Le destin du transfert et la passe

Exposé de Ferdinand Scherrer lors du séminaire FEDEPSY – ASSERC  « Le transfert et l’amour » de Jean-Richard Freymann qui a eu lieu le 24 mai 2019.

Introduction de Jean-Richard Freymann

Les trois dernières séances de notre séminaire sur « Le transfert et l’amour » seront consacrées à un retournement dialectique. Trois personnes passeront d’une position de discutant à une position d’exposant, ce sont : Ferdinand Scherrer, Bernard Baas et Liliane Goldsztaub qui représentent pour moi des références théoriques.

Ferdinand Scherrer intervient aujourd’hui sur « Le devenir de l’amour et du transfert chez Lacan et la passe ».

Bernard Baas fera une conférence conclusive intitulée : « Sur le Banquet ? » Liliane Goldsztaub, une conférence conclusive : « sur le transfert aujourd’hui ? »

Le sujet traité par Ferdinand Scherrer est difficile, il inclut les travaux de nos séminaires précédents et une lecture attentive des textes de Lacan : le séminaire sur Le transfert1, « La proposition d’octobre 19672 » et « L’intervention sur le transfert3 », question centrale qui tranche par rapport au milieu analytique.

Exposé de Ferdinand Scherrer : Le destin du transfert et la passe

Introduction

D’abord ce petit préalable : Freud nous invite à le lire en pensant à Rembrandt, un peu de clarté et beaucoup d’obscurité. À quoi fait écho Lacan : « j’enseigne quelque chose dont le terme est obscur4 » et « je travaille dans l’impossible à dire. Est-ce qu’on m’entend ? 5 » ou encore « comment enseigner ce qui ne s’enseigne pas ? voilà ce dans quoi Freud a cheminé6. » Il arrive encore à Lacan de ranger ses Écrits parmi les textes mystiques ou de les comparer aux rochers des jardins Zen autour desquels les moines ratissent comme Lacan autour des rochers de la Chose freudienne. Je ne puis m’empêcher d’ajouter encore ces autres assertions en écho de Freud et de Lacan.
Freud :« La narration que fait le malade semble achevée, solide. On se trouve d’abord devant elle comme devant un mur bouchant toute perspective et ne laissant pas deviner ce qui se cache derrière elle ni même s’il s’y cache quelque chose7. »
Lacan : « Je me casse la tête… ce qui est très embêtant, parce que je me la casse sérieusement, mais le plus embêtant c’est que je ne sais pas sur quoi je me casse la tête […] Qu’est-ce que veut dire signe ? C’est là-dessus que je… que je me casse la tête8. »

Cette obscurité est au cœur de ce qui nous préoccupe aujourd’hui, le destin du transfert et la passe, la passe comme destin du transfert. Les textes de Lacan, plus particulièrement les textes contemporains à l’acte fondateur de « l’École Française de Psychanalyse », renommée « École de la Cause Freudienne », pour bien marquer son ancrage dans le socle freudien, sont d’un abord très difficile. Ce sont : « La proposition d’octobre 19679 » où Lacan développe l’idée de la passe, les textes qui sont des adresses aux membres de l’École de la cause freudienne et les textes de la fondation de la revue Scilicet. L’abord difficile des textes de Lacan, voire leur opacité, a ses raisons. Évoquons-en quelques-unes : son style d’abord qui peut relever de temps en temps d’un certain « dandysme » intellectuel, voire d’un certain maniérisme à triturer la langue française et sa propension à l’opacification. Je prends pour exemple « La proposition d’octobre 1967 ». Il en existe deux versions, version orale et écrite. Leur comparaison nous permet de repérer le cheminement de densification du texte.

Mais il s’agit surtout ce faisant de « rompre le mauvais charme qui s’exerce de l’ordre en vigueur dans les Sociétés psychanalytiques existantes, sur la pratique de la psychanalyse et sur sa production théorique, l’une de l’autre solidaires10 », de palier à la résistance chez les psychanalystes « au discours de Freud lui-même. Les sociétés de psychanalyse sont des bouchons au développement de la pensée analytique ».

Mais aussi Lacan dit parler en « paraboles, c’est-à-dire pour dérouter11 ». Lacan veut réveiller un auditoire endormi par le savoir psychanalytique et lʼaccumulation des données cliniques qui sʼinterposent comme autant de nouveaux préjugés rendant sourds à la singularité des sujets et de leurs symptômes. Il s’agit de restituer lʼétrangeté du symptôme, de reproduire lʼéquivalent des hiéroglyphes de lʼhystérie auxquels était confronté Freud à ses débuts. Lacan nous met en position de lire ses textes comme des hiéroglyphes. Dit en d’autres termes, il tente d’effacer le savoir acquis depuis Freud pour nous ramener aux origines de la psychanalyse. Ce retour n’est pas pour Lacan celui qui se serait fait dʼun seul coup, au départ – les trois coups de Lacan en somme – et dirigé contre les seules dérives des premiers disciples de Freud. Ce retour chez Lacan est constant, il y revient toujours, à chaque tournant de son élaboration. Freud demeure son interlocuteur privilégié, et même dans la critique il reste le point dʼappui, le levier d’Archimède. En 1977, il écrit encore « La clinique psychanalytique consiste à réinterroger tout ce que Freud a dit ». Cette fonction d’éveil, Lacan l’attendra aussi de la procédure de la Passe et de la nomination de l’Analyste de l’École.

Le retour à Freud n’est donc pas un simple retour sur lʼhistoire, sur une origine prétendue « pure » de la psychanalyse. Ce n’est pas non plus un retour sur l’analyse, considérée comme inachevée, de Freud, les circonstances et les vicissitudes de sa vie personnelle, mais sur « lʼessence de ce discours qui part d’un point de rupture » et sur la « fonction quʼil a eu comme cassure12 ». Cassure qui traverse la psychanalyse et chacun dʼentre nous. Il y a plusieurs modalités de retour à Freud : Retour à la conception que Freud se fait du sens du symptôme, du rêve, etc. et de la centralité de la parole et de ses conséquences. Et plus radicalement retour au sens de Freud, retour à l’origine de la psychanalyse elle-même, sur l’ex nihilo du désir de Freud inventant la psychanalyse, du désir de l’analyste.

Dans le séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux, Lacan évoque :

  • le désir de l’hystérique. Lacan nous dit qu’au départ il est mutique dans le symptôme et qu’en prenant la parole, l’hystérique constitue son désir dans son dire même, dans la dynamique même de sa parole.
  • le désir de Freud. Lacan dit souvent qu’il y a quelque chose d’inanalysé chez Freud ce qui ne veut pas dire qu’il faut remettre Freud sur le divan, la question du désir de Freud pose la même question que le désir de Socrate, je cite Le Séminaire XI :

« M. TORT – Quand vous rapportez la psychanalyse au désir de Freud et au désir de l’hystérique, ne pourrait-on vous accuser de psychologisme ?

LACAN – La référence au désir de Freud n’est pas une référence psychologique. La référence au désir de l’hystérique n’est pas une référence psychologique […] Le chemin de l’inconscient proprement freudien, ce sont les hystériques qui l’ont appris à Freud. C’est là que j’ai fait jouer le désir de l’hystérique, tout en indiquant que Freud ne s’en était pas tenu là.

Quant au désir de Freud, je l’ai placé à un niveau plus élevé. J’ai dit que le champ freudien de la pratique analytique restait dans la dépendance d’un certain désir originel qui joue toujours un rôle ambigu mais prévalent dans la transmission de la psychanalyse. Le problème de ce désir n’est pas psychologique, pas plus que ne l’est celui non résolu du désir de Socrate. Il y a toute une thématique qui touche au statut du sujet, lorsque Socrate formule ne rien savoir sinon ce qui concerne le désir. Le désir n’est pas mis par Socrate en position de subjectivité originelle mais en position d’objet. Eh bien ! c’est aussi du désir comme objet qu’il s’agit chez Freud13. »

Le retour aux textes de Freud, dit Lacan, est le retour à l’ex nihilo de la création freudienne. C’est ainsi qu’il faut selon Lacan interpréter le rêve princeps de Freud, « L’injection faite à Irma » (qui ouvre à l’interprétation des rêves) comme relevant du désir de Freud non pas dans son sens exclusivement œdipien, mais au sens du jaillissement du désir de l’analyste tel que Lacan tente de le cerner.

Avec Le Banquet, Lacan tente un retour analogue au sens de Socrate qu’il considère comme un hystérique, et comme le premier « analyste », le premier transfert de l’histoire qui ne cesse de se répéter depuis à commencer par les premiers rapporteurs, « passeurs » du Banquet.

Le destin du transfert

Le destin du transfert recouvre celui du symptôme comme Freud le souligne en évoquant l’analyse comme produisant l’artifice d’une « névrose de transfert ». Le symptôme dont se plaint le sujet, le symptôme cristallisé en « corps étranger » va « au feu » du transfert, « au feu » de la relation à l’Autre, prendre vie et devenir « un infiltrat » de sa réalité psychique, une métaphore vive de son dire.

Lacan reprenant une comparaison de Freud dit que l’analyse se présente comme un jeu d’échecs dont on peut décrire et analyser le début et la fin de partie mais dont l’entre-deux relève de la singularité irréductible du sujet, du défilé, déroulement et mise à plat des signifiants de sa narration et de ses récits

Le transfert, dit Lacan, est au commencement – mais il ne se dévoile comme tel, comme amour de transfert, que dans l’après-coup et au long cours du déroulé de la cure –, au commencement en tant que jaillissement de l’acte du dire constituant le désir. Nous verrons un peu plus loin qu’il s’agit là d’un premier commencement accommodé sur le désir et le savoir supposés de l’Autre. Commencement d’un voyage jalonné d’étapes de ruptures, avec le risque d’errances de chutes dans l’abîme, de tentations de retour, jusqu’à la rupture en tant que telle, comme cause même du voyage.

Un premier commencement d’ouverture vers un second jaillissant de la béance de la coupure constitutif du sujet. Le chemin de l’analyse est celui de la corde tendue au-dessus du vide et de l’abîme sur laquelle se risque l’analysant funambule ou danseur, selon l’image empruntée au Zarathoustra de Nietzsche, fil tendu entre le premier commencement de l’ouverture vers le second commencement de la rupture, de la béance, de la « différence absolue » qu’évoque Lacan dans la finale du Séminaire XI. Autre image : passer le seuil de la porte qui donne sur le vide, source d’effroi, en emportant à ses pieds la barre de seuil, die Schwelle dit Freud à la suite de Fechner, du refoulement originel. Passage donc du premier commencement du transfert au second commencement de la passe. Du commencement d’ouverture à un commencement de rupture. De l’alliance au célibat14, de l’esseulement à la solitude15. Mais ce n’était là, qu’une parenthèse, un peu longue, je le concède.

Reprenons donc. Au commencement de la psychanalyse, il y a l’amour des hystériques, c’est une autre manière de dire qu’au début de l’analyse, il y a du transfert mais aussi du symptôme. Le symptôme devient métaphore dans le cadre de la cure, il ne l’est pas avant. Dès les Études sur l’hystérie, Freud parle du symptôme comme un caillou dans la chaussure, corps étranger dont le sujet veut absolument se débarrasser en venant en consultation. Dans cette adresse à l’Autre, dans le cadre d’un transfert naissant, le symptôme se dévoile comme signifiant du transfert, autrement dit un message et une demande adressés à l’Autre. Dit en termes lacaniens, le symptôme devient un « signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant ». Que veut dire « liquidation » du transfert ? « Liquidation » en allemand se dit Erledigung, Freud parle aussi de solution et de dissolution, Lösung (dit-solution ?), du transfert. Lösung, qui ne consiste pas à l’effacer, mais à introduire une sorte de « bouger », de remaniement dialectique, de démaillage de son nœud intensif. Le transfert qui se noue au commencement comme amour d’objet est destiné à devenir un amour sans objet ce que Lacan appelle à la fin de son séminaire sur les Quatre concepts fondamentaux, en faisant allusion à Spinoza, un amour impossible « un amour sans limite parce qu’il est hors des limites de la loi où seulement il peut vivre », c’est-à-dire, tel que je le comprends, un amour sans autre cause que l’amour lui-même, un amour qui est affirmation du désir comme tel. Un amour qui comme la rose de d’Angelus Silesius « est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue ». Un amour sans objet, sans objet autre que celui qu’il invente, féconde, engendre. Cet amour qui, selon la belle métaphore de l’amour inventé par Lacan (Le transfert p. 67), se produit, éclot « lors de la rencontre de la main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe. Son geste d’atteindre, d’attirer, d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche ». Rencontre donc, de cette main avec cette autre main qui flambe qui sort du fruit, de la fleur, de la bûche. Il reste selon moi une ambiguïté chez Lacan, entre une conception de l’amour fondé, à la suite de Platon, sur le manque et celle, plus spinoziste, sur l’affirmation du désir comme profusion, comme joie, comme puissance infinie d’agir et d’affirmation de soi. Si Lacan invente un mythe c’est que seul lui « se rapporte à l’inexplicable du réel, et il est toujours inexplicable que quoi que ce soit réponde au désir ». Si Lacan invente ici un mythe comme Platon dans Le Banquet c’est que l’amour est mythe, invention, création fiction. L’amour est une métaphore. Le transfert est métaphore.

La question de la métaphore

Le sens primitif de métaphore vient du grec « µεταφορά » chez Aristote et veut dire transporter d’un côté à l’autre. Retenons qu’Aristote use d’une métaphore pour dire la métaphore. En allemand Übertragung a aussi le sens de transport, transport d’un rivage à l’autre, trans-position, tra-duction, Méta-phore. Le transfert est, nous dit Freud un nouage, une connexion, une fausse connexion, un faux nouage. Une « mésalliance » dit-il encore. Dans le transfert le sujet se trompe de destinataire. Pour le dire plus simplement, dans la cure analytique, le sujet pense s’adresser à l’analyste, mais en fait, disons qu’il s’adresse à sa mère. Mais même dans ce cas se pose la question de qui est la mère. N’est-elle pas à son tour une métaphore, une métaphore engendrée par cette autre métaphore qu’est la métaphore paternelle. De quoi la mère est-elle alors la métaphore ? Lacan répond : de « das Ding », la Chose, objet fondamentalement indéterminé et indéterminable. Toute métaphore est un proton

pseudos, « un mensonge » fondamental, radical, extra-moral dirait Nietzsche. Un « mi-dire », une vérité toujours ratée, « une vérité menteuse » selon Lacan.

Avec la procédure de la passe, Lacan va aux détours des préoccupations institutionnelles porter l’accent, dévoiler, mettre en évidence le ressort secret et invisible qui opère dans le transfert, dans le symptôme et dans la métaphore, ressort qu’il appelle : la passe.

La question de la passe

La passe serait-elle simplement réductible à un dispositif institutionnel qui consisterait à mettre à jour ce qui autorise ou encore organise le passage de l’analysant à l’analyste ? Ne concernerait-elle que ce passage de position ? Serait-elle la pointe de l’idéal de la cure ? Dit encore autrement, une cure bien menée conduirait-elle nécessairement à devenir psychanalyste ?

Je vais tenter de montrer que dans le dispositif de la passe, ce qui est en jeu, c’est quelque chose qui concerne toute analyse quelle qu’elle soit, autrement dit toute analyse est une passe réussie ou non. La procédure de la passe, son mode d’organisation et de structure, est la projection dans l’espace institutionnel des structures de la praxis analytique, de l’espace de parole de la scène analytique. De moult exemples sont l’indice de cette projection à commencer la proposition de Lacan de recruter en faisant confiance à l’inconscient. Ou encore sa réplique aux exigences de formation : je ne connais qu’une sorte de formations, les formations de l’inconscient, dit-il.

De la passe, Lacan dira plus tard, « bien entendu, c’est un échec », mais un échec qui précisément est la marque de sa réussite. Dans ce même ordre d’idée, Emmanuel Levinas écrit : « L’échec de la communion dans l’amour est précisément sa réussite. »

Ce développement me conduit à la question de la fin de la cure, c’est-à-dire à la question épineuse de la guérison qui, quoi qu’on en dise, est la finalité la plus immédiate, la plus attendue de la cure.

Représentez-vous le sujet embarqué sur le charroi de son existence les roues coincées dans les ornières pré-inscrites de son histoire. Le sujet a beau tirer sur les rênes pour se désembourber et vagabonder dans les champs, en vain il y retombe. « Sortir de l’ornière » implique de donner une définition de la guérison. Mais qu’est-ce que la guérison ?

Freud et Lacan remettent en cause le modèle médical de la guérison, ils ne cessent de dénoncer la fureur de guérir, le pouvoir thaumaturgique, etc.

Dans « Analyse finie et infinie16 », Freud écrit que le « moi normal » est une fiction idéale D’autre part, s’il est possible de définir la structure du névrosé, la structure du psychotique, qu’est-ce que la structure psychique d’un être normal ? Il n’est pas possible d’en donner une définition. Dans une note infra-paginale, il précise que « la santé justement ne se laisse pas décrire autrement que de façon métapsychologique, en référence à des rapports de force entre les instances de l’appareil psychique que nous avons reconnues, ou, si l’on veut, déduites ». « La guérison, écrit Lacan de son côté, vient de surcroît », ce qui veut dire que l’analyste, à la limite, n’y est pour rien. Et concernant la même question Freud cite en français ces propos d’un chirurgien « je le pansai, Dieu le guérit » et à l’interpellation : « Pourquoi ne cessez-vous pas de défaire, de déconstruire, de vous contenter de l’analyse ? Que faites-vous de la psychosynthèse ? », Freud répond : « Le sujet s’en chargera très bien lui-même et assez rapidement. »

Une suggestion de Jean Allouch m’a paru particulièrement féconde. A la question : « Qu’est-ce que la santé mentale ? », il répond : « C’est l’art de passer à autre chose. » La guérison et la passe ont un rapport très étroit y compris dans la difficulté de les définir. La passe comme la guérison ne sont-elles pas toutes deux, l’art de passer à autre chose ? Canguilhem prétend qu’il est vain de produire une définition objective, scientifique du normal et de la santé. Pour lui comme pour Freud le concept de normal est conflictuel et relève de la polémologie : « Le normal n’est pas un concept statique et pacifique, mais un concept dynamique et polémique17. » Et il précise : « La santé est l’art et le pouvoir de réviser des normes physiologiques usuelles – au risque de la maladie18. » Être en bonne santé, c’est par exemple jouir de la capacité à transgresser les normes fixées par la médecine. Quant à la santé psychique, il avance que c’est le pouvoir de contester les normes édictées et prescrites, le pouvoir de les réviser et d’inventer des normes nouvelles – au risque de la folie. »

Il s’agit donc de recouvrer la « capabilité » comme dirait Ricoeur, à la suite Amartya Sen. Pouvoir de parler, de faire des choses avec des mots, pouvoir d’agir, de produire de l’événement ; pouvoir de s’historiser, de se raconter et de créer de l’identité narrative ; pouvoir de s’imputer responsable et coupable de ses actes.

Le point d’aboutissement de toute analyse est donc de ne plus céder aux impératifs de ce que Lacan appelle un « Dieu Obscur », c’est-à-dire le désir de l’Autre. La formule de Lacan, « ne s’autoriser que de soi-même » ne concerne donc pas que l’analyste et elle n’est pas sans résonner avec la devise kantienne de l’Aufklärung : sapere aude auquel fait écho aussi le Scilicet de Lacan.

La passe, toute passe, pas seulement celle du « passage du psychanalysant, a une porte dont ce reste, qui fait leur division est le gond, car cette division n’est autre que celle du sujet dont le reste est la cause19 ». Le sujet ne s’autorise que de lui-même c’est-à-dire de sa division, de sa béance. C’est également dans ce sens qu’il faut entendre le : « parler en son nom propre », mais nom propre à entendre, comme le souligne Lacan, comme voile, suture de la béance du sujet.

Nous rapportons ici les propos de Lacan, que nous considérons comme une belle formule de passe adressée à François Cheng qui n’a jamais fait d’analyse mais qui a accompagné Lacan dans les années soixante-dix dans son étude du chinois. Il est venu voir Lacan dans sa maison de campagne à Guitrancourt pour lui présenter son ouvrage sur la poésie chinoise. Voilà ce que nous rapporte Cheng : « Il me reste à évoquer cette journée consacrée au travail dans sa maison de campagne, journée claire où l’été haut suspendu avait saveur d’éternité. À l’heure du soir, dans la vaste pièce que doraient les rayons du couchant, sur une question posée par lui, je me suis mis, encouragé que j’étais par son silence attentif, à raconter ma vie mes expériences de la Beauté et de l’Enfer de l’Exil et de la Double langue. Je revois encore son visage soudain éclairé d’un sourire plein de malice et de bonté lorsqu’il m’a dit : « Voyez-vous, notre métier est de démontrer l’impossibilité de vivre, afin que de rendre la vie tant soit peu possible. Vous avez vécu l’extrême béance, pourquoi ne pas l’élargir encore au point de vous identifier à elle ? Vous qui avez la sagesse de comprendre que le Vide est Souffle et que le Souffle est Métamorphose, vous n’aurez de cesse que vous n’ayez donné libre cours au Souffle qui vous reste, une écriture, pourquoi pas crevée ! » Sur ces paroles, nous nous sommes quittés. Ce jour-là, Lacan m’a rendu ma liberté ; il m’a rendu libre20. »

Et à son Séminaire de 1975 il dit : « La métaphore et la métonymie n’ont de portée pour l’interprétation qu’en tant qu’elles sont capables de faire fonction d’autre chose, et cette autre chose dont elles font fonction c’est bien ce par quoi s’unissent étroitement le son et le sens C’est pour autant qu’une interprétation juste éteint un symptôme que la vérité se justifie d’être poétique. Ce n’est pas du côté de la logique articulée, quoiqu’à l’occasion j’y glisse, ce n’est pas du côté de la logique articulée qu’il faut sentir la portée de notre dire21. »

La passe fraye la voie de l’agir métaphorique, c’est-à-dire ouvre le champ de la créativité, de la poésie, de l’invention et de la pensée. Que fait le sujet pendant une analyse sinon que d’expérimenter son agir métaphorique ? C’est lui, le sujet, qui avance le savoir, c’est lui qui prête à l’analyste une supposition de savoir. Le sujet se constitue, s’invente dans ce dispositif jusqu’au point où il va pouvoir s’en séparer et laisser l’analyste derrière lui, comme le déchet de son analyse. Lacan n’emploie à ma connaissance qu’une seule fois la formule de « l’agir métaphorique ». dans le Séminaire XVIII, page 53. Après avoir commenté wei 為 écrit en chinois au tableau : « Ceci se lit wei et fonctionne à la fois dans la formule wu wei, qui veut dire non-agir, donc wei veut dire agir, mais pour un rien vous le voyez employé au titre de comme, cela veut dire comme, c’est-à-dire que ça sert de conjonction pour faire métaphore. »

Et plus haut il dit : « La psychanalyse, elle, se déplace toutes voiles dehors dans cette même métaphore. »

Et ce qui caractérise la métaphore c’est son ratage. La coalescence de l’agir et de la métaphore est ici essentielle. L’écriture du « nœud Bo » ne relève-t-elle pas de l’agir métaphorique, comme c’est le cas de la calligraphie chinoise ? Et lorsqu’il lance des bouts de ficelle à son auditoire n’est-ce pas une invite à chacun de se faire à son tour le calligraphe et le passant de son expérience singulière. Au risque d’être confronté au vertige de la création, à « l’erre de la métaphore » et de ses ratages, comme le fut Lacan, inlassablement »

S’hystoriser de lui-même22

Que veut dire : « s’hystoriciser soi-même ? Les termes « hystérique » et « histoire » sont condensés dans celui d’« hystorique ».

  • Le terme « hystérique ». Pourquoi l’hystérique retient-elle l’attention de Freud et de Lacan ? Pourquoi Lacan dans Les quatre discours inscrit-il le discours de l’hystérique ? L’hystérique, dans une certaine mesure, dans son hiatus « somato-psychique », selon les termes de Freud, du littoral entre savoir et jouissance selon Lacan. L’hystérique exhibe la division, S barré sur petit a, la met littéralement en scène et la répète tout au long de son parcours.
  • Le terme « histoire ». C’est l’histoire de la narration telle qu’elle se développe tout au long de la cure analytique où le sujet fait l’expérience de la division entre savoir et vérité. À cet endroit, Lacan dit qu’il n’y a que du « mi- dire », « la vérité, on ne cesse de la rater ». Narration comme une histoire qui permet au sujet de rentrer dans un processus inventif. Ce qui veut dire que ce qui est de l’ordre de la vérité recherchée est toujours un mixte inséparable entre la fiction et la vérité dite supposée objective, entre ce que Freud appelle la vérité historique et la vérité matérielle. À propos de Totem et tabou23, Freud, par exemple, dit tout à la fois que c’est un événement réel et un mythe. Mythe ou réalité ? C’est « un mythe qui rend compte de l’inexplicable du réel », phrase que l’on retrouve chez Lacan à propos de l’amour. Pourquoi Lacan invente-t-il un mythe de l’amour ? C’est avec cette même préoccupation du thème de la fiction sœur de la vérité.

La scène primitive dans le cas de « L’homme aux loups24 » est-elle vraie ou est-ce une invention ? Est-ce une invention de l’homme aux loups ou est-ce une invention de Freud ? C’est et l’un et l’autre, c’est une fiction qui rend compte d’un événement qu’il est nécessaire de reconstruire, qui a trait aux origines.

Un autre exemple : le mythe fondateur de « l’hystorisation » Freud, Moïse et le monothéisme25. Freud a beaucoup hésité : est-ce un travail d’historien ou est-ce un roman ? Ce sont les deux à ses yeux.

Ceci met en scène toute la dimension de la fiction comme la mise en forme d’un réel inaccessible.

Conclusion

« L’art, dit Klee, a pour objet de rendre visible l’invisible. »
Un document26 vous a été remis qui concerne deux tableaux de Magritte, La voix du silence. Sur ce tableau, le thérapeute est représenté par le « vide », du blanc, comme Socrate est représenté par un satyre censé contenir quelque chose de démoniaque : c’est la place du sujet-supposé-savoir en fin d’analyse… Le dispositif de la passe est organisé comme Le Banquet que nous travaillerons au prochain séminaire : quelqu’un a entendu parler du banquet par quelqu’un d’autre, etc. Dans le banquet, quelque chose est toujours amené par quelqu’un qui le transmet à quelqu’un d’autre, c’est de l’ordre du rapporté ou du passage de témoin. Le rêve « de l’enfant qui brûle » dans le chapitre VII de L’interprétation des rêves est un rêve rapporté à Freud par quelqu’un qui en avait entendu parler par quelqu’un d’autre ? Est-il possible que Freud l’ait rêvé ? L’un d’entre vous l’a-t-il rêvé à son tour ? Quelque chose passe de l’un à l’autre, ce qui peut conduire à inventer quelque chose et éventuellement à en fournir une interprétation nouvelle comme le fait Lacan lui-même au début du Séminaire XI à un tournant de son élaboration et d’un nouveau retour à Freud. Comment interpréter la procédure de la passe, qu’en déduire de son mode d’organisation et de la structure qu’elle actualise ? Un sujet décide de faire la passe, c’est un « passant » qui décide de devenir analyste. Sont désignés deux passeurs qui sont encore en cours d’analyse, qui eux-mêmes s’interrogent sur la passe. Ces deux passeurs sont désignés par leur analyste. Le passant rencontre chacun des passeurs pour témoigner de son propre parcours analytique. Les deux passeurs rapportent séparément devant un cartel ce dont le passant a témoigné. Le cartel de la passe nomme le passant « AE27 », c’est-à-dire quelqu’un dont on reconnaît qu’il a fait la passe. Pendant deux ans, il est AE de l’École, agrégé destiné à enseigner la psychanalyse… Le cartel qui désignait l’AE n’avait donc pas plus de critères que les personnes de l’IPA28 : « Un dénommé cht m’a dit que je suis un analyste né. Je me passe de ce certificat, dit Lacan. »

JRF – Une adresse est toujours différente d’une personne à une autre. La question cruciale que pose la passe, c’est la décision du cartel de nommer la personne AE ou de lui refuser ce titre. Généralement, le cartel attendait que Lacan décide, mais Lacan ne disait rien.

FS – Dans un des textes de Scilicet, le cartel désignait la personne de « bachelor ». Bachelor, en anglais, veut dire célibataire. L’étymologie de « l’Erledigung » est « Ledig » : la « liquidation du transfert », c’est de devenir ou redevenir célibataire. Le devenir de la passe est un échec. Dans une certaine mesure, n’est-ce pas une impasse de Lacan lui-même comme semble le suggérer François Perrier. La passe comme im- passe, nécessairement une impasse, de structure ? Le désêtre, le dé-sert ? Lacan confie un jour à Perrier : « Mes élèves ! S’ils savaient où je les mène, ils seraient terrifiés… Ce qui ne me rassura guère. Ils ne savaient pas où Lacan les conduisait c’est-à-dire au désêtre. Lacan a légué la métastase du désêtre […] Lacan a fait une cosmogonie du désêtre. » Dans son ouvrage, François Perrier indique qu’après la passe vient un état de stupeur, au sens psychiatrique du terme. Je peux ici rapporter les propos d’une personne qui était allée s’incliner sur la tombe de Lacan à Guitrancourt, propos qu’elle tenait du jardinier de Lacan : « Lacan est assis au bord de sa piscine, les pieds dans l’eau, perdu dans ses pensées et tellement immobile que ledit jardinier n’osait l’approcher craignant qu’il soit mort. » Ce n’est pas sans rappeler les crises de Socrate qui debout sur un pied se fige immobile dans un coin comme c’est le cas au début du Banquet de Platon avant son entrée en scène dans la maison d’Agathon, lieu fixé pour le symposium sur l’amour.

JRF – Le dernier interview de François Perrier se trouve dans le numéro de Poinçon, texte dans lequel il différencie la question de la conversion de la somatisation.

Discutants

Bertrand Piret Dans ton exposé, j’ai entendu le transfert comme métaphore, déplacement, « Überträgung », le transfert comme amour d’objet puis amour sans objet, c’est-à-dire comme affirmation de désir en soi, mais comment différencier dans la cure le transfert de l’amour ? La conception classique est de dire que le transfert, c’est l’amour de transfert, c’est-à- dire un amour névrotique, un amour analysable, constitué par la répétition, l’actualisation d’un certain nombre de conflits, d’identifications anciennes avec « fausses connexions », comme l’analyste, la mère. Mais qu’est-ce qui permet d’affirmer que nous sommes toujours dans cet amour névrotique, dans cet amour de répétition ? Freud parle d’un « amour véritable ». Cet « amour véritable » échapperait-il à la répétition ? Cet amour serait-il marqué par une « vraie rencontre » ? C’est-à-dire l’ex nihilo, la créativité, la poésie, quelque chose qui, entre deux personnes, aboutit à une mobilisation narcissique telle que les deux personnes en ressortent différentes. Ce qui se passe à ce moment-là n’est pas analysable, François Perrier l’affirme dans son séminaire sur L’amour29. La psychanalyse ne peut qu’analyser l’amour-répétition mais, par définition, « l’amour véritable » échappe à la psychanalyse. Comment différencier ce qui relèverait du transfert et ce qui relèverait d’une véritable rencontre ? Une autre manière de questionner ce paradoxe, c’est d’interroger la « rencontre ». La psychanalyse est une rencontre qui doit aboutir à des changements chez l’analysant(e) mais aussi chez l’analyste, changements en homologie avec l’amour. Comment alors concevoir qu’il y ait une véritable rencontre, véritable mobilisation des narcissismes, problème essentiel non seulement de l’analysant(e) mais aussi de l’analyste ? Comment concevoir à la fois qu’il s’agit d’une rencontre authentique qui modifie les deux partenaires alors que, pour l’un d’entre eux, tout l’enjeu va être de se dérober à l’amour. Si l’analyste « tombe » véritablement amoureux de son analysant(e), la cure ne peut pas se poursuivre. Ce sont des choses qui arrivent, qui méritent que la question soit posée. À la question : qu’est-ce qui permet de séparer l’amour du transfert dans une cure ? François Perrier apporte une réponse à la fois simple et claire : c’est l’argent. Le paiement protège, il n’amène pas une garantie absolue, mais permet de déplacer le problème, c’est-à-dire que ce ne sera pas à partir de son corps désirant que l’analyste va répondre à l’appel de l’amour qui éventuellement se manifestera pendant la cure. Se pose la question de l’argent et par association la question de la « passe » qui évoque la « prostitution ». Dans le cas de la passe, les passeurs étaient-ils payés ? Et si oui, qui les payait ? De quoi retiraient-ils leur gratification, leur satisfaction dans cet exercice ?

JRF – À l’époque de l’École freudienne, quand le cartel refusait à un psychanalyste installé depuis 25 ans, la nomination d’AE, que se passait-il ?

FS – Certaines personnes ont vécu ce refus comme un jugement, un rejet. Ce problème pose la question des critères de la passe. Quels pourraient être les critères d’une bonne passe ? C’est que les personnes du cartel remercient les passants de les avoir mis au travail. Les AE auraient pu ensuite occuper cette position de « mise au travail ». Qu’ont fait les AE après leur passe ? Ils sont devenus professeurs émérites de l’École, garants de la doctrine lacanienne. Après leur passe, les passants ne parlaient que de leur analyse passée au crible de la doctrine lacanienne. Ils démontraient, en parlant de leur cure, qu’ils avaient bien investi le dogme lacanien, donc qu’ils pouvaient enseigner. Un AE peut-il devenir un fonctionnaire permanent, alors que l’AE ne l’était pour Lacan que pour une durée de deux ans. Il aurait dû être celui qui empêche la fermeture de l’inconscient et le verrouillage de l’institution.

Jean-Raymond Milley – Une remarque sur la question de l’historicisation. Lacan parle d’historicisation mais Freud n’en parlait-il pas déjà à sa manière dans son texte de 1915, « Observations sur l’amour de transfert30 », quand il pose l’amour de transfert comme un moment logique, ce qui rejoint tout à fait ce qui a été dit par rapport à la question du symptôme, l’amour de transfert ne peut pas être considéré comme un symptôme, c’est une métaphore fondatrice de la scène analytique. C’est ce qui permet que quelque chose se mette en place dans un espace qui sera « analytique », qui fonctionne sur un mode logique et non pas chronologique. L’amour de transfert permet la cure et la cure permet l’amour de transfert. Le moment fondateur de la cure est un moment mythique, c’est la mise en place de l’amour de transfert. Freud s’appuie sur la question de l’hystérique et de l’amour de transfert qui vient se répéter au début de chaque cure comme moment fondateur – Freud n’emploie pas le terme d’historicisation – moment qui permet à ce qu’on exige que l’analyste soit dans un souci de véridicité, c’est-à-dire que les événements cause des symptômes soient restitués dans leur intégrité d’une part, d’autre part dans leur temporalité. « Le souci de véracité est une exigence absolument fondamentale, dit Freud, dans la conduite de la cure.»

Ce moment n’est pas historique mais logique, au départ, il n’est pas pris dans la chronologie. Ce moment fondateur, cette dynamique que Freud décrit très bien, sera repris et déployée par Lacan. En 1937, dans « L’analyse finie et infinie », Freud parle et passe du souci de véracité pour l’analyste à quelque chose d’autre qu’il nomme : amour de la vérité. Dans cet amour de la vérité, ce qui est absolument nécessaire, c’est d’une part, l’intégrité psychique de l’analyste, sa « rectitude psychique » dit Freud, de l’autre, le fait qu’il soit narcissiquement plus fort que l’analysant car il se situe à certains moments en position de référent, voire de maître, enfin, ce qui est absolument nécessaire et propre à la cure, c’est l’amour de la vérité : « Il ne faut pas oublier que la relation analytique est fondée sur l’amour de la vérité c’est-à-dire la reconnaissance de la réalité et qu’elle exclut tout semblant et tout leurre31. » Cette réalité dont il est question, ce n’est pas exclusivement la réalité historique, ce n’est pas la réalité matérielle, cette réalité ne permet pas qu’une fiction se constitue, c’est une autre réalité, c’est la réalité que Freud déploie à la fin de son texte qui est le « roc de la castration », c’est-à-dire qu’à un moment donné, quelque chose fait butée. Freud situe cet amour de la vérité dans une dialectique, dans quelque chose qui n’arrête pas de se dédoubler.

JRF – Dans « Intervention sur le transfert32 », Lacan met en place la question de la vérité comme une expérience logique. Dans le cadre de la rectification du sujet au réel, il reprend le « cas Dora » qui se plaint, entre autres, de M. K. Lacan parle à ce moment-là de la mise du sujet en situation analytique. C’est à cet endroit que se trouve la différence entre le transfert et l’amour ; le transfert dont nous parlons, c’est d’arriver à créer une situation analytique : « Ces faits sont là, ils tiennent à la réalité et non à moi-même, qu’est-ce que j’en peux ? Que voulez-vous y changer ? » Ce n’est donc pas un rapport à n’importe quelle vérité : « Regarde, lui dit-il, quelle est ta propre part au désordre dont tu te plains. » Penser la situation analytique comme une série de retournements dialectiques, c’est donner une composante scientifique à la question. Dans ce texte « Intervention sur le transfert », Lacan vient montrer l’endroit où Freud a été « insuffisant » en ce qui concerne le repérage de ce troisième retournement dialectique.

JRM – Je pense que Freud n’a pas été dupe de cette question, la deuxième topique et de la pulsion de mort viennent réorganiser, reformaliser quelque chose.

FS – Freud était moins dupe que Lacan, et ce dès le début. Certains textes comme les Études sur l’hystérie sont des textes d’un lacanien tardif. Freud parle déjà de noyau pathogène inaccessible, du « roc ». Lacan pensait au début que le symptôme n’était que du signifiant, que de la métaphore. Il a mis un certain temps pour tenter de rendre compte que dans l’inconscient, comme discours de l’Autre, il y a une vacuole, un noyau traumatique qui relève de l’inconscient réel qui est la source du dire. Le texte « Analyse finie et infinie » commence par l’interprétation de Rank du refoulement originaire : c’est la séparation originelle, primitive d’avec la mère. À la fin, Freud désigne le refoulement originaire comme « roc », représenté par le premier tableau de Magritte : le mur érigé entre la pièce et l’obscurité, c’est le roc, l’obstacle ultime que l’on ne peut pas traverser. « C’est, dit Freud, comme si on prêchait au poisson, ça ne sert à rien », le sujet, « seul comme il l’a toujours été », aura à affronter cette question tout le restant du voyage de sa vie.

Ferenczi croyait en la possibilité « d’une analyse entièrement achevée, menée jusqu’au bout ». Pour Freud au contraire elle n’est pas, même s’il le déplore, sans un reste qui résiste à la significantisation. C’est cet impossible à dire qui court dans les dernières lignes du texte de Freud le long d’une véritable chaîne de transfert d’énigme jusqu’à l’énigme de la féminité, de la différence sexuelle, du vivant, du vivant sexué. Selon Freud chaque récit d’analysant, chaque analyse de rêve, chaque résolution de symptôme contient ou laisse subsister un élément représentant de la représentation de ce résidu qui résiste à l’interprétation33, « le point manque-de-signifiant34 ». Les artisans à l’œuvre dans l’atelier analytique : la sorcière métapsychologie, l’analyste et le patient se heurtent ainsi, au terme d’une archéo-géologie de la résistance, chacun à sa façon, au gewachsener Fels/felsen. La sorcière démunie se dérobe. Les constructions de l’analyste se tarissent et il est étrangement réduit à faire usage de persuasion, en vain, il « prêche aux poissons » Les associations du patient ne fournissent plus de nouveau matériel, il se tait ou se rebelle. Les concepts et les mots, les spéculations et les fantasmes viennent s’échouer, s’épuiser, mourir sur le littoral du Fels d’une énigmatique résistance ultime et ils s’effondrent sur le Felsen, dans le sans-fond des mots, dans l’abysse où les paroles se perdent et d’où elles proviennent35 » 36

JRM – C’est la question posée par Tardieu : « Étant donné un mur, qu’y a-t-il derrière ? »

1 J. Lacan, Le Séminaire Livre VIII (1960-1961), Le transfert, Paris, Le Seuil, 2001.

2 « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », p. 243-259. Paru dans Scilicet, n°1, Paris, Le Seuil, 1968.

3 J. Lacan (1951), « Intervention sur le transfert », Ecrits I, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1999.

4 J. Lacan (1960), Leçons publiques du docteur Jacques Lacan. À la Faculté Universitaire Saint-Louis, à Bruxelles, les 9 et 10 mars 1960. Inédit.

5 Dans Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977, inédit.

6 Ornicar ? n°17/18, 1979, pp. 278.

7 Sigmund Freud, dans Sigmund Freud ; Joseph Breuer, Études sur l’hystérie (1895), Puf, 1971, p.237.

8 Jacques Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, Séance du 10 mai 1977, dans L’UNEBEVUE, Paris, hiver 2003-2004.

9 « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », p. 243-259. Paru dans Scilicet, n°1, Paris, Le Seuil, 1968.

10 Dans Scilicet n°1, Paris, Le Seuil, 1968.

11 « Radiophonie », dans Autres écrits, Le Seuil, p. 414.

12 Interview donnée par J. Lacan à François Wahl à propos de la parution des Écrits, radiodiffusée le 8 février 1967 et publiée par Le Bulletin de l’Association Freudienne n° 3, page 6 et 7 en mai 1983.

13 J. Lacan, Le Séminaire Livre XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p.17.

14 Lire ce qu’écrit Lacan sur le bachelier et le bachelor dans Introduction à Scilicet, dans Autres écrits, Le Seuil, 2001, p. 284.

15 J. Lacan, op. cit., pp. 262-263.

16 S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », dans Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985.

17 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Puf, 1966.

18 Ibid.

19 Dans Autres écrits, op. cit., p. 254.

20 Dans L’Âne n° 4 – février-mars 1982.

21 L’insu que sait de lʼUne-bévue sʼaile à mourre, op. cit., p. 119.

22 Ibid.

23 S. Freud, Totem et tabou, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2003.

24 S. Freud (1918), « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.

25 S. Freud, Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, coll. « Idées NRF », 1971.

26 Voir en annexe.

27 AE : Analyste de l’École.

28 IPA : Association psychanalytique internationale.

29 F. Perrier, « L’Amour », dans La chaussée d’Antin, Paris, Albin Michel, 1994.

30 S. Freud (1915), « Observations sur l’amour de transfert », dans La technique psychanalytique, Paris, Puf, 1992.

31 S. Freud (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985.

32 J. Lacan (1951), « Intervention sur le transfert », dans Ecrits I, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1999.

33 Par exemple la bouche, l’ombilic du rêve de l’injection fait Irma, La tache noire de la phobie du petit Hans, le sentiment de réel du rêve de l’homme aux loups.

34 J. Lacan, L’angoisse, p. 159.

35 « Au fond de chaque mot, j’assiste à ma naissance ». Amba Till, Le chemin d’Agoué, Edition Atlantica, 2005. « Plein du seul vide / Ancré ferme dans le silence / La multiplicité des êtres surgit / Tandis que je contemple leurs mutations. / La multiplicité des êtres /Fait retour à sa racine. / Revenir à sa racine / C’est atteindre le silence. / Le silence permet de trouver son destin. » Lao Tseu, Tao tö king. § 16, traduction par Ma Kou, Albin Michel, 1984

36 Mon article sur le roc…, in Essaim, 2011/2 (n° 27), pages 83 à 99.

Les hystériques, les « ex » de la médecine ?

Intervention de Nicolas Janel dans le cadre de la 2e journée consacrée à l’œuvre de Lucien Israël « Les apports nouveaux de Lucien Israël dans les pratiques » qui a eu lieu le 22 mai 2019 à la Clinique Sainte Barbe à Strasbourg.

La question que je pose dans mon titre est bien sûr largement éculée. Tout au long de l’œuvre de Lucien Israël, on retrouve une critique du DSM 3 dénoncé comme excluant déjà la névrose hystérique. Le DSM 3 a été édité en 1980, et le dernier en date, le DSM 5 est paru en France en 2015, et ça ne va pas en s’arrangeant pour les névroses et l’hystérie. Lucien Israël nous met en garde quant aux effets de cette tendance : disparition du colloque singulier, désubjectivation de la médecine, médicalisation et pathologisation de tout affect ou de toute pensée, déshumanisation de la psychiatrie, etc. Mais en même temps, l’hystérie ne se laisse pas faire. Je cite Israël : « L’exemple le plus flagrant de cette incarcération, de cet exil de la névrose, c’est cette bible parfaitement révolutionnaire de la psychiatrie, connue actuellement sous le nom de DSM III. Si (…) l’hystérie est morte, on est bien sûr immédiatement tenté d’ajouter : vive l’hystérie. (…) On est tellement convaincu qu’elle est vivante que, pour la faire taire, on la découpe en morceaux et on en répartit un peu partout les pièces détachées du puzzle hystérique. C’est ainsi, si vous vous reportez à ce DSM III, que vous trouverez des morceaux d’hystérie dans le caractère antisocial, d’autres dans le caractère histrionique, et un troisième lot dans le caractère narcissique. (…) Le résultat, (…) c’est qu’il n’y a plus que de l’hystérie partout. (…) Toutes les descriptions qui se trouvent dans ce prestigieux manuel sont des descriptions d’hystériques1. » Et Lucien Israël de dire par ailleurs : « Je ne crois pas que la névrose disparaisse ou alors il faudra changer radicalement de psychiatrie, ainsi que de formation des psychiatres, et la plupart d’entre nous n’exerceront plus cette profession à ce moment-là2. »

Où en sommes-nous en 2019 ? Avons-nous changé radicalement de psychiatrie ? J’aimerais dire que je ne sais pas trop, que le jeu entre subjectivation et objectivation a de tout temps été en conflictualité et que cela continue.

De même pour ce qui est de l’exclusion de l’hystérie : a-t-elle déjà cessé de ne pas s’inclure ? Ma pensée est-elle un luxe seulement permis par la bulle oxy-génante encore en place à Strasbourg ? Bulle que Lucien Israël a largement contribué à souffler ?

L’air du temps est-il plus asphyxiant par ailleurs ? Ou est-ce le discours ambiant paranoïaque qui assombrit le tableau ?

J’aimerais être optimiste. Lucien Israël nous y invite en nous encourageant à ne pas considérer que : « L’étude de la névrose est terminée, mais que nous sommes engagés à ses côtés dans la même lutte3». Celle du combat hystérique, je cite encore : « Nous le saisissons dans notre pratique quotidienne au niveau d’une provocation du médecin. Nous l’entendons aussi tous les jours comme provocation à l’égard des conjoints ou des partenaires. Mais au-delà, (…) le défi ne se borne pas à telle ou telle catégorie de personnes mais peut concerner l’édifice social dans son ensemble. L’hystérie est une façon de refuser l’adaptation sociale. Or, il n’est pas nécessaire d’aller bien loin ni dans le temps ni dans l’espace pour découvrir que l’adaptation à certains régimes (politiques) est une aliénation consentie4. »

N’oublions donc pas d’avoir notre mot à dire, d’utiliser selon Aragon et Breton, ce « moyen suprême d’expression5 » : « Le combat hystérique est un combat pour la réintroduction de la création amoureuse, de la poésie, dans (…) un monde d’argent, d’autorité, de hiérarchie, où chacun est à sa place, dans sa case et ne peut en sortir qu’en sautant hors de la case, c’est-à-dire en se suicidant. L’amour ainsi réintroduit, maladroitement, bien sûr, par l’hystérique, n’est pas une valeur marchande, ne permet pas le développement des multinationales ou la création d’emplois, mais c’est parce que la fonction de l’hystérique est là qu’on essaie de la faire taire6. »

Et Lucien Israël nous dit : « Nul doute que, sur cette pente et dès que d’aucuns en auront les moyens, ce sont d’abord les, ou certains, psychanalystes qui subiront le même sort, puis les psychiatres7. »

Pour l’instant, c’est rassurant, on est encore là ! Et je ne vais pas faire davantage un état des lieux de la médecine d’aujourd’hui, où l’objectivité semble quand même avoir tendance à tout étouffer. Or, je rappellerai quand même que selon Israël : « L’objectivité c’est l’élimination du sujet. (…) On élimine le sujet, on exclut l’inconscient, on privilégie les éléments descriptifs fournis par l’entourage. (…) La névrose figée est ainsi rendue inoffensive. [Disparaissant en tant que névrose] pour devenir une maladie parfaitement incurable, donc consommant largement les médications chimiothérapiques8. »

On était donc prévenu par Lucien Israël. Mais comme je le disais, je m’arrête là, je ne vais pas faire un état des lieux de la médecine actuelle. Mon titre, le jeu de mot est plutôt un hommage à Lucien Israël et au premier livre de psychanalyse que j’ai lu en arrivant en tant qu’interne de psychiatrie à Strasbourg, L’hystérique, le sexe et le médecin9. Ce livre m’avait été donné par un ami co-interne – son chef de service le lui avait conseillé – et c’est en grande partie ce livre qui m’a attiré vers la psychanalyse. En parallèle de la cure et de l’étude des textes, la transmission orale a ensuite opéré pour moi.

J’arrive donc dans les suites de Lucien Israël, deux générations après me plais-je à fantasmer. Mais comme j’arrive aussi après nombre d’autres analystes : Jacques Lacan, Moustapha Safouan, Michel Patris, Marcel Ritter, Jean-Marie Jadin, Jean-Richard Freymann, Daniel Lemler… la liste est longue, mais j’arrête là mon fantasme de filiation pour dire qu’il y a eu dans cette transmission orale, tout un brassage déjà effectué en amont.

Ce qui fait que pour faire une cuisine personnelle, pour acquérir ce qu’on a hérité de nos pères (pairs ?) et le faire nôtre, selon Goethe, il est repris ce qui est transmis sans forcément situer toujours les apports spécifiques de chacun.

Cette journée m’a donc invité à davantage me questionner, et j’ai voulu me cantonner à cela – comme si ça réduisait les choses – à l’hystérie : quels sont les apports spécifiques de Lucien Israël quant à l’hystérie ? Il rappelle souvent la phrase de Lasègue : « La définition de l’hystérie n’a jamais été donnée et ne le sera jamais. » Et Israël ajoute : « en tout cas pas par des médecins », ou « c’était avant la psychanalyse ».

Alors au lieu de chercher des différences de définition, je vais lancer ici un point, à partir de ce que j’ai attrapé dans la transmission qui m’a été donnée. Ensuite, la question sera de savoir comment y articuler quelques apports d’Israël.

Alors, ce point est en fait une phrase, elle est de Lacan : « L’hystérique est un esclave qui cherche un maître sur qui régner. »

Avec le schéma de la division subjective du séminaire X sur L’angoisse, je n’y avais entendu d’abord qu’une quête chez l’hystérique : celle du désir. Comme si le sujet hystérique cherchait à remettre correctement la barre de la castration sur le grand Autre, grand Autre qui ne voudrait pas se soumettre à la loi symbolique, grand Autre incarné par le maître. C’est-à-dire – et pardon pour le manque de poésie – remettre une barre sur grand A (A), pour pouvoir exister soi-même en tant que grand S barré (S), c’est-à-dire en tant que sujet désirant. Comme si la rencontre du maître puissant permettait de retrouver un grand Autre jouissant à partir duquel il fallait entamer les étapes de division subjective du schéma de Lacan pour se constituer en tant que sujet désirant. Comme si faire déchoir le maître finissait d’ouvrir l’ordre de la castration dans lequel l’hystérique n’arrivait pas tout à fait à s’inscrire par défaut d’une loi, une loi pas assez assurée du côté du grand Autre. Conception qui, en passant, collait très bien avec la théorie traumatique de Freud concernant les pères abuseurs, ou à la théorie fantasmatique des pères supposés séducteurs.

On retrouve d’ailleurs aussi chez Lucien Israël l’idée que si le désir naît de la loi chez l’hystérique, la loi est mensongère ; cette loi qui devrait être contenue dans le discours du père apparaît mensongère.

Donc finalement, l’hystérique nous dirait à travers son fantasme que « la loi symbolique s’érige, en faisant en sorte que l’autorité commence par l’assumer, pour que je puisse connaître l’assomption de la castration et l’accès au désir ! » Il y a là une logique finaliste, celle du désir.

Or, dans le texte de Nicolle Kress-Rosen10 figurant dans Psychanalyse et Liberté, on trouve cette affirmation : « Ce que demande l’hystérique, ce n’est pas du désir, ce n’est pas la satisfaction du désir, c’est autre chose. C’est de l’amour ». Faisons déjà la remarque que le désir et la satisfaction du désir, ce n’est peut-être pas la même chose. À mon sens, la satisfaction du désir est plutôt à mettre du coté de la jouissance. Et c’est par rapport à la non-satisfaction, à l’insatisfaction hystérique perpétuelle que je suis encore tenté de placer l’hystérie, du côté de la quête du maintien du désir qui se maintiendrait justement en ne se satisfaisant pas ! Nicolle Kress-Rosen dit que « ce que demande l’hystérique, ce n’est pas du désir ». Cette affirmation m’a donc semblé d’abord contradictoire. Et puis, en relisant, je me suis arrêté sur le mot « demande » qu’elle utilise. Et on sait bien que la demande en psychanalyse n’est pas à prendre au pied de la lettre. Il suffit d’y répondre pour faire retomber le soufflé du désir. Sauf peut-être chez l’hystérique justement, chez qui ça ne retombe pas autant que chez les autres. Pareil pour son symptôme, par exemple au grand dam du chirurgien qui vient d’opérer, la conversion se déplace.

Et puisque je parle du symptôme, n’y a-t-il pas deux versants, en compromis, pour un symptôme névrotique : un versant inhérent à la jouissance, allant plus vers le réel et un versant inhérent au désir, allant plus vers la parole. Donc comme le symptôme, comme un symptôme, la demande hystérique d’amour n’a-t-elle pas deux versants ? Lucien Israël ne nous le confirme-t-il pas dans sa conclusion de ce séminaire à propos de La jouissance de l’hystérique11 : « Ce que l’hystérique a à découvrir, [c’est qu’elle] désire être aimée non pour sa perfection, mais pour des imperfections ou pour son imperfection, l’imperfection transmuée en manque. Il s’agit pour elle de dépasser la déconvenue amoureuse purement narcissique, la déconvenue de ne pas rencontrer le maître qu’elle avait construit à son image12. »

Pourrait-on ajouter comme quête initiale de pleine jouissance, via le narcissisme ? Ce qui serait un des versants de la demande d’amour, le premier versant si on raisonne en temps logiques.

Et Lucien Israël de dire : « En effet, l’amour est toujours d’abord narcissique13… »

Lucien Israël semble nous donner confirmation.

Par rapport à Lacan, pour qui l’hystérique fait déchoir le maître, Lucien Israël dit qu’elle ne le rencontre pas, ce qui à mon sens veut dire la même chose.

Et après, comme dans un deuxième temps logique, le versant du désir peut apparaître… Lucien Israël poursuit : « …mais dans l’acceptation de cet autre incomplet existe la possibilité d’une création amoureuse à la mesure de chacun, création où il n’y a plus de modèle, où chacun a à créer sa propre voie. »

C’est donc là, avec l’amour transnarcissique d’Israël que la question du désir se pose : être aimée pour son manque et aimer l’autre de même, dans l’ordre désirant.

J’en conclus que la quête désirante n’est donc pas pure chez l’hystérique. Sa demande d’amour, à la manière d’un symptôme, apparaît comme un compromis dans lequel le maître ou le médecin est pris : compromis entre jouissance et désir. Pour l’aider à un plus de désir, pour l’aider à se désengluer de la jouissance, Lucien Israël nous précise : « La visée de toute prise en charge psychanalytique de l’hystérique est de l’amener à assumer – terme rebattu – sa castration, c’est-à-dire à se contenter de ce peu. Mais attention, c’est ici que nous sommes menacés par un happement métaphysique, le peu n’est pas un peu de jouir et encore moins un peu de désir ; il est faux, bien sûr, de dire que le désir est désir de tout. Il est peu probable que le désir se manifeste jamais sous forme de désir de posséder des usines, des avions, le pouvoir, voire le plus gros diamant du monde. Ce que je désire, c’est justement un désir assez vif pour investir un objet, n’importe lequel, ça peut être un diamant, pourquoi pas, ça peut être un partenaire hétérosexuel, car c’est cet investissement par le désir du sujet qui rend l’autre désirable, une fois créée cette désirabilité14. »

Sans cette désirabilité créée, c’est-à-dire sans cet accès au désir permis, il n’y a pas de rencontre possible. Le désir est ce qui pousse à aller investir un objet ou un partenaire dans sa différence, et n’importe lequel, en fonction de ce désir, toujours sur mesure. Il cause la désirabilité de l’objet, ou de la femme par exemple, et non l’inverse. Le partenaire, comme tout objet, ne pourrait être désirable en soi, sinon il s’agit de perversion.

Et Lucien Israël de dire qu’un homme qui dit désirer une femme parce qu’elle est désirable est pervers.

Ceci dans le sens qu’à prendre une femme en soi comme désirable, c’est la mettre en place de fétiche. C’est ce que refuse l’hystérique justement, tout en le cherchant bien sûr ! Faire de l’autre un fétiche, ce n’est pas du désir, cela n’implique pas de véritable rencontre.

À la différence de ce que permet le plus de désir et l’amour transnarcissique apportés par la cure qui ressort ainsi comme un gain humain, aussi socialement !

Et Lucien Israël de préciser : « Il n’y a aucun rapport entre le peu que je suis au niveau de l’être et une quelconque résignation à un peu de désir ; être peu ne signifie pas peu désirer ou peu vouloir15. »

C’est-à-dire que la perte de jouissance inhérente à la cure, l’assomption de la castration et l’accès au désir n’ont rien à voir avec une quelconque résignation ou acceptation de l’ennui, qui est plutôt du côté de la haine selon Lucien Israël. Il rappelle16 à ce titre l’étymologie du mot « ennui » qui viendrait du latin odium.

Il en ressort au final une belle invitation de la part de Lucien Israël concernant le but de notre travail. Ce serait permettre un gain individuel et social, sans nécessité de résignation ni d’ennui !

Je voulais finir par remercier Jean-Richard Freymann d’avoir proposé cette journée qui m’a permis de me replonger dans les séminaires de Lucien Israël ; j’ai pu sentir avec son art poïétique et poétique un effet… revigorant ?

À tous ceux qui souffrent d’ennui dans ce monde qui refuse l’hystérie, je propose de goûter à ses séminaires.

Dans Psychanalyse et Liberté, Jean-Jacques Kress utilisait le qualificatif de « roboratif » en parlant d’Israël… Allez sentir comme c’est vrai aussi en lisant ses textes !

1 Lucien Israël, Boiter n’est pas pécher. Essais d’écoute analytique, Paris, Denoël, 1989, pp. 125-126.

2 Lucien Israël, « L’étude de la névrose est-elle épuisée ? Conférence à la clinique de La Ramée, Bruxelles, 27 mars

1987. Dans Boiter n’est pas pécher, op. cit., pp. 134-135.

3 Ibid., p. 141.

4 Ibid., p. 180.

5 Ibid., p. 119.

6 Ibid., p. 140-141.

7 Lucien Israël, « Fin de l’hystérie, fin d’une psychiatrie ? » Intervention à la réunion Association freudienne – Évolution psychiatrique, Paris, 23 novembre 1986. Dans : Boiter n’est pas pécher, p. 206.

8 Ibid., p. 214.

9 Lucien Israël, L’hystérique, le sexe et le médecin, Masson, 1976.

10 Psychanalyse et liberté. Hommage à Lucien Israël, Collectif, Actes des journées de l’IFRAS en juin 1997, à Nancy. Paru en mars 2000 aux éditions Arcanes.

11 Lucien Israël, « 2 janvier 1938 : La Spaltung », dans La jouissance de l’hystérique, Strasbourg, Arcanes, 1996 .

12 Ibid., p. 79.

13 Ibid.

14 Ibid., p. 78-79.

15 Ibid.

16 Ibid., p. 181.

Die Verpönung

Intervention d’Hervé Gisie dans le cadre de la 2e journée consacrée à l’œuvre de Lucien Israël « Les apports nouveaux de Lucien Israël dans les pratiques » qui a eu lieu le 22 mai 2019 à la Clinique Sainte Barbe à Strasbourg.

Introduction

J’ai fait le choix de vous parler de la Verpönung. Dérouler le concept de Verpönung en vingt minutes ressemble fort à une gageure. Je vais donc tenter de faire vite et aller à l’essentiel.

Au préalable, je voulais dire que je suis très heureux d’être aujourd’hui là parmi vous pour cette deuxième journée consacrée à Lucien Israël. Je ne l’ai pas connu personnellement, juste aperçu à deux reprises au local de la BRFL, peu avant sa mort. Ses textes m’ont cependant énormément éclairé, notamment lorsque je débutais dans ma pratique des expertises judiciaires, il y a une vingtaine d’années, surtout en ce qui concerne les perversions. Il est, en effet, toujours frappant de constater que les pervers qui ont commis des choses horribles, qui ont transgressé les lois, sont souvent d’un abord très « sympathique », bien insérés dans le social, ayant une vie de famille… Ce qui frappe, c’est un extraordinaire conformisme et l’image du « comme tout le monde ».

J’ai pourtant l’impression d’avoir connu un peu Lucien Israël car j’ai beaucoup échangé avec quelqu’un qui le connaissait très bien et qui lui était proche. Je veux parler de mon compagnon et ami, Pierre Jamet, hélas disparu il y a déjà une dizaine d’années. Je me souviens des moments où j’allais le voir dans sa ferme sur les hauteurs d’Orbey, juste à côté de chez moi. C’était bien souvent durant l’été et nous avions pour habitude de parler toute la journée au soleil. Je l’avais un jour interrogé au sujet de l’amour transnarcissique dont il était initialement prévu que Jean-Richard Freymann et Jean-Claude Depoutot parlent en introduction de cette journée. Pierre Jamet pensait que Lucien Israël en rajoutait sans doute un peu, que ses postions étaient trop tranchées, du moins elles manquaient de nuances. Pierre Jamet pensait que l’amour transnarcissique était une sorte d’utopie, dans le sens où ce n’est pas quelque chose d’atteignable une fois pour toute, à moins peut-être d’être mystique.

Lucien Israël partait de l’idée que la plupart des amours sont narcissiques alors que cela n’est pas évident du tout. Je vous rappelle à ce sujet que pour Freud, l’amour premier est l’amour par étayage. Le choix d’objet par étayage est différent du choix d’objet narcissique.

La caractéristique de cet amour transnarcissique serait justement la levée de la Verpönung dont je vais parler, et qui, disons-le, pose d’emblée des problèmes de traduction et des difficultés terminologiques, nous y reviendrons. Elle a été traduite par opprobre, honnissement, anathème (qui serait la forme ultime de la Verpönung). Mais aussi par dégoût, honte, voire pudeur (par glissement de sens) qui sont plutôt des effets ou des conséquences de la Verpönung.

Du côté du corps, cet amour transnarcissique transcenderait toutes les manifestations de dégoût. Mais là, nous devrions déjà distinguer différents dégoûts. Il y a toute une palette du dégoût. Jean-Richard Freymann en parlait dans un de ses ouvrages1 ; le dégoût oral n’est, par exemple, pas le même que le dégoût anal. Le dégoût oral aurait juste à voir avec la proximité des corps, alors que le dégoût anal, lui, a vraiment à voir avec la question excrémentielle, de la déjection, de la vomissure mais pas orale…

Il n’est pas non plus évident que cette levée du dégoût soit quelque chose de constant. Elle peut très bien être quelque chose de tout à fait ponctuel. Elle peut exister par moments, par exemple au moment où un couple est au bord de la rupture, ou alors dans certains moments de tendresse etc. Je rajouterais que cette levée du dégoût peut se faire si cet amour est quelque peu réciproque. Si au contraire, il n’est pas réciproque, on peut se dégoûter encore beaucoup plus soi-même…

S’il peut y avoir levée de la Verpönung, c’est que pour un temps, on peut se laisser pénétrer par les objets partiels de l’autre, en lâchant quelque chose de son image spéculaire, de son narcissisme. Jean-Richard Freymann l’a rappelé2, finalement, ce qui fait transnarcissique, c’est de pouvoir accepter subjectivement qu’on aime avant tout un signifiant. De ne pas être amoureux d’une image qui serait en conformité avec ses représentations internes. Le pas transnarcissique, ce serait au fond, le pas analytique, ce serait de savoir que lorsque l’on aime, on aime un signifiant. Ce que cet amour transnarcissique met en évidence, c’est le fait que l’amour peut parfois être une production métaphorique qui, à ce moment-là, produit une signification nouvelle, ce en quoi nous pouvons retrouver les positions de Lacan.

Et puis, il reste à dire qu’il n’y a pas d’amour transnarcissique « pur », il n’évacue pas pour autant complètement l’amour narcissique. Tous les versants de l’amour restent présents, il s’agit juste d’une question de degrés, et où l’on peut attendre des modifications dans l’ordre de ceux-ci et de leur investissement. En introduisant la Verpönung, Lucien Israël a ainsi été amené à parler d’amour mais aussi de perversion. C’est d’ailleurs par le biais de la perversion qu’il va l’introduire. Et il l’introduit d’emblée comme étant un mécanisme tout à fait distinct des trois autres mécanismes que sont la Verdrängung (le refoulement), la Verleugnung (le déni) et la Verwerfung (la forclusion).

À partir des repères freudiens, la création de ce « concept » se fera en 3 temps. Lucien Israël produira, en effet, 3 textes dans un laps de temps relativement court, c’est-à-dire un peu plus d’une année.

  • Le premier : Verpönung. Le 25 février 1974. Dans le séminaire, La jouissance de l’hystérique.
  • Le deuxième : La Verpönung. Le 10 février 1975. Dans le séminaire, « La perversion de Z à A », paru dans Le désir à l’œil.
  • Et le troisième : Die Verpönung – l’opprobre. Écrit entre le 30 mars et le 2 avril 1975. Paru de manière anonyme selon l’usage dans Scilicet 6/7 en 1976.

En parcourant chronologiquement ces 3 temps d’élaboration comme je vous propose de le faire, nous pouvons nous apercevoir que les choses ne sont pas aussi claires qu’il n’y paraÎt au premier abord. Notamment en ce qui concerne la notion d’objet verpönt. Tantôt il parle d’objet de la pulsion, tantôt d’objet désirable, mais encore d’objet a, ou d’objet transitionnel…

Ce qui est remarquable, c’est qu’il nous mène à la complexité de la notion d’objet où derrière ces interrogations sur l’objet, se trouve toute une gamme de mécanismes de l’objet par rapport au sujet.

Premier texte : Séminaire 1974 – La jouissance de l’hystérique – Verpönung (25 février 1974)

Lucien Israël débute sur la Verpönung à partir d’une interrogation sur le désir pervers. Le désir pervers qu’est-ce que c’est ? C’est un désir qui n’a pratiquement pas subi l’Entstellung, c’est-à-dire la déformation par les processus primaires (déplacement et condensation). C’est un désir qui apparaît tel quel dans la conscience et qui est mis en acte.

D’où la question qui va l’arrêter quelque temps : Comment se fait-il que l’immense majorité des objets désirables soit transformée, rendue méconnaissable par l’Entstellung ?

Il a fallu attendre qu’il trouve la référence freudienne pour asseoir son développement. Il l’a trouvée chez Freud dans une relecture du texte « Ein kind wird geschlagen – Un enfant est battu » où apparaît le terme « die verpönte », en désignant en cette occurrence une relation génitale honnie.

Il se peut, en effet, que ce qui peut être honni soit une relation génitale mais ce n’est pas ce qui tombe habituellement sous cette espèce de marque de dégoût de la mère. Cette marque de dégoût concerne essentiellement les objets anaux, stercoraux, les excréments. C’est là le versant le plus usuel où viennent se fixer les marques de dégoût. Ces objets sont marqués très précocement par les manifestations de dégoût de la mère ou d’un substitut maternel.

Or, ce qui va manquer dans les manifestations perverses c’est justement le dégoût. Ce qui n’a pas été marqué par ce dégoût, ne semblera ni choquant, ni dégoûtant, ni révoltant. D’où les effets : ce qu’on reprochera au pervers c’est justement son goût pour ce qui est dégoûtant ou choquant pour autrui (voir le film de Fernando Arrabal – J’irai comme un cheval fou où toutes sortes d’objets apparaissent : bave, urine, sperme, sang, excréments, cannibalisme…).

Ce que Lucien Israël tente de montrer c’est que le dégoût n’a rien de naturel mais naît d’une phrase ou d’un mot qui vient marquer un objet à un certain moment. Il en va exactement de même pour les goûts. Il n’y a pas de bon ou de mauvais goût en soi, ou de naturel. Il suffit de franchir n’importe quelle frontière pour découvrir que ce que mange le voisin est absolument infect ou dégoûtant (fourmis, mygales, larves, cafards…).

L’hypothèse qu’il établit c’est que les objets dégoûtants ont été verpönt, honnis, et non pas verdrängt, refoulés :

  • D’où une définition personnelle du refoulement : La verdrängung, le refoulement, concerne une parole qui n’a pas pu être dite. Le refoulement ne concerne pas ce qui a pu exister mais quelque chose qui n’a jamais été dit.
  • En revanche, la Verpönung, le honnissement, concerne des objets qui ont réellement fonctionné dans l’enfance.

Il apparaît ainsi une différence importante entre un désir « normal » et le désir pervers :

  • Le désir « normal » est celui qui ne sait pas ce qu’il cherche.
  • Le désir pervers, par contre, est celui qui sait ce qu’il cherche. Ce qu’il cherche, c’est l’objet non déformé, n’ayant pas subi l’Entstellung des processus primaires. Ou si l’on préfère la terminologie lacanienne, n’ayant subi ni la métaphore ni la métonymie, c’est-à-dire l’objet qui apparaîtrait tel quel, sans transformation, comme l’étron par exemple ou comme le lait, l’urine, l’écume ou le sperme.

Après avoir introduit la Verpönung via la question de la perversion, Lucien Israël aborde, dans un second temps, la question de l’amour.

Il énonce d’abord que l’amour passe toujours par le narcissisme. Pour lui, l’amour narcissique c’est la conjonction avec l’image narcissique, l’illusion de la conjonction avec cette image narcissique renvoyée le plus fidèlement par le miroir. Il rajoute encore ce détail capital, que cet amour narcissique qui vise à la fusion avec l’autre spéculaire est en fait un amour qui escamote la différence des sexes. L’amour narcissique est celui qui tente de nier la différence des sexes.

En revanche, l’amour transnarcissique, cet amour qui amène à perdre une partie de son narcissisme vient se constituer sur fond de ce que Freud appelait la survalorisation sexuelle, Sexualüberschätzung3. Grâce à cette survalorisation sexuelle, l’adoration des parties de l’objet aimé n’est pas le découpage fétichiste en objets partiels.

On n’aime pas quelqu’un pour tel ou tel de ses détails anatomiques, pour telle ou telle courbure, pour telle ou telle pilosité, telle ou telle musculature… Il y a dans cette survalorisation sexuelle, la possibilité d’unifier ces objets dans un tout, dans lequel chaque partie augmente justement l’attrait de l’ensemble.

Ce que Lucien Israël affirme, « c’est que justement l’amour (transnarcissique) se repère à ceci, qu’il lève la Verpönung et qu’il ne peut rien y avoir dans l’autre de l’amour qui soit rejetable, qui soit objet de dégoût». Et de préciser, « c’est là au niveau du corps de l’autre, au niveau de ces objets éventuellement verpönt, au niveau du goût et de l’odeur de l’autre que se repère la possibilité d’un amour qui ne serait pas narcissique. Ne pas être incommodé, choqué, dégoûté par les odeurs et les goûts intimes de l’autre, c’est là que se trace cet état de grâce qui vient lever la Verpönung, en tout cas repérer une conduite différentielle à l’égard de ces émissions. Cela peut marquer aussi les limites de l’amour ». Apparaît donc le fait que, d’un côté l’amour transnarcissique lève la Verpönung mais que, d’un autre côté, dans la perversion, il n’y a pas de Verpönung. La Verpönung manque dans les manifestations perverses. Il s’ensuit alors tout un questionnement autour de l’amour dans la perversion que je n’ai malheureusement pas le temps de traiter ici. J’en livrerai simplement la conclusion qu’il en donne à la fin de son texte et qui sera sa formule la plus condensée pour désigner le pervers : « C’est celui qui sait où il doit aimer, qui il doit aimer.»

Deuxième texte : Séminaire « La perversion de Z à A » paru dans Le désir à l’œil. La Verpönung (10 février 1975)

Qu’est-ce qui nous amène à trouver bon un goût ou une odeur ? C’est le fait, dit-il, qu’un jour l’odeur ou le goût en question ont été désignés dans un discours d’autrui.

Lucien Israël revient donc sur la Verpönung qu’il avait évoqué un an auparavant et sur quoi il a encore beaucoup à dire.

Je cite : « Je cherchais à ce moment-là quel était le substantif français que l’on pouvait utiliser pour traduire la Verpönung. Je ne sais pas par quel mécanisme de défense je ne l’ai pas trouvé. Il est évident que le terme qui correspond à la Verpönung, c’est la honte. »

Pour lui, ce n’est pas dans la biologie qu’on trouvera la cause des dégoûts mais c’est à rechercher dans le discours parental, ou dans les silences parentaux que nous pourrons trouver ces causes. Autre point, capital celui-ci, ça n’est pas parce que la mère aurait dit à l’enfant à propos d’un goût ou d’une odeur, « c’est mauvais, c’est sale, c’est caca », que l’odeur sera verpönt, va nous faire honte, il y faut encore cette dimension de la jouissance de la mère. Il faut que ça touche à la jouissance de la mère.

Ce que Lucien Israël met également à jour, c’est que chaque fois qu’il est possible de trouver l’origine d’un goût ou d’un dégoût, chaque fois que l’on arrive à mettre en évidence le moment où s’est créé un tel goût ou dégoût, on retrouve un souvenir-écran et la honte porte sur ce qui se cache derrière l’écran. Et ce qui se cache a toujours à faire avec des pulsions, surtout des pulsions sadiques orales.

Troisième texte : Scilicet 6/7 paru en 1976 Die Verpönung – l’opprobre (écrit entre le 30 mars et le 2 avril 1975)

L’objectif que Lucien Israël énonce au début de ce texte est d’introduire dans les traductions françaises de Freud le concept de Verpönung, d’en montrer l’usage chez Freud, les conséquences sur ceux qui en sont les victimes et enfin les effets chez ceux qui en usent. Il débute par préciser l’étymologie et l’usage du terme chez Freud, sur quoi je dois malheureusement passer par manque de temps. Ensuite, à l’aide de plusieurs exemples cliniques, Lucien Israël établit que ce qui est frappé de Verpönung est une pulsion partielle ayant de fâcheuses accointances avec la pulsion de mort. Il rappelle à ce propos le flirt entre la pulsion orale et la pulsion de mort qui est illustrée dans le film de Marco Ferreri, La grande bouffe. L’intérêt des exemples qu’il donne consiste à saisir sur le vif, à surprendre en flagrant délit une pulsion partielle, qui s’applique donc à des zones diverses du corps. Tout objet des pulsions peut être frappé par la Verpönung, ou marqué par elle.

Qui profère la Verpönung ? Et pourquoi ?

C’est la mère ou un substitut maternel qui profère la Verpönung. La pénalisation parVerpönung est en quelque sorte une mainmise de la mère sur un objet. Ce qui s’impose, c’estque cette mère qui « fait honte », ne sait pas pourquoi elle le fait. Sa demande n’est pas consciente.

Pourquoi honnir ?

Nous avons vu que tous les objets peuvent tomber sous le coup de la Verpönung.

La sanction qui frappe l’objet réprouvé n’est rien d’autre que l’anathème qui serait, selon Lucien Israël, la forme ultime de la Verpönung. Mais que protège-t-on par l’anathème ? L’anathème protège quelque chose émanant de l’extérieur du sujet, qui serait précisément la demande inconsciente de la mère. L’objet rejeté n’est pas perdu pour cette mère. Il lui est au contraire réservé.

Interdire un objet permet de conserver la conviction qu’on peut l’interdire, autrement dit qu’on a des droits sur cet objet, en avoir la jouissance. Du coup, l’anathème constitue ainsi celui ou celle qui le prononce en propriétaire des objets a.

Pour finir, et là il faut s’accrocher un peu pour suivre Lucien Israël jusqu’au bout. En rejetant hors du sujet, une partie essentielle de ce qui le constitue, cette partie qui est le Réel clivé par la parole se confond avec les objets extérieurs, les objets que l’on peut s’approprier. À partir de là, la propriété imaginaire de ces objets, de ce Réel, devient un équivalent d’être, une garantie d’être.

La Verpönung, en conclusion, devient le moyen de satisfaire à la demande d’être – pour celui qui la profère –, en confondant l’être et le Réel.

1 J.-R. Freymann, Éloge de la perte, Toulouse, Arcanes-érès, 2006, p. 43.

2 J.-R. Freymann, L’Amer amour, Toulouse, Arcanes-érès, 2002, pp. 44-47.

3 S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1985.

Suivez-nous sur les réseaux sociaux