Éthique de la performance… De l’improvisation

Je voudrais rappeler que nous sommes là, sous l’appellation d’un énoncé : Ethique de la performance. Il s’agira de ne pas l’oublier. Il y a un signifiant qui me semble fondamental dans cet énoncé : éthique ; pas performance.

On peut se laisser aller à rêver ou même à parler de performance comme on le fait quand il est question d’exploit. Ça finit dans le livre des records et ça finit donc, très vite – heureusement – par s’oublier. Ça veut dire d’emblée que la performance n’est pas un exploit. Escalader la tour Eiffel les yeux bandés, perdre 10 kg en 5 jours pour ressembler à Kate Moss ou mettre en place une politique sécuritaire pour sauver la démocratie ou du moins ce qu’il en reste, ou plus généralement exécuter des actes qui demandent bien sûr de la vaillance, de l’audace – de l’inconscience comme on dit quand on n’a rien compris à l’inconscient – donc commettre des actes qui aboutissent à un résultat bien sûr surprenant et nouveau, eh bien de tels actes ne sont jamais que de l’ordre du record. Pas même de l’héroïsme… on ne décide pas de devenir héroïque… On se découvre héros dans l’après- coup. Jean Moulin n’a pas résisté pour devenir héroïque, ni pour avoir une médaille.

Ces exploits donc – ou ces actes exploités et exploitables plutôt – ne sont au mieux que des performances qui entrent dans la catégorie, mise d’emblée hors jeu par le règlement du concours – par la loi donc – et mise hors jeu par la démocratie, dans la catégorie des articles de célébration et de propagande. Et il me semble important de le dire ! Important parce que cela nous confronte à ce principe de réalité mais qui ne l’est en rien, qui fait marcher tout le monde, à commencer par les politiques devenus gestionnaires ; cela nous confronte à cette science – parce que c’est une science consciente – cette science qu’est la communication, la « com » comme on dit !

À l’heure de la globalisation, à l’heure où nous pouvons « communiquer » avec le monde entier tout en restant assis devant nos écrans de toutes sortes, eh bien à cette heure-là, c’est la différence qui s’amenuise, c’est même la différence qui disparaît. Et plus les moyens de communication se perfectionnent, moins la parole a de portée ! Plus la science se développe, moins il y a de prise de risque (sinon calculée et assurée), moins il y a d’affrontement face à « l’être-pour-la-mort », sinon par le biais d’une identification imaginaire, que ce soit à un Stéphane Hessel ou à un intellectuel engagé… ce qui veut dire que plus le discours scientifique se propage, et plus les lieux potentiellement subjectivants diminuent. C’est déjà ce que disait Lacan à propos du lieu d’appui de la science : la forclusion de la subjectivité et de la vérité comme cause.

Le discours de la science – la performance de la science, disent certains – a des effets véritablement ravageants pour le sujet. Cet avatar du discours scientifique se trouve lié au développement des sociétés industrielles, et particulièrement à l’organisation économique capitaliste en Occident. La situation actuelle est que le discours de la science, qui se spécifie de mettre à l’écart toute question subjective, a envahi l’ensemble des discours sociaux qui règlent le « vivre ensemble » de nos sociétés modernes. Ce n’est pas la science ni les scientifiques qui sont à remettre en cause, mais cette prolifération d’un type de discours qui vise à éliminer la part de subjectivité dans les relations sociales. Il semble que la société organisée par ce discours de la science, que l’on peut résumer des deux adjectifs, capitaliste et marchande, ait gravement déstabilisé les modes de transmission entre humains, que ce soit dans l’ordre de la filiation, de l’éducation, de l’apprentissage, de la culture ou de l’art. Ce déferlement des modes de discours de la science, de sa logique, ce qu’on appelle le scientisme qui n’est pas autre chose que la forme totalitaire du positivisme pragmatique, a des conséquences jusque dans les recoins de la vie intime de chacun. Il touche au statut de la vérité. La vérité n’est pas la mesure ; elle n’est pas l’exactitude, et encore moins la preuve. C’est exactement comme pour l’amour : « prouve-moi que tu m’aimes ! »… C’est déjà foutu : c’est le temps de se barrer, dans tous les sens du terme. L’amour comme la vérité ne se prouvent pas : la vérité, elle se dit, elle se produit de l’énonciation d’une parole. Pour Lacan en tout cas, la psychanalyse consiste en un espace d’air – vous l’écrivez comme vous voulez – face à l’atmosphère irrespirable du discours de la science.

Le discours de la science nous dit que tout est possible… Un fait parmi d’autres sans doute peut être donné en exemple ; un fait de plus en plus facilement saisissable dans notre réalité quotidienne, et qui s’éclaire de tenir compte de cet envahissement du discours de la science : c’est celui qui s’appréhende du côté de ce que l’on appelle « la récupération » ; le fait que « le discours capitaliste est rompu à faire profit de ce qui le subvertit ».

Plus que jamais sans doute le discours capitaliste prend son assise, trouve la stabilité propre à rassurer la petite bourgeoisie planétaire, en se faisant sans sourciller le chantre de l’éthique, de la responsabilité, du désir et de la vérité. Car il existe toujours un idéal à promouvoir, solidement défini dans les termes d’une norme, et ce, comme on le dit, « par- dessus le marché ». Et le signifiant psychanalyse, cela va sans dire, ne saurait en être exclu, c’est-à-dire hors de toute récupération. S’il y a bien une nécessité politique pour la psychanalyse, c’est celle de prendre au sérieux ce qu’indique Lacan quand il nous dit qu’à dénoncer le discours capitaliste on le renforce toujours.

La psychanalyse rappelle que plus le particulier du désir du sujet est rejeté, plus ce particulier du sujet refait retour violemment dans le Réel : que ce soit le réel des guerres ethniques, le réel de la famine, le réel des maladies du corps, le réel de la désubjectivation qui frappe énormément d’individus, le réel de la crise qu’on réduit à sa dimension économique, pourtant souvent bien nantis, bien riches, en matière de Bien !

Sur quoi se fonde le particulier du désir humain ?

Je voudrais revenir sur cet élément commun au discours de la science et au discours capitaliste : communiquer. Que veut dire « communiquer » ? Alors tout le monde est à peu près d’accord sur le fait que communiquer c’est « faire savoir ». Ce qui suppose d’en avoir conscience de ce savoir. Il n’y a pas de communication sans conscience. Soit ! Alors, quand il y a « pas conscience » on est dans quoi ? Peut-être dans quelque chose qui relève de la subjectivité ; dans quelque chose qui relève de la création.

Communiquer, dans le discours capitaliste, ne veut rien dire d’autre que « faire passer un message ». Et pour être tout à fait clair, cela veut dire que dans « communiquer » on n’y entend plus que « niquer » : se faire avoir ! Vous voyez le changement de paradigme : « faire savoir » / « se faire avoir ».

Je commence par une provocation… Mais bon ! Il faut bien commencer par quelque chose.

Mais une fois écarté tout symbole de gloire moderne, négligente et oublieuse, une fois mis hors jeu tout ce qui tendrait à une image exaltée, béate, rêvée – une image publicitaire de ces événements exploits ou événements exploités ? – ces événements de faire et non d’être, il reste quoi ?

Je me suis dit avant de venir ici, que s’il me fallait désigner l’acte ou l’objet de la performance du siècle passé, je me laisserais tenter par dire que cet objet créé ou cette performance révélée, c’est la bombe atomique. Je suis convaincu qu’on touche beaucoup plus à une certaine vérité du siècle passé avec la bombe atomique qu’avec la dernière Bugatti Veyron ou le dernier régime amaigrissant ou le dernier rapport de compétitivité, ne serait-ce qu’en ceci que moins c’est gai, plus c’est vrai.

La bombe est un objet qui malgré tous ses exploits qu’on en a fait, garde un côté « positif », en ceci qu’elle est attachée à des théories et des découvertes renversantes dont le siècle, disons, peut s’enorgueillir.

Mais sans tomber dans le pathétique, on peut suggérer que ce siècle passé, ce siècle de création et d’inventions exceptionnelles, de réalisations et de performances prodigieuses, de multiplication et de sophistication merveilleuses des objets, ce siècle d’intelligence et de grandeur, qui mérite sans aucun doute d’être nommé le siècle du Triomphe et de la Performance, que ce siècle donc aura produit d’abord et surtout du « bousillage ».

Qu’on parle de guerres, de massacres en tous genres, de la multiplication des armes, de la démultiplication de leur puissance, qu’on parle du pillage capitaliste et de la société sécuritaire qui va avec, qu’on parle du désastre communiste, de désertification, de misère, de famines, d’épidémies, qu’on parle des envahissements dévastateurs de la science, qu’on parle de la marée montante des déchets et autres menaces écologiques, ou d’autres choses encore, eh bien, la destruction obsède le siècle né dans les tranchées de la Grande Guerre. Produire de la destruction : quel exploit, quelle performance !

C’est là, à mon sens, qu’il faut entendre ce qu’il en est de la performance, interrogée par le signifiant «éthique ».

L’éthique, d’Aristote à Levinas et Lacan, se réfère à la question du Bien et à ses conditions d’accès. Elle interroge les limites à l’intérieur desquelles peut être jugée bonne une action ainsi que la raison qui préside à ce jugement.

Alors, que veut dire « le Bien » ?

La position de Kant est peut-être celle qui illustre le mieux le statut accordé au Bien : « Est bien ce qui peut l’être pour tous. »

Seulement voilà ! L’universalité du Bien pose problème lorsque cet idéal ne parvient pas à être partagé par tous les membres de la société. L’histoire nous a toujours montré que les membres d’une société – à moins d’en être exclus, et les lieux d’exclusion ne manquent pas, comme l’a montré Foucault – sont forcés d’accepter le Bien, c’est-à-dire de renoncer à la réalisation de leur désir. Forcés par quoi ? Précisément par certains discours et leurs effets : le fascisme, le capitalisme et son corollaire, la société de consommation de biens, le divin Marché comme dit Dany-Robert Dufour.

Actuellement, l’universalité du Bien relève du discours de la science, où le Bien est prouvé scientifiquement grâce au réel que la science pense avoir réussi à objectiver. Cela veut dire que ce qui fait figure de Bien pour les gens de Fukushima, l’est aussi pour ceux de Las Vegas !

Freud nous a enseigné que plus le particulier du désir du sujet est rejeté, plus ce particulier fait retour violemment dans le Réel.

Alors, on peut se poser la question de savoir sur quoi se fonde le particulier du désir humain ?

On peut répondre qu’il se fonde sur ce qui résiste à l’universalisation. Pas tout du Réel parvient à être objectivé. Ce qui y échappe ne peut être abordé que sous sa forme négative, que par le biais de son défaut, c’est-à-dire ce lieu que Freud avait situé comme au- delà du principe de plaisir, et que Lacan a nommé jouissance.

Le lieu de la jouissance concentre le paradoxe sur lequel la subjectivité s’appuie : renoncer à la jouissance pour y avoir accès autrement, par le biais du désir. La jouissance est en quelque sorte le Bien que l’on paie pour réaliser son désir ; et renoncement et réalisation ne se font pas sans heurts pour le sujet. « Tant Bien que Mal » : c’est l’expression populaire qui le dit très bien. Wo Es war, soll Ich werden. C’est là, l’impératif éthique freudien. Un par un, chaque sujet est appelé à répondre de lui-même à cette rencontre : un Je doit advenir à ce lieu pour le sujet. Ce qui ne repose sur aucune politique du Bien. Ce qui fait actuellement office de discours dominant, s’approche de l’interpénétration de deux discours : celui de la science et celui du capitaliste. Et de ce nouveau discours découle une position morale qui prend la figure de ce qu’on appelle depuis toujours la déontologie, c’est-à-dire la doctrine de ce qu’il convient de faire, la doctrine de ce qu’il est convenu de faire. La convenance comme un ordre sans couilles… une loi sans le primat du désir. C’est ce qu’on appelle dans le champ du politique : les comités d’éthique.

De la déontologie, on en a fait à profusion ; on en a fait des codes, des règlements, des chartes, c’est-à-dire tout ce qui se présente sous l’appellation « politiquement correct » et qui nous dit, non pas ce qu’est le Bien, mais qui nous dit ce qu’on doit faire. La déontologie est une morale, non une éthique. La déontologie relève d’une politique du Bien. Or, nous savons bien que l’Homme ne veut pas le Bien. Et que ce Bien qu’il ne veut pas, est le Bien que le discours dominant ravale au rang de besoin… Le divin « Marché de consommation » en est peuplé de ces besoins qu’on ne veut pas. C’est un Bien qui se situe au niveau d’un principe de plaisir qui ignorerait qu’il y a un au-delà à ce principe. Vous voyez le fantasme : poser une loi pour satisfaire le sujet en manque de Bien et ainsi supprimer son stress, le rendre heureux… malgré lui. Cela fait des commandements du type : Sois heureux ! – on en connaît une autre toute aussi « gratinée » : « Aime ton prochain comme toi même »… Il n’y a alors, pour résister à cette injonction, que la parole libre de Bartelby : « Je préférerais ne pas… »

On repère immédiatement ce que la déontologie évacue, à savoir l’ordre du désir, c’est-à-dire ce qui échappe à la demande, ce qui échappe à ce qui se transforme du besoin lorsqu’il s’introduit dans le langage. Vous savez qu’en réduisant le désir au besoin, le discours dominant, malgré les économies qu’il fait – il est beaucoup plus « facile » de gérer le collectif au niveau du besoin, ce qu’a bien compris la bureaucratie –, eh bien ce discours dominant laisse tout le champ libre à la pulsion de mort, c’est-à-dire à ce qui fait retour dans le Réel de ne pas avoir été reconnu au niveau du particulier, de ne pas avoir été reconnu au niveau de la singularité du sujet.

Je voudrais pour continuer et finir, dire deux ou trois choses que je sais d’elle – salut Godard –, elle, la performance. Et puis du jazz, sinon je ne me sentirai pas bien.

La performance dans le domaine de l’art – et là vous pouvez l’entendre comme réellement un substantif – commence au début du siècle dernier avec ce qu’on a appelé le futurisme. Elle relevait davantage du manifeste que de la pratique, de la propagande plus que de la production à proprement parler. Sauf qu’un manifeste n’est pas une charte, n’est pas une déontologie… Son histoire débute le 20 février 1909 à Paris, avec la première publication du premier manifeste futuriste rédigé par un poète italien fortuné de Milan, Filippo Tommaso Marinetti, qui avait choisi le public parisien comme cible de son texte à la « violence incendiaire ». C’était un manifeste contre les valeurs traditionnelles des académies de peinture et de littérature dans cette capitale culturelle mondiale qu’était Paris. Marinetti parlait de « science des solutions imaginaires ». La performance était entendue comme le moyen le plus direct de contraindre un auditoire à prendre bonne note de leurs idées. En clair, « le spectateur devait vivre au centre de l’action peinte ». Ce qui veut dire que la performance était également le moyen le plus sûr de semer le doute chez un public plein de suffisance. Les manifestes qui suivirent précisaient d’ailleurs clairement ces intentions en invitant les peintres à « sortir dans la rue, à monter à l’assaut des salles de théâtre et à faire le coup de poing dans la bataille artistique ». Et c’est ce qu’ils firent conformément à cet esprit. On imagine la réaction violente du public, le chahut qui suivait ces représentations et le lancer de tomates, d’œufs, de patates de la part du public sur les artistes. D’ailleurs, l’un de ces artistes, Carlo Carrà, riposta en déclarant : « Au lieu de patates, jetez une idée, bande d’idiots!»

Cela finissait toujours par des arrestations, des condamnations et des emprisonnements mais, de toute évidence, était assurée une publicité gratuite, c’était l’effet recherché. D’ailleurs, Marinetti rédigea un manifeste consacré au « Plaisir d’être hué » qu’il inséra dans son principal écrit dont le titre était La Guerre, la seule hygiène (1911-1915). L’idée maîtresse qui y était développée, était d’inventer sans cesse de nouveaux éléments d’étonnement pour obliger le public à collaborer et ainsi le libérer de son rôle passif de « voyeur stupide ». Le théâtre de variétés était pour Marinetti, un mélange de cinéma et d’acrobaties, de chanson et de danse, de numéros de clowns et de « toute la gamme de stupidités, des imbécillités, des sottises et des absurdités qui repoussent insensiblement l’intelligence à la limite même de la folie ».

Dans le domaine de la musique se développait en parallèle la musique bruitiste qui avec Balilla Pratella, un italien de Rome, trouvait son idée dans le fait que les sons des machines constituaient une forme musicale viable. Cet art du bruit était présenté dans un manifeste par Russolo de la manière suivante : « Dans l’Antiquité, il n’y avait que le silence, mais avec l’invention de la machine au XIXe siècle, le bruit était né et que le bruit régnait en maître absolu sur la sensibilité des hommes. » L’art des bruits de Russolo cherchait donc à associer le son des tramways, des moteurs à explosion, des trains et des foules hurlantes. On inventa alors des instruments spéciaux qui constituèrent une famille de bruits : l’orchestre futuriste.

Je pourrais continuer en rappelant des anecdotes et des faits performants, mais je préfère vous conseiller de lire vous-mêmes ces manifestes…ils sont fort intéressants.

Pour en revenir à l’éthique de la performance, je voulais dire que la performance, dès son apparition dans le champ de l’artistique, est devenu dans les années 1970 « l’art des idées ». C’est même à partir de 1968 que l’art des idées vint en réponse au climat d’exaspération et de fureur contre les valeurs et les structures dominantes. L’art des idées était la mise en question des présupposés convenus de l’art par l’institution artistique et cherchait à redéfinir à la fois son sens et sa fonction. Ce fut une époque où chaque artiste réévalua ses propres motivations de création artistique, et où chaque action devait être envisagée comme un élément participant à un réexamen général des processus artistiques, et non, paradoxalement, comme un appel à l’approbation du grand public.

Dans ce contexte esthétique, l’objet d’art en vint à être considéré comme entièrement superflu et l’ « art conceptuel » fut formulé comme « un art dont le matériau est le concept ». Ce dédain pour l’objet d’art était lié à l’opinion que celui-ci n’était qu’une simple monnaie d’échange dans le marché de l’art : si la fonction de l’objet d’art devait être économique, alors une œuvre conceptuelle ne pourrait en aucun cas avoir un tel usage. Dans ce contexte, la performance devint le prolongement de cette idée : bien que visible, elle était intangible, ne laissait aucune trace et ne pouvait être ni achetée ni vendue. On considérait alors que la performance limitait la distance entre le performer et le spectateur puisque le public et l’artiste de performance vivaient l’œuvre simultanément. C’est à partir de là aussi, que la performance refléta le rejet propre à l’art conceptuel des matériaux traditionnels (toile, pinceau ou ciseau de sculpteur), et les artistes de performance adoptèrent leur propre corps comme matériau artistique, tout comme Yves Klein et Piero Manzoni quelques années plus tôt. Puisque l’art conceptuel impliquait l’expérience du temps, de l’espace et du matériau plutôt que leur représentation sous la forme d’objets, le corps devenait le vecteur d’expression le plus direct. La performance était donc un moyen idéal de matérialiser les concepts artistiques et constituait à ce titre une pratique conforme à nombre de ces théories. Au final, il revenait au spectateur de se faire une idée de l’idée artistique présentée comme l’expérience particulière exhibée par l’artiste de performance.

En même temps que Freud invente la psychanalyse, il y a ce qu’on appelle le jazz. Et dans le jazz, il est question d’improvisation, non de performance.

Improviser, c’est rendre audible la « réalité authentique ». L’improvisation est le cœur de l’audible, le cœur de ce qui se donne à entendre dans le jazz. Improviser, c’est à la fois, faire entendre et viser le réel ; ces deux fonctions se condensent en un art qui donne à entendre le réel.

L’improvisation ne vise ni le symbolique ni l’imaginaire, mais le Réel. Elle vise ce lieu où ça échappe au sujet, et où il est conduit à mettre en acte sa subjectivité. L’improvisation, par le trajet discursif qu’elle fait faire – l’improvisation est un discours – met en place les conditions favorables afin que se produise une mobilité subjective pour l’improvisateur – et pour celui qui entend, et que puisse être posés des actes qui ne soient pas que des passages à l’acte ou des acting out comme c’est le cas dans certaines performances.

L’improvisation dans le jazz vise le Réel, mais elle l’aborde par le biais de la parole improvisée.

Le jazz est une expérience fondée et centrée sur la parole, mais ce n’est pas suffisant pour pointer la spécificité de sa pratique. Il faut y ajouter ce que son dispositif favorise : l’émergence d’un événement, le « dire ». Le dire comme improvisation, c’est non la performance, mais un événement d’être, un événement de dire – un présent – qui tend vers la perfection. Improviser, ce n’est pas un événement qui survolerait le thème composé par le leader. Ce n’est pas un moment du « connaître ». Ce n’est pas de la philosophie… C’est quelque chose qui est dans le coup ; dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit. Ce n’est pas quelque chose après quoi on court ou quelque chose qui nous détermine. L’improvisation comme parole tient au savoir noué qui s’appelle l’inconscient en tant que pour chacun de nous, ce nœud a des supports bien particuliers.

Dans le jazz, l’improvisation rend le musicien responsable de ce qui lui arrive. C’est ce qui lui permet de se retrouver dans la structure du thème sans lequel aucune improvisation n’est possible. Improviser, c’est la fidélité à un thème ; pour s’y retrouver, ne pas s’y perdre. Et s’y retrouver dans la structure qu’est le thème, c’est lever le voile moïque qui cache la position du sujet, et par conséquent à le rendre responsable de ce qui lui arrive. Le musicien se trouve ainsi être mis en mouvement à l’intérieur de cet espace qu’a fait apparaître la coupure, sans toutefois l’entraîner dans l’errance.

L’improvisation, c’est la liberté subjective qui advient : mobilité du sujet à l’intérieur d’un espace créé par la mise en acte de sa subjectivité et qui est délimité par des lieux inscrivant l’impossible de sa position. Espace créé – que l’on peut sans doute lier à la sublimation – où s’élabore un savoir (non une connaissance) issu du déchiffrage de l’inconscient, soit, pour reprendre l’expression de Lacan, le lieu de « bon heur », le lieu de rendez-vous avec l’objet cause du désir. Perfection au lieu de performance.

L’improvisation est un sale boulot que certains musiciens font ! Mais qui n’est pas amoureux de son inconscient erre. Vous voyez que le Bien, l’éthique – la vie –, c’est le jazz…

Je cite Lacan : « Si l’inconscient est bien un savoir, c’est tout ce que j’ai voulu dire cette année à propos des non-dupes qui errent, ça veut dire que : qui n’est pas amoureux de son inconscient erre. (…) Pour la première fois dans l’histoire, il vous est possible, à vous d’errer, c’est-à-dire de refuser d’aimer votre inconscient, puisqu’enfin vous savez ce que c’est : un savoir emmerdant. Mais (…) c’est peut-être là que nous pouvons parier de retrouver le Réel un peu plus dans la suite, nous apercevoir que l’inconscient est peut-être sans doute dysharmonique, mais que peut-être il nous mène à un peu plus de ce Réel qu’à ce très peu de réalité qui est la nôtre, celle du fantasme, qu’il nous mène au-delà : au pur Réel. »

C’est bien là, le jazz comme voie d’accès à l’impossible signification de la chose.

Improviser, c’est jouer « das Ding », la Chose.

Je vous laisse méditer là-dessus.

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De quelques réflexions sur le jazz

« Toute parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole serait un événement, ce qui n’est pas le cas, sans ça on ne parlerait pas de vaines paroles ! Un « dire » est de l’ordre de l’événement. C’est pas un événement survolant, c’est pas un moment du connaître. Pour tout dire, c’est pas de la philosophie. C’est quelque chose qui est dans le coup. Dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit. C’est pas toute sorte de condition, comme ça « locale », de ceci, de cela, de ce après quoi on baille, c’est pas ça qui nous, êtres parlants, nous détermine. Et ceci tient précisément à ce pédicule de savoir, court, certes, mais toujours parfaitement noué, qui s’appelle notre inconscient, en tant que pour chacun de nous ce nœud a des supports bien particuliers. » (J. Lacan, Les non-dupes errent, séminaire du 18/12/73)

Le jazz n’est pas un art qui fait entendre au sens hégélien du terme : l’art fait voir. Ce que l’art en général rend visible chez Hegel, c’est le visible, notre réalité, quand ce qui nous occupe dans le jazz c’est que le réel rendu audible par l’improvisation, est quelque chose de pas audible : l’absence. L’Absence, c’est l’objet de l’improvisation.

L’improvisation vise le réel et, par là, la vérité, qu’il s’agisse de faire voir le réel, de montrer la vérité, c’est cela que réalise et fait réaliser le je(u) du jazz. Une éthique de l’art, en somme. L’improvisation est un sale boulot que certains musiciens font !

Le jazz, de par sa dimension improvisation, propose une éthique du sujet qui repose sur une perte de jouissance et qui est centrée par l’objet cause du désir.

Bref, le dire comme événement est un acte de parole transformant le sujet. Celui-ci n’est plus le même à la suite d’un dire, d’un acte.

Plutôt que dire-le-Bien, qui serait la position du discours du maître, le discours analytique favorise le Bien-dire : autre façon de souligner, en s’appuyant sur le mathème du discours de l’analyste, que le savoir est mis en position de vérité. De quelle vérité ? Non pas celle du Bien mais celle du désir ; vérité, donc condamnée à ne pas pouvoir se dire toute.

L’appui sur le manque dans l’Autre afin que le sujet puisse répondre de lui-même à la question de sa position subjective relève de la dimension éthique de la psychanalyse. Celle-ci a pour figure discursive le « Bien-dire ». Cette expression de Lacan a connu un vif succès chez les Lacaniens, même s’il ne s’y ait référé qu’à une seule occasion. Restituons le contexte dans lequel elle fut introduite.

Lacan rappelle tout d’abord que Freud, au temps de son principe de plaisir, réduisait la position éthique à une recherche du Bien, le Bien étant ce qui abaisse la tension ; ce qui était, finalement, une position éthique près de celle d’Aristote. Nous savons que Freud ne soutiendra pas longtemps cette conception. Les faits cliniques et sociaux (la guerre, entre autres) démentent ce point du vue où il y aurait équilibre et adéquation entre le sujet et l’objet, entre le manque qui le frappe et le Bien qu’il peut trouver pour le combler. Qu’est-ce que Freud découvre avec son « Au-delà du principe de plaisir » sinon que tout ne se symbolise pas, que le refoulement tient toujours certaines représentations à l’écart. Autrement dit, en se faisant représenter par des signifiants, quelque chose se perd et échappe au sujet. Mais en même temps, c’est justement parce qu’il y a un « reste » qui lui échappe qu’il se fait représenter par un signifiant auprès d’un autre signifiant (paradoxe propre de la subjectivité). L’affect rappelle l’existence de ce « reste » hors-signifiant, affectant le corps. Il relève de la structure du langage en tant qu’il se loge au lieu de sa limite. Il est une réponse face à l’impossible-à-dire inhérent à la structure du langage, ce dont témoigne tant l’angoisse.

Que faire face à cet impossible-à-dire ?

Que signifie ce « s’y retrouver dans la structure » (souligné par moi dans la citation) ?

L’offre du psychanalyste de s’y retrouver dans la structure s’effectue par une demande : tout dire.

Une analyse ne commence que lorsque le retour dans le réel de ce qui n’a pas été symbolisé interroge l’analysant, ouvrant ainsi une brèche qui alimente une mise au savoir (aussi minime soit-elle) et met en place le transfert : le savoir qui échappe au sujet (analysant) est situé au lieu de l’Autre (lieu que supporte l’analyste).

De cette ouverture, le dire est attendu au lieu d’achoppement du discours de l’analysant : là où ça m’échappe, là dois-je comme sujet advenir, c’est une question de Bien- dire. La tâche du psychanalyste est alors de soutenir et relancer ce Bien-dire en étant le moins possible agent de résistance au travail de son analysant. Et l’analyste est agent de résistance dès qu’il répond d’une position de maîtrise, de savoir ou du lieu de son symptôme. Bref, dès qu’il quitte le discours analytique qui l’assigne d’occuper une position incarnant ce dont le discours rejette, ce dont le signifiant ne parvient pas à représenter pour l’analysant : l’objet a .

Comme tel :

  • le désir de l’analyste se réduit à son énonciation, d’où l’importance de la scansion ;
  • tout acte analytique implique la destitution du sujet supposé savoir : de sa position, tout en supportant la consistance que lui suppose son analysant, l’analyste répond, silencieusement le plus souvent, par son inconsistance.

En tenant le plus possible la place auquel son discours le convie, l’analyste offre les conditions favorables afin que le déploiement de la parole de son analysant – donc orienté par le Bien-dire – le conduise vers la mise en acte de sa subjectivité. Il ne s’agit plus que de repérer les signifiants auxquels le sujet s’identifie, mais aussi – et c’est ici que la dimension thérapeutique d’une analyse est reléguée au second plan derrière sa dimension éthique – d’interroger (subjectiver) le rapport qu’entretient le sujet avec ce qui n’est pas représenté par ces signifiants : l’objet a, objet cause du désir.

La question est maintenant de savoir comment une opération discursive comme celle de l’association libre produit, lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre du discours analytique, une mobilisation subjective. Ou, pour reprendre la question mentionnée plus haut, comment elle permet au sujet de « s’y retrouver dans la structure » ?

« Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » – Contribution

Ce texte est une retranscription d’une intervention de Tony Ettedgui au cours du séminaire 2019 du lundi animé par Jean-Richard Freymann. Séminaire de lecture de l’œuvre de Jacques Lacan : « Confrontations lacaniennes : Le moi, Le désir, La jouissance ».

Les citations de ce texte ont pour référence : S. Freud (1910), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, Le Seuil, 2011.

Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci est publié en 1910 à Leipzig. Freud n’y fera que deux ajouts lors de la publication de la deuxième et de la troisième édition en 1919 et en 1923. Cet essai restera longtemps son ouvrage de prédilection. Dans une lettre à Ferenczi en 1919 (soit 9 ans après, dans une lettre datée du 13 février ), Freud dira de ce texte qu’il est la seule belle chose qu’il ait jamais produite.

Dans cet essai, Freud s’efforce d’explorer l’inconscient de Léonard de Vinci en mettant en relation son destin pulsionnel, sa créativité d’artiste et les empêchements de l’expression de celle-ci, notamment du point de vue de l’inachèvement des œuvres d’art dont il est coutumier et sa vie amoureuse .

Dès le début de son essai, Freud nous dit qu’il n’a pas l’intention de « noircir ce qui rayonne » ou de « traîner le sublime dans la poussière » (extrait d’un poème de Schiller) mais bien au contraire de faire comprendre qu’il y a un lien entre le sublime et la poussière. Pour la psychanalyse, le sublime peut s’enraciner dans la poussière .

L’interprétation de cette fantaisie requiert la connaissance de quelques données biographiques. Léonard de Vinci est né à Vinci (en Toscane) le 15 avril 1452, il est mort à Amboise (Touraine) le 2 mai 1519. Il est le fils naturel de Ser Pietro da Vinci, notaire descendant d’une famille de notables, et de Caterina, vraisemblablement une paysanne qui fut plus tard l’épouse d’un habitant de Vinci. Il semble qu’il ait passé les premières années de son existence avec sa mère avant de rejoindre la maison paternelle à l’âge de 5 ans, le mariage de son père avec la noble Donna Albiera étant resté sans enfant.

Léonard de Vinci fut sans doute accueilli comme un fils par sa belle-mère, morte très jeune en couche. Considéré dès sa naissance comme un fils à part entière par son père, il ne fut pourtant jamais légitimé. Son père se marie quatre fois et lui donne dix frères et deux sœurs légitimes venus après lui. Léonard de Vinci quitte la maison paternelle pour entrer en formation dans l’atelier d’Andrea del Verrocchio. Son nom figure en 1472 sur la liste des membres de la Compagnia dei Pittori. C’est tout ce que l’on sait de son enfance.

Freud nous dépeint un Léonard de Vinci « grand », « un génie universel », « un homme d’une grande beauté », « d’une force physique inaccoutumée », « enchanteur » dans ses manières et maître du discours. Enjoué et aimable envers tous, portant volontiers « des vêtements fastueux ». Un homme « mystérieux », « énigmatique », étudiant la nutrition des plantes et construisant « des appareils » pour le moins curieux.

Végétarien, il avait une grande douceur de caractère, rendait la liberté aux oiseaux qu’il achetait au marché mais concevait des machines de guerre d’un terrible pouvoir de destruction pour César Borgia ou Ludovic Sforza (à la cour duquel, nous rappelle Freud, Léonard de Vinci s’était introduit comme joueur de luth).

Dans son traité de la peinture, il y a un passage où éclate son amour de la vie joyeuse et aisée, il compare la peinture aux autres arts et décrit les peines du sculpteur.

« Voilà qu’il s’est barbouillé tout le visage et l’a poudré de poussière de marbre au point de ressembler à un boulanger, et il est totalement couvert de menus éclats de marbre, si bien qu’on a l’impression qu’il a neigé sur son dos, et son logis est plein d’éclats de pierre et de poussière. C’est absolument le contraire de tout cela chez le peintre… ; car le peintre est confortablement assis en face de son œuvre, bien habillé, maniant le pinceau très léger avec les agréables couleurs. Il se pare de vêtements choisis selon son bon plaisir. Quant à sa demeure, elle est pleine de peintures aimables et d’une propreté éclatante. Il a souvent de la compagnie, musiciens ou lecteur de diverses belles œuvres, qu’on écoute avec grand plaisir sans fracas de marteau ni autre vacarme. »

Il est possible que ce tableau d’un Léonard radieux et joyeux de vivre ne réponde qu’à la première partie de la vie du Maître. Plus tard, quand la chute de Ludovic Sforza l’oblige à quitter Milan et à abandonner son champ d’action succède donc, en France « son dernier asile », un homme « instable », « peu riche en succès extérieurs ». Un homme dont « l’éclat de l’humeur pâlit », nous dit Freud, et dont l’intérêt se porte de plus en plus de l’art (peinture et sculpture ) vers la science.

Donc deux périodes : avant et après 1499, lorsqu’il part de Milan pour aller en France. L’intérêt croissant qu’il porte à la science, l’éloigne de son art et contribue à élargir l’abîme entre lui et ses contemporains. Toutes les expériences auxquelles il gaspille son temps, au lieu de peindre assidûment et de s’enrichir, comme son ancien condisciple le Pérugin, leur semblent amusements chimériques et lui valent même la suspicion de s’adonner à la magie noire.

C’est le temps où l’autorité de l’église ne connaît pas encore la recherche sans préjugés et Léonard de Vinci reste forcément isolé. Il s’éloigne des commentaires d’Aristote, nous dit Freud, et se rapproche des alchimistes méprisés, dans les laboratoires desquels il trouve asile en ces temps hostiles pour la recherche expérimentales. Cela fait que Léonard peint de moins en moins, laisse inachevées ses œuvres et s’intéresse peu à leur sort. Ses contemporains lui reprochent cette attitude qui demeure une énigme pour eux.

Sa lenteur proverbiale se manifeste dès le début de son œuvre, et notamment dans l’exécution d’un de ses chefs d’œuvre, La Cène, à tel point que selon Freud, c’est elle, cette lenteur, qui est la cause première de la détérioration si rapide de la fresque. En effet, Léonard ne peut se familiariser avec la peinture « al fresco », c’est-à-dire sur un support frais d’où l’expression française peinture à fresque qui requiert de travailler rapidement, tant que l’enduit est encore humide. Aussi, choisit-il des couleurs à l’huile dont la dessiccation lui permet de tirer en longueur l’achèvement de la fresque, selon l’humeur et à loisir.

Mais les couleurs se détachent de l’enduit sur lequel elles sont appliquées et qui les isole du mur ; les défauts du mur et les destins subis par ce lieu concourent à provoquer la détérioration inéluctable, semble-t-il, de la fresque.

Trois ans à peindre La Cène du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie voici ce qu’un contemporain, le nouvelliste Matteo Bandelli, un jeune moine qui vivait à cette époque dans le couvent, raconte : « Léonard montait souvent très tôt le matin sur l’échafaudage pour ne plus lâcher le pinceau avant le soir, sans penser à manger ni à boire. Puis des journées s’écoulaient sans qu’il y touche, et il lui arrivait parfois de passer des heures devant sa peinture en se contentant de l’examiner et de l’évaluer de l’intérieur de lui-même. »

Quatre ans pour le portrait de Mona Lisa, femme de florentin Francesco del Giocondo, sans pouvoir le terminer, ce qui confirme le fait que ce tableau, La Joconde, ne fut jamais livré au destinataire, mais resta chez Léonard qui l’emporta en France. Acheté par François 1er, il se trouve aujourd’hui au Louvre.

De cette lenteur proverbiale de cette « inactivité et indifférence » de ce détournement de l’intérêt de Léonard pour la peinture au profit d’un autre intérêt a priori étranger, Freud en fait le symptôme d’une inhibition.

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Il y avait chez lui un froid refus de la sexualité. En témoigne cette déclaration citée par Solmi :

« L’acte de procréation et tout ce qui s’y rattache est si répugnant que l’humanité s’éteindrait bientôt s’il ne s’agissait là d’une coutume traditionnelle et s’il n’y avait pas encore de jolis visages et des prédispositions sensuelles. »

Freud nous décrit un Léonard de Vinci chaste et abstinent et tel point qu’il est même « douteux que Léonard de Vinci ait jamais étreint amoureusement une femme » et du reste on n’a pas connaissance non plus, précise Freud, d’une relation intime d’âme à âme avec une femme.

On sait seulement que pendant son apprentissage il fut dénoncé pour commerce homosexuel mais bénéficia d’un non-lieu. Maître, il s’entoura de beaux garçons qu’il prit pour élèves. Néanmoins, il est peu probable que ces relations « aboutirent » à une activité sexuelle.

D’ailleurs, c’est au dernier de ses élèves, Francesco Melzi, qui l’avait accompagné en France et qui resta près de lui jusqu’à sa mort, qu’il légua son héritage.

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C’est, nous dit Freud dans un extrait d’un texte de ses conférences florentines, que Léonard nous livre « la clé de son être » et il nous cite un passage de ses conférences : « Aucune chose ne se peut aimer ou haïr si l’on n’en a pas d’abord connaissance. »

Commentant cette phrase de Léonard de Vinci, Freud aboutit à la conclusion que Léonard n’a pu vouloir dire que ceci : « On devrait aimer d’une telle façon qu’on retienne l’affect, qu’on le soumette au travail de la pensée et qu’on ne lui donne pas libre cours avant qu’il n’ait subi l’examen par la pensée. »

Cela ne voulait pas dire que Léonard était dépourvu de passion. Il n’avait fait que transformer la passion en besoin de savoir. C’est là que Freud voulait en venir.

Freud est aussi frappé par l’hypertrophie de la pulsion du savoir dans cette vie et il tient pour plausible que Léonard a dû détourner la plus grande partie de son énergie sexuelle à son service. Il voit donc dans Léonard un cas typique de refoulement et de sublimation de la libido. L’investigation devient un substitut de l’activité sexuelle, ce qui lui donne cette infatigable avidité de savoir. Freud l’explique ainsi : « Cette sublimation a dû se mettre en place vers l’âge de trois ans au moment où les enfants mènent une recherche condamnée à être décue, celle concernant leur origine et leur différence de sexe. »

Il en résulte, après ce que l’on peut appeler une première véritable expérience « d’autonomie intellectuelle », une énorme frustration, dit Freud. L’enfant ne pardonnera jamais aux adultes de l’avoir privé de la vérité ; et par la suite intervient ce que Freud appelle le refoulement.

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À partir d’un souvenir d’enfance griffonné sur un papier et inséré dans l’un des manuscrits scientifiques. Freud va estimer que Léonard peut lui révéler le sens de son symptôme. Voici ce qu’il a écrit : « Il semble que j’étais déjà prédestiné à m’occuper du vautour avec tant de soin car il me vient à l’esprit comme un souvenir très précoce qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche avec sa queue et heurté plusieurs fois les lèvres de cette même queue. »

Souvenir d’une nature très déconcertante nous dit Freud. Cette fantaisie du vautour va libérer peu à peu son sens. Pour Freud, elle est l’expression d’un fantasme homosexuel révélant une fixation à la mère. La queue, coda, est en effet le membre viril en italien. C’est aussi la réminiscence d’une jouissance intense de la succion du sein maternel. Freud en conclut qu’il s’agit d’un fantasme de fellation, d’un acte sexuel à caractère passif.

Pourquoi dans la fantaisie la mère est remplacée par un vautour ?
Freud commet ici une erreur, car dans le texte écrit en italien, langue maîtrisée par Freud, il est question d’un milan (nibio). L’interprète avait sans doute besoin du vautour pour se faciliter la tâche mais il y a bien d’autres explications. Freud est aussi un grand connaisseur de l’Égypte et dans les pictogrammes égyptiens, la déesse Mout – dénomination très proche de Muter en allemand – était représentée par une tête de vautour. Cet oiseau est un symbole de la maternité car on croyait que les vautours étaient des femelles fécondables par l’action du vent.

Léonard pouvait très bien connaître cette légende car les Pères de l’Église l’utilisent pour justifier la parturition de la Vierge Marie fécondée par le vent, c’est-à-dire par le souffle du Saint-Esprit. Freud suppose que lorsqu’un jour, Léonard lut cette histoire, surgit en lui le souvenir qu’il était comparable à un enfant vautour. Lui aussi avait été privé de son père pendant des années où il avait vécu auprès de sa mère, seul et abandonné. Tel est sans doute le contenu mnésique réel de sa fantaisie et la question est désormais de savoir si ce contenu a été réélaboré en situation homosexuelle.

La mère que l’enfant tète est transformée en vautour qui agite sa queue dans la bouche de l’enfant. Freud rappelle que chez les homosexuels masculins, il y a dans la première enfance, un lien très intense avec une femme, généralement la mère, et Freud d’achever la traduction de la fantaisie de Léonard, témoignage supplémentaire de la précocité dans sa recherche sexuelle : « Au temps où ma tendre curiosité se portait sur la mère et où je lui attribuais encore un organe génital tel que le mien. » et de le citer : « Par cette relation érotique à la mère, je suis devenu homosexuel. » Puis Freud s’en prend à la mère : « Ainsi, à la façon de toutes les mères insatisfaites, mit-elle son jeune fils à la place de son mari et lui ravit-elle par une maturation trop précoce de son érotisme une part de sa virilité. »

Le sourire comme recherche de l’objet perdu.
Cette mère dont la réminiscence devient obsessionnelle dans les années où il peint La Joconde est omniprésente. Ce sourire est devenu caractéristique des œuvres de Léonard. Un sourire immobile sur les lèvres étirées aux extrémités relevées, on le dit léonardesque par excellence. Par la suite, tous les visages qu’il dessine portent ce sourire qu’il a inventé et qui, d’après Freud, lui rappelle certainement ce sourire perdu, mystérieux, ensorcelant que possédait sa mère et qui le captive lorsqu’il le retrouve chez Mona Lisa.

Léonard a donc rencontré l’objet qu’il n’a cessé ensuite de vouloir retrouver dans sa peinture.

Si La Joconde est un tableau sur la féminité, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne est un tableau sur la maternité. Léonard peint sainte Anne avec sa fille Marie et son petit-fils. Freud y retrouve l’histoire de Léonard, le tendre attachement pour lui de sa grand-mère paternelle et de sa mère se retrouve dans ce tableau. Léonard est identifié à l’Enfant Jésus, entouré de ces deux femmes. Il est là ce sourire, sur les lèvres de Sainte Anne et de la Vierge, sourire qui exprime une grande tendresse et une paisible béatitude.

Léonard traite le traumatisme de la séparation précoce d’avec sa mère en dessinant le sourire de ravissement des deux mères comblées par le même enfant. Il refoule la violence et la tristesse qu’a dû subir sa mère au moment de le confier aux soins d’une autre femme. Léonard parvient à sublimer les données de son enfance en faisant advenir ce qui n’a jamais eu lieu. « Le pinceau de Léonard ne recrée pas le souvenir de la mère, il le crée comme œuvre d’art. La mère et ses baisers existent pour la première parmi les œuvres offertes à la contemplation des hommes (Paul Ricœur).»

C’est en ce sens que Freud a pu dire que « Léonard a désavoué et surmonté, par la force de l’art, le malheur de sa vie d’amour en ces figures qu’il créa ».

Ainsi l’œuvre d’art est à la fois le symptôme et la cure. Léonard ne put aimer qu’à travers ses tableaux, tout en ne pouvant s’empêcher de les délaisser.

La psychanalyse, quant à elle, ne nous explique pas pourquoi Léonard fut un artiste ; du moins, elle nous rend compréhensibles les manifestations et les limitations de son art. Il semble bien que seul un homme ayant vécu l’enfance de Léonard aurait pu peindre La Joconde, La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne et réserver à ses œuvres un si triste destin…

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