée. C’est pourquoi un analysant souffrant de honte voit malgré tout cet affect s’atténuer à mesure qu’il avance dans sa psychanalyse.

1 Jean-Richard Freymann (sous la dir. de), De la honte à la culpabilité, Toulouse, Arcanes-érès, 2010.

2 De quoi les psychanalystes devraient-ils avoir honte ?, Essaim n° 41, érès, 2018.

3 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Le Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1991,p. 209.

4 Voir le texte de J.-M. Jadin dans Essaim n° 41, op. cit.

5 Ibid.

6 La brillance phallique de l’ « objet a » fait référence à ce qu’il se passe dans le fantasme, quand l’objet a est mis en position d’équivaloir au phallus de l’Autre.

7 Intuitivement on pourrait penser qu’il s’agit d’un appel par la pulsion de mort vers un retour à l’être. Comme si c’était au niveau archaïque que les choses se passaient : l’objet a, en tant que résidu de corps n’étant pas tout à fait le corps mythique jouissant antérieur au langage, ce résidu devrait logiquement disparaître pour effacer l’entame de jouissance qu’il représente. Il serait un trop de perte de jouissance à faire disparaître pour rétablir l’équilibre « entropique » (il y aurait ici un lien avec la pulsion de mort plutôt qu’avec un surmoi kleinien archaïque). Or, il faut se poser la question : s’il y a identification au résidu que représente ici l’objet a dévoilé, cette identification se passe dans le moi. Ça serait donc peut-être plus à partir du moi qu’il faudrait réfléchir : quelque chose de pré-œdipien qui serait repris œdipiennement, en interaction avec d’autres instances post- œdipiennes « Sur-moi », idéal du moi…

8 Cathie Neunreuther précise, par rapport au schéma optique, que l’angoisse survient quand en –φ apparaît quelque chose, là où dans la relation spéculaire il ne devrait rien y avoir… Ce qui fait dire à Lacan que le manque vient à manquer, les objets a n’entrant pas dans la sécularité. C’est pourquoi il représente –φ du côté de l’image spéculaire i’(a), ainsi que sous le cache, du côté du corps propre. S’il apparaît quelque chose, il y a angoisse…

9 « Forcément cela ne peut pas se « passer » dans le sujet, c’est quand même un affect » dit Cathie Neunreuther.

Séminaire de Lacan « L’éthique de la psychanalyse » – Commentaire de la leçon du 16 décembre 1959

Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji autour de la lecture de : Jacques Lacan, Le séminaire livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse.

Leçon n°5 du 16 décembre 1959

La Chose, une perte qui devient l’objet d’une recherche

[71] L’expérience freudienne est une révolution de pensée pour le domaine de l’éthique. Introduite déjà en 1895 dans un brouillon adressé à son ami Wilhelm Fliess et que Freud a toujours refusé de publier (« l’Esquisse d’une psychopathologie »), la Chose, das Ding, remplit la fonction de pivot dans ce renversement des fondements de la loi morale. Et c’est dans le texte « die Verneinung » (La dénégation) publié en 1925 que cette révolution est due au décentrement imposé par le principe du plaisir, un décentrement de la Chose au profit du moi : « Nun handelt es sich nicht mehr darum, ob etwas Wahrgenommenes (ein Ding) ins Ich aufgenommen werden soll oder nicht, sondern ob etwas im Ich als Vorstellung Vorhandenes auch in der Wahrnehmung (Réalität) wiedergefunden werden kann1» (Maintenant, il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être admis ou pas dans le moi, mais si quelque chose de présent dans le moi en tant que représentation peut être retrouvé dans une perception).

Donc objet d’une re-cherche mais pas en tant qu’objet à réintégrer parce que la première Chose n’a jamais été à l’intérieur : « cet objet n’a en somme jamais été perdu2 » et qu’elle ne sera jamais un objet saisissable par le langage. Pour Lacan, elle deviendra le phallus, le signifiant du manque : « J’ai dit chose, je n’ai pas dit objet, pour autant qu’il s’agit de quelque chose de réel, de non encore symbolisé, mais qui est en quelque sorte, en puissance de l’être. C’est, pour tout dire, ce que nous pouvons appeler, au sens diffus, un signifiant3 ». C’est dans la présentation du second principe au chapitre « Das Erkennen und das reproduzierte Denken » (le reconnaître et le penser reproduisant) de l’Esquisse qu’apparaît le processus de pensée qui cherche dans la perception un objet correspondant à une représentation mémorisée. Pour cela il lui faut distinguer les invariants (sur lesquels se fondera le jugement de reconnaissance) des autres éléments de la perception qui varient en fonction des circonstances (par exemple d’une part l’image du sein, le contact buccal, le goût du lait et la sensation de plaisir qui sont perçus lors de chaque tétée par le nourrisson, et d’autre part les lieux, gestes et paroles afférents qui peuvent varier).

« Par la suite la langue instituera le terme de jugement pour désigner cette décomposition et trouvera la ressemblance qui se pose en effet entre le noyau du Ich et l’élément de perception constant [d’une part, et] entre les investissements changeants dans le pallium et l’élément inconstant [d’autre part] ; elle nommera le [premier] la Chose et [le second] son activité ou sa propriété, bref son prédicat4».

Parmi les fractions variables, certaines pourront évoquer des éléments mémorisés au sein d’un autre ensemble, par exemple les mouvements d’une main que le nourrisson peut comparer à la vue de ses propres mains et les interpréter par analogie ; par contre les éléments invariants et qui ne peuvent être par analogie resteront d’une certaine façon étrangers, irréductibles et formeront la Chose, une sorte de précurseur de l’objet.

Freud confirme plus loin : « par ce moyen, les complexes de perception se séparent en une partie constante, incomprise, la Chose, et en une partie changeante, compréhensible, la propriété ou mouvement de la Chose 5. »

Lacan dira de cette partie constante et incomprise : « Vous ne serez pas étonnés que je vous dise qu’au niveau des Vorstellungen, la Chose non pas n’est rien, mais littéralement n’est pas- elle se distingue comme absente, étrangère6. »

C’est donc le principe de plaisir qui, gouvernant le retour à l’état antérieur, en vient à faire rechercher sous la forme d’un objet ce qui n’était pas encore un objet, créant ainsi le concept d’objet. Mais la tendance à revenir à l’état antérieur n’est pas une route ou un cap à suivre, il s’agit tout au plus d’une dérive le long d’une « isostime » dira Lacan plus tard (une trajectoire à stimulus constant) : « Le principe du plaisir ne guide assurément vers rien, et moins que tout vers la ressaisie d’un objet quelconque7».

Primitivement, avant que le sous-système psychique Ψ apparaisse, une réaction motrice simple et directe (nommons-la action réflexe) était le mode de régulation du niveau de tension, du maintien de l’homéostase nécessaire au corps : c’est la fonction du sous- système φ, le lieu du principe de plaisir. Il s’agit d’une simple boucle d’asservissement de retour à l’équilibre antérieur, qui fonctionne à condition que capteurs et effecteurs (ici les muscles) soient opérationnels dès la naissance, ce qui n’est plus le cas pour l’espèce humaine. L’immaturité motrice néonatale est le prix payé pour l’accroissement prodigieux de l’encéphale doit être compensée par les possibilités nouvelles dues à l’augmentation de la capacité de traitement du système nerveux : faute de pouvoir agir, il va falloir penser, et c’est la fonction du système ψ, le lieu du principe de réalité, le lieu du processus de pensée décrit par Freud dans l’Esquisse, et donc le lieu des représentations qui permettent ce pas supplémentaire vers l’abstraction.

Abstraction indispensable pour chercher et trouver une réponse spécifique, c’est-à dire mieux adaptée (y compris aux capacités motrices du moment) que le déclenchement de l’action réflexe assurée par le système φ. Mais le pouvoir de re-présentation repose sur la mémorisation ce qui ouvre la possibilité de réactiver une perception enregistrée qui peut alors être confondue avec une perception actuelle, nommons cela hallucination. Par exemple pour l’homéostase du corps, Lacan dit : « L’équilibre des humeurs intervient, mais comme ordre de stimulation venant de l’intérieur 8[du système nerveux]. » Ainsi, les nouvelles capacités du système nerveux et l’isolement décrit par Freud de ce dernier, par une homéostase distincte de l’homéostase générale, ont changé la donne : coupé de la réalité, il pourrait privilégier sa propre homéostase au détriment de celle de l’organisme (par exemple en hallucinant l’équilibre au lieu de le rétablir), ce qui serait fatal aux deux. Il lui faut donc distinguer réalité et hallucination.  « C’est bien ainsi que s’exprime Freud – il y a des stimulations qui viennent de l’intérieur du système nerveux – et qu’il compare aux stimulations extérieures9. » D’où la nécessité d’un troisième sous-système psychique dans la construction freudienne, le système ω fournisseur d’indices de réalité (Qualitätszeichen) permettant au système ψ de distinguer (dans certaines circonstances seulement !) une « vraie » perception venant de l’appareil sensitif (organes sensoriels et capteurs internes de paramètres biologiques) d’une perception venant de l’intérieur du système nerveux (perception que l’on peut dire hallucinée car fondée sur des éléments mémorisés). Il incombe alors au système ψ de juger s’il laisse le processus primaire aboutir à la décharge motrice réflexe ou si, au nom du principe de réalité, il fait l’économie d’une décharge inutile ou déplaisante. Mais en cas d’inhibition de la décharge motrice inefficace, une action motrice spécifique doit nécessairement être élaborée ; c’est le processus de pensée décrit par Freud dans l’Esquisse.

L’Esquisse est donc à comprendre comme « la théorie d’un appareil neuronique par rapport auquel l’organisme reste extérieur10 », un appareil neuronique pour lequel l’intérieur et l’extérieur de l’organisme constituent une seule et même face, qui a donc la structure topologique d’une bande de Moebius. Lacan l’avait déjà suggéré dans une leçon précédente : « Il est évident pour nous que cet appareil est essentiellement une topologie de la subjectivité – de la subjectivité pour autant qu’elle s’édifie et se construit à la surface d’un organisme11. »

Il confirmera plus tard : « Le Real-Ich [le Ich de l’Esquisse] est conçu comme supporté, non par l’organisme entier, mais par le système nerveux [en tant qu’il fonctionne comme un système destiné à assurer une certaine homéostase des tensions internes]…Je souligne les caractères de surface de ce champ [le champ freudien] en le traitant topologiquement et en tentant de vous montrer comment le prendre sous la forme d’une surface répond à tous les besoins de son maniement12. »

Parenthèse : La douleur serait-elle l’impossibilité d’une décharge motrice efficace ?

L’effraction sensorielle (lorsque, comme dit Freud, la voie de conduction est trop étroite pour canaliser toute l’énergie et que cette dernière déborde et diffuse dans d’autres voies nerveuses) transforme l’excès de quantité d’énergie en excès de complexité : trop de circuits sont activés et aucune réponse motrice appropriée ne peut s’en dégager ; c’est l’état douloureux qui ne doit pas « être pris purement et simplement dans le registre des réactions sensorielles13 ».

Autrement dit, la douleur n’est pas une sensation qui cause une paralysie mais elle est au contraire la perception de l’impossibilité, du manque de réponse motrice capable d’abaisser la tension. La proximité dans l’axe spinal, signalée par Lacan, des relais des nerfs moteurs et de ceux des nerfs sensitifs de la douleur permet cette hypothèse : « Peut-être nous devons concevoir la douleur comme quelque chose qui dans l’ordre d’existence, est peut-être comme un champ qui s’ouvre, précisément, à la limite où il n’y a pas la possibilité pour l’être de se mouvoir. »

N’a-t-on pas observé en rhumatologie par exemple, un changement radical dans les prescriptions concernant certaines affections ? Là où étaient prônés le repos et l’immobilité sont désormais recommandés une mobilisation des articulations, dans la limite de la douleur tolérée par le malade.

Suivons encore Lacan avant de refermer cette parenthèse : en architecture, le style flamboyant de l’ère baroque ne serait-il pas une marque de la tendance de cette époque vers le plaisir et de la volonté de s’extraire d’une certaine rigidité ? Alors, que penser de cette famille des maladies cancéreuses caractérisées par la prolifération anarchique de cellules dites indifférenciées, qui ne se satisfont pas d’un cadre organique ni d’une régulation supra- organique ? Ces maladies dont la science ne peut trouver ni cause ni remède, auxquelles sont couramment associés des vocables tels que multiplication, désordonné, essaimage, flambée, anarchique, poussée, explosion, bourgeonnement, chou-fleur, etc. ? Quel indicible ces corps malades de notre époque expriment-ils ainsi ?

Les Vorstellungen (représentations) gravitent entre perception et conscience

Etymologiquement, elles sont ce qui est « placé devant », ce qui donne une apparence à une chose sans être la chose, une enveloppe, une coquille vide ou encore une poignée de valise. Comment pourrait-il en être autrement si elles sont l’effet des perceptions sensorielles ? Elles logent dans les couches de mémorisation (Er-Innerung) dessinées par Freud dans la Traumdeutung, séparées des perceptions en amont et de la conscience en aval, et manipulées par les processus inconscients de pensée (rappelons-le, la pensée est inconsciente !) selon les lois de la condensation (la métaphore) et du déplacement (la métonymie). C’est là que s’insère ce qui fonctionne selon la loi du principe du plaisir et que se trouve donc structurée cette trame opératoire dont le substrat est régi par les lois bio- électriques du système neuronal et qui sera nommée structure du signifiant.

Les Wortvorstellungen (représentations de mots), un pas vers le signifiant

« Les Wortvorstellungen [des mots dans le préconscient] instaurent un discours qui s’articule sur les processus de la pensée14 ».

Issues d’une catégorie particulière de Sachvorstellungen (représentations de choses), celles dérivées des perceptions auditives, elles ont sur les autres l’immense avantage de pouvoir être à la fois hallucinées et projetées, hallucinées par le système nerveux et projetées dans le réel par le corps via la phonation (le cri du nourrisson est son premier mot, la première action spécifique efficace qu’il effectue ; pendant les premiers mois, le cri sera la forme rudimentaire sous laquelle se manifeste la nécessité vitale du langage pour les humains). Tel un harpon lancé à l’aveugle, ce premier cri ramène dans son mouvement de retour la sollicitude du Nebenmensch (l’être-humain-proche, en général la mère dans cette situation), avec son « Che vuoi ? Que veux-tu ? » et son aide spécifique, ce qui a pour « effet de porter par sa réponse le cri de l’enfant à la puissance de la demande15 ».

La conscientisation nécessite une liaison entre Wortvorstellung (représentation de mot préconsciente, WV) et Sachvorstellung (représentation de chose inconsciente, SV). Marcel Ritter écrit : « Ainsi la représentation consciente (die bewusste Vorstellung, V) comprend la représentation de chose (die Sachvorstellung) plus la représentation du mot afférent « plus der zugehörigen Wortvorstellung), ce que l’on pourrait écrire : V(cs) = SV[ics] + WV[pcs]. Quant à la représentation inconsciente, elle est la représentation de chose seule, ce qu’on pourrait écrire V(ics)= SV16». Cette liaison est établie au lieu du préconscient où se constitue un discours dominé par les affects des représentations de choses, discours singulier articulé en une chaîne signifiante inconsciente et définitivement résistante au déchiffrage linguistique (Lacan parlera vers la fin de son enseignement de l’inconscient réel). Ce qui parvient à la conscience est la perception d’une chaîne de mots (WV) mais le plus souvent avec une signification fallacieuse qui n’a aucun rapport avec le sens réel qui a présidé à leur enchaînement ; cette signification fallacieuse est celle déjà dénoncée par des philosophes avant Lacan, celle qui prétend découler d’un raisonnement antérieur à la motion issue d’un moi tout aussi illusoire, alors qu’elle n’est qu’une justification a posteriori, souvent bancale, d’une inclination dont les ressorts restent cachés, inconscients : « Ce bavardage par lequel nous nous articulons en nous-mêmes, nous nous justifions, nous rationalisons pour nous-mêmes dans telle ou telle circonstance, le cheminement de notre désir17. »

Freud ne s’intéresse pas au fonctionnement de ce système producteur de discours peut-être parce qu’il est trop dépendant de l’histoire d’un sujet en particulier, mais il cherche dans les rêves les invariants et la structure qui en révèlent « les lois les plus fondamentales du fonctionnement de la chaîne signifiante18 ». Par ailleurs, le graphe de Lacan, le duplex du langage qui sépare les niveaux de l’énoncé et de l’énonciation, distinguant ainsi la fonction du discours (l’articulation effective d’un discours) et la fonction de la parole, permet de voir que la dénégation (Verneinung) est l’affleurement dans le discours d’un refoulement (Verdrängung) sous-jacent, inconscient.

L’exemple de l’ambigüité ou de la redondance du « ne discordanciel » dans certaines formes négatives telles que « je ne dis pas que… » ou « Non, je ne te hais point » ou encore « je crains qu’il ne vienne » trahit une discordance entre les deux lignes interprétatives (énonciation et énoncé) d’un même texte et par là, la division en sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé. C’est que le langage ne peut saisir la négation pure de la logique formelle car il y a une contradiction irréductible entre le fait de nommer la chose (c’est-à dire la faire venir à l’existence) pour dire qu’elle n’existe pas. Ces formes de négations ambiguës se caractérisent par la présence de deux éléments négateurs apparemment redondants. Les grammairiens Jacques Damourette et Edouard Pichon écrivent : « Les phénomènes exprimés par les verbes ne seront niés – autant du moins que la langue française est capable de les nier – que par la convergence de la notion de discordance [portée par le « ne », placé en général dans une proposition subordonnée] et celle de forclusion 19 [portée par les vocables tels que rien, jamais ou pas]. » Ils concluent « que la notion de négation est en réalité absente de la pensée-langage du français […] »

Marcel Ritter détaille les usages que fait Freud des différents termes concernant la représentation et corrige au passage une erreur de traduction de Lacan20. La Vorstellungsrepräsentanz (VR, le représentant de la représentance, qui deviendra le signifiant chez Lacan) c’est une représentation comprenant elle-même une représentation et une énergie psychique (Affektbetrag), à savoir un couple séparable, ce qui permet un destin de refoulement différent pour chaque partie. Les grammairiens déjà cités par Lacan avaient souligné que la Vorstellung est quelque chose d’essentiellement décomposé :

« Le caractère affectif est ce qui unit le langage au cri inarticulé, mais c’est le caractère représentatif qui l’en distingue. Car il n’y a pleinement langage lorsque les sons émis par le locuteur sont interprétés par l’allocutaire comme représentant la réaction du locuteur à un fait21. »

Les niveaux de la topique freudienne hébergent chacun un type de représentants liés horizontalement (à l’intérieur de leur couche) mais aussi verticalement, dans la traversée allant de l’inconscient vers le conscient. D’où il vient que la forme consciente qui est venue à la surface révèle quelque chose du fond inconscient. Dans chacune de ces couches, le bannissement de l’un de ses ressortissants (sa négation, ou sa néantisation) prend une forme spécifique :

  • L’évitement (Vermeidung) pour les SV dans l’inconscient, prélude à la forclusion (Verwerfung) par l’impossibilité de construire un signifiant sur cette base fuyante ;
  • La dénégation (Verneinung) pour les WV (mots) du préconscient ;
  • Le refoulement dans l’inconscient (Verdrängung) pour les VR (signifiants) du conscient.

Une autre façon d’approcher cette dualité du signifiant est encore proposée en 1964 par Lacan : « Il y a donc […] affaire de vie et de mort entre le signifiant unaire, et le sujet en tant que signifiant binaire, cause de sa disparition. Le Vorstellungsrepräsentanz, c’est le signifiant binaire. Ce signifiant vient à constituer le point central de l’Urverdrängung [… le refoulement premier], le point d’attrait, par où seront possibles tous les autres refoulements […] au lieu de l’Unterdrückt, de ce qui est passé en dessous [de la barre de la signification] comme signifiant22. »

L’Autre de l’Autre, un lieu sans réel

La place, le lieu du trésor des signifiants, est ce qui réunit et contient les signifiants en vrac, maintenus à distance les uns des autres pour que certains puissent être élus puis articulés entre eux pour former une chaîne signifiante (à propos de cette synchronie primitive des signifiants, Lacan s’interroge sur le nombre minimal de signifiants nécessaires pour faire système et suggère qu’il en faut au moins quatre). Mais n’accèdent à ce lieu que des VR fondés sur des SV, c’est-à dire ancrés dans le réel par une interaction avec le corps sensitif, à la manière d’un point de capiton. Sans interaction, pas de symbolisation possible à cet « endroit » du réel et pas de signifiant y correspondant ; la place vide – le trou – contraindra le sujet à un effort permanent de significantisation compensatoire à cet endroit du grand Autre. Une éventuelle décompensation rendra apparente la psychose latente passée inaperçue jusque-là. L’en-dehors de cette place où reste le terme refusé est la place de l’Autre de l’Autre, mais elle n’a aucune correspondance dans le réel. C’est avec la représentation topologique, par l’opposition du lieu du trésor (l’Autre) à ce qui n’est pas ce lieu (l’Autre de l’Autre qu’on ne peut trouver nulle part dans le réel) que peut s’approcher le rapport au réel et la signification du principe de réalité.

Le principe de réalité, agent de la loi externe

Quand le processus primaire est dévié de son cours normal sous l’effet du principe de réalité, c’est que ce dernier, tout en restant au service du principe du plaisir, fait droit à une loi encore plus forte que celle de l’homéostase vitale ; une loi externe que l’organisme a appris à connaître et à respecter. Lacan nous rappelle qu’une grande partie des forces du principe de réalité résident dans le surmoi (ÜberIch), et que le fondement de cette instance dite morale est la loi primordiale de l’inceste.

L’interdiction de l’inceste

Des auteurs comme Diderot ou Rousseau avaient montré le désir d’inceste comme le désir le plus essentiel et le plus fondamental ; c’est que la mère a occupé la première la place de das Ding (la Chose) ! Même si la loi fondamentale que prend à son compte l’ÜberIch (le surmoi) se formule comme l’interdiction de l’inceste, ce n’est en réalité pas l’interdiction de coucher avec un des parents qu’elle énonce, c’est l’impossibilité pour le garçon comme pour la fille de retrouver l’état premier d’indifférenciation avec la mère, c’est l’impossibilité de comprendre par analogie (comme pour le mouvement des mains) cette partie définitivement étrangère de la perception appelée das Ding, la Chose ou… objet. La renonciation à la fusion avec la mère est à l’origine une condition d’entrée dans le langage, le prix de la subjectivation (la bourse ou la vie !), mais l’interdiction du retour est ensuite prise en charge inconsciemment par le sujet lui-même car elle est devenue pour lui, depuis son avènement, la condition de son existence. « C’est dans la mesure même où la fonction du principe de plaisir est de faire que l’homme cherche toujours ce qu’il doit retrouver, mais ce qu’il ne saurait atteindre, c’est là que gît l’essentiel, ce ressort, ce rapport qui s’appelle la loi de l’interdiction de l’inceste. C’est pour autant que le désir pour la mère […] ne saurait être satisfait, parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde de la demande qui est justement celui qui structure le plus profondément […] l’inconscient de l’homme23. ». La proposition lacanienne vaut autant pour le garçon que pour la fille, la castration consécutive à l’externalisation définitive d’une Chose aussi précieuse que la mère n’est pas une question de mutilation sexuelle mais de langage et de subjectivation. La conformation mâle ou femelle du corps, hôte du futur sujet, ne joue qu’au second ordre, comme une coloration plus ou moins phallique du sujet issu de cette castration originelle, coloration que la logique du signifiant a réduite à deux couleurs opposées l’une à l’autre : masculine ou féminine. Elles correspondent en fait à tout phallique (une des couleurs du spectre) et pas-tout phallique ( toutes les autres couleurs du spectre, d’où le fameux « La femme n’existe pas »).

Voyons alors que Claude Lévi-Strauss explique l’interdit père-fille par l’obligation de pactes et d’échanges avec les autres familles, clans, tribus ou sociétés (plus tard Lacan verra dans cette pratique une transaction dans laquelle la femme est le support d’une valeur d’échange qui est la jouissance masculine, phallique donc) et qu’il n’explique pas pourquoi le fils ne couche pas avec la mère (les risques de la consanguinité ne semblent pas suffisants pour justifier l’interdiction de l’endogamie).

Le Décalogue, un exposé des effets aliénants du langage ?

Les lois du Décalogue ayant forme d’une liste d’interdits semblent à première vue réglementer la vie sociale, mais force est de constater qu’elles sont violées en permanence par chacun. Ne seraient-elles pas au contraire un exposé des inévitables « effets collatéraux » du langage dans les relations intersubjectives ? Un exposé ayant valeur d’avertissement sur le tribu exigé par le langage de la communauté humaine qu’il a formée ? Lacan parle du « caractère d’immanence préconsciente des dix commandements » ; il ne s’agit pas de lois choisies par les humains, mais de commandements dictés par la nature du langage lui-même :

« Ces dix commandements, tout négatifs qu’ils apparaissent… ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu’ils explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole – je n’ai pas dit de discours – possible24. »… « L’interdiction de l’inceste n’est pas autre chose que la condition pour que subsiste la parole25». Lacan termine la leçon en renouvelant son avertissement à l’encontre du monde scientifique de la physique moderne : « A la place de l’objet impossible à retrouver au niveau du principe du plaisir, il est arrivé [à la fin du XVIIIe siècle] quelque chose qui … se présente sous une forme complètement fermée, aveugle, énigmatique – le monde de la physique moderne26. »

Comment ne pas faire lien avec un des destins de la pulsion lors de la traversée du complexe d’Œdipe, celui de la sublimation scientifique ?

1. S. Freud, Gesammelte Werke, Die Verneinung, Frankfurt am Main, Fischer, 1999, Bd XIV, s. 13.

2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 72.

 3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 408.

4 S. Freud, Esquisse d’une psychologie (Traduction Susanne Hommel +..) Paris, érès, 2011, p. 79.

5 Ibid., p. 79.

6 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 78.

7 J. Lacan, Le Séminaire, La logique du fantasme, Leçon du 1er mars 1967, Inédit.

 8 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 73.

9 Ibid.

10 Ibid., p. 59.

11 Ibid., p. 51.

 12 J. Lacan, Le Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 185.

13 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 74.

14 Ibid., p. 76.

15 J.-P. Dreyfus, J.-M. Jadin, M. Ritter, L’inconscient, qu’est ce que c’est ?,tome 1, Paris, érès, 2106, p. 269.

16 Ibid., p. 268.

17 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 76.

18.Ibid., p. 77.

19 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, t1, p. 129.

 20 JP Dreyfus, JM Jadin, M. Ritter, L’inconscient, qu’est-ce que c’est ?, op. cit., p. 258.

21 J. Damourette et E. Pichon, Des mots à la pensée, Essai de grammaire de la langue française, t1, p. 77.

 22 J. Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 243.

23.C’est bien ce renversement du fondement de la loi morale que Freud nous montre en exhibant le principe du plaisir, signifiant par-là « qu’il n’y a pas de Souverain Bien – que le Souverain Bien, qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien ».

24 Ibid. p. 84.

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