Les premiers entretiens avec le psychanalyste et leurs impacts dans le déroulement de la cure

Je me souviens d’un jeune psychiatre dont les premiers mots furent : « Si je viens chez vous, c’est parce que je pense que vous êtes juive, ou tout au moins votre mari et cela fera enrager mon père qui est un profond antisémite. »

Dans ce même registre, un autre médecin ayant déjà fait un malencontreux parcours avec une Madame Tartempion : « Avec vous j’ai de l’espoir : Lévy, c’est comme Freud. »

Je fus immédiatement frappée par l’incidence, l’importance du nom, du prénom aussi.

« Je cherchais une psychanalyste et j’ai été sensible à votre prénom. Le même que ma sœur aînée avec laquelle je me suis mal entendue et que j’aime pourtant. Je voudrais bien me réconcilier avec elle et avec moi-même dans ce que je ressens. »

Une autre jeune femme avait été touchée par mon prénom Nicole qui lui rappelait une très chère amie d’enfance et de jeunesse, qui l’avait abandonnée et qui ressentait une trahison dont elle ne s’était jamais remise. D’emblée c’est comme si – au-delà du contenu– j’avais entendu ce propos comme une mise en garde, une crainte ou une prière de ne pas « l’abandonner à mon tour ».

Un jeune homme, de façon plus légère (apparemment) me dit : « J’habite dans votre quartier, pas besoin de voiture. – Mais vous conduisez. – Oui, mais je me cond (…) je conduis mal. » Cet accroc de langage n’a évidemment pas été pointé dans l’instant, ni par lui, ni par moi, mais il sera beaucoup question de sa « mauvaise conduite » dans la suite de la cure…

Je pourrais encore multiplier les exemples, mais ceux-ci suffiront pour le moment. Ce qui m’a interrogée et intéressée, c’est le rapide surgissement de ce qui paraîtra le noyau essentiel. Et ce dès la première rencontre avec le psychanalyste. Comme quoi celle-ci aurait déjà fait l’objet d’une réflexion préalable. Car je ne peux penser qu’on aille chez un psychanalyste sur un coup de tête, comme cela, subitement. Il s’agirait d’un « pré-transfert » dont a traité le Pr Lucien Israël alors qu’il était chargé de l’expertise psychiatrique d’un détenu dans le cadre des tribunaux. Et cet homme lui disait : « En cellule, dans mon désarroi et mon espoir, c’est comme si je vous parlais déjà. »

Lors des entretiens préliminaires, où il ne s’agit certes pas d’un interrogatoire, il me semblait nécessaire de récolter quelques précisions sur la biographie, la situation familiale, l’histoire personnelle, professionnelle… Et là aussi je fus surprise. On apprend souvent beaucoup plus que ce que l’on croyait, à ce qui pourrait paraître une simple question, une mise au point.

Par exemple :

« Depuis quand êtes-vous mariée ? – Depuis quinze ans… Si je l’ai épousé c’est que j’attendais un enfant de lui. Mais on ne s’est jamais entendu et peut-être vais-je divorcer. C’est aussi pour cela que je viens vous parler, pour voir plus clair en moi. »

« Vous me dites que vous êtes étudiant : en quoi ? – En psychiatrie… Je suis occupé à rédiger ma thèse mais je n’arrive pas à terminer… Il me tarde pourtant d’être médecin et quelque part j’en ai peur… Peur des responsabilités… »

« Avez-vous des frères, des sœurs ? – Non, je suis enfant unique… Ma mère m’a toujours surprotégée et j’ai beaucoup de mal à me déprendre d’elle. »

À une jeune fille : « Vous m’avez déjà dit quelques mots de votre mère, et votre père ? – Mon père… Ce n’était pas mon vrai père. Je ne l’ai appris que tardivement… Comme vous voyez, je suis rousse, la seule de la famille… Je me suis toujours demandé pourquoi, d’où je venais… Un jour ma mère m’a un peu raconté. Une très brève rencontre avec un homme qui ignore qu’elle a eu un enfant de lui, moi. Elle aurait voulu avorter, mais son mari a voulu qu’elle le garde… J’aime mon père, qui m’aime aussi… Mais je voudrais bien savoir qui est mon père de sang, le rencontrer, ça m’obsède. J’y pense tout le temps… » Un très long travail lui aura été nécessaire pour renoncer à faire vivre ce passé et à pouvoir jouir du moment présent.

(Tous ces petits points de suspension se veulent témoins de mon écoute silencieuse, toute attentive à laisser venir…)

Ce qui me frappe c’est l’importance de ces premiers entretiens qui se vivraient par le futur analysant comme une véritable décharge, un soulagement. Ou qui, dans les cas cités plus haut – « me réconcilier avec ma sœur… voir plus clair en moi… » – peuvent augurer comme d’un programme, un désir, un espoir qui, au fil du temps de ce travail, ont pu se réaliser…

Ces premiers entretiens peuvent, ou doivent aussi avoir une fonction de diagnostic. N’étant pas psychiatre, il m’avait semblé indispensable, avant de m’installer en cabinet libéral, de me former tant soit peu au diagnostic des diverses pathologies mentales. On ne prend pas n’importe laquelle en analyse, ni à tout moment… Si bien que j’avais fréquenté cours et présentations de malades à la clinique psychiatrique, à la policlinique, afin d’apprendre à différencier les névroses des psychoses. Et je sais gré aux Professeurs Israël, Ebtinger, Kammerer et Singer – auxquels je rends hommage – qui m’ont ouvert leurs services. De cet enseignement précieux j’en ai fait l’expérience dans quelques cas.

Je pense entre autres à une dame très agitée, se levant sans cesse, arpentant le bureau, blême, échevelée, au discours incohérent qui dépassait de loin mon entendement. Un deuxième entretien, au même déroulement, m’avait confirmé ce que je supposais : elle délirait. Et sans hésiter je lui avais expliqué que n’étant pas médecin, je lui conseillais d’aller plutôt consulter un psychiatre, qui, pour la soulager, lui prescrirait peut-être aussi des médicaments. Ce qu’à mon étonnement elle avait très facilement accepté, sereine, me demandant de lui en indiquer un. La suite, je l’ignore.

Me revient aussi le souvenir, lors d’une cure analytique, d’un moment de bascule chez un jeune homme très abattu, qui décompensait, perdait le sens des réalités. Là aussi mon intervention avait été bien reçue. Il avait été hospitalisé un court moment en clinique psychiatrique, puis suivi par un médecin en privé et avait repris un peu plus tard son analyse avec moi.

Je me souviens aussi d’un entretien avec une dame qui avait fait des études de lettres, de psychologie, se targuant d’être une « intello », qui d’emblée me disait qu’elle ne venait pas pour une thérapie ou analyse, ce qu’elle avait déjà fait, mais « pour en savoir plus sur les mécanismes psychiques, le surmoi, la libido, le refoulement… ». Je lui avais dit que la théorie n’était pas dans mes cordes (!) et n’avais pas cru bon de pointer plus avant sa réticence à parler d’elle-même. D’autant que cette personne me paraissait de structure très rigide. Et de plus, elle m’était peu sympathique… Ai-je eu tort ou raison ? Il faut parfois faire confiance à ce que l’on ressent… ou pressent… qui serait peut-être aussi un élément de diagnostic…

Lors des entretiens il arrive que l’on pose des questions, comme relance ou demande de précisions. Tout en sachant, adage connu, qu’à questions on n’obtient que réponses. Voire ! Car c’est par l’effet que certaines questions produisent une surprise, un étonnement, une suspension, qu’après coup on peut repérer qu’elles ont eu un impact.

Un étudiant me disait lire beaucoup, surtout de la poésie… et qu’il écrivait aussi… « Avez-vous déjà publié ? – Oui, dans de petites revues d’étudiants, mais sous un pseudo- nyme. – Pourquoi ? – Mon père et mon grand-père sont des poètes reconnus. Jamais je n’arriverais à leur cheville. Mieux vaut ne pas m’y risquer… » Au fil du temps des séances, le risque d’autres choses aussi, dans d’autres domaines, avait peu à peu pu se dire, s’éclairer. Sa vie s’était allégée. Et ce « publier », dont je ne soupçonnais nullement les effets, avait ouvert une voie, une voix, vers une liberté… Une autre question fut : « Avez-vous déjà été amoureuse ? » À ce propos je me souviens, comme si c’était hier, de la première fois il me semble où la pensée de cette question m’est venue. C’était il y a plus d’une cinquantaine d’années, dans le bureau du Pr Lucien Israël alors situé au service 64. Un petit bureau, tous en blouses blanches, tassés tant bien que mal. Il m’avait été proposé – ce qui était un euphémisme – de recevoir la malade qui allait venir. C’était une jeune fille qui parlait très peu, tête baissée, avait l’air ailleurs, comme étrangère à ses propos. Et puis, une bascule, un virage s’est produit lors de l’irruption de ma question : « Avez-vous déjà été amoureuse ? » Un regard, elle était là, elle pouvait dire quelque chose : elle avait eu, comme on dit, un chagrin d’amour, un deuil à faire. Elle a eu envie d’en parler un peu.

Cet entretien a-t-il eu des effets sur elle ? Je l’ignore car, à cette époque, cette pensée ne m’était pas venue à l’esprit, trop contente de m’être – pas trop mal – acquittée de la tâche confiée par Lucien Israël. Mais qu’au moment de l’entretien cette question ait eu des effets, ça ce fut ma surprise. Et que l’auditoire fut également surpris de cette question la redoubla encore. L’inattendu était de tout côté. Mais c’est peut-être du côté de la jeune fille que ça l’était le moins. J’aurais presque envie de dire que c’était, sans qu’elle le sache, une question attendue, puisque le temps d’un moment, fût-il bref, elle lui a rendu la parole possible. (J’ai appris récemment que cette question – « avez-vous déjà été amoureuse, amoureux » – serait habitude. Oserais-je penser en avoir été l’instauratrice ? ! …)

Rares sont ceux qui n’ont pas été amoureux, d’une maîtresse d’école, d’une petite fille aux tresses blondes, d’un acteur, d’un parent, d’un partenaire… Amours qui ont laissé des traces. Mais certains s’en garderaient bien… Avoir été amoureux, c’est-à-dire être capable de l’être, de s’y risquer. Serait-ce le critère de l’indication d’une analyse possible ?

Mais il me sera aussi arrivé dans ma pratique de provoquer des incidents : une interprétation trop hâtive, au mauvais moment… Ou une phrase mal dite.

À un jeune homme : « mais qu’est-ce qui vous empêche, ou vous empêcherait de vous opposer à (ce qu’exige) votre père ? » À la séance suivante il était arrivé totalement bouleversé, pour chuchoter, en sanglots, que dans l’entre-temps il était passé à l’acte et avait tabassé son père… Ma phrase était incomplète, j’avais omis le « ce qu’exige »… Les effets auraient pu être dramatiques… Mais c’était peut-être nécessaire pour lui d’en passer par là. Et en effet, dans la suite, ils ont pu se parler, le père n’était pas si obtus que le fils le croyait, lui- même était plus détendu et leur relation n’a pu que s’améliorer. Soulagement de part et d’autre… Et je dirais même des trois côtés : du père, du fils et… de l’analyste ! Puisse-t-il en être toujours ainsi ! Car dans le déroulement d’une cure, il peut aussi y avoir des suicides… Je n’en ai heureusement jamais connu…

C’est la raison pour laquelle, jeune analyste ou ayant pris de la bouteille, voire confirmé par une École, il est nécessaire et recommandé d’aller « en contrôle », c’est-à-dire en parler, en référer à un tiers, un autre analyste. Car la déontologie la plus élémentaire impose de connaître et reconnaître ses limites. D’oser faire son propre bilan… On a toujours à apprendre, à évoluer et on n’est pas analyste une fois pour toutes, ni dans tous les cas, ni en toutes circonstances.

La fonction du « contrôleur » est connue, qui par son écoute aidera l’analyste à prendre conscience de ses préjugés, de ses faux-pas, de son implication personnelle, des achoppements de son inconscient… Car l’analyste qui croirait la psychanalyse une panacée, ou se vivrait comme tout-puissant dans sa fonction ou dans son être, est un imposteur, un usurpateur… Dangereux… Si bien que je tiens à souligner combien l’intervention d’un contrôleur peut avoir des effets, non seulement pour l’analysant, mais certainement aussi chez l’analyste, dans le déroulement de la cure avec son patient.

Comment conclure ? En rappelant qu’en parlant on ignore comment cela sera entendu, et les effets. Telle par exemple ma question « avez-vous déjà publié ? », en elle-même sans efficacité dans un autre contexte, mais ayant marqué une analyse par toutes les ouvertures qu’elle y a créées.

Et il arrive souvent d’entendre quelqu’un vous dire : « un jour vous m’avez dit… » et d’en être tout à fait ahurie, de ne pas s’y reconnaître pour un sou, passé le premier « Pas possible ! Une telle banalité, ou une telle platitude ». Et de s’étonner que cela ait ouvert le chemin. Et ce n’est jamais par ce qu’on aurait cru, dans un bref instant de fierté, être une magistrale interprétation magistrale ! Nous voilà à notre tour plongés dans l’effet de surprise de notre intervention. Juste retour des choses…

Cet écrit prendra fin en citant ce propos de Jacques Lacan, riche d’enseignements1 :

« En aucun cas une intervention psychanalytique ne doit être théorique, suggestive, c’est-à- dire impérative. L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise : elle est faite pour créer des vagues. »

1 J. Lacan, « Conférences et entretiens à la Yale University », 24.11.1975, Scilicet 6/7.

Sur le Banquet ?

Exposé de Bernard Baas lors du séminaire FEDEPSY-ASSERC « Le transfert et l’amour » animé par Jean-Richard Freymann. Séance du 7 juin 2019.

Merci à Jean-Richard de m’avoir confié, une nouvelle fois, la responsabilité d’une intervention à son séminaire1. Le programme de ce séminaire donne pour titre à cette intervention : « Sur le Banquet ? ». Et, toujours d’après ce programme, mon propos devrait avoir pour fonction de conclure (« conférence conclusive » est-il indiqué) une année de réflexion sur la question du transfert.

Ce qui a retenu mon attention, dans le titre ainsi rédigé, c’est le point d’interrogation : « Sur le Banquet ? ». Car on peut en effet se demander en quoi la référence au Banquet de Platon peut servir à une telle conclusion. Certes, le commentaire du Banquet par Lacan occupe toute la première partie du Séminaire sur Le Transfert ; et il est vrai que ce commentaire du dialogue de Platon fait une certaine place à la question de transfert, même si – à bien peser les choses – ce motif du transfert n’y apparaît pas vraiment essentiel.

La « pureté » de Socrate

Sur quel point se fait alors la connexion entre le texte de Platon et la question du transfert ? C’est, principalement, sur ce que Lacan appelle la métaphore de l’amour. Je rappelle de quoi il s’agit : de manière générale, la métaphore consiste, selon Lacan, en ceci qu’un signifiant vient se substituer à un autre pour produire un effet de signification, donc un plein de signification (contrairement à la métonymie, dans laquelle un signifiant succède à un autre signifiant laissant entre eux une place vide, donc un vide de signification, place vide qui est justement la place du désir). C’est cette logique de la métaphore que Lacan retrouve dans la fameuse distinction platonicienne entre érastès et éroménos (amant et aimé) : la métaphore advient lorsque l’aimé en vient à se sentir amant et donc à aimer en retour celui dont il est aimé. Bref, le signifiant « amant » vient là se substituer au signifiant « aimé », produisant l’amour comme signification. Telle est, résumée au plus court, la logique de la métaphore de l’amour.

Quel rapport, donc, entre cette métaphore de l’amour et la question du transfert ? C’est, bien sûr, l’amour de transfert, dont Jean-Richard Freymann vous a déjà expliqué l’importance essentielle dans le transfert analytique. Assurément, ni l’amour, ni même le transfert n’ont attendu l’avènement de la psychanalyse pour se manifester dans les relations humaines. Cela va de soi. En revanche, ce qui va moins de soi, c’est de dire qu’il y aurait déjà eu quelque chose de tel qu’un psychanalyste avant même (et même bien avant) l’avènement de la psychanalyse. C’est pourtant ce que soutient Lacan lui-même ; et il le soutient à propos, justement, de celui qui est le héros de ce texte de Platon qu’est le Banquet (et, à dire vrai, de tous les textes de Platon), à savoir : Socrate.

Ainsi peut-on lire, dans « Subversion du sujet et dialectique du désir », cette formule « Socrate, précurseur de l’analyse !2 » Lacan n’a cessé de reprendre cette étonnante affirmation. Étonnante non seulement parce qu’elle assigne à la psychanalyse un supplément d’origine anachronique ou qu’elle désigne comme son anticipation géniale cela même que Freud jugeait lui être le plus contraire, c’est-à-dire la philosophie ; mais étonnante surtout parce que cette figure de Socrate ne permet pas vraiment de faire la part entre ce que Lacan y aura conçu comme fiction et ce qu’il y aura visé comme attestation historique.

Quoi qu’il en soit de cette indécision entre figure légendaire et figure historique, Socrate est resté pour Lacan l’exemplification parfaite de l’analyste, en tout cas la seule3 qui soit à la hauteur des interrogations que devrait, selon lui, susciter toute détermination théorique de « l’être de l’analyste » (c’est la formule qu’il emploie dans le Séminaire sur Le Transfert4). Déjà en 1953, dans le Rapport du congrès de Rome, il était question de ceci : « éprouver, en Socrate et son désir, l’énigme intacte du psychanalyste5. »

Sans vouloir ici polémiquer, je voudrais juste faire observer, en passant, que le geste par lequel Lacan fait de Socrate la figure originaire du psychanalyste et de son désir énigmatique n’est au fond que la répétition du geste par lequel tous les philosophes de la tradition (à l’exception de Nietzsche) se sont rapportés à Socrate, geste qui consiste à chercher dans une figure, c’est-à-dire dans une fiction descriptive, dans une représentation sensible du personnage concret et singulier qu’aurait été Socrate, l’origine, « pure » et « intacte », de ce qu’on entend promouvoir comme vérité essentielle et universelle dans l’ordre du discours. À ce titre, la version analytique de Socrate serait elle-même l’énième maillon de cette chaîne qui, depuis Platon, compose et recompose la figure de son origine ; elle serait elle-même le dernier effet de ce que Lacan appelle lui-même, pour qualifier la tradition post-socratique, le « plus long transfert […] qu’ait connu l’histoire de la pensée6 ». Cela signifie que l’histoire qui fait se succéder les penseurs (philosophes et psychanalystes) ne serait qu’un effet transférentiel du rapport de ces penseurs à Socrate.

Reste que, dans le cas de Lacan, cette référence appuyée au personnage de Socrate implique de le distinguer radicalement de Platon, Platon qui est pourtant la principale source de ce qu’on peut connaître de Socrate. Autrement dit : derrière la figure platonicienne de Socrate, il y aurait un Socrate non-platonicien, un Socrate authentique, bref : un pur Socrate. C’est ce que laisse entendre la formule (que je viens de citer) qui vise « en Socrate et son désir l’énigme intacte du psychanalyste » ; et c’est ce que dit explicitement Lacan dans le Séminaire XI, lorsqu’il affirme que « la pureté inflexible de Socrate et son atopia sont corrélatives7 ».

L’atopie de Socrate

J’explique rapidement cette histoire d’atopie. Il faut rapporter ce motif à ce qu’aurait été le dialogue proprement socratique, c’est-à-dire la manière proprement socratique d’interroger les maîtres à penser de la cité ; cela est lisible dans les premiers Dialogues de Platon qualifiés justement de « dialogues aporétiques », c’est-à-dire de dialogues qui s’interrompent finalement sur une impasse, une aporie. Dans ces dialogues, celui qui prétend savoir – c’est-à-dire le maître à penser (qui peut-être, bien sûr, un sophiste, mais aussi un général, un grand prêtre, etc…) –, est défait par les questions de Socrate ; pour autant, Socrate lui-même ne donne pas sa propre réponse à la question discutée, de sorte que le dialogue s’achève sur une ignorance avouée, mais une ignorance qui se connaît comme telle (c’est le fameux « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien »).

C’est dire que, sous l’impulsion de Socrate, les interlocuteurs reconnaissent manquer de ressources pour accéder au savoir de ce qui est en question. Ressource, en grec, se dit poros (comme le nom propre Poros est celui du père d’Eros, ainsi que l’explique le discours de Diotime dans le Banquet) ; le dialogue socratique est ainsi un dialogue a-porétique, un dialogue sans ressource. Mais la conséquence de cette aporicité du dialogue socratique est que les interlocuteurs de Socrate (ainsi que les lecteurs du texte) ne peuvent savoir où se situe Socrate : Socrate est insituable, il manque de lieu théorique, il n’a pas de topos (de lieu propre) dans les conflits d’opinions qui agitent la cité ; en un mot : il est a-topique. Mais, pour être juste, il faut encore préciser le sens que Lacan donne à cette atopie. Lacan précise, en effet, qu’en démontant le faux-savoir des maîtres à penser de la cité, Socrate fait valoir qu’il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir d’épistèmè, de science de la vertu, pas de science de la perfection éthico-politique. Donc par sa manière de discuter et de défaire les prétendus savoirs, Socrate amène justement ses interlocuteurs à reconnaître cette impossibilité d’une science de l’excellence morale et politique. Le dialogue aporétique consiste ainsi à retourner celui qui croit posséder cette science, donc à subvertir cette posture de savant. Ce « retournement », cette « subversion » est ce que dit le terme grec « périagogè ». On trouve ce terme notamment dans le Livre VII de La République de Platon, plus précisément dans le fameux mythe de la caverne (sur lequel je ne vais pas revenir, sauf pour préciser ce point) : le moment où le prisonnier tourne le dos aux ombres pour se mettre en route vers la lumière, ce moment de retournement est signifié dans le texte de Platon par la formule « périagogè holès tès psychès» : le retournement complet de l’âme.

Mais, en toute rigueur, se retourner vers la recherche du vrai ne signifie pas posséder le vrai. Et c’est justement ce que Lacan souligne : la périagogè ne donne pas le savoir ; si elle retourne l’âme en direction du savoir et donc du vrai, toutefois elle n’assure pas que cette visée puisse atteindre son but ; au contraire : elle montre l’impossibilité d’atteindre au savoir du vrai ; elle démontre qu’à la place de ce savoir, il n’y a qu’un vide impénétrable – ou plutôt : que la place du savoir est un vide impénétrable.

La Schwärmerei de Platon

J’imagine que vous percevez déjà le rapport qu’on peut établir entre cette périagogè et l’enjeu du transfert analytique. Mais n’allons pas trop vite. Je voudrais d’abord préciser que c’est justement sur ce point du vide impénétrable que Lacan a marqué la distance entre Socrate et Platon – ou même plus exactement : la trahison du message socratique par Platon. Ainsi déclare-t-il, dans le Séminaire sur Le Transfert : « […] la Schwärmerei de Platon, c’est d’avoir projeté sur ce que j’appelle le vide impénétrable l’idée du Souverain Bien8. »

Le terme allemand de Schwärmerei est un peu difficile à traduire : il signifie quelque chose comme l’emportement, l’exaltation ; un Schwärmer est une sorte de rêveur exalté, aveuglé par son enthousiasme. C’est Kant qui emploie ainsi ce terme pour ironiser justement sur l’emportement des métaphysiciens, notamment Platon, qui prétendent pouvoir accéder au savoir le plus sublime – ou, en termes kantiens : ceux qui entendent transformer en objet de connaissance ce qui n’est qu’un produit de la pensée ; autrement dit encore : ceux qui prétendent connaître ce qui est seulement pensable, c’est-à-dire l’absolu. Lacan reprend donc à son compte ce terme de Schwärmerei (il le répète plusieurs fois dans ce séminaire et dans d’autres) pour dénoncer, lui aussi, l’emportement métaphysique de Platon. Je relis la citation : « la Schwärmerei de Platon, c’est d’avoir projeté sur ce que j’appelle le vide impénétrable l’idée du Souverain Bien ».

Comme vous le savez, ce que Platon appelle le souverain bien, c’est le principe absolu de l’être et de la connaissance. Et c’est justement avec cet absolu que Platon recouvre le vide impénétrable. On peut traduire cela en termes lacaniens : c’est avec cet absolu que Platon vient boucher le trou du réel. Cela dit, il faut ajouter que c’est ce même souverain bien qui apparaît dans le Banquet sous les espèces du « beau en soi » ; je vous renvoie au discours de Diotime que rapporte Socrate et dont il fait sienne la thèse essentielle selon laquelle, au terme d’une ascension qui conduit l’âme à admirer d’abord un beau corps, puis les beaux corps, puis les belles choses en général, puis les belles âmes et les belles actions vertueuses, puis les belles connaissances, les belles sciences etc… – au terme donc de cette ascension, il y a ce Beau-en-soi. Peu importe l’indétermination dans laquelle Platon laisse ce terme. Il est clair que ce Beau-en-soi a exactement le même statut ontologique et épistémologique que le souverain Bien. Comme lui, le Beau-en-soi a pour fonction, dans la métaphysique platonicienne, de recouvrir le vide impénétrable, de boucher le trou du réel.

On comprend donc que le Socrate auquel se réfère Lacan n’est pas le Socrate de Platon ; il n’est pas le Socrate métaphysicien ; c’est au contraire le Socrate qui expose ses interlocuteurs et qui s’expose lui-même au « vide impénétrable ». Et c’est à ce Socrate-là – à ce « pur » Socrate – que Lacan fait référence au titre de figure originaire du psychanalyste ; c’est donc aussi ce Socrate-là qui doit servir à exemplifier ce qui se joue dans le transfert analytique.

Mais c’est justement ce qui fait ici problème. Je dis « ici », c’est-à-dire dans le cadre de la référence au Banquet de Platon. Car, dans ce dialogue platonicien et dans le commentaire qu’en propose Lacan, il n’est pas question de cette « pureté » de Socrate. Il nous faut donc essayer de voir – et c’est là le problème qu’il s’agit de résoudre – comment articuler cette double référence que Lacan fait à Socrate : d’une part, la référence au « pur » Socrate (qui concerne donc les premiers dialogues de Platon, les dialogues dits aporétiques) et, d’autre part, la référence au Socrate du Banquet, étant entendu que ces deux références engagent la question du transfert.

Heidegger – Lacan

À cette fin, il me semble nécessaire de faire un détour, détour pour vous inattendu (et qui vous semblera sans doute être un artifice de philosophe), mais détour pourtant essentiel et tout à fait pertinent (comme vous allez le comprendre). Quel détour ? Détour par Heidegger, plus précisément par la figure heideggerienne de Socrate que Lacan ne pouvait évidemment pas ignorer. Vous allez voir que cela engage de manière essentielle la question du transfert.

Cela dit, et soit dit en passant, je n’ignore pas que le seul nom de Heidegger peut provoquer, chez certains d’entre vous, un petit urticaire allergique ; je connais même des psychanalystes suffisamment obtus pour prétendre qu’il n’y a aucun rapport entre Lacan et Heidegger. Il faut croire qu’ils lisent Lacan avec des lunettes singulièrement filtrantes.

À ce propos, permettez-moi une brève vignette biographique, qui n’est pas sans rapport avec ce qui nous intéresse ici : lors de la fameuse rencontre de Lacan et Heidegger (car rencontres il y a eu, et même plusieurs) – lors donc de cette rencontre, à Pâques 1955 à Fribourg9, la conversation a tourné presque exclusivement autour de la question… du transfert. Eh oui. C’est Heidegger qui avait posé la question : « Et le transfert ? (Und die Übertragung ?) » ; Lacan s’était alors lancé dans une longue réponse traduite tant bien que mal par Jean Beaufret ; à quoi Heidegger, après un long silence, avait réagi par un simple « Ach so ! 10 ». Bref, entre Lacan et Heidegger, le courant semble bien n’être passé que dans un sens. Du reste, lorsqu’il reçut de Lacan un exemplaire dédicacé des Écrits, Heidegger jugea le texte « manifestement baroque11 ». Et quelques temps plus tard, après avoir reçu une lettre de Lacan, Heidegger faisait ce commentaire : « Il me semble que le psychiatre a besoin d’un psychiatre12. » Bon ; c’est un peu balourd. Reste que, comme je le montrerai plus loin, il se pourrait bien que cette attitude un peu réactive de Heidegger tienne, justement, à ce qu’il aurait eu à dire du transfert.

Mais d’abord venons-en à ce que, concernant Socrate, Lacan doit à Heidegger. Ce qu’on trouve dans l’unique et bref texte de Heidegger relatif à Socrate porte justement sur le motif de la pureté. Voici ce texte, qui – à dire vrai – n’est qu’une remarque, dans Qu’appelle- t-on penser : « Lorsque nous sommes rattachés à ce qui se retire, alors nous sommes en mouvement vers ce qui se retire, vers les approches pleines d’énigmes, et donc changeantes, de son appel. Quand un homme est expressément dans ce mouvement, alors il pense, dût-il être encore très éloigné de ce qui se retire, dût le retirement demeurer aussi voilé que jamais. Socrate, sa vie durant, et jusque dans sa mort, n’a rien fait d’autre que de se tenir et de se maintenir dans le vent de ce mouvement. C’est pourquoi il est le plus pur penseur de l’Occident […]13. »

Ce que vise Heidegger par la formule « vers ce qui se retire », c’est évidemment l’être en tant qu’il est la visée de la pensée, sans être l’objet d’une connaissance. Autrement dit : l’être n’est pas le degré le plus élevé d’une ascension de l’âme, il n’est pas le Bien dont parle Platon (qui, lui, identifiait l’être et le Bien) ; il n’est pas l’absolu promis au savoir ; mais il est au contraire ce qui, par essence, échappe à toute saisie rationnelle, à toute épistémè, à toute science ou – pour reprendre un terme heideggerien – à tout arraisonnement, c’est-à-dire à toute prise, à tout enfermement dans une définition rationnelle.

Vous l’aurez compris : l’être est à mettre ici en corrélation avec ce que Lacan nomme, à propos de Socrate, le vide impénétrable. Et si, dans la remarque que je viens de lire, Heidegger fait de Socrate « le plus pur penseur de l’Occident », c’est parce que lui, Socrate, n’a rien fait d’autre que de se tenir dans le mouvement vers l’être, sans convertir l’être en un étant suprême tel que Dieu ou le Bien. Ou, pour le dire autrement : Socrate, n’a rien fait d’autre que de se tenir exposé au vide impénétrable, sans le recouvrir par quelque absolu potentiellement accessible à la connaissance, contrairement à ce qu’ont fait tous les philosophes après lui, à commencer par Platon, c’est-à-dire toute cette longue chaîne de philosophes qui forment ce que Lacan appelle – comme on l’a vu – « le plus long transfert de l’histoire de la pensée ».

Contrairement donc à ses successeurs, Socrate – toujours selon la remarque de Heidegger – est le plus pur penseur parce qu’il s’est confronté à « l’énigme » de l’être (ce que Heidegger nomme ailleurs le « secret » de l’être), parce qu’il s’est maintenu dans l’écoute de « l’appel » de l’être. Répondre à cet appel de l’être requiert donc de ne pas lui retirer son caractère d’énigme ou de secret ; c’est à cette condition que la réponse peut être effectivement et littéralement responsable (ce qui, implicitement, signifie a contrario l’irresponsabilité de ceux qui, comme Platon, ont converti l’être en un objet de science).

Vous allez me dire que je commence à déraper hors du sujet qui nous intéresse ici et que toute cette rhétorique heideggerienne sur l’être et sur son appel n’a rien à voir avec la question du transfert. Eh bien, détrompez-vous. Car c’est exactement de cela qu’il est question dans le Séminaire de Lacan sur Le Transfert. Voici en effet ce qu’on peut lire au début de la séance du 3 mai 1961, lorsque, avant de commenter le texte de Claudel, Lacan prend soin de rappeler l’unité de sa démarche depuis le début de l’année de ce séminaire : « J’essaye cette année de replacer la question fondamentale qui nous est posée dans notre expérience par le transfert, en orientant votre pensée vers ce que doit être, pour répondre à ce phénomène, la position de l’analyste.
Je m’efforce en cette affaire de pointer au niveau le plus essentiel ce que doit être cette position devant l’appel de l’être, le plus profond, qui émerge au moment où le patient vient nous demander notre aide et notre secours14. »

Et, quelques lignes plus loin, Lacan ajoute ceci : « Si cette année je suis reparti devant vous de l’expérience socratique, c’est essentiellement pour vous centrer autour de ceci, qui est donné dès le départ de l’établissement de l’expérience analytique — nous sommes interrogés en tant que sachant et même en tant que porteurs d’un secret, mais qui n’est pas le secret de tous, qui est un secret unique et qui pourtant vaut mieux que tout ce que l’on ignore et qu’on pourra continuer d’ignorer15. »

Vous avez bien entendu : la question ainsi soulignée par Lacan comme fondamentale est celle de la position de l’analyste devant l’appel de l’être, question fondamentale en ce qu’elle engage le statut de l’analyste qui est, pour l’analysant, porteur d’un secret, secret de quelque chose qui excède tout ce qui est de l’ordre du savoir… Il faut être sourd pour ne pas entendre dans ces propos de Lacan un écho de Heidegger.

Cela dit, il est remarquable que, dans ce Séminaire sur Le Transfert, dont sont extraites ces deux citations, Lacan s’abstient de faire explicitement référence à Heidegger. Son nom n’apparaît pas, alors qu’il est explicitement cité et nommé dans les deux séminaires qui encadrent celui sur Le Transfert (Les Séminaires sur L’Éthique et sur L’Identification). Comment expliquer ce silence ou tout au moins cette discrétion ? Je vous le dis d’emblée : si Lacan ne cite pas ici Heidegger dont manifestement il reprend les termes et les concepts, c’est que, justement, dans ce Séminaire, il entend aussi se démarquer de Heidegger ; et cela concerne précisément la question du transfert.

Je vais donc essayer maintenant de vous montrer, dans un premier temps, jusqu’où va la convergence de Lacan et Heidegger ; puis, dans un second temps, de vous préciser en quel point de sa réflexion Lacan se démarque de Heidegger (c’est là que nous retrouverons le fameux Banquet de Platon).

Les deux modes de la « sollicitude »

Le premier point concerne donc l’idée d’un « pur Socrate » dont Platon aurait déjà trahi la position philosophique singulière. Ce premier motif engage ainsi le statut et l’enjeu du dialogue socratique. J’ai déjà expliqué comment Lacan y voit une dénonciation de tout ce qui peut s’apparenter à un projet de science (d’épistémè) éthico-politique ; et comment cette dénonciation est opérée par la fameuse périagogè, le retournement ou – plus justement – la subversion de l’âme en quête de vérité. L’enjeu du dialogue est ce que les Grecs appelaient la païdeïa, c’est-à-dire quelque chose comme la formation ou ce que les Allemands appelaient naguère la Bildung.

Païdeïa a donc évidemment quelque chose à voir avec la pédagogie, c’est-à-dire – littéralement – avec la manière de conduire celui qu’on entend ainsi former. Mais, deux modes de païdeïa sont possibles. S’il s’agit de former l’élève (quel que soit son âge) au sens de le conformer à un modèle, donc à un certain idéal, alors la païdeïa est normative et même normatrice ; et c’est assurément cette païdeïa normatrice et même ortho-normatrice que Platon institue dans La République, précisément dans tous les passages consacrés à l’éducation et notamment à l’éducation des philosophes qui sont aussi, potentiellement, les gouvernants de la cité juste (bref : les futurs philosophes-rois).

A contrario, on peut faire ici l’hypothèse que la païdeïa pré-platonicienne, c’est-à-dire la païdeïa socratique, serait celle qui, par un revirement radical, par une périagogè essentielle, expose (je reprends les termes de Heidegger) au « vent » de la pure pensée, au « mouvement vers ce qui se retire ». Et l’on peut penser que c’est justement cette païdeïa que vise secrètement Lacan dans le dialogue socratique. Si, en effet, il lui a paru nécessaire d’isoler un « pur » Socrate, c’était afin de distinguer le questionnement socratique de ce que sera la science platonicienne comme connaissance des idées. Autrement dit : il s’est agi, pour Lacan, de libérer la païdeïa de la compromission politique dans laquelle Platon l’avait engagée, en vue de promouvoir l’idée d’une « pure » païdeïa, d’une païdeïa authentique, qui serait la païdeïa socratique.

Il y aurait ainsi à distinguer radicalement entre deux païdeïa : d’une part la païdeïa socratique, c’est-à-dire cette païdeïa désappropriante qui défait le sujet questionné pour le confronter à lui-même en tant que sujet questionnant, la païdeïa qui expose à la périagogè radicale, au retournement du sujet par-delà ou en deçà de toutes ses identifications ; et d’autre part la païdeïa platonicienne, telle qu’elle sera à l’œuvre notamment dans la République, païdeïa qui soumet le sujet à l’exigence orthonormatrice des idées. Nul doute qu’à la païdeïa socratique correspond, pour Lacan, la position de l’analyste – je vais y revenir dans un instant pour en préciser les repères –. A contrario, à la païdeïa platonicienne, c’est-à-dire à cette païdeïa qui imprime au sujet l’identification à des types idéaux, correspondrait plutôt – si l’on peut se permettre de pousser jusque-là l’analogie16 – ce que Lacan n’a cessé de dénoncer : la prétendue bienveillance thérapeutique qui amène le sujet à se soumettre au service des biens, l’assistance psychologique qui fortifie le Moi à coups d’identifications symboliques – bref, la païdeïa de la psychologie adaptative et de la pédagogie d’orientation.

Si donc Socrate peut être désigné comme « précurseur de l’analyse », c’est bien en vertu de cette relation qu’exemplifie le dialogue socratique, où l’interlocuteur, loin de se voir prescrire quelques valeurs auxquelles conformer son existence, est au contraire rendu au désir énigmatique qui anime son questionnement.

Or, là encore, il faut remarquer combien, sur ce point – entendons : sur le point précis de cette distinction, car pour le reste, comme nous le verrons plus loin, les choses se construisent autrement –, combien donc, sur ce point, cette spécification de la relation analytique (et donc du dialogue socratique qui lui sert de paradigme) témoigne de la dette de Lacan envers Heidegger. Car cette distinction entre la relation qui impose à l’autre une marque à partir d’un type ou d’une essence et la relation qui, au contraire, expose l’autre à son désêtre, au rien qui le constitue (au « vide impénétrable »), – cette distinction donc est exactement celle qu’énonce Heidegger au paragraphe 26 de Sein und Zeit : distinction entre « la sollicitude substitutive-dominatrice (die einsprigend-beherschende Fürsorge) et la sollicitude devançante-libérante (die vorsprigend-befreiende Fürsorge)17 ».

Je signale, en passant, que ce rapprochement entre les deux modes heideggeriens de la sollicitude et la relation transférentielle dans la cure analytique avait déjà été remarqué par le psychiatre suisse Médard Boss (un des représentants du courant de la Daseinanalyse) ; et Heidegger a vu, dans cette remarque de Boss, une incitation à se risquer lui-même sur le terrain « psy ». Cela a conduit aux conférences faites par Heidegger à la clinique de Zollikon, à Zürich18 (il s’agit des fameux Zollikoner Seminare19).

Mais je laisse cela de côté, pour me concentrer sur ce que ce rapprochement peut signifier dans le contexte lacanien. Ce que je veux dire, c’est que la relation analytique peut et même doit être pensée comme procédant de cette sollicitude devançante-libérante et non substitutive-dominatrice (et sans doute cela participe-t-il de la dimension éthique de la psychanalyse). Cette relation requiert donc de l’analyste qu’il entende ce que Lacan lui-même désigne par « l’appel de l’être » inscrit secrètement dans la demande de l’analysant. Et, comme Socrate, l’analyste doit pouvoir entendre cet appel que, tout à la fois, couvre et manifeste la demande de celui qui s’épuise à trouver ses marques ou ses modèles. Il doit prêter l’oreille à l’inquiétude silencieuse que couvre le bavardage de la demande, s’il veut pouvoir amener son patient à s’exposer lui-même au mouvement vers ce qui se retire.

Qui n’entend pas cet appel de l’être dans la demande du patient ne saurait, dit Lacan, assumer sa position d’analyste. Car le manque-à-être qui fait le fond originaire de la demande est l’être même de celui qui s’aliène en cette demande. C’est le désêtre qui fait son être. La demande n’appelle pas qu’on y réponde par un « tu es ceci ou cela », même déguisé en un « tu devrais être ceci ou cela, et te mettre au service de tel idéal ou de telle cause… ». La seule cause est celle de la Chose même, c’est-à-dire du pur manque (ou, si l’on préfère, du « vide impénétrable »).

Il n’y a donc qu’à s’en tenir à l’appel de l’être, à sa foncière inquiétude. Car la non- essence est – si l’on peut dire – la seule essence de celui qui s’inquiète de se savoir lui-même. Cela veut dire que l’appel de l’être est le sens même de l’être. Et c’est là ce que confirme cette autre citation de Lacan (Le Transfert] : « Au que suis-je ?, il n’y a pas d’autre réponse au niveau de l’Autre que le laisse-toi être. Et toute précipitation donnée à cette réponse quelle qu’elle soit dans l’ordre de la dignité, enfant ou adulte, n’est que je fuis le sens de ce laisse-toi être20. »

C’est exactement le sens de ce que Heidegger nomme « la sollicitude dévançante- libérante ». Et du coup, ce rapprochement des textes de Lacan et Heidegger me permet aussi d’avancer cette remarque : si c’est bien l’amour de transfert qui soutient, pour l’analysant, la relation analytique et qui conduit l’analyste à renvoyer l’analysant à la vérité de son désir – c’est-à-dire à cela même dont sa demande est tout à la fois l’occultation et la manifestation –, alors ce « laisse-toi être », qui est la seule réponse au « que suis-je ? », est en même temps le seul amour qui puisse être retourné à l’amour de transfert. Autrement dit, la sollicitude devançante-libérante est cet amour qui, loin de se prêter au leurre dont procède l’amour de transfert, le rend à sa vérité secrète et expose ainsi le sujet, l’analysant, à sa propre nullité ontologique, à son propre désêtre.

On comprend donc maintenant ce qui justifie l’insistance de Lacan à se référer au dialogue socratique, alors même que – tout le monde le sait, et il est inutile d’en rajouter sur ce point – tout sépare en général le dialogue philosophique et le dialogue psychanalytique. Mais si Lacan, malgré tout, érige le dialogue socratique en paradigme pour l’analyse, c’est bien parce qu’il conçoit – j’espère l’avoir suffisamment montré – la relation analytique à partir du motif heideggerien de la sollicitude authentique et que le dialogue socratique est la seule manière d’exemplifier cette relation.

Je me résume : la fiction lacanienne de la figure de Socrate – du « pur » Socrate comme emblème de l’analyste – est secrètement commandée par la référence heideggerienne. Mais pourquoi l’est-elle secrètement ? Pourquoi Lacan prend-il soin de taire ce qu’il doit en ce point à Heidegger ? Il y a à cela une réponse, réponse assez simple dans son principe : si Lacan n’explicite pas ce que sa thèse sur la pureté de Socrate doit à Heidegger, c’est parce que sa conception du transfert analytique implique encore un autre usage de la figure socratique. Et c’est justement là que joue la référence au Banquet, et notamment à l’épisode final du Banquet qui concerne la relation entre Socrate et Alcibiade.

Autrement dit : la référence au dialogue socratique, au dialogue aporétique, avec l’importance qu’y joue la périagogè conçue comme subversion de l’âme, cette référence secrètement influencée par Heidegger, doit être maintenant doublée par la référence au texte même de Platon, en tant que ce texte (Le Banquet) engage de manière essentielle quelque chose qu’ignore totalement la thèse de Heidegger sur les deux modes de sollicitude ; ce quelque chose d’essentiel n’est rien moins que la dimension du désir dans la relation transférentielle. Pour le dire encore autrement, je voudrais vous montrer que, dans sa construction de la figure de Socrate-analyste, Lacan emprunte à Heidegger ce qu’on peut dire sur le versant de la subversion du sujet et il emprunte à Platon, notamment au Platon du Banquet, ce qu’on peut dire sur le versant de la dialectique du désir. Je me permets de le dire ainsi, parce que l’essai Subversion du sujet et dialectique du désir et le Séminaire sur Le Transfert sont strictement contemporains (il s’agit de l’année 1960-61). Du reste, dans Subversion du sujet et dialectique du désir, Lacan fait explicitement référence au Socrate du Banquet. Et c’est précisément ce qu’il en dit là qui doit maintenant nous intéresser.

Le Socrate du Banquet

J’en viens donc maintenant (enfin !) à ce fameux Banquet. Comme vous le savez, ce dialogue de Platon se présente comme une grande farce, où les convives réunis pour fêter la victoire du jeune poète Agathon au concours de tragédie, s’exercent, à tour de rôle, à disserter sur l’amour. À l’exception du discours de Diotime que rapporte Socrate et qu’il prend à son compte (discours qui est donc aussi la thèse de Platon sur l’amour) – à cette exception-là, donc, les différents discours déroulent des thèses plus ou moins fantaisistes et certaines (comme celle qu’expose Aristophane) franchement déconnantes. Bref : effet comique garanti ; et, dans le Séminaire, Lacan ne manque pas d’en faire ses choux gras.

Mais, s’agissant du statut de ce texte, je voudrais ajouter une remarque que Lacan ne fait pas. C’est que Le Banquet apparaît bien comme une comédie (la seule comédie qu’ait écrite Platon), mais comédie qui vient après les trois dialogues qu’on peut tenir pour l’équivalent philosophique des trois tragédies socratiques que sont l’Apologie de Socrate, le Criton et le Phédon (correspondant aux trois actes : le procès, le séjour en prison et la mort de Socrate) ; ce faisant, Platon aura respecté, à sa manière, la règle qui prévalait dans le théâtre antique : écrire trois tragédies et une comédie.

Dans cette comédie, l’épisode essentiel aux yeux de Lacan n’est pas tant le discours de Diotime rapporté par Socrate (ce discours édifiant, exempt de dimension comique) que la scène finale consacrée à l’arrivée du fameux Alcibiade. Je ne vais pas vous raconter toute cette histoire ; si vous ne la connaissez pas, eh bien lisez Lacan ou, mieux encore, Platon. Voici donc ce que je voudrais en retenir.

L’essentiel est ici la relation de séduction entre Socrate et ses interlocuteurs, au nombre desquels il y a eu le fameux Alcibiade. Je voudrais préciser la logique de cette relation de séduction : c’est en effet par quelque jeu de séduction – jeux qui ne sont autres que les jeux préliminaires de l’amour, avec lesquels ne sont sans doute pas sans rapport les entretiens dits préliminaires de l’analyse… –, que Socrate se pose comme amant pour les beaux jeunes gens dont il s’entoure, lesquels sont ainsi aimés. Chez eux se produit alors la « métaphore de l’amour21 », c’est-à-dire (comme on l’a vu) cette signification qu’engendre la substitution du statut d’amant à celui d’aimé. En tant qu’ils deviennent ainsi amants, ils se révèlent manquer de quelque chose qu’est censé posséder celui auquel s’adresse leur demande d’amour : Socrate. Ce quelque chose est ce que Lacan épingle dans le texte du Banquet : c’est l’agalma, la chose merveilleuse ; ou plus exactement le représentant de la chose merveilleuse (de la Chose avec un grand C), en quoi l’agalma est ici le nom de l’objet a, ou le tenant-lieu d’objet a. Plus précisément encore : c’est l’agalma supposé détenu par celui qui est en position de sujet supposé savoir (Socrate, donc) et qui, à ce titre (en tant que sujet-supposé-savoir), peut bien faire figure de l’analyste.

Cet agalma que vise en Socrate son interlocuteur (et notamment Alcibiade) est au fond le fameux « secret » dont Lacan dit (dans le texte que j’ai déjà cité) qu’il est cela pourquoi l’analyste est visé en tant que sachant. C’est donc ici que les deux versions de la figure de Socrate peuvent être conjointes : de même que, dans le dialogue socratique, Socrate n’apporte pas l’élément qui viendrait combler son interlocuteur, l’aporie laissant finalement cet interlocuteur véritablement et littéralement interloqué, de même, dans la relation avec Alcibiade telle que la rapporte ou la fictionne Platon22, Socrate se refuse lui-même à la métaphore de l’amour : il ne se fait pas amant et, par là, il abandonne Alcibiade à son désir.

Mais cette formulation comparative (de même que…, de même…) est insuffisante. Car il ne s’agit pas simplement d’une analogie. Il s’agit bien, pour Lacan, de penser ici l’aporie du dialogue socratique et l’interruption de la relation d’amour comme une seule et même chose, s’il est vrai que, selon la formule de Lacan, « le transfert est de l’amour qui s’adresse à du savoir23 ». Ainsi, en n’accomplissant pas la métaphore de l’amour, Socrate renvoie Alcibiade à son désir ; cela signifie tout aussi bien : en ne répondant pas à la question qu’il a lui-même suscitée dans l’esprit de son interlocuteur, Socrate renvoie celui-ci à son désir.

Je dis : « à son désir » ; il faut laisser à ce syntagme toute son ambiguïté, en tant que le pronom possessif peut y être entendu et même doit y être entendu d’un côté comme de l’autre. D’un côté, en effet : renvoyer l’autre, l’interlocuteur (ou l’analysant) à son désir, c’est le renvoyer à son désir à lui (ou à son désir d’analysant), c’est l’exposer à ce rien qui le fait désirant, à ce manque-à-être qui le constitue, c’est le faire se confronter à son désir pur. Et, de l’autre côté – mais il n’y a pas à distinguer ici deux processus ; il s’agit de la même chose, les deux côtés étant comme les deux faces apparentes d’une bande de Mœbius –, de l’autre côté, donc : pour Socrate (ou pour l’analyste), renvoyer son interlocuteur et/ou son amant à son désir, c’est le renvoyer à son désir à lui, Socrate (ou à son désir d’analyste), à ce désir énigmatique, à cet objet précieux et mystérieux qui est la cause de toute l’affaire.

Autrement dit : la périagogè, le retournement ou la subversion du sujet interloqué par Socrate ou par l’analyste se produit lorsque ce sujet est exposé à son manque-à-être ; mais – et voilà la pointe essentielle et propre à Lacan – ce sujet n’est véritablement exposé à son manque-à-être que lorsqu’il s’interroge : que me veut-il, lui, Socrate, lui, l’analyste ? Che voï ? Autrement dit encore : la périagogè, la subversion du sujet, n’arrive que par le transfert ; et donc, réciproquement, l’enjeu du transfert analytique est la subversion du sujet interloqué.

Je répète mon propos : le sujet n’est véritablement exposé à son manque-à-être que lorsqu’il s’interroge : que me veut-il, lui, Socrate, lui, l’analyste ? Cela ne signifie pas que le désir de Socrate serait un désir pur (pas plus que le désir de l’anayste, comme le dit Lacan, n’est un désir pur). Cela signifie seulement que le désir de Socrate est une pure énigme. Et c’est pourquoi [je répète la déclaration initiale de Lacan] on peut « éprouver en Socrate et son désir l’énigme intacte du psychanalyste ». Quel est – pourrait dire l’interlocuteur de Socrate, ou son amant ou l’analysant – quel est en Socrate (en l’analyste) ce désir – ce désir énigmatique – qui me fait moi-même m’exposer à mon désir pur ? Ce rapport entre désir du sujet et désir de l’analyste, rapport qui fait que le désir du premier est à la fois excité et ébranlé par le désir énigmatique du second – ce rapport est très exactement ce que Lacan appelle la dialectique du désir.

On comprend donc par là que, si la relation analytique relève bien de ce que Heidegger désigne comme la sollicitude authentique, toutefois cette relation – et c’est précisément cela que Heidegger a manqué – procède du désir de l’analyste, désir énigmatique, indéterminable, atopique : c’est le désir de l’Autre, auquel le sujet doit se confronter pour accéder à sa propre vérité de désirant.

Le leurre réciproque

Voilà, pour l’essentiel, ce que je croyais utile de retenir de cette référence lacanienne à Socrate. Double référence – je le rapelle – puisque qu’elle porte à la fois sur la fiction générale d’un pur Socrate (figure tributaire – je l’ai dit – de Heidegger) et sur le cas singulier de Socrate dans le Banquet de Platon. Je pense (ou à tout le moins j’espère) vous avoir suffisamment fait sentir en quoi tout cela concernait la question du transfert. Vous aurez en tout cas remarqué que cette référence socratique nous a fait retrouver les principaux motifs déclinés ici même par Jean-Richard, tout au long de cette année, soit : le motif de la séduction, le motif de l’idéalisation de l’autre, le motif de l’amour de transfert et donc du sujet-supposé-savoir, et enfin le concept d’objet a sous l’espèce occurrente de l’agalma. Au total (et au final, comme on dit aujourd’hui), j’aurais donc été « conclusif »…

Pour autant, je n’ai pas tout à fait fini. Je voudrais encore ajouter une dernière remarque (remarque qui ne sera pas sans un certain rapport avec la question récemment discutée ici de l’amour de transfert dans la fin d’analyse). Elle concerne ce que Lacan, à la fin de son commentaire du Banquet, appelle « la danse entre Alcibiade et Socrate24 ».

Sans reprendre toutes les coodonnées de cette chorégraphie (si j’ose dire), je rappelle ce dont il est question dans le récit que fait Alcibiade de sa tentative d’amener Socrate à une relation charnelle avec lui (bref : à le baiser). Tentative, comme vous savez, ratée. Socrate apparaît ainsi comme l’amant qui, ayant provoqué le désir d’Alcibiade, se refuse maintenant à se laisser prendre comme aimé ; il se refuse à la métaphore de l’amour. Ce refus se comprend par ceci que, si Alcibiade vise en Socrate la chose merveilleuse qu’est l’agalma, toutefois le commerce amoureux qu’il propose à Socrate (la partie de baisouille, si vous préférez) ne peut être qu’un marché de dupes où – comme le lui réplique Socrate – on échangerait « du cuivre contre de l’or25 ». Autrement dit : Socrate pointe dans le désir d’Alcibiade la part d’illusion dont se soutient le désir. Telle est bien la leçon de cette petite séquence, leçon à laquelle s’en tiennent habituellement les commentateurs du Banquet (quand ils veulent bien lire le texte jusque-là).

Mais il faut aller plus loin, et souligner que l’illusion dont procède la demande d’Alcibiade porte non sur l’agalma, le bien très précieux, mais sur la possession de cet agalma par Socrate. Car, en toute rigueur, si Socrate lui-même sait ne pas posséder ce bien très précieux, toutefois il ne fait pas de ce bien une illusion. Il en résulte que – et c’est là ce qui, du commentaire de Lacan, mérite d’être souligné, plus qu’on ne le fait d’habitude –, en dénonçant ce marché de dupes, Socrate est encore lui-même dupé. Car cette chose merveilleuse qu’il sait ne pas posséder, il la met en quelque sorte en réserve pour franchir le pas, au-delà du commerce des corps, vers l’union de l’âme avec la beauté en soi, c’est-à-dire avec le souverain bien, le bien absolument désirable ; même s’il ne possède pas cette chose merveilleuse, il en garde en réserve la potentialité pour se garantir (ou tout au moins ne pas compromettre) la suprême félicité que lui promet le discours de Diotime, félicité que serait l’absolue présence à soi de l’âme dans la contemplation de la pure forme ou idée du beau ; autrement dit : la jouissance du bien suprême.

Socrate et Alcibiade ont ainsi en commun d’être leurrés, l’un et l’autre, chacun à sa façon, sur le bien qu’ils poursuivent, ce bien qui est figuré, dans le texte de Platon, par celui que l’un et l’autre désirent et qui se nomme, justement, Agathon, le nom propre de celui en l’honneur duquel sont réunis les convives du Banquet. Or, pris comme nom commun, agathon veut justement dire en grec le Bien (to agathon : c’est le terme de Platon pour désigner le souverain Bien). Et c’est là le coup de génie de Platon d’avoir pris prétexte de la petite fête donnée par le personnage historique d’Agathon, le poète tragique, pour y insérer sa thèse métaphysique sur le Bien, sur to Agathon.

De fait, Alcibiade et Socrate, chacun à sa manière, se posent comme amants d’Agathon ; mais il y a une différence : Acibiade croit trouver son bien, son agathon, dans le corps d’Agathon (de Monsieur Agathon, de Monsieur Bien), alors que Socrate, lui, sait que le Bien, l’Agathon, que vise l’amour élevé à son plus haut dégré, est au-delà du commerce des corps.

Cela dit, cette différence, qui est assurément ce que Platon s’emploie à souligner, s’inscrit encore dans la leçon qu’on entend habituellement retenir cette fin du dialogue.Or ce que montre justement Lacan, c’est que cette différence entre Alcibiade et Socrate n’empêche pas qu’ils soient l’un et l’autre leurrés ; et même l’un plus que l’autre : Alcibiade se leurre en ce qu’il croit trouver son bien, son agathon, dans la possession du corps de l’autre ; et Socrate se leurre en ce que, se refusant au commerce des corps, il croit s’ouvrir l’accès à un bien plus haut, un agathon plus précieux.

C’est dire que, s’agissant de cet agalma, objet extime, cause du désir, Socrate lui- même est encore leurré, puisqu’il y vise cela même qui pourrait élever son désir à hauteur de l’inconditionné absolu et le faire accéder à la Chose même, soit à ce que Lacan – mais aussi Platon – appelle le réel. Lacan peut donc conclure son commentaire : « Telle est la structure qui règle la danse entre Alcibiade et Socrate. Alcibiade montre la présence de l’amour, mais ne la montre qu’en tant que Socrate qui sait peut s’y tromper et ne l’accompagne qu’en s’y trompant. Le leurre est réciproque […]. Mais quel est le leurré le plus authentique ? – sinon celui qui suit, ferme et sans se laisser dériver, ce que lui trace un amour que j’appellerai épouvantable ?26 »

Et, pour enfoncer le clou (j’allais dire : le clou du réel), Lacan rappelle alors que l’amour est explicitement désigné, dans la Divine Comédie, comme cela dont l’enfer est le produit. Dante fait en effet parler la porte de l’enfer qui dit : « je suis l’œuvre de l’amour27. »

Mais, indépendamment de cette référence dantesque, je veux retenir de cette citation de Lacan ce qu’elle implique quant au statut de Socrate. Socrate, dit Lacan, est « le leurré le plus authentique ». Socrate, c’est-à-dire le « précurseur de l’analyse ». Je rappelle la citation dont nous sommes partis : « éprouver, en Socrate et son désir, l’énigme intacte du psychanalyste28. »

Voilà qui m’amène, pour finir, à cette question, que j’abandonne à votre réflexion : qu’est-ce qui, dans la relation transférentielle, permet à l’analyste de s’assurer de n’être pas lui-même leurré ? Qu’est-ce qui, au terme de l’analyse, peut lui assurer de n’être pas, dans sa relation à l’analysant, le « leurré le plus authentique » ?

1 La présente intervention reprend, pour l’essentiel, des réflexions plus longuement développées dans deux études déjà publiées : B. Baas, « Transfert et ontologie », dans De la Chose à l’objet, éd. Peeters-Vrin, Louvain- Paris, 1998, pp. 89 à 147; et B. Baas, « La voix de Socrate », dans La Voix déliée, éd. Hermann, Paris, 2010, pp. 23 à 78.

2 J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », dans Écrits, p. 825.

3 Je n’oublie pas la figure de Dupin (voir Le séminaire sur «La Lettre volée», dans Écrits, pp. 11 à 61). Mais elle est beaucoup moins insistante que celle de Socrate ; beaucoup moins problématique aussi, puisque plus strictement adaptée à l’exemplification des paramètres topologiques de l’analyse.

4 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, éd. Seuil, Paris, 1991, p. 368 [noté dorénavant S. VIII].

5 J. Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (Rapport du congrès de Rome des 26 et 27 septembre 1953), dans Écrits, p. 293.

6 Voir S. VIII, p. 16. Le passage complet dit ceci : « Provisoirement, à titre d’hypothèse, nous allons considérer que celle-ci [la Schwärmerei de Platon] constitue, au niveau d’une aventure sinon psychologique, du moins individuelle, l’effet d’un deuil que l’on peut bien dire immortel puisqu’il est à la source même de tout ce qui s’est articulé depuis, dans notre tradition, sur l’idée d’immortalité —du deuil immortel de celui qui incarna cette gageure de soutenir sa question, qui n’est que la question de tout un qui parle, au point où lui la recevait, cette question, de son propre démon, selon notre formule, sous une forme inversée. J’ai nommé Socrate – Socrate ainsi mis à l’origine, disons-le tout de suite, du plus long transfert, ce qui donnerait à cette formule tout son poids, qu’ait connu l’histoire de la pensée. J’entends vous le faire sentir – le secret de Socrate sera derrière tout ce que nous dirons cette année du transfert ». La formule de Lacan ainsi complétée (« …de la pensée ») est attestée par la version sténographique du Séminaire sur Le Transfert. voir e.l.p. (collectif), « Le transfert » dans tous ses errata, éd. E.P.E.L., Paris, 1991, p. 19.

7 S. XI, p. 232.

8 Ibid., p. 13. L’expression : « la Schwärmerei de Platon » n’est pas accidentelle, ni même occasionnelle ; Lacan la répète plusieurs fois (voir Ibid., pp. 16, 26, etc.).

9 Il y eut une autre rencontre, trois mois plus tard, à Guitrancourt ; et une autre encore au chevet de Heidegger, malade, à Fribourg.

10 Lettre à M. Boss, 4 décembre 1966 ; cité par. E. Escoubas, O. C., p. 164. Voir aussi E. Roudinesco, Jacques Lacan, éd. Fayard, Paris, 1993, p. 299.

11 Lettre à M. Boss, 24 avril 1967 ; cité par. E. Escoubas, O. C., p. 164.

12 Ibid., p. 306.

13 M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. A. Becker et G. Granel, Puf, Paris, 1959, p. 91.

14 S. VIII, p. 311 (je souligne).

15 Ibid. Je corrige le texte à partir de la version e.l.p. (voir supra, note 5).

16 Qu’on entende bien : il ne s’agit pas ici d’identifier la païdeïa platonicienne et cette psychologie adaptative, ni même d’imputer à Platon une quelconque « responsabilité » dans cette dérive pédagogique de notre temps, dont la complaisance doxique interdit trop évidemment toute probité intellectuelle. Il s’agit seulement d’examiner les virtualités de l’analogie. Toutefois, il est incontestable que quelque chose relie (au-delà des différences manifestes qu’on ne saurait négliger) l’onto-typologie de la païdeïa platonicienne et ce qu’il advient aujourd’hui dans la psychologie empirique ; cet élément commun, c’est le principe même de la normativité des choses, principe selon lequel on doit, comme dit Heidegger, apprécier « toute réalité d’après des « valeurs » » (La doctrine de Platon sur la vérité, dans Questions II, O.C., p. 162).

17 Heidegger, Sein und Zeit, § 26, trad. E. Martineau, éd. Authentica, Paris, 1985, p. 122 [noté dorénavant S.Z.,suivi de la pagination de l’édition allemande].

18 Voici comment Médard Boss présenta plus tard les raisons de cette invitation et les motifs qui avaient pu amener Heidegger à l’accepter : « Il [Heidegger] me révéla alors qu’il avait espéré que sa pensée pourrait, par mon intermédiaire en tant que médecin et psychothérapeute, sortir de sa tour d’ivoire philosophique (die Enge von Philosophie-Stuben sprengen) et bénéficier (zugute kommen) à des cercles plus larges et notamment à un grand nombre de malades. Ce qui l’avait en effet considérablement impressionné, c’était que j’avais, dans la première lettre que je lui avais adressée, expressément mentionné la page 122 de son livre Sein und Zeit et avais attiré son attention sur le fait que, sous le titre de « sollicitude devançante » (vorsprigende Fürsorge) , on trouvait l’exacte description du rapport idéal du psychanalyste à l’égard de ses patients en analyse. Plus encore : le contraste, marqué par Heidegger, de cette « sollicitude devançante » seule digne de l’homme (einzig menschenwürdig) par rapport à une « sollicitude qui se substitue » à l’autre en lui faisant constamment violence (eine den Anderen stets vergewaltigende « einspringende Fürsorge ») permettait au thérapeute analyste de faire explicitement ressortir ce qu’a de nouveau et d’unique sa méthode particulière de traitement par rapport à toutes les autres conduites médicales qui sont pour la plupart des conduites de « substitution » et de la délimiter dans ce qu’elle a en propre ». M. Boss, Erinnerung an Martin Heidegger, Neske, 1977, pp. 31 – 32 (cité par Françoise Dastur, Phénoménologie et thérapie : la question de l’autre dans les « Zollikoner Seminare », dans Figures de la subjectivité, Approches phénoménologiques et psychiatriques, Études réunies par Jean-François Courtine, éd. du C.N.R.S., Paris, 1992, p. 166). Martin Heidegger, Zollikoner Seminare, herausgegeben von Médard Boss, Vittorio Klostermann Verlag, Frankfurt 1987. Voir Éliane Escoubas, «La fatale différence» ; ontologie fondamentale et archéologie de la psychè : Heidegger et Freud, in Figures de la subjectivité, Approches phénoménologiques et psychiatriques, Études réunies par Jean-François Courtine, éd. du C.N.R.S., Paris, 1992, pp. 162 – 164.

19 Traduit et publié en français sous le titre Séminaires de Zurich, trad. C. Gros, éd. Gallimard, Paris, 2010.

20 S. VIII, p. 284.

21 S. VIII, p. 185.

22 Voir Banquet, 215a – 219e.

23 J. Lacan, Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits, Walter-Verlag, 1973, repris dans Scilicet 5, Le Seuil, Paris, 1975, p. 16.

24 S. VIII, p. 194.

25 Le Banquet, 219a.

26 S. VIII, p. 194.

27 Dante, La Divine Comédie, chant III.

28 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (Rapport du congrès de Rome des 26 et 27 septembre 1953) », dans Écrits, p. 293.

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